Souvenirs d’une station dans les mers de l’Indo-Chine
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 5-47).
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SOUVENIRS D'UNE STATION


DANS


LES MERS DE LINDO-CHINE.




LE ROI GEORGE, L'EMPEREUR Y-SHING ET LA REINE POMARE.[1]




I

Du moment que la colonie de Macao n’avait plus à redouter les attaques des troupes du Céleste Empire, notre présence sur les côtes méridionales de la Chine cessait d’être indispensable. Sur la foi de promesses avidement accueillies, nous avions pendant quelque temps nourri l’espoir que les premiers jours de l’année 1850 verraient la Bayonnaise tourner sa proue du côté de l’Europe ; mais cette espérance n’avait été qu’un mirage trompeur. Les dernières nouvelles que nous avait apportées le paquebot du mois de décembre 1849 nous rendaient toutes nos incertitudes, et la France n’avait jamais été plus loin de nous. Il fallait cependant quitter Macao : c’était le seul moyen de tromper notre impatience et de mettre à profit pour notre instruction des délais dont nous avions hâte de voir le terme. L’heureux accord qui n’avait cessé de régner depuis trois ans entre la légation de France et la station navale, que composait à elle seule la Bayonnaise, avait assuré l’indépendance de nos mouvemens. Chargés d’éclairer la justice sur les circonstances d’un drame maritime qui s’est dénoué plus tard devant la cour d’assises de Nantes et dont je me reprocherais de remuer la poussière, nous formâmes le projet de nous porter jusqu’à l’extrémité orientale du groupe des des Carolines.

Le 3 janvier 1850, après une courte apparition au mouillage de Wampoa, apparition destinée à rappeler au vice-roi notre présence dans les mers de Chine, nous partîmes pour Manille, où nous nous arrêtâmes une quinzaine de jours. Notre nouvelle campagne excédait un peu les limites de notre station, et il était important de passer pour ainsi dire en revue les divers intérêts confiés à notre surveillance avant d’entreprendre un voyage dont nous avions pu apprécier les difficultés et les lenteurs, lorsqu’un mois de mai 1848 nous nous étions rendus aux îles Mariannes. Cette l’ois d’ailleurs il s’agissait d’aller plus loin encore et d’atteindre l’île Oualan, située à près de onze cents lieues du port de Macao.

Le 28 janvier nous réprîmes la mer. Nous avions longtemps à l’avance étudié la route que nous devions suivre et calculé avec le plus grand soin le tracé qui pouvait nous offrir les chances les plus favorables. Dans une autre saison, nous eussions essayé, de franchir le canal des Bashis et nous eussions été chercher sur les côtes du Japon les vents variables qui nous auraient rapidement poussés vers l’est ; mais au commencement de l’hiver, la navigation sous l’équateur nous parut devoir obtenir la préférence. Nous pénétrantes donc une troisième fois dans le détroit de San-Bernardino, et nous nous dirigeâmes par la mer de Mindoro sur l’établissement espagnol de Samboangan, devant lequel nous mouillâmes le 3 février. De ce point, la route nous était ouverte vers l’Océan Pacifique. Le 8 février, nous avions laissé derrière nous la mer des Moluques, et nous n’avions plus que sept cents lieues à faire pour arriver au terme de notre voyage.

Jusqu’à la hauteur des îles Pellew, nous avançâmes assez rapidement : la brise soufflait souvent du nord, d’autres fois de lourds orages nous amenaient quelques heures de vents d’ouest ; mais le méridien des îles Pellew était à peine dépassé, qu’il fallut de nouveau lutter contre des vents d’est obstinés, de pesantes rafales et des grains si violens, qu’ils nous obligeaient à carguer presque toutes nos voiles. De toutes nos traversées, celle-ci fut sans contredit la plus ennuyeuse et la plus pénible. Le métier de marin a ses plaisirs et ses émotions ; il a malheureusement aussi ses longs jours de monotonie. Quand on se traîne lourdement sur une mer assoupie, quand un ciel orageux pèse de toutes parts sur l’océan, qu’on voit se succéder, sans qu’on puisse lutter contre l’inertie des flots, des heures chaudes et nauséabondes, on se prend malgré soi à envier le sort des prisonniers dont les yeux ne s’arrêtent pas du moins sur la morne étendue des mers. De toutes les existences enfermées, la plus triste semble alors celle de l’officier de marine. Le navire qu’on aimait n’est plus que le pire de tous les cloîtres. On regrette amèrement de voir s’écouler dans une pareille torpeur le sable stérile de sa vie. Après trois années de campagne, ces momens difficiles soumettent à de rudes épreuves les plus heureux caractères. Ces physionomies sur lesquelles le regard s’arrête périodiquement à la même heure, ces voix dont le timbre ne varie jamais, ces saillies émoussées qui n’ont plus rien d’imprévu, harassent l’esprit et lui causent de secrètes nausées. Par désœuvrement on se recherche, et l’on gémit après s’être rencontré : c’est une sorte de scorbut moral dont les organisations les plus riches sont les premières à souffrir ; mais dès que les noires vapeurs du ciel se dissipent, dès qu’une brise favorable fait frémir les voiles, l’horizon de la mer et l’horizon de l’âme semblent à la fois s’embellir. On accourt l’un vers l’autre comme des oiseaux joyeux sortant de dessous la feuillée : on se sourit, on s’aime, et un rapprochement universel salue la première apparition de la terre.

Le 21 mars, cinquante-deux jours après notre départ de Manille, nous aperçûmes l’île Oualan. Produit d’une éruption basaltique, cette île élève ses pitons aigus jusqu’à 650 mètres au-dessus du niveau de la mer. Elle est, comme l’île Pounipet[2], dont cent lieues environ la séparent, un des sommets culminans de cette vaste cordillère sous-marine qui, du 5e au 8e degré de latitude nord, sur un espace compris entre le 135e et le 160e degré de longitude orientale, a servi de base aux travaux des zoophytes et donné naissance à de longs récifs, aujourd’hui habités, que couronnent quelques arbres et qu’envahissent parfois les eaux soulevées par les ouragans. L’île Oualan s’aperçoit de plus de 50 milles. Placée sur le passage des navires qui se rendent de la Nouvelle-Hollande en Chine, elle ne pouvait échapper longtemps aux regards des navigateurs. Elle fut signalée pour la première fois en 1804 par le capitaine américain Crozer, qui lui donna le nom d’île Strong, sous lequel elle est encore désignée par la plupart des marins étrangers. Il paraît toutefois qu’aucun Européen n’y avait débarqué avant les officiers de la corvette la Coquille. Poursuivant l’exploration des divers archipels de l’Océanie, le commandant de cette corvette, M. Duperrey, reconnut le 5 juin 1824, au milieu des récifs qui s’étendent à un mille au large de la pointe nord-ouest, un havre parfaitement abrité. M. Duperrey y jeta l’ancre et donna au port qu’il venait de découvrir le nom de havre de la Coquille. Deux officiers de la corvette, MM. Lottin et Bérard, chargés de lever le plan de l’île, rencontrèrent sur la côte opposée un nouveau port défendu des vents du large par la petite île Lélé, sur laquelle la plupart des chefs d’Oualan avaient fixé leur résidence. Ce port reçut le nom de havre Chabrol. Le récif qui entoure l’île présentait deux autres coupures qui donnèrent accès au port Lottin et au port Bérard. Sur tout autre point, le débarquement fut jugé impossible.

De ces quatre mouillages, le havre de la Coquille et le havre Chabrol offrent seuls une sécurité complète ; mais il est difficile d’entrer dans le premier, dont la passe se dirige vers l’ouest à travers de nombreux écueils ; il est plus difficile encore de sortir du second, dont l’ouverture est directement exposée à tous les vents.

Les renseignemens que je devais me procurer ne pouvaient s’obtenir que dans le port Chabrol ; il fallait y aller jeter l’ancre, dussions-nous y demeurer bloqués pendant plusieurs jours. J’envoyai un canot dans le milieu de la passe, brèche étroite autour de laquelle jaillissaient de hautes gerbes d’écume, et je donnai vent arrière entre deux chaînes de brisans à fleur d’eau. Le mouvement de surprise et d’admiration se fit entendre à bord de la corvette, quand, portés sur une dernière lame, nous eûmes doublé l’extrémité du récif. Java ni les Moluques n’ont rien qu’on puisse comparer à la majestueuse beauté du bassin qui s’ouvrait devant nous : un demi-cercle de montagnes encadrait dans un rideau de sombre verdure une baie calme et profonde. Reliée par un immense banc de madrépores à ce qu’on peut appeler la terre ferme, la petite île Lélé, dont nous rasions la côte, achevait gaiement vers le nord le contour de cette baie ; elle agitait au-dessus des eaux bleues le clair feuillage de ses palmiers et les touffes jaunes de ses pandanus. Des blocs de coraux et des prismes de basalte lui faisaient un rivage inaccessible aux flots de la mer. À l’abri de cette ceinture, qu’on eût prise pour l’œuvre des Pélasges ou des Cyclopes, s’épanouissaient, comme autant de fleurs dont un jonc flexible aurait rassemblé les tiges, mille bosquets dont les branches s’inclinaient jusqu’à terre. La brise qui faisait blanchir la crête des vagues en dehors de la baie ne pouvait traverser l’épaisseur de ces frais berceaux. Nos voiles étaient retombées le long des mâts, et nous glissions vers le fond de la rade, comptant sur un reste de vitesse pour atteindre aisément le mouillage. Quelques cases bientôt se montrèrent à travers les arbres ; nous nous écartâmes doucement de la rive, et la Bayonnaise laissa tomber l’ancre à moins de cinquante brasses du village de Lélé.

Depuis le passage de M. Duperrey, en 1824, et du capitaine Lutke, de la marine russe, en 1827, aucun navire de guerre n’avait, je crois, visité l’île Oualan : aucun du moins n’avait mouillé dans le havre Chabrol ; mais les navires qui poursuivent le cachalot au milieu des archipels situés sous l’équateur ne tardèrent point à fréquenter les ports découverts par M. Duperrey. Ils y trouvèrent du bois et de l’eau, les seules choses dont les baleiniers, toujours abondamment pourvus de vivres, aient souvent besoin de s’approvisionner ; ils y trouvèrent surtout, ce qui n’est point un médiocre avantage pour des bâtimens de commerce, une population douce et inoffensive. M. Duperrey n’avait vu entre les mains de ces insulaires aucune espèce d’armes. Séparés par une vaste étendue de mer des autres îles, dont ils ignoraient même l’existence, les habitans d’Oualan n’avaient jamais eu d’invasion étrangère à repousser : leurs pirogues ne s’éloignaient point des récifs. S’ils se livraient quelquefois à la pêche, c’était sans courir de dangers et sans déployer d’audace : aucun besoin réel ne les sollicitait à des courses aventureuses. Les arbres à pain et les cocotiers qui abondent dans l’île suffisaient amplement à leur nourriture ; les indigènes pouvaient y ajouter, à l’aide d’une culture peu laborieuse, l’igname, le taro, la banane et la canne à sucre.

Le régime social de cette population, composée de deux ou trois mille âmes, ne différait guère de celui que Cook et Lapérouse avaient observé dans les autres îles de l’Océanie. Un souverain, quelques chefs et une classe inférieure vouée aux travaux et à l’obéissance, telle est l’organisation qui se retrouve dans tous les groupes de la Polynésie. Retranché sur la petite île Lélé, où il vivait au milieu d’une aristocratie docile, le vieux souverain qu’y avaient visité les officiers de la Coquille exerçait une autorité tyrannique sur les habitans et les chefs d’Oualan. Une scission eut lieu entre les deux parties du royaume : les Kanaks d’Oualan[3] envahirent l’île Lélé, et un de leurs chefs, le Pépin d’Héristal de cette révolution, fut investi du pouvoir suprême à la place du vieux souverain, que les vainqueurs reléguèrent dans les montagnes. Au moment où la Bayonnaise mouillait dans le havre Chabrol, ce soldat heureux occupait encore le trône sous le sobriquet de king George, que lui avaient imposé les baleiniers de Sydney. La vue d’un navire n’avait rien de nouveau pour les sujets du roi George ; cependant, avec sa vaste carène, la Bayonnaise était faite pour frapper leur imagination. Aussi, quand le nuage de voiles que portait sa mâture eut disparu comme par enchantement, quand son ancre eut touché le fond, et que subitement immobile elle s’arrêta en face de l’île Lélé, les Kanaks d’Oualan eurent un instant l’idée de fuir dans leurs forêts ; mais rien dans nos manœuvres ne vint confirmer leurs craintes. La Bayonnaise se balançait nonchalamment sur ses ancres, semblable à un énorme lion endormi au soleil :

Like a huge lion in the son asleep.

Les Kanaks ne tardèrent pas à se rassurer. Avant que le soleil eût disparu derrière les hautes montagnes de la baie, l’état-major de la corvette se présentait désarmé au milieu des Polynésiens accroupis sur la rive, et, suivant la gracieuse image du poète, le nouveau monde tendait avec confiance sa main brune à la vieille Europe :

The new world stretch’d its dusk hand to the old.

Le roi George était absent au moment de notre arrivée. Deux baleiniers américains, mouillés dans le havre de la Coquille, avaient attiré le souverain d’Oualan vers cette partie de ses domaines. Un messager courut l’avertir qu’un bâtiment de guerre, plus puissant à lui seul que toute une flotte de baleiniers, était mouillé sous les murs de sa capitale. Le lendemain, le roi George était de retour à Lélé. Nous lui fîmes savoir que nous le verrions avec plaisir à bord de la corvette. Notre invitation ne pouvait manquer de tenter sa curiosité ; mais le prudent monarque hésitait à livrer sa royale personne aux périls qu’une méfiance peu flatteuse pour nous lui faisait appréhender. Il n’osa cependant s’exposer à blesser notre susceptibilité par un refus, et fit ses préparatifs de départ avec la gravité d’un Curtius prêt à se jeter dans le gouffre. Avant de le laisser sortir de son palais, la reine des îles d’Oualan voulut du moins ne négliger aucune des précautions que lui suggérait sa tendresse. Une matrone habile à conjurer les mauvais sorts fut appelée prés du roi, promena lentement sa main décharnée sur son cou et sur ses épaules, en murmurant des mots mystérieux, et sa majesté, à demi tranquillisée par la vertu de cette incantation magique, se dirigea d’un pas plus ferme vers le canot qui l’attendait.

