L’Empereur Guillaume II et sa manière d’entendre le gouvenrment personnel

L’Empereur Guillaume II et sa manière d’entendre le gouvenrment personnel
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 682-693).
L’EMPEREUR GUILLAUME II
ET SA MANIERE
D’ENTENDRE LE GOUVERNEMENT PERSONNEL

On a beaucoup parlé, à Berlin et ailleurs, du baron de Hammerstein, de ses malversations et de sa fuite ; on ne voit pas pourtant que cet incident puisse avoir des conséquences politiques. Sans doute ce fut une joie pour les libéraux prussiens de toute nuance de découvrir qu’un des membres les plus influens du parti conservateur, l’homme de grande autorité qui dirigea longtemps la Gazette de la Croix, et qui, se posant en champion zélé du trône et de l’autel, fulminait sans cesse contre les corruptions du siècle, était un viveur sans scrupule, qu’on l’accusait d’avoir commis des faux en écriture accompagnés d’escroquerie et d’abus de confiance. Après tout, ce sont là des mésaventures assez communes dans l’histoire des partis. Ils ont tous leurs brebis galeuses, il n’en est pas un qui n’ait de temps à autre des exclusions à prononcer et des lessives à faire. On tâche de les couler en famille ; mais aujourd’hui tout s’ébruite, et jamais le linge sale n’a été plus difficile à cacher.

Quand le journal socialiste le Vorwärts eut publié la lettre qu’en 1888, au lendemain de l’avènement de Guillaume II, M. Stœcker adressait à son ami le baron de Hammerstein, et dans laquelle il s’expliquait savamment sur la conduite que devait tenir le parti conservateur pour s’emparer de la confiance du jeune souverain et le brouiller avec M. de Bismarck, les libéraux se flattèrent que cette publication discréditerait à jamais l’ex-prédicateur de cour. Mais les hommes d’église se tirent toujours des mauvais pas. En vain pressait-on les conservateurs de rompre avec M. Stœcker, comme s’il eût été complice des faux du baron : le comité du parti a déclaré que sa lettre ne l’avait nullement entaché en son honneur, que ses intentions avaient été louables, qu’il avait rendu service à la bonne cause en s’appliquant à dégoûter l’empereur de la funeste politique intérieure du prince de Bismarck. Cette fameuse lettre ne nous a rien appris sur le caractère de M. Stœcker; nous savions depuis longtemps qu’il a un égal talent pour la prédication et pour l’intrigue. Cet onctueux cabaleur mourra sans avoir compris qu’il n’est pas dans ce monde de figure plus déplaisante que celle d’un renard qui prêche le royaume de Dieu. Mais, en bonne justice, pouvait-on l’impliquer dans les accusations portées contre M. de Hammerstein? On peut être un faux saint et n’être pets un faussaire, et il arrive aux plus honnêtes gens d’avoir des amis compromettans : c’est un malheur, ce n’est pas un crime.

Tandis que les libéraux exhortaient les conservateurs à descendre dans leur conscience, à se repentir de s’être laissé conduire si longtemps par des chefs indignes et qu’ils les engageaient éloquemment à épurer leur parti, les bismarckiens, les adversaires irréconciliables du « nouveau cours », qui, fidèles à l’illustre exilé, ne se lassent pas de répéter que depuis qu’il n’est plus là tout va de mal en pis, tentaient eux aussi d’exploiter l’incident au profit de leur cause. Ils reprochent sans cesse à leur souverain d’avoir sacrifié le prince de Bismarck à des intrigues de cour, d’avoir souffert que des conseillers occultes pervertissent son bon sens naturel. « Vous savez aujourd’hui, disent-ils à Guillaume II, dans quelles tristes mains vous aviez mis vos intérêts ; vous savez par quels tripotages de coulisse on a surpris votre bonne foi, et ce que valaient les courtisans néfastes dont les conseils vous ont égaré ! »

