L’Empereur Soulouque et son empire
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 10 (p. 459-501).
◄  V
VII  ►

LA


REPUBLIQUE DOMINICAINE


ET


L'EMPEREUR SOULOUQUE.




DEUXIEME PARTIE.[1]




III. - LES SEYBANOS. - LA NAISSANCE D'UNE NATION.

Le Seybo, vaste canton au sud-est de la partie espagnole de Saintdomingue, est habité par une peuplade de pasteurs descendans des premiers colons, et qui, à l’imitation de ceux-ci, gardent leurs troupeaux à cheval et la lance en arrêt, comme s’ils avaient encore à les défendre contre ces loups humains appelés boucaniers. Dans l’isolement de cette existence demi-sauvage, demi-guerrière, les Seybanos sont restés des Espgnols du XVIe siècle. Religieux jusqu’au fanatisme, galans jusqu’à la chevalerie ; braves jusqu’à la démence ; ils ont des oraisons pour tous les saints, des complimens rimés pour toutes les femmes et des coups de sabre pour tous les embarras de la vie, soit lianes barrant leur chemin, soit ennemis traversant leurs intérêts, soit fâcheux dérangeant leurs amours. Ce sabre, appelé machete et assez semblable à nos anciens sabres de cavalerie légère, ne quitte jamais l’habitant du Seybo, qu’on nomme indifféremment dans l’île seybano ou machetero. Les Seybanos le manient avec une égale adresse de la main droite et de la main gauche, et telle est la sûreté de coup d’œil de ces sabreurs formalistes, que pas un tribunal au monde n’égalerait en précision la justice distributive du machete, depuis la botte à fond des cas graves jusqu’à la simple boutonnière destinée à raccrocher l’un à l’autre deux amis en délicatesse. Un coup de sabre est encore une façon honnête de se saluer. Deux intimes, deux compadres, qui se retrouvent dans les savanes après une longue séparation, dégainent en s’apercevant, et ce n’est qu’après avoir échangé la légère entaille de l’amitié qu’ils mettent pied à terre pour s’embrasser et se demander des nouvelles de leurs femmes, et de leurs taureaux. À quatorze ans révolus, le fils reçoit le machete des mains de son père. Quant à l’étroit ceinturon de coton blanc auquelle machete doit être suspendu, c’est l’affaire du fils, qui se met aussitôt en quête une novia (fiancée) disposée à filer, à tisser et à broder ce ceinturon, cadeau habituel des noces.

Ce talent de simplification qui sait résumer dans le machete la plupart des nécessités sociales suit partout le Seybano. — Veut-il savoir l’heure ? Son doigt se ploie à angle droit sur la pomme de sa main tendue horizontalement, et l’ombre répond. Sa guitare est-elle fêlée ? une calebasse adroitement montée sur un manche la remplace. Transporte-t-il des voyageurs inhabiles à la nage ou peu familiarisés avec les caïmans ? il noue aux x quatre coins la peau de bœuf qui sert d’enveloppe aux bagages, et les rivières sont franchies sur ce canot improvisé, qui, un peu plus loin, se transformera en tente ; ainsi de suite. Un commun dédain des superfluités de la vie, la fraternité du machete, ce respect qu’a volontiers pour chacun quiconque sait se faire respecter de tous, ont confondu, les rangs dans cette petite société semi-chevaleresque, semi-patriarcale, où l’autorité du maure devient protection, et la dépendance du serviteurr dévouement.

C’est parmi ces pâtres guerriers, groupés par centaines : autour des chefs de hatte (maîtres-pasteurs), que Juan Sanchez, Seybano lui-même, recruta, je l’ai dit, le noyau de l’insurrection de 1808, et c’est encore de là que devait sortir la première armée dominicaine.

Au moment de la chute de Boyer, les chefs de batte les plus opulens et les macheteros les plus renommés du Seybo étaient deux frères jumeaux, don Pedro et don Ramon Santana, si parfaitement ressemblans que, si l’un d’eux eût dégaîné sans se nommer, l’adversaire se fût borné à comprendre qu’il avait affaire au machete d’un Santana, sans savoir si ce machete était celui de Pedro ou celui de Ramon. Les deux frères allaient deux ou trois fois par an à Santo-Domingo vendre leur bétail et acheter denrées et des vêtemens pour leurs nombreux serviteurs, car dans le Seybo les gages sont payés presque entièrement en nature. De ces rares contacts avec la tyrannie de l’ouest, qui n’osait guère s’aventurer dans le Seybo et ne leur paraissait que plus choquante par le contraste, les Santana rapportaient des vœux chaque fois plus ardens de liberté, et les paroles qu’on leur surprenait, circulant de hatte en hatte au galop des chevaux sauvages que montent les pasteurs, allaient accroître dans cette population disséminée l’impatience d’un signal.

En sa qualité de chef d’opposition, Hérard-Rivière ignorait moins que d’autres ces dispositions, que naguère il avait lui-même flattées. Aussi jugea-t-il prudent, dès sa première tournée dans l’est, d’enlever les deux Santana, et avec eux les frères Alfau, hattiers non moins influens, et qui étaient considérés comme le bras du complot, d’ailleurs purement moral jusque-là, dont les premiers étaient la tête. Les quatre prisonniers avaient quelques bonnes raisons de croire qu’Hérard les ferait fusiller en arrivant à Port-au-Prince ; mais la préoccupation bien naturelle où cette perspective les jetait chemin faisant semblait beaucoup plus prononcés chez Ramon Santana que chez ses compagnons, au grand étonnement de ceux-ci, qui croyaient Ramon beaucoup moins impressionnable. Tout d’un coup son visage s’éclaircit, et il dit à voix basse : — J’ai trouvé moyen de vous sauver !

— Quel est ton moyen ?

— Rien de plus simple : ce soir, à la halte de nuit, je tirerai un coup de pistolet sur Rivière, et, à la faveur du tumulte, vous échapperez bien certainement tous trois.

— Et toi ?

— Moi ?… Eh bien ! je… je resterai, dit Ramon, qui, en ruminant son plan, avait songé à tout le monde, sauf à lui-même.

— Ceci n’est qu’un enfantillage, dit à son tour Pedro Santana. Il faut que nous nous sauvions, j’en conviens, mais tous les quatre ensemble, et je m’en charge.

Pour la première fois, depuis quarante-deux ans que leur mère les avait mis au monde, les deux Santana cessaient de se rassembler. C’est l’obscur dévouement du soldat qui venait de parler par la bouche de Ramon, et c’est la prévoyance du chef, ne livrant au hasard rien de ce qui peut lui être disputé, qui parlait par la bouche de Pedro. Il tint parole. Dès la première nuit, don Pedro sut si bien faire coïncider, à un moment donné, les chances partielles de salut qu’offraient tour à tour aux prisonniers l’obscurité, les accidens du sol et la lassitude distraite de leur escorte, que tous quatre parvinrent à se glisser hors du campement. C’est là toutefois que les véritables difficultés commençaient. En quelques secondes, l’ennemi avait pris l’alerte, et, vu la disposition des lieux les quatre fugitifs ne pouvaient guère échapper à la battue générale qu’allait immanquablement ordonner Hérard-Rivière. En effet, de patrouilles d’infanterie et de cavalerie furent aussitôt envoyées dans toutes les directions, — dans toutes, hormis celle de Port-au-Prince, Rivière, ayant fait ce calcul très juste que des gens pu décampaient pour n’être pas fusillés avaient intérêt à mettre la plus grande distance possible entre eux et : l’endroit où l’on devait les fusiller. Or, c’est précisément cette direction-là que don Pedro avait prise, d’après ce calcul non moins juste, que le côté le moins menacé est ordinairement le plus mal gardé. Aux abords de Port-au-Prince, don Pedro et ses compagnons obliquèrent brusquement vers les mornes, et un long détour les ramena jusqu’au cœur de Seybo, où le gouvernement de Port-au-Prince jugea prudent de les oublier. On ne les oubliait pas ailleurs.

Les meneurs de la prochaine insurrection s’étaient, comme d’usage, divisés en deux partis : le parti des hommes d’organisation et le parti des bavards. Le deputé Baez était à la tête du premier, et un certain Jimenez, que nous verrons jusqu’au bout jouer un fort triste rôle, à la tête du second. Persuadé que, s’il suffit de quelques beaux discours pour faire des révolutions, il faut quelque chose de plus pour les soutenir, surtout quand en a affaire à un ennemi six fois plus nombreux et trois fois moins disséminé, Baez voulait, on l’a vu, avant d’agir, attendre la décision de la France et laisser aux Santana le temps de constituer un noyau d’armée ; mais Jimenez, impatient comme tout poltron qui se sent une fois par hasard en veine d’audace, et qui a hâte d’en trouver l’emploi, convaincu surtout que si l’insurrection dominicaine avait une armée et un général avant d’avoir un gouvernement, le pouvoir appartiendrait de droit et de fait à qui viendrait apporter le salut, Jimenez, disons-nous, s’était prononcé pour l’insurrection immédiate. Baez se rendait en toute hâte à Santodomingo pfour prévenir cette folie, lorsqu’il fut arrêté en chemin par Jimenez, qui, pour cette expédition, ne s’était pas fait suivre par moins de trois cents hommes, et qui, une fois maître du terrain, donna le signal du soulèvement. J’ai dit comment l’intervention officieuse de M. Juchereau de Saint Denis et la présence d’esprit de son chancelier sauvèrent la ville de Santo-Domingo des conséquences de ce coup de tête.

Cependant le quart d’heure de la réflexion arriva pour la coterie Jimenez. Le président Hérard-Rivière s’avançait vers Santo-Domingo à la tête d’une trentaine de mille hommes, divisés en deux corps, qui, pénétrant dans la partie espagnole, l’un par le sud, l’autre par le centre, devaient faire leur jonction à Azua, et rien n’était encore organisé pour la défense. Par bonheur, le député Pimentel, à la tête d’une poignée, de braves gens, réussit à gêner suffisamment la marche de la talonne expéditionnaire du sud pour que la colonne du centre, commandée par Hérard-Rivière, arrivât seule à Azua. Don Pedro Santana fit le reste.

Celui-ci avait été d’abord tenté, en apprenant les événemens de Santo-Domingo, d’aller délivrer sur l’heure son ami Baez, et de couper par la même occasion les oreilles à l’imprudent et bavard Jimenez ; mais, réfléchissant que le plus pressé était de repousser Hérard, il convoqua la hâte les bergers disséminés dans le Seybo, et parvint, avec l’aide de son frère et des frères Alfau, à en réunir à temps un millier qu’il dirigea sur Azua. Quand il y arriva, sa petite armée, s’élevait déjà à près de mille cinq cents hommes, dont quelques-uns seulement avaient pu se procurer des fusils. Le plus grand nombre n’étaient armés que de lances, de sabres ou de simples bâtons. L’ennemi ne tarda pas à se présenter, et les Dominicains, ayant supputé les forces noires, conclurent à l’unanimité de cet examen que, pour égaliser les chances ; il fallait nécessairement que chacun d’eux se battît comme dix, puis ils crièrent sur toute la ligne : Viva la virgen Maria y republica dominicana ! Hérard répondit par une attaque générale. Il fut vigoureusement repoussé, et s’il resta par le fait maître d’Azua, où la colonne retardataire put le rejoindre, c’est que les Dominicains trouvèrent plus avantageux d’aller attendre les Haïtiens dans les défilés qui défendent les approches de Santo-Domingo.

Hérard accusa ouvertement la France du succès de ceux qu’il appelait encore des Haïtiens rebelles, mais qui avaient bien décidément conquis leur nouveau nom de Dominicains. Le contre-amiral de Mosges eut un moment bonne envie de justifier ces accusations ; il se borna cependant au rôle de médiateur. S’étant rendu au quartier-général d’Azua, il fut invité à passer en revue l’armée haïtienne, et dit nettement à Hérard qu’elle serait écrasée au passage d’un défilé qu’il lui désigna. Hérard crut que le contre-amiral faisait allusion à une intervention possible de l’escadre française, qui, hasard ou calcul, se trouvait postée de façon à balayer au besoin ce passage Le contre-amiral n’eut garde de tranquilliser son interlocuteur, et les considérations d’humanité qui imposaient à M. de Mosges cette tactique n’étaient pas puisées dans l’intérêt seul des Dominicains. À la défaite d’Azua avait, en effet, succédé une véritable déroute morale. Les soldats d’Hérard désertaient chaque jour par centaines, et les mesures draconiennes qu’il avait décrétées, soit contre les déserteurs, soit contre tout Haïtien valide qui ne se rendrait pas sous les drapeaux, n’avaient servi à accélérer cette désorganisation en suscitant dans l’ouest une opposition déjà plus forte que le gouvernement. Hérard le comprenait tout le premier : avancer, c’était risquer d’arriver presque seul au cœur du territoire ennemi ; mais aussi comment reculer ? Comment se présenter en vaincu devant cette constituante qui l’eût à peine accepté vainqueur ? Il prit donc le parti de ne pas bouger de son quartier-général d’Azua en attendant que Pierrot, qu’il avait mandé et qui arrivait par le nord à la tête de dix mille hommes, fût venu le renforcer.

Pierrot pénétra sans coup férir jusqu’aux portes de Santiago, où il comptait recueillir en passant un facile butin, mais où l’attendait une épouvantable boucherie. La ville de Santiago était couverte, du côté par où venaient les dix mille hommes de Pierrot, par un fourré épineux de campêche, où l’on ne pouvait pénétrer que par trois sentiers. Quelques colons européens comprirent que le salut de la ville était là. Ces colons étaient trois Français : Imbert, planteur ; Pelletier de Saint-Fargeau, neveu conventionnel, et Perrin, ancien élève de l’école polytechnique[2] ; plus un Suisse, dont je regrette de ne pas savoir le nom.

Par leurs conseils et sous leur direction, une redoute fut improvisée au débouché de chacun des trois sentiers. À force de chercher, on déterra quelques vieux canons, tellement endommagés par la rouille, que le meilleur devait crever au second ou au troisième coup, et que les boulets de leur calibre n’y pouvaient plus pénétrer. On les monta, en guise d’affût, sur des supports immobiles en forme de X ; on les bourra, jusqu’à la gueule de pierres, ferrailles, boulets dépareillés, et le Suisse, ancien artilleur, se chargea courageusement de pointer ces malheureux canons, beaucoup moins redoutables pour les assiégeans que pour les assiégés. Les quelques habitans qui possédaient des fusils avaient été disposés en tirailleurs.

Les éclaireurs de l’armée de Pierrot débouchèrent par les sentiers dont je viens de parler : à mesure qu’ils se détachaient de ce cadre étroit, les balles dominicaines les clouaient sur place. Le Suisse voulut, par la même occasion, essayer ses canons, et ceux qui n’éclatèrent pas, hâtons-nous de le dire, firent merveille. Telle était la justesse de son tir, qu’il désignait d’avance et à coup sûr le but où il allait frapper. Tout autre que Pierrot eût compris la nécessité de ne pas s’engager plus avant dans ces défilés, où l’impossibilité de faire marcher cinq hommes de front anéantissait l’avantage du nombre, et de tourner le bois ; mais Pierrot ne se crut pas obligé à tant de façons vis-à-vis d’ennemis qui avaient mille fois moins de cartouches qu’il n’avait d’hommes, et il ordonna une attaque en masse.