Le roi George nous trouva tous réunis sur le pont de la corvette pour le recevoir. On se figurerait difficilement l’émotion et l’étonnement de ce chef de sauvages à la vue de l’appareil militaire dont nous lui avions ménagé la surprise. Il porta un de ses doigts à sa bouche, comme un homme impuissant à traduire son extase, puis un long et sourd murmure, lentement modulé, exprima seul pendant quelques minutes la variété de ses sensations. Un pareil navire était si différent de tous les bâtimens qu’il avait vus jusqu’alors ! Quand il descendit dans la batterie, son admiration sembla redoubler. Cette longue rangée de canons, ces énormes projectiles rassemblés autour des pièces, ces sabres, ces fusils, ces haches d’abordage rangés le long des cloisons ou suspendus aux massifs barreaux de chêne, lui donnaient une idée formidable de notre puissance. La parole cependant lui était revenue. Grâce à ses relations fréquentes avec les baleiniers, le roi George pouvait s’exprimer en anglais aussi couramment qu’un marchand de China-Street. Il posa donc sa main d’un air pénétré sur mon épaule, et les premiers mots qui sortirent de sa bouche furent, je crois, une flatterie plutôt qu’une naïveté. Les sauvages ne sont pas, sur ce point, aussi sauvages qu’on le pense, et le roi George jugeait probablement qu’en fait d’éloges il ne faut jamais craindre de tomber dans l’exagération. « Commodore, me dit-il, you are like god ! » Puis il ajouta aussitôt, en baissant sa main jusqu’à terre et poussant un long éclat de rire : « Voici les baleiniers, — et vous voilà, vous autres, » fit-il en se redressant de toute sa hauteur. Si le pont de la batterie n’eût arrêté son bras, le roi George nous eût donné cent coudées.

Ce monarque polynésien avait fait quelques frais de toilette pour venir à bord de la Bayonnaise. Au maro qui ceignait ses reins il avait ajouté une chemise de coton à raies bleues, qui couvrait ses larges épaules sans rien cacher de ses formes herculéennes. Sa haute stature, ses muscles fortement accusés, indiquaient une vigueur que l’âge n’avait point encore affaiblie. Le roi George pouvait avoir alors de quarante-cinq à cinquante ans. Sa figure, d’une laideur intelligente, portait surtout l’empreinte d’une douceur craintive. Avec un peu plus de fierté et d’énergie dans les traits, il m’eût rappelé le type consacré de Chingachgook. Il était aisé cependant de découvrir dans les plis sensuels de ses lèvres, dans l’éclair, prompt à s’allumer, de ses noires prunelles, toutes les passions brutales du sauvage. L’eau de feu eût pu faire un tigre de cet agneau. Le roi George ne tarda pas à passer de la surprise à la familiarité, et me demanda pour première faveur une bouteille de brandy. Je la lui donnai, mais j’accompagnai ce présent d’un long sermon sur les funestes effets des boissons spiritueuses. Le roi George parut m’écouter avec componction. « Vous avez raison, me dit-il quand j’eus achevé ma harangue, brandy very bad for the chiefs ! (l’eau-de-vie ne vaut rien pour les chefs) ; — je boirai la bouteille tout seul. » J’eus lieu de craindre le lendemain, en voyant sa face hébétée, que le malheureux souverain ne m’eut tenu parole.

Le rhum et le tabac sont les seuls articles recherchés sur le marché polynésien. Nous avions heureusement d’autres moyens d’exercer notre libéralité envers notre hôte. Chacun de nous s’empressa de lui apporter son présent, et bientôt le roi George se vit pourvu d’une garde-robe complète. Naïf comme un des géans de Pulci ou de l’Arioste, le sauvage se laissait habiller. Il endossait sans mot dire une longue veste rayée, qui emprisonnait son buste comme une camisole de force ; un col de satin qui serrait son cou comme un carcan. À chaque pièce nouvelle que notre fantaisie ajoutait à son ajustement, il se tournait vers le miroir en face duquel on l’avait posé, et se regardait avec complaisance. Un gilet à ramages et un large pantalon d’indienne complétèrent sa parure, mais il fut impossible de trouver chaussure à son pied. Le roi George était arrivé à bord de la corvette presque aussi peu vêtu que le lis dont parle l’Écriture ; il crut rentrer dans ses états plus magnifiquement paré que Salomon dans toute sa gloire. Ses sujets, il faut le dire, partagèrent son illusion. Quand, débarqué sur la plage, il se dirigea d’un pas lent et majestueux vers son palais, il n’y eut sur son passage qu’un long hurlement d’enthousiasme. La reine, accourue à sa rencontre, demeurait ébahie, et, un doigt dans la bouche, levait les yeux au ciel ; les enfans seuls se rejetaient en criant dans le sein de leur mère : le tricorne d’un de nos aspirans, balancé sur le chef du roi George, avait effrayé ces timides Astyanax.

Quand le souverain d’Oualan, fatigué de tant d’émotions, se fut laissé tomber sur la natte qui couvrait le sol fangeux de son palais, la reine, incapable de comprimer plus longtemps sa curiosité, l’accabla de questions. Qu’avait-il vu ? que lui avait-on dit ? quel motif amenait sur les côtes de leur île ces puissans étrangers ? Vaine importunité : le roi George avait encore une fois perdu la parole. Il continuait à moduler son éternel murmure, semblable au bruit lointain des brisans sur la grève. Il avait vu ce que la langue polynésienne ne pouvait probablement décrire, et savourait intérieurement ses souvenirs. C’était mettre à forte épreuve la patience de sa royale compagne ; mais la douceur des femmes polynésiennes ne se dément jamais. La reine s’assit donc silencieusement en face de son époux et le contempla dans le muet ravissement d’une épouse soumise. Après un quart d’heure d’attente, son seigneur et maître parut revenir du royaume des esprits. Il raconta d’une voix lente et basse les merveilles qu’avaient contemplées ses yeux. — Le pont était couvert d’hommes ; il était descendu, il y avait des hommes encore. Le village de Lélé eût tenu tout entier dans ce bâtiment. Chaque chef avait sa maison, et en un seul jour on avait déployé devant lui plus de richesses que les baleiniers ne lui en avaient montré depuis sa naissance !

On devine l’effet que ces descriptions emphatiques devaient produire sur l’imagination de la reine. Il fallut que son époux consentît à la conduire le lendemain à bord de la corvette. Elle y vint accompagnée des femmes des principaux chefs. Vêtues, comme le roi l’était la veille, d’une chemise rayée qui ne voilait qu’à demi les bleus dessins de leur tatouage, les jambes entièrement nues, et ayant pour la plupart une pipe de terre bien noire passée dans le lobe inférieur de leur oreille gauche, ces dames portaient encore, comme aux jours où les virent les officiers de la Coquille, l’étroit maro tissé des fibres ligneuses du bananier et délicatement nuancé de couleurs indigènes. Elles étaient toutes d’une taille presque lilliputienne. La reine, déjà, sur le retour, avait un certain air de fée Urgande et rappelait avec sa petite figure ridée ces bonnes vieilles qu’un chevalier compatissant prenait jadis en croupe, et qui, d’un coup de baguette transformant au milieu de la nuit la chaumière en palais, se changeaient elles-mêmes en nymphes éblouissantes. Il y avait en vérité une distinction singulière dans la physionomie douce et étonnée, dans la voix surtout, mélodieuse et plaintive, de cette étrange créature. C’était une fleur complètement fanée, mais qui avait eu sans doute autrefois son parfum. Sans cette affreuse pipe suspendue à son oreille, je l’aurais volontiers comparée à ces roses qu’un savant a pressées dans son herbier, ou qu’un amant oublieux a laissé se flétrir dans son portefeuille. Malheureusement cette petite reine était horriblement cagneuse. Cette difformité semblait d’ailleurs commune à la plupart des dames de la cour. Les femmes d’Oualan qui sont nées dans une condition plus humble ne présentent pas un pareil vice de conformation ; mais les grandes dames, les princesses, toute la journée accroupies sur leurs nattes, les deux cuisses repliées à la fois sous elles, peuvent à peine, quand elles veulent marcher, se soutenir sur leurs jambes amaigries. On éprouvait une sensation pénible à voir ces pauvres femmes s’avancer en trébuchant sur le pont. J’aurais encore préféré les petits pieds des dames chinoises.

En jetant les yeux sur les princesses qui accompagnaient la reine, on s’étonnait de trouver mêlées au type polynésien des physionomies presque européennes. La figure de ces femmes offrait, chose bizarre, avec des contours plus réguliers qu’on n’en rencontre d’habitude dans l’Océanie, je ne sais quelle délicatesse maladive qui annonçait un précoce étiolement. C’était la pâleur du nénuphar, la clarté défaillante d’une lampe qui s’éteint, l’apparence morbide d’une race qui s’en va. Le roi George m’avait fait de tristes confidences sur l’état sanitaire de son île, et la vue d’un village de lépreux que nous avions visité la veille n’avait que trop confirmé ces affreux renseignemens. Heureux les insulaires dont un récif mugissant défend les rivages ! La civilisation du moins ne leur apportera pas ces affreux stigmates dont elle a marqué la population d’Oualan.

Les sensations de la reine ne furent pas moins vives que celles de son époux. Il n’y eut pas un coin de la corvette qui pût échapper à ses investigations. Elle s’en allait de droite et de gauche, furetant partout, trottinant comme une souris blanche, et tout émerveillée à son tour du spectacle qui avait si profondément impressionné la forte tête du roi George. Ses compagnes la suivaient, hurlant de surprise à chaque pas, et n’interrompant leur murmure admiratif que pour pousser parfois un joyeux éclat de rire. La reine ne cherchait point à dissimuler son ravissement. Elle semblait douée d’ailleurs de l’humeur la plus sociable, et son gai babil faisait plaisir à entendre : « J’aime les baleiniers, disait-elle ; ils m’apportent toujours quelque petit cadeau, me font des complimens, m’appellent good belly queen. Ils donnent au roi George de l’huile de baleine, du rhum et du tabac. Quand nous passons plusieurs mois sans voir de navires, le peuple et le roi ne sont pas contens. » J’offris une modeste collation au couple royal. Les princesses se tinrent accroupies à la porte de la chambre, et la reine, en riant, leur jeta les miettes du festin ; mais tout à coup le front du roi parut se rembrunir, et la reine écarta vivement sa chaise de la table. Mon domestique apportait en ce moment une anguille monstrueuse qu’un de nos canotiers, se promenant sur la plage, avait tuée le matin d’un coup de bâton. « Qu’avez-vous ? » demandai-je au roi George. Il me montra du doigt le poisson que mon domestique venait de déposer devant moi. J’eus alors comme un vague pressentiment de quelque superstition polynésienne. Je m’excusai de mon mieux, et je fis comprendre au roi que si nous avions assommé une des divinités de l’île, c’était par ignorance et sans mauvaise intention. Le roi, à ce discours, haussa les épaules comme un esprit fort qu’on offense. « Il ne faut pas manger de ce poisson, dit-il, parce qu’il donne la lèpre. » La reine fut plus franche ; elle avoua qu’il n’en fallait pas manger parce qu’il était tabou. D’où venait cette interdiction, qui prend toujours, on le sait, dans les îles de l’Océanie, un caractère religieux, et dont la violation est infailliblement punie de mort ? J’eus quelque peine à obtenir l’explication que je demandais. Je crus enfin comprendre qu’après un ouragan qui avait dévasté l’île, brisé les arbres à pain et ruiné les plantations de taro, les habitans n’avaient vécu, pendant près d’une année, que des murènes qu’ils allaient poursuivre au moment de la basse mer dans les anfractuosités des bancs de madrépores. C’était pour se ménager cette précieuse ressource que depuis cette époque on avait mis les anguilles de mer sous la protection de la superstition publique.

Le soleil allait disparaître quand le roi George se décida enfin à quitter la corvette. Depuis plus d’une heure, il avait trouvé une distraction qui semblait être tout à fait de son goût. Une aiguille et une paumelle de voilier à la main, il s’occupait gravement à coudre une voile que nos ouvriers réparaient dans la batterie. Je lui promis d’aller lui rendre sa visite, et le soir même, à l’heure où le peuple d’Oualan, assis sur ses talons, dévore gloutonnement la popoïe[4], je débarquai à l’entrée du village. Le premier insulaire que je rencontrai s’empressa de me conduire chez le roi. Une porte très basse me contraignit à me courber jusqu’à terre pour pénétrer dans une vaste cour qu’entourait une palissade de roseaux. J’avais déjà remarqué qu’aucun des habitans de l’île, fût-il au rang des chefs, n’osait, se tenir debout devant le souverain d’Oualan. Les Kanaks que ce roi aux allures débonnaires appelait familièrement près de lui ne l’approchaient jamais qu’en rampant. Une aussi rigoureuse étiquette m’avait paru dépasser un peu les bornes de l’humilité orientale, mais comme la plupart des coutumes qui, au premier abord, étonnent ou scandalisent le voyageur, la posture des sujets du roi George avait son origine dans les nécessités d’une civilisation encore incomplète. Cette origine mystérieuse, le guichet de la case royale me la révélait. Les despotes polynésiens n’avaient dû pratiquer dans l’enceinte de leur demeure d’aussi étroites ouvertures, assujettir leurs sujets à d’aussi gênantes attitudes, que pour se tenir mieux en garde contre les assauts imprévus de la trahison. Ils ne voulaient pas qu’un ennemi pût venir à eux la tête haute et le bras prêt à frapper. N’ayant à redouter d’autre arme que le casse-tête, ils croyaient n’avoir rien à craindre de l’homme qui se tenait humblement courbé en leur présence. Celui qui se redressait devant la majesté royale, qui osait se placer au niveau ou même au-dessus de son souverain, devenant dangereux, était réputé criminel.

Une natte grossière couvrait le sol de la cour dans laquelle je venais de m’introduire. En face de l’entrée s’élevait la case du roi George. À voir cet édifice de style ogival, uniquement composé de roseaux et de brins d’herbe tressés, on eût dit une énorme ruche destinée à loger des abeilles. Ce palais rustique était cependant un chef-d’œuvre d’industrie et de patience. De toutes les cabanes d’Indiens, c’était sans contredit la plus élégante et la plus ingénieuse que j’eusse encore vue. Quant à l’ameublement, il était, je dois le dire, d’une extrême simplicité. Deux bancs de bois, une natte assez fine, un coffre sur lequel était posée une lampe remplit d’huile de baleine, voilà les seuls objets qui paraient la nudité de la royale demeure. La soirée était magnifique ; la lune montait lentement dans le ciel. Le roi George et la reine s’accroupirent sur un coin de leur natte ; je m’assis auprès d’eux, nous allumâmes nos cigares, et la conversation alla son train. L’anglais du roi George n’était pas malheureusement toujours intelligible ; celui de la reine était un gazouillis difficile à déchiffrer. J’aurais donc quitté l’île Oualan très imparfaitement édifié sur les points que je m’efforçais d’éclaircir, si le roi n’eût eu l’excellente pensée de faire appeler deux linguistes attachés à sa cour, qui non-seulement nous servirent d’interprètes, mais prirent aussi bientôt une part active à la conversation.

