L’Empereur Julien

L’Empereur Julien
Revue des Deux Mondes3e période, tome 40 (p. 72-111).
L'EMPEREUR JULIEN

I. Adrien Naville, Julien l’Apostat et sa Philosophie du polythéisme. — II. F. Rode, Geschichte der Reaction Kaiser Julians. — III. Sievers, das Leben des Libanius.

Il y a des personnages, dans l’histoire, dont on ne se lasse pas d’entendre parler ; quelque connus qu’ils soient, on recommence sans cesse à interroger leur vie et leurs œuvres dans l’espoir de les mieux connaître. L’empereur Julien est de ce nombre : depuis des siècles qu’il occupe et divise les historiens du christianisme et de l’empire, on pouvait croire que tant de débats auraient à la fin fatigué la curiosité du public ; mais ce qui prouve qu’elle n’est point encore satisfaite, c’est que dans ces dernières années on a publié sur lui des livres nouveaux et qu’ils ont été lus avec intérêt. Est-ce à dire que M. Sievers, M. Rode ou M. Naville[1] aient découvert des faits entièrement ignorés et qu’ils nous révèlent un Julien inconnu ? Non, sans doute. Je ne pense pas que pour l’ensemble et l’essentiel rien soit à changer dans le jugement que Gibbon portait, il y a un siècle, sur ce caractère singulier. Ce sont seulement quelques points de détail qui ont été éclaircis, mais les moindres détails ont leur importance dans une histoire aussi délicate. Reprenons donc, à notre tour, ce portrait tant de fois tracé, et cherchons à connaître de quelle façon Julien nous apparaît sous cette lumière nouvelle.


I

Les événemens de la vie de Julien sont si connus qu’il est inutile de les raconter. On les trouvera exposés longuement et d’une façon fort intéressante dans l’ouvrage de M. de Broglie sur l’Église et l’Empire au IVe siècle. Rappelons seulement qu’il était le neveu de Constantin, qu’à la mort de son oncle il échappa par une sorte de hasard au massacre de sa famille, ordonné sans doute par le nouvel empereur, Constance, qu’il vécut ensuite près de vingt ans dans des inquiétudes mortelles, tantôt retenu au fond d’un château désert, tantôt interné dans quelqu’une des grandes villes de l’empire, toujours surveillé et menacé par un prince ombrageux et faible, qui ne pouvait se résoudre à le tuer, ni se décider à le laisser vivre. Pour se faire oublier, il se plongea dans l’étude et il y trouva la consolation de tous ses malheurs. Nommé césar par Constance, qui n’avait plus d’autre héritier, il fut élevé par ses troupes à la dignité d’auguste, et périt à trente-deux ans dans une expédition contre les Perses, après deux ans et demi de règne.

Ce qui frappe d’abord, dans cette courte existence, c’est la facilité avec laquelle, Julien sut se plier aux événemens, se transformer lui-même, devenir propre aux situations diverses où l’éleva la fortune et donner au monde des spectacles imprévus. Il n’avait encore vécu que dans les écoles et fréquenté que des sophistes, quand l’empereur l’envoya commander l’armée des Gaules, qui était aux prises avec les Germains. Cet ami passionné des livres, qui voyageait toujours en traînant une bibliothèque après lui, devint aussitôt un homme d’action. Il s’improvisa soldat ; on vit ce philosophe, à peine arrivé dans les camps, s’initier à la manœuvre, dont il n’avait aucune idée, et, pour commencer par les premiers élémens, apprendre à marcher au pas au son des instrumens qui jouaient la pyrrhique. Ammien Marcellin raconte que, comme il éprouvait d’abord quelque peine à y réussir, on l’entendit souvent invoquer le nom de Platon, ce maître chéri, qu’il regrettait d’avoir quitté, et dire avec découragement : « Ce n’est pas mon affaire : on a mis une selle à un bœuf. » Mais ce découragement ne dura guère ; en quelques jours, l’apprentissage était fini, et quelques semaines plus tard cet écolier devenu maître remportait des victoires. N’était-ce pas l’instinct d’une race militaire qui se réveillait tout d’un coup chez le petit-fils de Constance Chlore ? On sait qu’en peu de temps il rendit confiance aux armées, qu’il prit des places fortes, qu’il gagna des batailles, qu’il chassa les barbares, et qu’on le regardait, quand il mourut, non pas seulement comme un de ces capitaines de génie qui trouvent, en présence de l’ennemi, des inspirations heureuses, mais comme un manœuvrier habile qui connaît à fond tous les secrets de l’art de la guerre. C’est en combattant qu’il les avait appris. Je ne crois pas que l’histoire offre beaucoup d’exemples d’une transformation aussi brusque et d’une aptitude qui se soit si vite révélée.

Si l’on avait été fort étonné de voir cet élève des sophistes devenir tout d’un coup un grand général, on le fut bien davantage quand on apprit que le jeune prince, qui venait de célébrer, dans une église de Vienne, les fêtes de l’Epiphanie, rouvrait les temples, immolait des victimes et se déclarait ouvertement païen. Cette sorte de coup de théâtre causa partout une émotion qu’il est facile de comprendre. C’était un spectacle rare que de voir le paganisme faire des conquêtes. On restait païen par indifférence et par habitude, mais on ne le devenait plus. L’ancien culte gardait des partisans parmi ces conservateurs obstinés qui ne veulent pas renoncer aux traditions antiques ; il n’en gagnait guère de nouveaux. On fut donc très surpris qu’un homme qui avait reçu le baptême, et dont le père était un chrétien fervent, revînt ainsi avec fracas à l’ancienne religion, et ce qui ajoutait à la surprise, c’est que cet homme était un prince, le propre neveu de celui qui avait placé le christianisme sur le trône des Césars. — Quelle était donc la cause de ce changement inattendu ; et pouvons-nous, à la distance où nous sommes, nous rendre compte de raisons qui déterminèrent, en cette circonstance, la conduite de Julien ?

Comme il fit précisément cet éclat au moment où il allait combattre Constance et où il marchait à la conquête de l’empire, la première pensée qui vienne à l’esprit, c’est qu’il avait quelque intérêt à le faire et qu’il voulait attirer à lui ce qui restait de païens. Beaucoup d’historiens pensent que Constantin n’avait pas d’autre motif, quand il se fit chrétien, que de se mettre à la tête d’un parti puissant qui l’aidât à vaincre Maxence, et Libanais nous dit en propres termes « qu’il ne changea de Dieu que parce qu’il espérait en tirer quelque profit. » Je ne crois pas qu’on puisse le dire de Julien. Il me semble qu’un prétendant à l’empire courait alors beaucoup plus de risques en soulevant les chrétiens contre lui qu’il ne trouvait d’avantage à gagner la faveur de leurs adversaires. Les païens sans doute étaient encore fort nombreux ; mais ils avaient montré, depuis Constantin, qu’ils étaient résignés à tout et peu disposés à des résistances vigoureuses. La jeunesse, l’ardeur, l’énergie, l’espoir du succès, l’assurance de l’avenir, toutes ces forces qui poussent aux grandes entreprises et les font réussir, n’étaient plus de leur côté. Ils se sentaient blessés au cœur, et leurs prêtres eux-mêmes, si l’on en croit Eunape, annonçaient que les temples allaient disparaître, « que les sanctuaires les plus vénérables seraient bientôt changés en un amas de ruines que rongerait le ténébreux oubli, tyran fantastique et odieux, auquel sont soumises les plus belles choses de la terre[2]. » Il n’y avait donc pas à compter sur un culte qui s’abandonnait lui-même, qui prédisait et acceptait sa fin prochaine, et ce n’était guère la peine de se ménager l’appui de gens courbés sous les outrages dont on les accablait depuis cinquante ans et qui les supportaient sans révolte. La seule politique adroite pour combattre Constance, qui avait fatigué tous les partis de tracasseries inutiles, c’était d’annoncer une large tolérance dont personne ne serait exclu. Les païens, accoutumés à voir un chrétien sur le trône, ne songeaient plus à reconquérir l’empire ; ils ne demandaient que la permission d’adorer leurs dieux en liberté, et en leur accordant ce droit on était certain de les satisfaire. Au contraire, les chrétiens, qui se croyaient sûrs d’une victoire définitive, ne pouvaient supporter sans un mécompte amer et une violente colère de retomber sous le joug d’un prince païen. Ce n’était donc pas un bon calcul pour Julien d’étaler comme il le fit sa nouvelle croyance, et l’on peut assurer qu’il avait beaucoup à y perdre et rien à y gagner. Mais il n’agissait pas par calcul ; c’était la conviction seule, une conviction profonde et passionnée, qui le poussait à déserter la religion de sa famille, et l’ardeur même de sa foi nous est un garant de sa sincérité. S’il est vrai que sa conversion n’ait pas été le résultat de vues ambitieuses ou de nécessités politiques, comme celle de Henri IV, il ne suffit pas, pour savoir comment elle se fit et les causes qui l’ont amenée, d’étudier les événements dont l’empire fut alors le théâtre. Il faut pénétrer dans la conscience du jeune prince et tâcher d’y découvrir les crises qu’elle a traversées pour passer d’une croyance à l’autre. Ce sont des secrets qu’un homme emporte le plus souvent avec lui et qu’après des siècles il est presque impossible de bien savoir. Ici pourtant nous sommes plus heureux qu’à l’ordinaire ; si nous ne connaissons pas tout à fait cette histoire intime et cachée, grâce au témoignage des amis de Julien, et surtout aux confidences qu’il laisse quelquefois échapper dans ses ouvrages, nous pouvons en deviner quelque chose[3].

Ammien Marcellin, qui l’a bien connu, nous dit que, dès ses premières années, il se sentit attiré vers le culte des dieux[4]. Nous savons que le spectacle de la nature et surtout la contemplation du ciel lui a toujours causé les plus vives émotions. C’est de là peut-être que lui vint cette sympathie secrète pour la religion qui a le mieux compris la nature et qui en adore les phénomènes et les forces divinisées. « Dès mon enfance, nous dit-il, je fus pris d’un amour violent pour les rayons de l’astre divin. Tout jeune, j’élevais mon esprit vers la lumière éthérée ; et non-seulement je désirais fixer sur elle mes regards pendant le jour, mais la nuit même, par un ciel serein et pur, je quittais tout pour aller admirer les beautés célestes ; absorbé dans cette contemplation, je n’écoutais pas ceux, qui me parlaient et je perdais conscience de moi-même. » On reconnaît, à ces paroles émues, celui qui plus tard devait s’appeler lui-même « le serviteur du Roi-Soleil. » Je ne doute pas que ces premiers germes n’aient été cultivés en lui de bonne heure par quelqu’un de ceux qui l’approchaient. Parmi les gens qui vivaient alors dans la domesticité des grandes familles chrétiennes, il devait s’en trouver plus d’un qui, sans qu’on le sût, était resté païen et qui essayait de faire naître le regret de l’ancienne religion dans les cœurs qu’il voyait mal disposés pour la nouvelle. On a beaucoup remarqué la tendresse avec laquelle Julien parle de Mardonius, son premier maître : c’était un eunuque qui, après avoir élevé sa mère, fut mis près de lui dès son enfance et qui lui apprit à comprendre et à aimer les poètes grecs. Il est probable qu’en lui faisant lire l’Iliade et l’Odyssée, il lui donna le goût des fictions charmantes dont ces beaux poèmes sont remplis et des dieux qui en sont les héros ordinaires. Sa jeune imagination s’habitua dès lors à les fréquenter, et ils devinrent les premiers compagnons, les plus chers confidens de son enfance solitaire et persécutée.

Quand il eut grandi et qu’on lui laissa suivre les cours des professeurs en renom, il trouva partout autour de lui un préjugé puissant que partageaient ses maîtres et ses camarades, et auquel il ne pouvait pas échapper : c’était, chez tous les élèves des sophistes, une sorte d’enivrement pour la gloire de leur pays, un sentiment profond de la supériorité de la race hellénique, qui se manifestait par le mépris de toutes les autres. Rome a vaincu la Grèce, mais elle n’a jamais pu la dominer. Comme elle lui était inférieure par l’esprit, elle n’est pas parvenue à lui imposer sa civilisation et sa langue. Il y a toujours eu, dans ce vaste empire soumis au même maître et gouverné par la même administration, deux mondes séparés qui vivaient d’une vie distincte. Jusqu’à la fin de la république, la résistance de l’Orient à l’esprit romain fut humble et discrète ; mais, depuis Auguste, on le voit s’enhardir et profiter peu à peu des complaisances et des égards que l’autorité témoigne pour les provinces. Vers l’époque des Antonins, la Grèce avait tout à fait repris sa confiance en elle-même et elle osait parler légèrement de ses vainqueurs. C’est surtout dans le Nigrinus de Lucien que se montre cette attitude nouvelle ; Rome y est fort maltraitée, c’est le pays de la flatterie et de la servitude, c’est le rendez-vous de tous les vices, c’est le séjour qui convient à ceux qui n’ont jamais goûté l’indépendance, qui ne connaissent pas la franchise, dont le cœur est rempli d’imposture, de fourberies et de mensonges. Longtemps les Romains ont dit « un Grec » pour désigner un débauché ; chez Lucien et ses successeurs, « un Grec » signifie un honnête homme, et quand Libanius veut complimenter quelqu’un de sa générosité, de sa sagesse, de sa vertu, il lui dit « qu’il se conduit comme un Grec. » Les rôles dès lors sont changés : c’est Rome qui caresse et qui flatte, c’est la Grèce qui prend des airs arrogans. Tandis que les Orientaux ignorent en général le latin, les Romains se piquent de parler et d’écrire la langue d’Homère et de Démosthène. A partir d’Hadrien, les empereurs se font à demi Grecs ; ils le deviennent tout à fait avec Constantin. Pendant plus de cinquante ans, le centre de l’empire est placé sur le Bosphore et Constantinople domine Rome. À ce moment, qui nous paraît triste et sombre, l’activité littéraire de la Grèce semble se réveiller ; elle reprend cette force de propagande et de conquête qui a fait sa gloire sous Alexandre et attire de plus en plus à elle l’extrême Orient. Elle achève de civiliser la Batanée, l’Auranite, la Nabatène, qui plus tard sont redevenues des déserts. Depuis longtemps, l’Égypte lui envoie des orateurs et des poètes. Les Arabes se pressent dans ses écoles, ils viennent apprendre la jurisprudence à Beryte et l’éloquence à Antioche. La Perse elle-même est entamée, et Eunape nous raconte tout au long que le terrible Sapor reçut un jour, avec une admiration profonde, l’ambassade d’un sophiste et se laissa charmer par ses beaux discours. Il faut avouer que ce spectacle était fait pour causer quelque illusion aux Grecs et qu’ils avaient alors beaucoup de raisons d’être fiers de leur pays.