L’armée noire s’avança donc au pas de charge par l’étranglement qui conduisait à chaque redoute, c’est-à-dire dans l’axe même du feu des batteries ; on devine le reste. « Ce n’est pas moi qui pointe, ce sont eux qui se pointent ! » disait le Suisse émerveillé, et chaque boulet, chaque éclat de mitraille mordaient des files entières, ne s’arrêtant dans leur œuvre de destruction qu’après s’être graduellement amortis sur cinquante poitrines. Dans l’intervalle des détonations, de longs tronçons saignans de l’armée noire parvenaient cependant à atteindre la partie découverte du terrain ; mais telles étaient ou l’ardeur de l’attaque, ou la stupeur dont cette rude réception avait frappé les Haïtiens, qu’au lieu de se déployer alors en toute hâte, ils continuaient de marcher en colonne serrée vers chaque batterie qui les enfilait à bout portant. Une panique affreuse finit par s’emparer de ce qui restait des dix mille hommes de Pierrot. Ils refluèrent en tumulte vers les étroites issues qui leur avaient livré passage, et où la mitraille déchiqueta, durant quelques minutes ; ce peloton humain. Un épisode moins sanglant, mais non moins caractéristique, se passait à quelques lieues de Santiago. La flottille haïtienne, qui combinait ses mouvemens avec ceux de la colonne de Pierrot, était en vue de Puerto-Plata, et pouvait d’un moment à l’autre débarquer un corps ennemi sur les derrières des Dominicains. Or comment engager un combat naval sans bâtimens ?… A l’impossible nul n’est tenu, et, faute de bâtimens, les Dominicains prirent la flottille haïtienne à la baïonnette. Pour s’expliquer cette invraisemblance, il faut savoir que la marine militaire d’Haïti est elle-même quelque chose de fort invraisemblable. Ses officiers, depuis l’enseigne jusqu’à l’amiral, sont recrutés dans l’armée de terre, et la plupart ignorent jusqu’au nom des instrumens nautiques les plus usuels[3]. Le commandant d’un des navires haïtiens (c’était, je crois, l’amiral Cadet Antoine en personne), calculant sans doute, à son point de vue de fantassin, que plus on est éloigné de terre plus on risque de se noyer, voulut, s’en rapprocher, et il s’en rapprocha tellement qu’il s’engagea sur un fond de roches. Il fit aussitôt des signaux pour arrêter le reste de la flottille qui le suivait. Les autres bâtimens, ne comprenant pas ces signaux, ne furent que plus pressés d’arriver pour savoir ce qu’on leur voulait, et tous vinrent échouer sur le même fond, où un détachement d’infanterie les prit d’assaut. Pierrot se consola de sa défaite, on s’en souvient, en allant se proclamer président dans le nord, ce qui fut le signal de la déchéance d’Hérard. Souffran fut chargé de ramener d’Azua le reste de l’armée noire, qui marqua, comme toujours, sa retraite par le pillage et l’incendie.

Cette fabuleuse résistance de deux ou trois mille hommes contre la triple invasion d’un ennemi dix fois plus fort s’expliquait par l’insuffisance même de leurs ressources. Abondamment pourvus de fusils et de munitions, les Dominicains auraient moins compris la nécessité de ces terribles charges à l’arme blanche, dont l’audace et l’imprévu avaient déconcerté à Azua les masses haïtiennes et neutralisé la moitié de leur supériorité matérielle. Le président Hérard, au lieu d’attendre des renforts, aurait pu se porter précipitamment vers Santo-Domingo, où il serait arrivé, sinon sans coup férir, du moins avec toute son armée, car les soldats, urne fois engages au cœur du pays, n’auraient pas osé déserter Si, d’autre part, la ville de Santiago s’était trouvée en état de défense, Pierrot l’eût attaquée avec plus de précautions, et les assiégés eux-mêmes auraient eu soin, pour démasquer les feux de la place, de raser, comme cela a été fait depuis, le bois où Pierrot et ses dix mille hommes faillirent rester tous. Si l’est avait eu enfin, au moment de l’invasion noire, une armée organisée, cette armée se serait probablement portée masse sur le point le plus menacé, c’est-à-dire à Azua, et personne n’eût arrêté au passage ni la colonne de Souffran, ni la colonne de Pierrot. Ceci n’est d’ailleurs qu’une appréciation personnelle, et qu’il serait fort imprudent à moi d’aller hasarder dans le Seybo. Tous les Seybanos sont unanimes à dire, tous les machetes sont prêts à soutenir que Note-Dame de la Merci a seule gagné les batailles d’Azua et de Santiago que, par son intercession, les balles de l’ennemi s’étaient tournées contre lui-même. Ces braves gens ne comptent pour rien leurs coups de lance et leurs coups de sabre.

Comme il ne faut pas cependant abuser des miracles, il fut décidé dans le Seybo qu’on surveillerait à l’avenir Santana. Santana a en effet un côté faible. Ce pâtre qui, dans les dispositions préliminaires d’une attaque, joignait au don de l’inspiration soudaine la froideur d’un tacticien consommé, ce pâtre improvisé général oubliait trop aisément son nouveau rôle. La vue d’une lame nue, l’ivresse du sang et de la poudre exerçaient une influence telle sur le flegmatique Espagnol, que, l’affaire à peine engagée, il oubliait tout derrière lui - Qu’est devenu don Pedro ? se demandait-on à chaque instant, et, pour avoir des nouvelles de don Pedro, il fallait en aller chercher au centre des masses noires. Voilà le côté faible de Santana. On commença donc à lui signifier que désormais, avant le combat, il aurait à jeter bas ses insignes, de général qui le désignaient trop aux balles et aux baïonnettes de l’ennemi, et à prendre le simple costume de macchetero, chapeau de paille, veste blanche et pantalon blanc.

Il se résigna d’assez bonne grace à cette exigence ; mais nouveau mécompte : sous prétexte que ce costume ne trahissait pas son grade, Santana, qui ne s’était précédemment battu qu’en Seybano, se battit à la première occasion en enragé : Ses soldats se promirent d’y mettre décidément bon ordre, et ils ont tenu parole lors de la récente bataille d’Ocoa, qui refoula Soulouque hors du territoire dominicain. Toutes les dispositions prises, tous les ordres donnés, au moment enfin où le trop confiant Santana, désormais quitte de sa besogne de général, se précipitait sur les lignes ennemies pour avoir le plaisir de porter le premier coup de sabre, un piquet de dragons l’entoura. En vain Santana se démenait-il comme un diable, en vain cherchait-il à profiter des brèches que la mort faisait à cette prison vivante : le cercle devenait simplement plus étroit. Il essaya l’autorité et la prière, la flatterie et la menace : les dragons furent inflexibles. Les plus compatissans se bornaient à dire : « Ne vous gênez pas, général, sabrez-nous si ça doit vous soulager ; mais vous nous tueriez tous que vous ne sortiriez pas davantage. D’autres nous remplaceraient. » On le lâcha cependant par pitié vers la fin de l’action, et il put même rattraper le temps perdu.

Revenons à Santo-Domingo et aux événemens de 1844. La coterie Jimenez n’avait eu qu’un rôle très modeste tant que le pays s’était trouve envahi par trois côtés à la fois. Le danger passe, elle s’éprit d’une passion nouvelle pour le pouvoir, et comme le mouvement unanime de l’opinion semblait pousser au pouvoir l’homme qui venait de donner à la nationalité dominicaine le baptême de la victoire, Jimenez et consorts s’efforcèrent de diviser cette opinion, représentant aux habitans des villes combien il serait humiliant pour eux de subir la prépondérance d’un hattier, d’un orejano (quelque chose comme grosse oreille), d’un inculte paysan. Voilà du moins ce qu’on leur disait tout bas. Le thème officiel de la coterie Jimenez s’adressait à des préoccupations plus avouables. Nous venons de faire, disait-elle, une révolution contre le despotisme militaire ; est-ce pour retomber immédiatement sous ce despotisme ?

Comme il arrive souvent en pareil cas, l’homme qui était l’objet de ces défiances songeait moins que tout autre à les justifier ; mais, si pressé qu’il fut de retourner à ses taureaux sauvages, à ses grandes savanes et à sa maisonnette de bois, Santana ne pouvait pas laisser le pays aux mains d’hommes qui, par leur étourderie, venaient de le livrer sans défense à une triple invasion, et qui, par leur égoïsme étroit, compromettaient l’unité politique avant même que l’unité nationale fût fondée. Il marcha donc sur Santo-Domingo. La coterie Jimenez voulut lui en interdire l’entrée, et fit même tourner contre lui les canons des forts. Santana n’y prit pas garde et entra dans la ville aux acclamations de la population entière. Après avoir délivré son ami Baez et fait prononcer la dissolution de la junte de gouvernement, il monta à l’autel de la patrie[4], et là exposa sans phrases qu’ayant délivré le pays de l’ennemi tant extérieur qu’intérieur, il avait acquis le droit d’aller soigner un peu ses propres affaires. Cela dit, Santana décrocha ses épaulettes ; mais deux mains vigoureuses saisirent aussitôt les siennes, et des acclamations furieuses, s’élançant des quatre coins de la place, lui décernèrent le titre de président. Une seule protestation vint troubler cette unanimité : un bourgeois essaya de tuer Santana d’un coup de couteau. Des milliers de machetes emprisonnèrent l’assassin qui aurait été haché sur place, s’il n’était parvenu à étreindre M. Juchereau de Saint-Denis, dont le caractère consulaire le protégea, mais qui faillit lui-même être atteint. Santana se contenta de faire expulser ce partisan exagéré de la prépondérance civile.

Santana avait alors quarante-deux ans, il touche par conséquent à la cinquantaine. C’est un homme d’assez haute taille, de ces formes un peu massives qui dénotent l’énergie physique et non l’affaissement. La largeur de son front et du bas de son visage rappelle beaucoup le type aragonais. Ses traits ; où le bistre créole s’ajoute au bistre espagnol, ont l’immobilité du bronze ; son ame est tout entière dans ses yeux, qu’illumine un indéfinissable mélange de spirituelle bonhomie et de vigueur austère. Il porte déjà l’habit de ville avec une certaine élégance ; mais il est resté Seybano par le machete, qui ne le quitte pas. Son costume de tournée est moitié militaire, moitié civil : grosses bottes, veste marron, grandes épaulettes pendantes sur le devant à la danoise et chapeau rond. Cet homme, qui a sauvé deux fois, son pays par un prodige d’audace et de tactique, persiste à se croire un général d’occasion, et il ne prend des insignes de son grade que l’indispensable, comme pour pouvoir s’en débarrasser plus vite le jour où il suppose qu’on n’aura plus besoin de lui. Il est du reste le seul qui prévoie ce jour.


IV. – PRESIDENCE DE SANTANA.

La constitution dominicaine fut promulguée à la fin de 1844. La « sainte Trinité et Dieu » y remplaçaient « l’Etre suprême. » des constitutions de l’ouest. La république adoptait pour devise Dieu, patrie, liberté, et pour armes le livre ouvert des Évangiles surmonté de la croix.

Dans le très court préambule par lequel s’ouvre la constitution, les principes de liberté et d’égalité ne sont énoncés qu’après ceux de sûreté et de propriété, ce qu’on a trop souvent oublié ailleurs. Plus d’une assemblée constituante aurait pu également prendre des leçons de concision dans le titre Ier de la constitution dominicaine, lequel se réduit à cette phrase qui dit tout : « Les Dominicains se constituent en une nation libre, indépendante et souveraine, sous un gouvernement essentiellement civil, républicain populaire représentatif, électif et responsable. »

L’article 7 déclare Dominicains tous les émigrés et descendans d’émigrés qui viendront s’établir dans le pays. L’article 8 déclare aptes à la naturalisation tous les étrangers qui acquerront dans la république des biens fonds d’une valeur de 600 piastres, tous ceux qui, travaillant personnellement, y formeront un établissement agricole à titre de propriétaires. Le délai de six ans requis pour obtenir la qualité de citoyen est réduit de moitié pour les étrangers qui contracteront mariage dans le pays, ou formeront un établissement agricole dont le capital sera au moins de 42,000 piastres. Comme corollaire de ces appels à l’immigration blanchie gouvernement a offert depuis les frais de voyage, des concessions de terrain, des instrumens aratoires et six mois de vivres à tout cultivateur qui voudrait s’établir dans le pays. Qu’il vise ou non à la naturalisation, tout étranger professant un art, une science ou une industrie jouit, en foulant le sol de la république, de tous les droits civils attachés à la qualité de Dominicain. Ces droits sont ceux que détermine la législation française. Nos codes, que la population de l’est avait pu, apprécier dès le temps de Ferrand, ont en effet seuls échappé à l’universelle répudiation dont elle frappait l’héritage politique, amoral et religieux de ses oppresseurs. Une présidence quatriennale, un conseil conservateur de cinq membres et un tribunat de quinze membres, émanant l’un et l’autre de l’élection indirecte et formant ensemble le congrès, des institutions provinciales et communales assez analoues à celles de l’Espagne, complètent la loi fondamentale des Dominicains. Parmi les dispositions transitoires en figurait une qui valait tous les autres articles ensemble : c’est l’article 10, qui investissait Santana d’une sorte de dictature irresponsable jusqu’à la conclusion de la paix.

Le début dictatorial de Santana donna un noble démenti aux accusations de la coterie Jimenez. Le nouveau président appela au ministère Jimenez lui-même et son second, le général Puello. C’était généreux, mais c’était en outre habile, car Santana enlevait par là toute initiative à ces deux hommes et les plaçait sous sa surveillance immédiate. Avec un à-propos qui ne manquait pas de finesse, Jimenez, l’adversaire, bavard de la prépondérance militaire, et qui n’avait étudié jusque-là que la théologie, fut placé au ministère de la guerre. Puello, militaire estimé et influent, reçut en revanche, le portefeuille de l’intérieur. Qui n’a pas des prétentions à la spécialité des autres ? J’imagine donc que la vanité de Jimenez et de Puello fut énormément satisfaite d’un partage qui, en réalité, achevait de les neutraliser en éloignant chacun d’eux de son centre naturel, d’action. Pour le début politique d’un Seybano qui n’avait pratiqué jusque-là d’autre diplomatie que celle du machete, ce n’était pas trop mal, comme on voit. Deux hommes sûrs, Bobadilla, avocat très fin, qui avait organisé le soulèvement dans la province de Santiago, et Muira, ancien employé des douanes et compère de Santana, complétaient le cabinet.

Mais c’est surtout, dans l’organisation de la jeune république que ce pâtre presque illettré devait montrer de singulières aptitudes gouvernementales. Santana l’avait reçue des mains du congrès faible et nue comme l’enfant qui vient de naître, sans, armée, sans marine, sans police, sans finances et même sans ressources en nature ; car, d’une part, les Haïtiens venaient de dévaster les principales plantations, et, d’autre part, la nécessité de faire face à l’ennemi retenait la portion la plus active de la population sur les frontières. Trois ans après, un ordre modèle régnait dans le petit état. Le pavillon de guerre dominicain flottait déjà sur sept bâtimens. L’armée de terre, divisée en troupes proprement dites et en gardes nationales, était parfaitement disciplinée et pourvue de canons ainsi que de vieux fusils à pierre achetés 20 francs pièce aux Américains. Santana avait pu pousser la prodigalité jusqu’à lui donner des uniformes, et, tout payé, il restait dans la caisse publique une épargne de 42,000 gourdes en or, plus du papier déprécié, il est vrai, mais qui, limité au strict nécessaire et circulant sous la garantie du commerce, avait une valeur fixe et réelle. Grace à une administration sévère, le produit des droits de douane, celui de la patente des étrangers, celui du fermage des propriétés confisquées jadis par les Haïtiens et qu’on leur avait reprises, avaient suffi à tout.