Le roi George, — le moment est venu de lui rendre cet hommage, — pratiquait l’hospitalité comme un Médicis. Sa cour était ouverte à tous les étrangers que la fortune amenait dans son île. Il arrivait souvent qu’un bâtiment de Sydney ou des États-Unis, privé d’une partie de son équipage par la désertion, avait recueilli des renforts sur divers points de l’Océanie. Sa pêche terminée, ce navire ingrat jetait sur la première île venue les Indiens dont les services lui étaient devenus inutiles. Le roi George accueillait avec empressement ces épaves, et, grâce aux revenus considérables de sa liste civile, ses hôtes, si nombreux qu’ils fussent, n’avaient jamais à craindre de manquer de popoïe. Les insulaires débarqués à Oualan étaient des gens qui avaient vu le monde. Leur expérience venait souvent en aide aux notions un peu confuses que le roi George avait acquises sur tout ce qui dépassait la limite de ses états. Le méfiant despote voyait d’ailleurs en eux le moyen d’éloigner des affaires quelques chefs trop remuans, dans lesquels il avait découvert depuis peu de secrets compétiteurs. Aussi avait-il transféré la plupart des grands offices de la couronne entre leurs mains. Un Indien de Rotoumah, à la peau noire et aux cheveux crépus, était devenu le capitaine de port du havre Chabrol ; entraîné dans sa carrière aventureuse jusque sur les côtes d’Amérique, Tom avait servi dans la cavalerie péruvienne ; il parlait à la fois l’espagnol et l’anglais. Un autre étranger venait des îles Sandwich. Un troisième, Antonio, était né dans les îles Tonga. Un navire américain l’avait abandonné, après un voyage infructueux, sur l’île Pleasant. Cette île, entourée d’un récif presque infranchissable, se trouve jetée au milieu de l’Océan Pacifique comme un écueil. Peu de navires osent s’en approcher. Un convict anglais, le grand Bill, y régnait par le droit de la force et de la violence. Après avoir empoisonné un déserteur français, longtemps son rival et son seul frein, il était parvenu à exercer une autorité absolue sur les naturels. Antonio saisit la première occasion qui s’offrit à lui d’échapper à ce despotisme farouche ; il paya son passage sur un baleinier du prix de cinq cochons et fut déposé à Oualan. Ce malheureux, ainsi ballotté d’île en île, s’exprimait en anglais avec une merveilleuse facilité ; je lui dois la majeure partie des renseignemens que j’ai pu recueillir dans mes conférences avec le roi George.

Le pouvoir n’est pas nécessairement héréditaire dans l’île Oualan. À la mort du souverain, tous les chefs se rassemblent dans la maison commune, celle où sont suspendues les grandes pirogues ; ils n’en peuvent sortir qu’après avoir élu le nouveau roi. Les deux candidats à la succession du roi George étaient, en 1850, son frère Canker et son fils aîné, César ; mais nous ne pûmes obtenir du monarque le plus circonspect de la Polynésie qu’il avouât de quel côté penchaient ses préférences personnelles.

Les attributions de la royauté ne se composent pas, dans ce chétif empire, de vaines prérogatives. Au roi seul appartient le sol d’Oualan et de Lélé. C’est à lui qu’appartient également le monopole du commerce. Dès qu’un baleinier se présente, que ce soit dans l’est ou dans l’ouest de l’île, le roi George est toujours le premier à monter à bord. Il offre des fruits, du taro, des ignames ; il demande en échange du tabac et du rhum. Pour le rhum surtout, il se fait invariablement la part du lion. Ses sujets cependant, émus de ses largesses, le proclament un excellent roi, un habile politique, en un mot, suivant l’expression de la reine, un homme qui a du flair et y voit loin, — a good look out. — Quant au sol, le roi George le divise entre les différens chefs. Il en a sa part personnelle ; il a en outre la dîme qu’il prélève sur la part des autres. La classe inférieure cultive les domaines de l’aristocratie, et ses fueros paraissent se borner au droit de ne pas mourir de faim. Les privilèges des chefs sont plus sérieux : dés qu’ils ont payé la dîme, ils ne doivent plus rien au souverain. Ce dernier peut faire appel à leur dévouement, leur représenter la nécessité de contributions volontaires : mais le plus souvent, dans les occasions où sa liste civile est insuffisante, il faut qu’il puise dans sa casbah. Ce grand coffre, présent d’un baleinier, que j’avais remarqué en entrant dans la chambre du roi George, renferme les ressources secrètes à l’aide desquelles il pourvoit à tout. Là sont des chemises rayées, des paquets de tabac, deux ou trois poignées de dollars dont le roi George ne sait que faire, et, au milieu de ces objets de peu de valeur, les précieux hameçons de nacre, qui sont encore aujourd’hui considérés comme la seule monnaie courante de l’île. Ces hameçons sont apportés à Oualan par les navires européens, qui se les procurent à peu de frais dans les îles Marshall et Gilbert. Ils sont formés de deux morceaux de nacre, l’un large et plat, l’autre arrondi et pointu, qu’assemble un fil de bourre de cocotier. Le roi George a lentement amassé un grand nombre de ces hameçons ; ce sera l’héritage de César, si Canker usurpe la couronne.

Ce que je m’étais proposé par-dessus tout d’approfondir, c’étaient les sentimens religieux du roi George et de ses sujets. Antonio prétendait que les naturels d’Oualan n’avaient pour toute religion que quelques superstitions grossières. « Lorsque le vent, disait-il, souffle avec violence et roule de gros nuages dans le ciel, je les ai vus s’armer de fusils ou de pierres pour mettre en fuite les esprits des morts qu’ils croient déchaînés. Quant au dieu qu’ils adorent, je n’ai jamais pu le connaître, à moins que ce ne soit les murènes du récif, le seul objet au monde que ces gens-ci paraissent vénérer. » Les naturels d’Oualan n’auraient-ils donc aucun soupçon d’un être supérieur, aucune idée, même grossière, de la Divinité ? J’hésitais à le croire. Essayez cependant de parler au roi George d’un Dieu auteur tout-puissant de ce monde, créateur des hommes blancs et des Kanaks, il vous répondra avec un sourire qu’il ne l’a jamais vu, mais que les baleiniers américains lui ont déjà raconté quelque chose de semblable. Quant à la reine, elle vous répliquera plus hardiment que toutes ces idées-là n’ont pas le sens commun : All humbug ! dit-elle sans hésiter. Les deux époux seront du reste unanimes à reconnaître qu’un homme mort et enterré, avec de grosses pierres sur le corps, n’a plus rien à attendre ni à demander, « Quand vous serez mort, king George, qu’allez-vous devenir ? — On me mettra dans un trou. » Retournez votre question de cent façons, vous n’obtiendrez pas d’autre réponse. Je me rends garant que le roi George n’a jamais soupçonné l’immortalité de l’âme. Il peut exister à cet égard quelques superstitions plus ou moins grossières parmi ses sujets ; à coup sûr sa philosophie brutale est loin de les partager. Si le roi George se montre débonnaire et pacifique, s’il est généralement réputé comme un good bell man, un bon cœur, ou plus littéralement un bon ventre, ce n’est point qu’il se flatte de trouver dans une autre vie la récompense de sa conduite sur cette terre. Ses vertus politiques ne prennent leur source que dans un heureux naturel, et surtout dans une excessive circonspection. Respecter les hommes blancs et vivre en paix avec les navires qui apportent à Oualan le tabac, les hameçons de nacre et surtout le précieux rhum, voilà les grands principes de morale dont jusqu’ici aucune circonstance n’a pu le faire dévier.

L’indifférence sceptique du roi George semblait avoir gagné le cœur de ses sujets. Rien dans l’île où nous avions abordé ne nous révélait l’existence d’un culte religieux. Le peuple d’Oualan, comme l’affirmait Antonio, n’avait foi qu’aux sorciers, ne croyait qu’aux fantômes et ne respectait que les anguilles. Les légendes si chères aux races polynésiennes, les traditions nationales, conservées partout ailleurs dans les danses et dans les chansons populaires, semblaient ici avoir disparu sans laisser de traces et sans causer de regrets. C’est à cent lieues d’Oualan, sur un autre point de l’archipel des Carolines, dans l’île Pounipel, qu’on retrouve quelques souvenirs d’une histoire primitive qui a dû être commune aux peuples des deux îles, dont l’origine est évidemment la même. Les traditions de Pounipel remontent jusqu’aux jours fabuleux où une race de géans habitait les îles de la Polynésie. C’était une race active, une infatigable famille de travailleurs. Les uns s’occupaient à tailler les montagnes, les autres creusaient des canaux sinueux et des ports, entouraient Pounipel d’une large ceinture de corail, ou remuaient en se jouant les gros blocs de basalte. C’est de cette époque que datent les monumens dont une végétation fougueuse finira peut-être un jour par effacer les ruines, mais qui rappellent encore au navigateur étonné les travaux des Aztèques et ceux des Égyptiens. Toute une ville, bâtie, sans ciment, de prismes pentagones, couvre de ses débris le sol où la génération présente a placé ses tombeaux. Ces ruines sont l’œuvre indestructible des géans. Les indiens de Pounipel n’en approchent jamais sans frémir. Ils racontent que les architectes qui construisirent ces solides murailles, quand ils n’eurent plus de pierres à entasser l’une sur l’autre, se livrèrent bataille et ne songèrent plus qu’à s’entre-tuer. Trois seulement survécurent, un père et ses deux fils. Les enfans entreprirent d’élever un pic aigu qui devait monter jusqu’au ciel. Le père employa ses loisirs à couper l’île en deux ; il ouvrit d’abord le canal qui forme aujourd’hui le port de Métalélim : les deux roches qui divisent la passe lui servaient à poser au-dessus de l’eau ses larges pieds. Quand il eut poussé ses travaux jusqu’au fond de la baie, il voulut faire passer son canal à travers la montagne qu’édifiaient péniblement ses fils. Chacun d’eux s’obstinant à défendre son œuvre, une lutte dénaturée s’ensuivit, et la race des géans disparut. En ce moment débarquaient sur la plage de Métalélim cinquante hommes qu’une pirogue amenait de lointains rivages. Ils contemplèrent avec effroi les travaux gigantesques de leurs devanciers, et bâtirent leurs huttes de paille sur le bord de la mer. Ce fut d’eux que sortirent les cinq tribus de Pounipet.

Ainsi se conservent à quelques lieues d’Oualan les traditions de deux migrations distinctes. La première a érigé les monumens que Cook et Lapérouse ont observés dans l’île de Pâques, qu’Anson et les officiers de l’Uranie ont admirés aux Mariannes, que l’on retrouve à Pounipet, sur les points les plus étrangers l’un à l’autre de l’Océanie, et jusque dans l’île oublieuse que nous étions venus visiter. — À cette race industrieuse ont succédé des colonies nouvelles : ces derniers émigrans semblent n’avoir connu que les premiers rudimens de la civilisation. Leurs prédécesseurs, si on les jugeait à leurs œuvres, auraient apporté avec eux les arts et les besoins d’une vie sociale beaucoup plus avancée.

Ce que les officiers de la Danaïde purent entrevoir des idées religieuses des habitans de Pounipet pendant leur séjour dans l’île indiquait un peuple doux et paisible. Point de ces sacrifices humains ni de ces mutilations sanglantes par lesquels tant d’autres peuplades de l’Océanie s’imaginent rendre hommage à la Divinité. Chaque habitant semble avoir choisi sa déité protectrice. Pour les uns, le pigeon est l’objet d’un culte superstitieux ; pour les autres, c’est, comme à Oualan, la murène. Ils entourent ces dieux de leur choix d’un respect inviolable. Tout Indien coupable d’un meurtre sacrilège, quand bien même ce meurtre serait involontaire, doit fuir de sa tribu. Un culte aussi simple ne demande ni temples ni ministres. Les tribus de Pounipet ont cependant des hommes habiles à lire dans l’avenir et à converser avec les esprits. Le pouvoir mystérieux qu’on leur attribue donne à ces thaumaturges une considération et une puissance à peine inférieures à celles des chefs. Dans toutes les cérémonies importantes, ils sont invariablement appelés à jouer un rôle. Leur place est marquée dans les fêtes, et la première coupe de kawa est pour eux. C’est surtout à guérir les malades que leur savoir s’applique. Si l’on veut chercher dans l’étude des superstitions populaires le berceau des nations dispersées sur la surface du globe, on ne reconnaîtra pas sans une certaine surprise dans les pratiques médicales de ces sorciers polynésiens les procédés des bonzes chinois et ceux des magiciens mongols. Dès qu’un Indien se plaint d’être malade, ses parens s’empressent d’appeler à son aide le grand médecin de la tribu. Le mal est-il léger, il suffit des infusions que le médecin ordonne ; mais si le cas est grave, il faut avoir recours aux moyens surnaturels. Il existe dans l’île de Pounipet des sommets sacrés près desquels les Indiens ne s’aventurent jamais ; c’est sur ces hauts lieux que l’âme du malade s’est enfuie. Il faut la contraindre à revenir animer le corps qu’elle a déserté. Il importe surtout de ne pas perdre un instant, car des ailes gigantesques qui croissent à vue d’œil vont, si l’on ne se hâte, emporter dans les cieux cette âme vagabonde. Le médecin se met donc en route ; il ose gravir la montagne. — S’il réussit à saisir l’âme qu’il est venu chercher, il l’enferme soigneusement dans une noix de coco, et, à son retour, la verse avec le lait sur la tête du malade. Trop souvent, hélas ! l’âme a quitté la terre, elle est partie : le médecin l’a vue qui volait ballant l’air de ses noires membranes. Où ses ailes, — question difficile à résoudre ! — l’auront-elles portée ? « Elle est allée bien loin, répondent les naturels, bien loin d’ici ! Les âmes qui l’ont précédée l’attendent pour la recevoir et lui faire les honneurs de ce nouveau séjour. Il faut les prier ; il faut préparer au parent que l’on pleure un bienveillant accueil, il faut dire quelles étaient ses vertus, sa bonté, son courage, afin que les morts se réjouissent du compagnon que la terre leur envoie. C’est pourquoi les vassaux, les amis, les parens, doivent se réunir souvent sur la tombe du défunt pour célébrer ses louanges et pour chanter ensemble de longs hymnes de deuil. » À ces naïfs discours, qui ne croirait reconnaître les vieux enfans des Steppes de l’Asie, les honnêtes et crédules Mongols, sous la tente desquels ont si longtemps vécu nos deux héroïques missionnaires le père Hue et le père Gabet ?

J’avais pressenti l’intérêt qui devait s’attacher à la théodicée mystique des Carolins ; mais ce n’est pas le roi George qui pouvait satisfaire ma curiosité sur cette question. Nous nous entendions mieux quand nous parlions des ressources agricoles de son île. Le roi George était fier à juste titre de la merveilleuse fécondité de ses états, et, comme s’il eût voulu m’en éblouir, il ne cessait de me la vanter. Après sa seconde visite à bord de la corvette, il avait convoqué tous les chefs dans la case commune : il leur avait raconté les splendeurs de la Bayonnaise, il leur avait en même temps fait sentir qu’il convenait de mettre leur souverain en état de reconnaître l’accueil et les présens qu’il avait reçus de ces redoutables étrangers. Bientôt en effet des pirogues chargées de taras, de fruits de l’arbre à pain, d’ignames, de cannes à sucre et de noix de coco vinrent inonder le pont de la corvette des libéralités du roi George. Je voulus protester, exposer à ce trop généreux prince que par de pareilles largesses il finirait par affamer son île : il sourit de mes craintes, et compta sur ses doigts dix espèces de racines qui pouvaient au besoin suppléer les fruits de l’arbre à pain et ceux du cocotier. La canne à sucre était la seule rareté de l’île, la seule propriété qui parût soumise au tabou. À toutes ces richesses je voulus ajouter, pour les années d’ouragan, de nouvelles ressources : j’offris au roi un panier de pommes de terre, deux ou trois sacs de riz de montagne et un baril de haricots de Canton. Je doute, hélas ! malgré les promesses réitérées qui me furent faites, que jamais ces semences aient été confiées à la terre : les naturels d’Oualan sont incapables d’accorder une pensée à l’avenir ; pour eux, le jour présent compose toute la vie, ils ont l’insouciance des enfans et cèdent sans effort à la mollesse qu’inspire le climat énervant des tropiques. La recherche d’une jouissance nouvelle ne vaut pas à leurs yeux les fatigues au prix desquelles il faudrait l’obtenir. Les animaux qui leur ont été laissés à diverses reprises par les baleiniers ont depuis longtemps recouvré leur indépendance : les cochons courent les bois, les poules abandonnées vivent à l’état sauvage. Avec les magnifiques pigeons à gorge d’opale et de rubis qui remplissent les forêts de l’île, ces poules nous offraient une chasse à la fois abondante et facile : c’est assurément un des gibiers les plus délicats qu’aient savouré nos palais cosmopolites. Les poules sauvages d’Oualan ne le cèdent en rien, pour le goût et pour le fumet, aux faisans d’Europe.