Cette fierté, personne peut-être ne l’a plus éprouvée que Julien. Libanius lui disait dans une de ses harangues solennelles : « Songez que vous êtes Grec et que vous commandez à des Grecs ; » il n’avait pas besoin qu’on l’en fit souvenir. On peut dire que cette idée n’a jamais quitté son esprit et qu’elle a été la règle de toutes ses actions. Rien n’est plus frappant, quand on lit ses œuvres, que de voir combien l’Occident tient peu de place dans ses préoccupations. Rome, quoiqu’il en parle toujours avec respect, n’est pas véritablement sa patrie. Il ne l’a jamais visitée et n’en exprime nulle part le regret Ammien Marcellin nous dit « qu’il ne parlait le latin que d’une manière suffisante, » tandis qu’en grec il est un des meilleurs écrivains de son temps. La littérature latine semble ne pas exister pour lui. Il n’a. jamais prononcé le nom de Cicéron ou de Virgile ; on dirait qu’il ne les connaissait pas. Au contraire, il est familier avec Platon et cite Homère presque à chaque page. Il n’a aucun souci de respecter les vieux préjugés des Romains et soutient sans hésiter « que si Alexandre avait eu Rome à combattre, il lui aurait bien tenu tête, » Mais quand il dit : « Nous autres Grecs » ou qu’il parle de « son Athènes bien-aimée, » on sent qu’il se redresse avec orgueil dans sa petite taille. De ce passé glorieux de la Grèce, il ne veut rien laisser perdre ; tous les souvenirs lui en sont chers, sa religion surtout, qui tient tant de place dans son histoire et qui a inspiré ses plus grands écrivains. Il s’y attache d’abord, et avant tout examen, par fierté nationale. Quand il veut montrer qu’elle doit être supérieure à celle des chrétiens, il lui paraît suffisant de rappeler que c’est la religion de la Grèce, et que l’autre est sortie d’un canton obscur de la Palestine ; pour indiquer par un seul mot cette différence d’origine qui les sépare et qui les juge, il affecte, dans toute sa polémique, d’appeler les chrétiens « des galiléens, » tandis qu’il donne toujours à l’ancien culte le nom « d’hellénisme. »

L’hellénisme, nom glorieux entre tous, que Julien dut être heureux d’inventer et sur lequel il comptait sans doute, comme sur un talisman, pour assurer le succès de son œuvre ! Je crois pourtant qu’il y avait quelque péril à s’en servir. Ce nom désignait la religion du plus illustre de tous les peuples, mais c’était celle d’un seul pays. Julien montrait en s’en servant qu’il n’entendait pas sortir du cercle étroit des religions locales ; il laissait aux chrétiens l’avantage de ce Dieu unique et universel qui veille sur toutes les nations sans distinction et sans préférence, qui reconstitue au milieu de la division et de l’éparpillement des peuples la notion de l’humanité ; il courait surtout le risque de désintéresser de ses réformes religieuses tous ceux qui n’avaient pas le bonheur d’être Grecs. On le vit bien à l’indifférence singulière avec laquelle l’Occident accueillit la tentative de Julien. Il y avait encore beaucoup de païens en Italie ; le sénat de Rome surtout passait pour une des citadelles de l’ancien culte. Il ne paraît pas pourtant qu’il ait donné aucun encouragement à l’empereur et qu’il se soit associé à son entreprise. Les villes italiennes, quoique païennes en partie, semblent assister froidement à ce dernier effort du paganisme. L’histoire ne dit pas que chez elles il ait soulevé ces passions et amené ces luttes qui ensanglantèrent l’Asie. N’est-il pas probable qu’elles ont pensé que la réforme de Julien concernait surtout l’Orient et ne les touchait guère ? C’est ainsi que ce grand nom d’hellénisme, dont il était si fier, ne l’a pas autant servi qu’il le croyait. Il le regardait comme une force invincible qui devait lui donner la victoire ; peut-être a-t-il été un des motifs de sa défaite.

Ce préjugé d’orgueil national régnait surtout dans les écoles, et c’étaient les écoles mêmes qui lui avaient donné l’occasion de naître. Les Grecs étaient très fiers de l’enseignement qu’y recevait la jeunesse ; ils lui attribuaient leur supériorité sur le reste du monde : aussi éprouvaient-ils une très grande reconnaissance et une très vive admiration pour les maîtres qui apprenaient à leurs enfans cet art de bien parler qui semblait l’art grec par excellence. Nous sommes sévères aujourd’hui pour ces exercices d’école, et il ne nous semble pas qu’il y eût tant de gloire à y réussir. Peut-être serions-nous moins prompts à les mépriser, si nous songions qu’ils ont été le dernier éclat d’une civilisation brillante et qu’ils ont donné à un grand peuple ses dernières joies littéraires. Libanius soutient que c’est par la rhétorique seule que la Grèce se distingue des autres nations. « Si le talent de la parole se perdait chez nous, disait-il, nous deviendrions semblables aux barbares. » Julien va plus loin encore ; il attribue aux leçons des maîtres de rhétorique et de philosophie, à la lecture des grands écrivains de la Grèce, des effets merveilleux sur l’âme, et affirme « que ces études sont indispensables pour donner le courage, la sagesse, la vertu. » Il dit aux chrétiens avec une imperturbable assurance : « Si les jeunes gens que vous appliquez à la lecture de vos livres sacrés arrivés à l’âge d’homme valent mieux que des esclaves, je consens à passer pour un maniaque et un insensé, tandis que chez nous, avec notre enseignement, tout homme, à moins d’avoir une nature entièrement mauvaise, devient nécessairement meilleur. » Ce qui est plus surprenant, c’est qu’au fond les chrétiens pensaient comme lui, et nous verrons plus tard qu’ils n’imaginaient pas qu’on pût se passer de l’éducation qui se donnait dans les écoles.

Cependant cette éducation était restée toute païenne, et c’est dans les écoles, par l’influence des maîtres, qui presque tous pratiquaient encore l’ancien culte, que s’est achevée la conversion de Julien. Ces maîtres, nous leur donnons à tous le même nom, celui de sophistes : c’est ainsi qu’on appelle ordinairement Libanius et Thémistius, aussi bien qu’Ædésius, Chrysanthe, Maxime d’Éphèse, et il est certain que, quelle que soit la matière qu’ils enseignent, au premier abord ils ne paraissent guère différer les uns des autres : tous cultivent la rhétorique et se piquent d’être de beaux parleurs. Eunape, à propos d’un philosophe célèbre, nous dit que « sa parole exerçait une séduction voisine de la magie, que la douceur, la suavité, florissaient dans ses discours, qu’elles se répandaient avec tant de grâce que ceux qui écoutaient sa voix, s’abandonnant eux-mêmes comme s’ils eussent goûté la fleur du lotus, restaient suspendus à ses lèvres. » Mais si ce souci de l’éloquence, qui leur est commun, et le goût qu’ils ont tous d’en donner des représentations publiques, où leurs disciples et leurs amis sont appelés à les applaudir, peut les faire confondre, en regardant de plus près, on aperçoit entre eux des différences importantes : il y a ceux qui ne sortent pas de l’enseignement de la rhétorique proprement dite, et ceux qui y joignent l’étude de la philosophie. Ce qui est surtout curieux, c’est que, païens les uns et les autres, ils ne le sont pas tout à fait de la même façon. Libanius peut être regardé comme le meilleur représentant du premier groupe. C’est assurément un païen convaincu, qui fréquente les temples, qui fait des sacrifices, qui consulte Esculape sur ses maladies et se recommande aux prières des hiérophantes. Il gémit doucement quand le culte qu’il préfère est persécuté, et, quoique de sa nature il soit timide et soumis, il a l’audace d’en prendre la défense. Lorsque ce culte triomphe avec Julien, sa joie éclate et déborde. « Nous voilà, dit-il, vraiment rendus à la vie ; un souffle de bonheur court par toute la terre, maintenant qu’un Dieu véritable, sous l’apparence d’un homme, gouverne le monde, que les feux se rallument sur les autels, que l’air est purifié par la fumée des sacrifices ! » Mais cette religion qu’il aime, qu’il célèbre, qu’il est si heureux de voir renaître, c’est l’ancienne, c’est la religion calme, sage, officielle dont les cités grecques se sont contentées pendant tant de siècles ; il la conserve pieusement en souvenir du passé et n’éprouve pas le besoin d’y rien changer. Les philosophes au contraire y ajoutent beaucoup de nouveautés. Porphyre et Jamblique faisaient des miracles ; leurs disciples sont des illuminés, qui ne se contentent plus de prier les dieux en employant les formulés verbeuses des anciens rituels et qui veulent communiquer directement avec eux par l’extase. On raconte d’eux des prodiges étranges. « On dit que, quand ils prient, ils semblent s’élever du sol à plus de dix coudées, et que leurs corps, comme leurs vêtemens, prennent une éclatante couleur d’or. » Ils invoquent familièrement les démons et les génies et les forcent à leur apparaître. Ils pratiquent surtout la divination sous toutes ses formes, et c’est la principale raison de leur succès, car jamais on n’a souhaité plus passionnément de lire dans l’avenir. Malgré les défenses terribles de la loi, tout le monde veut connaître sa destinée ; les supplices dont on punit les devins et ceux qui les consultent ne font qu’en accroître le nombre. Voilà ce qui attire dans les écoles de ces sophistes, qui sont à la fois des philosophes, des magiciens et des prophètes, toutes les imaginations malades, avides d’inconnu, éprises de divin, comme il s’en trouve tant dans les grandes crises religieuses. Ceux qui s’y pressent ne sont pas des disciples ordinaires, qui viennent écouter avec recueillement les leçons d’un maître ; ce sont des dévots, des fanatiques dont il faut satisfaire à tout prix les ardeurs emportées. Eunape raconte qu’un de ces sages s’étant un jour enfui dans une solitude, « ses élèves le suivirent à la piste et, hurlant comme des chiens devant sa porte, ils le menacèrent de le déchirer s’il persistait à garder sa science pour les montagnes, les arbres et les rochers. »

Julien a fréquenté successivement ces deux classes de sophistes. Ce furent les rhéteurs qui l’attirèrent d’abord. Quand on l’envoya étudier à Nicomédie, on lui fit promettre de ne pas suivre les cours de Libanius, dont l’enseignement semblait dangereux pour un chrétien. C’était précisément celui qu’il souhaitait le plus entendre, et il est probable que la défense qu’on lui faisait rendait encore son désir plus vif. Il tint pourtant sa promesse, mais s’il n’assistait pas de sa personne aux leçons du célèbre rhéteur, il envoyait des gens pour les recueillir et les lisait avec passion, quand il était seul. Aussi Libanius se regardait-il comme un des maîtres de Julien, et il pouvait se rendre ce témoignage qu’il lui avait enseigné bien autre chose que l’art de parler : on ne peut guère douter que ses discours tout pleins de paganisme n’aient souvent réveillé, dans cette âme pieuse et ouverte aux impressions du passé, le souvenir et le regret de l’ancien culte. Libanius avait donc raison de lui dire plus tard : « C’est la rhétorique qui vous a ramené au respect des dieux. » Mais la rhétorique ne pouvait pas longtemps lui suffire. Après avoir fréquenté les rhéteurs, il souhaita connaître les philosophes « et s’enivrer auprès d’eux à satiété de toute sagesse et de toute science. » Eunape raconte qu’il s’adressa d’abord au vieil Ædésius, le chef de l’école. Mais Ædésius, que l’âge rendait prudent, craignit de se compromettre en lui révélant des connaissances suspectes et le renvoya à ses disciples. Julien, que tous ces retards ne faisaient qu’enflammer davantage, alla chercher jusqu’à Éphèse le plus célèbre d’entre eux, Maxime, et se mit sous sa direction. C’est de lui qu’il apprit toute la doctrine secrète des néo-platoniciens, l’art de connaître l’avenir et de se rapprocher des dieux par la prière et l’extase. Quand Maxime le vit sous le charme, pour achever de le conquérir, il adressa « l’enfant chéri de la philosophie, » comme on l’appelait, à l’hiérophante d’Eleusis, qui l’initia à ses mystères. — Ce fut comme le baptême de nouveau converti.

Voilà ce que nous savons de la manière dont s’est accomplie la conversion de Julien. Ce ne fut pas un de ces coups subits qui, en un moment, changent un homme ? elle se fit lentement, peu à peu, et nous pouvons rétablir presque tous les degrés par lesquels il est revenu, à l’ancienne religion. On nous dit, et nous n’avons pas de peine à le croire, qu’il a toujours eu pour elle, au fond du cœur, une préférence instinctive ; son orgueil de Grec le disposait à croire que les dieux, que la Grèce avait si longtemps servis étaient les véritables. Il fut encore rapproché d’eux par l’éducation qu’il reçut dans les écoles, l’étude de la rhétorique, la lecture des livres où ils tenaient tant de place ; mais tout le monde s’accorde à reconnaître que ce furent les leçons des philosophes qui achevèrent de le décider. On doit en conclure que leur enseignement répondait à quelque besoin de son âme que le christianisme n’avait pas pu contenter. Cet enseignement, nous l’avons vu, ne se composait pas seulement d’une métaphysique hardie, d’un mélange de raisonnemens subtils et de rêveries audacieuses qui donnent le vertige à l’esprit ; il prétendait fournir le moyen de communiquer avec la divinité, d’aller vers elle ou de l’attirer à soi, d’entendre sa voix dans les songes ou dans les oracles, et de savoir d’elle-même sa nature et ses desseins. Voilà ce que Julien ne trouvait pas au même degré dans la religion des chrétiens. Quelque part qu’elle ait voulu faire aux surexcitations de la dévotion, il y a toujours eu des âmes à qui son dogmatisme a paru froid et qui n’ont pas pu se passer du charme des révélations et des extases. De là sont nées ces sectes mystiques que l’église a tantôt tolérées avec méfiance, tantôt repoussées sévèrement de son sein. C’est le même besoin qui a jeté Julien dans les bras de Maxime d’Éphèse et de ses amis. On se trompe souvent sur les motifs de sa conversion ; on la regarde comme une sorte de révolte, du bon sens contre les excès de la superstition ; c’est une profonde erreur : il y avait certainement plus de croyances et de pratiques superstitieuses dans la doctrine qu’il adoptait que dans celle qu’il a quittée, et, s’il a changé de foi, ce n’est pas en haine du surnaturel, c’est qu’au contraire il ne trouvait pas assez de surnaturel à son gré dans le christianisme.


