L’Empereur Guillaume Ier et le prince de Bismarck

Anonyme
L’Empereur Guillaume Ier et le prince de Bismarck
Revue des Deux Mondes3e période, tome 99 (p. 805-838).
L'EMPEREUR GUILLAUME Ier
ET
LE PRINCE DE BISMARCK

La retraite du prince de Bismarck aura marqué dans les temps présens une date que l’histoire retiendra. Après la mort de l’empereur Guillaume, le chancelier de l’empire apparaissait encore comme le continuateur et le plus ferme soutien de la politique qu’il avait si glorieusement servie. En quittant le pouvoir, il semble avoir clos lui-même la longue période pendant laquelle il l’a exercé. La scène reste la même, les acteurs changent. Le moment parait donc opportun de jeter un regard sur ce passé, si récent qu’il soit. Assurément, celui-là serait bien téméraire, hâtons-nous de le dire, qui entreprendrait aujourd’hui de raconter une telle œuvre et de l’apprécier. La tâche en appartient aux écrivains de la future génération. Ceux qui l’ont tentée à notre époque devaient subir l’influence des sentimens auxquels tous les contemporains essaient vainement de se soustraire. Aussi n’avons-nous nulle intention de toucher aux événemens. Mais il nous a paru que l’heure actuelle nous autorisait à en relever, pour le soumettre au contrôle des faits, un trait particulier sur lequel, croyons-nous, l’opinion a été absolument abusée.

M. de Bismarck, pense-t-on généralement, a été l’initiateur de la politique à laquelle la Prusse doit tous ses succès, et il a dû l’imposer à son souverain, non sans peine, ajoute-t-on. Ce jugement est-il fondé, est-il équitable ? M. de Bismarck est-il en effet le véritable, l’unique fondateur du nouvel empire germanique, le roi Guillaume n’en a-t-il été que le bénéficiaire ? C’est ce que nous voudrions élucider dans la seule pensée de rendre hommage à la vérité historique.

Avant d’aborder cette tâche, il convient de dégager le caractère et les aptitudes du souverain et du ministre ; de rappeler dans quelles conditions se trouvait le royaume à l’avènement du roi Guillaume et quelle idée il en avait ; de rechercher, d’autre part, ce qu’en pensait M. de Bismarck et comment il les jugeait lui-même.

Le prédécesseur du futur empereur, Frédéric-Guillaume IV, ne possédait aucune des qualités de sa race. Mystique, irrésolu, et cependant autoritaire, il dévia constamment de la voie tracée par ses ancêtres. Il n’était jamais l’homme de la veille, et ses ministres épuisaient leurs efforts à redresser ou plutôt à dissimuler ses contradictions. Si la fortune lui souriait, il se dérobait. Mis en présence d’une complication, il n’osait la braver. Deux événemens d’une égale importance suffisent à déterminer le caractère du prince et la physionomie du règne. Il déclina la couronne impériale qui lui fut offerte par le parlement de Francfort, et il subit l’humiliation que l’Autriche lui infligea, à Olmütz, par la main du prince de Schvvarzenberg. Il ne sut prendre parti ni pour la Russie ni pour les puissances occidentales pendant la guerre de Grimée, ne voulant ou n’osant appuyer ou combattre la politique du cabinet de Vienne, qui s’était associé, dans une certaine mesure, à la France et à l’Angleterre. La démocratie et la Sainte-Alliance lui inspiraient une égale défiance et le jetaient dans les mêmes incertitudes. Il était néanmoins jaloux de son autorité et il tenait le prince royal, son frère, soigneusement éloigné des affaires. Celui-ci, pendant bien des années, put méditer sur les égaremens dont il était le témoin muet et impuissant. C’est dans cette longue période, assurément, qu’il conçut et nourrit les projets ambitieux qui devaient illustrer son règne.

Ce prince avait la foi. Il monta sur le trône avec le sentiment profond et inébranlable qu’il était appelé à accomplir de grandes choses : il le fit bien voir, à Kœnigsberg, le jour de son couronnement. Il pensait tenir ses droits souverains de Dieu et n’en devoir compte qu’à lui et à ses ancêtres. Au moment où son frère concédait les premières réformes constitutionnelles, en 1847, il avait fait ses réserves en sa qualité d’héritier du trône : selon lui, les assemblées électives n’auraient jamais à connaître ni du budget ni de la politique extérieure. Ce fut avec ces convictions que, dès le début de son règne, il arrêta son programme, en s’inspirant de la politique traditionnelle de sa maison, si étrangement méconnue par son prédécesseur. Les difficultés qu’il avait à vaincre exigeaient une extrême discrétion ; elles lui conseillaient la réserve : il fut donc et il resta un taciturne. Il déguisa sa pensée avec une aménité étudiée et constante. Par sa bonne grâce, douce et affable, il exerça un charme toujours puissant sur les autres souverains de l’Europe. Il séduisit ainsi l’empereur Alexandre, son neveu : on sait les concessions, regrettables pour les plus précieux intérêts de la Russie elle-même, qu’il obtint de lui en 1866 et en 1870. Venu à Paris, lors de l’exposition de 1867, au lendemain de l’affaire du Luxembourg, il y arriva précédé d’un légitime ressentiment dont il pouvait redouter les manifestations. Il en partit laissant derrière lui des impressions qui donnèrent la mesure de son habileté, de l’art merveilleux qu’il savait déployer pour désarmer les esprits les plus prévenus. Ce charmeur ne tenait pas cette précieuse faculté de sa race : elle s’est toujours distinguée plutôt par la rudesse de ses manières. Mais il sut lui emprunter tous les dons et toutes les aptitudes qui ont si prodigieusement servi la grandeur des Hohenzollern : la fermeté dans les desseins, l’opportunité dans les résolutions, une prudence absolue, une défiance toujours attentive, au besoin la dissimulation. « S’il faut duper, soyons fripons, » avait écrit Frédéric le Grand. Le roi Guillaume, ayant signé le traité avec l’Italie, en oubliait l’existence ; et il autorisait la reine douairière, sœur de la mère de l’empereur d’Autriche, à transmettre à Vienne l’assurance que ses engagemens n’avaient pas le caractère qu’on leur attribuait.

Ne craignant ni la peine ni le labeur, il déployait une activité incessante et infatigable. Aucun des services publics n’échappait à son contrôle. N’oubliant pas que, pour faire une bonne politique, il lui fallait avoir de bonnes finances, sa sollicitude pour la sage administration des ressources de l’État ne se démentit en aucune occasion. Il ne se fit pas sous son règne une seule dépense de luxe. Mais sa pensée maîtresse tut pour l’armée. Il savait que la diplomatie est fatalement impuissante, si habiles que puissent être ses interprètes, si elle ne s’appuie sur une force militaire solidement organisée, toujours prête à la seconder. Il appliqua sa plus ferme préoccupation à en assurer le développement et le bon entretien. Sa prévoyance l’a bien servi, car, il faut le dire, toutes les habiletés de M. de Bismarck auraient conduit la Prusse aux abîmes sans les victoires de Sadowa et de Sedan.

Durant son long stage de prince royal, il avait, en sa qualité de commandant en chef du corps d’armée rhénan, établi sa principale résidence à Coblentz. Il y vivait entouré de quelques amis dévoués, esprits éclairés, déplorant avec lui les défaillances de son frère, méditant avec lui sur les destinées de la Prusse, si gravement compromises par un souverain et des conseillers également réfractaires aux solides et brillantes traditions de sa famille. A son avènement, il fit maison nette. Il constitua un ministère composé de ces mêmes hommes qui avaient participé, plus ou moins assidûment, aux épanchemens de la petite cour de Coblentz, hommes d’aspirations libérales, et dont la présence au pouvoir ne pouvait manquer d’être favorablement accueillie par la majorité de la chambre des députés de Berlin, imbue des mêmes principes, nous dirons plutôt des mêmes velléités. Ce fut, comme on le qualifiait à son origine, le cabinet de Y ère nouvelle. Mais le roi, prince de droit divin, issu d’une famille qui avait constitué le royaume par la conquête et sans contrôle, entendait retenir dans ses mains la direction suprême, sinon exclusive, des affaires de l’État[1]. Jugeant que, pour relever la Prusse de l’abaissement où elle était tombée sous le dernier règne, il devait, avant tout, augmenter les forces militaires du pays, il déclara, en convoquant les chambres, que son premier devoir lui commandait de reconstituer l’armée, et le nouveau cabinet déposa un projet de loi accordant au gouvernement des crédits nouveaux et considérables. Cette proposition fit éclater un premier dissentiment entre le souverain et la représentation nationale. Les principes et les idées semés par la France en Allemagne avaient germé. Ils avaient fait explosion en 1848 ; ils trouvaient partout des adhérens, surtout en Prusse ; la chambre des députés de Berlin ne dissimulait pas sa prétention d’exiger du pouvoir royal la réforme de la constitution et les garanties d’une participation plus directe et plus efficace au gouvernement du royaume. Enclins aux doctrines parlementaires, les conseillers du roi eux-mêmes estimaient que le moment était venu d’associer plus étroitement cette chambre à l’autorité souveraine. Ces tentatives heurtaient le sentiment dynastique du roi, l’idée qu’il s’était faite de la puissance et des droits inhérens à la couronne ; elles menaçaient l’œuvre qu’il voulait préparer et dont le succès ne pouvait être assuré, croyait-il, que par l’unité de direction et par une conduite habile et surtout discrète. Son parti fut bientôt pris. Ce souverain, réputé dépourvu d’initiative et de fermeté, congédia son premier ministère, formé cependant d’hommes d’état éprouvés et dont le dévoûment lui était personnellement acquis.