Durant cette période, la guerre se limita à quelques insignifiantes escarmouches. Une fois cependant, en juillet 1845, le président Pierrot s’aventura jusqu’au centre de la partie espagnole, dans la double intention de se débarrasser des mulâtres en les exposant au premier feu et d’assouvir les piquets par le pillage. L’armée noire fut mise en déroute et s’en vengea comme toujours par la dévastation et l’assassinat. Pierrot fit, par la même occasion, fusiller à Las Cahobas le petit nombre de prisonniers qui étaient en son pouvoir, ainsi que quelques habitans suspects de ce bourg frontière. L’un d’eux, arrêté comme espion sur la simple dénonciation des piquets, avait obtenu d’être conduit à Mirabelais pour y être jugé régulièrement. À moitié chemin, il tomba d’inanition et de lassitude. Après avoir vainement essayé de le ranimer à coups de bâton, les piquets, désespérant de le faire arriver jusqu’à Mirabelais, voulurent au moins que sa tête y arrivât. Ils la coupèrent, la suspendirent en sautoir au cou de son propre fils, qui dut porter ce trophée sanglant jusqu’à sa destination. Les efforts de Santana pour empêcher que les représailles provoquées par ces féroces fantaisies ne jetassent sur la nationalité dominicaine un reflet de la sauvagerie de l’ouest, n’ont pas toujours été efficaces. Quelques noirs qui avaient outragé des femmes dominicaines étant tombés, peu de temps après, au pouvoir d’un détachement de Seybanos, furent faits eunuques séance tenante. Comme Santana, en l’apprenant, s’en montrait révolté, les Seybanos dirent simplement pour leur excuse « Nous ne voulons pas qu’ils multiplient. » Le meurtre des prisonniers en question aurait été à peine remarqué ; mais le souvenir de cette justice à la turque fait circuler aujourd’hui encore un frisson dans toutes les cases de l’ouest, et entre, dit-on, pour les trois quarts dans l’espèce de terreur superstitieuse qu’inspirent aux noirs les soldats de Santana.

À l’intérieur, la présidence de Santana fut marquée par diverses conspirations.

Santiago[5], capitale du Cibao, au nord de la partie espagnole, dispute, je l’ai dit, la prééminence à Santo-Domingo. Le Cibao est en outre le territoire le mieux cultivé de l’île, et par cela même contribue proportionnellement beaucoup plus que le reste de la république à alimenter le trésor dominicain, dont les droits d’exportation sont la principale ressource. Les habitans de cette partie ont donc une tendance à se croire exploités par Santo-Domingo. Un certain Duarte imagina de mettre à profit ces deux causes de jalousie pour se proclamer président à Santiago. La majorité de la population se souvint fort à propos que l’invasion de Boyer s’était jadis accomplie dans des circonstances absolument semblables, et elle n’adhéra pas à ce ridicule coup de tête. Santana, envoya à Santiago un faible détachement, et le soir même le nouveau président et son parti couchaient en prison. Duarte et quatre ou cinq brouillons de son entourage furent dédaigneusement ; expulsés.

La naissante république devait échapper à deux dangers beaucoup plus sérieux.

Aujourd’hui, comme autrefois, l’ancienne population noire de l’est fait cause commune avec les blancs et les sang-mêlés. La plupart des esclaves accueillirent avec une indifférence absolue la liberté que leur apportait Boyer et restèrent chez leurs maîtres ; mais, dans la courte période qui s’était écoulée entre l’expulsion des Français et l’insurrection de 1821, des Catalans avaient fondé aux environs de Santo-Domingo deux grandes habitations desservies par environ quinze cents noirs emmenés directement d’Afrique. Boyer n’eut garde de dissoudre ce noyau d’Africains que leur isolement social de la classe libre et le souvenir récent de leur transplantation rendaient plus accessibles que d’autres aux haines de couleur, son moyen favori de police, comme on sait. Les bombolos (c’est ainsi qu’on les nomme dans le pays) furent installés comme propriétaires sur les lieux mêmes, et forment aujourd’hui, avec les quelques noirs haïtiens qui restent encore dans l’est, l’élément dangereux de la population, le point d’appui naturel des intrigues de l’ouest.

Peu après l’affaire Duarte, un général noir, nommé Valon, se fit l’agent de ces intrigues. Arrêté à temps[6] il fut mis en jugement et fusillé. Vers la fin de 1847, c’est au sein même du gouvernement dominicain que la conspiration haïtienne pénétra. Elle avait pour chef le ministre même de l’intérieur, l’ami intime de Jimenez, le général Puello.

Puello était griffe, nuance privilégiée que la caste des sang-mêlés et la caste noire revendiquent chacune comme sienne, et, à l’ascendant moral que sa couleur lui donnait sur les bombolos établis aux alentours de Santo-Domingo ; il joignait des moyens d’action beaucoup plus dangereux. Son frère, général de brigade, avait autrefois organisé un régiment de ces bombolos ; lequel régiment tenait justement garnison dans la ville sous les ordres d’un colonel noir, qui était lui-même l’ame damnée du ministre de l’intérieur. Deux autres frères de celui-ci, l’un colonel, l’autre capitaine, faisaient également partie de la garnison. Le programme des conjurés se résumait en trois points massacre des blancs tant étrangers que nationaux, renversement du pouvoir, réunion fédérative avec l’ouest. C’est la providence ordinaire de la petite république, le consulat de France, qui devait encore l’aider à se tirer de ce mauvais pas.

Lors des élections qui avaient eu lieu quelques semaines auparavant, l’attitude du noyau africain et de son chef reconnu. Puello, avait déjà paru assez suspecte pour que M. Victor Place, qui gérait dans ce moment notre consulat de Santo-Domingo, jugeât prudent, dans l’intérêt de nos nationaux, de faire surveiller les allées et venues des bombolos. La précaution n’était pas gratuite. Des négocians vinrent peu après informer M. Place que, depuis plusieurs jours, les bombolos n’achetaient que de la poudre, et qu’ils entraient en plus grand nombre qu’ils ne sortaient chose d’autant plus aisée à vérifier qu’on ne pénètre dans la ville que par deux portes. Le dimanche, à la parade, notre consul eut la démonstration matérielle de ce dernier renseignement : le personnel noir de la garnison s’était multiplié comme par enchantement, et le colonel des bombolos, coquin bien connu par sa haine des blancs, quitta le front de son régiment pour venir débiter à M. Place tout le formulaire câlin de la courtoisie nègre, nouvelle révélation qui valait toutes les autres ensemble.

Personne cependant ne pouvait pressentir encore tout la gravité de ce complot ; et M. Place, supposant que quelque vieille jalousie d’influence était seule en jeu, tenta d’étouffer l’affaire en amenant des explications amiables entre Puello et Santana (qu’il avait eu néanmoins la précaution d’informer de ses découvertes). Puello fut impénétrable ; quant à Santana, il éluda l’entrevue, car dans l’intervalle il avait fait de son côté d’autres découvertes qui complétaient les premières. Comme on parlait le soir même devant lui des ruses qu’emploie notre police contre les voleurs, Santana, qui aime à s’instruire, demanda avec beaucoup d’intérêt ce que c’était qu’une souricière. On le lui expliqua, et il parut enchanté de la définition.

Pressé de la, mettre à profit, Santana, dès le surlendemain 5 décembre, fit nommer, de garde au palais de la présidence le colonel et le capitaine Puello, ainsi que deux autres officiers qu’il savait être de la conspiration : c’était l’amorce de la souricière. Les soldats du poste étaient, bien entendu, des hommes sûrs. À deux heures, les ministres furent mandés, et ils étaient à peine entrés dans la salle du conseil ; qu’une douzaine de Seybanos se postèrent aux portes et dans les escaliers avec ordre de ne laisser entrer ou sortir que les personnes qui leur étaient désignées.

Santana annonça aux ministres qu’il y avait complot, mais sans dire encore de quel complot ils s’agissait et sans que rien décelât sur ses traits et dans le son de sa voix, aussi calmes que d’habitude, qu’il se savait en présence du principal conjuré. Puis il invita Puello à rédiger et à signer les ordres nécessaires pour rassembler la garde nationale et réunir le régiment noir à l’arsenal. Comme ministre de l’intérieur et de la police, Puello pouvait seul convoquer en effet la force armée, et il obéit avec d’autant moins d’hésitation, que sa conspiration à lui ne devant éclater que le jour de Noël, il se croyait parfaitement désintéressé dans la question. Le rôle que donnait Santana au régiment noir eut d’ailleurs suffi à tranquilliser Puello.

Sur la foi d’un ordre signé par le chef même de la conspiration, ce régiment s’était porté en toute hâte au point indiqué, où il attendait impatiemment des cartouches et un signal. Les bombolos furent donc très désagréablement surpris lorsque, à la place de Puello, ils virent apparaître la garde nationale presque entièrement de clairs, et qui, soutenue par quatre canons, vint se ranger en bataille devant eux, prête à les bloquer et à les écraser au moindre mouvement suspect. Au lieu de faire tirer selon l’usage, le canon d’alarme qui eût appelé les Africains de la plaine sur la ville, les deux frères Alfau, l’un commandant de la province, l’autre commandant de la place, étaient allés convoquer la garde nationale à domicile, et elle avait pu se porter sur l’arsenal, avant même que le gros des conjurés, massé sur ce point, et les principaux meneurs du complot, retenus au palais, soupçonnassent son intervention.

Dans l’intervalle, Santana, restée tête à tête avec Puello, avait déclaré froidement à celui-ci qu’il était prisonnier. Puello avait sur lui des armes ; mais, sachant très bien que Santana était homme à le tuer au besoin sur place, il ne songea pas même à résister, et tomba comme foudroyé sur un hamac, ou il resta immobile et muet pendant neuf heures. Au milieu de la nuit, ou le conduisit en prison, et l’arrivée de quelques troupes de Bani et du Seybo, mandées par des ordres secrets, acheva de tenir en respect les Africains. Puello et trois de ses complices furent condamnés à mort à l’issue d’un procès qui ne dura pas moins de quatorze jours. Tous quatre tombèrent sous la même décharge.

Les fatigues d’un genre de vie entièrement nouveau pour lui, une incurable nostalgie qu’irritait un double deuil de famille, avaient profondément altéré la santé du président, qui, une fois tranquille du côté des Africains, crut pouvoir retourner au Seybo. Jamais palais de tyran ombrageux ne fut mieux gardé que la maisonnette isolée et ouverte à tout venant où il s’était retiré avec sa femme et sa fille. Un mystérieux espionnage, que lui-même ne soupçonnait pas, signalait à cinq ou six lieues à la ronde l’apparition de tout visiteur suspect qui, en arrivant chez le général, le trouvait immanquablement entouré de cinq à six gaillards en apparence attachés au service de la maison et inventant pour justifier leur présence toutes sortes de besognes impossibles. S’ils lisaient dans les yeux de Santana que le nouveau venu n’était pas à craindre, tous ces serviteurs improvisés disparaissaient. Le moindre indice suffisait à la police officieuse des Seybanos ; sur une piste invisible pour tout autre, et par une série de déductions qui eussent dérouté le flair moral du Caraïbe, chacun d’eux se faisait fort de deviner l’allure du cheval, la distance que ce cheval avait parcourue, le pays, la position sociale, le caractère et, pour peu qu’on l’en priât, les opinions politiques du cavalier.

Bien qu’elle ne parût pas justifiée ; cette sollicitude des Seybanos n’était pas tout-à-fait inutile, car ou conspirait de nouveau Santo-Domingo. Les partisans de la prépondérance civile avaient profité de l’absence de Santana pour revenir sur l’eau. L’article 210 était devenu le prétexte de cette opposition, qui avait pour chef ostensible le président du conseil conservateur Tejeira, et pour chef occulte Jimenez. Fils d’un blanc mis à mort en 1824 pour complot contre la domination de Boyer, Jimenez n’avait plus de raisons que tout autre d’abhorrer la domination de l’ouest, et c’est même à ce titre qu’il s’était, au moment de la révolution, mis en avant. Malgré ses liaisons bien connues avec Puello, le soupçon ne l’avait pas même atteint, et il était resté ministre.

Rappelé avec instance par ses amis, Santana revu a Sante-Domingo, où il fut reçu avec transport, et où il ne tarda pas à découvrir qu’une partie de l’opposition, désespérant de le discréditer, avait résolu purement et simplement de l’assassiner. À un signal donné, des barricades devaient l’isoler des points d’où il pouvait attendre du secours, notamment du consulat de France, et on l’aurait ainsi fusillé ou poignardé à huis-clos. Santana, qui devant le péril redevient malgré lui machetero, et qui jugeait d’ailleurs d’un bon effet moral que l’affaire se rapetissât aux proportions d’une querelle privée, Santana, accompagné d’un seul homme, alla rôder la nuit devant la maison où se réunissaient les assassins. Ceux-ci ne se montrèrent pas. Forcé de renoncer à cette application aussi neuve qu’expéditive de la politique de conciliation, Santana prit le seul parti qui lui restât pour éviter un éclat officiel : ce fut de laisser la conspiration s’éteindre faute d’aliment. Aux instances de ses amis, tant étrangers que Dominicains, qui lui conseillaient d’en finir une lionne fois, il répondit : « Puisque ce sont des blocs qui conspirent contre moi, le mieux est que je m’en aille. Si les blancs se mettaient à fusiller les blancs, songez quel dangereux exemple ils donneraient aux nègres ! » Et en effet c’est en voyant couler le sang des maîtres que les esclaves de la partie française s’étaient enhardis à le verser à leur tour : — « Aussi bien, ajouta Santana, tout ceci m’ennuie, et le plus sûr moyen d’en finir avec ces gens-là, c’est que le pays les voie à l’œuvre. » Quelques efforts qu’on fît pour le retentir, il donna sa démission, et ce mot d’ordre d’abstention ayant laissé le champ libre à l’opposition Tejeira, elle trahit son pseudonyme en portant à la présidence Jimenez (août 1848).


V. – PRESIDENCE DE JIMENEZ. – INVASION DE SOULOUQUE.

L’expérience fut prompte et concluante. Sous prétexte d’améliorer les finances, Jimenez désorganisa l’armée, et, sous prétexte d’améliorer l’administration, il désorganisa les finances. Quelques mois après son élection, la frontière était insultée, l’épargne de Santana avait disparu, la gourde dominicaine fléchissait de 30, puis de 100 pour 100 ; le congrès et le pouvoir exécutif étaient en lutte ouverte, et Soulouque, considérant l’est comme une proie facile que la discorde, la misère, le découragement allaient lui livrer, préparait son expédition de 1849.

Jimenez semblait lui-même prendre à tâche d’appeler ce perd en rebutant la seule influence qui travaillât à le conjurer. M. Place conseillait-il la vigilance, on l’accusait d’exagérer le danger pour se faire valoir, M. Raybaud s’efforçait-il, de son côté, de ramener Soulouque à des sentimens pacifiques, et obtenait-il par exemple, la vie et la liberté des prisonniers dominicains, le gouvernement de Jimenez nous en témoignait sa reconnaissance en attribuant aux intrigues françaises la capture de ces prisonniers, sous prétexte que, par un stratagème dont nous n’étions nullement responsables, l’embuscade où ils étaient tombés avait répondu la nuit à leur qui vive : Consul de France. M. Place reçut la dépêche qui renfermait cette étrange accusation juste au moment où il ramenait de Port-au-Prince les prisonniers dont il s’agit. Ayant aussitôt demandé une audience collective aux membres du gouvernement, il leur signifia qu’il allait déchirer cette dépêche sous leurs yeux, s’ils ne la désavouaient à l’instant même. M. Place ne se contenta même de cette réparation qu’à la prière des principaux amis de Santana, qui imitaient la générosité de celui-ci.

Par une contradiction plus apparente que réelle, ce besoin fiévreux de pouvoir qui l’avait fait l’ame de toutes les intrigues et peut-être de tous les complots dirigés contre Santana[7], cet excès de confiance qui lui faisait repousser les conseils et les services, s’alliaient chez Jimenez à un sentiment profond de son insuffisance, sentiment qu’il ne dissimulait même pas. Devant l’invasion de Soulouque, il ne sut donc ni s’effacer, ni agir, abandonnant au hasard seul une solution qui allait servir ou son ambition ou son envie, prêt à profiter du succès pour s’affermir, mais résigné d’avance à une défaite qui ensevelirait son pouvoir sous les ruines de la nationalité, et qui ne pouvait dès-lors le renverser, lui Jimenez, qu’en écartant à jamais Santana.