Je ne pense pas que l’empereur Guillaume II soit fort sensible à ces reproches peu fondés. Dans cette occasion, M. Stœcker et le baron de Hammerstein furent des ouvriers très inutiles, des enfonceurs de portes ouvertes. Les deux compères employaient l’influence qu’ils se flattaient d’avoir sur leur jeune souverain non à vaincre les résistances qu’il opposait à leurs projets, mais à lui persuader de faire une chose qu’il avait depuis longtemps résolue. La mouche du coche se glorifiait d’avoir aidé la voiture à monter la côte : ces bourdons ou ces frelons de cour l’avaient aidée à la descendre. Le bel exploit ! Avait-elle besoin d’eux pour suivre sa pente naturelle ? Le passage le plus curieux de la fameuse lettre de M. Stœcker est un mot du jeune empereur qu’il rapportait à son ami : « — Je veux laisser le vieux Bismarck souffler pendant six mois, avait dit Guillaume II, puis je régnerai seul. » Tout prouve que ce fut là la première pensée de son règne, qu’elle lui était venue en montant sur le trône. Il a patienté; il a accordé un sursis à son illustre victime, il l’a laissée souffler un an et demi. Il a considéré que ce délai était nécessaire à sa propre instruction, qu’il lui fallait plus de six mois pour achever son apprentissage, s’orienter, se mettre au courant des affaires. Quand il a su tout ce qu’il voulait savoir, il a frappé le grand coup.

On assure qu’à la veille de l’avènement, l’impératrice Augusta-Victoria disait avec un soupir : « Je tremble en songeant à demain : nous étions si libres et si heureux! Mon mari assumera de lourdes responsabilités, et il ne sera plus à moi. » Elle le connaissait, elle était certaine qu’il ne croirait régner que le jour où il gouvernerait et répondrait de tout. « Je finis par un des plus importans avis que je puisse vous donner, disait Louis XIV à son petit-fils Philippe V partant pour l’Espagne. Ne vous laissez pas gouverner, soyez le maître. N’ayez jamais de favori ni de premier ministre. Écoutez, consultez votre conseil, mais décidez. Dieu, qui vous a fait roi, vous donnera les lumières qui vous sont nécessaires tant que vous aurez de bonnes intentions. » L’empereur Guillaume II s’était dit tout cela à lui-même. Quoiqu’un jour il ait prononcé un jugement très dur sur les rois de France, sa manière de procéder, ne lui en déplaise, fait penser quelquefois au roi-soleil. Il en a usé à l’égard du prince de Bismarck comme Louis XIV avec le surintendant Fouquet; il a prouvé qu’il savait dissimuler. Le 1er janvier 1890, il lui adressait une lettre de félicitations, où il était dit : « Je prie Dieu qu’il me conserve pendant de longues années encore vos éprouvés et fidèles conseils dans ma pesante tâche de souverain. » Quatre semaines plus tard, le 1er février, il faisait venir M. de Caprivi, et lui disait : « Le poste de chancelier de l’empire sera prochainement vacant : je vous le destine, tenez-vous prêt. »

Quoi qu’on en dise, l’empereur-roi Guillaume II a une façon d’entendre le gouvernement personnel qui lui est tout à fait particulière, et il n’a pris pour modèle aucun de ses prédécesseurs. La Prusse a eu des rois gouvernés par des favoris, par des coteries de palais, par une camarilla, témoin Frédéric-Guillaume II, ce très médiocre neveu et successeur très indigne du grand Frédéric, qui avait dit de lui : « A ma mort, on mènera joyeuse vie à la cour; mon neveu gaspillera le trésor, négligera l’armée ; les femmes gouverneront, et l’État périra. » L’État n’a pas péri, mais il s’en est fallu de peu. L’influence prépondérante était celle de la trop séduisante comtesse Lichtenau, et le conseiller omnipotent était le général de Bischofswerder, dont la politique était d’être tout en ayant l’air de n’être rien. « Frédéric-Guillaume II était-il hésitant, embarrassé, le général décidait pour lui ; avait-il au milieu d’une partie de plaisir quelque affaire d’État à régler, il appelait Bischofswerder, lui commandait d’arranger les choses pour le mieux : Bischofswerder prenait la plume, le roi signait sans avoir lu[1]. » Dans les cas de peu de conséquence, il s’en remettait à son chambellan Rietz, qui lui avait rendu le service d’épouser sa maîtresse; il le traitait sans façons, lui administrait dans ses colères des soufflets, des coups de pied ou de bâton : Rietz se consolait en bâtonnant à son tour quelque subalterne et en amassant dans l’ombre des écus pour ses vieux jours.