Parmi les plus fréquens défenseurs du trône et de l’autel, parmi ceux-là qui avaient combattu si vaillamment pendant la tourmente de 1848, un junker de la Marche, M. de Bismarck, s’était montré le plus ferme et le plus véhément. L’audace de son langage et l’absolutisme de ses doctrines avaient conquis à son nom une notoriété qui le plaçait au premier rang. Tout a été dit sur ses débuts dans la vie publique. Sa correspondance, comprenant ses lettres les plus intimes écrites à cette époque, a été, avec son assentiment, livrée à la publicité ; on serait tenté de croire qu’il n’a voulu laisser ignorer à la postérité aucune des erreurs politiques de sa jeunesse. Il est donc superflu de nous y arrêter. Notons cependant que sa ferveur féodale lui valut la bienveillance du roi Frédéric-Guillaume, qui lui confia les fonctions de délégué de la Prusse à la diète de Francfort. C’est là qu’il trouva son chemin de Damas. Un esprit de sa trempe, éclairé par un ardent patriotisme, ne pouvait s’attarder dans des conflits de partis et de castes. Au sein de l’assemblée fédérale il comprit, du premier jour, qu’il était sur son véritable terrain ; qu’il s’y trouvait en présence des plus redoutables adversaires de la Prusse ; que là était l’obstacle à son agrandissement, à l’influence que la pureté de son germanisme lui donnait le droit de revendiquer en Allemagne. L’attitude du représentant de l’Autriche, le privilège dont il était investi de présider la diète à l’exclusion de tous les autres délégués, même de celui du gouvernement prussien, les tendances des envoyés des cours secondaires qui n’avaient rien à redouter de Vienne, qui devaient tout appréhender de Berlin, lui révélèrent que le pacte de 1815 condamnait le gouvernement de son pays à l’impuissance, et il se persuada qu’il fallait briser ce pacte si l’on voulait que la Prusse reprît son essor interrompu. Dès lors il considéra avec moins de répugnance les doctrines qu’il avait si violemment combattues. Il avait blâmé, en termes amers, ce qu’il appelait les hérésies de la cour de Coblentz ; il se montra disposé à s’en accommoder dans une certaine mesure. Il se glissa dans la petite église sans y avoir été convié. Député à la chambre de Berlin, il avait défendu, après comme avant Olmutz, l’alliance avec l’Autriche ; représentant du roi à Francfort, il la combattit avec toute la véhémence de son tempérament. Il n’espérait pas entraîner Frédéric-Guillaume et ses conseillers, ces incorrigibles intransigeans ; mais il pressentait qu’un nouveau règne permettrait prochainement d’inaugurer une nouvelle politique. Il regardait la diète comme un foyer de dissimulation : il y jeta un trouble profond par les éclats de sa franchise. Il dit tout haut, et sans mesure, ce que ses collègues pensaient et pratiquaient tout bas. Cette assemblée était, à vrai dire, une réunion d’adversaires déguisés. L’Autriche et la Prusse s’y mesuraient sans cesse. Les états secondaires puisaient, dans ce duel continu, la plus précieuse garantie de leur indépendance et de leur sécurité ; ils secondaient tantôt l’une, tantôt l’autre des deux grandes puissances au gré de leurs intérêts particuliers, paralysant alternativement l’action du cabinet de Vienne ou celle du cabinet de Berlin dès qu’elle se montrait dangereusement prépondérante. M. de Bismarck arracha les masques. Avec une verve intarissable, il persifla l’organisme compliqué et caduc de la confédération, élaboré, avec le concours de l’étranger, pour réduire l’Allemagne à l’impuissance, faute d’une direction unique et virile. Sans plus de retenue et avec une audace égale, après avoir constaté le mal, il indiqua le remède. L’empire d’Autriche, disait-il dans ses entretiens particuliers, n’est pas un état germanique, il est cosmopolite ; sans l’archiduché il serait un étranger en Allemagne, il siège indûment à la diète ; il doit en sortir, ajoutait-il dans l’intimité. Tout Prussien est Allemand, disait-il encore, oubliant les Polonais ; la Prusse est la véritable grande puissance germanique. Ce singulier langage, si peu diplomatique, si fort inusité au siège de la diète, en surprenant tout le monde, n’inquiétait personne à cause même de son étrangeté. Nul ne soupçonnait que M. de Bismarck était prophète.

Ce qu’il disait à Francfort, il l’écrivait à Berlin en l’accommodant au tempérament du roi et de son ministre des affaires étrangères, M. de Manteuffel. Si timoré qu’on fût, cette attitude ne déplaisait pas. Les fières paroles du représentant de la monarchie flattaient l’orgueil du monarque. Le souverain connaissait son envoyé : il l’avait vu à Berlin déployer une ardeur quelquefois désordonnée, mais toujours consacrée à son service, aux intérêts de la dynastie. Il avait toutefois hésité à le déléguer auprès de la confédération. « Que Votre Majesté lasse l’essai, lui avait dit M. de Bismarck ; si cela ne va pas, elle me rappellera. » L’essai tourna à son avantage ; il fut maintenu à son poste malgré ses écarts, malgré les représentations des cours confédérées et les instances des seigneurs prussiens qui sollicitaient son rappel, ainsi qu’il le mande lui-même à Mme d’Arnim[2].

Nommé à Francfort en mai 1851, il y était encore le représentant de la Prusse en 1857, quand la santé du roi l’obligea de remettre l’exercice de la souveraineté au prince royal, qui fut bientôt investi des pouvoirs de régent. Le nouveau règne était imminent. M. de Bismarck ne perdit pas une heure pour prendre position. Il publia une brochure dans laquelle il rendait publiquement hommage aux efforts patriotiques du parlement national de 1848, ne déguisant plus sa conversion. On y lisait notamment : « La Prusse ne doit pas rester plus longtemps avec l’Autriche dans la confédération germanique telle que l’acte fédéral de 1815 et l’acte final de 1820 l’ont formée ; elle n’aurait jamais dû en tolérer la reconstruction en 1850, et son intérêt est d’en provoquer la dissolution. »

Le nouveau gouvernement était à peine constitué quand M. de Bismarck, en novembre 1858, fut envoyé à Pétersbourg en qualité d’ambassadeur. De quelle pensée le prince-régent s’inspirait-il en cette occasion ? L’éloignait-il de Francfort, considérant que sa présence pouvait y devenir un danger pour ses relations avec l’Autriche et sans nulle autre préoccupation ? Assurément, il ne jugeait pas le moment venu d’alarmer le cabinet de Vienne ; il tenait, au contraire, à lui donner un gage de ses dispositions de loyal confédéré ; il désirait que le déplacement du perturbateur des séances de l’assemblée fédérale fût interprété ainsi par le gouvernement autrichien. Mais il avait d’autres vues en l’accréditant auprès d’une cour de famille, auprès de l’empereur Alexandre, dont il importait de captiver les sympathies. Il lui marquait ainsi sa confiance, prévoyant sans doute qu’il aurait, avant peu et plus directement, recours à ses services. Chacun le pressentait à Berlin, à la bienveillance particulière déjà témoignée du futur empereur. S’il n’en avait pas reçu l’assurance, M. de Bismarck en avait lui-même la prévision. Sa correspondance en fait foi.

Quoi qu’il en soit, la mission qu’il remplit en Russie fut pour lui un temps d’exil. Il y apporta ses opinions et n’en renia aucune. Le souvenir de l’attitude de l’Autriche durant la guerre de Crimée entretenait en Russie des ressentimens qui ne sont pas encore totalement éteints à l’heure actuelle : M. de Bismarck y trouva des interlocuteurs sympathiques et disposés à l’écouter. Le prince Gortchakow, devenu chancelier de l’empire, après avoir représenté son souverain auprès de la diète, partageait toutes ses hostilités : il les avait encouragées à Francfort, il ne les combattit pas à Pétersbourg. De son côté, l’ambassadeur du prince-régent s’appliqua à entretenir et surtout à irriter ces dispositions dont il devait, plus tard, tirer de si précieux avantages. Il ne voulait pas, cependant, qu’on l’oubliât à Berlin, et il consacrait ses loisirs à convertir son nouveau ministre des affaires étrangères, le baron de Schleinitz, à lui démontrer que la politique de la Prusse ne devait avoir qu’un objet, le remaniement de l’Allemagne à son profit. C’est ainsi que, le 12 mai 1859, à la veille de la guerre d’Italie, redoutant un rapprochement avec l’Autriche, il le conjurait de saisir, au contraire, cette occasion propice, et de rompre et de répudier hautement une solidarité désastreuse pour les intérêts du roi et du royaume. Les lettres qu’il écrivait de Pétersbourg sont connues comme celles qu’il adressait de Francfort à sa famille ; elles ont été plusieurs fois reproduites. Nous n’en retiendrons qu’une pensée qui les résume toutes : « Je vois dans notre situation fédérale, disait-il, un vice dont souffre la Prusse, et qu’il faudra, tôt ou tard, extirper ferro et igne. » — « Tout n’est, en résumé, » écrivait encore, dans ce langage imagé qui lui est particulier, ce diplomate doublé parfois d’un poète, « qu’une question de temps ; les peuples et les individus, la folie et la sagesse, la guerre et la paix, tout vient et s’en va, comme la vague, et la mer reste… » C’est à ce moment que cet ardent défenseur de l’absolutisme se révéla apologiste du parlement de Francfort, du suffrage universel, de tous les principes qu’il avait, jusque-là, si dédaigneusement outragés. L’avenir dira si son génie l’a sagement conseillé de tout point : le suffrage universel n’aura pas peu contribué à le précipiter des hauteurs où, tout-puissant, il se croyait inexpugnable. Quoi qu’il en soit, nous pouvons, des maintenant, nous rendre compte du long chemin parcouru par M. de Bismarck depuis le jour où il avait quitté Berlin pour aller représenter à Francfort le roi Frédéric-Guillaume.

Les lettres qu’il adressait à M. de Schleinitz étaient certainement placées sous les yeux du roi Guillaume, qui avait succédé à son frère. Elles étaient écrites dans cette persuasion, et pour flatter la pensée du maître, que le futur ministre avait pénétrée. Aussi le nouveau souverain, loin d’en prendre ombrage, le rappela, au contraire, de Pétersbourg pour l’envoyer à Paris : après, l’avoir mis à même d’approcher l’empereur Alexandre, il l’accrédita auprès de l’empereur Napoléon. Il le préparait ainsi à la tâche qu’il devait remplir et qu’il devenait urgent de lui confier. À ce moment, en effet, le conflit ouvert entre le gouvernement et la chambre des députés s’était sensiblement aggravé. La majorité avait refusé les crédits pour la réorganisation de l’armée, et le cabinet était divisé sur la conduite qu’il convenait de tenir ; quelques-uns de ses membres inclinaient à conseiller certaines concessions. Le roi se persuada qu’il était placé dans l’alternative de renoncer à ses projets ou de remettre le pouvoir à des mains plus fermes, à un homme d’état résolu à seconder sa politique à travers toutes les difficultés qui surgissaient dès le début et qu’il importait de vaincre à tout prix. Comme nous l’avons dit, il prit la résolution d’accepter la démission du ministère de l’ère nouvelle, ou plutôt il la provoqua. A qui confia-t-il le soin de former le nouveau cabinet ? A M. de Bismarck. Le roi cependant n’ignorait rien de ses opinions, de la politique qu’il n’avait cessé de conseiller, de son hostilité à l’égard de l’Autriche, à l’égard de la diète, de son ardent désir de rompre le pacte fédéral et d’entreprendre une campagne diplomatique, militaire au besoin, pour asseoir, sur de nouvelles bases, la puissance de la Prusse en Allemagne. Que faut-il en conclure ? Évidemment que les vues du souverain étaient bien celles que le représentant de la Prusse à Francfort, à Pétersbourg, à Paris n’avait cessé de suggérer et de soutenir.

Le caractère du souverain cependant et celui du ministre ne se conciliaient guère. Esprit fortement trempé, M. de Bismarck devait apporter dans l’exercice de ses nouvelles fonctions ses qualités et ses défauts : la résolution, la témérité, l’intempérance. Sa nature énergique et passionnée le rendait réfractaire aux conseils de la prudence. Le secret diplomatique et professionnel ne lui semblait plus un moyen efficace à notre époque de publicité universelle. Le déguisement ne lui paraissait ni utile ni profitable. Comme à Francfort, il ne dissimulait ni ses projets, ni ses espérances. Il s’en ouvrit au représentant de l’Autriche lui-même, le comte Karolyi, dans l’un de leurs premiers entretiens. Était-ce habileté ou faiblesse, obéissait-il à un sage calcul ou bien à des entraînemens involontaires ? On s’était familiarisé avec la liberté de langage du diplomate, on était désorienté par les épanchemens du ministre. Il lui fallait toutefois compter avec une volonté toujours éveillée, toujours impérieuse, celle du roi, qui se manifestait en mainte occasion. Nous verrons le souverain autoriser des démarches, donner des assurances, qui démentaient les déclarations ou les confidences de M. de Bismarck. Nous verrons ces maîtres, également avisés, se contredire souvent, toujours fidèles à leur pensée commune. Ce fut un spectacle singulier et bien intéressant à la fois que celui de ces deux lutteurs poursuivant le même but par des voies bien différentes.