Privée de direction, livrée à des influences suspectes, l’armée dominicaine débuta par une faute énorme. Au lieu d’attirer Soulouque le plus loin possible de ses ressources et de le laisser s’engager dans les défilés qui protégent, sur une étendue d’au moins cinquante lieues, les abords de Santo-Domingo, elle alla attendre les Haïtiens à Las Matas, presqu’à la frontière et sur un territoire entièrement découvert. Tournée par une colonne partie du Cap, tandis que Soulouque l’attaquait en tête, elle lâcha pied après un combat de deux heures (18 mars 1849, et se replia sur Azua, où se tenaient Jimenez et la réserve. Le 6 avril. Azua tombait au pouvoir de Soulouque. Jimenez et ses principaux généraux avait eux-mêmes donné le signal de la débandade. L’armée dominicaine avait abandonné toute son artillerie, ses munitions, ses vivres et jusqu’à ses blessés. Une dernière, ressource restait : c’était de défendre un à un les défilés où allait s’engager Soulouque ; mais il y avait des trahisons dans l’air, et les soldats, que personne d’ailleurs ne ralliait, se dispersèrent au hasard dans les bois.

Une panique affreuse, augmentée d’heure en heure par les lamentations des femmes et des enfans qui arrivaient par troupes de La Matas, de San Cristobal, régnait à Santo-Domingo. En moins de quatre jours, malgré les vides que laissait dans la ville le départ des familles qui avaient réussi à gagner la mer, toutes les maisons étaient encombrées. La disette s’ajoutait déjà aux angoisses de la terreur, car les réfugiés n’avaient pas apporté de provisions ; et il n’en venait plus des campagnes[8], dont toute la population valide faisait partie de l’armée dispersée de Jimenez. Quant à celui-ci, il restait plongé, depuis son retour, dans une sorte de stupeur hébétée que dominait une seule préoccupation : la crainte qu’on proclamât sa déchéance. Lancée dans les défilés où s’engageait Soulouque, la petite armée de Santo-Domingo eût pu entraver la marche de l’ennemi en attendant que les débris de l’armée se ralliassent ; mais Jimenez, qui se croyait sûr de cette garnison, en avait besoin pour tenir en échec la population et le congrès. Il n’y avait à attendre de ce triste personnage que des obstacles, pas une inspiration de salut.

La position de notre agent était cruelle. Cette population terrifiée n’avait plus d’espoir qu’en lui, et il n’y avait pas un seule bâtiment français en rade circonstance d’autant plus fâcheuse que M. Place résidait à Santo-Domingo en vertu de l’ancien exequatur haïtien, ce qui pourrait infirmer, aux yeux de Soulouque, l’ascendant de son caractère consulaire. Pour comble d’embarras, les habitans parlaient de plus en plus d’arborer le drapeau français, ce drapeau qui, un an avant, dans la capitale même de Soulouque, avait suffi à protéger des milliers de malheureux, contre les sanglantes fureurs du chef noir. M. Place ne vit plus qu’un moyen de soustraire cette malheureuse population au couteau des noirs et d’échapper lui-même à une éventualité pour laquelle il n’avait pas d’instructions : ce fut d’agir sur le congrès, où il avait de nombreux amis, pour que cette assemblée se constituât en convention et prît la direction du salut public. Sommé d’agir ou de laisser agir, effrayé et dominé par le désespoir des habitans, qui criaient déjà à la trahison et se disposaient à lui faire un mauvais parti, Jimenez consentit à tout.

La première détermination du congrès fut justement celle que notre consul tenait à prévenir. Une députation, composée du président et de deux membres, se rendit immédiatement chez lui pour demander l’autorisation d’arborer notre drapeau.

Que faire ? Refuser purement et simplement, c’était ajouter à la consternation publique : accepter, c’était encourir un désaveu, c’était du moins placer la France entre la raison d’état et ses sympathies pour les opprimés, surprendre sa générosité, l’engager, par point d’honneur et malgré elle, dans une entreprise pour laquelle rien n’était ni préparé ni prévu. La perplexité de M. Place dut singulièrement s’accroître, lorsqu’en désespoir de cause, les commissaires du congrès lui posèrent cette question : « Si vous ne consentez pas, trouvez-vous bon que nous nous adressions au consul anglais, puisqu’il s’agit pour nous de nos propriétés, de notre existence, de celle de nos femmes et de nos enfans ? Si la France refuse de nous adopter et que nous ne parvenions, pas à nous défendre nous-mêmes, ne sommes-nous pas autorisés à nous jeter, malgré notre répugnance pour l’Angleterre, entre les bras de qui se décidera à nous protéger ? » Et en effet l’Angleterre, comme nous le verrons plus loin, était depuis long-temps prête, pour cette alternative. La probité est, après tout, la meilleure des diplomaties. L’estime qu’avait su mériter M. Place les services qu’il avait pu rendre aux Dominicains, services désintéressés s’il en fut, puisque, bien loin de mendier une influence dans ce pays, à la suite des États-Unis et de l’Angleterre, nous éludions depuis cinq ans ses préférences, la loyauté même d’un refus qui coûtait visiblement beaucoup à notre consul, enfin les sympathies françaises de la population pesèrent plus dans la balance que les offres de l’Angleterre et les conseils pressans de la terreur. On se sépara après être convenu de part et d’autre qu’on attendrait la décision du gouvernement français, que cette entrevue ne serait pas considérée d’ailleurs comme officielle, que le résultat négatif en serait tenu secret pour ne pas jeter l’alarme dans la ville, et que le congrès appellerait Santana à la tête de l’armée. Ce décret fut immédiatement rendu et porté dans le Seybo par un des Alfau, qui avait eu la précaution d’attendre à cheval en dehors de la ville, crainte d’embûches ou d’empêchemens de la part de Jimenez.

Santana arriva à Santo-Domingo, où des obstacles que l’archevêque et M. Place eurent toutes les peines du monde à faire lever l’arrêtèrent trois jours. Il partit à peu près sans espérances, et dit à ses amis en les quittant : « Je vais essayer d’arrêter les Haïtiens jusqu’à ce que la France arrive à notre secours ; en tout cas, si je suis vaincu, vous ne me verrez plus. » Ce général, qui posait sa défaite comme une hypothèse, et qui allait essayer d’arrêter une armée de quinze mille hommes qu’on supposait même à Santo-Domingo s’élever à près du double, ce général emmenait avec lui environ soixante hommes.

Dans l’intervalle, le consul anglais n’avait pas perdu son temps ; il avait fait venir en toute hâte un bâtiment de sa nation, et, persuadé que les dominicains accepteraient à genoux la seule chance matérielle de salut qui s’offrit à eux, il proposa officiellement au gouvernement le protectorat de la Grande-Bretagne (18 avril).

Jimenez avec qui le consul anglais s’était préalablement concerté, fit prier M. Place de venir en conseil des ministres, lui communiqua cette offre, et l’invita à se promener séance tenante. Jiminez avait eu vent de l’entrevue des délégués du congres avec M. Place et des scrupules qui avaient empêché celui-ci de donner une réponse affirmative. Il posait donc cette alternative d’option dans la ferme espérance d’un refus qui eût sauvé les apparences vis-à-vis de la population et laissé le champ libre au consul britannique. M. Place comprit heureusement ce que signifiaient les subites tendances françaises de Jiminez, et il parla assez haut et assez clair pour que celui-ci, se sentant démasqué, changeât aussitôt de ton ; et demandât à notre agent si, tout en persistant à refuser le protectorat, il consentirait au moins à recevoir les propositions écrites du gouvernement dominicain ? Entre une solution qui n’engageait que sa propre responsabilité et des scrupules qui auraient eu pour effet immédiat de river ce pays à l’Angleterre, M. Place n’hésita plus, et Jimenez, un peu penaud, car il espérait peut-être un nouveau refus, dut se résigner à signer sur l’heure les propositions dont il s’agit. Informé de la comédie que venait de jouer ce triste personnage et voulant couper court à toute nouvelle intrigue, le congrès décréta en séance secrète le jour même que la république se plaçait sous notre protection, et qu’à l’approche de l’ennemi elle arborerait coûte que coûte nos couleurs, nos couleurs qui ne flottaient, je le répète, que sur le consulat de France, lorsque le pavillon britannique flottant dans la rade même sur deux bâtimens. La Providence envoya dans ce moment un bateau à vapeur français qui permit à M. Place de se mettre en communication avec M. Raybaud[9], et M. Raybaud, qui, par son influence personnelle sur Soulouque, pouvait seul désormais prévenir les nécessités prévues par le décret du congrès, se fit transporter en toute hâte à Santo-Domingo ; mais Santana devait lui épargner la moitié du chemin. Notre consul-général rencontra en mer le message qui lui annonçait la bataille d’Ocoa.

À peu de distance de. Santo-Domingo, Santana avait commencé à rencontrer çà et là quelques fuyards avec lesquels il entamait chaque fois ce dialogue. « Où vas-tu ? — Je n’en sais rien, général ; mais je m’en vais. — Et pourquoi ? — Parce que nous sommes trahis. — C’est bon, reprenait alors Santana en s’éloignant d’un air piqué ; c’est bon, je m’en vais me faire tuer seul. — Que diable ne le disiez-vous s’écriait alors son interlocuteur, qui lui courait après et prenait rang dans sa petite troupe trouvant monstrueux que Santana prétendit se faire tuer tout seul. Au moment où elle vit se déployer à l’horizon les immenses lignes noires, cette microscopique armée avait triplé, et Santana comptait déjà d’un regard rassuré autour de lui près de deux cents hommes. Ce n’était pas assez pour faire des folies, mais c’était assez pour tenter d’arrêter les Haïtiens, car Soulouque, non content d’avoir perdu dix jours à Azua à attendre des vivres, avait négligé de s’emparer de la dernière chaîne de montagnes qui le séparait de Santo-Domingo.

Profitant toutefois du moment où Santana était allé fortifier un autre point, les Haïtiens parvinrent à occuper (non sans avoir perdu cent cinquante hommes) un défilé fort important appelé le Numéro ; mais dès le lendemain Santana était en face d’eux, et la nouvelle de sa réapparition s’étant, dans l’intervalle, répandue parmi les fuyards, son armée s’élevait au bout de deux jours à sept ou huit cents hommes, qui, embusqués dans des broussailles ou derrière d’énormes billes d’acajou, tuaient un à un les noirs que la soif attirait vers la rivière d’Ocoa[10]. Il n’y avait pas d’autre cours d’eau dans le voisinage ; mais soit que le nom de Santana eût déjà produit son effet habituel, soit que l’audace des Dominicains lui parût cacher un piège, l’armée haïtienne endura sans bouger, durant soixante heures, cette atroce privation ; les chevaux tombaient comme foudroyés ; les hommes, après avoir inutilement creusé des puits énormes, se voyaient réduits à broyer entre leurs dents des tiges à moitié calcinées de cactus pour en extraire un reste d’humidité qui trompât leur souffrance. À la fin, la souffrance l’emporta, et Soulouque se décida à tenter le passage. Ses dispositions étaient d’ailleurs si bien prises, qu’en quelques minutes la petite armée dominicaine allait être emprisonnée dans un feu demi-circulaire d’artillerie et de mousqueterie ; mais Santana, devinant le mouvement, se hâta de le déjouer en prenant l’offensive. S’il est beau de sauver son pays, ce n’est pas une raison pour le ruiner, et il fut décidé que chaque Dominicain ne brûlerait qu’une cartouche.

Les Haïtiens étaient fortifiés dans une position presque inaccessible et couverts par cinq canons qui, pendant une demi-heure, vomirent la mitraille sur les assaillans. Ceux-ci n’en souffrirent pas d’ailleurs beaucoup, car, dès qu’ils apercevaient la flamme, ils tombaient à plat ventre pour se relever aussitôt et continuer leur route en courant. Ils ne se décidèrent, de leur côté, à tirer qu’avec la certitude de ne pas gaspiller leur poudre, c’est-à-dire à bout portant. Cela fait, ils jetèrent leurs fusils et se ruèrent à coups de sabre et à coups de lance sur les masses ennemies, dont le feu cessa bientôt, car les boulets et les balles auraient dû aller chercher chaque Dominicain dans un cercle épais d’haïtiens. Ce fût un vrai combat de démons que surexcitaient, du côté des Dominicains, la rage de l’impossible, et, du côté des Haïtiens, la rage de la soif. Soulouque finit par crier lui-même : « Sauve qui peut ! » et l’armée noire se débanda, abandonnant six canons, plus de mille fusils, trois cents chevaux, quantité de munitions et de vivres, mais pas un blessé, car elle n’avait que des morts. Les Dominicains n’avaient pas fait de prisonniers, hormis un seul qui fut trouvé après l’action. Refoulés par les cavaliers de Santana dans un sentier étroit qui longeait la plage, les Haïtiens eurent encore à supporter dans leur fuite les bordées de la flottille dominicaine. Ils s’en vengèrent, comme nous l’avons vu, en incendiant dans leur fuite Azua, San-Juan et Las Matas. Soulouque s’arrogea l’honneur de mettre de sa propre main le feu à Azua, où il avait fait préalablement fusiller et mutiler les quelques soldats dominicains tombés en son pouvoir au début de la campagne. La destruction des arbres fruitiers, l’incendie des habitations des chantiers d’acajou et des plantations, le massacre de quelques familles isolées, marquèrent, sur une étendue de trente à quarante lieues, la retraite précipitée de Soulouque, qui fit porter sa rage jusque sur les animaux. Les soldats noirs crevaient les yeux à ceux qu’ils ne tuaient pas.

Jimenez ne crut pas pouvoir décemment s’empêcher de remercier Santana au-nom de la patrie. Il l’invita par la même occasion, toujours au nom de la patrie, à abandonner le commandement, à se retirer dans le Seybo, et surtout à ne pas passer par Santo-Dominbo ; mais Santana, à qui l’incapacité ou la trahison de Jimenez venaient d’imposer pour la seconde fois en cinq ans le rôle de sauveur, ne l’entendait pas tout-à-fait ainsi, et la patrie encore moins. Toutes les municipalités de la république, toutes hormis celle de Santo-Domingo, qui n’avait pas sa liberté d’action, invitèrent spontanément Santana à compléter son œuvre en expulsant du pouvoir l’homme qui en avait fait un si triste usage. L’armée, qui s’était déjà entièrement ralliée, joignit ses instances à celles des municipalités, et Santana se porta sur Santo-Domingo avec six ou sept mille hommes.