La Prusse a connu une autre forme de gouvernement personnel infiniment plus respectable, et qui fait meilleure figure dans le monde; elle a eu des souverains d’un esprit supérieur et d’une prodigieuse activité, qui se chargeaient de tout décider et de tout faire. Ils n’avaient point de favoris, et leurs ministres n’étaient que les obéissans exécuteurs de leurs volontés : tel l’homme incomparable dont Voltaire a dit « qu’il vivait sans cour, sans conseil et sans culte, et qu’il n’entrait dans son palais de Potsdam ni femmes ni prêtres. » Chaque matin, son premier ministre, qui n’était qu’un commis à qui les secrétaires d’État envoyaient toutes leurs dépêches, arrivait par un escalier dérobé avec une grosse liasse de papiers sous le bras. Le roi faisait mettre les réponses en marge, en deux mots. Toutes les affaires du royaume étaient expédiées ainsi en une heure. Rarement les secrétaires d’État, les conseillers en charge l’abordaient ; il y en avait même à qui il n’avait jamais parlé. « Le roi son père avait mis un tel ordre dans les finances, tout s’exécutait si militairement, l’obéissance était si aveugle, que quatre cents lieues de pays étaient gouvernées comme une abbaye. » Quand un souverain a du génie et qu’il est capable de régler lui-même toutes ses affaires, d’administrer ses finances et de gagner ses batailles, il peut réduire ses ministres aux fonctions de simples commis et se passer de confidens : il ne dit le plus souvent ses secrets qu’à son bonnet.

Si, à défaut de génie, il a ces qualités royales qui le remplacent parfois avec avantage, le bon sens, l’application, l’amour du travail, la rectitude de l’esprit, la sûreté du jugement, le discernement des hommes, et si par une faveur du ciel il rencontre parmi ses conseillers un homme d’État de premier ordre, à qui les événemens fournissent l’occasion de donner toute sa mesure, du jour où il l’aura honoré de sa confiance, il se croira tenu de le soutenir, de le défendre contre les intrigues de cour, de lui garder jusqu’au bout une inviolable fidélité. Cette sorte de gouvernement personnel suppose chez le monarque une vertu rare sur les trônes, une dose peu commune d’abnégation, et une absence totale de toutes les petites vanités. Ajoutez que les ministres omnipotens ne sont pas toujours commodes à vivre : ils ont des caprices et des hauteurs, ils aiment à faire sentir à leur maître qu’ils lui sont nécessaires, ils se font payer très cher leurs services, ils traitent avec lui de couronne à couronne.

Guillaume Ier a été le type de ces souverains qui donnent carte blanche à leur ministre, en font le dépositaire de leur volonté et se résignent à gouverner par procuration. Il a eu souvent à se plaindre de son chancelier, dont la politique contrariait ses inclinations, faisait bon marché de ses scrupules, froissait ses préjugés et sa conscience. Souvent les chefs du parti féodal, ses amis naturels, ont tenté de le détacher de M. de Bismarck, de l’aigrir, de lui peindre des plus noires couleurs des projets et des manœuvres qu’ils tenaient pour funestes. Il écoutait leurs doléances, il y mêlait les siennes ; mais, si pesant que fût le joug, il n’a jamais essayé de le secouer; sa conclusion était toujours : « Puisqu’il le veut, laissons-le faire. » Et quand son ombrageux ministre affectait d’être mécontent et offrait sa démission, il répondait : « Jamais ! » Il pensait qu’un vrai souverain se fait un devoir et même une gloire de sacrifier à l’intérêt de l’État ses goûts et ses dégoûts, ses aversions, ses sympathies, ses opinions particulières et jusqu’à sa conscience. Je ne sais si ces durs sacrifices assurent à un roi une meilleure place dans le ciel ; mais ils lui valent sans contredit un bon renom dans l’histoire. La patience est une belle vertu, et les rôles passifs ne sont pas les plus faciles à soutenir. Les prodigieux événemens qui se sont accomplis sous le règne de Guillaume Ier lui ont procuré de grandes joies; il les avait méritées, il avait collaboré par le renoncement et la souffrance.