Quelle a été la part de chacun d’eux dans le glorieux résultat qui a couronné leurs communs efforts ? La légende est faite : M. de Bismarck a conduit seul de sa main de fer la politique de la Prusse ; il en a dirigé toutes les évolutions. Grâce à sa véhémente fermeté, il a vaincu à Berlin aussi bien qu’à Vienne et à Paris ; il a relevé le roi de ses défaillances et triomphé de ses hésitations. Les futurs historiens auront fort à faire pour redresser ce jugement. Il est pourtant erroné. Assurément, il serait puéril de méconnaître et même de contester, à un degré quelconque, le génie politique de M. de Bismarck. Il en a fourni des preuves nombreuses et éclatantes avant la double guerre qui a engendré l’empire germanique ; il en a donné de plus merveilleuses encore depuis le rétablissement de la paix. Pendant que l’état-major veillait à la consolidation et au développement des forces militaires du nouvel empire, il a employé toutes les ressources de son esprit à garantir l’œuvre accomplie contre toute éventualité. Il a conclu des alliances que personne n’aurait prévues ou tentées. Il a rivé à la fortune de son pays les deux puissances que les événemens de la veille semblaient avoir vouées à d’autres accords. L’Autriche, résignée, a étouffé le souvenir de ses défaites et ses ressentimens ; l’oublieuse Italie a brisé tous les liens qui l’unissaient à la France ; elles ont, l’une et l’autre, accepté le joug de l’Allemagne et sont à sa merci. Après avoir obtenu, en 1866, la neutralité de l’empereur Napoléon, en 1870, l’abstention bienveillante de l’empereur Alexandre, M. de Bismarck a pu, au congrès de Berlin, mettre en lambeaux, avec le concours de l’Angleterre, le traité de San-Stefano et vaincre la Russie sans la combattre en lui ravissant les concessions qu’elle avait arrachées à la Turquie après une guerre sanglante, mais glorieuse. Il a fait plus ; au moyen d’un déguisement trompeur, il a mis l’Autriche en possession de deux provinces de l’empire ottoman, la Bosnie et l’Herzégovine, et orienté la politique du cabinet austro-hongrois sur le Bosphore. Il est parvenu ainsi non-seulement à abriter le passé, les avantages acquis, autant que la prévoyance humaine peut y pourvoir, mais encore à préparer pour ses successeurs la tâche de l’avenir, le couronnement de l’œuvre qu’il a si puissamment contribué à édifier. Il a, en même temps, rendu plus incurable, plus aiguë peut-être, l’hostilité déjà si profonde entre la Russie et l’Autriche dans la presqu’île des Balkans. A l’aide de quels moyens a-t-il séduit l’Italie et l’a-t-il déterminée à renier ses traditions nationales et patriotiques, à le suivre dans une voie où elle n’a recueilli, jusqu’à présent du moins, que des mécomptes et des épreuves douloureuses ? Nous n’entreprendrons pas de pénétrer ce mystère. Ce que nous avons voulu constater, c’est que la prévoyance et l’habileté de M. de Bismarck ont assuré à l’Allemagne un titre conventionnel qui met à sa disposition les forces réunies de l’Autriche et de l’Italie, dans des conditions relatives qui ne garantissent ni à l’une ni à l’autre de ces deux puissances une parfaite réciprocité. Ce que nous avons voulu établir également, c’est que l’Autriche a accepté ou subi une situation qui sera un obstacle durable à tout rapprochement avec la Russie ; c’est que l’Italie ne pourra, de longtemps, renouer avec la France des relations d’une entière cordialité. Et cela est, en quelque sorte, l’œuvre personnelle de M. de Bismarck. Pour la paix, comme pour la guerre, il a ainsi marqué sa place dans l’histoire à des sommets restés inaccessibles à tous ses contemporains. L’Allemagne lui rend, à juste titre, l’hommage que la France rend à Richelieu depuis bientôt trois siècles. Mais on ne serait plus équitable si, en faisant la part du ministre, on refusait au souverain celle qui lui revient. On serait inique si, obéissant à des courans factices, on assimilait absolument Guillaume Ier à Louis XIII, lequel d’ailleurs fut un prince éminent dans la mesure et avec les aptitudes de son caractère. Comme le fils de Henri IV, mais à un plus haut degré, le futur empereur d’Allemagne a eu un mérite toujours précieux chez un chef d’état, celui de n’accorder sa confiance qu’à des hommes qui en étaient dignes. Avant lui, les généraux de Moltke et de Roon étaient des officiers distingués ; mais ils étaient dans le rang, si nous pouvons ainsi dire : appréciant à leur immense valeur leurs qualités respectives, le roi, de son initiative personnelle, et avant d’avoir appelé M. de Bismarck auprès de lui, remit à l’un l’état-major de l’armée, à l’autre le ministère de la guerre. On sait les glorieux services qu’ils ont rendus ; ces choix disent plus haut que nous ne pourrions le faire, de quelle merveilleuse pénétration le souverain était doué.

Nous avons vu à quel moment et sous l’empire de quelles préoccupations le roi confia à M. de Bismarck la présidence du conseil. Nous en avons conclu que cette détermination devait être attribuée à l’entière concordance de leurs vues respectives et à leur entente parfaite sur les moyens propres à en assurer le triomphe. Le roi, en effet, n’a pas abdiqué, comme on le pense généralement, entre les mains de son nouveau conseiller, et on ne saurait revendiquer, au profit exclusif de M. de Bismarck, la gloire des succès obtenus. Les diplomates qui ont suivi de près les événemens de cette époque savent que le roi n’a cessé, à aucun moment, de diriger les actes de son gouvernement. Il n’était jamais pris une résolution, fait une communication diplomatique, que par son ordre et sous son contrôle. Il ne partait pas une dépêche importante sans qu’elle lui lût soumise, et souvent elle ne partait qu’amendée par lui. M. de Bismarck, si l’on veut, a été l’initiateur des résolutions hardies, le roi en a toujours été le modérateur : l’un se confiait à sa témérité, l’autre prenait conseil de sa prudence. Ce dissentiment s’est prolongé jusqu’à la guerre de 1866, et, pendant cette longue période, l’Europe n’a entendu que la voix de M. de Bismarck. Le frein, que le roi serrait au besoin, irritait profondément le ministre et sa colère s’épanchait en éclats retentissans. Sans se renfermer dans les limites de son intimité, il exposait ses plans ; il développait les considérations qui commandaient une action prompte, rapide ; il manifestait une confiance entière dans un succès que l’Europe subirait dès qu’il serait acquis. Il ne ménageait pas son maître, lui reprochant sa timidité qui n’était, en réalité, qu’une sage et habile circonspection, un sentiment éminemment politique. Le roi se prêtait en effet à tous les stratagèmes destinés à rendre inévitable la guerre avec l’Autriche ; mais il la voulait à son heure et quand il lui serait permis d’en rejeter la responsabilité, sinon l’initiative, sur la cour de Vienne, quand il n’aurait plus à redouter la malveillance des grandes puissances et le jugement de l’opinion publique. Aussi prenait-il soin de se dérober, de dégager sa personnalité de toutes les compromissions que son ministre assumait volontiers. Il gardait un silence impénétrable. Quand il le rompait, dans ses rares entretiens avec les diplomates accrédités à sa cour, il répudiait, avec sa douce affabilité, toute pensée belliqueuse, toute intention de troubler la paix de l’Europe.

Ainsi, tandis que le souverain affectait de redouter une rupture, ne faisant cependant aucune concession pour la conjurer, autorisant, au contraire, son ministre à multiplier ses efforts pour la faire éclater, M. de Bismarck ne dissimulait à personne qu’il voulait engager le conflit armé sans autre préoccupation que de combattre et de vaincre, sans s’inquiéter de l’attitude des puissances, ni du jugement de l’opinion publique. Il s’accréditait ainsi que le roi était pacifique, que seul le ministre était belliqueux. Cette conviction, propagée par la presse qui savait tout de M. de Bismarck, qui ne savait rien du roi, se répandait en Europe, et quand les événemens s’accomplirent, on n’y vit que la main du ministre ; le souverain, cantonné dans sa modération apparente, ne parut y avoir pris qu’une part involontaire. Dans aucune occasion, devons-nous ajouter, Guillaume Ier ne se montra jaloux du renom qui s’attachait au président du conseil. Il convenait à sa nature et il entrait dans ses calculs de laisser au compte du ministre l’initiative et la responsabilité des résolutions violentes ; il se réservait ainsi la faculté de le désapprouver si les circonstances venaient à l’exiger ; il lui suffisait d’être certain que les bénéfices en resteraient acquis à son règne et à sa dynastie. Mais interrogeons les faits et voyons ce qu’ils enseignent.

Nous avons dit que le roi, alors qu’il n’exerçait encore que les pouvoirs de prince-régent, avait affirmé, en ouvrant la session législative, le 12 janvier 1859, sa ferme volonté de réorganiser l’armée ou plutôt d’en augmenter la puissance. Dans le même discours, il témoigna de ses sympathies pour les Allemands des duchés de l’Elbe, et ses paroles furent saluées par les applaudissemens de toute l’Assemblée. Dès ce moment il laissait pressentir le principe et l’orientation de la politique qui a illustré son règne. En arrivant au pouvoir en septembre 1862, M. de Bismarck n’eut donc à soumettre à l’agrément du souverain ni un plan de conduite, ni des vues nouvelles. La pensée du maître était bien celle qui passionnait le ministre. L’accord entre eux était établi d’avance, et sur le but, et sur les moyens. Le roi ne pouvait en douter et cette conviction avait déterminé le choix du nouveau président du conseil. Est-ce à dire que dès cette époque leur ambition commune ait entrevu les dernières limites de l’horizon qui s’ouvrait radieux devant eux ? Rien n’autorise à le présumer. Aux hommes que le sort a marqués pour de hautes destinées, on attribue aisément, quand de grands événemens s’accomplissent, une prescience sans bornes, des calculs qui embrassent, avec une entière sûreté, l’avenir des peuples pendant une longue période. C’est faire au génie humain une part trop grande. M. de Bismarck lui-même n’a jamais revendiqué une pareille gloire. Aucun homme d’Etat n’a moins caché sa pensée intime ; et quand on étudie sa correspondance, quand on évoque les confidences dont il a été si prodigue pendant les premières années de son long ministère, on se persuade facilement que ses prévisions, comme ses espérances, ne s’étendaient ni aussi loin, ni aussi haut qu’on a voulu le croire. En diplomatie, comme à la guerre, comme dans toutes les choses de ce monde, les fautes de vos adversaires vous sont bien plus profitables que la meilleure des stratégies. C’est ce qu’on appelle vulgairement le bonheur. La Prusse en a été comblée par les caprices de la fortune. Soyons équitable cependant et hâtons-nous de le dire, c’est à un prince et à des conseillers dignes de toutes ses faveurs qu’étaient confiés les intérêts de la Prusse durant l’époque dont nous notons rapidement quelques détails que l’histoire retiendra. La morale, à la vérité, n’y a pas toujours trouvé son compte ; mais, dans les conflits des peuples, la morale et la politique sont rarement de la même fête.