L’objet de notre mission cependant était rempli ; il ne nous fallait plus qu’une circonstance favorable pour sortir du port. Des baleiniers y avaient été arrêtés des mois entiers, et ces navires avaient pris le parti de ne plus mouiller que dans la baie située sous le vent de l’île, celle dans laquelle M. Duperrey avait jeté l’ancre et qu’il avait nommée du nom de son bâtiment. Dans le havre Chabrol, la brise qui souffle quelquefois de terre pendant la nuit vient mourir à l’entrée de la rade. On trouve dans la passe une mer toujours sourdement agitée, en dehors des récifs un abîme sans fond. Nous ne devions donc songer à franchir ce canal resserré entre deux brisans ni à l’aide de nos câbles, ni avec le secours insuffisant de nos embarcations ; le vent seul pouvait nous fournir le moyen de gagner la pleine mer. Ce qu’il y avait de plus grave peut-être dans cette situation, c’est que toute tentative faite pour en sortir devait être couronnée de succès, sous peine d’amener un résultat funeste. Un navire baleinier d’un faible tonnage pouvait bien, s’il manquait de sortir, tourner sur ses talons et rentrer dans le port : mais une pareille manœuvre était à peu près interdite à la Bayonnaise. Avec quelle impatience nos regards suivaient dans le ciel la marche des gros nuages que les vents alisés chassaient toujours devant eux ! avec quelle anxiété, abusés par une bouffée trompeuse, nous allions dans la passe observer la direction de la brise ! Le roi George nous promettait quelques heures de vent plus propice pour le jour de la pleine lune. Epiant cet instant favorable, si nous descendions sur la côte, nous osions à peine perdre la corvette de vue ; mais sans dépasser les limites de la baie, nous trouvions de majestueux ombrages sous lesquels nous pouvions, pendant des journées entières, promener nos ennuis. Le figuier des banians, avec la forêt de racines qui pendent comme une chevelure de ses longs rameaux, couvrait d’un abri touffu le sol sablonneux sur lequel croissaient pêle-mêle les arums et les pandanus. Le barringtonia, au feuillage dur et sombre comme celui du laurier, répandait sur la terre ses milliers de fruits pareils à la mitre d’un évêque, qu’on voyait germer de toutes parts et pousser vers le ciel d’innombrables rejetons. À quelques pas du bord de la mer, toute trace de sentier disparaissait. La forêt vierge avec ses branches entrelacées, ses troncs serrés l’un contre l’autre, s’étendait jusqu’au sommet des montagnes. Il fallait renoncer a percer ces dédales inextricables. Les insulaires qui n’avaient pu trouver place sur l’île Lélé occupaient le rivage de la grande île. Ils cultivaient sans effort quelques racines nutritives ou des cannes à sucre, et vivaient du produit de leurs cocotiers. Quelques-uns, n’ayant pour tout vêtement que le maro indigène, nous rappelaient le beau type carolin que nous avions admiré à Guam[5] ; c’était la même perfection de formes, la même pureté de lignes respirant à la fois la vigueur et la souplesse : c’est ainsi que l’homme dut sortir des mains du créateur. La statuaire n’eût pu se lasser de contempler ces sauvages dans le calme de leurs poses, dans la noblesse innée de leurs attitudes : c’était l’idéal de la sculpture, la beauté mâle et forte devinée quelquefois par le génie. À côté de ces hommes que n’avait point atteints la lèpre héréditaire, fatal présent de la civilisation, se montraient des cadavres vivans, lentement rongés par d’affreux ulcères. Le regard se détournait de ces malheureux, qui semblaient supporter avec une résignation apathique le fléau qui les dévorait ; c’était un hideux spectacle, qui ne pouvait manquer d’exciter dans nos cœurs une profonde compassion. Par quels crimes cette race innocente a-t-elle pu mériter la colère céleste ? On s’est ému du sort des populations de la côte d’Afrique ; les peuples de l’Océanie devraient, à plus de titres encore, éveiller les élans de notre sympathie. On ignore peut-être en Europe de quels affreux désordres, de quelles criminelles violences les archipels de la Polynésie sont devenus le théâtre. Les convicts de Sydney, les déserteurs des navires baleiniers ont infesté ces îles ; ils ont associé des populations douces et inoffensives à leurs odieux excès et à leurs sanglantes querelles : ils les en ont rendues victimes. Des tribus ont été massacrées ; des navires sont venus enlever des cargaisons de tripang et de nacre le mousquet à la main ; des exécutions sommaires ont eu lieu ; le plus chétif Européen s’est arrogé le droit de haute et basse justice sur des peuples sans défense, et toute une génération de flibustiers, sous le nom de frères de la côte, a planté le drapeau d’une ignoble tyrannie sur des archipels heureux et libres il y a moins d’un demi-siècle. On a dit non sans raison que nos navires de guerre devraient se montrer plus souvent dans ces parages ; j’ajoute que ce n’est point assez : les peuples polynésiens ne peuvent plus vivre que sous la tutelle de l’Europe ; les ressorts de leur civilisation sont brisés aujourd’hui ; ils ne sauraient plus être les naïfs sauvages que Cook nous a dépeints. Il faut les sauver du joug que des aventuriers sans mandat ont appesanti sur eux, il faut surtout les sauver des funestes passions qui les dévorent. Je souhaite ardemment, pour ma part, que la France ait son rôle dans cette œuvre providentielle ; mais si des soins plus pressans doivent la détourner d’une pareille entreprise, j’appelle de mes vœux le protectorat de toute autre puissance : il n’en est point dont l’intervention, dans ces circonstances désespérées, ne puisse être utile et tutélaire.

On n’a pas oublié sans doute le temps où la France semblait avoir conçu le projet d’assurer à son commerce quelques points de refuge et de ravitaillement dans ces mers, où l’Angleterre, l’Espagne et la Hollande s’étaient déjà emparées de toutes les positions importantes. L’île Oualan, explorée pour la première fois par un navire français, eût pu trouver place dans un système qui tendait moins à créer des colonies agricoles qu’à poser quelques jalons sur les grandes routes commerciales du globe. Cette île, que l’équipage d’un navire de guerre eût facilement tenue en respect, eût admirablement relié Taïti, Basilan et Mayotte. Je ne connais point de prétentions qui eussent pu, dans ce cas, prévaloir sur les nôtres. Notre action bienfaisante se fût étendue sur trois archipels. Les îles Carolines, les îles Gilbert et les îles Marshall auraient vu de meilleurs jours à l’ombre de notre pavillon, et peut-être le commerce du tripang, de la nacre et de l’écaille de tortue eût-il récompensé par d’importans profits la pensée généreuse qui aurait décidé notre occupation. Ce système d’expansion fut ruiné dès sa naissance par les embarras dont le protectorat de Taïti devint la source ; une nouvelle situation politique pourrait ouvrir à la France de nouveaux horizons. Si jamais le monde européen fait enfin trêve à ses stériles querelles, il n’entrera sans doute dans la pensée de personne d’enfermer notre action dans les étroites limites de la Méditerranée. Ce jour-là, je demande qu’on n’oublie point l’archipel si intéressant des Carolines.

En dépit de l’attrait que devait nous inspirer cette phase toute nouvelle de notre campagne, nous ne pouvions nous empêcher de maudire les délais qui nous retenaient à Oualan. Le 28 mars enfin, une légère brise d’ouest s’éleva du fond de la baie. J’allai immédiatement dans ma baleinière observer quel vent soufflait dans lapasse. La houle était à peu près tombée, et en dehors des récifs la brise variait du nord-nord-est au nord-est. C’était un moment précieux à saisir. En quelques minutes, nous fumes sous voiles ; nos quatre embarcations nous remorquaient avec ardeur, et la marée nous était favorable. C’est ainsi que nous nous engageâmes dans la passe. Un instant la brise nous manqua complètement, nos huniers s’affaissèrent lourdement le long des mâts. La marée et l’effort de nos canots nous soutenaient à peine contre la houle. Tout à coup la brise qui régnait au large frappe nos voiles hautes, nos vergues sont rapidement orientées, et la corvette s’élance en avant ; mais sa proue est tournée vers le récif du sud. La vague déferle en mugissant sur ce banc de madrépores dont nous nous sommes déjà rapprochés. Toutes les manœuvres que l’on pouvait exécuter sont faites ; il faut en attendre le résultat. Un profond silence règne à bord de la Bayonnaise. Notre inquiétude est déjà dissipée : la corvette s’est rangée au vent, et, comme un dauphin qui fend l’onde, elle plonge gaiement sa proue dans l’écume qu’elle soulève. Les derniers écueils sont bientôt derrière nous, et nous voguons sans crainte sur une mer profonde.

Notre traversée de retour fut aussi rapide que notre voyage de Manille à Oualan avait été pénible et contrarié. Quelques jours après notre départ, nous passions entre les îles de Rota et de Guam, nous coupions la chaîne des Basais le 12 avril, et le 17 nous jetions l’ancre sur la rade de Macao.


II

Pendant les trois mois que nous avions employés à parcourir l’Océan Pacifique, une date mémorable prenait place dans les annales du Céleste Empire. Les premiers Chinois qui montèrent à bord de la Bayonnaise nous étonnèrent par l’apparence insolite de leur crâne ; le rasoir avait respecté leurs cheveux depuis plus d’un mois. La dynastie tartare était-elle donc descendue du trône ? Les fils de Han se préparaient-ils à reprendre cette antique coiffure dont le sabre des Mantchoux avait exigé le sacrifice, et dont on ne trouvait plus la trace que sur les vieux vases de porcelaine ? Non, l’empire n’avait pas changé de maîtres ; mais les Chinois portaient le deuil de leur père. Après trente années de règne, le fils de Kia-king, le petit-fils du glorieux Kien-long avait rejoint dans la tombe les cinq souverains de la dynastie mantchoue, laissant à son successeur un empire ébranlé et un avenir plein d’incertitudes.

L’empereur Tao-kouang, avant de mourir, avait désigné pour lui succéder le quatrième de ses fils, qui prit en montant sur le trône le nom de Y-shing. Ce prince était issu d’une femme tartare, car, suivant les lois de la dynastie Taï-tsing, les descendais des femmes chinoises ne peuvent avoir de droits à la couronne. L’avènement du nouveau souverain ne fut marqué par aucune réforme. Le respect que les princes, comme les moindres sujets du Céleste Empire, sont tenus de montrer pour la mémoire paternelle interdit, pendant une année au moins, à l’héritier du trône tout acte qui pourrait sembler une censure de la politique suivie par son prédécesseur. Bientôt cependant, des rumeurs, accueillies par les uns, repoussées comme invraisemblables par les autres, annoncèrent aux habitans de Canton qu’une conspiration avait été ourdie par un des frères du vieil empereur, et qu’avec l’assistance de Lin, mandarin bien connu par ses tendances rétrogrades, cet oncle rebelle avait réussi à enlever le trône et la vie à son neveu. C’est alors qu’on put juger de la parfaite indifférence des populations de l’empire pour ce qui pouvait se passer à Pe-king. Ces bruits, qui eussent ému si profondément une nation moins habituée à considérer la suprême puissance comme le couronnement indispensable de l’édifice social et son action tutélaire comme indépendante de la personne du souverain, éveillèrent à peine l’attention des Cantonais. On les vit vaquer à leurs affaires avec le même calme et la même patience laborieuse que par le passé. Ils laissèrent les Européens mettre tout à leur gré les deux nationalités en présence et se figurer les Chinois, sous la conduite du vieux Lin, prêts à s’élancer contre les Mantchoux, à la tête desquels venait se placer naturellement le Tartare Ki-ing. Pour eux, ils continuèrent à cultiver leurs champs, à régler leurs comptes, à vendre leurs denrées, comme si les troubles du nord ne les eussent touchés en aucune façon. L’œil le plus pénétrant n’eût pu distinguer à cette époque le moindre symptôme d’agitation dans une province que l’on a toujours signalée à bon droit comme la plus turbulente du Céleste Empire. Je fus profondément frappé de cette apathie, et j’y crus reconnaître une des causes qui entravent le plus énergiquement en Chine le progrès des révolutions. Je compris combien les mécontens, s’ils osaient arborer la bannière de la révolte, auraient de peine à passionner le peuple et à éveiller son zèle pour des projets étrangers en réalité à ses intérêts intimes, combien en un mot, dans une société où chacun vivait de son labeur, où les privilèges héréditaires étaient inconnus, il faudrait que l’administration commit de fautes et d’excès pour soulever contre elle l’indignation publique. Le gouverneur de Hong-kong voulut cependant être fixé sur le degré de confiance qu’il devait accorder à ces vagues rumeurs. Il expédia dans le golfe de Pe-tche-li son secrétaire, M. Johnstone, qui s’embarqua sur le navire à vapeur le Reynard. La mission de M. Johnstone avait, dit-on, pour but ostensible de complimenter le jeune empereur sur son avènement au trône, pour objet réel de solliciter l’ouverture d’un nouveau port plus rapproché que Shang-hai de Tien-tsin. Cette tentative de M. Bonham pour engager une correspondance directe avec la cour de Pe-king n’obtint même pas du gouvernement chinois l’honneur d’une réponse.

Il faudrait avoir des siècles devant soi pour pouvoir se flatter de voir aboutir la moindre affaire dans l’extrême Orient. Tout marche à cette extrémité du monde avec une lenteur incroyable. Depuis notre arrivée sur les côtes de Chine, au mois de janvier 1848, nous n’avions cessé de nous croire à la veille d’une crise décisive. Les mois s’étaient écoulés, les complications s’étaient évanouies, et le Céleste Empire avait continué à se mouvoir dans son orbe accoutumé. Un nouveau règne pouvait nous promettre l’intérêt d’une phase encore inconnue : les tendances libérales d’un réformateur allaient enfin triompher, si l’on en croyait certaines imaginations enthousiastes ; c’était au contraire le rapide déclin de l’empire qui devait, suivant une version plus probable, signaler l’avènement d’un nouvel Augustule. Toutes ces prédictions nous trouvèrent incrédules ou indifférens. D’autres pensées occupaient déjà notre esprit, car nous venions de recevoir l’ordre de déposer entre les mains de M. Forth-Rouen les archives de la station et d’opérer notre retour en France en doublant le cap Horn, après avoir touché aux îles Sandwich et à Taïti.