L’empereur Guillaume II professe pour son grand-père une vive et respectueuse admiration, qu’il ne perd aucune occasion d’exprimer publiquement et avec éclat. Cette grande mémoire lui est chère et sacrée, et toute atteinte qu’on y porte est à ses yeux un sacrilège, dont il demande compte à l’offenseur. C’est de tous les outrages celui qu’il pardonne le moins, c’est le péché contre le Saint-Esprit. « Dans ce jour plus que jamais, s’écriait-il le soir du vingt-cinquième anniversaire de Sedan, nous devons témoigner la reconnaissance et l’enthousiasme que nous inspire Guillaume Ier. Pourquoi faut-il que de vils insulteurs troublent l’allégresse de cette fête? Une horde d’hommes indignes de se dire Allemands osent injurier la nation en traînant dans la boue la personne vénérée par nous, honorée par tous, de l’empereur qui est entré dans l’éternité. » Mais s’il admire sincèrement son aïeul, il n’a eu garde de l’imiter, de se régler sur son exemple ; quand il le loue, il rend hommage à des vertus qu’il n’a pas, qu’E se soucie peu d’avoir et qu’il se sent incapable de pratiquer. Il ne se pique point d’abnégation, de renoncement à sa propre gloire. « Vous verrez, avait dit mélancoliquement M. de Bismarck, qu’il voudra devenir son propre chancelier et son président du conseil. » Il lui serait insupportable de se sentir en puissance de tuteur; dès son avènement à la couronne, il était résolu à se mettre bientôt hors de page. Il ne se croirait ni empereur ni roi s’il ne gouvernait pas, et il ne lui suffit point d’être tout dans l’État : n’ayant pas le mépris des apparences, il veut être et il veut paraître.

Mais croirons-nous que, comme le prétendent les journaux bismarckiens, il n’a secoué la tutelle d’un grand homme d’État que pour tomber sous le joug des conseillers occultes, et qu’une camarilla gouverne secrètement celui qui se flatte de tout gouverner? Les souverains qui se laissent conduire par leurs chambellans ou par des coteries sont en général des hommes de plaisir, qui, comme Frédéric-Guillaume II, pensent qu’on est mieux sur un trône que partout ailleurs pour s’amuser, et qui se déchargent sur leurs créatures du poids incommode des affaires. Guillaume II est aussi diligent qu’appliqué; il aime passionnément son métier, il a le goût des fardeaux, il les porte avec aisance, il regarderait comme son plus mortel ennemi l’homme qui lui proposerait de les porter à sa place.

Si les rois fainéans chargent leurs favoris de travailler pour eux, les rois irrésolus, indécis, hésitans, s’en remettent à la camarilla du soin de leur dicter leur thème et leur conduite. Frédéric-Guillaume IV passait sa vie à agiter les questions sans les résoudre, à discuter sans conclure; cherchant sans cesse sa volonté, il avait besoin que d’obligeans amis l’aidassent à la trouver et qu’on lui épargnât la fatigue de se décider. Assurément son petit-neveu n’est pas une âme timide et irrésolue, et je ne crois pas qu’il lui arrive souvent de chercher sa volonté. Diplomatie, guerre, marine, administration intérieure, cultes, enseignement public ou privé, il a ses idées personnelles sur tout. Il en a même sur une foule de sujets que les rois peuvent se dispenser d’approfondir et abandonner aux simples mortels. Littérature, théâtre, peinture, architecture, de quoi qu’il retourne, il juge, il décide, il tranche. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas les airs que chante ce brillant oiseau, on ne le soupçonnera pas de répéter une leçon apprise : il les compose lui-même ou, pour mieux dire, c’est la nature qui les lui enseigne. Il n’est aucun des souverains d’aujourd’hui qui ait un caractère plus nettement tracé et qui le mette davantage dans ce qu’il fait et ce qu’il dit. Il est du nombre des hommes chez lesquels les qualités innées l’emportent toujours sur les qualités acquises, et on ne lui reprochera jamais de manquer de naturel; il en a tant qu’on lui reprocherait plutôt d’en avoir trop.