Deux questions agitaient plus particulièrement les chancelleries au moment où M. de Bismarck, répondant à l’appel de son souverain, constitua son ministère. La Pologne avait repris les armes et revendiquait l’autonomie qui lui avait été garantie par les traités de 1815 ; elle avait engagé une lutte suprême et sanglante qui provoqua l’intervention diplomatique des puissances. D’autre part, les états allemands, cédant à la pression du sentiment public, avaient repris, par l’organe de la diète, l’inique querelle faite au Danemarck à propos du Slesvig-Holstein et le menaçaient d’une nouvelle exécution. A l’origine des premières agitations qui éclatèrent en Pologne, le roi Guillaume avait conjuré son neveu, l’empereur Alexandre, de ne faire aucune concession à ses sujets révoltés, de ne rien négliger, au contraire, pour comprimer la rébellion, se tenant, en sa qualité de copartageant, pour solidaire de la Russie dans le présent comme ses prédécesseurs l’avaient été dans le passé. Partageant cette manière de voir et les sentimens de son souverain, M. de Bismarck, dès qu’il eut pris possession du pouvoir, offrit au cabinet de Pétersbourg le concours armé de la Prusse. Ce fut son début, sa première démarche diplomatique. La Russie déclina la proposition ; il répugnait à sa dignité de donner à penser que l’appui d’une puissance voisine lui était nécessaire pour combattre victorieusement l’insurrection polonaise. M. de Bismarck insista cependant et il parvint à lui faire agréer une convention ou ce qu’on a appelé un cartel, pour en dissimuler la portée, en vertu duquel la Prusse livrait aux autorités russes les insurgés qui se réfugiaient sur son territoire. Le but du président du conseil à Berlin était de faire de la Russie l’obligée de la Prusse, prévoyant qu’il aurait prochainement à lui demander le prix de ses services dans l’affaire des duchés. C’est, en effet, dans les duchés de l’Elbe que le nouveau règne se proposait de frapper son premier coup, comme l’avaient laissé pressentir les paroles du roi dans le premier discours qu’il avait prononcé devant la chambre des députés. On sait avec quelle hardiesse M. de Bismarck s’empara de cette question. Il parvint rapidement à la résoudre par la guerre. L’Autriche, n’ignorant rien des véritables intentions de la Prusse, dut, pour y mettre obstacle, s’associer à l’agression dirigée contre les possessions danoises. En dépit du traité conclu à Londres en 1852, garantissant l’intégrité du Danemark, et grâce à l’abstention, sinon à la connivence de la Russie, le Holstein et le Slesvig furent successivement envahis et occupés. Les puissances s’alarmèrent et firent à Berlin des représentations réitérées. Des publicistes justement considérés[3] éveillèrent l’attention de la presse et de l’opinion en dénonçant le gouvernement prussien comme l’unique perturbateur de la paix de l’Europe. Devant ces manifestations, et contre l’avis de son premier ministre, le roi jugea qu’il s’exposerait à un isolement périlleux en marquant davantage ses vues ambitieuses. M. de Bismarck dut se résigner à négocier, de concert avec le cabinet autrichien, et l’on signa à Vienne la convention du 30 octobre 1864, par laquelle le Danemark cédait les duchés à la Prusse et à l’Autriche, qui en devenaient, au même titre, les légitimes possesseurs. La communauté de possession, source féconde de conflits faciles à susciter, convenait à M. de Bismarck, qui en avait fait la proposition. Bientôt on en comprit à Vienne tous les dangers et on ouvrit, avec le cabinet de Berlin, de nouvelles négociations qui aboutirent à la conclusion du traité de Gastein, le 4 août 1865. Cet acte ne modifia pas sensiblement la situation respective des deux puissances ; il se bornait à stipuler que l’Autriche occuperait exclusivement le Holstein et la Prusse le Slesvig. L’indivision dans la souveraineté était maintenue. Le roi Guillaume et M. de Bismarck tenaient la cour de Vienne à leur merci. Il ne s’agissait plus que de savoir attendre ou plutôt de faire surgir, dans un moment opportun, des circonstances plus propices à l’accomplissement de leurs desseins.

Dans cette pensée, et afin d’être prêt à l’heure suprême, le roi hâtait le développement de ses forces militaires, sans tenir compte des prétentions, si bruyantes et si obstinées qu’elles fussent, qui s’élevaient au sein de la chambre des députés. M. de Bismarck le secondait de tous ses efforts ; il n’hésita pas à se constituer le ferme défenseur des prérogatives revendiquées par le souverain. Assailli par l’assemblée entière, il soutint le choc, le provoquant souvent, sans jamais faiblir. On eut recours à la dissolution, et le pays, plusieurs fois consulté, maintint sa confiance à ses représentans. Ce conflit dura près de quatre ans, jusqu’à la guerre de 1866. Durant cette longue période, aucun budget n’obtint la sanction de l’Assemblée. Quelque étrange qu’elle fût, cette situation n’embarrassait nullement le président du conseil ; il s’en accommodait fort bien. Interprétant à sa guise, malgré les plus vives protestations, l’une des clauses de la constitution, il se disait fondé à appliquer, faute d’un budget nouveau, la dernière loi de finances rendue avant son entrée au ministère. Il assurait ainsi comme il y était tenu, prétendait-il, le fonctionnement de tous les services, en parfaite conformité avec les dispositions législatives. Les recettes de chaque exercice dépassant le montant des dépenses, il en consacrait l’excédent aux nouvelles charges militaires décrétées par le souverain. La volonté du roi était satisfaite ; le but qu’il poursuivait était atteint, et le ministre grandissait dans sa confiance.

Mais l’opinion libérale, en possession d’une immense majorité dans la chambre, protestait contre les expédiens pratiqués par le président du conseil. Unis aux progressistes, les libéraux nationaux, les Schwerin, Benningsen, Sybel, Virchow, Richter, tous les chefs de ces deux grands partis les signalaient à l’indignation publique, dans leurs discours et dans la presse, comme une violation permanente du pacte constitutionnel, revendiquant le droit de l’assemblée élective de contrôler l’emploi des revenus, contestant la légalité de toute affectation qu’elle n’avait pas autorisée. Efforts superflus : M. de Bismarck ne faisait aucune concession ; la lutte continuait en prenant chaque jour un caractère plus aigu. Le régime arbitraire, qu’il maintenait si obstinément, blessait le sentiment des classes moyennes. Il devenait évident, d’ailleurs, que le roi et son conseiller entendaient disposer des destinées de la Prusse sans la participation de ses représentans. Le pays s’alarmait et les journaux de toutes les nuances libérales entretenaient une agitation passionnée, violente, qui se traduisit, à la veille de la guerre, par un attentat contre la personne du premier ministre.

Pendant que les hommes éclairés, les politiques, notamment, combattaient pour les institutions parlementaires, s’appuyant sur le sentiment unanime de la nation, la classe aristocratique appréhendait, sans dissimuler son inquiétude, un conflit avec l’Autriche. L’union des deux grandes puissances germaniques, fondée par les victoires qu’elles avaient remportées sur l’ennemi héréditaire, et remontant à 1815, était envisagée, dans les rangs de la noblesse, comme la plus précieuse des garanties pour l’Allemagne entière. Elle la préservait contre toute invasion, qu’elle vînt des idées nouvelles et de la révolution ou bien qu’elle fût tentée par un ambitieux voisin convoitant les bords du Rhin. On se persuadait que la guerre avec l’Autriche ouvrirait l’ère de tous les périls.

Sous l’empire de ces convictions diverses, il s’établit une sorte d’alliance involontaire entre toutes les opinions, entre tous les partis, à la cour comme à la ville, dans la presse comme dans les salons, pour conjurer les malheurs que l’on croyait entrevoir. M. de Bismarck était honni en tout lieu, dans la société et au palais aussi bien qu’au parlement. On ne se borna pas à le dénoncer comme un danger public, à considérer une lutte avec l’Autriche comme une guerre fratricide qui mettrait tous les pays germaniques à la merci de l’étranger, on fit le siège du roi pour le déterminer à se séparer d’un ministre qui conduisait le royaume à une perte certaine. Les suggestions les plus pressantes l’assaillirent de tous côtés ; il en trouvait l’écho dans le sein de sa famille. La plupart des princes, la reine elle-même, se faisaient les interprètes des alarmes qui éclataient partout, à Berlin, dans les provinces, dans toutes les cours de l’Allemagne.

Une âme moins ferme, une ambition moins solide eût fléchi devant ces universelles clameurs. Le roi fut inébranlable. Il ne s’émut ni devant le danger intérieur, ni devant les périls, autrement graves, auxquels il exposait, croyait-on, l’intégrité du royaume. Il ne tint compte ni des craintes que la nation témoignait, ni des récriminations qu’elles inspiraient, si vives et si générales qu’elles fussent. Il imposa le silence autour de lui[4] ; il s’appliqua à rassurer les uns, à séduire les autres, ne reconnaissant jamais que sa politique pût ou dût conduire à une lutte armée. M. de Bismarck le servait à sa guise, avec la vigueur et l’ingéniosité nécessaires à la tâche qu’il lui avait confiée, assumant personnellement la responsabilité de toutes les compromissions. Si durant cette longue et anxieuse épreuve, le destin eût exigé du roi Guillaume qu’il renonçât à ses projets mûrement prémédités, il aurait congédié M. de Bismarck et serait sorti de cette redoutable impasse avec la renommée d’un souverain sagement inspiré à l’heure voulue. Seul, le ministre aurait emporté dans sa retraite toutes les sévérités de ses contemporains. Mais le roi n’en eut jamais la pensée. Appréciant les choses avec une perspicacité défiante, il se montra invinciblement rebelle à tous les avis, quelles qu’en fussent la source et l’autorité. Il maintint fermement entre les mains de M. de Bismarck les rênes de son gouvernement.

Ces faits sont constans ; ils démentent la légende. L’opiniâtreté avec laquelle le roi a repoussé les obsessions dont il était l’objet n’est pas d’un homme qui n’aurait eu qu’une soumission aveugle et inconsciente aux impulsions du ministre. Nous avons dit comment le souverain comprenait l’exercice de ses droits, comment il imposait sa direction tacite, mais toujours vigilante en toute chose. Il n’a cessé de l’imposer après comme avant la constitution de l’empire. M. de Bismarck en a témoigné lui-même : « J’ai un grand respect, disait-il dans ce langage fier et hautain qui a imprimé un si puissant relief à sa personnalité, un grand attachement pour l’empereur Guillaume, et je crois lui avoir prouvé mon dévoûment plus souvent qu’il ne m’a montré sa reconnaissance ; mais je dois dire que si j’ai donné mes forces, ma santé, ma vie pour son service, il ne m’épargne pas les secousses et les causes d’irritation. Je me porterais beaucoup mieux sans les petites lettres dont sa main m’honore. » Si les choses se passaient de la sorte quand déjà M. de Bismarck avait donné la mesure de ses précieuses aptitudes, quand le succès avait répondu à leurs efforts communs au-delà de toute prévision, quand le ministre pouvait justement revendiquer une part considérable dans l’œuvre accomplie et une plus grande liberté de mouvemens, comment peut-on se refuser à reconnaître que le contrôle du roi a dû s’exercer bien plus rigoureusement, d’une façon plus active, et plus impérieuse, pendant la période préparatoire, tandis qu’on se disposait à remettre au sort des armes, aux caprices de la fortune, les destinées du pays ? Le roi y engageait la gloire, sinon l’existence de sa dynastie, M. de Bismarck sa réputation d’homme d’état et son avenir personnel. L’enjeu de l’un était autrement précieux que celui de l’autre, et l’on comprend aisément que la circonspection du souverain se soit toujours appliquée à suivre, souvent à contenir, l’action impatiente du ministre dont il connaissait la témérité.