Je n’essaierai point de retracer la joie que cette nouvelle répandit à bord de la corvette. Les deux mers qui nous séparaient des rivages de l’Europe n’étaient plus à nos yeux qu’un détroit à franchir. Il nous semblait que le jour où nous aurions quitté la rade de Macao, l’espace allait s’effacer rapidement devant nous. Une station dont on ignore le terme, c’est presqu’un exil : dès qu’on nous ouvrait le chemin du port, nous n’étions plus des exilés ; nous redevenions de joyeux et confians voyageurs.

Nos préparatifs de départ furent bientôt terminés ; mais nous voulûmes visiter une dernière fois Hong-kong et Canton. Notre première visite à Hong-kong avait eu lieu sous les auspices du brave commandant Lapierre. Nous avions dû nous montrer touchés à cette époque de l’éminent service que la marine britannique venait de rendre sur les côtes de la Corée aux naufragés de la Gloire et de la Victorieuse et des égards dont elle avait su entourer cet honorable malheur. Une pareille circonstance devait assurer l’avenir de nos relations avec les autorités et les principaux habitans de la colonie anglaise. L’annonce de la révolution de février nous avait inspiré, il est vrai, quelques doutes sur le maintien de la paix européenne, et nous avait commandé une légitime défiance. Quand la marche des événemens nous permit de renouer des rapports un instant interrompus, les Anglais eurent le bon esprit de ne témoigner aucun ressentiment d’une conduite qu’ils n’eussent point manqué en pareille circonstance d’imiter, et qu’ils avaient franchement déclarée sailor-like, ce qui, pour des Anglais, est tout dire. Je me trouvai heureux, pour ma part, de pouvoir, avant de quitter les côtes de Chine, prendre congé d’officiers que j’estimais, et dont j’avais admiré les intrépides manœuvres dans le golfe du Tong-king et dans le canal des Jonques ; mais ce fut surtout aux négocians américains qui nous avaient témoigné une si généreuse sympathie pendant cette crise difficile, que j’éprouvais le besoin de parler de ma reconnaissance. M. Forbes était parti depuis près d’une année pour les États-Unis ; ses compatriotes étaient devenus les miens : je les vis presque tous à Canton, et j’échangeai avec eux les vœux les plus sincères. Puisse leur honorable et persévérante industrie prospérer sur ces lointains rivages ! Puissent leurs efforts servir d’exemple aux nôtres, et le hong français être en état de rendre un jour à la marine américaine ce que la maison Russell et Sturgis a fait tant de fois pour la marine française !

Le 4 mai 1850 devait être le dernier jour que nous passerions sur la rade de Macao. C’était une magnifique journée de printemps, tiède et sereine. Une légère brise de sud ridait à peine la surface de la baie. Nos amis nous avaient accompagnés jusqu’à bord, et dans ce moment si longtemps attendu, si impatiemment désiré, je ne sais quelle secrète émotion venait attrister notre départ. Nos voiles cependant frémissaient impatientes au haut des nuits ; la marée nous pressait de partir ; nous donnâmes le signal. Un effort vigoureux arracha l’ancre de la vase épaisse dans laquelle elle était enfoncée, et la Bayonnaise, s’inclinant gracieusement sous ses huniers, s’élança vers le canal que nous devions franchir pour gagner la haute mer.

Notre fidèle comprador, Ayo, n’attendait que ce moment. Il était déjà descendu dans son bateau, et surveillait d’un œil attentif nos manœuvres. Quand il vit la Bayonnaise tourner sur elle-même, il fit faire volte-face à sa barque, qui, sous ses deux voiles de nattes, se jouait depuis quelques minutes autour de la corvette, et à l’instant une explosion formidable de pétards se fit entendre. De longues guirlandes d’artifices, qui pendaient du haut de chaque mât, éclatèrent l’une après l’autre comme une fusillade ; le gong déchira l’air de son aigre tocsin, et Ayo, souriant au milieu de cette pluie de feu, calme au milieu de ce vacarme, nous adressa de la main ses derniers tchin-tchins. Peu à peu le bruit s’éteignit, la fumée se dissipa, et le plus honnête Chinois que nous eussions connu fit voile vers Macao.

Les navires de guerre qui, venus en Chine par le cap de Bonne-Espérance, avaient reçu, comme la Bayonnaise, l’ordre de doubler le cap Horn pour rentrer en Europe, avaient suivi une route bien différente de celle qui nous était tracée. Ils avaient tous passé au sud de la Nouvelle-Hollande ou de la terre de Van-Diémen. Pour nous, qui avions la mission de toucher aux îles Sandwich, c’était dans les régions moyennes de l’hémisphère septentrional, par 34 ou 35 degrés de latitude, que nous devions aller chercher les vents variables. Nous ne pûmes atteindre le passage des Bashis qu’après plusieurs jours d’une laborieuse navigation. Des calmes d’abord, puis bientôt de violens vents d’est retardèrent notre marche. Enfin, le 16 mai dans la soirée, nous parvînmes à sortir de la mer de Chine. Notre manœuvre ne pouvait plus être douteuse. Il fallait nous hâter de gagner les côtes du Japon. C’était là que nous attendaient probablement les vents d’ouest. Nous savions que nous allions traverser des parages peu connus, mais nous étions loin de nous promettre l’émotion d’une découverte.

Le 31 mai, vers quatre heures du matin, nous n’étions plus qu’à quatre-vingts lieues environ de Jédo, cette immense capitale d’un mystérieux empire, quand on vint m’annoncer qu’on croyait apercevoir la terre devant nous. Cette nouvelle était loin de cadrer avec mes calculs, et je crus à une illusion. Je montai cependant sur le pont, et je vis en effet, à quelques milles de la corvette, cinq ou six sommets aigus autour desquels paraissaient voler des milliers d’oiseaux. Je relis mes calculs, je consultai la carte ; il n’y avait plus à en douter, nous avions découvert une île. Comme de vieux époux qui ont longtemps attendu un héritier et dont le ciel couronne enfin les vœux, nous nous trouvions pris au dépourvu ; nous n’avions pas de nom préparé pour l’enfant que nous envoyait la Providence. Fallait-il l’appeler l’île de la Bayonnaise ? Fallait-il attacher à sa venue en ce monde un souvenir emprunté aux péripéties de notre campagne ? La brise était fraîche, et nous approchions rapidement de notre île. Ses sommets cependant tardaient bien à grandir. Les premiers rayons du soleil portèrent un coup fatal à nos illusions. C’était l’éternelle histoire des bâtons flottans. Notre île n’était qu’une longue chaîne de roches, dont le sommet le plus élevé avait à peine six mètres de hauteur. Nous pouvions remercier le ciel que la nuit n’eût pas été plus noire, car nous eussions couru le risque d’aller nous briser sur cette terre inconnue. Nous en passâmes aussi près que la prudence pouvait nous le permettre, et quand nous eûmes constaté que ce n’était qu’un misérable écueil, nous refusâmes de lui donner le nom de notre corvette. Nous l’inscrivîmes sur la carte de l’Océan Pacifique avec cette désignation dédaigneuse : île vue par la Bayonnaise le 31 mai 1850, par 32° 0’ 41" de latitude nord et 137° 39’12" de longitude est.

Dès que nous eûmes doublé les côtes du Japon, nous trouvâmes de longs jours, un air frais et vivifiant, des brises qui nous faisaient faire des enjambées de quatre-vingts lieues d’un midi à l’autre. Nous eûmes soin de nous maintenir dans des parages si favorables, et nous ne redescendîmes vers le sud qu’après avoir dépassé le méridien des îles Sandwich, lui approchant du tropique du Cancer, les vents alisés enflèrent de nouveau nos voiles. Le 29 juin 1850, nous étions mouillés sur la rade extérieure d’Honoloulou.


III

J’ai souvent essayé de dégager, de toutes les controverses dont les peuples de l’Océan Pacifique sont devenus l’objet, un système qui pût rattacher leur existence à celle des deux grandes races orientales que sépare une ligne de démarcation bien tranchée. Si mon hypothèse pouvait être admise, la race noire et la race mongole auraient, par leur mélange, donné naissance aux populations de la Malaisie. Au sud de l’équateur, de la terre des Papous jusqu’aux Nouvelles-Hébrides, la première de ces races se présenterait encore dans toute sa pureté. Les peuples de la Polynésie proprement dite ne seraient au contraire que des colonies mongoles. Comment les fils de Sem se sont-ils répandus des îles Sandwich aux côtes de la Nouvelle-Zélande ? Comment ont-ils peuplé le groupe des Carolines et l’archipel des Pomotou, les îles Tonga et les îles Marquises ? C’est une question que je n’essaierai point de résoudre ; mais rien ne me semble plus propre à expliquer la conformité de mœurs, de langage et de caractères physiques des diverses tribus polynésiennes, que l’idée de deux races s’épanchant sur la surface des mers aussi loin que les vents peuvent les porter, s’arrêtant, — la première, avec la mousson d’ouest, au groupe des îles Viti, — la seconde, avec les tempêtes de l’hémisphère nord, aux côtes du continent américain ou aux rivages des îles Sandwich. Quand nous débarquâmes à Honoloulou, ma première impression confirma l’hypothèse qui m’avait séduit. Je crus me retrouver au milieu des Carolins de l’île Oualan.

Les Polynésiens ne composent donc qu’un seul peuple à mes yeux. À peu d’exceptions prés, les mêmes destinées les attendent, et la transformation qu’ils subissent, — aux îles Sandwich sous la direction des missionnaires américains, à Taïti sous l’influence de la domination française, — mérite d’autant plus d’être étudiée, qu’il s’agit sans aucun doute de fixer, dans un avenir peu éloigné, la condition future de cette intéressante portion de l’humanité.

Il faut distinguer deux sortes d’îles dans la Polynésie : les unes, comme l’écume d’une fournaise ardente, ont jailli du fond de l’océan, pour élever jusqu’aux deux leurs sommets sillonnés par la lave ; les autres, couronnées par les travaux des madrépores, ont à peine dépassé le niveau de la mer. Les vents et les oiseaux y ont apporté quelques graines, les flots ont jeté sur leurs rives quelques noix de cocos, et sur ce récif, dont la végétation avait fait une île, la vague est venue plus tard déposer des habitans. Ces îles basses sont de véritables camps de pêcheurs. Leur territoire n’offre aucune prise à la culture. Ce n’est point à cette formation incomplète qu’appartiennent les îles Sandwich. L’archipel découvert par Cook en 1778 n’a rien de commun avec la longue chaîne des Pomotou ni avec les îles à demi submergées du groupe des Carolines. Les îles Sandwich, au nombre de dix, peuvent être comparées aux Açores ou aux Canaries. Situées par 20 degrés environ de latitude nord, elles se trouvent sur le passage des navires que les vents alisés conduisent des ports de la Californie aux côtes méridionales du Céleste Empire. Les quatre îles les plus importantes de ce groupe ont reçu de leurs premiers habitans les noms d’Hawaii, de Mawi, de Wahou et de Taouaï. Hawaii est la plus grande de ces quatre îles ; mais Wahou, qui possède un excellent port, est devenu le centre commercial de l’archipel. Les baleiniers viennent s’y ravitailler avant de pénétrer dans la mer d’Ochotzk ou dans le détroit de Behring, et la ville d’Honoloulou, qui leur doit sa prospérité, est aujourd’hui la première ville de la Polynésie. Bien que la superficie totale des îles Sandwich soit peu inférieure à celle de la Sicile ou de la Sardaigne, la population de cet archipel ne paraît guère dépasser cent ou cent vingt mille âmes. Sur un territoire sept fois moindre, l’île Majorque, dans la Méditerranée, offre deux fois plus d’habitans. C’est qu’aux Sandwich les naturels ne se sont pas encore éloignés des bords de la mer. L’intérieur des îles est presque entièrement inculte et dépeuplé. Comme dans toutes les contrées d’origine volcanique, le sol des Sandwich est profondément découpé. Des cratères éteints ou prêts à vomir sur la plaine leur feu qui sommeille, des vallées encaissées entre deux murailles de lave, de hautes chaînes de montagnes brusquement interrompues par des précipices, tel est l’aspect général de ces îles, où l’on rencontre, suivant la hauteur à laquelle on s’élève, la même diversité de climats qu’à Java ou aux Philippines.

Il est généralement admis aujourd’hui que les Espagnols avaient eu connaissance des îles Sandwich avant le capitaine Cook ; mais ce grand navigateur est le premier qui ait appris à l’Europe l’existence d’un archipel auquel il imposa le nom d’un des lords de l’amirauté britannique. Son navire apparut un matin, aux naturels de Taouaï, comme une forêt flottante, et l’archipel des Sandwich, pléiade égarée qui avait échappé pendant bien des siècles à une attraction fatale, se trouva ramené, par cette découverte, dans le tourbillon général de l’univers. Il serait difficile d’apprécier le degré de civilisation qu’avaient atteint les premiers colons de la Polynésie avant que le hasard des flots les séparât du reste de l’humanité ; je serais porté à croire cependant qu’ils apportèrent avec eux dans ces solitudes les germes d’une hiérarchie sociale que la force seule n’eût point suffi à fonder. De temps immémorial, il avait existé aux Sandwich une distinction profonde entre la classe des chefs et la classe inférieure. Adorés pendant leur vie, les chefs étaient déifiés après leur mort. La terre et l’océan étaient leur propriété. Le peuple n’avait d’autre mission que de servir et d’engraisser de son labeur cette race sacrée. Aussi pouvait-on reconnaître du premier coup d’œil un chef hawaiien à sa haute stature et à son embonpoint. L’archipel était divisé en plusieurs monarchies féodales. Le pouvoir du souverain, placé sous la protection des superstitions publiques, était sans limites. Une troupe de hiérophantes, dont les fonctions étaient héréditaires, prêtaient à ses volontés le secours de leurs artifices. Les interdictions qu’il avait prononcées étaient, accueillies comme un arrêt des dieux, et nul ne pouvait les enfreindre sans encourir la peine capitale. Le tabou était donc la première loi de l’état ; quelques-unes des prescriptions de ce code rigoureux enchaînaient à leur joug jusqu’au souverain lui-même. Ainsi, sous le chaume royal comme dans la plus humble cabane, les deux époux n’auraient jamais osé s’asseoir à la même table ; les hommes et les femmes devaient prendre leur repas dans des appartemens séparés. Par un singulier abus de pouvoir, c’était surtout contre les femmes que s’était acharnée la législation du tabou ; elle ne connaissait ni infractions légères ni châtimens gradués : en la violant, c’était la Divinité qu’on offensait. Il fallait s’attendre au dernier supplice, si l’on osait lancer une pirogue à la mer pendant l’un des jours interdits, si par le plus léger bruit on troublait la solennité des prières, si on laissait involontairement son ombre se projeter sur la personne du roi, si, lorsqu’on prononçait le nom du souverain dans une chanson, lorsqu’on rencontrait le serviteur qui lui portait son maro, on ne se prosternait point à l’instant jusqu’à terre. La peine de mort était prononcée contre les coupables dans de secrets conclaves et exécutée mystérieusement au milieu de la nuit. De hideux licteurs rodaient dans les ténèbres, assommaient ou lapidaient les victimes qu’ils étaient parvenus à saisir, et traînaient ces horribles offrandes jusque sur les autels des dieux. On n’eût point édifié un nouveau temple sans le consacrer par quelques-uns de ces sanglans sacrifices.