II

Julien a dit quelque part « qu’il a été chrétien jusqu’à vingt ans. » On a vu qu’il ne faut pas prendre ces mots à la lettre. Chrétien fervent et sincère, il est bien probable qu’il ne l’a guère été ; mais il faisait au moins profession de l’être. Il avait, pendant vingt ans, vécu parmi les fidèles, fréquenté les églises, lu les livres sacrés, écouté l’enseignement des évêques, lorsqu’il fut tout à fait conquis par le paganisme. C’est ce qui précisément a causé à quelques bons esprits une surprise profonde : on s’est demandé comment une âme si honnête, si élevée, si religieuse, avait pu traverser le christianisme sans être jamais frappée de ce qu’il y a de grand et de pur dans sa doctrine. D’où peut venir que, l’ayant connu de près et pratiqué pendant plus de la moitié de sa vie, non-seulement il lui a préféré une religion décrépite, mais qu’il n’a conservé pour lui qu’un implacable mépris ? Ce qui est surtout incroyable, ce qui montre le plus bizarre aveuglement, c’est qu’il ait tout à fait méconnu sa supériorité morale, qu’il ne le trouve bon « qu’à faire des âmes d’esclaves, » et qu’il affirme avec la plus singulière assurance « que jamais aucun homme ne saurait devenir, chez les chrétiens, courageux et honnête. » On s’explique pourtant un peu ces assertions étranges quand on songe aux spectacles que Julien avait sous les yeux et dont il devait être plus frappé que personne. Depuis la victoire du christianisme, les mœurs publiques n’étaient pas devenues beaucoup meilleures. On n’en est pas fort surpris quand on songe que l’humanité, prise dans son ensemble, ne change guère, que le bien et le mal s’y mêlent toujours dans des proportions à peu près semblables, et qu’aucune doctrine, si pure, si élevée qu’elle soit, n’aura jamais assez de force pour rendre tous les hommes parfaits. Mais les chrétiens avaient souvent annoncé que, quand leur religion arriverait à triompher des autres, le monde serait renouvelé. Elle avait remporté la victoire, et le monde était toujours le même. Ne venait-on pas de voir Constantin, le prince qui avait mis le christianisme sur le trône, assassiner successivement son beau-père, son beau-frère, sa femme et son fils ? À quoi lui servait donc de bâtir des églises, de s’entourer d’évêques, de présider des conciles, s’il se conduisait comme Néron ? Et plus récemment encore, l’avènement de Constance n’avait-il pas été ensanglanté par le massacre de presque tout ce qui restait de sa famille ? Les grandes espérances, quand elles ne se réalisent pas, amènent de grands découragemens, et il est probable que beaucoup de ceux qui comptaient le plus sur le retour de l’âge d’or, voyant que rien n’était changé et que les princes chrétiens suivaient l’exemple des autres, furent tentés d’accuser le christianisme d’impuissance. C’est l’impression que Julien a recueillie et qu’il exprime. Peut-être aussi le caractère de ceux qui furent chargés de lui apprendre la doctrine de l’église n’était-il pas de nature à le bien disposer pour elle. M. Naville fait remarquer que c’étaient des évêques ariens, hommes de cour, plus occupés d’intrigues politiques que riches de vertu, et qui lui donnèrent sans doute une mauvaise idée de l’éducation chrétienne. Mais ce qui, dès ses premières années, a dû l’éloigner plus que tout le reste du christianisme et l’empêcher de le comprendre, c’est qu’il était la religion de ses persécuteurs. On le forçait surtout à la pratiquer, parce qu’on espérait qu’étant chrétien plus fidèle, il serait sujet plus soumis. On la lui imposait comme une discipline, il l’accepta comme un châtiment. Il savait bien d’ailleurs que, parmi ceux qui la lui enseignaient, il y en avait qui étaient chargés de surveiller ses actions et de pénétrer dans ses pensées pour en instruire l’empereur. Ils lui semblaient moins être des professeurs que des espions et des geôliers, et la haine qu’il ressentait pour eux s’étendit à leur doctrine. Il ne prêtait guère à leurs leçons qu’une oreille malveillante. Il raconte qu’il prenait plaisir à les troubler de ses objections et qu’il avait la générosité de leur fournir des argumens quand ils étaient embarrassés pour répondre. Ils le félicitaient sans doute quand ils le voyaient plongé dans la lecture de leurs livres saints ; ils ne savaient pas qu’il ne les étudiait que pour les combattre, et qu’il préparait ainsi sous leurs yeux, et peut-être avec leur aide, sa grande réfutation du christianisme.

Ainsi la principale raison qu’il avait pour détester cette doctrine qui lui était imposée par le meurtrier de sa famille, c’est qu’elle représentait pour lui la servitude. L’autre, au contraire, lui semblait être la liberté. Il secouait le joug, il reprenait possession de lui-même, il croyait échapper à ses tyrans en reniant leur foi. Dès lors le christianisme se confondit pour lui avec le souvenir des plus tristes années de sa jeunesse, et il se rappela toujours qu’au milieu de ses humiliations et de ses misères le paganisme lui était apparu comme une consolation et une délivrance. C’est ce qui explique qu’il l’ait embrassé avec tant d’ardeur. Libanius raconte qu’il pleurait quand il entendait dire que les temples étaient renversés, les prêtres proscrits, les biens des dieux distribués à des eunuques ou à des courtisanes ; il nous le montre heureux d’immoler des victimes sur ces autels délaissés « et qui avaient soif de sang. » Quelques amis étaient seuls confidens de ses croyances nouvelles et assistaient à ses sacrifices ; cependant le bruit s’en était répandu au dehors, « parmi ceux qui cultivaient les muses et qui adoraient encore les dieux. » Ils venaient voir le jeune prince, s’entretenaient avec lui quand il était seul, et, séduits par sa piété et par sa sagesse, ils priaient les dieux de le garder pour le bonheur de l’empire. Ces communications discrètes, cet air de conspiration et de mystère, le charme du secret, l’attrait du péril, le plaisir de braver des maîtres ombrageux et de résister à leurs ordres, tout rattachait Julien au culte persécuté, et il attendait avec impatience, il appelait de tous ses vœux le jour où il pourrait le pratiquer en liberté et lui rendre les honneurs qu’il avait perdus.

Ce jour se fit attendre dix ans entiers. Pendant dix longues années, pleines de terreurs et de tristesses, il lui fallut tromper le monde, mentir à sa conscience, pratiquer un culte qu’il détestait, et même, pour désarmer tout à fait les inquiétudes de Constance, entrer dans les ordres inférieurs de la hiérarchie sacerdotale et lire au peuple les livres sacrés dans les églises. Il est vraiment difficile de comprendre qu’un jeune homme si ardent, si convaincu ait été capable d’une si longue dissimulation. On la lui a quelquefois reprochée, ce qui me semble bien injuste, quand on sait sous quelle sévère tutelle il passait sa vie, et que, s’il avait ajouté au crime impardonnable d’être neveu de Constantin la faute de déserter le culte de sa famille, il était perdu. Il lui fallut donc dissimuler pour vivre, et si cette hypocrisie nous déplaît, n’oublions pas qu’il y était condamné sous peine de mort, et qu’il faut moins la reprocher au jeune prince qui s’y résigna qu’à ceux qui la lui rendaient nécessaire.

Devenu césar et chef de l’armée des Gaules, il ne fut pas beaucoup plus libre. L’empereur, même éloigné, continuait à peser sur lui. Il le surveillait toujours avec méfiance et s’empressa de rappeler son préfet Salluste, quand il s’aperçut qu’ils s’entendaient trop bien ensemble. Julien, qui le vit partir tristement, lui adressa une lettre que nous avons conservée et qui est un de ses meilleurs ouvrages. Sans qu’il se plaigne ouvertement de l’empereur, on y sent une secrète amertume ; tout y fait soupçonner sa foi nouvelle, quoique rien ne la trahisse : on devine aisément que Salluste la partageait, qu’il était un de ces amis sûrs qui priaient avec lui le Roi-Soleil ou la Mère des dieux, et auxquels il confiait ses projets pour la restauration de l’ancien culte. La fin, pleine de tendresse et de gravité, nous attache à ce jeune prince, qui aimait si vivement ses amis, et qui, selon le mot d’Antonin, tout césar qu’il était, savait être homme avec eux. « Pour toi, lui dit-il, car il est temps que je t’adresse des paroles d’adieu, puisse la divinité propice te guider partout où doivent aller tes pas ! que le dieu des hôtes te fasse accueil, que le dieu des amis te ménage partout la bienveillance ! qu’il aplanisse la route par terre, et, si tu dois naviguer, qu’il abaisse les flots devant toi ! Sois chéri, sois honoré de tous ! que la joie accueille ton arrivée, que les regrets accompagnent ton départ ! »

On éprouve beaucoup moins de plaisir à lire les panégyriques qu’il a composés vers la même époque pour l’empereur Constance et l’impératrice Eusébie. Ils sont pourtant, quand on les regarde de près, bien plus curieux que la consolation à Salluste. On y trouve sans doute des éloges fort hyperboliques et qui ne pouvaient pas être sincères ; mais Julien a soin de nous prévenir qu’un des privilèges du genre, c’est qu’il y est permis de mentir. « Ce n’est pas une honte pour l’orateur que de donner de fausses louanges à des gens qui n’en méritent aucune. On dit, au contraire, qu’il a tiré un bon parti de son art, quand sa parole a su grandir ce qui est petit, rapetisser ce qui est grand, et, pour tout dire en un mot, opposer à la nature des choses la force de son éloquence. » Nous voilà prévenus, et c’est notre faute si nous ajoutons quelque foi à ces hyperboles officielles. Laissons donc de côté tous ces mensonges pompeux, qui se trahissent par leur exagération même ; ce qui mérite de nous arrêter, ce qui est véritablement étrange et inattendu dans ces panégyriques, c’est la liberté avec laquelle Julien y touche à des sujets religieux et laisse voir ses opinions véritables, qu’il cachait ailleurs avec tant de soin. On ne peut l’accuser ici d’être un hypocrite ; aucune allusion n’y est faite aux doctrines chrétiennes, rien n’y révèle le prince qui fréquentait les églises et qui avait lu au peuple les livres saints. Il y est partout question de Platon et d’Homère, jamais de l’Évangile. Les sages de la Grèce tiennent la place que devraient occuper les docteurs de l’église ; c’est Platon seul que l’auteur nous cite, quand il veut prouver « que l’homme doit tendre à s’élever vers le ciel, d’où il descend ; » pour établir « qu’il vaut mieux pardonner une injure que de se venger, » il ne s’appuie que sur une maxime de Pittacus. Dans ce discours destiné à louer un prince chrétien, les vieux récits de la mythologie abondent, et non-seulement il les raconte avec plaisir, mais il les justifie. « Gardons-nous de croire, dit-il, ceux qui prétendent que, ce sont des mensonges inventés par des ignorans ; » et, pour prouver qu’ils se trompent, il nous donne une explication de la légende d’Hercule qui la rend très morale et fort raisonnable. Vers la fin du second discours, il est amené à tracer ce qu’il regarde comme l’idéal d’un bon roi : le portrait est beau, mais c’est celui d’un prince païen. Son premier devoir est la piété, c’est-à-dire « le culte des dieux. » Pour se bien conduire, « il faut qu’il ait l’œil sur le roi des dieux dont un vrai prince doit être l’organe et le ministre. » S’il se règle sur ce modèle, ses sujets l’aimeront et appelleront toutes les prospérités sur lui. « Les dieux à leur tour devanceront leurs prières, et tout en lui accordant d’abord les dons du ciel, ils ne le priveront pas de ceux de la terre. Enfin, quand la fatalité l’aura fait succomber aux chances inévitables de la vie, ils le recevront dans leurs chœurs et dans leurs festins et répandront sa gloire parmi tous les mortels. » Ne dirait-on pas qu’il voulait tracer d’avance le programme de son règne ?

Ainsi ces discours officiels, destinés à être prononcés dans des cérémonies solennelles, devant les principaux officiers de l’empire, sont pleins de souvenirs et de sentimens païens. On a quelque peine à comprendre qu’un prince suspect comme Julien ait osé les prononcer, et qu’un prince dévot comme Constance, qui mettait sa gloire à fermer les temples et à convertir ses sujets, ait pu les entendre ou les lire. Il faut évidemment que ce genre d’éloquence ait joui de privilèges particuliers : de même qu’il y était permis de mentir effrontément, on pouvait y employer cette phraséologie païenne sans danger. Elle était consacrée par des chefs-d’œuvre ; les rhéteurs s’en servaient depuis des siècles, et c’était comme une ancienne mode qu’on tolérait par habitude et par respect. Il n’en est pas moins étrange que, dans un moment où les deux cultes se disputaient encore les âmes, on ait permis à l’homme qui faisait profession d’être chrétien à l’église de rester païen à l’école. Julien pouvait donc à la rigueur, sans étonner les indifférens, sans même trop effaroucher les dévots, invoquer Jupiter[5] et trouver un sens très moral à la légende d’Hercule dans ses panégyriques ; mais l’empressement qu’il mit à user de la permission et la manière dont il en profita méritent d’être remarqués. On voit bien qu’il était heureux d’avoir quelque occasion d’exprimer ses sentiments véritables. La gêne dans laquelle il était forcé de vivre lui pesait, et il soulageait son cœur dans ces exercices oratoires où il pouvait au moins être plus libre. Aussi sa joie dut-elle être très vive quand il put jeter le masque et pratiquer sa religion au grand jour. C’était au moment où tout espoir de s’accommoder avec Constance était perdu et où il partait avec son armée pour aller le combattre. Il écrivit alors à son maître, Maxime d’Éphèse : « Nous adorons publiquement les dieux, et toute l’armée qui me suit est dévouée. à leur culte. Nous leur sacrifions des bœufs pour les remercier de leurs bienfaits, et nous immolons en leur honneur de nombreuses hécatombes. Ces dieux m’ordonnent de tout maintenir, autant que possible, en parfaite sainteté. Je leur obéis, et de grand cœur. Ils me promettent de m’accorder de grands fruits de mes efforts, si je ne faiblis pas. » Il était alors, comme on le voit, plein d’enthousiasme et d’espoir ; mais l’avenir lui gardait

III

Ce qui fait l’originalité de la tentative de Julien pour restaurer l’ancienne religion, c’est qu’étant à la fois un philosophe et un empereur, il avait deux moyens de lutter contre le christianisme. Comme philosophe, il pouvait l’attaquer par ses écrits, le réfuter, le confondre, essayer de le perdre dans l’opinion publique ; il pouvait prendre, comme empereur, toutes les mesures qui lui semblaient les plus efficaces pour le détruire. Nous allons le suivre successivement dans ces deux genres de combat qu’il lui a livrés.