Parmi ses glorieux ancêtres, ceux dont, selon toute apparence, il envie le plus le sort sont les hommes de génie qui purent se passer de ministres et de conseillers secrets, et qui pratiquèrent le gouvernement personnel sans ménagement, sans artifice et sans mystère, à la face du soleil. Comme eux, il a dit plus d’une fois : « La loi, c’est ma volonté : Sit pro lege voluntas ! Sic volo, sic jubeo. » Mais il sent bien lui-même que cela n’est qu’à moitié vrai. Il est possible que le grand Frédéric gouvernât comme une abbaye quatre cents lieues de territoire ; mais l’abbaye après lui s’est prodigieusement agrandie, et un empereur- roi qui a cinquante millions de sujets doit renoncer aux méthodes simples et abrégées. Le moyen désormais qu’il suffise à tout, qu’il gère son empire comme un domaine? Dans le retentissant discours que prononça Guillaume II à Kœnigsberg, il avait dit : « Ma porte est ouverte en tout temps à chacun de mes sujets, et je leur prête volontiers l’oreille. » On a remarqué à ce propos que son intention était fort louable, mais qu’avec la meilleure volonté du monde il lui serait bien difficile de donner audience à tous les hobereaux, à tous les bourgeois, à tous les ouvriers de campagne ou de manufactures, qui seraient charmés de s’entretenir avec lui de leurs intérêts particuliers. Faute de mieux, ils élisent des députés, qu’ils chargent de lui faire connaître leurs besoins, leurs vœux, leurs désirs et leurs griefs. C’est une grave complication que n’a point connue le grand Frédéric; il n’a jamais eu la peine de s’aboucher avec des assemblées législatives, de leur exposer ses projets et d’en obtenir les crédits nécessaires à leur exécution. Quoi qu’il entreprenne, Guillaume II ne saurait se passer du concours de ses Chambres, qu’il a quelquefois maudites, mais dont il a jusqu’ici reconnu les droits. Renonçant à l’exercice direct du pouvoir personnel, il a accommodé au temps son goût et son humeur, il a recouru aux expédiens, et c’est là l’originalité de sa situation, qui ne ressemble à rien de ce que la Prusse avait vu jusqu’à ce jour.

Un souverain condamné à s’entendre avec ses Chambres ne peut leur exposer en personne ses projets ni les discuter avec elles ; quand il le pourrait, il ne le voudrait pas: il craindrait d’attenter à la majesté du trône. Partant il est obligé d’avoir de vrais ministres, qui lui servent de négociateurs auprès du Parlement, et pour réussir dans leur délicate et laborieuse mission, ces ministres doivent avoir quelque surface et quelque autorité, être autre chose que des commis. Mais, d’autre part, sous un régime de gouvernement personnel, il leur est défendu d’avoir aucune opinion particulière, aucune volonté propre : ils ne sont que les fidèles interprètes, les truchemens de la volonté et de la pensée du souverain, et voilà le nœud de la difficulté. On exige qu’ils soient très souples, très dociles, très obéissans ; mais il faut aussi qu’ils aient assez de caractère, de mérite, de compétence, pour se faire respecter, pour imposer à une assemblée, pour avoir raison des tribuns et des ergoteurs, et il est infiniment difficile de trouver des hommes distingués qui consentent à n’être que des automates. Un jour ou l’autre, ils se redressent, ils ont des velléités d’indépendance, ils trouvent à redire aux ordres qu’on leur donne, ils font des représentations ; on discute, on s’échauffe, on se raccommode quelquefois, on finit toujours par se brouiller. Aussi faut-il s’attendre à ce que l’instabilité ministérielle soit un des caractères du règne de Guillaume II. Il n’y voit pas d’inconvénient : cette instabilité révèle au grand public le véritable état des choses. Les ministres passent, le souverain reste ; s’ils ne passaient pas, on pourrait les croire nécessaires, et il n’y a qu’un homme nécessaire, qui est le souverain.

En les choisissant, Guillaume II s’inspire des circonstances, de l’opportunité des conjonctures et des temps. Il est fertile en projets, mais il y en a toujours un qui a le pas sur les autres. Il appelle dans ses conseils les hommes qui lui semblent le plus capables de comprendre sa pensée du moment, de la goûter et de la faire approuver par les Chambres. Il leur demande d’entrer dans ses vues, il les dispense d’être des hommes d’État. Un homme d’État a des idées, et il vaut mieux qu’ils n’en aient pas : s’ils en avaient, il pourrait arriver qu’elles ne s’accordassent pas avec les siennes. L’une des conditions de la vraie, de la parfaite royauté, est que le souverain jouisse seul de la prérogative de penser, et que ses ministres soient d’excellens instrumens de transmission. « — Vous êtes mon homme,. » dit un jour Guillaume II à M. Miquel, qui lui avait été recommandé peu auparavant par le comte Waldersee. Cela signifiait : « Vous êtes l’homme le plus propre à exécuter la tâche dont je désire présentement vous charger. Si la situation ou ma pensée venaient à changer, je trouverais facilement à vous remplacer. » Je suis désolé de le comparer une fois encore à Louis XIV, dont il fait peu de cas ; mais il y a des rapprochemens qui s’imposent. Lorsque le grand roi choisit Barbezieux pour succéder à Louvois dans le ministère de la guerre, il lui dit : « J’ai formé votre père, je vous formerai de même. » Il en dit à peu près autant à Chamillard. Quand l’empereur Guillaume II annonça au général de Caprivi, le 1er février 1890, qu’il l’avait désigné pour successeur du prince de Bismarck, le général s’effara, allégua son insuffisance : il ne s’était guère occupé de politique ; les connaissances, la préparation, tout lui manquait. — « Eh ! qu’importe ? lui fut-il répondu : vous recevrez mes instructions. »