Aussi l’une et l’autre guerre, celle de 1866 comme celle de 1870, également voulues, également préparées de longue main par les états-majors et la diplomatie, n’ont-elles éclaté qu’à l’heure fixée par le roi. Dès les premiers mois de 1866, les généraux lui représentaient que l’armée prussienne avait atteint tout son développement ; que toutes les mesures étaient prises pour une prompte mobilisation tandis que l’armée autrichienne était encore en formation ; et qu’une résolution rapide garantirait la victoire. De son côté, M. de Bismarck secondait, de tous ses efforts, les sollicitations du général de Moltke ; il pressait le roi de l’autoriser à précipiter la rupture. Le roi ne se laissa pas toucher ni vaincre par ces instances concertées. Il se montra aussi ferme dans sa résistance, dans sa détermination d’attendre le moment opportun, qu’il l’avait été quand les amis de la paix le conjuraient de renoncer à une politique qu’ils jugeaient funeste pour sa maison et pour son pays. Il voulait que la guerre parût imposée par les circonstances et nullement par son initiative. Était-ce pusillanimité ou sagesse, était-ce un calcul timoré ou une inspiration heureuse ? L’événement lui a donné raison contre tous ses conseillers. En effet, les fautes de l’Autriche, sa détermination notamment de décliner le congrès dont les puissances avaient proposé la réunion et à laquelle le cabinet de Berlin, sur l’ordre du roi, s’était empressé d’adhérer, créèrent une situation nouvelle. « En présence de la réponse de l’Autriche, télégraphiait, de Paris, M. Nigra au général La Marmora, le prince Gortchakov et lord Clarendon ont déclaré le congrès impossible. M. Drouyn de Lhuys vient d’en faire autant… Il rend justice à l’esprit de conciliation et d’empressement des autres puissances (la Prusse et l’Italie)… » C’était bien ce que le roi attendait, le moment psychologique, l’occasion tant désirée. La guerre devenait inévitable par le fait du cabinet de Vienne, et il était permis de rejeter sur lui une bonne part des torts que celui de Berlin avait, à l’origine, exclusivement assumés. Aussi, en partant pour aller prendre le commandement de ses armées, Guillaume Ier disait-il au ministre d’Italie : « Longtemps l’on m’a accusé de vouloir la guerre dans des vues ambitieuses, mais maintenant, après le refus de l’Autriche d’aller au congrès, son indigne violation du traité de Gastein,.. le monde entier sait quel est l’agresseur[5]. » L’empereur François-Joseph, si outrageusement provoqué, avec une dissimulation et une persévérance que rien n’avait découragées, devenait l’initiateur de la guerre. Le roi de Prusse avait atteint son but, celui qu’il poursuivait personnellement contre le gré et contre les avis réitérés de ses généraux et de son premier ministre. Il lançait les armées en Saxe et en Bohême, à l’heure propice et opportune, en déclinant la responsabilité de ce redoutable conflit. Il n’était plus, du moins, l’unique perturbateur de la paix ; il pouvait, dans ces conditions, affronter la désapprobation des autres cours et le mécontentement de l’opinion publique.

Nous le retrouvons dans cette même voie, avec les mêmes préoccupations, les mêmes calculs, durant la période qui a précédé la guerre de 1870. La conquête des pays réunis à son royaume en 1866 n’avait pas satisfait son ambition. Les faciles et brillans succès remportés contre l’Autriche l’avaient au contraire vivement aiguillonnée. La confédération du Nord de l’Allemagne, issue du traité de Prague, n’était déjà plus qu’une œuvre d’attente ; il fallait la compléter par l’addition des états du sud et relever l’empire germanique au profit de la maison des Hohenzollern. L’obstacle n’était pas sur le Mein, cette limite factice et manifestement temporaire ; il était à Paris. On ne fut pas longtemps à le reconnaître, et à se convaincre que, pour achever l’édifice, il fallait entreprendre une nouvelle guerre. Le roi l’envisagea, dus le premier jour, comme une éventualité inévitable, et avec plus de résolution que M. de Bismarck lui-même[6]. Des incidens divers, dont nous pourrions évoquer le souvenir, autorisent à le penser. Nous bornant, pour le moment, à déterminer le rôle de deux hommes dans la préparation des grandes choses qu’ils ont accomplies, nous nous en tiendrons ici à rappeler que, sous l’impulsion personnelle du roi, quand la paix avec l’Autriche n’était pas encore définitivement conclue, on entreprit et on continua sans relâche la réorganisation de l’armée ; elle devait comprendre désormais les effectifs des contrées annexées et ceux des états récemment confédérés à la Prusse. Le nombre des corps d’armée était porté de neuf à douze, et les actes officiels établissaient que la confédération de l’Allemagne du Nord pourrait mettre en ligne, dans un nouveau conflit, plus de 1 million de soldats. Le roi entendait s’en réserver, avec le commandement suprême, la libre disposition.

Il fallait toutefois se concerter avec les états confédérés, stipuler avec eux les clauses de l’association nouvelle. Résolument intransigeant, toujours rebelle à toute intervention du pouvoir législatif dans le domaine qu’il attribuait exclusivement à son autorité souveraine, le roi ne consentit à aucun sacrifice dans l’élaboration du pacte fédéral. Il ne voulut reconnaître au parlement aucun droit de nature à limiter son action personnelle, telle qu’il l’avait comprise et pratiquée depuis son avènement. Issu du suffrage universel, le parlement, de son côté, se montrait exigeant et réfractaire. Le conflit du pouvoir royal et de la chambre des députés menaçait de se renouveler avec la représentation élue de la confédération du Nord ; M. de Bismarck voulut le conjurer. Il conseilla des dispositions transactionnelles ; les petites lettres, dont la main du maître l’honoraient trop souvent, y firent obstacle. Ces lettres l’exaspéraient ; il n’employa pas moins toutes ses habiletés à défendre et à faire prévaloir les revendications du monarque. La tâche fut difficile et souvent pénible. Après de longs et laborieux efforts, il parvint cependant à satisfaire le roi sans trop mécontenter le parlement, de sorte que la constitution tut votée sans soulever de fâcheux débats. Sa santé en fut sensiblement éprouvée, et c’est à dater de cette époque qu’il a souvent invoqué, on le sait, l’état d’énervement, dont il a quelquefois sérieusement souffert, pour se soustraire, en s’éloignant, aux difficultés de sa situation et plus particulièrement aux exigences du souverain. En cette occasion encore, il faut le reconnaître, cette volonté, qu’on a prétendue vacillante et soumise, loin de s’effacer ou de se démettre, s’est imposée fermement et a triomphé de tous les obstacles. M. de Bismarck ne l’a pas regretté lui-même, plus tard, dans les discussions qu’il a eu à soutenir devant le parlement : il a largement usé du pouvoir exorbitant qui lui était dévolu grâce à l’invincible résistance du roi.

On sait, en effet, l’étendue de l’autorité que le pacte fédéral confère au président de la confédération et à son chancelier. Au point de vue militaire, le roi de Prusse est investi d’une puissance absolue, et afin que rien ne pût en entraver l’exercice durant une longue période, il a exigé, par une innovation étrange à notre époque, que le budget de la guerre, en hommes et en dépenses, fût voté pour plusieurs années. Il peut déclarer la guerre et signer la paix sans recourir au parlement. Au point de vue politique, le chancelier, unique dépositaire du pouvoir exécutif, ne relève que du président de la confédération, aujourd’hui l’empereur d’Allemagne, et par un renversement de tous les principes en pareille matière, il préside le Bundesrath, la seconde chambre de l’association fédérale, qui partage, avec le parlement, la puissance législative, assemblée composée uniquement d’ailleurs de fonctionnaires révocables, délégués par les états confédérés. Ainsi le chancelier détient seul, entre ses mains, les rênes du gouvernement fédéral, et il participe simultanément aux travaux législatifs, non pas comme simple membre de l’une des deux chambres, mais en qualité de président de celle qui, par sa composition, relève de sa direction toute-puissante.

Ces courtes indications suffisent à faire entendre dans quel esprit ont été conçues et libellées les institutions fédérales, pour quel but elles ont été imposées. Le roi restait le maître indépendant de ses résolutions, plus puissant et mieux armé pour les éventualités futures. N’ayant concédé au parlement aucun droit de surveiller ou de circonscrire son action, il était en mesure de tout disposer, en pleine liberté, pour la nouvelle guerre qu’il méditait. Il y consacra tous ses soins, se dévouant plus particulièrement à l’armée, s’en remettant à la féconde imagination de son ministre et à sa dextérité pour choisir et nouer les expédions destinés à provoquer le conflit. Mais sa détermination était bien arrêtée de ne pas s’y engager prématurément, et l’on vit reparaître, entre le souverain d’une part, les généraux[7] et M. de Bismarck de l’autre, les mêmes dissentimens qui avaient marqué la préparation de la guerre contre l’Autriche. Cette fois encore, on signalait vainement au roi les mesures militaires que prenait le gouvernement impérial, l’activité déployée par le maréchal Niel ; vainement on lui faisait remarquer que le temps courait au bénéfice de la France, au préjudice de la Prusse, et qu’on pouvait, à ce moment, surprendre l’armée française pendant que se reformaient ses cadres, pendant que se reconstituait son matériel. Dès les premiers mois de 1809, M. de Bismarck, mit en avant la candidature du prince Léopold de Hohenzollern à la couronne d’Espagne. Le roi jugea cette combinaison inopportune alors ; il refusa son assentiment[8]. Il considérait, d’une part, que ses troupes de nouvelle formation, que celles de ses alliés allemands, n’avaient pas encore la cohésion et la solidité nécessaires. Il avait, d’autre part, une raison morale pour ne pas se hâter, toujours la même, toujours présente à son esprit : il tenait compte, comme d’un facteur primordial, des dispositions des grandes puissances, de l’état de l’opinion en Europe. Comme en 1866, il voulait attendre des circonstances, des fautes ou des égaremens de ses adversaires, l’occasion propice de répudier lui-même tout projet d’agression et de leur en attribuer l’initiative. Il n’ignorait pas que ses déclarations pacifiques n’abusaient plus ni les gouvernemens ni le sentiment public, que depuis Sadowa il était l’objet d’une suspicion légitime et générale : il n’était, en effet, plus douteux pour personne que son ambition visait la couronne impériale, et il ne se dissimulait pas lui-même qu’il ne pouvait la tenir que d’une nouvelle victoire et de la défaite de la France. « Plus j’observe la conduite du gouvernement prussien, écrivait notre ambassadeur dès le 5 janvier 1868, plus je me persuade que tous ses efforts tendent à asseoir sa puissance sur l’Allemagne entière, et il m’est chaque jour démontré davantage qu’il poursuit ce succès avec la conviction qu’il ne peut l’atteindre sans placer la France dans l’impossibilité d’y mettre obstacle… » Et après avoir envisagé la situation dans son ensemble, il terminait ainsi : « C’est donc une guerre formidable, dans laquelle tout un peuple prendrait parti contre nous, que nous aurions à soutenir. Le gouvernement de l’empereur ne saurait, par conséquent, mettre trop de soin à en peser d’avance toutes les chances, et à mûrement réfléchir avant de prendre la détermination que lui sembleraient exiger l’intérêt et le salut du pays. »

Le gouvernement français, cependant, évitait attentivement de fournir au cabinet de Berlin un sujet quelconque de mécontentement sérieux. Les préliminaires de Nikolsburg avaient été offerts aux belligérans par la France ; elle y avait inséré une disposition stipulant que les populations du Slesvig du nord seraient consultées avant d’être annexées à la Prusse. Après la conclusion de la paix, M. de Bismarck annonça à notre ambassadeur son intention arrêtée de s’y conformer ; mais, en 1867, interpellé à ce sujet, il déclara à la tribune du parlement, dans un langage qu’on aurait pu ressentir à Paris, que les deux puissances signataires du traité de Prague avaient, seules, qualité pour en surveiller l’exécution. Le gouvernement français ne releva pas ce premier défi. Il saisit, au contraire, toutes les occasions qui lui furent offertes pour opérer un loyal et sincère rapprochement avec le cabinet de Berlin. Il lui proposa une entente cordiale et désintéressée, soit sur la question d’Orient, soit sur la question d’Italie, pour les résoudre pacifiquement l’une et l’autre. — Il ne pouvait convenir ni au roi, ni à M. de Bismarck, qui poursuivaient d’autres solutions, de nous aider à réconcilier le gouvernement italien avec la papauté et de contribuer à mettre fin dans la Péninsule à un état de choses qui entravait notre liberté d’action. Il ne leur convenait pas davantage de s’associer à la France dans les débats qui se renouvelaient sans cesse sur le Bosphore. Ils avaient, sinon pris des engagemens, du moins autorisé des espérances à Pétersbourg, et ils employaient un soin particulier à ménager la Russie, pour l’opposer à l’Autriche, au prix qu’il faudrait y mettre, quand le moment serait venu de combattre sur le Rhin. Guidé par cette double préoccupation, le cabinet de Berlin déclina toutes les communications de celui de Paris ; il se montra courtois, mais résolu à ne pas nouer avec la France des relations amicales et intimes ; usant, au contraire, de toute son influence auprès des autres puissances pour les détourner de toute entente conforme au désir du gouvernement impérial ; agissant tantôt auprès de la cour pontificale, tantôt auprès du cabinet de Florence pour empêcher un rapprochement, entretenant enfin des rapports avec Garibaldi lui-même pour provoquer, au moment opportun, des manifestations ou encourager des tentatives destinées à diviser plus profondément l’Italie et la France[9]. En janvier 1870, le gouvernement français tenta un dernier et suprême effort. Voulant donner une preuve éclatante de ses dispositions pacifiques, il posa la question du désarmement. Pour ne pas s’exposer à un refus direct, qui aurait pu devenir blessant, il sollicita le concours de l’Angleterre. Sur ses instances, le cabinet de Londres consentit à se constituer l’intermédiaire de la France auprès de la Prusse ; le principal secrétaire d’Etat, lord Clarendon, chargea l’ambassadeur anglais à Berlin de pressentir M. de Bismarck. Cette démarche resta infructueuse. Le chancelier, après avoir pris les ordres du roi, déclara que la Prusse, ne pouvant acquiescer à une pareille proposition, trouvait inutile d’en débattre le principe et les développemens.