Il avait composé un grand ouvrage contre les chrétiens, qui ne nous est plus connu que par la réfutation qu’en a faite saint Cyrille. C’était une œuvre remarquable que Libanius préfère au travail de Porphyre sur le même sujet et dont saint Cyrille dit « qu’elle a ébranlé beaucoup de personnes et fait beaucoup de mal. » On trouve, dans ce qui en reste, une polémique vive, habile, quelquefois profonde, toujours nourrie par la connaissance des livres saints. En le forçant à les lire et à les méditer, on lui avait mis dans la main une arme qu’il a tournée contre eux. Il a fait durement payer aux évêques et aux prêtres chargés de l’instruire les longs ennuis que lui avait coûtés cette théologie dont on lui infligeait l’étude. Non-seulement il reproduit les anciens argumens de Celse, mais il semble qu’il ait prévu la plupart de ceux dont la critique se sert le plus volontiers aujourd’hui : ainsi il fait remarquer les traces de polythéisme que contient le récit de la création dans la Bible ; il indique en passant que l’évangile de Jean ne ressemble pas aux trois autres ; il affirme que le christianisme s’est formé d’emprunts maladroits faits aux Grecs et aux Juifs, « mais que, comme les sangsues, il a tiré le mauvais sang et laissé le bon. » Il devance les railleries de Voltaire, il est amusant et spirituel comme lui quand il analyse les récits des livres saints et qu’il en fait ressortir les contradictions et les bizarreries. « Dieu dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul, faisons-lui une aide à sa ressemblance. Cependant cette aide, non-seulement ne l’aide en rien, mais elle le trompe et devient pour tous les deux la cause de leur expulsion du paradis… Quant au serpent dialoguant avec Eve, de quelle langue dirons-nous qu’il se servit ? .. Et la défense imposée par Dieu à l’homme et à la femme qu’il avait créés de faire la distinction du bien et du mal, n’est-ce pas le comble de l’absurdité ? peut-il y avoir un être plus stupide que celui qui ne sait pas distinguer le mal du bien, pour fuir l’un et chercher l’autre ? Dieu était donc l’ennemi du genre humain, puisqu’il lui refusait ce qui est le fond même de la raison, et le serpent en était le bienfaiteur. » Le seul inconvénient de ces railleries, c’est qu’on pouvait les retourner contre les légendes païennes, que Julien trouvait dignes de respect, qu’il essayait d’expliquer et de défendre. Il faut avouer que, quand on vient de se moquer de la tour de Babel, il est difficile de traiter sérieusement ce qu’Homère raconte des Aloades qui s’avisèrent de mettre trois montagnes l’une sur l’autre a afin d’escalader le ciel. » Mais c’est le propre de ces querelles théologiques que ceux qui s’y livrent avec plus d’ardeur que de prudence ne sont plus capables de voir chez eux les imperfections qu’ils discernent chez les autres. Ils dirigent contre leurs adversaires des argumens dont on peut se servir contre eux-mêmes, de façon que les deux partis sortent également blessés de la lutte et qu’en réalité ce sont les incrédules qui en recueillent tous les fruits.

Julien ne croyait pas travailler pour les incrédules, il espérait bien ramener le monde aux anciens dieux ; mais il n’ignorait pas que, pour y réussir, un grand effort était à faire. La polémique chrétienne avait porté des coups terribles aux religions populaires, elle en avait montré d’une manière victorieuse les faiblesses et le ridicule, et il n’était plus possible de revenir tout à fait au polythéisme naïf d’autrefois. Aussi était-ce véritablement une religion nouvelle que Julien essaya de composer avec les débris de l’ancienne. Malgré son enthousiasme pour Homère, il comprit qu’on n’était plus au temps de la guerre de Troie, que la société nouvelle avait de nouveaux besoins religieux et qu’il fallait trouver quelque moyen de les satisfaire. Les religions de l’antiquité se composaient de pratiques qu’on était tenu d’accomplir rigoureusement et de légendes que chacun pouvait interpréter à sa façon ; elles n’avaient pas de dogmes et ne connaissaient pas d’orthodoxie. Le monde s’était fort bien accommodé pendant des siècles de ces croyances indéterminées, qui ne gênaient la liberté de personne ; mais, avec le temps, on était devenu plus difficile. De grands problèmes s’étaient posés à l’esprit d’une façon impérieuse, il fallait qu’ils fussent résolus, et l’on ne voulait plus se contenter d’une religion qui n’apprenait rien de la nature des dieux, de leur action sur le monde et des secrets de l’autre vie. Julien se chargea de combler ce vide avec la philosophie de Platon. Ce fut son premier travail de créer une doctrine religieuse, de donner ce qu’on pourrait appeler des dogmes à ces cultes qui n’en avaient pas. C’est ce qui est visible dans ce long discours « sur le Roi-Soleil » qu’il composa en trois nuits d’insomnie et qui est un de ses plus importans ouvrages.

Ce discours n’est pas facile à comprendre, et Julien y est souvent fort obscur. C’est une sorte d’improvisation où il ne s’est pas donné le temps de préciser ses idées. Il y traite d’ailleurs de questions métaphysiques et parle pour des gens nourris des mêmes opinions que lui, qui l’entendent à demi-mot. Heureusement pour nous, M. Naville a pris la peine de rendre clair ce que Julien s’était contenté d’ébaucher. Je n’ai donc rien de mieux à faire que d’analyser son travail, en lui laissant la parole le plus que je pourrai.

Le Dieu véritable de Julien, c’est le Soleil. Il est le principe de la vie pour toute la nature ; sur la terre il fait tout naître et grandir, il préside à tous les mouvemens des sphères et des corps célestes, il est le centre et le principe de l’harmonie incomparable des cieux ; « les planètes règlent leurs mouvemens sur les siens, et le ciel entier est plein de dieux qui lui doivent leur naissance. » Mais ce soleil, auquel Julien adresse tous ses hommages, n’est pas tout à fait celui dont nos yeux suivent le cours, que nous voyons tous les jours se lever et disparaître. Cet astre matériel est seulement l’image et comme le reflet d’un autre soleil que nos yeux ne peuvent saisir et qui, dans une région supérieure, au-dessus de la portée de nos regards, « éclaire les races invisibles et divines des dieux intelligens. » Il faut un effort d’abstraction pour comprendre les idées de Julien sur ces mondes qui s’étagent hiérarchiquement les uns au-dessus des autres et nous mènent de la sphère que nous habitons à celle où résident l’idéal et l’absolu. Mais les explications de M. Naville vont nous rendre ce travail plus facile. « L’univers visible, nous dit-il, est l’image d’un monde supérieur qui est son modèle, et l’on peut d’après l’image se faire une idée du modèle. De l’univers visible enlevez la matière et toutes les imperfections qui résultent de la matière ; augmentez au contraire par la pensée, élevez à l’absolu tous les élémens de perfection qu’il contient, et vous serez en chemin de vous faire une notion du monde supérieur. Là aussi, un principe central est le foyer d’où l’harmonie rayonne sur les principes subordonnés. Appelons-le, dit Julien, ce qui est au-dessus de l’intelligence, ou l’Idée des êtres, c’est-à-dire du Tout intelligible, ou l’Un, ou, selon l’usage de Platon, le Bien. De même que le soleil est entouré de l’armée des cieux et que les planètes dansent en chœur autour de lui, de même le Bien est entouré de principes intelligibles auxquels il distribue l’être, la beauté, la perfection, l’unité, en les enveloppant de l’éclat de sa puissante bienfaisante. Aux « dieux visibles » de l’univers correspondent les « dieux intelligibles » du monde supérieur. Ce monde supérieur est le monde absolu, la région des principes primitifs et des causes premières ; l’univers visible en procède et en reproduit l’ordonnance, mais il n’en procède pas directement. Entre ces deux mondes, entre l’Un absolu et l’Un divisé, entre l’immatérialité absolue et la matière, entre ce qui est absolument immuable et ce qui change incessamment, entre ce qu’il y a de plus haut et ce qu’il y a de plus bas, la distance est trop grande pour que l’un puisse sortir de l’autre immédiatement. Il faut un intermédiaire. Entre le monde intelligible νοητός (noêtos) et le monde sensible se trouve le monde intelligent νοερός (noeros). Le monde intelligent est une image du monde intelligible et sert à son tour de modèle au monde sensible, qui est ainsi l’image d’une image, la reproduction au second degré du modèle absolu. » M. Naville fait remarquer que la doctrine de Julien a la forme générale de la plupart des doctrines alexandrines ; elle est trinitaire. Sa triade se compose de ces trois termes : le monde intelligible, le monde intelligent, le monde sensible ou visible. A chacun d’eux correspond un soleil particulier, qui est le centre du système. Il y a donc trois soleils, répondant à ces trois mondes divers, et. qui ont une importance et des attributions différentes. Celui du monde intelligible, c’est-à-dire le premier principe, l’Un, le Bien, est surtout pour Julien un objet de spéculations philosophiques, que sa pensée aime à entrevoir dans le lointain, mais qui ne se laisse guère aborder. Le soleil du monde sensible, celui que nous voyons et dont nous jouissons, est trop matériel pour être le dernier terme de ses adorations. C’est donc sur le Dieu central du monde intelligent qu’il concentre surtout ses hommages. Il l’appelle « le Roi-Soleil, » et le regarde comme une sorte d’intermédiaire par qui les perfections se transmettent du monde intelligible au monde sensible et qui communique à ce dernier les qualités qu’il a reçues lui-même du Bien absolu. M. Naville a raison de dire que, dans ces conceptions, Julien s’est inspiré d’abord de Platon, mais qu’il s’est aussi souvenu de la théologie chrétienne. « Il y a une parenté évidente entre le Roi-Soleil et ce Dieu secondaire, organe de la création, que les pères du IIe siècle avaient proclamé sous le nom de Logos et le concile de Nicée sous le nom de Fils, et les expressions dont Julien se sert pour définir sa nature rappellent quelquefois celles que les docteurs ecclésiastiques appliquent au deuxième terme de leur Trinité. Julien espérait peut-être substituer le Roi-Soleil au Verbe-Fils dans l’adoration du peuple. »

Je crois que cette analyse rapide suffit pour nous donner une idée de ce que Julien voulait faire. Il part ici du plus important des cultes populaires, celui du Soleil, qui avait peu à peu effacé tous les autres et dans lequel semblaient se concentrer en ce moment toutes les forces vives du paganisme. Par ses origines lointaines, ce culte se rattachait aux vieux mythes d’Apollon, le dieu national de la Grèce, mais il s’était rajeuni et renouvelé par l’introduction d’élémens orientaux. Au moment même où Julien écrivait, c’était une autre incarnation du « Soleil invincible, » le dieu persan Mithra, qui, grâce à ses associations secrètes et à ses mystères, attirait et passionnait la foule. À cette dévotion ardente, sur laquelle tout le système de Julien repose comme sur une base solide, il veut donner ce fond de théologie dogmatique qui lui manquait. Il prend à Platon ses spéculations les plus audacieuses et les plus séduisantes sur la hiérarchie des différens mondes, sur l’émanation, qui les fait sortir les uns des autres, sur le Beau absolu, sur les idées, etc., et il espère qu’en appuyant les croyances naïves du peuple sur les doctrines des philosophes, il leur donnera la force de tenir tête au christianisme. L’œuvre était grande assurément et tout à fait digne de cet esprit ingénieux et hardi, mais il n’était pas aisé d’y réussir. Quand on la regarde de près et qu’on la compare au travail qu’accomplissait en même temps la théologie chrétienne, on distingue vite les imperfections qui en compromirent le succès.

D’abord on est très frappé de voir combien les raisonnemens de Julien sont subtils et obscurs. Il fallait, pour saisir son système et le suivre dans tous ses détails, un esprit rompu à la dialectique des écoles et familier avec les théories les plus délicates des platoniciens. Il s’en est bien aperçu lui-même et n’en paraît pas fort affligé. « Peut-être, dit-il, les idées que je viens d’exposer ne seront-elles pas comprises par tous les Grecs ; mais ne faut-il rien dire que de vulgaire et de commun ? » On voit clairement ici à quel public il veut s’adresser, et qu’il écrit seulement « pour les heureux adeptes de la théurgie. » En le faisant, il était fidèle à l’esprit de la philosophie antique, qui ne se communiquait pas à tout le monde, qui choisissait et éprouvait ses disciples, qui avait un enseignement extérieur et superficiel pour la foule, un enseignement secret pour les privilégiés. Mais le christianisme n’acceptait pas ces distinctions aristocratiques. Il prêchait à tous le même évangile, et ce qui attirait surtout le peuple dans ses églises, c’est que tous les fidèles s’y sentaient unis dans la même foi et qu’on leur reconnaissait à tous un droit égal à la vérité. Julien avait tort de se consoler si aisément de n’être pas compris du vulgaire : il faut bien songer au vulgaire, quand c’est une religion et non pas une philosophie qu’on prétend fonder.