Il ne suffit pas que le souverain ait des ministres aussi dociles qu’intelligens, dont le principal office est de défendre ses idées dans le Parlement : Il leur laisse ce soin, mais il se réserve celui de parler à son peuple, d’entrer fréquemment en communication directe avec lui, de lui donner des conseils et des avis. Gouvernés longtemps par un empereur qui, économe de ses discours, abandonnait à son chancelier l’honneur et la fatigue de leur enseigner le bon chemin, les Allemands s’étonnèrent que son successeur parlât tant ; et quand ils eurent épuisé le plaisir que leur procurait cette nouveauté, ils se plaignirent qu’il parlât trop. On s’imagina que, doué comme son grand-oncle Frédéric-Guillaume IV d’une éloquence naturelle, il profitait de toutes les occasions d’exercer son talent, que le son de sa voix lui plaisait, que ce virtuose aimait à se faire admirer. Il n’en est rien, et quand on étudie de près les discours de Guillaume II, on se convainc qu’en pratiquant avec succès l’art oratoire, il s’acquitte d’une obligation que lui a imposée sa conscience. Nous vivons dans un temps où les gouvernans ne peuvent se dispenser de parler; mais, pour que le gouvernement par la parole soit conforme aux règles d’une saine politique, il faut que ce soit le souverain qui parle : le droit d’être écouté n’est pas la moins précieuse de ses prérogatives. Ce commerce incessant qu’il entretient avec la nation est le seul contrepoids efficace au parlementarisme. Un empereur qui néglige de haranguer la nation, de lui faire connaître ses idées sur les événemens, sur la situation, sur les cabales des partis, de l’admonester, de l’exhorter, de la mettre en garde contre les mauvais conseils, oublie qu’il a charge d’âmes, que le premier de ses devoirs est de faire l’éducation de ses sujets, et ce qui est plus grave, il laisse croire qu’il tient à s’effacer devant ses ministres, tandis que le principe d’autorité veut qu’il les contraigne à s’effacer sans cesse devant lui. Quand le gros bourdon se met en branle et sonne à la volée, on n’entend plus tinter les petites cloches.

Il faut convenir toutefois que cette méthode royale a ses inconvéniens. Un roi qui parle beaucoup s’expose à ce que ses sujets com- mentent, épiloguent, épluchent ses harangues, ses homélies et ses réquisitoires, et dans un pays où la presse est libre, il doit s’attendre à être traité parfois avec un peu d’irrévérence. Au mois de juin 1891, le comte Hohenthal signalait à la Chambre des seigneurs de Prusse comme un fait insolite et fâcheux la liberté que prenaient les journaux de mêler l’empereur à leurs débats et de le prendre à partie : « C’est un phénomène tout nouveau, disait-il, que de voir la personne du souverain mêlée aux discussions publiques. » Un journal de Berlin répondit avec quelque raison qu’un monarque qui désire demeurer en dehors et au-dessus de tous les débats ne doit jamais parler que par la bouche ou avec l’assentiment de ses ministres responsables. Dans presque toutes les monarchies du monde, le principe que le souverain règne et ne gouverne pas n’est qu’une fiction ; mais cette fiction tutélaire est respectée des souverains : ils ont la main dans beaucoup d’affaires, ils n’ont garde de la laisser voir. Guillaume II, tout au contraire, affecte en toute rencontre de se découvrir et de déclarer que c’est lui qui couvre ses ministres. Il devrait être tolérant pour les étourdis qui s’attribuent le droit de réplique ; il se montre cependant fort sensible à leurs attaques, et dernièrement des journalistes ont été arrêtés pour s’être permis de critiquer l’un de ses toasts. Comme le disait Voltaire, tous les gouvernemens des hommes sont des contradictions.