Ces divers incidens créaient au cabinet de Berlin une situation délicate. Ils mettaient en évidence et en opposition les vues respectives de la France et de la Prusse. Il devenait donc chaque jour plus urgent, pour le roi et pour M. de Bismarck, de prendre une détermination. On savait d’ailleurs que l’armement de la France se développait ; elle avait fabriqué son nouveau fusil, renouvelé son artillerie, augmenté ses effectifs ; on la croyait mieux outillée et plus redoutable qu’elle ne l’était malheureusement en réalité. On se persuadait qu’elle le serait plus encore avant peu ; et l’on voyait un péril croissant dans un ajournement plus prolongé du conflit auquel on se préparait de part et d’autre. En Allemagne, on avait atteint la dernière limite de la préparation : on était en mesure d’affronter la lutte, on ne pouvait espérer de l’être davantage à un autre moment. Dans ses rapports quotidiens, l’état-major, appuyé par M. de Bismarck, signalait au roi cet état de choses ; le roi permit, en 1870, ce qu’il avait interdit l’année précédente : il autorisa le prince de Hohenzollern à accepter la couronne d’Espagne. Ne tenant aucun compte des convenances diplomatiques, ni des saines traditions en usage entre les puissances, on s’abstint d’en faire part au gouvernement impérial, bien qu’il se fût officiellement enquis, auprès de M. de Bismarck, des véritables intentions du roi quand ce projet fut étudié à Berlin pour la première fois, et qu’il eût témoigné ainsi des légitimes préoccupations qu’il lui inspirait. Tout fut calculé pour que la surprise fût aiguë et pénétrante, pour qu’elle fût profondément sentie. On espérait que, sous l’insulte et la menace, la France bondirait et que la guerre éclaterait sans avoir été déclarée. Cette prévision fut déçue. L’émotion fut vive et générale ; le gouvernement impérial s’en fit l’interprète dans un langage digne et ferme, mais nullement offensant : il se borna à annoncer qu’il provoquerait des explications. Il donna l’ordre, en effet, à notre chargé d’affaires de les demander. On eut recours, à Berlin, aux moyens qui ont toujours été en usage à la cour de Prusse : notre représentant intérimaire ne rencontra qu’un sous-secrétaire d’État ; M. de Bismarck se reposait sous les ombrages de Varzin, attendant les événemens ; le roi était parti pour Ems. Le sous-secrétaire d’État affirma que « le gouvernement prussien ignorait absolument cette affaire, qu’elle n’existait pas pour lui[10]. Le souverain pouvait y avoir participé comme chef de la famille des Hohenzollern, mais il n’y était aucunement intervenu en sa qualité de roi de Prusse. »

Se conformant à leurs instructions, les représentans du cabinet de Berlin au dehors tenaient le même langage. « Le gouvernement de l’Allemagne du Nord, disait l’ambassadeur prussien à lord Granville, n’a pas l’intention de se mêler de cette affaire ; les Français sont libres de faire ce qu’ils voudront. Mon collègue à Paris, ajoutait-il, a reçu l’ordre de se tenir à l’écart et de ne pas accepter de discussion à ce sujet… Au surplus, disait-il encore, il est prématuré de discuter cette question avant que les cortès aient ratifié le choix du prince Léopold[11]. » On avait frappé le coup, et retiré la main qui l’avait porté. Le roi et son ministre étaient également innocens, purs de toute pensée insidieuse. Cette position prise, on attendait la réunion des cortès ; on pensait qu’elles éliraient le prince Léopold par acclamation. On comptait sur la fierté espagnole pour mettre le gouvernement français en présence de nouvelles difficultés qui l’entraîneraient, espérait-on, aux résolutions extrêmes. C’est dans cette prévision que le roi donna son assentiment à la candidature de son neveu. Mis dans l’impossibilité de s’expliquer avec le cabinet de Berlin, celui de Paris, auquel on avait fermé toute autre voie, donna l’ordre à son ambassadeur de se rendre à Ems, de porter l’affaire devant le roi lui-même et de lui soumettre les considérations qui lui faisaient un devoir de s’opposer à l’avènement d’un prince allemand au trône de Charles-Quint.

A dater de ce moment, nous voyons le roi, et M. de Bismarck après lui, durant les quelques jours qui ont précédé la guerre, affirmer chacun, plus nettement et avec un relief plus saisissant, leurs qualités respectives et leur personnalité. L’occasion est solennelle, et nous devons d’autant plus nous y arrêter qu’elle permet de bien apprécier le rôle du souverain et celui du ministre.

Que se proposait-on en soulevant la question espagnole ? Ce n’était certes pas d’introniser un Hohenzollern à Madrid. « La souveraineté offerte au prince Léopold, disait M. de Bismarck à l’ambassadeur dès le 11 mai 1869, quand celui-ci l’interpella, ne saurait avoir qu’une durée éphémère et l’exposerait à plus de dangers personnels encore que de mécomptes. » On avait donc un autre but, celui de faire surgir un dissentiment avec la France. Tel était d’ailleurs le sentiment général en Europe. Les puissances et l’opinion publique ne virent pas les choses autrement. Aussi, dès que la candidature du prince Léopold devint un fait avoué et imminent, les cabinets, les souverains eux-mêmes s’interposèrent, sans dissimuler leur surprise et leurs craintes. La reine d’Angleterre, et plus activement l’empereur de Russie, firent parvenir à Ems des paroles de conciliation, conseillant une attitude modérée, suggérant au roi de se prêter à un accommodement[12]. La presse de tous les pays, celle de Londres particulièrement, protesta contre une entreprise qu’elle qualifiait avec une extrême sévérité : « Toute la transaction, disait le Times, porte le caractère d’un coup d’État vulgaire et impudent. L’élection d’un prince à un trône comme celui d’Espagne devrait être un acte digne et solennel, accompli ouvertement à la face du monde et accompagné de communications franches et loyales avec les puissances amies… S’il n’y avait rien d’hostile à la France dans cette négociation, pourquoi la lui cacher ? Ce raisonnement, des milliers de Français le feront, et il ne sera pas facile de détruire cette impression… Il n’est pas dans la nature humaine de ne pas ressentir vivement une perfidie, et cette affaire est, pour les Français, une perfidie des plus désagréables. »

Devant cette réprobation universelle, le roi ne tarda pas à se convaincre qu’en persistant dans la voie où on l’avait entraîné, on en viendrait certainement à la guerre, mais qu’il lui serait malaisé d’en décliner la responsabilité. L’attitude de la France avait trompé ses prévisions ; elle avait senti l’offense, elle avait témoigné ses intentions ; mais elle les avait manifestées sans prendre aucune mesure compromettante pour elle, blessante pour la Prusse, et sa conduite avait rencontré l’approbation de tous les gouvernemens. La provocation n’ayant pas donné les résultats qu’il en attendait, le roi se ravisa ; son parti fut bientôt pris. Il reçut l’ambassadeur de France, et contrairement à ses habitudes personnelles, à toutes les traditions de sa maison, il consentit à s’expliquer, à rechercher, de concert avec lui, le moyen de mettre fin à ce grave difféfznd. Il ne prit conseil que de lui-même, et ne s’inspira que des avertissemens qui lui étaient amicalement adressés de Londres et surtout de Pétersbourg. Accouru de Varzin à Berlin, M. de Bismarck voulut arriver à Ems ; il n’y fut pas autorisé. Le roi redoutait son action personnelle à ce moment ; il le tint éloigné des négociations, et voulut les poursuivre lui-même, estimant sans doute qu’on l’avait mal ou prématurément engagé.

Il ne renonçait pas toutefois à l’espoir de mettre les choses à point en faisant surgir de ces pourparlers des difficultés et des complications conformes à ses désirs. Il concéda le désistement du prince Léopold ou plutôt il promit, dès le premier jour, de l’approuver, mais il refusa de prendre l’engagement de l’exiger. Il se concerta avec le prince Antoine pour que la renonciation de son fils se produisît sous un mode et dans des conditions désobligeantes pour la France. En sacrifiant le fond il s’appliqua, avec un art infini, nous devrions dire avec une merveilleuse perfidie, à trouver, dans la forme, le moyen de compromettre le gouvernement impérial. On sait qu’il n’y a que trop bien réussi. Le désistement du prince Léopold lut annoncé par son père au général Prim, au moyen d’une dépêche télégraphique transmise en clair par Paris, et conçue de façon à irriter le cabinet français, avant que le roi en fit part à l’ambassadeur. On établissait ainsi, pour les esprits peu clairvoyans, que la concession était faite spontanément par le candidat à la couronne d’Espagne, sans la participation du roi, qui, de son côté, n’en accordait aucune à la France. Nul n’ignorait cependant que les princes de Hohenzollern ne pouvaient prendre une détermination d’une aussi grave importance, d’un si grand intérêt en ce moment, sans l’agrément du chef de leur famille, et l’expédient ne pouvait tromper personne. Mais on savait qu’à Paris l’exaspération était extrême et générale ; on espérait qu’elle égarerait aussi bien le gouvernement que la population. Ces calculs étaient-ils entrés dans les prévisions du roi ? Tout porte à le croire ; ce qui malheureusement n’est que trop certain, c’est que la renonciation du prince Léopold, rendue publique avant d’avoir été notifiée au cabinet français, ne fut pas considérée par lui comme une satisfaction suffisante. Il crut nécessaire, le passé étant liquidé, de stipuler des assurances pour l’avenir. Il fit demander au roi de promettre qu’il n’autoriserait, dans aucune autre circonstance, un prince de sa maison à se porter candidat au trône d’Espagne. Le ministre des affaires étrangères jugea, en outre, opportun et convenable d’inviter le roi à adresser à l’empereur une lettre, destinée à la publicité, dans laquelle il répudierait toute pensée malveillante. Il en exprima le vœu à l’ambassadeur de Prusse à Paris, qui se trouva dans l’obligation de le transmettre à Ems[13].