Jimenez, puisant tout à coup dans cette rage d’envie qui l’animait contre Santana et dans le regret d’un pouvoir dont il se croyait redevenu le possesseur paisible une sorte d’énergie fiévreuse, mit hors la loi le général et voulut faire arrêter les membres du congrès, qui se réfugièrent dans le consulat de France. Jimenez, se prévalant de la fausse position que faisait M. Place l’exequatur de Port-au-Prince, prétendait qu’on les lui livrât, et, sur l’énergique refus de notre agent, ne parla de rien moins que de le faire arrêter lui-même, ainsi que le consul des États-Unis, qui, dans toute cette affaire, était fort bien conduit. M. Place paya d’audace et se rendit, tant pour son compte que pour celui de son collègue américain, chez Jimenez, pour le rappeler à l’ordre. Au sortir de cette orageuse entrevue, et comme il allait franchir le seuil de la maison de Jimenez, M. Place s’aperçut qu’on l’avait cernée et qu’une sentinelle avait été postée à la porte principale pour lui barrer le passage. Il reconnut par bonheur dans cette sentinelle un nègre qui avait été son domestique. Au moment où celui-ci faisait le geste de croiser la baïonnette, le consul lui dit sans sourciller et de son ton de maître : « Ote-toi de là, Fermin. — Oui, papa, » dit le nègre, qui, dans l’exagération de sa déférence, fit un brusque soubresaut en arrière. Croyant comprendre à l’attitude de la sentinelle et au sourire que n’avait pu réprimer M. Place que tout avait changé, les soldats postés au dehors ouvrirent par un mouvement involontaire leurs rangs. Jimenez imagina alors de faire ; le siége du consulat, et quarante fusils, comme on le découvrit plus tard, furent portés en secret dans la maison en face. L’apparition d’un petit bâtiment français, le Griffon, vint déranger ces projets belliqueux. Le commandant signifia, dès sa première visite, que, s’il retrouvait fermée la porte par laquelle il communiquait avec le consulat, il l’enfoncerait en dedans à coups de canon.


VI. – EXPULSION DE JIMENEZ. – PRESIDENCE DE BAEZ.

Sur ces entrefaites, Santana était venu bloquer la ville. Accueilli par une centaine de boulets, il ne daigna pas répondre au feu, se contentant de notifier à Jimenez le congé que lui donnaient les municipalités. Un général et le secrétaire de l’archevêché vinrent vérifier les originaux de ces délibérations ; et Jimenez, ne pouvant plus élever le moindre doute sur la réprobation unanime dont le frappait le pays, fit les préparatifs d’une défense désespérée. L’archevêque, vieillard vénérable, très lié avec Santana, mais qui tremblait de voir couler le sang de ses ouailles, voulait se porter, en habits pontificaux et le saint sacrement à la main entre les combattans, pour fulminer une excommunication solennelle contre le parti qui ouvrirait le feu, et il pria M. Place de l’accompagner de notre drapeau dans un débat purement intérieur aurait eu d’illégal et d’insolite, cette menace d’excommunication ne pouvant malheureusement aboutir qu’à une chose : à faire rester les deux partis en présence et l’arme au bras, à ajourner toute solution, à prolonger indéfiniment un état de choses intolérable. Notre consul fit toutes ces objections au pacifique prélat, qui renonça à son projet. Santana jugea d’ailleurs, de son côté, que l’attaque était inutile : les soldats de la garnison passaient chaque nuit par douzaines dans son camp[11], peut-être avec l’approbation tacite du commandant lui-même, brave militatre jusque-là ennemi juré du chef seybano, mais à qui la honteuse conduite de Jimenez dans les derniers événemens avait secrètement ouvert les yeux. Se sentant abandonné de tous, Jimenez recourut à un expédient aussi neuf que hardi pour intéresser à sa propre cause le consul de France, dont l’Hôtel avoisinait l’arsenal : il annonça d’un air tragique à notre agent qu’il allait faire sauter l’arsenal et s’ensevelir sous ses ruines. M. Place, qui connaissait l’homme feignit de trouver la chose fort naturelle, se bornant à prier Jimenez de l’avertir, en bon voisin, de l’heure. Le commandant du Griffon, M. Boyer, se rendit de son côté chez le président, le félicita avec un imperturbable sérieux de son courage, évoqua dans l’histoire ancienne et moderne d’illustres analogies, et prit congé de son interlocuteur tremblant en lui annonçant que, vu l’inexpérience des artificiers dominicains, il allait mettre à ses ordres un artificier du Griffon. Convaincu que personne ne le détournerait de son héroïque suicide, Jimenez y renonça, et il décampa comme un cuistre au milieu des huées de la population, après une sorte de capitulation dont M. Place surveilla l’exécution pour le compte de Santana Une immense explosion de joie salua l’entrée du libérateur.

Un remords prit Jimenez sur le brick de guerre anglais où il avait cherché refuge : c’était de n’avoir pas pillé et incendié Santo-Domingo avant d’en sortir. Il en témoignait si souvent et en termes si scandaleux son regret, que le commandant anglais dut enfin lui imposer silence et lui exprimer la honte qu’il ressentait de s’être chargé d’un homme aussi méprisable. De Curaçao, où on le débarqua, Jimenez dépêcha un nommé Martin Redondo au capitaine-général de la Havane, pour offrir, disait-il, de rendre à l’Espagne sa colonie. On ne daigna probablement pas lui répondre, car peu de jours après il faisait des offres analogues à Soulouque, qui les accueillit avec joie. Jimenez est, depuis la fin de 1850, à Port-au-Prince, où il paie l’hospitalité de Soulouque par d’atroces incitations contre les Dominicains. Si forte que soit dans l’ouest la crainte de déplaire au tyran noir, elle ne suffit pas à comprimer l’universel mépris que ce misérable inspire tant aux jaunes qu’aux noirs, qui, je saisis cette occasion de le dire, ont un sentiment exquis du point d’honneur.

Santana ne voyait plus ni intrigues ni obstacles autour de lui, et la triple investiture que venaient de lui donner la victoire, la reconnaissance des municipalités et les acclamations de l’armée légitimaient certes, le pouvoir dans ses mains. Il n’eut cependant rien de plus pressé que de s’en démettre, n’acceptant que le rang de généralissime ; et fit porter à la présidence son ami Baez, que le désistement de Santana suffisait d’ailleurs à désigner au choix de l’opinion.

Don Buenaventura Baezy un des plus riches propriétaires du pays, est né à Azua, petite ville où végéta durant quelques années un modeste greffier d’ayuntamiento appelé Fernand Cortès. Baez est un homme d’environ trente-huit ans, petit et mince, excellent cavalier, très instruit ; grand connaisseur des hommes, actif comme la poudre, discret comme la tombe, brave comme une épée, et exerçant à certain degré autour de lui ce magnétisme de dévouement qui rayonne autour du héros seybano. Il a cinq frères, dont deux élevés en France, cinq gaillards passablement débraillés d’allures et de toilette, et qui sont la terreur de tout ennemi du nom des Baez. Dans la dernière crise, lorsque don Buenaventura les voyait rôder, sournoisement autour de lui, il savait, sans avoir besoin de s’en enquérir, qu’un péril personnel le menaçait ; mais il savait aussi qu’il n’avait pas à s’en occuper. Le père de Baez avait pris une part active à l’insurrection de 1808, et tels sont les regrets laissés dans le pays par la domination française, que ce souvenir jeta comme une ombre de défaveur sur les débuts politiques du futur président dominicain. Nul n’a montré cependant pour la France des sympathies plus ardentes et plus soutenues. C’est lui que nous avons vu prendre, en 1844, l’initiative des ouvertures faites à MM. Barrot et Levasseur, lui qu’on retrouve jusqu’au bout dans ce singulier combat d’une petite nation qui se donne et d’une grande nation qui l’aime et ne veut pas l’accepter. Baez a un profond attachement pour Santana, qui n’a de son côté, qu’une préoccupation : faire valoir Baez. Entre ces deux hommes investis de pouvoirs rivaux, c’est à qui, épiera les secrets désirs de l’autre pour lui sacrifier les siens, et aucun d’eux n’a pu encore y parvenir. Le hasard nous a permis de surprendre, dans des lettres particulières adressées à des tiers, la confidence de cette mutuelle abnégation qui elle-même ne se soupçonne pas. Dans ces lettres, Baez rapporte tout à Santana, et si un involontaire orgueil perce chez Santana au souvenir du passé, c’est l’orgueil d’avoir contribué à la nomination de Baez… « Vous savez écrivait-il dernièrement à un ami, vous savez que je fis tous mes efforts pour son élection, et je suis si satisfait du résultat, que chaque jour je me félicite davantage de l’avènement de ce garçon-là (de este joven.) ». La solidarité et l’entente mutuelle des pouvoirs servent souvent de prétexte, dans notre vieille Europe, à des phrases bien autrement éloquentes ; mais je n’en sais pas qui égale en cordialité naïve le souvenir que l’énergique Seybano donne en passant à ce « garçon-là. »

Sous l’influence combinée de ces deux hommes, la petite république, qui s’était jusque-là retranchée dans la défensive, comme pour bien prouver qu’elle voulait l’indépendance et non la domination, a pris une attitude nouvelle. Devant les projets incendiaires de Soulouque, les Dominicains se sont enfin décides a repousser l’agression par l’agression. Les haïtiens ne pourront pas dire d’ailleurs que Baez les prend en traître. Il leur adressait, dès la fin de 1849 la proclamation suivante, et cet échantillon du style diplomatique des Dominicains tranche, par parenthèse, d’une façon assez piquante sur les tendres appels que faisait Soulouque à ses « frères et concitoyens de l’est » en allant promener chez eux l’assassinat et l’incendie.


BUENAVENTURA BAEZ,
président de la république dominicaine, aux Haïtiens

« Haïtiens, le nouveau président de la république Dominicaine s’adresse à vous, au nom de ses concitoyens, dans leur intérêt et dans le vôtre.

« Haïtiens, il y a bientôt six ans qu’en nous séparant de vous, nous avons repris notre indépendance, et, malgré les assurances que l’on vous a données dans des proclamations trompeuses, vous devez être convaincus aujourd’hui que cette séparation est éternelle.

« En restant chacun libres sous nos différentes bannière nous pouvions vivre en bons voisins. Nous vous y avons conviés en vous proposant une paix que réclamaient votre vie, votre repos, vos intérêts mais ceux qui vous gouvernent, ont préféré vous arracher à vos maisons, à vos cultures, pour vous charger d’armes, de munitions, et, après vous avoir fusillés pour vous forcer à venir nous combattre, ils vous ont envoyés vous faire tuer à Azua, à Saint-Yague, à las Carreras. Rappelez-vous vos souffrances dans la dernière campagne que notre brave Santana a terminée d’une manière si glorieuse, et voyez quelle confiance vous pouvez avoir dans les hommes qui vous ont représenté votre cruelle défaite comme une victoire.

« Dans l’espoir que vous imiteriez un jour notre modération, nous ne vous avons jamais attaqués chez vous, nous nous sommes bornés à repousser vos agressions ; mais toute patience s’épuise, et, puisque, vous n’avez pas voulu la paix, supportez donc à votre tour sur vos propriétés, sur vos personnes, tout le poids de la guerre.

« Quand nous voudrons vous attaquer, nous connaissons parfaitement nos avantages et votre faiblesse. Par mer et sur vos rivages, nous pouvons vous faire autant de mal qu’il nous conviendra. Tandis que nous n’avons sur nos côtes que trois villes, Santo-Domingo, Puerto Plata et Samana, villes que leurs forts et leurs murailles mettent hors d’atteinte, vos côtes au contraire sont couvertes d’innombrables habitations bourgs, villages, villes bâties en bois, sans défense et offrant au pillage et à l’incendie une proie vraiment trop facile. Anse-à-Pitre, Sale-Trou, Acquin, les Cayes peuvent vous dire déjà ce que nous saurons faire, et peut-être êtes-vous près de voir se réaliser ce que vous avez annoncé tant de fois sans l’accomplir : vos villes vont disparaître, et la nation ira se réfugier dans les bois.

« Haïtiens, notre flotte bien armée, bien équipée, bien commandée, avec de nombreuses troupes de débarquement, est sortie pour aller piller vos côtes et intercepter votre marine ; veillez donc de nuit et de jour ; veillez au nord, l’ouest, au sud, chassez vos femmes et vos enfans dans les mornes, abandonnez vos cultures pour faire sentinelle l’arme au bras sur les rochers parie vent et la pluie, et vous trouverez au retour vos cases brûlées. Puisque vous vous laissez imposer la guerre par ceux qui vous gouvernent, il est temps que vous sachiez ce que coûte la guerre.

« Et pourtant vous ne le savez que trop déjà. C’est à la guerre que vous devez l’odieux monopole qui vous épuise, les réquisitions de toute nature, le service militaire exagéré avec les fusillades de Las Matas ; c’est à cause de la guerre que vos enfans souffrent, que vos femmes pleurent, et qu’il n’y a plus nul bien-être chez vous ; c’est par la guerre enfin que tant de malheureux parmi vous sont venus, comme si vous n’aviez pas assez de terrain, chercher un tombeau sur notre territoire.

« Voyez maintenant ce que vous aurez à souffrir du nouveau genre de guerre que nous avons commencé, puisque notre flotte, en interceptant vos caboteurs ajoutera à la misère qui vous dévore la ruine du peu de commerce que le monopole vous avait laisse Si, pour en tirer vengeance, vos gouvernans veulent vous pousser à une nouvelle expédition par terre, dites-leur qu’aujourd’hui, chez nous, administrateurs et administrés nous ne formons plus qu’une seule famille, unis, dans la résolution, non-seulement de nous défende à toute outrance, mais encore d’attaquer l’ennemi ; recommandez aussi à vos gouvernans de prendre bien garde d’éveiller le lion du Seybo.

« Haïtiens, nous pouvions vivre pacifiquement chacun dans nos frontières, échangeant, à notre avantage commun, nos bestiaux et nos tabacs contre vos cafés ; nous pouvions naviguer paisiblement, sans crainte, sur les mers si belles que Dieu nous a données ; ceux qui vous gouvernent n’ont pas voulu nous laisser jouir de ces avantages, et ils ont voulu la guerre ; eh bien ! que les maux de la guerre retombent sur leur tête et sur vous, qui ne savez, pas les contraindre à faire la paix.

« Santo-Domingo, le 16 novembre 1849.

« BUIENAVENTURA BAEZ. »

« Par le président, Le ministre de la guerre,

« J. E. AYBAR. »

C’est clair et net, et c’est surtout vrai. Les côtes haïtiennes sont vulnérables par une infinité de points, et Soulouque en aurait déjà fait l’expérience, si les consuls, dans l’espoir de plus en plus chimérique d’amener le chef noir à conclure la paix, ne retenaient depuis quelque temps les deux flottilles dans leurs ports respectifs. Nous dirons plus : en supposant même qu’une trahison ouvrît à Soulouque les remparts naturels derrière lesquels la nationalité naissante s’est abritée deux fois, il suffirait aux Dominicains de prendre l’offensive par mer pour transposer les rôles. L’escadre haïtienne qui s’élève déjà à une dizaine de bâtimens à vapeur ou à voiles, a sans doute l’avantage numérique sur la flottille dominicaine[12] ; mais on a vu par quels invraisemblables amiraux la première était commandée, tandis que la seconde est montée par de véritables matelots, et appelle en outre à elle tous les aventuriers de mer qui voudront recommencer sous son pavillon et sur le même théâtre le terrible roman des flibustiers. Les coups de main que mentionne la proclamation de Baez étaient dus à un de ces aventuriers, à un Basque nomme Fagalde, capitaine marchand de Bordeaux, et qui, expulsé de Cayenne pour je ne sais plus quel coup de tête politique, venait d’être placé à la tête des forces navales de l’est. Invisible le jour, Fagalde débarquait la nuit, seul et sous un déguisement sur la plage qu’il voulait reconnaître, buvait et dansait toute la soirée avec les noirs, les émerveillait par ses talens de société, et, la reconnaissance finie, allait rejoindre la flottille qui, avant l’aube, tombait comme l’oiseau de proie sur le point indiqué. Les haïtiens, qui font presque tous leurs transports de denrées par mer, n’osaient plus laisser sortir une barque, et un chapelet de villages incendiés commençait à dessiner les contours de leurs côtes, lorsque Fagalde se fit tuer d’un coup de couteau dans une affaire de cœur.