Quels étaient donc ces dieux dont on courtisait ainsi la faveur ? Les Hawaiiens reconnaissaient six divinités principales, purs esprits qui habitaient la région des nuages. Ils les honoraient sous la forme de grossières idoles et leur prêtaient les passions des chefs dont ils étaient habitués à vénérer les puérils et cruels caprices. Les habitans des Sandwich avaient, comme ceux des Carolines, une idée confuse de l’immortalité de l’âme : ils croyaient que les esprits des morts erraient pendant quelque temps autour de leurs cadavres, fantômes irrités qui fuyaient, au sein des autres les plus obscurs, la lumière du jour, et en sortaient, après le coucher du soleil, pour venir étrangler leurs ennemis. Ces fantômes prenaient enfin leur vol vers la région céleste qu’habitait Wakea, le père de la race hawaiienne. Un homme avait-il observé fidèlement pendant sa vie les rites religieux, respecté le tabou, offert aux jours voulus des prières et des sacrifices, son âme obtenait de rester dans ce séjour de félicité. L’âme des mécréans au contraire, impitoyablement chassée de cet asile, était poussée par une force invincible dans l’abîme. Ces notions religieuses, qui rappellent, jusqu’à un certain point les superstitions bouddhiques, étaient étrangères à la masse du peuple. Dans l’asservissement où il vivait, le peuple n’avait guère le loisir d’égarer ses pensées au-delà de la tombe. Il laissait aux chefs et aux prêtres l’espoir d’une autre vie, et croyait à peine que de pareils soucis pussent le concerner.

L’arbre à pain et le cocotier sont les deux trésors de la Polynésie. Dans les îles où ces fruits spontanés abondent, les autres productions du sol sont un luxe à peu près superflu. Cependant aux îles Sandwich la subsistance des habitans n’eût point été assurée, s’ils n’eussent ajouté aux ressources insuffisantes de leurs côtes la culture du taro et de la patate douce. Le peuple avait donc à subir dans cet archipel, malgré la fécondité du sol et la beauté du climat, la dure loi du travail. Il lui fallait déchirer le sein de la terre et créer à l’entrée des vallées ou sur le penchant des collines des barrages destinés à rassembler les eaux qui doivent fertiliser la plaine. Ce n’était point cependant à ces soins agricoles que se bornaient les obligations de la classe inférieure. Avec ses haches de pierre, elle creusait patiemment dans de larges troncs d’arbres les pirogues des chefs ; elle en perçait les bordages à l’aide d’os humains lentement aiguisés, et les cousait ensuite l’un à l’autre avec les fils tordus du cocotier ; elle tissait les mailles des grands filets de pêche, fabriquait les manteaux de plumes écarlates dont se paraient les rois dans les cérémonies religieuses, poursuivait au profit de ses maîtres le poisson sur les flots, l’oiseau des tropiques sur les montagnes, et fournissait les victimes humaines que l’on offrait aux dieux. L’arrivée des navires européens fut la source d’un nouveau labeur pour la population hawaiienne. Ce que les métaux précieux avaient été pour l’Amérique, le bois de sandal le fut pour les îles Sandwich. Ce funeste présent de la nature attira sur leurs rivages les trafiquans étrangers. Les boissons enivrantes, les étoffes de soie, le fer, les armes à feu, éveillèrent la cupidité des chefs, qui n’avaient pour payer ces trésors que le produit de leurs forêts. Dans l’espace de vingt ou trente ans, prés de six mille tonneaux de bois de sandal furent exportés des îles Sandwich par les navires anglais ou américains, et vendus aux Chinois de Canton. Ce ne fut bientôt que dans les gorges les plus reculées et les plus sauvages, sur les sommets les plus inaccessibles, que l’on put rencontrer ces troncs aromatiques. Non moins pénible que le travail des mines, cette âpre exploitation des forêts n’eût point tardé à creuser le tombeau d’un peuple habitué à subir son fardeau sans murmure, si, par un bonheur providentiel, l’incurie et l’imprévoyance d’une génération n’eussent si complètement moissonné ce champ fatal, qu’elles n’y laissèrent rien à glaner pour les générations futures.

Le bois de sandal n’était point un appât qui pût mettre en péril l’indépendance des îles Sandwich, mais il contribua puissamment à hâter l’unité d’une monarchie indigène. Il joua, dans les destinées de ce chétif empire, le rôle que le coton a joué plus tard en Égypte. Ce fut ce produit, payé presque au poids de l’or par les habitans du territoire céleste, qui mit aux mains d’un chef entreprenant les armes avec lesquelles il parvint à dompter ses ennemis. En 1792, quand le capitaine Vancouver, — quatorze ans après Cook, six ans après Lapérouse, — visita l’archipel des Sandwich, Kamehameha régnait sur trois des districts d’Hawaii. Ce prince, dans lequel, — singulier effet de la promiscuité polynésienne, — deux souverains voulaient reconnaître leur fils, avait déjà livré de sanglantes batailles aux chefs qui avaient entrepris de contester ses droits à ce premier héritage. Ses armes étaient alors la massue de bois de fer et la lance garnie d’une double rangée de dents de requin. Kamehameha demanda au capitaine anglais des mousquets et de la poudre. Vancouver sut résister à ses importunités : mais le fils naturel du roi de Mawi ne tarda point à trouver des capitaines moins scrupuleux ; deux matelots européens qu’il avait retenus prisonniers combattirent à ses côtés et portèrent la terreur dans les rangs des indigènes. En 1796, l’archipel tout entier reconnaissait sa domination.

Kamehameha n’était point seulement un colosse dont la massue pouvait écraser la couronne sur la tête de ses compétiteurs : il possédait, avec les muscles de fer et les membres d’un géant, l’habileté cauteleuse et la subtilité tenace d’un homme qui avait dû gravir lentement les degrés du trône. Parvenu, à la suite de sept guerres sanglantes, au faite de la puissance, il n’abusa point de son triomphe. Il sut contenir les ressentimens des vaincus par sa fermeté vigilante et rendre la paix au royaume par une judicieuse clémence. Il mourut dans son palais d’Hawaii, composé de six huttes de paille, le 8 mai 1819. Une femme qu’il avait associée depuis longtemps à ses plus secrets desseins, Kaahumanu, issue du vieux sang des chefs hawaiiens, fit monter sur le trône l’héritier dont les dernières volontés du souverain lui avaient confié la tutèle ; mais elle se réserva la réalité du pouvoir.

Les coutumes primitives s’étaient maintenues presque sans altération durant le règne de kamehameha. Le tabou était encore, dans cette partie de l’archipel polynésien, la base du gouvernement et la loi suprême. Déjà cependant l’Evangile avait été apporté par les missionnaires anglais à Taïti, et le bruit de ce grand changement était arrivé jusqu’aux îles Sandwich. Les récits des Hawaiiens qui commençaient à visiter les archipels de l’Océanie sur les navires baleiniers, les railleries des étrangers qui venaient chercher à Honoloulou du bois de sandal, ne pouvaient manquer de porter aux vieilles superstitions de sérieuses atteintes, kaahumanu osa concevoir la pensée d’une révolution religieuse.

Quelques jours après la mort de Kamehamoha, le nouveau souverain des Sandwich, Liholiho, avait revêtu la pourpre hawaiienne, le manteau de plumes que le peuple honorait encore comme l’insigne de la suprême puissance. En présence des chefs et des prêtres rassemblés pour cette cérémonie, Kaahumanu invita le jeune roi à violer le tabou. À cette proposition, Liholiho ne put s’empêcher de reculer d’effroi ; mais le Rubicon était passé : Kaahumanu devait périr ou briser le joug qu’elle avait entrepris de secouer. Le souverain oublia dans l’ivresse ses scrupules et ses terreurs. Il viola le tabou, et le vieil édifice des rites hawaiiens s’écroula sous l’audace d’une femme.

Un chef releva l’étendard de l’idolâtrie. Il était jeune, courageux et rempli d’une sombre ferveur. Les prêtres l’entourèrent et lui promirent la couronne. À leur voix, une partie du peuple accourut sous la bannière rebelle. Les deux armées se rencontrèrent dans une des plaines d’Havaii. La victoire fut longtemps disputée ; le défenseur des dieux succomba enfin sous les coups des athées et des révolutionnaires. Le peuple se hâta de briser des idoles qui se montraient impuissantes à protéger leurs adorateurs. Toutefois ce scepticisme n’était qu’un premier pas vers des croyances nouvelles. Dépouillés de la loi de leurs pères, les naturels d’Hawaii subirent avec empressement le joug que leur apportèrent en 1820 les missionnaires des États-Unis. En quelques années, les îles Sandwich appartinrent au protestantisme. La conversion des principaux chefs et l’exemple tout-puissant de l’altière princesse qui avait la première osé violer le tabou amenèrent sur les bancs des écoles méthodistes des enfans et des femmes, des hommes dans la force de l’âge et des vieillards décrépits, troupeau d’aveugles habitués à marcher dans le sentier que choisissaient leurs maîtres. La Bible remplaça donc sans difficulté le tabou, et les commandemens de Dieu devinrent dans les îles Sandwich la base officielle de la morale publique. Peu de temps après, une constitution fut promulguée ; les droits des chefs et les charges de la classe laborieuse furent minutieusement définis, l’administration de la justice fut régularisée, et chaque année, vers le mois d’avril, on vit s’ouvrir à Honoloulou l’assemblée dans laquelle les principaux chefs, assistés de sept députés élus par le peuple, étaient admis à discuter les lois et à voter l’impôt. À l’abri de cette fiction, les missionnaires concentrèrent dans leurs mains les pouvoirs politiques et exercèrent sur la population un empire absolu. Un grave incident vint cependant les troubler dans la jouissance de leur rapide conquête. Deux prêtres catholiques débarquèrent en 1827 à Honoloulou et comptèrent bientôt dans la classe inférieure de nombreux prosélytes. Les missionnaires protestans parurent oublier dans cette circonstance les principes que leurs coreligionnaires avaient tant de fois invoqués. Apôtres de la liberté religieuse, s’ils n’armèrent point eux-mêmes la persécution contre une église rivale, ils négligèrent d’arrêter le cours des plus odieuses violences, et laissèrent le pouvoir temporel devenir le champion d’une intolérante orthodoxie. Il fallut que le pavillon français intervînt dans cette querelle et que nos frégates se chargeassent d’obtenir pour les habitans des Sandwich le droit - qu’on leur contestait - d’adorer le Dieu des chrétiens selon le rite des États-Unis ou suivant celui de l’église française. Les missionnaires protestans avaient prédit qu’en brisant l’unité religieuse de la monarchie hawaiienne, on allait jeter dans ces îles paisibles le germe de graves désordres et de dangereuses commotions. L’événement ne justifia point leurs prophéties. Les Sandwich purent compter vingt-cinq mille catholiques, sans que le successeur de Liholiho, le roi Kamehameha III, en fût moins solidement assis sur son trône, sans que les volontés de ses conseillers en fussent moins strictement obéies.

C’est une belle mission que celle qui attend nos navires dans ces mers lointaines, où on les voit trop rarement apparaître : ils n’y vont pas défendre les intérêts d’un étroit fanatisme ; ils sont chargés d’y protéger les droits les plus sacrés de la conscience humaine et de réclamer pour l’humanité tout entière la liberté de choisir ses autels et de chercher son dieu. Tel était le devoir qui avait conduit à diverses époques devant Honoloulou les frégates l’Artémise et la Vénus, les corvettes la Bonite et la Boussole, la Virginie et la Poursuivante, La Bayonnaise venait à son tour jeter l’ancre à l’entrée de ce port. Nous n’avions plus ni réclamations à faire valoir, ni griefs à redresser. M. le contre-amiral Le Goarant, qui nous avait précédés de quelques mois, s’était amplement acquitté de ce soin. Nous venions rappeler au gouvernement des Sandwich que la France ne perdrait jamais de vue cet important archipel, et que, sérieusement attachée à son indépendance, elle ne souffrirait point qu’une domination étrangère vint s’y établir sous le manteau de l’intolérance religieuse.

La Bayonnaise ne devait s’arrêter que quelques jours à Honoloulou, et nous vîmes arriver sans regret le terme fixé à notre mission. Des sentiers envahis par des flots de poussière, un peuple dans cet âge ingrat où les nations ont perdu la naïve élégance de leurs vieilles coutumes sans avoir eu le temps d’acquérir aucun des raffinemens de la civilisation, un gouvernement tremblant sous la férule des docteurs qu’il maudit et redoute, des trafiquans de tous les climats guettant de ce poste avancé l’occasion d’un voyage aux bords dorés de la Californie, telles étaient les séductions que la métropole des Sandwich pouvait nous offrir. Chaque matin, avant que le soleil eut rendu les quais poudreux d’Honoloulou et ses rues sans ombrage presque impraticables, nous venions débarquer au fond du canal qui serpente doucement entre deux longues chaînes de madrépores. Il était impossible de contempler sans intérêt l’activité de ce marché polynésien, dont les produits allaient incessamment s’échanger contre l’or du Nouveau-Monde. Des navires venant de San-Francisco, et prêts à repartir pour Hong-kong ou pour Calcutta, arrivaient à chaque instant sur la rade ; d’autres se lançaient sous toutes voiles dans la passe étroite qui s’ouvre entre les coraux, et jetaient aux Kanaks rassemblés sur le récif une amarre qui servait à les traîner jusqu’au milieu du port. Si nous nous détournions vers les rues adjacentes, nous y trouvions encore le mouvement d’une grande ville et l’empreinte bizarre d’une civilisation naissante : de nombreux cavaliers se croisaient sur la chaussée avec d’intrépides amazones dont les écharpes écarlates et les tresses de cheveux flottaient au vent. Ces hardies écuyères galopant à califourchon étaient, nous assuraient nos guides, des princesses ou des dames de haut lignage ; les cavaliers qui leur souriaient familièrement ou qui se hâtaient de les saluer jusqu’à terre étaient les descendans des vieux guerriers de Kamehameha, des chefs dont les pères avaient vu les navires de Cook et de Lapérouse. La face osseuse et la peau rouge de ces fonctionnaires hawaiiens juraient étrangement avec leur costume exotique : on eût dit Lucifer vêtu en gentleman et prêt à s’insinuer sournoisement dans un prêche. Les fonctionnaires indigènes des Sandwich, dût l’ombre de Kamehameha en gémir, n’ont pas d’autre ambition que de copier servilement les habitudes de leurs pasteurs ; ils s’appliquent à parler correctement l’anglais, devenu aux Sandwich la langue officielle et la langue commerciale ; ils commandent la milice ou recueillent les impôts, font adroitement et patiemment leurs affaires, prennent du thé deux ou trois fois par jour, et lisent avec la gravite convenable la Bible ou le Commun prayers, quand ils ne sont pas ivres.