Beaucoup d’Allemands se plaignent aussi que, quoique leur empereur aime à parler, il se soucie peu de satisfaire leurs curiosités, qu’ils ne trouvent dans ses discours aucun éclaircissement sur tel incident étrange qui fait travailler leur imagination, sur tel point obscur de sa conduite, sur telle crise ministérielle qui leur parait une énigme. Ces Allemands candides prouvent par leurs plaintes qu’ils comprennent bien mal le système de gouvernement par la parole qu’a inauguré Guillaume II. Le souverain parle pour instruire son peuple et quelquefois aussi pour lui ouvrir le fond de son cœur ; mais il ne lui doit point l’explication de ses actes, il n’a pas de comptes à lui rendre. Les nombreux discours de Guillaume II nous donnent une idée exacte de son caractère, de ses goûts et de ses dégoûts, de ce qu’il aime ou n’aime pas, de ce qu’il approuve ou désapprouve ; mais nous n’apprenons pas, en les lisant, pour quel motif il a remplacé M. de Bismarck par le général de Caprivi et M. de Caprivi par le prince Hohenlohe : ceci ne regarde que lui, c’est son affaire, c’est son secret. Chose bizarre, ce souverain qui parle est de tous les princes régnans celui que nous croyons le mieux connaître, et il est aussi le plus mystérieux. Il sait tout le prix d’un mot bien placé, il sait aussi le prix du silence, et il pratique avec une égale supériorité l’art de parler et l’art de se taire.

Un Anglais, qui a le goût des paradoxes hasardés, qui prend plaisir à avancer et à soutenir d’insoutenables propositions, était revenu récemment de Berlin; je lui demandai quelles impressions il en rapportait. « L’empereur, me dit-il, est un homme unique, et je l’admire beaucoup ; mais il faut se défier de lui, c’est un sauvage. » Je me récriai : comparer à l’homme des bois un souverain d’un esprit si cultivé, d’une instruction si variée ! — « Eh ! oui, reprit-il, c’est le plus cultivé, le plus civilisé de tous les sauvages, mais c’est un sauvage. » Et refusant de s’expliquer, il me laissa le soin de déchiffrer son rébus.

Il voulait dire peut-être que plus l’homme se civilise, plus il a de respect pour les conventions, pour les fictions ; que Guillaume II les méprise, qu’il est ce qu’il est, et qu’il ne faut pas lui demander de forcer son indomptable naturel. Pour la plupart des rois et des empereurs la parfaite correction est la première des vertus, et leur principale étude est de bien soutenir leur personnage, de se montrer en toute rencontre tels qu’ils désirent qu’on les voie : ce n’est pas à l’homme que vous avez affaire, mais au souverain ; l’homme ne sort pas de chez lui et n’est connu que de lui-même et de son entourage. Supposez un prince qui ait l’horreur du convenu, qui se montre toujours tel qu’il est, qui dise tout haut ce qu’il pense, qui ne se compose jamais selon les circonstances et les lieux, qui fasse part à ses sujets de toutes ses impressions, qui leur déclare sans détours ses sentimens et l’idée qu’il se fait de ses droits et de leurs devoirs : un Anglais qui n’aime pas les masques pensera faire son éloge en disant qu’il y a en lui un fond d’indélébile sauvagerie. «C’est un homme unique, et. je l’admire beaucoup. » Il est si rare de ne ressembler à rien! Les cours sont le dernier endroit du monde où l’on aille chercher l’homme des bois, et quand on l’y trouve, c’est un enchantement.