Non, le véritable danger n’est pas pour les Dominicains dans une invasion, il est dans le fait seul de la guerre. Sans parler des inévitables ravages que la guerre entraîne pour un pays dont la véritable frontière, celle qu’il importe le plus de ne pas dégarnir, ne commence qu’assez avant dans l’intérieur, l’obligation de tenir sur pied la portion la plus active de sa population agricole suffirait à réduire cette petite nation aux abois, car l’agriculture est son unique ressource aujourd’hui que le débouché haïtien est fermé à ses bestiaux. Le service militaire est bien réparti de façon à ce que la moitié seule de l’armée soit sous les armes en temps ordinaire ; mais à tout bout de champ survient la nécessité d’une levée en masse, et la plupart des cultivateurs, fatigués de perdre leurs récoltes qu’ils devaient, au dernier moment, abandonner sur pied, ont fini par laisser leurs champs en friche. Dès 1847, la république dominicaine avait peine à nourrir ses soldats ; les coupes d’acajou étaient devenues sont unique moyen d’échange avec le dehors ; les marchés d’Europe étaient encombrés de ce bois, l’encombrement avait produit l’avilissement des prix, et les négocians invitaient les coupeurs à suspendre leurs envois, qui ne couvraient même plus le fred. Depuis lors, c’est en argent comptant que les Dominicains sont réduits à payer les denrées, les armes, les munitions qu’ils tirent des États-Unis, et le peu de numéraire que la domination de Boyer n’avait pas mis en fuite est à la veille de disparaître entièrement. Les Dominicains, en un mot, sont aujourd’hui aussi misérables que la population de l’ouest, avec le sentiment de leur misère, le regret de ce qu’ils pourraient être, et la prévision d’un sinistre avenir en plus.

Une offensive heureuse ne changerait rien à cette situation. La population noire est trop apathique, trop imprévoyante, trop identifiée avec son propre dénûment, pour que l’incendie de ses maisons qu’elle laisse elle-même tomber en ruines, la dévastation de ses terres qu’elle condamne elle-même à la stérilité, suffisent, le cas échéant, soit à la réduire à discrétion, soit à la soulever contre l’entêtement de Soulouque. Sa répugnance pour cette guerre se traduirait, à chaque descente de l’ennemi, par la fuite, et le lendemain tout serait à recommencer car les Dominicains sont trop peu nombreux, et ils ont d’ailleurs chez eux une ligne trop étendue à garder, pour songer à s’établir sur les points où porteraient leurs razzias. Ce qu’il leur faut, encore une fois, c’est la paix, une paix complète et durable, qui, en les dispensant d’armemens ruineux, en leur permettant de reprendre leurs travaux, en offrant de sérieuses garanties à l’immigration blanche qu’ils appellent à genoux, ferait de leur misérable pays ce que Dieu en avait fait : la plus riche contrée des deux mondes.

Or cette paix, ils ne l’obtiendront jamais de la libre volonté de Soulouque, qui jure de plus belle par l’ame de sa mère d’exterminer « les rebelles de l’est comme cochons marrons, » et qui, pendant que les consuls s’époumonent à lui imposer soit un traité de paix définitif, soit une trêve de dix années, poursuit avec un flegme imperturbable ses armemens. Bien que les magasins de l’état, regorgent de vivres et de munitions, il en arrive tous les jours des États-Unis, et voilà plusieurs mois qu’on expédie sans discontinuer des poudres à la frontière. L’enrôlement forcé, auquel n’échappent pas même les enfans de quinze ans se poursuit avec une rigueur excessive, qui a fini, par avoir raison de la traditionnelle indiscipline des noirs. Soulouque peut aujourd’hui mettre sur pied environ trente mille hommes contre sept à huit mille, qui forment le ban et l’arrière-ban de la population valide de l’est, et il ne paraît pas vouloir s’arrêter là. Les chambres ont silencieusement voté une addition de près de trois millions de francs au budget de 1851, qui se trouve ainsi augmenté d’un tiers. L’empereur s’est fait en outre donner la faculté d’ouvrir des crédits supplémentaires à peu près illimités pour les besoins imprévus[13]. Dans l’intervalle, et pour nous servir de l’expression échappée au secrétaire intime de sa majesté, on ne s’occupait ni ne se préoccupait de la note des consuls. Après avoir épuisé tous les moyens dilatoires de la diplomatie nègre, — la plus terrible et la plus harassante des diplomaties, — Soulouque s’est engagé, il est vrai, à donner une réponse catégorique, et il a convoqué extraordinairement les deux chambres pour leur déférer la question ; mais le rôle de cet étrange parlement est connu d’avance, et de peur que les sénateurs ou députés ne se méprennent sur ce qu’ils doivent penser et dire, sa majesté, selon son habitude, a soin de leur donner d’avance le diapason. Tous les dimanches, à la parade de la garde et dans chacune de ses réceptions officielles, l’empereur et roi fait naître des occasions de rappeler que la constitution, cette même constitution qu’il a trouée douze ou quinze cents fois à travers les poitrines de ses fidèles sujets, l’oblige à maintenir l’intégrité du territoire. Quant à la trêve de dix ans, sa majesté s’écrie que l’Europe entière en profiterait pour se précipiter dans l’île par la porte que les Dominicains ouvrent à l’immigration blanche. Ainsi c’est bien décidément la barbarie, qui jette le gant à la civilisation. Les chambres ont dû se tenir pour averties, d’autant plus que des exécutions nouvelles[14] sont venues, dans l’intervalle, raviver leur sollicitude pour l’harmonie des pouvoirs, à l’heure qu’il est, Soulouque déclare probablement aux consuls de France et d’Angleterre et à l’agent spécial des États-Unis « que l’opinion du pays ; représenté par ses organes légitimes, lui ordonne de faire rentrer département de l’est dans le giron de l’empire. » Il n’y a pas de doute que la présence d’une station navale suffirait à empêcher le départ de l’expédition ; mais devons-nous nous résigner à faire indéfiniment sentinelle autour de cette grotesque majesté ? Ne peut-on pas prévoir surtout des circonstances qui appelleraient brusquement ailleurs les bâtimens des trois puissances médiatrices, circonstances dont Soulouque se hâterait de profiter pour tomber en vingt-quatre heures sur les malheureux Dominicains ? Or, cette dernière éventualité suffirait pour perpétuer chez eux les angoisses de l’incertitude, c’est-à-dire tous les inconvéniens de leur intolérable situation.

Une seule crainte pourrait désormais avoir définitivement raison de l’obstination du vieux nègre : c’est la perspective d’aller se heurter dans l’est contre l’intérêt moral, l’intérêt politique ou l’intérêt territorial d’une grande puissance. L’intervention directe d’une grande puissante sous forme de protectorat d’occupation, partielle ou d’annexion pure et simple, n’est donc plus, à l’heure qu’il est, pour les Dominicains, une question de progrès : c’est une question de vie ou de mort, et cette question, aujourd’hui comme à l’origine du soulèvement, dans les angoisses d’une situation désespérée comme dans l’enivrement de la délivrance, après huit ans de décourageons refus comme dans la première effusion de leurs espérances françaises, cette question c’est encore à nous toujours à nous qu’ils s’obstinent à la poser.


VII. – L’INTRIGUE ANGLAISE. – LA PROPAGANDE AMERICAINE. – RÔLE DE LA FRANCE.

Qu’est-ce, qui nous fait donc hésiter ? Est-ce un scrupule de générosité et de prévoyance ? est-ce la crainte de paraître exploiter les pressantes nécessités ou la république dominicaine se débat, et de devoir à ces nécessités seules l’abdication d’une nationalité qui regretterait peut-être plus tard son sacrifice ? Il doit exister aux archives des affaires étrangères un certain acte du 22 septembre 1843 qui lèverait à cet égard tous les doutes et répondrait à toutes les accusations. Plus de cinq mois avant la séparation de l’est, lorsque les Dominicains avaient encore toute leur liberté d’action et d’option, leurs propositions étaient déjà on ne peut plus explicités. L’annexion, et à défaut de l’annexion, l’occupation partielle ou le protectorat furent leur premier mot. Notre gouvernement jugeait tout le premier que la spontanéité de ces offres suffisait à mettre sa responsabilité morale à couvert, car il consentit à les recevoir. Il y aurait même répondu affirmativement, si la nouvelle de la révolution prématurée de Santo-Domingo, qui mous engageait sans notre consentement, n’avait refoulé son bon vouloir[15], et si la bruyante affaire de Haïti n’était venue donner un nouveau cours à ses préoccupations. Est-ce à défaut d’autre ressource que les Dominicains ne se sont pas laissé rebuter par un premier refus ? Est-ce le rôle de pis-aller que nous redoutons ? Voici qui doit nous tranquilliser encore. L’Angleterre pendant six ans, les États-Unis jusqu’à ce jour ont mis autant d’acharnement à solliciter les propositions de la petite république que nous à les éluder.

Dès 1844 le gouvernement anglais envoyait à Santo-Domingo un agent sans caractère public, nommé Henneken, et qui, pour mieux jouer son rôle, se fit naturaliser dans le pays. Ce M. Henneken, devenu successivement colonel dans l’armée dominicaine et représentant du peuple, se livra dès le début contre nous à la propagande la plus actuel toujours par voies et par chemins pour soulever les susceptibilités des populations contre ce qu’il appelait notre complicité avec les noirs, toujours à l’affût des besoins, des inquiétudes, des accès de découragement où tombait le gouvernement dominicain pour faire intervenir au moment voulu le Foreign-Office, la marine anglaise, les capitaux anglais. Eh bien ! au bout de quatre ans, le parti anglais de l’est se réduisait au seul M. Henneken ; l’Angleterre n’avait pas reçu une seule proposition ; les divers capitalistes qui avaient essayé d’enlacer ce pays sans ressource dans l’habile réseau des intérêts britanniques avaient été successivement éconduits, et le gouvernement dominicain, tout en reconnaissant l’impossibilité de sauver la naissante république par elle-même, persistait à ne s’adresser qu’à nous. Le 15 février 1845, M. Baez écrivait à M. Levasseur, notre consul à Port-au-Prince : « Vous n’avez qu’à nous indiquer le moyen que vous trouverez le plus convenable pour convaincre la France de notre sincère désir de nous placer sous sa puissante protection, quel que soit le sacrifice qu’il nous faille faire pour l’obtenir. » Les Dominicains auraient en un mot consenti à nous payer au besoin leur quote-part de la dette haïtienne, d’une dette qui ne les concernait pas. Pour vaincre nos résistances, M. Baez ajoutait : « Le gouvernement est dans la nécessité de traiter avec la première nation qui lui offrira de le tirer de la position isolée où se trouve notre république. » Peu de temps après, le président Santana renouvelait en vain ces sollicitations ; l’expédition de Pierrot rendait de plus en plus urgentes les nécessités invoquées par Baez, et les Dominicains préféraient cependant les chances d’une lutte inégale à la protection que la Grande-Bretagne leur offrait. Une nouvelle victoire les aidait bientôt à patienter, et ils ne profitaient de ce moment de répit que pour rentrer en négociation avec la France. M. Baez et deux autres commissaires partaient pour Paris. — Au moment où la révolution de février éclata, la commission dominicaine n’avait pas même obtenu d’être reçue officiellement, et c’est au gouvernement, provisoire (mars 1848) que furent remises les propositions de Santana.

Pour le coup, lord Palmerston avait la partie belle. La France était désormais trop occupée chez elle pour se souvenir des Dominicains, et encore moins pour songer contre-carrer les envahissemens coloniaux de la Grande-Bretagne. Où le succès est certain, la réserve est inutile. Le gouvernement anglais, qui avait affecté jusque-là de se poser à Port-au-Prince comme le protecteur-né de l’ouest contre les intrigues dominicaines de la France, nomma brusquement un consul à Santo-Domingo. Ce consul était M. Robert Schomburg, annexioniste fort expert et bien connu pour la part qu’il avait prise jusque-là aux machinations et aux mauvaises querelles dans lesquelles la chancellerie britannique cherche à envelopper les petites républiques du continent américain. Tout servait les espérances du Foreign-Offce. En haine de Santana et de Baez, qui personnifiaient les tendances françaises du congrès et de la population, le nouveau président, Jimenez, ne demandait pas mieux que de devenir le chef du parti anglais. Restait toujours à créer ce parti anglais, et M. Schomburg, à peine débarqué, se mit à parcourir le pays en compagnie du colonel Henneken, pendant que quatre bâtimens de guerre de sa nation se montraient successivement sur divers points de la côte ; mais les deux agens eurent beau répéter que l’Angleterre était la seule puissance qui eût reconnu le nouvel état, qu’elle seule voulait et pouvait les protéger contre l’invasion haïtienne, et qu’un capitaliste anglais allait venir offrir au congrès un emprunt[16] ; ils rencontrèrent une répulsion unanime dans les rangs de la population, de l’armée et du clergé, et le congrès, à peine rentre en session, renouvelait ses instances auprès de la France (février 1849). Un Français établi dans le pays, M. À Lapeyrette, fut officieusement chargé de porter à Paris l’expression de ce vœu persistant.

M. Schornburg et M. Henneken ne se rebutèrent pas. Ils résolurent de provoquer la scission de la province de Santiago, à laquelle se serait rattachée la magnifique presqu’île de Samana, principal objet de toutes ces convoitises. Un bâtiment de guerre anglais vint jeter inopinément l’ancre dans la baie de Samana Le gouverneur des Iles-Turques envoya un autre bâtiment à Puerto-Plata, et le gouverneur des îles Bahama, le capitaine Mathew, se rendit de sa personne à Santiago où M. Henneken vint le joindre. Il ne suffisait pas de raviver la vieille jalousie des Santiagais contre la capitale dominicaine : pour les amener à s’insurger sous le patronage du pavillon anglais, il fallait encore neutraliser leurs sympathies françaises, et M. Henneken et Mathew répandirent dans la population toutes sortes de bruits odieux sur la France, disant, entre autres choses, que nous convoitions l’est pour y rétablir l’esclavage. Échec complet encore ; Le général Tito Salcedo, qui devait être mis à la tête du pronunciamiento, n’osa pas bouger, tant il jugea les habitans et l’armée mal disposés à le suivre. Le couple propagandiste réussit cependant à empêcher le général Tito Salcedo de faire, au moment de l’invasion de Soulouque[17], un mouvement décisif qui eût permis aux Dominicains d’arrêter à temps l’armée noire, et quand celle-ci fut au cœur du territoire, quand la petite république eut le couteau à la gorge, le capitaine Mathew se rendit à Santo-Domingo pour joindre ses offres de protectorat à celles dont M. Schomburg, d’accord avec Jimenez, obsédait le congrès. Le capitaine anglais fit même intervenir la menace et alla jusqu’à dire à l’archevêque, lequel répéta ce propos avec indignation, « que, si les Français entraient jamais à Santo-Domino ; le sang y coulerait comme la pluie. » On sait le reste. Cette population désespérée, qui s’attendait d’heure en heure au massacre, répondait aux avances et aux menaces de MM. Schomburg et Mathew en forçant Jimenez à signer de sa propre main un nouvel appel à la France, à la France, qui n’aurait pu venir, à son aide qu’au bout de plusieurs mois ! Santana tentait et réalisait l’impossible pour soustraire son pays à la protection cependant immédiate et assurée de la Grande-Bretagne, et bientôt après l’unique représentant du parti anglais s’enfuyait honteusement sur un bâtiment anglais.