C’était donc pour lui un premier désavantage : en voici un second qui n’est pas moins grave. Toutes ces belles théories qu’il développe avec tant de plaisir ne sont après tout que les spéculations d’un esprit isolé, des idées philosophiques qu’on discute comme les autres et non des dogmes qui s’imposent à la foi. Julien prétendait pourtant en faire des dogmes véritables, et il leur en donne le nom dans un passage curieux où il les compare aux systèmes créés par les astronomes pour expliquer les cours des planètes. Ce sont ces systèmes qui lui paraissent n’être que des hypothèses, c’est-à-dire « des probabilités en harmonie avec les phénomènes ; » tandis qu’au contraire les théories de Platon, qu’on appelle quelquefois des hypothèses mystiques, sont pour lui des dogmes « attestés par les sages qui ont entendu la voix même des dieux ou des grands démons. » Nous saisissons ici, à ce qu’il me semble, la pensée véritable de Julien. Il sait bien qu’un dogme a besoin de s’appuyer sur une révélation, et c’est aussi sur une révélation qu’il fonde la certitude des siens. Il reconnaît qu’on ne parvient pas à découvrir la nature divine sans le secours des dieux, mais il croit fermement que les dieux se communiquent à ceux qui les cherchent, qu’ils se mettent en rapport avec eux par les rêves et l’extase, qu’ils font entendre leur voix secrète au cœur qui veut les connaître, en sorte que les résultats auxquels arrivent les sages occupés à scruter les mystères de la nature divine peuvent être regardés comme dictés par les dieux eux-mêmes. On pourrait, je crois, comparer ce système à celui des théologiens protestans, quand ils soutiennent que les fidèles peuvent interpréter les livres sacrés par leur inspiration personnelle et que le Saint-Esprit leur communique les lumières nécessaires pour les comprendre. La seule différence, et par malheur elle est très grave, c’est qu’il n’y avait pas de livres sacrés chez les païens. Il était difficile d’attribuer beaucoup d’autorité aux poèmes d’Homère, et les philosophes s’accordaient trop mal ensemble pour qu’on pût tirer d’eux une doctrine commune[6]. Le système de Julien manquait donc d’une base solide. Comme il était obligé de partir de légendes vagues ou de fantaisies philosophiques, tout y était livré aux caprices de l’interprétation individuelle. Ce qu’un sage avait trouvé ne s’imposait pas suffisamment aux autres, et chacun était obligé de reprendre le travail pour son compte. On voulait alors autre chose : les esprits fatigués d’erreurs cherchaient une doctrine fixe et sûre pour s’y reposer en paix, et Julien ne pouvait pas la leur donner.

Il était aussi très difficile que sa doctrine, qui se composait d’élémens très divers, formât un tout bien uni. C’était du reste l’inconvénient de toutes les restaurations qu’on essayait alors du vieux paganisme. Comme on prétendait relever les religions populaires par des interprétations philosophiques, il était nécessaire de mêler des spéculations très sérieuses avec des légendes ridicules, ce qui ne produit jamais un effet heureux ; il fallait surtout trouver quelque moyen de passer du monothéisme des gens éclairés au polythéisme de la foule, et c’était là un problème encore plus embarrassant que tout le reste. Julien a rencontré devant lui les mêmes difficultés et il ne les a pas tout à fait résolues. On ne voit pas nettement s’il accorde aux mille divinités de la fable une existence réelle et une personnalité distincte. M. Naville fait remarquer que, lorsqu’il parle d’elles, sa pensée est souvent indécise, que tantôt il semble les regarder comme des forces de la nature ou de simples conceptions de l’esprit, tantôt il les représente comme des personnes animées qu’il croit voir et entendre, dont il invoque le secours, et « pour lesquelles il a les mêmes sentimens que pour des parens et de bons maîtres. » Je ne sais s’il s’est bien entendu lui-même sur ce point important, et je n’oserais pas dire avec autant d’assurance que M. Naville « que l’anthropomorphisme lui est tout à fait étranger. » Mais supposons que M. Naville ait raison, et que Julien parle par métaphore lorsqu’il nous raconte d’un ton si pénétré les apparitions d’Esculape et les voyages de Bacchus : s’il se rapprochait par là des philosophes, du même coup il s’éloignait du peuple. Il arrive donc que cette fusion qu’il a prétendu faire des idées philosophiques avec les religions populaires n’est qu’une vaine apparence, que les ignorans et les lettrés, qu’il réunit dans les mêmes temples, ne s’adressent pas en réalité aux mêmes dieux, que tandis que les uns les prient comme des êtres vivans, les autres ne les regardent que comme des allégories ou des symboles. Ce sont de ces malentendus qui finissent un jour ou l’autre par se découvrir et qui ruinent, en se découvrant, le système qui prétendait s’appuyer sur eux pour vivre.

C’étaient là de grands inconvéniens et qui ressortent davantage quand on compare la théologie de Julien à celle de l’église. Mais il ne semble pas les avoir aperçus. Il croyait fermement que cette façon d’interpréter les fables mythologiques par la philosophie de Platon donnerait naissance à un véritable enseignement religieux qu’on pourrait communiquer au peuple. C’est ce qui ne s’était encore jamais fait. On ne prêchait pas dans les temples, on n’y exposait aucune doctrine, on n’y faisait pas de leçons de morale. Ce furent les philosophes qui s’avisèrent les premiers d’une sorte de prédication populaire : après s’être contentés longtemps de développer leurs idées devant quelques disciples choisis, ils appelèrent la foule à les entendre. Devant elle, ils prononçaient de véritables sermons qui ont quelquefois amené des conversions éclatantes. La parole avait bien plus d’importance encore et produisait des effets plus merveilleux dans les églises chrétiennes, et il est naturel que Julien ait tenté de mettre cette force au service du culte qu’il restaurait. Saint Grégoire de Nazianze nous dit qu’il avait l’intention « d’établir dans toutes les villes des lectures et des explications des dogmes helléniques qui participeraient à la fois de la morale et de la théologie. » C’était une prédication véritable qu’il se proposait d’instituer ; il voulait l’aller reprendre à la philosophie pour la rendre à la religion, et la transporter des écoles dans les temples. Il n’est pas douteux que ce projet n’ait été réalisé : nous savons qu’un rhéteur célèbre, Acacius, prononça un jour un sermon sur Esculape dans un temple qui avait été pillé par les chrétiens et qu’on venait de rouvrir. « Votre discours, lui écrirait Libanius, son ami, est d’un bout à l’autre comme le miel des muses, brillant par son élégance, persuasif par ses raisonnemens, accomplissant tout ce qu’il se propose. Tantôt, en effet, vous prouvez la puissance du dieu par les inscriptions que des convalescens lui ont consacrées, tantôt vous décrivez tragiquement la guerre des athées contre le temple, la ruine, l’incendie, les autels insultés, les supplians punis et n’osant plus demander la guérison de leurs maux. Vous forcez la conviction par vos argumens, vous charmez par votre style, et la longueur même du discours est une beauté de plus, car elle répond à la gravité des circonstances. » Cette prédication devait se proposer d’enseigner au peuple la nature vraie des dieux, le sens caché des mythes et les leçons morales qu’on en peut tirer. Il est probable aussi que la vie future y tenait une grande place, comme dans celle des chrétiens : Julien en était fort préoccupé, et c’est par des pensées d’immortalité que se termine son discours sur le Roi-Soleil et celui sur la Mère des dieux. Quand on le ramena mortellement blessé dans sa tente, son dernier souci fut pour un de ses officiers, Anatolius, qu’il aimait tendrement et qui venait de périr dans la mêlée. Julien s’étant enquis de son sort, on lui répondit « qu’il avait été heureux, beatum fuisse ; » il comprit qu’on voulait lui dire qu’il n’était plus et oublia son propre sort pour gémir sur celui de son ami ; puis, comme il voyait que tout le monde pleurait autour de lui, il blâma cette faiblesse, « disant qu’il n’était pas convenable de pleurer un prince qui était près de monter au ciel[7]. Il est donc mort avec la certitude absolue qu’il allait recevoir dans une autre vie la récompense de ses travaux, et que les dieux qu’il avait servis et honorés lui réservaient « un séjour éternel dans leur sein. » Nous sommes loin, comme on voit, des espérances timides que Platon exprime à la fin du Phédon. Aussi n’est-ce pas sur la doctrine des philosophes que Julien prétend s’appuyer pour être sûr que tout ne périt pas avec la vie. « Les hommes, dit-il, sont réduits sur ce sujet à des conjectures ; mais les dieux en ont une connaissance complète, » et ce sont les dieux, qui, en se communiquant à lui, lui ont révélé la vérité.

Un enseignement religieux suppose un clergé instruit et capable de le donner ; or il n’existait pas de clergé véritable, au sens où l’entend le christianisme gang les religions antiques. Les prêtres y étaient en général des magistrats ordinaires, nommés comme les ; autres, et l’on n’exigeait d’eux pour leur confier ces graves fonctions, ni éducation préalable ni dispositions particulières. Cette façon de recruter les sacerdoces de citoyens qui restaient citoyens et ne prenaient pas un esprit différent avec leurs fonctions nouvelles, avait eu certainement quelques avantages : les anciennes religions lui doivent de n’être jamais devenues des théocraties étroites et intolérantes, et d’avoir évité ces conflits fâcheux entre l’église et l’état qui ont affaibli et déchiré de puissans royaumes ; mais elle avait aussi de grands inconvéniens dont on s’aperçut quand on eut à lutter contre le christianisme. Un clergé mondain, politique, indifférent n’était pas une défense suffisante pour ces cultes menacés. Aussi la pensée vint-elle aux empereurs, surtout à Julien, d’en changer le caractère. Le premier de tous, il prit au sérieux ce titre de grand pontife que ses prédécesseurs portaient depuis Auguste et qu’ils ne regardaient que comme une décoration de leur pouvoir. Il sembla à Julien que cette dignité lui créait des devoirs sévères, et il nous dit « qu’il priait les dieux de le rendre digne de les bien remplir. » Il voulut d’abord établir entre tous ces sacerdoces divers et isolés une sorte de hiérarchie. Les grands prêtres des provinces, qui présidaient au culte des empereurs divinisés, furent chargés de surveiller les autres. Ils eurent le droit de les destituer « s’ils ne donnaient pas, avec leurs femmes, leurs enfans et leurs serviteurs, l’exemple du respect envers les dieux. » Il prit l’habitude de les choisir non plus comme autrefois parmi les citoyens riches, importans, magnifiques, dont la fortune pouvait suffire à des jeux coûteux, mais parmi les philosophes, les sages, les gens éprouvés par leur fermeté, leur constance, dans les dernières luttes du paganisme. Dans des lettres qui sont de véritables encycliques, il leur recommande de vivre honnêtement, de fuir les théâtres, de ne pas fréquenter les comédiens, d’éviter les mauvaises lectures, de prier souvent les dieux ; il veut qu’ils ne négligent aucune vertu, surtout la charité, dont le christianisme a tiré tant d’honneur et de profit. « Il est arrivé, dit Julien, que l’indifférence de nos prêtres pour les indigens a suggéré aux impies galiléens la pensée de pratiquer la bienfaisance, et ils ont consolidé leur œuvre perverse en se couvrant de ces dehors vertueux. » Ce qui a propagé si vite leur doctrine, « c’est l’humanité envers les étrangers, le soin d’inhumer honorablement les morts, la sainteté apparente de la vie. » Il faut faire comme eux, s’occuper des pauvres, des malheureux, des malades. « Il serait honteux, quand les juifs n’ont pas un mendiant, quand les impies galiléens nourrissent les nôtres avec les leurs, que ceux de notre culte fussent dépourvus des secours que nous leur devons. »

Cette religion ainsi modifiée, avec un clergé bien organisé et surveillé sévèrement, un enseignement moral et des dogmes, des hospices dépendant des temples et tout un système de secours charitables dans la main des prêtres, était en réalité une religion nouvelle. Julien le comprit, puisqu’il éprouva le besoin de lui donner un nouveau nom. Nous avons vu qu’il l’appela l’hellénisme. C’est l’hellénisme qui allait prendre la place du paganisme vieilli et essayer à son tour de soutenir l’assaut victorieux de l’église.

IV

Voilà de quelle manière Julien essaya de réformer et de rajeunir le culte des anciens dieux. C’est assurément la partie la plus curieuse et la plus intéressante de son œuvre. Mais ce philosophe et ce théologien se trouvait être aussi le maître du monde. En sa qualité d’empereur, il avait à régler la situation des deux religions qui se partageaient l’empire ; il pouvait mettre son pouvoir souverain au service de celle qu’il voulait rétablir, et employer, pour ruiner l’autre, toutes les forces dont il disposait. Peut-on lui reprocher d’avoir tenté de le faire ? A-t-il été véritablement un persécuteur, comme l’ont prétendu les chrétiens, ou mérite-t-il les éloges que les ennemis du christianisme ont accordés à sa sagesse et à sa modération ? C’est ce qu’a voulu savoir M. F. Rode, c’est ce qu’il cherche à nous apprendre dans un mémoire solide, impartial, où il dégage la vérité de toutes les exagérations des partis. Sans rentrer dans la discussion qu’il a faite des textes contraires, je me contenterai de résumer ici les résultats de son travail.

Julien a toujours prétendu être un prince tolérant. Au moment même où il rouvrait les temples, il annonçait par des édits solennels qu’il n’entendait gêner en rien les autres cultes. « J’ai résolu, disait-il, d’user de douceur et d’humanité envers tous les galiléens ; je défends qu’on ait recours à aucune violence et que personne soit traîné dans un temple ou forcé à commettre aucune autre action, contraire à sa volonté. » Loin de paraître courir après les conversions forcées et de vouloir grossir le nombre des païens par des abjurations rapides, il annonçait fièrement que les nouveaux convertis ne seraient admis aux cérémonies sacrées « qu’après avoir lavé leur âme par des supplications aux dieux et leur corps par des ablutions légales. » Il persista jusqu’à la fin dans ces principes, et il écrivait encore vers les derniers temps de sa vie : « C’est par la raison qu’il faut convaincre et instruire les hommes, non par les coups, les outrages et les supplices. J’engage donc encore et toujours ceux qui ont le zèle de la vraie religion à ne faire aucun tort à la secte des galiléens, à ne se permettre contre eux ni voies de fait ni violences. Il faut avoir plus de pitié que de haine envers des gens assez malheureux pour se tromper dans des choses si importantes. »

Ce sont là de belles paroles, et je conçois que Voltaire les ait plusieurs fois citées avec admiration. Par malheur, à côté de celles-là, il y en a d’autres où les chrétiens sont traités avec le dernier mépris. Une tolérance qui s’exprime d’une manière si insultante cause quelque inquiétude, et l’on ne peut s’empêcher de craindre qu’un homme si violent, si emporté, ne reste pas toujours maître de lui. Ces gens envers lesquels il promet de se montrer juste et modéré, il ne peut prononcer leur nom sans les outrager cruellement ; il les appelle des insensés, des impies, des athées, des fous furieux, « la lèpre de la société humaine. » Quand il est amené à les menacer ou à les punir, il y joint toujours quelque amère raillerie où éclate sa haine. S’il les dépouille de leurs biens, il déclare que « c’est pour leur rendre le chemin du ciel plus facile ; » s’il refuse de châtier les magistrats qui les maltraitent, il leur rappelle « que leurs livres les exhortent à supporter leurs maux avec patience. » Ce sont là des sarcasmes de théologien enragé, ce n’est pas le ton d’un juge et d’un prince. Il abondait trop dans sa propre opinion, il se croyait trop sûr de la vérité de sa doctrine pour ne pas mettre hors du bon sens et de la raison tous ceux qui ne pensaient pas comme lui. C’est un grand danger de trop mépriser ses adversaires. Il est rare que des gens qui considèrent ceux qui ne partagent pas leurs sentimens comme des fous et des malades n’arrivent pas à croire que l’humanité commande de leur faire un peu de violence pour leur rendre la santé. On voit bien que cette pensée a traversé un moment l’esprit de Julien : « Peut-être serait-il plus convenable, dit-il dans une de ses lettres, de guérir les galiléens malgré eux, comme on fait pour les frénétiques. » Il est vrai qu’il s’empresse d’ajouter « qu’il leur accorde la liberté de rester malades ; » mais il est bien possible que plus tard, s’il avait vu sa tolérance impuissante et ses ennemis lui tenir tête, il fût revenu à sa première idée et qu’il se fût dit que, puisqu’ils refusaient obstinément tous les remèdes, il fallait bien essayer de « les guérir malgré eux. » C’est le prétexte dont se couvrent toutes les persécutions.