La retraite du prince Léopold était cependant accueillie par les cabinets et la presse étrangère comme la garantie du maintien de la paix : on la croyait désormais assurée. Sans s’arrêter aux questions de forme, on tenait compte au vainqueur de Sadowa du gage qu’il en donnait, dans des circonstances difficiles pour sa considération personnelle. Le nouveau débat soulevé par le cabinet de Paris fut au contraire envisagé comme un obstacle nouveau, et regrettable, au rétablissement des bonnes relations de la France avec la Prusse. Le roi comprit que la situation était renversée : il rompit les négociations, convaincu qu’il pouvait désormais accuser le gouvernement impérial de vouloir obstinément la guerre ; il autorisa M. de Bismarck à user de tous les moyens pour la rendre inévitable à courte échéance. Ceci se passait le 13 juillet dans la matinée ; le 14, il partait pour Berlin, où il allait présider lui-même à la mobilisation de l’armée. Nous avons dit ce que fut l’action du roi durant cette crise suprême ; voyons ce que fit le ministre. Les détails ne sont pas ici hors de propos ; il est même indispensable d’indiquer les plus essentiels pour bien éclairer les choses et les faire valoir. Réduit à l’abstention et au silence, M. de Bismarck frémissait à Berlin. Dans l’intimité, il n’avait que des paroles amères pour son maître, il lui reprochait de compromettre, par son attitude et ses concessions, la dignité et les intérêts de l’Allemagne. Il obéissait toutefois, observant une réserve qui lui pesait cruellement. Dès qu’il reçut l’ordre d’agir, que sa liberté d’action lui fut rendue, il entra bruyamment en scène ; et avant que cette journée du 13 fût achevée, il ne restait plus vestige des espérances dont se berçaient encore, la veille, les amis de la paix. C’est surtout en cette occasion que M. de Bismarck donne la mesure de la fertilité de son esprit, de sa puissante activité : il trouve, à l’heure même, plus d’expédiens qu’il n’en fallait pour précipiter une rupture, et il les emploie avec autant de justesse que de rapidité. Il rappelle, par le télégraphe, l’ambassadeur de Prusse accrédité auprès du gouvernement français ; il lui enjoint de quitter Paris dans les vingt-quatre heures, lui reprochant d’avoir écouté sans protester et d’avoir transmis à Ems une proposition qui était un outrage pour le roi. Il ne rompt pas toute relation avec la France : — il veut contraindre à la rupture le gouvernement impérial ; — mais il manifeste son intention bien arrêtée de ne renouer aucune négociation, de ne se prêter à aucune démarche de conciliation, à aucun accord. Au même instant, par une dépêche circulaire, adressée télégraphiquement à tous ses agens diplomatiques, il met tous les gouvernemens dans la confidence des incidens survenus le matin à Ems, les présentant d’une manière inexacte et perfide. L’ambassadeur de France ayant exigé, dit-il, des garanties pour l’avenir après le désistement du prince Léopold, « Sa Majesté refusa de le recevoir encore et lui fit dire, par l’aide-de-camp de service, qu’Elle n’avait plus rien à lui communiquer[14]. »

C’est annoncer à l’Europe, contrairement à la vérité, que le roi a interdit à l’ambassadeur l’accès de sa demeure : nous n’avons pas à insister sur la signification et la portée qu’aurait un pareil traitement infligé à un diplomate revêtu d’une dignité qui le constitue, par une fiction admise de tout temps, le représentant de la personne de son souverain. M. de Bismarck affirme donc simultanément qu’à Paris on a méconnu la dignité du roi, qu’à Ems l’ambassadeur de France a été éconduit. Après avoir pourvu aux nécessités du dehors, il s’adresse à l’opinion publique en Allemagne, pour l’aigrir et la soulever. Le célèbre bureau de l’esprit public souffle à tous ces journaux un langage arrogant et injurieux. Le roi, la nation, disent-ils, ont été outragés ; le pays doit se lever tout entier pour tirer vengeance d’une si grave offense. Des crieurs publics débitent, pendant toute la soirée, de prétendus télégrammes annonçant l’insulte faite au roi, l’insulte faite à l’ambassadeur, pendant qu’en réalité le représentant de la France prend congé du souverain de la Prusse, qui l’accueille, dans cette dernière rencontre comme dans les précédentes, avec sa courtoisie habituelle, dont il n’a aucune raison de se départir. M. de Bismarck ferme ainsi, et il n’a pas d’autre objectif, toutes les voies à un accommodement quelconque.

Il ne dissimulait rien, au surplus, de ses véritables intentions. Depuis son retour de Varzin, sa porte n’avait été ouverte à aucun diplomate : il mordait son frein, et il se refusait à en donner le spectacle. Le 13, il reçut l’ambassadeur d’Angleterre. Il n’y avait en tout ceci, selon le chancelier, qu’un seul coupable : la France. La solution de la question espagnole, dit-il à lord Loftus, ne lui suffit pas ; d’autres réclamations sont soulevées ; il est évident qu’elle recherche une revanche de Kœniggraetz. Le sentiment général en Prusse, en Allemagne, ne souffrira aucune humiliation ; il désapprouve l’attitude conciliante du roi à Ems : « M. de Bismarck, continue l’ambassadeur d’Angleterre en rendant compte de cet entretien, déclara ensuite qu’à moins d’une assurance, d’une déclaration de la France aux puissances européennes, dans une forme officielle, pour reconnaître que la solution actuelle de la question espagnole répond d’une manière satisfaisante à ses demandes et qu’aucune autre réclamation ne sera soulevée plus tard, et si ensuite on ne donne pas une rétractation ou une explication satisfaisante du langage menaçant tenu par le duc de Gramont, le gouvernement prussien sera obligé d’exiger une satisfaction de la part de la France. Il est impossible que la Prusse puisse rester tranquille et pacifique après l’affront fait au roi et à la nation par le langage menaçant du gouvernement français. » Et l’ambassadeur termine sa dépêche en énonçant la conviction, après avoir entendu M. de Bismarck, a que, si quelque influence médiatrice ne réussit pas à exercer une pression sur le gouvernement français, à apaiser l’irritation contre la Prusse et à faire prévaloir la modération, la guerre est inévitable. »

M. de Bismarck était de l’avis de son maître ; il pensait avec lui que les rôles étaient intervertis. C’était désormais la France qui devait des satisfactions à la Prusse, et la Prusse entendait les obtenir, ou bien elle ne resterait ni tranquille, ni pacifique. Il est cependant à remarquer que le gouvernement impérial, provoqué par une interpellation partie des bancs de la gauche, s’est expliqué, dans la séance du 6 juillet, sur la candidature du prince Léopold. Jusqu’au 13, ni le roi ni son gouvernement ne relèvent un outrage dans les paroles prononcées, en cette occasion, par le duc de Gramont ; les négociations sont ouvertes à Ems, elles sont poursuivies, sans qu’on annonce l’intention d’en demander le redressement. Le 13, tout est changé : l’offense existe ; elle a atteint le roi et la nation, et l’on réclame hautement une réparation ; on la veut éclatante, publique, entre les mains de toutes les puissances. La France doit se rétracter dans une forme solennelle et jusque-là inusitée, ou bien l’Allemagne sera mise dans l’obligation d’aviser. M. de Bismarck présumait avec raison que la France ne subirait pas une pareille humiliation, qu’elle préférerait en appeler au sort des armes, et il eût été bien déçu, comme le roi d’ailleurs, si elle avait accepté, dans les conditions auxquelles il entendait la lui imposer, l’expiation de ses prétendus méfaits. L’événement n’a que trop justifié ses prévisions. Devant les injures et les prétentions de la Prusse, la France déclara la guerre sans attendre, comme l’Autriche en 1866, que son territoire fût envahi par les armées allemandes qu’on mobilisait à toute hâte. Mais on ne saurait contester que la Prusse l’a imposée, et que sa résolution de l’entreprendre était à ce moment irrévocablement arrêtée. Nous en trouvons une dernière preuve dans les documens diplomatiques publiés à Londres à cette époque. L’Angleterre prit, le 14 juillet, l’initiative d’une proposition parfaitement satisfaisante pour la Prusse : « Le roi, suggérait-elle, ayant autorisé le prince Léopold à accepter la couronne d’Espagne, est, dans un certain sens, devenu partie dans l’arrangement ; il peut de même, avec une parfaite dignité, communiquer au gouvernement français son consentement au retrait de l’acceptation et la France renoncerait à sa demande d’un engagement garantissant l’avenir[15]. » Quel accueil M. de Bismarck fit-il à cette ouverture, qui était certainement de nature à tout concilier ? Sa réponse fut hautaine et laconique. Il télégraphia à l’ambassadeur de Prusse à Londres « d’exprimer son regret que le gouvernement de Sa Majesté britannique ait cru devoir faire une proposition qu’il ne pouvait recommander à l’acceptation du roi[16]. « Il avait déjà regretté certainement de ne pas avoir été autorisé à briser toutes les relations avec la France dès le 6 juillet en prenant prétexte du langage tenu par le ministre des affaires étrangères devant le corps législatif. Il avait voulu y déterminer le roi ; tout porte à le croire. Mais le roi, éclairé par les sollicitations qui lui étaient directement adressées à Ems, par l’émotion irritée qui se manifestait partout et dont la presse se faisait l’interprète en termes violens, s’y était refusé absolument. Cette occasion perdue, le chancelier en trouvait une autre, celle que le roi lui avait si habilement ménagée : et nous venons de dire avec quel empressement il la saisissait, de quelle manière il usait de la liberté d’action qui lui était rendue.

On a prétendu que la candidature du prince Léopold n’avait jamais été, dans la pensée de ceux qui l’ont préparée, qu’un piège tendu à notre fierté, à notre susceptibilité nationales, toujours si faciles à égarer. La conjecture n’est certes pas dénuée de fondement. Ce que M. de Bismarck en a dit à l’ambassadeur de France en 1869, l’habitude qu’on avait à Berlin de moyens qu’on ne saurait qualifier de procédés diplomatiques, autorisent à le penser. Mais, si le piège a été dressé par le ministre avec le consentement du souverain, qui l’a tenu dans sa main à l’heure décisive ? Qui l’a savamment déguisé, qui a su y attirer la France ? Le roi, le roi seul et sans l’aide de son ministre.

Une si ferme volonté, une si lucide prévoyance, une persévérance si robuste peuvent-elles avoir été l’apanage d’un prince toujours irrésolu, toujours timide ? Il n’est pas un écrivain cependant qui ait raconté ces événemens si proches de nous, sans attribuer à M. de Bismarck l’initiative et la direction en toute chose, en toute occasion ; sans se montrer convaincu et sans vouloir persuader à ses lecteurs que le ministre a tout conçu, tout exécuté ; sans affirmer enfin qu’il a déployé plus d’efforts pour rallier son maître à sa politique qu’il ne lui a fallu de peine pour en assurer le succès. Il est vrai que les doléances ou plutôt les lamentations de l’irascible président du conseil ont été recueillies par la diplomatie aussi bien que par la presse. La correspondance des agens résidant à Berlin à cette époque, qui a été publiée et qu’on a pu consulter[17], en est en quelque sorte l’écho quotidien. Elle révèle la résistance que le monarque oppose au ministre, les difficultés que celui-ci rencontre pour l’entraîner, pour vaincre ses scrupules et ses superstitions. Ces plaintes, ces affirmations de M. de Bismarck, exactes en ce sens que le roi refusait de se hâter, erronées au fond, que l’on retrouve dans tous les documens officiels, n’ont pas peu contribué certainement à égarer, avec l’opinion publique, les publicistes qui, en toute conscience d’ailleurs, ont entrepris d’ébaucher l’histoire de notre temps.