Sont venus ensuite ses États-Unis. Si le Yankee est quelque peu brutal en affaires, il a du moins la qualité de ce défaut, la franchise. De sa part, point d’offres insidieuses d’alliance il veut l’annexion et va droit au but. — Vous manquez de bras ? Concédez-nous quelques centaines de lieues carrées à notre choix, parmi les terres les plus riches et les mieux situées de la république, et nous nous chargerons de les peupler d’Américains qui jouiront, bien entendu, dès leur arrivée, de tous les droits politiques et civils. Il est également bien entendu que les marchandises que feront venir les immigrans pour leur usage et les navires consacrés au transport de ces immigrans ne paieront aucune espèce de droits, que les mines que nous découvrirons seront notre entière propriété que les produits de ces mines seront exempts de toute taxe d’exportation, que nous agirons, en un mot, chez vous comme chez nous. — Vous manquez de soldats ? Eh lien ! voilà encore une armée. Nos immigrans formeront, en cas de guerre, un corps spécial, placé sous l’autorité de la république ; nous ne nous réservons que la nomination des officiers. — Vous manquez enfin de vapeurs ? Nous en achèterons deux pour l’usage de la république. Vous nous ferez l’avance du prix d’achat en bons négociables emportant 10 pour 100 d’intérêt ; mais nous vous rembourserons cette avance en trente années (ce qui au taux local de l’intérêt, ferait payer de fait à la république deux ou trois fois le prix d’achat primitif). Pendant ces trente années, lesdits vapeurs (achetés pour l’usage de la république et payés deux ou trois fois par la république) resteront à la disposition de la compagnie de colonisation, qui s’en servira pour le transport de ses immigrans et de ses marchandises ; mais il est bien entendu que la compagnie ne paiera pas le loyer de ces vapeurs. Au contraire, c’est la république qui nous comptera 20,000 piastres par voyage, aller et retour, moyennant, quoi nous nous engageons à transporter à New-York., ses dépêches et ses lettres. Si cependant il arrivait que le gouvernement dominicain eût besoin d’armer en guerre ces vapeurs (qui grace à l’article précédent seraient dix fois à lui en quelques années) la compagnie s’en dessaisirait, moyennant la restitution, la simple restitution des à-compte qu’elle aurait versés jusque-là en remboursement de l’avance à elle faite par le gouvernement dominicain. Item : le gouvernement dominicain devra payer à la compagnie, en bons portant 10 pour 100 d’intérêt, 20 piastres fortes pour chaque immigrant au-dessus de douze ans, et, au-dessous de cet âge, 10 piastres. — Ainsi parle frère Jonathan. En lisant ces propositions, je m’attendais, je l’avoue, à trouver à chaque ligne l’article goguenard que les usuriers de comédie n’épargnent jamais à leur victime ; mais il n’y est question ni du chameau empaillé ni de la dent de Cléopâtre. Ces propositions sont bien sérieuses, on ne peut plus sérieuses. Elles sont datées de Washington, 26 août 1850 ; elles ne sont que le résumé d’obsessions quotidiennes qui assaillaient les Dominicains depuis plus d’un an ; elles sont signées par M. Green père, l’ancien ministre des États-Unis au Mexique, et M. Green fils, entrepreneurs d’annexion fort connus, et dont l’un, M. Green père, n’avait pas employé d’autre procédé pour escamoter le Texas.

On est révolté, n’est-ce pas ? de tant d’âpreté cynique ; mais après tout, et à l’invraisemblable plaisanterie des deux vapeurs près, que demandent ici les États-Unis ? Ce que la république dominicaine nous offre depuis huit ans, et ce qu’elle devra, tôt ou tard accorder à qui le prendra Nous, dirons plus : les impossibles conditions pécuniaires dans lesquelles les Américains cherchent : à emprisonner la population de l’est ne sont qu’une formule de luxe qui n’est pas de nature à l’effaroucher beaucoup. Il est, en effet, évident que, le jour où les États-Unis disposeraient moralement et matériellement du principal noyau de l’armée dominicaine et auraient en outre la faculté d’improviser à discrétion des citoyens dominicains d’annexion ne tarderait pas à passer des choses dans les mots, ce qui réduirait presque a néant les engagemens qu’aurait contractés, la petite république en les confondant avec les charges de l’Union. Nous dirons plus encore : la propagande américaine, dès son début à Santo-Domingo, a su parfaitement choisir son terrain. Bien loin d’imiter la maladroite habileté de la chancellerie britannique, qui, en croyant s’appuyer sur une influence anti-française, n’a réussi qu’à partager sa chute, M. Green s’est dit en arrivant l’ami de nos amis. N’était-il pas d’ailleurs l’agent d’une puissance qui avait obstinément refusé jusque-là de reconnaître la nationalité haïtienne ? Le cabinet de Washington est entré, il est vrai, plus tard, en rapports réguliers avec Soulouque, mais pour se créer un nouveau titre d’influence auprès des Dominicains. Au mois d’avril 1850 parurent tout à coup en rade de Port-au-Prince un vapeur de guerre et deux corvettes des États-Unis. M. Green fils descendit avec l’apparat officiel d’un de ces bâtimens, et fit demander une audience à « l’empereur, ».qui éprouva un mouvement d’orgueilleuse joie en recevant, le premier entre toutes les majestés noires, les lettres de créance d’un envoyé américain. Celui-ci commença par demander pour les agens consulaires de sa nation le droit de battre pavillon dans tous les ports de l’empire, et sa majesté faillit embrasser M. Green. Il signifia en second lieu à Faustin Ier d’avoir à laisser les Dominicains en repos ce qui causa à sa majesté une sensation beaucoup moins agréable que la première. Il lui fit en troisième lieu sommation d’avoir à payer aux États-Unis, dans un délai de quinze jours, une note d’environ 300,000 piastres pour préjudices causés jadis à des sujets américains, et sa majesté acheva de perdre contenance. Ce n’était là d’ailleurs qu’une querelle d’Allemand. La dette en question avait déjà été payée une fois, sinon deux ; mais à l’expiration du délai, lorsque le commissaire nommé par Soulouque, M. Delva, voulut aborder le chapitre des explications, M. Green, qui ne se sentait probablement pas très fort sur ce terrain, rompit fièrement l’entrevue, et parti pour Washington en annonçant qu’il reviendrait avec une force navale de plusieurs bâtimens. Pendant que M. Delva cherchait dans les archives la quittance de la dette en question, M. Green s’était rendu à Santo-Domingo, où il se fit beaucoup d’honneur, auprès du président Baez et de la population, du mauvais tour qu’il venait de jouer à Soulouque par affection pour les Dominicains[18].

C’est brutal, nous le répétons ; mais enfin c’est sincère. Si frère Jonathan veut un peu trop le bien de ses amis, il sait en revanche franchement détester leurs ennemis. L’hypothèse du refus persistant de la France admise, la nationalité dominicaine ne semblait pas pouvoir tomber en de meilleures mains. Eh bien ! cette hypothèse s’était réalisée. M. Bastide, qui n’avait pas la prétention des grandes choses (car il n’avait que trop de peine à réparer les mauvaises), M. Bastide, dont la timidité diplomatique restera proverbiale, avait cependant compris l’importance de ce que nous dédaignions. Comme entrée en matière, il conclut, le 22 octobre 1848, avec les commissaires dominicains, un traité d’amitié et de commerce, et l’assemblée, avec cette intelligence des questions extérieures qui caractérisait nos nouveaux législateurs, l’assemblée le rejeta sans discussion ! Quant aux appels désespérés que le gouvernement et le congrès dominicains avaient faits dans l’intervalle à la France, ce n’est qu’au bout de dix huit mois que notre gouvernement se décida à y répondre, et cette réponse, achetée par tant d’espérances et tant d’angoisses, était encore un refus, et c’est sous l’impression de cette déception plus cruelle que toutes les autres, car elle succédait à d’héroïques sacrifices ; c’est dans l’amertume de la première heure de découragement et de fierté blessée que Baez et Santana restaient assez Français de cœur pour repousser avec dédain, presque avec colère, les obsessions de l’agent des États-Unis. Pendant que M. Green, qui ne se rebutait pas pour si peu, mettait au net ses propositions confidentielles pour les renouveler officiellement, Baez adressait à l’honneur français cet appel que n’avait pas entendu l’intérêt français, et il écrivait à notre gouvernement : « Cette réponse (le refus d’annexion ou de protectorat), cette réponse que nous attendions depuis si-long temps, nous ne pouvons la considérer comme définitive en présence des événemens qui se sont passés depuis une année dans notre malheureux pays. En effet, l’Europe, foyer de la civilisation doit être souverainement convaincue que les Dominicains sont maintenant la seule digue contre la cruauté et l’envahissement de la race noire. Seuls en cette partie de la terre, nous luttons pour la civilisation en même temps que pour notre existence… Dans le monde, la politique change, mais l’humanité ne change pas. Aussi, mettant de côté la politique, mettant de côté les avantages brillans, immédiats et prouvés que la France aurait à retirer de notre annexion, je me borne, M…, à faire appel à vos sentimens d’humanité… Tout me fait espérer que cette fois vous ne resterez pas sourd à l’appel de cette nation jadis française, et qui a conservé la qualité la plus précieuse à des cœurs français, celle de résister courageusement à l’oppression… Notre république est encore bien jeune, mais elle a vieilli à l’école du malheur, et en remontant à son origine, à son érection sous le gouvernement qui vous a précédé, vous verrez facilement que nous étions fondés à compter sur la France… Notre but, nous le considérons comme sacré ; nous ne demandons que la paix, la paix qui nous rendra à la culture de notre beau pays, qui nous sauvera de la misère et du couteau des noirs. Un mot de votre gouvernement, et le pays tout entier vous appartient. Si la politique de la France s’oppose, dans les circonstances actuelles, à toute idée d’accroissement colonial, ce que je ne puis croire à l’égard d’un pays aussi bien doué que le nôtre, intervenez au moins pour nous faire avoir la paix. J’ai entre les mains des propositions qui me sont faites par un chargé affaires américain, M. Green, envoyé à Santo-Domingo avec des pleins pouvoirs ; mais, tant qu’il nous restera une lueur d’espérance, nous attendrons avec résignation. »

Et en effet, pour que les Dominicains se décident à rompre momentanément le serment intérieur qu’ils ont fait de ne s’adresser qu’à la France, il faut que ce soit la France elle-même qui propose la médiation collective des trois puissances ; mais au sein de la sécurité relative qu’ils doivent à cette médiation, dans la liberté absolue d’option que notre volontaire effacement leur laisse, c’est encore vers nous qu’ils tournent les yeux. Une seule pensée les préoccupe : c’est qu’il y ait méprise dans notre refus, c’est que la France ne les juge pas digne de son adoption. Santana écrit à Paris (20 novembre 1850) à un ami qui se trouve en mesure d’éclairer l’opinion « … Nous sommes un peuple si petit et si ignoré, que c’est un devoir pour nos amis de révéler notre existence. Dites bien que, malgré le funeste voisinage de nos ennemis il y a une immense distinction à faire entre nous et eux, et combien profondément nous différons de cette espèce de gens (con semejante pueblo) par nos mœurs, nos usages, nos habitudes, notre religion, notre caractère ; dites que nous n’avons rien, absolument rien de commun que le hasard qui nous fait vivre dans la même île. »

Est-ce assez de témoignages ? Douterons-nous de préférences qui ont résisté à la multiple épreuve du temps, du désespoir, des déceptions, de la sécurité Et ces préférences ne sont pas seulement l’expression d’instinctives sympathies ; elles reposent sur des convictions raisonnées ; sur des faits essentiels. Des trois puissances parmi lesquelles la jeune république est obligée de se choisir un protecteur, la France, en dehors même des garanties morales et matérielles qu’elle offre par son droit spécial sur l’ouest, droit qui ne saurait expirer qu’avec la dernière échéance de l’indemnité, en dehors même des souvenirs qu’a laissés sa courte domination à Santo-Domingo, en dehors même du contraste de son désintéressement avec l’ardente convoitise de l’Angleterre et, des États-Unis, accourus, non pas à l’aide, mais à l’hallali de cette petite nation aux abois, la France, disons-nous, est la seule dont le patronage soit tolérable et enviable pour les Dominicains.

L’Angleterre et les États-Unis, c’est sans doute la force, la sécurité, la richesse, le progrès matériel ; mais le protectorat anglais, c’est le protestantisme ; mais le protectorat américain, c’est, avec l’invasion du protestantisme, la tyrannie de cet inexorable préjugé de couleur qui ne pardonne ni à l’ame ni au corps, ni au chrétien ni au citoyen, ni au talent ni à la fortune, ni à la tombe ni au berceau. On comprend l’invincible répugnance qu’une pareille alternative inspire à un pays que ses griefs religieux ont peut-être plus contribué à soulever que ses griefs nationaux, et où la majorité de la population, quoique d’apparence blanche, appartient aux races sang-mêlés. On comprend l’énergique persistance de ce pays à chercher son point d’appui dans la France, dont le rapproche, avec la communauté d’intérêts, de souvenirs, de législation et presque de langage, la communauté de religion, d’opinions, de mœurs. Encore une fois, qu’est-ce qui nous fait dont hésiter ?

Est-ce la médiocrité du cadeau ? Il y a trois points dans l’Atlantique qui assurent la prépondérance maritime à la grande puissance qui parviendra à s’y établir. Ces points sont la petite île de Saint Thomas, e Môle Saint-Nicolas et la baie de Samana. Saint-Thomas, aujourd’hui l’entrepôt et le carrefour maritime de cette partie du monde, n’est qu’un rocher aride, où il faut tout apporter du dehors, même le bois et l’eau, et qui appartient d’ailleurs au Danemark. — Le Môle Saint-Nicolas est dominé par un cirque épais de hautes montagnes ; ce qui exigerait l’occupation militaire d’un territoire fort étendu ; il appartient d’ailleurs aux Haïtiens. Reste Samana : de toutes les baies du monde, la baie de Samana est à la fois la plus vaste, la plus sûre ; la mieux défendue du côté de terre et de mer, et toutes les richesses minérales et végétales, depuis l’or jusqu’au charbon, depuis le bois de construction navale jusqu’aux cultures précieuses, se trouvent accumulées dans la presqu’île qui lui donne son nom. Or, les Dominicains nous prient, non pas seulement depuis huit ans, mais depuis trente ans, de choisir entre l’abandon total de leur territoire et la cession isolée de Samana.

Est-ce l’embarras d’une occupation militaire qui nous arrête ? Pour garder ce pays, dont la population belliqueuse et dévouée nous accueillerait comme des sauveurs, il suffirait d’une guérite à côté d’un drapeau. Est-ce la crainte de mécontenter l’Angleterre ou les États-Unis ? La moitié du continent américain se lèverait pour siffler le Yankee devenu de pirate casuiste, et l’Angleterre n’aurait guère plus d’avantage à aborder le chapitre des récriminations. En sollicitant d’ailleurs chacune de son côté l’annexion ou le protectorat de l’est (sollicitations dont la preuve officielle, écrite, irrécusable existe), ces deux puissances ont implicitement proclamé, et le droit qu’ont les Dominicains de disposer d’eux-mêmes, et le droit que nous avons de répondre à leur appel.

Est-ce un scrupule vis-à-vis de l’Espagne ? L’Espagne nous mettrait la première à l’aise sous ce rapport. Elle a abdiqué de fait la souveraineté de Santo-Domingo, se contentant de réclamer, en 1830, du gouvernement de Boyer, une indemnité analogue à l’indemnité française, et les Dominicains lui offrent mieux que cette indemnité, puisqu’ils conjurent les propriétaires spoliés par les Haïtiens de venir faire valoir leurs titres et surtout leurs terres. En reprenant possession d’une île où l’esclavage est aboli, l’Espagne, métropole à esclaves, introduirait la propagande insurrectionnelle dans son propre sein, et elle a assez à faire à prémunir Puerto-Rico et Cuba contre la propagande insurrectionnelle du dehors. L’impossibilité de cette reprise de possession admise par le gouvernement de Madrid, la nécessité de se donner à une grande puissance établie pour les Dominicains, quel est le véritable intérêt de l’Espagne ? Que Saint-Domingue, île au vent de Cuba n’appartienne ni à l’Angleterre, ni aux États-Unis ; ni à la puissance qui, il y a dix ans, entretenait un agent avoué d’insurrection auprès des nègres de la Havane, ni au pays qui décerne des ovations publiques au pirate Lopez.