N’oublions pas d’ailleurs que Julien a promis d’être tolérant, mais non pas d’être impartial. Il ne traînera personne dans les temples, il ne forcera pas les chrétiens à sacrifier aux dieux, comme faisaient ses prédécesseurs ; voilà tout. Jamais il ne s’est engagé à traiter tous les cultes de la même façon et à leur accorder une faveur égale. La religion qu’il pratique est celle de l’état, il est bien juste qu’elle soit la préférée. Sa partialité pour elle est visible et lui paraît toute naturelle. Les mêmes actions changent pour lui de caractère, suivant le culte qu’on professe. Les païens qui n’ont pas voulu renier leur foi sont des martyrs ; les chrétiens qui refusent d’abjurer sont des impies. S’ils résistent avec courage aux sollicitations de l’empereur, il les maltraite et les accuse de lui manquer de respect. Tandis qu’il défend aux évêques de faire des prosélytes, il cherche par tous les moyens à propager sa doctrine ; il attire à elle tous les ambitieux par l’appât des dignités publiques. « Je ne veux, dit-il, ni massacrer les galiléens, ni permettre qu’on les maltraite : je dis seulement qu’il faut leur préférer les hommes qui respectent les dieux, et cela en toute rencontre. » C’était annoncer que les dignités publiques leur étaient absolument réservées, et je ne doute pas que, s’il eût vécu, il n’eût plus laissé aucun chrétien dans l’administration civile et militaire de l’empire. Les mêmes procédés furent employés sans plus de scrupule pour ramener à l’ancien culte des populations entières. Dans ce vaste empire, qui se composait d’une agglomération d’anciens états libres, les villes voisines étaient souvent rivales. Elles voulaient dominer l’une sur l’autre, ou se disputaient avec acharnement quelques lambeaux de territoire. C’était une occasion pour l’empereur de se les attacher en prenant parti pour l’une ou pour l’autre. M. Rode a montré, par l’histoire de Nisibe et de Gaza, que Julien faisait profession de se déclarer toujours pour celles qui partageaient sa foi. « Si l’on honore les dieux, disait-il, il faut honorer aussi les hommes et les villes qui les respectent. » C’est un principe qui peut mener loin. Quand Pessinonte, célèbre par son temple de Cybèle, s’adresse à lui pour obtenir une faveur, Julien laisse entendre à quel prix il l’accordera. « Je suis disposé, dit-il, à venir en aide à Pessinonte, à la condition qu’on se rendra propice la Mère des dieux. Faites donc comprendre aux habitans que, s’ils désirent quelque chose de moi, ils doivent tous ensemble s’agenouiller devant la déesse. » Voilà qui est clair : Julien connaissait les hommes, il savait qu’on en trouve toujours qui sont décidés à sacrifier leur foi à leur fortune ; mais il ne pouvait pas ignorer non plus qu’il ne faut guère compter sur ces recrues que l’intérêt ou l’ambition amènent aux religions qui triomphent, et que ce sont des conquêtes dont elles ne tirent pas beaucoup plus de profit que d’honneur.

Ses projets en général étaient fort habilement conçus, mais ils n’eurent pas tout le succès qu’il en attendait. Il avait pris, dès son arrivée à Constantinople, une mesure généreuse et qui devait bien disposer l’opinion pour lui. Il rappela tous ceux que Constance avait exilés pour des motifs religieux et rendit les biens qu’il avait confisqués. Parmi ces exilés, il y en avait de toutes les sectes chrétiennes ; mais, comme Constance était arien, c’était principalement sur les catholiques qu’il avait frappé. On vit donc revenir dans leur pays un grand nombre d’évoques victimes des tracasseries du régime précédent, et, parmi eux, l’invincible Athanase. Julien était très fier de cet acte de clémence dont ses amis durent lui faire beaucoup de complimens. Il en parle souvent dans ses lettres et se plaint avec amertume que les chrétiens ne lui en aient pas témoigné plus de reconnaissance. C’est que les chrétiens, comme tout le monde, s’étaient bien vite aperçus que le bienfait de Julien cachait un piège et qu’en ayant l’air de les servir, il travaillait contre eux. S’il avait fait revenir les proscrits, c’était uniquement dans la pensée que leur retour ranimerait les querelles théologiques. « Il savait, nous dit Ammien Marcellin, que les chrétiens étaient pires que des bêtes féroces, quand ils disputaient entre eux, » et il comptait qu’affaiblis par leurs luttes intérieures, ils lui opposeraient moins de résistance. C’était sa tactique de diviser ses ennemis pour les vaincre. En même temps qu’il essayait d’exciter les diverses sectes les unes contre les autres, dans les mêmes églises il voulait séparer les fidèles de leurs chefs. Toutes les fois qu’il se produisait dans une ville chrétienne quelque émotion populaire, il affectait d’en rejeter la faute sur le clergé. Les coupables, pour lui, c’étaient toujours les prêtres, « qui ne pouvaient se consoler qu’on leur eût ôté le pouvoir de nuire. » Un jour l’évêque de Bostra et ses clercs, qu’il accusait d’avoir fomenté quelque révolte, lui adressèrent une lettre dans laquelle on lisait ces mots : « Quoique les chrétiens soient chez nous en nombre égal à celui des Hellènes, nos exhortations les ont empêchés de commettre le plus léger excès. » Julien s’empressa de renvoyer la lettre aux habitans avec un commentaire perfide, où il dénaturait les intentions de l’évêque. « Vous voyez, leur disait-il, que ce n’est pas à votre bon vouloir qu’il attribue votre modération ; il dit que c’est malgré vous que vous êtes restés tranquilles et que vous n’avez été contenus que par ses exhortations. Chassez-le donc de votre ville sans hésiter comme étant votre accusateur. » La mauvaise foi de Julien est ici manifeste. Il est pourtant probable que ses excitations furent écoutées, puisque Libanius nous apprend que de graves désordres, dus à des motifs religieux, troublèrent alors la tranquillité de Bostra.

Il avait d’autres moyens encore d’atteindre les chrétiens et de leur nuire. Le décret qui rendait à leurs anciens possesseurs tous les biens confisqués sous prétexte de religion s’appliquait à tout le monde, et les païens devaient en profiter comme les autres. Sous les derniers règnes, un grand nombre de temples avaient été dépouillés de leurs richesses ; on avait pris les terres qui leur appartenaient, et souvent on s’était approprié sans façon le temple lui-même pour le faire servir à des usages profanes. Julien ordonna que tout serait restitué. C’était une loi juste, mais dont l’exécution présentait beaucoup de dangers. Comme les faits remontaient quelquefois assez haut et qu’il n’était pas facile, après un long temps, de retrouver les vrais coupables, la porte était ouverte à toutes les délations ; on pouvait toujours perdre un ennemi en l’accusant d’avoir pris sa part des biens sacrés. Les lettres de Libanius prouvent que beaucoup d’excès furent commis à cette occasion, qu’on envahit de riches maisons chrétiennes sous prétexte d’y aller chercher le trésor des temples qui ne s’y trouvait pas et qu’on les mit au pillage, « Prenez garde, disait le sage rhéteur à ses amis, de mériter vous-même le reproche que vous adressez aux autres. Les dieux ne ressemblent pas à de cruels usuriers : si on leur restitue ce qui leur appartient, ils ne réclament pas davantage. » Mais ces conseils de modération n’avaient alors aucune chance d’être écoulés. Partout les esprits étaient émus, les haines ravivées. Dans les villes qui se partageaient entre les deux religions, la population païenne, qui se sentait soutenue, se jeta sur les chrétiens. Les gens qu’on accusait de s’être signalés par leur zèle contre l’ancien culte furent poursuivis, battus, jetés en prison, quelquefois déchirés par la foule. Les écrivains ecclésiastiques ont raconté longuement toutes ces vengeances, et M. Rode pense qu’en général ils ont dit la vérité. Julien lui-même se plaint qu’en certains endroits on soit allé trop loin. « Le zèle de mes amis, dit-il, s’est déchaîné sur les impies plus que ne le souhaitait ma volonté. » Sur un mot imprudent qu’on rapporta de l’évêque Georges, la populace d’Alexandrie, la plus indisciplinée de toutes celles qui peuplaient les grandes villes de l’empire, massacra l’évêque et deux de ses amis. Julien blâma cette exécution, mais il n’osa pas la punir. Il écrivit une lettre fort singulière aux Alexandrins, dans laquelle il déclarait qu’après tout Georges méritait son sort, que l’indignation du peuple était naturelle, et que, « comme il ne voulait pas guérir un mal violent par un remède plus violent encore, » il se contentait de leur envoyer quelques reproches et quelques conseils. Les chrétiens ne s’en seraient pas tirés à si bon compte. Le sang a donc coulé sous le règne de ce prince qui faisait profession d’être tolérant ; tout ce qu’on peut dire pour le défendre, c’est qu’il n’a pas coulé par son ordre. Il est coupable sans doute de n’avoir pas assez fait pour prévenir ou pour venger ces violences, mais au moins est-il sûr qu’il ne les avait pas commandées.

Ce qui lui appartient tout à fait, ce qui est véritablement son œuvre, c’est le fameux édit par lequel il défendait aux rhéteurs aux grammairiens et aux sophistes chrétiens d’enseigner dans les écoles. Il est aisé de voir quels motifs le décidèrent à prendre cette mesure grave. C’était l’éducation qui l’avait ramené au paganisme, et il comptait bien qu’elle aurait sur les autres la même influence que sur lui. « Le chrétien, disait-il, qui touche aux sciences des Grecs, n’eût-il qu’une lueur de bon naturel, sent aussitôt du dégoût pour ses doctrines impies. » L’admiration qu’il éprouvait pour Homère et pour Platon lui faisait croire qu’on ne pouvait pas les lire sans partager les croyances qui les avaient si bien inspirés. Mais pour que cet enseignement produisît tout son effet, il ne fallait pas qu’on pût le dénaturer. Le rhéteur ou le sophiste devenu chrétien était forcé d’opposer une autre doctrine à celle des philosophes qu’il faisait lire à ses élèves, de donner un sens nouveau aux légendes racontées par les poètes et d’affaiblir par des explications ou des réserves l’impression de ces beaux récits. C’est ce que Julien ne voulait à aucun prix permettre ; c’est ce qui lui donna la pensée d’interdire à tous ceux qui avaient quitté l’ancienne religion de la Grèce de lire les poètes ou les philosophes grecs devant la jeunesse. L’édit dans lequel il le leur défendait, et que nous avons conservé, est plein d’une bienveillance hypocrite pour eux qui n’est au fond qu’une cruelle ironie. Il a l’air vraiment de prendre leurs intérêts ; il déclare qu’il veut leur rendre un grand service et mettre enfin d’accord leurs sentimens et leurs paroles. Est-il convenable que des gens qui font profession de former leurs élèves non-seulement à l’éloquence, mais à la morale, soient forcés d’expliquer devant eux des auteurs dont ils ne partagent pas les croyances et qu’ils accusent d’impiété ? « Jusqu’ici, dit-il, on avait beaucoup de raisons pour ne pas fréquenter les temples, et la crainte suspendue de toutes parts sur les têtes faisait excuser ceux qui cachaient les opinions les plus vraies au sujet des dieux. Mais puisque les dieux nous ont rendu la liberté, il est absurde d’enseigner aux hommes ce qu’on ne croit pas bon. » La tolérance doit amener avec elle la sincérité. Chacun étant libre dans ses opinions, personne ne doit plus agir ou parler contre ses croyances. Si les professeurs pensent que les grands écrivains de la Grèce se sont trompés, ils doivent cesser d’interpréter leurs ouvrages ; « autrement, puisqu’ils vivent des écrits de ces auteurs et qu’ils en tirent leurs honoraires, il faut avouer qu’ils font preuve de la plus sordide avarice et qu’ils sont prêts à tout endurer pour quelques drachmes. » Ils ont donc le choix ou de ne pas enseigner ce qu’ils croient dangereux, ou, s’ils veulent continuer leurs leçons, de commencer par se convaincre eux-mêmes qu’Hésiode et Homère, qu’ils sont chargés de faire admirer aux autres, ont dit la vérité. La conclusion de tout ce raisonnement, c’est qu’il faut qu’ils reviennent à l’ancienne religion « ou qu’ils aillent dans les églises des galiléens interpréter Mathieu et Luc. »