Je ne voudrais point assurément méconnaître les bienfaits des missions protestantes : elles ont arrêté les peuples de l’Océanie sur le bord de l’abîme où cette race insouciante allait s’engloutir ; mais, en étudiant le nouvel état social des îles Sandwich, je me rappelais involontairement l’Indien des Philippines heureux et libre encore sous le joug de la loi qu’il confesse, trouvant dans les cérémonies du culte le plus cher de ses délassemens, dans les croyances de sa foi naïve moins de sujets de découragement que d’espoir. Ni le zèle ni la ferveur n’ont manqué aux missionnaires des Sandwich ; je crains qu’il ne leur ait manqué l’onction et l’indulgence. S’ils avaient fait un peuple heureux, j’applaudirais sans restriction à leur œuvre. Je me sens peu de sympathie pour la communauté maussade dont ils se sont contentés d’être les chefs.


IV

Le 4 juillet 1850, nous quittâmes avec joie la rade d’Honoloulou. Nous n’avions plus qu’une île à visiter dans l’Océan Pacifique ; mais cette île était Taïti. Située à huit cents lieues de l’archipel des Sandwich, entre le 17e et le 18e degré de latitude méridionale, la reine de l’Océanie, après vingt-huit jours de traversée, se montre enfin à nos regards. Ses sommets couronnés d’une verdure éternelle, ses rivages bordés de forêts de palmiers, au pied desquels le flot blanchissant vient mugir, n’ont pas trompé notre attente. Au milieu des pics qu’il domine, un piton plus hardi dessine sur l’azur du ciel cinq fleurons de basalte ; c’est le Diadème, dont le massif sépare la vallée de Papenoo de celle de Fataoua. Groupées autour de ce géant qui veille sur la vallée sainte, de nombreuses collines s’abaissent doucement vers la plage ; la rive s’arrondit comme une coupe d’agate qu’un bras invisible élèverait au-dessus des flots ; le récif qui la protège s’infléchit avec elle. L’œil suit complaisamment la mollesse de ces beaux contours et la frange d’écume qui les borde. Prêtez l’oreille, vous entendrez le bruit sourd de la vague qui vient se briser sur les madrépores et retombe incessamment dans l’abîme. Ne dirait-on pas l’aboiement irrité d’un cerbère, menace encore lointaine que le vent apporte au navire ? N’approchez qu’avec précaution de ces bords enchantés ; craignez l’écueil qui se cache sous ces eaux si bleues et en apparence si profondes. Attendez, pour serrer de plus près la côte, que vous ayez doublé la pointe Vénus et que les cocotiers de Matavaï balancent leur tête au-dessus du frais canal qu’ils ombragent. Ne cherchez point des yeux l’entrée du port, si une main amie ne vous la signale ; vous essaieriez probablement en vain de la découvrir. Au milieu du tumulte des brisans, n’apercevez-vous pas ce sillon immobile où le calme des cieux se reflète ? C’est la passe de Papeïti. Guidée par un pilote habile, la Bayonnaise s’engage sans crainte dans cette étroite coupure, anneau brisé de la chaîne qui entoure Taïti. Le vent d’une haleine plus fraîche a gonflé nos voiles ; notre ancre tombe au centre d’un bassin limpide. À notre droite, se déploie la ville, composée d’un seul rang de maisons ; notre poupe est tournée vers l’îlot de Motou-Outa.

Ce n’est pas dans ce port que vinrent aborder Wallis et Bougainville. Le havre de Papeïti n’était point encore découvert. Ces heureux navigateurs jetèrent l’ancre sur des rades moins sûres que celle qui venait de s’ouvrir pour la Bayonnaise ; mais combien leurs sensations durent être plus vives et plus neuves que les nôtres ! Un essaim de pirogues se jouait autour de leurs navires, des regards étonnés suivaient tous leurs mouvemens, un peuple simple et doux les accueillait comme des demi-dieux. Le sauvage et l’homme blanc étaient alors une merveille l’un pour l’autre. Les naturels de Taïti contemplaient avec une crainte respectueuse ces étrangers dont leur candeur s’exagérait la puissance ; le marin comparait avec envie sa rude et pénible existence aux jouissances faciles, aux plaisirs sans labeur d’un peuple qui semblait n’avoir jamais connu ni la contrainte ni le travail. Cette société primitive subsistait, malgré ses imperfections, par l’absence des besoins et par l’ignorance presque absolue de la convoitise. L’arbre à pain et le cocotier, les forêts de féi (bananier sauvage) portaient des fruits pour le peuple comme pour les plus grands chefs. La vie des Taïtiens était en réalité insouciante et facile. Une température constamment égale et modérée, un sol plus fécond que celui des îles Sandwich, une mer plus poissonneuse, leur faisaient des conditions d’existence moins pénibles et moins laborieuses qu’aux habitans de ce grand archipel. Aussi la poésie, fille des doux loisirs, mêlait-elle quelquefois ses inspirations à leurs fêtes et son rhythme gracieux à leurs amours. Le bonheur des Taïtiens n’était fait cependant que pour eux. Quel Européen aurait pu le goûter longtemps sans lassitude ? Ces enfans de la nature, étrangers aux passions qui s’allument dans nos cœurs, passaient sur cette terre comme des êtres plongés dans un demi-sommeil. Nulle inquiétude secrète n’aiguisait leurs désirs. Leurs appétits, aisément satisfaits, ne leur faisaient connaître ni les charmes ni les tourmens de la volupté. Ils arrivaient ainsi jusqu’au terme fatal sans regret des jours écoulés, sans souci des jours à venir, comme les feuilles que le vent roule sur le chemin, comme les vagues qui s’approchent insensiblement du rivage. L’arbre de la science porte des fruits amers, mais l’homme qui les a une fois approchés de ses lèvres aspire à des jouissances plus nobles que celles de cette existence apathique.

Le premier contact de la civilisation est presque toujours funeste aux peuples sauvages. Aucun d’eux n’a payé un plus terrible tribut à cette loi fatale que les heureux habitans de Taïti. Avant de les associer au bienfait de sa législation protectrice et de ses consolantes croyances, l’Europe leur apporta les fléaux qui dévorent et les vices qui dégradent. On vit dans l’espace d’un quart de siècle le chiffre de la population que, Cook avait porté à plus de 200,000 âmes, s’abaisser à moins de 7,000 habitans. Les plus riches districts de cette île féconde se trouvèrent transformés en déserts, et les goyaviers s’emparèrent des terrains qu’avait autrefois fécondés la culture. Les missionnaires protestans eurent la gloire de sauver les débris de cette race des fureurs de l’ivresse et des ravages de l’anarchie. Le roi Pomaré II, réfugié à Moréa, abjura entre leurs mains le culte des idoles. Les missionnaires l’aidèrent à remonter sur le trône, et, grâce à leurs conseils, vers la fin de 1815, la paix avait reparu à Taïti.

Le christianisme venait de triompher avec Pomaré II. Les fidèles du culte idolâtre firent de vains efforts pour atténuer les conséquences de leur défaite. La conversion des naturels eut l’entraînement d’une manifestation politique. Il n’y eut que les factieux et les esprits frondeurs qui persistèrent à méconnaître le Dieu qui avait donné la victoire au souverain légitime. Les nouvelles idées religieuses répondaient à un besoin réel. Les autels des idoles étaient renversés ; le peuple n’avait plus ni espoir ni terreurs ; tout frein avait disparu, toute poésie allait s’évanouir : le christianisme fut la planche de salut dans ce grand naufrage. Longtemps avant que la loi eût fait aux Taïtiens un devoir de se rendre au temple érigé par les missionnaires, l’attrait de la prière prononcée en commun les y avait attirés. Le nouveau culte leur rendait les réunions si chères à leur race, les chants religieux, les inspirations expansives dont ce peuple discoureur et bavard cherche avec ardeur l’occasion. Les beautés littéraires de la Bible, image d’une civilisation qui se rapprochait bien plus de l’état social des Taïtiens que du nôtre, exercèrent aussi sur ce peuple naïf leur charme irrésistible. Peu de jours suffisent pour apprendre à déchiffrer une langue qui ne possède que douze lettres juxtaposées sans aucune combinaison. Aussi la plupart des habitans de Taïti se trouvèrent-ils bientôt en état de lire eux-mêmes la traduction des livres saints que les missionnaires répandaient avec profusion dans les îles de la Polynésie. Leur langue gracieuse et simple se colora en quelques années d’une teinte biblique qui parut lui prêter de nouvelles douceurs, et le Cantique des Cantiques devint le thème inévitable de toutes les déclarations d’amour. C’est ainsi que le livre de Dieu prit insensiblement à Taïti possession des intelligences. À cette limite poétique devait s’arrêter l’influence morale du protestantisme. Les dogmes de la vie future, les menaces de châtimens éternels ou les promesses de récompenses infinies ne rencontrèrent de la part des Taïtiens qu’une souveraine indifférence. Ils écoutèrent avec leur indulgente bonhomie, sans les croire et sans les contester, les vérités austères qu’ils ne pouvaient comprendre. Les préceptes de la loi chrétienne n’avaient point la sanction de l’opinion publique. Des amendes rigoureuses et la délation organisée pouvaient seules leur assurer une obéissance apparente. Si l’on reportait sa pensée à l’état d’anarchie d’où les missionnaires protestans avaient tiré la société taïtienne, il fallait bénir leurs efforts ; mais la vieille civilisation, malgré ses abus, méritait bien encore quelques regrets, car elle n’avait fait place qu’à une civilisation incomplète. La supériorité incontestable des étoiles et des instrumens européens, la faculté de se les procurer par de faciles échanges, avaient causé la ruine de toute industrie indigène. On ne voyait plus les jeunes filles tisser sur leur métier le maro qui devait s’enrouler autour de leur ceinture ; les garçons ne battaient plus sur la pierre de basalte l’écorce du mûrier pour fabriquer la tapa ; ils ne creusaient plus les grandes pirogues avec lesquelles ils parcouraient jadis les îles de leur archipel. Ils achetaient des mousquets au lieu de fabriquer des casse-têtes, et poussaient le dédain des produits nationaux jusqu’à négliger d’enclore ou de cultiver leurs champs, pour se nourrir de la farine et du biscuit que leur apportaient les baleiniers. Jamais Taïti n’avait connu un pareil état d’oisiveté, jamais son sol complaisant et fécond n’avait été moins propre à nourrir une population nombreuse. À l’époque où fut proclamé dans les îles de la Société le protectorat de la France, l’influence des missionnaires protestans avait donc porté tous les fruits qu’on devait en attendre, et notre domination, admirablement assortie au caractère aimable, à la gaieté naïve de ces bons insulaires, pouvait avoir aussi sa mission providentielle.

Il ne faut point s’étonner cependant que cette substitution n’ait pu avoir lieu sans des luttes sanglantes et de tristes orages. La présence des Français à Taïti ne blessait point seulement les préjugés religieux des indigènes, elle alarmait aussi la vénération que les Polynésiens ont vouée de tout temps à leurs chefs. Il fallut donc combattre et conquérir pour notre drapeau le droit de cité dans l’Océanie. Si nous eûmes, durant cette période regrettable, des ennemis secrets et d’autant plus dangereux qu’ils agissaient dans l’ombre, nous eûmes aussi des alliés pleins d’ardeur qui nous apprirent à mieux apprécier les qualités d’un peuple spirituel et brave qu’on était parvenu à fanatiser contre nous. À Mahahena, sur les hauteurs de Hapapé et dans la vallée de Papenoo, nous vîmes des Taïtiens figurer dans nos rangs. Le premier qui gravit le pic de Fataoua fut un chef indigène. Une sorte de fusion s’établit entre les deux races sur le champ de bataille. La terre de Taïti nous devint plus chère par le sang que nous y avions versé et par les glorieux souvenirs qui peuplent encore chacun de ses vallons. Ce qui, dans la pensée de nos ennemis, devait ébranler notre complète lui apporta au contraire une consécration nouvelle. Les Indiens éprouvèrent le pouvoir de nos armes et se montrèrent touchés de notre clémence. L’intrépide gouverneur qui avait commencé la guerre eut l’honneur de la finir. Quand l’Uranie, portant le pavillon du contre-amiral Bruat, fit voile pour l’Europe au mois de décembre 1846, la tranquillité d’une île si longtemps bouleversée par les séditions était assurée, et l’esprit impressionnable du peuple taïtien se chargeait de défendre de l’oubli la gloire de nos compatriotes.

Ce fut un véritable bonheur pour nous, qui errions depuis tant de mois d’un rivage à l’autre sans jamais rencontrer le drapeau de la France, de pouvoir nous reposer enfin à l’ombre des couleurs nationales. Je comprends la prédilection de nos officiers pour cette colonie lointaine. Sur aucun point du globe, on ne pourrait trouver un climat plus salubre, des sites plus enchanteurs, une population plus aimable et plus douce. La végétation même semble, à Taïti, vouloir modérer sa force pour ne point étouffer les plantes nourricières. Les Taïtiens sont encore dignes d’habiter ce paradis terrestre. Ce ne sont plus sans doute les beaux sauvages de Cook ; ce ne sont point heureusement les gentlemen des îles Sandwich. On peut, au point de vue de l’art, regretter leur poétique nudité, leur élégant tatouage, coquetterie de l’homme pauvre et voile du paresseux qui ne savait pas fabriquer d’étoffes[6] ; mais on aurait tort de croire que cette race ingénieuse a perdu tout son charme en subissant l’empire de nos idées et de nos coutumes. Les femmes de Taïti surtout ont allié à leur grâce naturelle je ne sais quelle teinte légèrement spiritualiste qui contribue à rendre plus profonds et plus durables les attachemens qu’elles inspirent. Taïti n’offre au voyageur qui passe que le rebut de sa population : le colon qui s’y crée un loyer domestique s’étonne de trouver chez ces simples et naïves créatures un abandon plein de candeur, je dirai presque de pureté. L’affection des femmes taïtiennes qui ont pris au sérieux leurs unions morganatiques est douce et bienveillante comme leur sourire. Elles n’ont point les transports jaloux des femmes de Java : elles sont également éloignées de l’indifférence des Tagales de Manille. Elles ignorent les fureurs de l’amour, elles en possèdent toutes les délicatesses. J’ai tenu dans mes mains plus d’une lettre d’adieux dont la résignation touchante, — on en jugera par une citation, — eût attendri le cœur de don Juan lui-même.


« O mon bien-aimé, mon esprit est troublé maintenant, il ne peut s’apaiser ; il est comme l’eau fraîche et profonde qui ne dort jamais et s’agite pour trouver le calme. Moi, je suis comme la branche que le vent a brisée : elle est tombée à terre et ne pourra plus se rattacher au tronc qui la portait. Tu es parti pour ne plus revenir. Ton visage m’a été caché, et je ne le verrai plus. Tu étais comme la liane que j’avais fixée près de ma porte : ses racines s’enfonçaient au loin dans la terre. Mon corps voudrait te rejoindre, mais il cherche vainement à se transplanter ; il se brise et tombe comme la pierre qui roule jusqu’au fond de la mer immense. Oh ! mon ami, tel est mon amour, il est lié à moi comme ma propre vie.