Est-ce à Port-au-Prince, est-ce dans la crainte de fournir une excuse à des débiteurs de mauvaise foi, qu’est l’explication de notre inertie ? Cette excuse a été, en effet, mise en avant. Soulouque, à l’exemple de Pierrot, a plusieurs fois prétendu que la reconnaissance ou l’adoption de la république dominicaine par la France suffirait à annuler la dette haïtienne. « Je ne sais pas la philosophie, répète avec acharnement sa majesté noire ; mais si je vous vendais à crédit une maison composée de trois appartemens, et qu’on vous en prît ensuite deux, surtout avec mon approbation à moi, qui devrais au contraire vous les faire restituer, sous feriez très bien de ne pas me payer. » Le syllogisme de Faustin Ier pèche heureusement par la base. Et d’abord, sur les trois appartemens, nous n’aurions pu, dans tous les cas, en vendre qu’un, car le tiers seul de l’île nous appartenait. Que Boyer fût déjà maître de la partie espagnole lorsqu’il traita avec nous, c’est une affaire personnelle entre Ferdinand VII et lui, Nous n’avions pas à protester contre cette usurpation qui ne nous regardait pas ; mais, par cela qu’elle ne nous regardait pas, notre silence ne pouvait en aucune façon la légitimer. Ce silence, si tant est qu’il eût couvert une arrière-pensée n’aurait même pu interprété qu’en faveur de l’Espagne, notre alliée intime avant, pendant et après l’ordonnance de 1825. En second lieu, l’indemnité de Saint-Domingue n’est nullement le prix de notre souveraineté politique, dont nous avons fait gratuitement abandon. Cette indemnité n’est qu’un misérable dédommagement à nos propriétaires spoliés, et les habitans de l’est, bien loin de spolier les colons français, ont donné à la plupart d’entre eux un généreux asile : la liquidation de 1825 ne pourrait donc ni légalement ni moralement les concerner. Voilà pour le droit. Sur la question de fait, la réponse est plus catégorique encore. Bien loin d’avoir diminué la solvabilité du gouvernement haïtien s’est accrue par la séparation. Ses recettes d’importation qui, dans la période 1837-41 ne s’élevaient en moyenne qu’à 781,200 piast., se sont élevées, dans la période 1843-47, à 793,140 piast., et cela par la raison toute simple qu’à l’époque de la réunion les bestiaux de la partie espagnole desservaient la consommation de la partie française, tandis que ces bestiaux viennent maintenant de l’étranger. Ajoutons que l’est, vu la nécessité d’y entretenir de fortes garnisons pour comprimer une population mécontente, avait fini par coûter plus qu’il ne rapportait. Les belliqueux préparatifs de Soulouque coûtent à la vérité bien davantage, mais raison de plus pour y mettre un frein. La pacification de l’île, c’est-à-dire l’occupation totale ou partielle du territoire dominicain, condition indispensable d’une paix définitive, servirait donc l’intérêt de nos indemnitaires bien loin de leur nuire, et enlèverait des prétextes à la mauvaise foi du gouvernement débiteur, bien loin de lui en créer.

Que faut-il donc chercher le secret d’hésitations que rien au dedans comme au dehors ne légitime ? Serait-ce dans un reste de préjugés anti-coloniaux ? Nous sommes payé pour en revenir : c’est avec ces préjugés-là qu’on bourre la machine révolutionnaire. — Est-ce dans l’étrange illusion de l’un de nos derniers ministres des affaires étrangères, répondant à quelqu’un qui lui représentait le danger de l’occupation de Samana par les États-Unis : « Heureusement que les Anglais sont toujours à la Jamaïque ! » Les Anglais étaient aussi dans l’Oregon ! Non le mot de cet étrange parti-pris ne saurait être encore là. Ce mot, c’est, je le crains bien, la maxime traditionnelle des bureaux, la terrible maxime inventée par M. Pesages : « Pas d’affaires ! » - Pas d’affaires ! Heureux en effet le pays qui pourrait s’en passer ; mais en sommes-nous bien là ? Quand l’Angleterre agrandit chaque jour la distance que 1848 a mise entre elle et nous, quand l’Allemagne, derrière les tréteaux où se joue la comédie de son unité politique, constitue silencieusement son unité commerciale, quand l’Espagne restaure a huis-clos sa marine, quand les États-Unis couvrent l’Atlantique et le Pacifique de corsaires annexionistes, quand tous les peuples s’agitent autour de nous et loin de nous, que tous font leurs affaires, que chacun cherche à élargir ses coudées, fût-ce aux dépens du voisin ne risquons-nous pas, en restant seuls à dormir dans notre coin, de nous réveiller un beau jour étouffés ou aplatis ? Notre léthargie est ici d’autant moins excusable, qu’elle n’a pas des obstacles politiques ou financiers pour excuse, que pour voir flotter notre pavillon sur la presqu’île de Samana, nous n’aurions pas même la peine de l’y porter, que pour conquérir la plus belle position maritime et territoriale du Nouveau-Monde, la tête de pont du passage de Panama, l’entrepôt futur des deux hémisphères, la clé des deux océans, il nous suffirait encore une fois d’un monosyllabe et d’un signe de tête. Pourquoi dire cela tout haut ? m’objectera-t-on. – Eh ! mon Dieu, pour qu’on le sache, parce que tout le monde le sait excepté nous, parce qu’une cause aussi légitime et aussi belle doit être soutenue à visage découvert, parce que d’autres, à notre place, se disputent publiquement l’honneur et le profit de relever cette patiente sentinelle qui, au qui vive de la barbarie, répond depuis huit ans : « France ! »


GUSTAVE D'ALAUX.

  1. Voir la livraison du 15 avril.
  2. Il n’en survit qu’un, M. Pelletier de Saint-Fargeau, aujourd’hui général dominicain et l’un des hommes les plus considérés du pays.
  3. Il y a d’excellens marins en Haïti ; mais, comme la journée du matelot marchand est de beaucoup supérieure à la solde quotidienne d’un capitaine de frégate, qui n’est payée qu’en assignats, c’est à qui ne servira pas sur la flotte nationale.
  4. L’autel de la patrie joue en Haïti le même rôle que la pierre de la constitution en Espagne et les arbres de la liberté en France. C’est un cube en maçonnerie, entouré d’un grillage et ombragé par le palmiste national. Quatre ou cinq fois par an, les autorités haïtiennes vont en grande pompe sacrifier la grammaire sur cet autel.
  5. Santiago fut fondé, dès les premières années de la découverte de l’île, par trente gentilshommes, et, en commémoration de cette noble origine, fut appelé, par ordre du roi d’Espagne, Santiago-de-los-Caballeros.
  6. Quand il s’agit d’arrêter un homme de peu, le Dominicain tient à honneur d’être seul : il dédaigne d’attacher son prisonnier et l’invite fièrement à prendre son sabre ; mais, s’il s’agit d’un prisonnier de distinction, toutes sortes de précautions sont prises. Durant la marche, ses coudes sont fixés derrière le dos au moyen d’une planche trouée où s’engagent les deux bras. À la halte de nuit, on le détache, ou l’invite à joindre ses deux bras au-dessus de la tête, et, dans cette posture, on l’enveloppe hermétiquement dans une peau de boeuf, au risque de l’étouffer ; puis les soldats s’endorment à côté, la conscience tranquille. À l’aube, quand on déficelle ce saucisson humain, il arrive parfois que l’ame en est sortie. Grace à son rang élevé, Valou fut conduit de cette façon-là de l’intérieur du pays à Santo-Domingo.
  7. Santana a aujourd’hui la conviction intime que Jimenez était du complot de Puello.
  8. M. Place, en prévision des événemens que préparait l’incapacité de Jimenez, avait réuni au consulat des provisions qu’il distribua à ces malheureux.
  9. Nous n’avons pas besoin de dire que notre consul-général n’avait pas oublié, de son côté, les malheureux Dominicaine. Depuis trois semaines, il écrivait lettres sur lettres au quartier-général haïtien pour rappeler à Soulouque qu’il déshonorerait sa victoire par des cruautés inutiles, et combien il avait, au contraire, intérêt à effacer la tache faite à sa réputation par les massacres de l’année précédente.
  10. Parfois aussi un Dominicain s’avançait ans armes jusqu’à l’avant-poste des ennemis pour les injurier et leur annoncer la présence de Santana. Quelques Haïtiens se ruaient aussitôt vers lui, mais pour tomber sous les balles d’autres Dominicains, cachés près de leur camarade.
  11. Les uns se laissaient glisser du haut des remparts, les autres traversaient la crinière à la nage, au risque de se faire dévorer par les requins, ce qui arriva à plusieurs.
  12. La république s’était mise en quatre pour acheter un petit vapeur dont le commandement fut donné à un Anglais, mais un beau jour l’Anglais mécontent de sa position, décampa, emportant dans la poche de son gilet, pour mieux se faire regretter sans doute, deux ou trois écrous de la machine. La république n’avait pas les moyens de remplacer ces malheureux écrous, et, après deux ans d’attente, elle s’est décidée à convertir ce vapeur en navire à voile.
  13. Où trouvera-t-on cet argent ? Là est, le problème. Les cafés se vendent encore assez bien ; mais la production est toujours en décroissance, et le pillage plus effréné que jamais. À la tête des pillards figure depuis quelque temps un homme connu à Paris, et dont la probité n’avait pas été suspectée jusque-là. Soulouque et le nouveau favori se sont réservé chacun, sur la vente du cinquième des cafés de la récolte 1850-51, un pot-de-vin de 5 francs par quintal. Ces cafés ont été vendus en Angleterre, car on n’ose les expédier en France, dans la crainte avouée d’une saisie, crainte d’autant moins invraisemblable que la dette haïtienne est de plus en plus mal servie, et que le gouvernement haïtien, à l’instigation du personnage dont il s’agit, vient de refuser les indemnités dues pour dommages récens à nos nationaux, notamment pour la destruction d’un magnifique établissement qu’un Français avait créé à Azua, et dont Soulouque, dans sa retraite furieuse de 1849, autorisa ou ordonna le pillage et l’incendie. Un de nos négocians avait fait venir, au mois de janvier dernier, sur la commande du gouvernement, une forte partie de poudre des États-Unis : le même personnage la fit refuser au moment de la livraison, comme étant, disait-il, de mauvaise qualité, et ne consentit à la reconnaître de bonne qualité que moyennant un pot-de-vin de 1,000 piastres ; il a extorqué deus autres mille piastres au vendeur de la dernière corvette de guerre achetée par Soulouque, etc, etc.
  14. Parmi les personnes fusillées se trouve le ministre de la justice, Francisque, duc du Limbé, dont nous avions annoncé la disgrace. On le tira, le 14 mars, du cachot où il gisait enchaîné et les pieds en l’air, pour le conduire avec neuf coaccusés devant un conseil de guerre, dont il déclina vainement la compétence (il n’était pas militaire). Francisque n’avait réellement pas pris part à la dernière conspiration socialiste ; mais, au défit que l’accusé faisait de fournir une seule preuve, le commissaire impérial répondit d’abord par de joviales plaisanteries, puis en requéran contre lui et quatre autres accusés spécialement recommandés une sentence de mort, sentence qui fut rédigée au milieu des rires et des bâillemens bruyans de messieurs du conseil. La dégradation nobiliaire qu’entraînait cette sentence était l’affaire du bourreau, et il y avait d’ailleurs appel ; mais le tribunal voulut se donner séance tenante le spectacle de l’humiliation d’un duc, et on arracha brutalement à Francisque la plaque de l’ordre (impérial, bien entendu) de la légion d’honneur.
    Le président du conseil de révision, le général de division Geffrard, ont le courage tout mulâtre qu’il est, de faire casser la sentence, courage qui n’est pas nouveau chez lui, et qu’il paiera probablement très cher. Les cinq condamnés furent alors conduits (17 mars) devant un nouveau conseil de guerre siégeant à la Croix des Bouquets, et présidé par le même homme qui, à cette même place, avait prononcé, l’année d’avant, la condamnation du général Celigny-Ardouin, l’une des victimes de Francisque. Une heure après, Francisque, le député Cazeau et un colonel étaient exécutés ; bien qu’ils eussent interjeté appel. Au moment de mourir, le député Cazeau, qui, dans l’espoir d’obtenir sa grace, avait accusé Francisque de propos malveillans sur la personne de l’empereur, demanda pardon à l’ex-ministre de cette calomnie. Francisque laisse peu de regrets aux Français et aux mulâtres, dont il était l’acharné persécuteur ; mais il a racheté sa vie sur la dignité et la fermeté de sa dernière heure. Il ne tomba qu’à la troisième décharge. Ses deux compagnons montrèrent quelque faiblesse, et sont les seules victimes de Soulouque qui n’aient pas regardé venir de sang-froid la mort. Soulouque a interdit les secours de la religion à tous les condamnés.
    Francisque est le troisième ministre fusillé en trois ans. M. Raybaud, prié de tenter une démarche en sa faveur, et qui s’était adjoint le consul d’Angleterre, ne put pas même être reçu, Le soir de l’exécution, une joie pure illuminait le visage de Soulouque, qui s’écriait avec l’accent de la conscience satisfaite On ne dira pas cette fois qu’il n’y a pas eu jugement ! » - Les conseils de guerre fonctionnent de nouveau sur plusieurs points.
  15. Le roi Louis-Philippe reçut la nouvelle de l’insurrection dominicaine au moment même où il discutait les bases de notre intervention : « Puisqu’il font leur affaire tout seuls, dit-il impatienté, eh bien ! qu’ils se débrouillent… C’est qu’ils n’ont pas besoin de nous. »
  16. Cet emprunt a été, en effet, offert plusieurs fois, et la petite république, malgré son extrême pénurie, l’a toujours repoussé.
  17. Ces menées furent découvertes peu après. Tito Salcedo et Henneken furent arrêtés.
  18. Voici dans quels termes un journal américain, le Weekly Herard du 27 avril 1850, caractérisait la mission remplie, par M. Green à Port-au-Prince, et celle qui l’avait précédemment appelé dans la partie espagnole, où il affectait de poursuivre une spéculation privée, mais où il s’était présenté avec des lettres de recommandation de son gouvernement. Il aurait même pu montrer mieux aux Dominicains, car les lettres de créance qu’il remit à Soulouque au mois avril 1850 portaient la date du 23 juin 1849. La dernière phrase de l’article que nous citons a dû faire bondir le puissant Faustin Ier sur les marches de son trône :
    «… Mais si on ne fait en ce moment aucun mouvement en ce qui concerne l’annexion de Cuba, il en a été fait plusieurs en ce qui concerne l’île d’Haïti. Son excellence B.-B. Green a été envoyé dans ce pays pour faire un rapport sur son état actuel, sa population, son sol son climat et autres matières, en outre sur sa condition sociale et politique, et M. Green est probablement en ce moment à Washington, préparant et exposant le résultat de ses travaux. Nous ne serions pas du tout surpris, d’après les renseignemens que nous avons reçus, de voir sous peu une expédition partant (avec la sanction du gouvernement de Washington) de quelque port du sud, pour aller aider et assister la portion dominicaine ou espagnole des habitans contre les noirs, et, en fin de compte, envahir toute l’île et l’annexer aux États-Unis. Un projet de cette nature peut être soutenu ouvertement dans les États-Unis, et l’organisation d’une expédition dans ce sens n’éprouvera d’obstacles d’aucun côté. Ce serait une chose glorieuse de renverser ces horribles pirates, les pires des pirates et les bandits couleur de charbon, la population noire de ce que l’on appelle l’empire d’Haïti, et de réduire Faustin Ier à la condition pour laquelle la nature l’avait fait. »