Cet édit, qui déplut aux païens modérés, souleva une colère violente chez les chrétiens. Ils en furent même plus irrités que de beaucoup d’autres mesures qui auraient dû, à ce qu’il semble, leur être plus désagréables. Il ne s’agissait après tout que de ces écoles où ils savaient bien que le paganisme régnait en maître, et l’on éprouve quelque surprise de les trouver si attachés à un enseignement hostile à leurs croyances. Nous avons vu de nos jours des docteurs rigoureux effrayer les âmes timides du danger que présente la lecture des auteurs païens pour les jeunes gens et demander qu’on les bannisse de nos collèges. L’édit de Julien leur donnait satisfaction, et il est probable que, loin de s’en plaindre, ils auraient été fort contens qu’on forçât les maîtres chrétiens de renoncer aux chefs-d’œuvre antiques et « d’interpréter Mathieu et Luc. » Mais on pensait autrement au IVe siècle. Quoique le christianisme fût encore dans la ferveur de sa jeunesse, l’église n’avait pas ces scrupules exagérés. Autant que la société païenne, elle tenait à l’éducation, et elle ne croyait pas qu’on pût élever quelqu’un, lui apprendre à penser et à parler sans lui faire lire ces grands écrivains qui étaient les maîtres de la parole et de la pensée. On ne renonçait pas à les étudier et à les admirer en devenant chrétien. Ils étaient le bien commun de toute la race grecque, et quand Julien voulait en faire le monopole d’un seul culte, saint Grégoire répondait fièrement à cette insolente prétention : « N’y a-t-il donc d’autre Hellène que toi ? » Cette insistance nous prouve que l’église, surtout en Orient, entrait dans une phase nouvelle. Le temps des luttes ardentes avec la société païenne allait finir. Il n’était plus question de combattre le vieux paganisme, qui était vaincu ; il fallait prendre sa place, et l’on sentait bien qu’on ne pouvait pas le remplacer sans faire un peu comme lui. Depuis qu’il était moins à craindre, on s’apercevait que tout n’était pas à répudier dans son héritage. On devient vite conservateur quand on est le maître. Au lieu de se donner la peine de créer de toutes pièces une société nouvelle, on trouvait plus sûr de ne pas détruire ce qui pouvait se garder du passé. Il s’agissait seulement d’accommoder ce qu’on gardait avec l’esprit du christianisme, ce qui ne paraissait pas impossible. Il y avait déjà des sophistes chrétiens, Prohærese à Athènes, Victorinus à Rome ; on allait avoir des poètes qui essaieraient d’appliquer les procédés de l’art antique à des sujets tirés de l’Évangile et de la Bible. On peut donc dire que, dès ce moment, commençait à se faire cette union de la sagesse grecque et de la doctrine chrétienne, ce mélange d’idées anciennes et nouvelles sur lequel repose la civilisation moderne. Il semble qu’on avait, autour de Julien, le sentiment confus que ce mélange achèverait de perdre l’ancienne religion en la rendant inutile. Aussi prétendait-il l’empêcher en chassant les maîtres chrétiens des écoles. Plus ses ennemis souhaitaient conserver, pour leurs rhéteurs ou leurs sophistes, le droit de lire et d’expliquer Homère ou Platon, plus il tenait à les en priver. Il croyait assurer par là le succès définitif de son entreprise. Les autres mesures qu’il avait prises contre les chrétiens leur nuisaient dans le présent, celle-là leur enlevait l’avenir. Ou bien leurs enfans continueraient à suivre les écoles de rhétorique et de philosophie redevenues tout à fait païennes, et ils ne pouvaient manquer de se laisser séduire à cet enseignement qui les ramènerait à l’ancienne foi ; ou ils cesseraient de les fréquenter, et, après quelque temps, privés de cette éducation salutaire qui fait l’homme, ils perdraient peu à peu les belles qualités de l’esprit grec et deviendraient des barbares. De cette façon, la secte achèverait de s’éteindre dans l’ignorance et l’obscurité.


V

Ces espérances, on le sait, furent tout à fait trompées. De toutes les entreprises dirigées contre le christianisme, aucune n’a été mieux conçue et plus habilement conduite que celle de Julien ; aucune n’a produit de plus médiocres résultats. Une des principales raisons de cet éclatant insuccès, c’est qu’il trouva moyen de s’aliéner les deux cultes, et qu’en réalité il ne contenta personne. On est d’abord tenté de croire que les partisans des anciens dieux ont dû applaudir de tout leur cœur à la restauration de l’ancien culte et qu’ils faisaient tous des vœux pour le prince qui leur rendait leurs temples et leurs cérémonies. Il n’en est rien pourtant, et l’on s’aperçoit vite qu’il rencontra, parmi les gens même de son parti, des résistances obstinées dont il dut être fort chagrin. Beaucoup d’entre eux n’avaient pas d’autre raison de rester païens que leur goût pour une certaine facilité de mœurs que le paganisme tolérait. C’étaient des gens du monde dont l’honnêteté n’était pas très austère, qui aimaient le plaisir et n’y trouvaient pas de crime, qui attachaient plus de prix à la vie présente qu’à cette immortalité problématique qui suit l’existence et regardaient plus volontiers la terre que le ciel. Julien voulait en faire à toute force des mystiques et des dévots. Ils ne s’y résignèrent pas, et tous ses efforts vinrent se briser contre le scepticisme léger de ces personnes d’esprit qui ne voulaient pas plus être traînées au temple qu’à l’église. Des raisons semblables éloignèrent de lui la populace des grandes villes, amoureuse des jeux et des fêtes. Parmi ces habitans d’Antioche, qui chansonnaient si gaîment l’empereur, qui se moquaient de son petit manteau et de sa barbe de bouc, les chrétiens étaient nombreux sans doute ; mais il y avait des païens aussi, puisque Libanius nous apprend qu’on a proféré ces insultes dans le désordre d’une cérémonie sacrée. On lui en voulait surtout de négliger les jeux publics et de n’avoir pas l’air de s’y plaire. On ne le voyait presque jamais à l’hippodrome, ou, s’il y paraissait un instant, il y portait une figure ennuyée, et, après quelques courses, s’empressait d’en sortir. Les mimes ne le retenaient pas plus longtemps, et il se gardait bien de passer ses journées, comme faisaient ses prédécesseurs, « à regarder danser des femmes sans honte ou des garçons beaux comme des femmes. » Ce sont des crimes que nous pardonnerions aujourd’hui très volontiers, mais on les trouvait alors irrémissibles. Souvenons-nous qu’une des raisons qui avaient irrité le plus la populace païenne contre les premiers chrétiens, c’est qu’on ne les voyait jamais au théâtre, et qu’en évitant d’y paraître ils avaient l’air de le condamner. Julien prenait plaisir à vivre autrement que le peuple, et il s’en faisait gloire. « Nous sommes ici, disait-il aux gens d’Antioche, sept étrangers, sept intrus. Joignez-y l’un de vos concitoyens cher à Mercure et à moi-même, habile artisan de paroles (Libanius). Séparés de tout commerce, nous ne suivons qu’une seule route, celle qui mène au temple des dieux. Jamais de théâtre, le spectacle nous paraissant la plus honteuse des occupations, l’emploi le plus blâmable de la vie. » C’est la conduite d’un sage, mais le peuple en était choqué et le laissait voir. Quand on veut agir sur la foule, il ne faut pas trop vivre en dehors d’elle. Un homme qui est trop étranger à ses goûts et qui méprise trop ses plaisirs ne la comprend pas. et n’a guère de chance d’en être compris. Julien s’enfermait trop volontiers avec les sept ou huit personnes qui partageaient tous ses sentimens, il ne tenait pas assez de compte de l’opinion du reste. C’est une grande maladresse pour un prince qui attaquait le christianisme de n’avoir pas mis d’abord tous les païens de son côté.

Réussit-il au moins à gagner beaucoup de chrétiens ? C’est ce qu’il n’est pas aisé de savoir, les historiens de l’église étant plutôt occupés à nous faire connaître ceux qui résistèrent avec courage que ceux qui eurent la faiblesse de céder. On ne peut guère douter que les indifférens et les ambitieux, qui sont toujours prêts à sacrifier leurs convictions à leurs intérêts, les parfaits fonctionnaires qui font profession de suivre en tout les préférences du maître, ne se soient décidés vite pour la religion de l’empereur. De ceux-là il y en a toujours assez dans un vaste empire, où le prince dispose d’un grand nombre de places, pour que Julien ait pu avoir quelque illusion, au début de son règne, sur le succès de son entreprise. On vit donc alors tout ce peuple de flatteurs qui avait docilement suivi Constantin, quand il quitta le paganisme, se retourner vers les anciens dieux avec la même unanimité. Quelques années plus tard, un évêque, dans un sermon contre l’ambition et l’avarice, rappelle que ces vices ont toujours fait les apostats, qu’ils ont été cause que beaucoup ont changé de religion comme d’habit, et il en donne pour exemple les faits dont on venait d’être témoin. « Quand un empereur, dit-il, déposant le masque dont il s’était couvert, sacrifia ouvertement aux dieux et poussa les autres à le faire par l’appât des récompenses, combien ne quittèrent pas l’église pour aller dans les temples ! combien furent séduits par les avantages qu’on leur offrait et mordirent à l’hameçon de l’impie ! » Le païen Themistius, en d’autres termes, parle comme l’évêque et flétrit avec autant de force cette honteuse versatilité : « Misérables jouets des caprices de nos maîtres, c’est leur pourpre, ce n’est pas Dieu que adorons, et nous acceptons un nouveau culte avec un nouveau règne ! » Il y eut donc, au début, un grand nombre de transfuges, mais il est probable que ce n’était pas ceux auxquels l’empereur tenait le plus. Les honnêtes gens restèrent fermes, et ce furent seulement les décriés et les suspects qui vinrent en foule. Julien aurait beaucoup désiré ramener au culte des dieux le sophiste Prohærese, la gloire de l’école, qui venait de se faire chrétien ; mais il résista à toutes ses avances. En revanche, il n’eut pas de peine à gagner Hécébole, qui avait séduit Constance par son zèle bruyant contre les païens, rhéteur médiocre, au dire de Libanius, flatteur éhonté du pouvoir présent, et qu’on vit, aussitôt après la mort de Julien, se coucher à la porte d’une église, en criant aux fidèles : « Foulez-moi aux pieds comme un sel corrompu et insipide. » Il ramena aussi Thalassius, un délateur, dont le témoignage avait perdu son frère Gallus. Julien l’avait fort durement accueilli quand il vint le voir à Antioche ; mais Thalassius savait le moyen le désarmer : il se fit païen et devint tout d’un coup si zélé pour les devins et les oracles que le prince ne tarda pas à en faire son familier. C’étaient là des conquêtes faciles et dont il n’y avait pas lieu d’être fier.

Julien ne pouvait guère espérer d’attirer à lui les chefs de l’église, Il savait qu’il en était détesté, et le leur rendait bien. Jamais il ne parle d’eux qu’avec un ton de colère et de menace. « Après avoir exercé jusqu’ici leur tyrannie, dit-il, ce n’est pas assez pour eux de ne pas payer la peine de leurs crimes ; jaloux de leur ancienne domination et regrettant de ne plus pouvoir rendre la justice, écrire des testamens, s’approprier des héritages, tirer tout à eux, ils font jouer tous les ressorts de l’intrigue et poussent les peuples à se révolter. » Nous savons pourtant aujourd’hui que cet ennemi violent des évêques eut la chance d’en convertir un. C’est une histoire curieuse, que la découverte d’une lettre inédite de Julien vient de nous révéler et qui mérite d’être connue[8]. Il raconte dans cette lettre, qu’à l’époque où il fut appelé par Constance au commandement de l’armée, il passa par la Troade et s’arrêta dans la ville qu’on avait construite sur l’emplacement de l’ancien Ilion. Il demanda à voir les monumens du passé. « C’était, nous dit-il, le détour que j’employais pour visiter les temples. » L’évêque du lieu, qui s’appelait Pégase, s’offrit à le conduire et le mena aux tombeaux d’Hector et d’Achille. « Là, ajoute le prince, comme je m’aperçus que le feu brûlait presque sur les autels et qu’on venait à peine de l’éteindre, que la statue d’Hector était encore toute brillante des parfums qu’on y avait versés, je dis, les yeux fixés vers Pégase : « Eh quoi ! les habitans d’Ilion font donc des sacrifices ? » Je voulais connaître, sans en avoir l’air, quelles étaient ses opinions. Il me répondit : « Qu’y a-t-il d’étonnant qu’ils honorent le souvenir d’un grand homme, qui était leur concitoyen, comme nous faisons pour nos martyrs ? » Sa comparaison n’était pas bonne, mais eu égard aux temps la réponse ne manquait pas de finesse. Il me dit ensuite : « Allons visiter l’enceinte sacrée de Minerve Troyenne ; »et heureux de me conduire, il ouvrit la porte du temple. Il me fit voir alors les statues et me prit à témoin qu’elles étaient tout à fait intactes. Je remarquai qu’en me les montrant il ne fit rien de ce que font d’ordinaire ces impies dans des circonstances pareilles ; il ne traça pas sur son front le signe qui rappelle la mort du crucifié et ne siffla pas dans ses dents ; car c’est le fond de leur théologie de siffler, quand ils sont en présence des statues de nos dieux, et de faire le signe de la croix. » Voilà, il faut l’avouer, un évêque fort complaisant. L’habile homme avait deviné sans doute les opinions secrètes de Julien qui ne pouvaient pas échapper à des yeux pénétrans, et il voulait d’avance se mettre bien avec l’héritier du trône. Quand le paganisme triompha, Pégase se fit ouvertement païen, et d’évêque d’Ilion il devint grand prêtre des dieux. Mais il paraît qu’il ne fut pas bien accueilli dans son nouveau parti. Un ancien évêque était toujours suspect aux ennemis de l’église. Odieux à ceux qu’il avait quittés, il n’inspirait aucune confiance aux autres, et l’on rappelait, pour le perdre, qu’il avait lui aussi détruit des objets sacrés du temps qu’il voulait plaire aux chrétiens. Julien fut obligé de le défendre contre l’animadversion publique, et c’est dans ce dessein qu’il écrivit la lettre qu’on a retrouvée. Il y parle avec un ton de mauvaise humeur visible : « Pensez-vous, dit-il, que je l’aurais nommé à un sacerdoce, si j’avais cru qu’il avait jamais commis quelque impiété ? » Puis il le justifie des crimes qu’on lui reproche : s’il a couvert de haillons les statues des dieux, c’était pour leur épargner de plus grands outrages, et il n’a consenti à jeter à bas quelques pans de mur insignifians qu’afin de sauver le reste. Est-ce une raison de donner aux galiléens le plaisir de le voir malheureux et insulté ? « Croyez-moi, dit-il en finissant, il vous faut honorer non-seulement Pégase, mais tous ceux qui comme lui se sont convertis à notre foi, si nous voulons attirer les autres à nous et ne pas donner à nos ennemis l’occasion de se réjouir. Si au contraire nous accueillons mal ceux qui viennent d’eux-mêmes nous trouver, personne ne sera plus disposé à nous écouter et à nous suivre. »