Assurément, le roi voulait être entraîné, mais par la force occasionnelle et factice des choses, et nullement par la pression de ses conseillers. Il voulait paraître n’avoir oublié ni ses idées ni ses scrupules ; il voulait garder, intacte et pure de toute souillure, son auréole de prince de droit divin ; il voulait surtout paraître respectueux des droits souverains des princes ses confédérés pendant qu’il préméditait de les dépouiller ; et tout l’art de M. de Bismarck, disons, si l’on veut, tous ses artifices, n’ont pu le déterminer à entreprendre la guerre avant qu’il la jugeât autorisée par les circonstances. Comme en 1866, Guillaume Ier a voulu pouvoir hardiment affirmer, en 1870, qu’il n’était pas l’agresseur, qu’il prenait les armes uniquement pour couvrir son pays contre une invasion ennemie ; et l’on vient de voir que, par son action personnelle, il y est encore mieux parvenu la seconde que la première fois.

Comment ce roi qui a résisté, sans jamais fléchir, aux instances de sa famille, de ses serviteurs les plus dévoués, de tous les princes de l’Allemagne, ce roi qui a entendu les principales villes de son royaume, le parlement, la presse, le pays tout entier protester contre une politique qu’on lui dénonçait comme périlleuse et insensée, comment ce souverain, si tenace et si obstiné, eût-il pu obéir si aveuglément et avec tant de servilité à la direction d’un ministre impérieux ? S’il en eût été ainsi, l’histoire se trouverait en présence d’un cas de psychologie que toutes les investigations de la science moderne auraient de la peine à expliquer. Le roi a démenti l’existence du traité conclu avec l’Italie, et nous avons dit dans quel dessein ; mais il l’a signé, il l’a ratifié en parfaite connaissance de cause ; et c’est vraiment abuser de la crédulité publique que de prétendre qu’il n’en mesurait pas toute la portée, qu’il a été séduit ou trompé par M. de Bismarck, qui le lui aurait présenté comme étant uniquement destiné à faire réfléchir l’Autriche. Pas plus que l’homme de fer, il n’espérait expulser l’Autriche de l’Allemagne par l’intimidation et sans l’emploi de la force ; et cet esprit, que l’on représente incertain et flottant, ne sachant pas à quelles extrémités on le conduisait, s’y préparait sans relâche, malgré tous les efforts faits autour de lui pour l’arrêter dans la voie où il était engagé. Il connaissait les relations que M. de Bismarck avait nouées en Italie, à Bucharest, à Pesth, avec le parti révolutionnaire et tous les ennemis de l’Autriche : — la publication du général La Marmora est édifiante à cet égard ; — et il tolérait cela, il conservait à M. de Bismarck toute sa confiance. En toute occasion, nous le répétons, il a affirmé qu’il ne nourrissait aucune pensée agressive ou belliqueuse. A plusieurs reprises, il a même employé des agens confidentiels à négocier ou du moins à préparer un accommodement avec le cabinet de Vienne, à l’insu de M. de Bismarck[18] ; mais rien ne le détournait du chemin qu’il s’était tracé, et il en détournait encore moins son ministre, qu’il aurait pu cependant révoquer, à l’universelle satisfaction de ses sujets et de l’Europe entière. Sa morale politique conciliait, dans la paix de sa conscience, tous ces actes contradictoires.

Il est donc permis de dire que, depuis le début de son règne, où il congédiait le ministère de l’ère nouvelle, jusqu’à l’année terrible, Guillaume Ier a suivi, sans jamais s’en écarter, une politique qui lui était propre ; qu’il en avait marqué et défini le but avant l’arrivée de M. de Bismarck au pouvoir ; qu’il a enfin pris une part active et toujours prépondérante dans la direction qui lui a été imprimée. Il s’effaçait, certainement, quand il le jugeait utile au bien des affaires, souvent pour éviter d’engager sa personne ou de compromettre la dignité de sa couronne ; il avait recours à des moyens qui ne se justifient que par le but qu’il poursuivait. À cette fin, il rendait hommage lui-même au mérite des hommes dont il s’était entouré, aux services qu’ils lui rendaient. M. de Moltke a commandé ses armées, M. de Bismarck a paru diriger sa politique avec une entière indépendance ; ils se sont illustrés, l’un et l’autre, sans que jamais il en ait témoigné la moindre jalousie, sans qu’il ait tenté de détourner, à son profit, une part quelconque de la gloire qu’ils ont conquise. Mais il intervenait sans cesse et il s’imposait au besoin. Il n’a jamais rien aliéné de son autorité, et les suprêmes résolutions n’ont jamais été prises qu’alors qu’il les jugeait lui-même bien conçues, bien préparées, et opportunes.

Assurément, on aurait pu, comme le demandaient les généraux, entreprendre la guerre, soit contre l’Autriche, soit contre la France, en d’autres momens, particulièrement avantageux au point de vue purement militaire ; mais il aurait fallu, comme Frédéric II envahissant la Silésie, avoir l’audace d’avouer qu’on y était entraîné par l’esprit de conquête. Notre époque ne comporte plus de pareilles témérités, et le roi se conduisit en habile politique en attendant l’occasion de faire la guerre sans offenser trop ouvertement le droit public, sans s’exposer à une entente, sinon à une coalition des puissances. Il était donc bien inspiré en contenant les impatiences de M. de Bismarck, et il y avait d’autant plus de mérite qu’il était seul de son avis dans ses conseils. On ne saurait prévoir aujourd’hui ce qui serait advenu, à quelles complications, à quels dangers la Prusse aurait dû faire face, si elle avait pris les armes prématurément, sans prétexte plausible, tandis que, grâce à l’invincible prudence de son monarque, elle a pu engager la lutte, l’une et l’autre fois, sans mettre en grave péril ses relations avec les autres cours, sans subir leur médiation, sans redouter leur ressentiment. Les faits étaient consommés quand on put se rendre compte de quel poids pèserait désormais en Europe la prépondérance de la maison de Hohenzollern ; et cela, en vérité, a été dû personnellement au roi.

Ce qu’il faut reconnaître, c’est que ces deux prodigieux ouvriers de la grandeur de l’Allemagne, le roi Guillaume et le prince de Bismarck, étaient doués de qualités puissantes et diverses, et qu’ils se complétaient l’un l’autre. Le premier avait la prudence, et, disons-le, la duplicité ; le second, la hardiesse et la résolution. Ces dispositions si contraires se neutralisaient dans une juste mesure en ce qu’elles avaient d’excessif ; ajoutez-y cet amendement providentiel que le maître, qui pouvait imposer sa volonté, l’a toujours fait prévaloir avec autant de réserve que d’habileté. Ce qui est également à noter, c’est que le roi s’est renfermé dans une abstention apparente et trompeuse, affectant de n’ambitionner que des « conquêtes morales. » Sans cesser d’en revendiquer de plus substantielles, au besoin par le fer et par le sang, le ministre, au contraire, fatiguait tous les échos de l’Europe de ses projets d’agressions et de ses menaces. « Tout le monde voit ce que vous paraissez ; peu connaissent à fond ce que vous êtes, » a dit le maître florentin[19] ; et c’est ainsi que M. de Bismarck a été acclamé le restaurateur de l’empire d’Allemagne, tandis que le roi n’en a semblé que le bénéficiaire. Les contemporains n’ont-ils pas été trompés par le bruit retentissant de l’un, par l’impénétrable silence de l’autre, et l’impartiale histoire ne réformera-t-elle pas leur jugement, en rendant à chacun la justice qui lui est due ? Ne fera-t-elle pas au souverain une part égale à celle qui restera dévolue au conseiller, sinon plus grande ? Nous osons le croire, et nous ne craignons pas de le dire, si paradoxale que puisse aujourd’hui paraître une semblable prévision.


  1. « S’il nous a été donné, disait récemment, à Brème, Guillaume II, de faire ce qui a été fait, cela vient surtout de ce qu’il y a, dans notre maison, une tradition en vertu de laquelle nous nous considérons comme institués par Dieu pour préserver et diriger, en vue de leur bien, les peuples sur lesquels nous régnons, et pour sauvegarder nos intérêts matériels et moraux. C’est en suivant cette tradition que mon grand-père a accompli les grandes choses qu’il a faites et qu’il a réussi à constituer l’unité de l’empire… » Le jeune empereur exprimait bien la pensée dominante de sa race, et, pas plus que son aïeul, il ne se montre disposé à tolérer qu’on y mette obstacle, qu’on entrave son action personnelle. M. de Bismarck, précisément, vient d’en faire l’expérience.
  2. Lettre du 12 novembre 1858.
  3. Voir notamment deux publications de M. Dechamps, ministre d’état belge et ancien ministre des affaires étrangères ; Bruxelles, 1865.
  4. La reine notamment, qui évitait ostensiblement de rencontrer M. de Bismarck, surtout de s’entretenir avec lui, dut modifier son attitude et s’abstenir désormais de manifester ses opinions personnelles.
  5. De retour à Berlin, le roi crut pouvoir, en ouvrant la session législative, remercier hautement la Providence, sans blesser la vérité, « de la grâce qui avait aidé la Prusse à détourner de ses frontières une invasion ennemie… »
  6. Si constante que fût sa circonspection, le roi, à l’ouverture des sessions législatives, faisait entendre, plus d’une fois, en les adressant à l’Allemagne, aux peuples frères, à la terre que bornent les Alpes et la Baltique, des allusions qui faisaient tressaillir, disaient les journaux officieux, le cœur de tous les patriotes dans l’attente des événemens prochains.
  7. Une étude qui vient de paraître à Cassel, attribuée à un officier supérieur, et dont le Berliner Tagblatt a donné de longs extraits, révèle tous les efforts tentes par le parti militaire pour décider le roi à entreprendre la guerre dès ce moment. Suivant l’auteur, le général de Waldersee s’y employa tout particulièrement.
  8. L’ambassadeur de France à Berlin eut connaissance de ce projet. Il en instruisit son gouvernement par une dépêche datée du 27 mars 1869. Il reçut l’ordre de provoquer des explications. M. de Bismarck ne contesta pas l’exactitude de ses informations, mettant tout au compte de l’Espagne. Il déclara toutefois qu’il n’entrait pas dans l’intention du roi d’autoriser son neveu à accepter l’ouverture qui lui était faite. Le président du conseil était sincère. Le roi, à ce moment, ne trouvait pas le stratagème bien choisi et suffisamment justifié par les circonstances.
  9. Voir Ma Mission en Prusse, par le comte Benedetti, p. 245. Voir également la Correspondance de Mazzini avec M. de Bismarck en 1868 et 1869, publiée depuis la mort de l’agitateur italien, proposant de renverser Victor-Emmanuel s’il s’alliait à l’empereur Napoléon III.
  10. L’année précédente, l’ambassadeur de France, en l’absence de M. de Bismarck et avant de s’en expliquer avec lui, s’était entretenu de la candidature du prince Léopold avec ce même fonctionnaire, lequel lui donna l’assurance, en engageant sa parole d’honneur, qu’il n’était parvenu, à sa connaissance, aucune indication à ce sujet. On a vu que le chancelier fut bien moins discret quelques jours plus tard.
  11. Voir le Blue-book de 1870, p. 13.
  12. Voir notamment une dépêche de lord Lyons au comte de Granville du 13 juillet, — (Documens anglais, 1870.)
  13. Voir le rapport du baron de Werther, en date du 12 juillet.
  14. L’assertion était de tout point inexacte. L’ambassadeur avait vu le roi et lui avait soumis sa proposition. Le roi l’avait déclinée, mais après l’avoir débattue avec lui.
  15. Dépêche de lord Grandville à lord Loftus, à Berlin, en date du 14 juillet. — (Documens anglais, 1870.)
  16. Dépêche de lord Granville à lord Lyons, à Paris, en date du 15 juillet. — (Mêmes documens.)
  17. Voir notamment les rapports du général Govone, le négociateur du traité prusso- italien, dans Un peu plus de lumière, par le général de La Marmora.
  18. Voir Un peu plus de lumière, p. 288.
  19. Le Prince, ch. XVIII.