« Salut à toi, ô mon petit ami bien-aimé, au nom du vrai Dieu, en Jésus le Messie, le roi de la paix. »

La langue taïtienne n’est point faite pour exprimer les idées fortes et sérieuses : elle se prête merveilleusement aux modulations de la poésie. Les anciennes chansons ne s’attachaient souvent qu’à rassembler à la suite l’un de l’autre des mots harmonieux. Le rhythme musical semblait être dans ces compositions le seul souci du poète ; c’était aux auditeurs de trouver dans les phrases décousues dont une accentuation chantée indiquait soigneusement la cadence une allusion lointaine ou une allégorie. Quelquefois cependant une pensée inspirée par l’amour venait éclore dans le cerveau du poète et donnait un sens plus précis aux mélodies que le peuple répétait en chœur. Le plus souvent la grâce des vers taïtiens était involontaire ; on eût pu adresser aux bardes qui les avaient composés ce couplet que les jeunes filles de Papeïti aiment encore à s’entendre redire :


« La fleur des collines répand son parfum sans avoir de but : — l’oiseau qui chante ne sait point si on l’entendra. — Ainsi ta beauté, sans que tu y songes, s’exhale de toi comme un parfum. »


Au milieu de ces chants, si vagues dans leur expression, inégal et timide effort d’une veine paresseuse, on s’étonne d’entendre résonner parfois comme une épithète homérique. Chacune des îles de l’archipel dans les chansons des Taïtiens a son surnom qui presque toujours l’accompagne. C’est Raiatéa à la jambe molle, Borabora à l’aviron silencieux, Huahiué qui s’entête à la danse.

Taïti était la Lesbos et non la Sparte de l’Océanie ; elle avait plus de chants d’amour que de chants de guerre. Les îles Sandwich, les îles Viti préféraient l’épopée à l’idylle. Les îles Tonga redisaient sur un mode attendri les plaintes maternelles de leur reine Fiti-Maou-Pologa, dont le fils fut emporté par les vents loin de son île natale. Sa pirogue, longtemps errante sur des flots inconnus, aborda enfin aux rivages de Samoa. Un songe avait rassuré la reine, mais n’avait point consolé sa douleur. Chaque matin, elle venait s’asseoir sur la plage, et les yeux tournés vers le nord elle donnait un libre cours à son affliction.


« Regardez, disait-elle, le nuage du matin se lève. — Où repose ce nuage vermeil ? — Est-ce sur la baie d’Oneata ? — cette baie où est à présent mon fils ! — mon fils chéri est loin de ma maison ! — Que mes larmes soient un océan ! — Mon fils est allé jusqu’à Samoa. — On dit qu’il joue aux boules sur le bord de la mer. — C’était un enfant qui gagnait tous les cœurs ; — il était comme le tiaré[7], — dont le parfum apporté par les vents - réjouit au loin le voyageur qui passe ! »


La souveraine de Taïti, Pomaré, n’a jamais, comme la reine des Tonga, composé de vers ; elle aime à réciter ceux que, dès son enfance, lui ont appris ses folâtres compagnes. Vous l’entendrez souvent murmurer de ces mots sans suite qui tombent mollement en cadence, dont le sens échappe à votre esprit, mais caresse en secret les souvenirs de la reine. Cette princesse, qui, par ses terreurs et ses indécisions, faillit perdre sa couronne et mit un instant en péril la paix du monde, qui eut une folle jeunesse et une maturité soucieuse, qui, plus calme, aujourd’hui, ne veut vivre désormais que pour ses enfans, héritiers de Taïti et des Pomotou, de Raiatéa, de Borabora et de Huahiné, — cette reine en un mot sur laquelle ont été fixés pendant quelques mois les yeux de l’Europe, voulut bien honorer notre corvette de sa visite. Nous la reçûmes avec les égards et le cérémonial qu’on n’accorde en Europe qu’aux têtes couronnées. Le canon gronda aussitôt qu’elle parut sur la plage ; lorsqu’elle posa le pied sur le pont de la Bayonnaise, la musique l’accueillit par les airs qu’elle aimait. Elle occupa, pendant le dîner qui lui fut offert, un fauteuil élevé sur une large estrade. Admis à bord de la corvette, les Taïtiens purent contempler leur reine dominant ses botes étrangers de toute la hauteur de ce trône. Pomaré fut sensible à tant d’attentions. Son visage basané se dérida pour nous. Elle resta longtemps à bord de la corvette et voulut, avant de partir, poser sa couronne de fleurs sur un front qui s’inclina gaiement pour subir ce modeste diadème. — Le volage époux de Pomaré, Arii-Faite, ne sut exprimer ses sensations que par un appétit digne de Gargantua ; mais parmi les princesses qui avaient suivi leur grave souveraine, nous trouvâmes de plus agréables convives. La jeune Aïmata[8], compagne destinée par la reine à l’héritier du trône ; Arii-Taïmai[9], majestueuse beauté d’un âge déjà plus mûr, se montrèrent naïvement heureuses de la fête à laquelle on les avait conviées. Lorsqu’au milieu d’une pluie de feu tombant du haut des vergues elles descendirent dans le canot qui les attendait le long du bord, elles semblaient regretter la discrète prévoyance qui abrégeait pour elles les plaisirs de cette longue soirée.

J’aurais mauvaise grâce à protester contre l’enthousiasme que les femmes de Taïti ont inspiré à tant de voyageurs. Leur gaieté sans malice et leur sourire candide sont pourtant, selon moi, leur plus grand attrait. Après avoir parcouru près de la moitié du monde, je me trouvais encore de l’avis des aimables princesses qui venaient de nous quitter et dont j’admirais intérieurement le bon goût : ce ne sont, me disais-je avec elles, ni les Chinoises, ni les Malaises, ni les Polynésiennes, ce sont les femmes françaises qui sont jolies, vahiné farani ménéné ; mais quelle que puisse, être mon opinion sur la beauté des femmes de l’Océanie, je ne m’en intéresse pas moins à l’avenir d’une race qui sait allier les plus nobles aux plus doux instincts. Dans la plupart de ces archipels semés au milieu de la Mer du Sud, vous trouverez un peuple brave sans férocité, aussi prompt à pardonner les offenses qu’à les ressentir, amoureux des longs discours et des chants mélodieux, fait pour les hasards de la guerre comme pour les loisirs de la paix, ennemi de toute contrainte et plus capable peut-être de vertu que d’hypocrisie. Si ce n’est point à nous que l’avenir réserve la tutèle de ces populations, puisse du moins le ciel leur envoyer des maîtres indulgens ! La domination qui voudrait assujettir brusquement au travail ou à la vertu une race habituée à vivre d’air et de liberté, qui tenterait de ruiner la joyeuse insouciance de ce peuple, lui ravirait du même coup le souffle qui l’anime. Que notre civilisation se montre donc une fois réellement bienfaisante envers ces pauvres sauvages qu’elle a si souvent entrepris de moraliser et qu’elle n’a jusqu’à présent réussi qu’à détruire !

Des complications politiques que le gouverneur des îles de la Société parvint à dénouer sans notre concours nous retinrent pendant près d’un mois dans le port de Papeïti. Le moment arriva enfin où il nous fut permis de poursuivre notre voyage. Le 21 août 1850, dès la pointe du jour, nous étions en dehors des récifs. La brise du matin nous abandonna quand nous avions encore en vue les navires mouillés sur la rade ; mais bientôt les vents alisés vinrent enfler nos voiles. Les sommets de Taïti s’abaissèrent l’un après l’autre sous l’horizon, ceux de Moréa ne tardèrent pas à disparaître ; avant le coucher du soleil, la Bayonnaise n’avait plus devant elle que les vastes solitudes de l’Océan Pacifique. Cinquante-trois jours nous suffirent pour doubler le cap Horn et atteindre la haie de Rio-Janeiro. Le vent nous secondait ; la Bayonnaise semblait avoir des ailes. Tout retard désormais nous était importun. Nous n’eussions point touché sur les côtes du Brésil, si les instructions du ministre de la marine ne nous en eussent fait un devoir. Nous résolûmes du moins de ne pas nous y arrêter. Le 19 octobre, nous bordions nos huniers pour un dernier appareillage, et le 6 décembre 1850, après avoir coupé six fois l’équateur, après avoir parcouru près de vingt-six mille lieues, nous laissions tomber l’ancre sur la rade de Cherbourg, que nous avions quittée au mois d’avril 1847.

Près de trois années se sont déjà écoulées depuis le retour de la Bayonnaise au port ; mais, grâce à la fidélité d’affectueux souvenirs, je ne suis point resté complètement étranger aux événemens qui se sont accomplis pendant ces trois ans dans les mers de Chine. Je pressentais que l’extrême Orient ne tarderait point à attirer encore une fois les regards de l’Europe. La fièvre révolutionnaire semble agiter enfin ce monde impassible. Une troupe de bandits rassemblés par la famine a pris en quelques mois vis-à-vis du gouvernement de la Chine les proportions d’une armée de rebelles. La faiblesse de ce gouvernement est parvenue à transformer des projets de pillage en projets politiques, et la bannière d’un prétendant a flotté un moment sur les murs de Nan-king. Quelle sera l’issue d’un conflit auquel le peuple n’a point encore pris part ? Les descendans de Kang-hi iront-ils rejoindre les fils de Gengis-Khan dans les vastes déserts de la terre des Herbes ? La Chine verra-t-elle, ainsi que le proclament les insurgés, le retour de ces temps heureux où des mandarins intègres n’accordaient le bouton académique qu’aux veilles studieuses des lettrés ? Est-ce Confucius qui va triompher de Bouddha et de Lao-tseu ? — Je me garderai bien de prédire le jour où la dynastie Taï-tsing devra se résigner à descendre du tronc ; la route est encore longue des bords du Yang-tse-kiang à Pe-king. Si la révolte cependant continuait ses progrès, si les succès des insurgés finissaient par provoquer un véritable mouvement national, on serait en droit d’attribuer à la crise ainsi agrandie la portée d’un événement providentiel. Les peuples n’errent point éternellement dans le même sentier. Ce ne serait pas le règne des traditions antiques, mais des destins inconnus qui s’ouvriraient alors pour la race chinoise. Nos enfans assisteront probablement à d’étranges métamorphoses. Les distances s’effacent, les nations insensiblement se confondent. Quand des navires à vapeur remonteront le cours du Yang-tse-kiang et du Houang-ho, quand des chemins de fer sillonneront le territoire céleste et pénétreront jusqu’au cœur du Thibet, Bornéo et Célèbes, Mindanao et la Nouvelle-Guinée ne manqueront plus de bras pour exploiter les richesses de leur sol. Des bords de la Californie aux cotes du Camboge s’étendra tout un monde, plus fécond et plus prospère peut-être que notre vieille Europe. Je me félicite d’avoir pu visiter, avant une transformation qui semble inévitable, ces parages reculés, cette immense arène ouverte à l’activité des générations futures. Si j’ai pu supporter sans trop d’amertume les incertitudes d’un exil de quatre ans, c’est à l’intérêt éveillé en moi par ces régions lointaines de l’extrême Orient que j’en dois rendre grâce, c’est aussi, — dois-je l’ajouter en finissant ? — aux compagnons de voyage qui ont partagé avec moi les épreuves et les fatigues d’une si longue campagne. De tous les souvenirs que je veux conserver des jours que nous avons passés ensemble, celui de leur amitié, — qu’ils n’en doutent jamais, — sera le dernier à s’effacer de ma mémoire.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la livraison du 1er mai.
  2. L’Ile Pounipet fut visitée en 1840 par la corvette la Danaïde, que commandait alors M. Joseph de Rosamel. Deux officiers de ce bâtiment levèrent le plan de l’île, et l’un d’eux, M. Garnault, recueillit sur les traditions et les mœurs des peuples carolins de curieux renseignemens qu’il a bien voulu me communiquer. Parmi ces traditions, il en est une surtout qui semblerait assurer à l’île Pounipet la triste célébrité d’avoir été le lambeau des derniers délais de l’expédition de Lapérouse. — On sait qu’après avoir Interrogé avec un soin religieux les souvenirs des vieillards de Vanikoro, le capitaine Dillon et le commandant Dumont d’Urville crurent pouvoir affirmer que les équipages des deux corvettes de Lapérouse n’avaient pas péri tout entiers sur l’île dont les récifs avaient brisé leurs navires, un certain nombre d’hommes s’étaient embarqués dans une chaloupe qu’on avait mis six mois à construire. Cette embarcation avait dû, suivant les uns, se diriger sur les Moluques ou sur les Philippines ; d’autres inclinaient à penser qu’elle avait pu faire route vers les îles Mariannes. Cette dernière supposition, pour des raisons toutes nautiques qu’il serait trop long de déduire, m’a toujours paru la plus probable. Quoi qu’il en soit, la chaloupe partit de Vanikoro, et les naufragés laissés en arrière n’eueurent jamais de nouvelles. Sur quel point de l’Océanie avait péri cette embarcation ? Le récit du naufrage d’une chaloupe montée par des hommes blancs qui s’était échouée, disaient les habitans de Pounipet, sur les récifs de leur île il y avait une soixantaine d’années, éveilla l’attention des officiers de la Danaïde, qui finirent par apprendre que dans cette chaloupe se trouvait un pierrier marqué d’une fleur de lis. Les blancs avaient longtemps résisté aux attaques des insulaires, mais ils avaient enfin été surpris au milieu de la nuit et massacrés jusqu’au dernier. Le pierrier demeura comme un trophée dans l’île. Un navire de commerce anglais l’avait emporté, disaient les habitans, peu de mois avant le passage de la Danaïde. Si l’on jette les yeux sur la carte, on verra quel degré de probabilité acquiert la version qui, d’après ce récit, placerait à Pounipet le second et dernier naufrage des compagnons de Lapérouse se dirigeant vers les Mariannes. Tracez une ligne de Vanikoro aux Mariannes, vous verrez qu’elle passe au milieu de l’archipel des Carolines, à cent lieues environ de Pounipet. Cette erreur de cent lieues s’expliquerait aisément, car les Français avaient dû tenir compte de la régularité des vents alisés et des courans qu’ils avaient observés déjà dans l’Océan Pacifique. Ils avaient donc probablement gouverné depuis leur départ bien à l’est du point qu’ils voulaient atteindre.
  3. Kanaks, mot dérivé du dialecte havaiien, qui signifie hommes ; on l’emploie pour désigner en général les habitans des îles de la Polynésie.
  4. La popoïe, servie d’ordinaire sur une feuille de bananier, n’est que le fruit de l’arbre à paie pétri avec de la noix de coco. On forme de ce mélange une énorme boulette au milieu de laquelle chaque convive trempe alternativement ses doigts.
  5. Voyez la livraison du 15 janvier 1852.
  6. Telle est la gracieuse excuse que les Taïtiens convertis au christianisme ont su trouver pour cette coutume païenne.
  7. Le tiaré est la plante que les botanistes anglais ont nommée le gardenia, et dont les femmes polynésiennes mêlent, à cause de son odeur suave, la fleur à leurs cheveux.
  8. Aïmata, en taïtien, qui mange les yeux.
  9. Arii-Taïmai, la princesse qui pleure.