Il est sûr que l’exemple de Pégase devait donner à réfléchir et que ce n’est pas un sort très enviable de se trouver en butte aux haines des deux partis, d’être détesté de l’un et suspect à l’autre. Aussi peut-on affirmer sans crainte que le clergé chrétien ne se laissa pas séduire par ces sacerdoces que Julien offrait si libéralement à ceux qui embrassaient sa foi. Dans le peuple, les convertis furent sans doute plus nombreux ; mais, si quelques hommes cédèrent, les femmes paraissent avoir résisté. Julien, qui leur en voulait de la part qu’elles ont eue à la propagation du christianisme, les accusait, même dans les maisons païennes, « de porter aux galiléens tout l’avoir de la famille. » Libanius prétend que, quand on pressait les gens d’aller au temple, ils répondaient « qu’ils ne voulaient pas faire de la peine à leur femme ou à leur mère, » ou que, s’ils se laissaient par hasard entraîner et consentaient à offrir un sacrifice, « de retour, chez eux, les prières de leur femme, les larmes qui coulaient la nuit, les détournaient de nouveau des dieux. » L’ancien culte ne fit donc, malgré tant d’efforts, que des conquêtes peu solides. Julien, qui était si convaincu de la vérité de sa doctrine, qui ne croyait pas qu’on pût résister à la lumière de Platon et de Porphyre, éprouvait une sorte d’impatience quand il voyait les gens rester insensibles aux argumens qui l’avaient conquis. Il avait cru qu’il suffirait de rouvrir les temples pour que la foule vînt de nouveau s’y précipiter. Les temples étaient rouverts, mais la foule n’en savait plus le chemin, ou si elle y venait à certains jours, il comprenait sans peine que ce n’était pas par dévotion, mais par flatterie, et qu’on cherchait à plaire à l’empereur plus qu’aux dieux. Aussi trouve-t-on, dans ses derniers écrits, la trace d’un découragement qu’il ne peut dissimuler. « L’hellénisme, dit-il dans une lettre, ne fait pas encore tous les progrès que nous voudrions. » Et ailleurs : « Il me faudra beaucoup de monde pour relever ce qui est si tristement tombé. » Mais le temps, ni les hommes n’y auraient rien fait, le succès n’était pas possible, et il se serait aperçu un jour que « ce qui était tristement tombé ne pouvait plus se relever. »

Est-ce un malheur qu’il n’ait pas réussi, et l’échec de son entreprise mérite-t-il vraiment quelques regrets ? Sur cette question, les sentimens sont partagés : tandis que des philosophes, qui ne sont pas suspects de bienveillance pour le christianisme, comme Auguste Comte, traitent Julien avec la dernière rigueur, d’autres pensent qu’il est fâcheux pour l’humanité que la mort ne lui ait pas permis d’exécuter ses projets[9]. Cette diversité d’opinions entre des gens qui appartiennent au même parti ne doit pas nous surprendre et peut s’expliquer sans trop de peine. Si l’on a porté sur Julien des jugemens opposés, c’est qu’en réalité son œuvre était double : il voulait détruire une religion et en fonder un autre ; selon qu’on est plus frappé de l’un ou de l’autre de ces deux desseins, l’idée qu’on a de lui change et on lui devient favorable ou contraire.

Au siècle dernier, on n’apercevait qu’un des côtés de son œuvre ; on ne voyait en lui que le prince qui avait combattu le christianisme : c’était donc un allié auquel on était heureux de tendre la main à travers les siècles. On avait recueilli dans ses ouvrages quelques belles paroles de tolérance qu’on citait avec admiration, et l’on se plaisait à tracer de lui les portraits les plus séduisans. C’étaient, par malheur, des portraits de fantaisie, où l’on exagérait les qualités, où l’on dissimulait les défauts. A dire le vrai, il n’y a, chez Julien, que le soldat qui mérite des éloges sans réserve. Ces belles campagnes de l’armée des Gaules, cette bataille de Strasbourg, si hardiment engagée, si féconde en résultats heureux, causèrent partout une surprise et un enthousiasme dont le souvenir a longtemps duré. Plus tard, quand les armes romaines ne furent plus victorieuses, quand les barbares ravagèrent l’empire sans qu’on pût les arrêter, on songea souvent avec regret à ce jeune prince qui les avait si vivement rejetés au-delà du Rhin. C’est alors que le poète Prudence, un chrétien zélé, mais un bon patriote, disait de lui ce beau mot : « S’il a trahi son Dieu, au moins il n’a pas trahi sa patrie ! »

Perfidus illo Deo, sed non et perfidus urbi !

Mais ce n’était pas le soldat qu’admiraient surtout les philosophes du XVIIIe siècle, c’était l’ennemi du christianisme. En le voyant animé contre les chrétiens des passions qu’ils éprouvaient eux-mêmes, ils se le figuraient semblable à eux dans tout le reste. Ils étaient tentés d’en faire un incrédule, un sceptique comme eux, un ennemi du surnaturel et des religions révélées. L’erreur était grossière, et il est difficile d’imaginer comment on a pu la commettre. Rien ne ressemble moins à un libre penseur que Julien. Il aime beaucoup la philosophie, mais celle de Platon et de Pythagore, c’est-à-dire » la philosophie qui nous conduit à la piété, qui nous apprend ce que nous devons savoir des dieux, et d’abord qu’ils existent et que leur providence veille aux choses d’ici-bas. » Quant à celle d’Epicure et de Pyrrhon, il n’en veut pas entendre parler. « C’est par un bienfait des dieux, dit-il, que leurs livres sont perdus. » Il a en horreur les athées, et il répète, à leur propos, une parole de son maître Jamblique, « qu’à tous ceux qui demandent s’il y a des dieux et qui semblent en douter, il ne faut pas répondre comme à des hommes, mais les poursuivre comme des bêtes fauves. » Voilà un mot qui aurait dû refroidir l’admiration que d’Argens et Frédéric éprouvaient pour lui. Ce prince, dont on voulait faire à tout prix un sceptique, un libre penseur, était réellement un illuminé qui croyait voir les dieux et les entendre, un dévot qui visitait tous les temples et passait une partie de ses journées en prières. « Il tient moins, disait Libanius, à être appelé un empereur qu’un prêtre ; et ce nom lui convient. Autant il est au-dessus des autres souverains par sa façon de régner, autant par sa connaissance des choses sacrées, il dépasse les autres prêtres ; je ne dis pas ceux d’aujourd’hui, qui sont des ignorans, je parle des prêtres éclairés de l’ancienne Égypte. Il ne se contente pas de sacrifier de temps en temps, aux fêtes marquées dans les rituels, mais comme il est convaincu de la vérité de ce principe qu’il faut se souvenir des dieux au commencement de toute action et de tout discours, il offre tous les jours les sacrifices que d’autres ne célèbrent que tous les mois. C’est par le sang des victimes qu’il salue le soleil à son lever, et le sang coule encore le soir pour l’honorer quand il se couche. Puis d’autres victimes sont immolées en l’honneur des démons de la nuit. Comme il est quelquefois retenu chez lui et ne peut pas toujours se rendre aux temples, il a fait un temple de sa maison. Dans le jardin de son palais, les arbres ombragent des autels et les autels donnent plus de charme à l’ombrage des arbres. Ce qui est encore plus beau, c’est que, pendant qu’on offre quelque sacrifice, il ne reste pas assis sur un trône élevé, entouré des boucliers d’or de ses gardes, servant les dieux par des mains étrangères ; il prend part lui-même à la cérémonie, il se mêle aux sacrificateurs, il porte le bois, il prend le couteau, il ouvre le cœur des oiseaux sacrés et sait lire l’avenir dans les entrailles des victimes. » Voilà le Julien véritable, décrit dans un panégyrique, par un de ses plus grands admirateurs. Il faut avouer qu’il ne ressemble-pas à celui qu’imaginaient Voltaire et ses amis. On pense bien que ce dévot, ce mystique, n’avait pas le dessein, en combattant le christianisme, de supprimer les religions positives. Il ne voulait le détruire que pour le remplacer ; sur ce terrain déblayé il entendait établir sa propre religion, qui devait y régner sans rivale. Cette seconde partie de son œuvre était pour lui la plus importante, c’est sur elle qu’il faut surtout le juger. La religion qu’il entreprend de restaurer, en apparence, c’est l’ancienne ; mais on a vu qu’il l’a tout à fait changée. Quoiqu’il prétende « qu’en toute chose il fuit la nouveauté, » sur ce tronc vieilli il a greffé beaucoup d’idées et de pratiques nouvelles. Les nombreux emprunts qu’il a faits à la doctrine de l’église sont surtout importans à signaler ; ils montrent combien le christianisme est venu à son heure, comme il répondait aux désirs et aux besoins de cette société, comme il était fait pour elle et devait y réussir, puisque Julien, qui le déteste, ne croit pouvoir lui résister qu’en l’imitant. Mais l’imitation était mal faite ; elle avait le tort de réunir des principes contraires qui ne pouvaient pas s’accorder ensemble. Dans ce mélange incohérent, aucun des deux partis ne se reconnut. Julien tentait d’introduire dans l’ancien culte ce que le nouveau avait de meilleur ; l’intention était bonne, mais valait-il la peine de supprimer une religion pour la refaire ? N’était-il pas naturel de lui laisser continuer son ouvrage, si le monde en devait tirer quelque profit, et qui pouvait mieux accomplir la tâche du christianisme que le christianisme lui-même ? Il voulait sauver d’une ruine complète ce qui restait des religions antiques, et il faut bien avouer qu’il n’avait pas tort : elles contenaient des élémens qui méritaient de vivre et qui devaient servir à constituer les sociétés modernes. Mais ces élémens, le christianisme était en train de se les assimiler ; ils s’y insinuaient, ils y pénétraient de tous les côtés, depuis qu’il était devenu moins sévère et se mêlait davantage au, monde ; ils devaient finir par se fondre avec lui, sans en altérer le caractère général. L’entreprise de Julien était donc inutile ; elle s’accomplissait ailleurs d’une autre manière et dans de meilleures conditions. Son œuvre pouvait échouer, le monde n’avait rien à y perdre.

Ce fut le dernier effort du paganisme contre son ennemi triomphant. La persécution sanglante et mutile de Dioclétien avait montré qu’il ne pouvait pas se sauver par les supplices. L’échec de Julien fit voir qu’il lui était aussi impossible de se réformer que de se défendre. Il ne lui restait plus qu’à disparaître obscurément avec ses derniers adeptes découragés.


GASTON BOISSIER.

  1. Je pourrais encore citer les noms de M. A. Mucke, de M. Kellerbauer, de M. Rendall, qui se sont occupés aussi du même sujet ; mais les trois ouvrages que j’ai placés en tête de cette étude me semblent suffire pour montrer ce que les travaux récens ajoutent à nos connaissances sur Julien.
  2. Je citerai, en général, les Vies des philosophes et des sophistes, d’Eunape, d’après la traduction qu’on a donnée M. Stéphane de Rouville (Paris, Rouquette).
  3. Pour les ouvrages de Julien, je renvoie au texte que vient d’en publier M. Hertlein. Je me sers d’ordinaire de la traduction qu’en a publiée M. Talbot.
  4. Il est vrai que Libanius semble dire le contraire. Dans un de ses discours à Julien, il lui rappelle le temps de son arrivée à Nicomédie, et comment il y trouva quelques païens obstinés qui pratiquaient en secret l’art divinatoire. « C’est alors, lui dit-il, que, gagné par les oracles, vous avez renoncé à votre haine violente contre les dieux. » Il détestait donc les dieux avant de venir à Nicomédie. Je remarque pourtant qu’à cette même époque on lui faisait solennellement promettre de ne pas voir Libanius, ce qui prouve qu’on trouvait sa foi mal affermie et qu’on craignait que la parole d’un rhéteur habile ne pût l’ébranler. Saint Grégoire de Nazianze rapporte que, pendant sa jeunesse, dans, ses discussions avec son frère, qui était, un grand dévot, Julien prenait toujours le parti des païens. C’était, prétendait-il, pour s’exercer à plaider les causes difficiles. En réalité, répond saint Grégoire, il cherchait déjà des armes contre la vérité. Je suis donc tenté de croire que Libanius, suivant ses habitudes de rhéteur, a ici forcé les expressions, et que, fier de la conquête de cette jeune âme, il a voulu rendre la victoire du paganisme plus difficile pour la rendre plus belle. Il est probable qu’Ammien Marcellin a raison et que, bien avant le voyage à Nicomédie, Julien n’était qu’un chrétien assez tiède.
  5. Dans le panégyrique de l’impératrice Eusébie, on lit cette exclamation : « Par Jupiter, dieu des amis ! »
  6. M. Naville a très bien montré que le système de Julien repose sur cette idée que les philosophies antiques aboutissent toutes aux mêmes résultats, et que cette idée n’est pas exacte.
  7. Le fameux mot qu’on lui prête à ses derniers moments : « Galiléen, ta as vaincu ! » se trouve pour la première fois dans Théodoret, qui écrivait près d’un siècle après les événemens qu’il raconte. Il est contraire à tout ce que nous dit Ammien Marcellin, qui fut témoin de la mort de Julien, et n’a aucune authenticité.
  8. Cette lettre a été trouvéee dans un manuscrit grec du British Museum, qui contient un recueil de lettres diverses. L’authenticité en est incontestable. Elle a été publiée par M. Henning, dans le Hermès de Berlin, en 1875.
  9. C’est l’idée d’Émile Lamé, dans ce livre si étrange et si curieux qu’il a composé sur julien l’Apostat. Il approuve tout à fait « la tentative de Julica de fonder une église catholique et monothéiste, » il trouve « qu’en projetant d’établir au profit des empereurs et des dieux helléniques l’unité spirituelle qui s’est établie plus tard au profit des papes et des dieux chaldéo-juifs, il s’est élevé à une conception unique, qui fait de lui une figure unique dans l’histoire. Il nous conservait ainsi, cachées sous les broussailles de la théologie, la sagesse et la beauté antiques dont il a fallu après tant de siècles recueillir à grand’peine les restes à moitié défigurés par les chrétiens. » Il lui reproche seulement d’avoir perdu sa réforme religieuse, pleine de jeunesse et d’avenir en l’associant à la défense d’un empire vieilli et qui ne pouvait plus vivre. Si Julien avait abandonné l’Occident aux barbares, en les laissant s’établir dans les villes qui ne pouvaient pas leur échapper, s’il avait essayé de les convertir à l’hellénisme, a le christianisme était perdu et la civilisation sauvée. » Ainsi, selon Lamé, le succès de l’entreprise de Julien aurait fait le bonheur du monde.