« — Mais il faut se défier de lui, » ajoutait-il. Pourquoi? Parce qu’on est tenté de se fier aveuglément aux hommes qui se donnent toujours pour ce qu’ils sont, et qui ne se croient point tenus de vous dire toujours ce qu’ils feront. Les civilisés posent en principe que la politique est un art, une science; que l’habileté savante et méthodique est seule digne de présider à la direction des affaires humaines. Supposez un prince qui se gouverne par pur instinct, qu’un mouvement intérieur et tout naturel fait agir sans le secours de la réflexion, dont les volontés indélibérées ressemblent à des impulsions du cœur : quoiqu’il ne se chausse jamais de mocassins et qu’il n’ait jamais eu la fantaisie de scalper ses ennemis, il sera permis d’avancer qu’il est plus rapproché qu’un autre de l’état de nature, et il sera permis de croire que son habileté, qui n’est point une méthode apprise, mais qui tient à son tempérament, est souvent fort redoutable. Elle ne nous prévient pas, elle ne nous avertit pas de nous mettre en défense; elle a le caractère d’une inspiration subite, elle déconcerte, elle déroute par la promptitude de ses manœuvres, par la rapidité de ses coups. — « J’admire prodigieusement, disait mon Anglais, la façon dont il s’est défait de son vieux chancelier, et j’admire encore plus comment il l’a obligé à se rapatrier ostensiblement avec lui. Pour échapper à la plus fausse des situations, il entendait que le jour où mourrait ce grand homme, si populaire dans toute l’Allemagne, son empereur pût conduire son deuil, présider en personne à ces funérailles nationales. Il fallait à cet effet conclure une paix plâtrée avec cet homme terrible. Bismarck s’y est prêté, dans le vain espoir que son jeune maître allait le reprendre à son service, et assurément il n’a pas été le bon marchand de cette affaire. » Cet Anglais, qui aime les sauvages, était ravi de penser que le plus grand diplomate de ce siècle, celui qui a trompé les plus fins, s’était laissé prendre à une ruse de Huron.

Ce qui paraît certain, c’est que de tous les métiers qu’on peut faire dans ce monde, l’un des plus durs à la fois, et des moins assurés, des plus précaires, est celui de ministre de l’empereur-roi Guillaume II. Il faut avoir beaucoup de mérite et encore plus de modestie, rendre des services et ne s’en point prévaloir, être un homme utile et n’être pas un homme d’importance. On prétend que M. de Bismarck se pèse chaque matin, au saut du lit : Guillaume II pèse tous les jours ses ministres à la balance du bien public, et quand ils ont acquis trop de poids, les congédie ; ainsi le veut le système. Le prince Hohenlohe s’est appliqué, en remplissant ses hautes fonctions, à avoir une contenance modeste. Sera-t-il encore chancelier dans un mois? Un passage du toast que l’empereur portait l’autre jour à sa garde, a fait croire qu’il méditait une campagne à fond contre les socialistes, et on affirme que le prince Hohenlohe est contraire aux lois d’exception. Ce qui doit le rendre pensif, c’est que la question sociale a été l’occasion de la chute de son prédécesseur, lequel est tombé au moment où il se croyait sûr que son souverain lui sacrifierait son dangereux rival, le comte Eulenburg, président du ministère prussien.

Voici comment une brochure allemande, qui semble avoir été écrite par un homme bien informé, résume les péripéties de cette pièce[2] :

Le 19 octobre, le ministère tient une séance où le comte Eulenburg cherche à s’entendre avec ses collègues au sujet des mesures à prendre contre les partis subversifs. Le 23, M. de Caprivi, qui désapprouve les projets du comte Eulenburg, offre sa démission. Le même jour, l’empereur va le trouver, lui déclare qu’il peut compter sur lui, qu’il a toute sa confiance. Cependant le comte Philippe Eulenburg, ambassadeur d’Allemagne à Vienne, qui passe pour être fort agréable à son souverain, l’a invité à une partie de chasse dans son domaine de Liebenberg. L’empereur y trouve tous les Eulenburg, sauf le président du conseil, qu’il mande par dépêche. Sur ces entrefaites paraît un article de la Gazette de Cologne, où il est dit que l’empereur a donné raison à M. de Caprivi, « qu’il est derrière lui. » Cet article déplaît au souverain : il n’admet pas qu’on dise qu’il est derrière quelqu’un, ni qu’on puisse croire qu’il a engagé l’avenir, qu’il n’autorisera jamais des mesures contre le socialisme plus radicales que celles qui agréent au général de Caprivi. Le 26, il lui fait porter par le chef de son cabinet civil, M. de Lucanus, l’ordre de désavouer l’article. Le chancelier répond qu’il ne l’a point inspiré, mais qu’il y souscrit. Guillaume II lui fait donner sa démission et du même coup accepte celle du comte Eulenburg. Le 29, le journal officiel annonce que le prince Hohenlohe a recueilli l’héritage des deux morts.

Que se passera-t-il demain? Personne ne saurait le dire, et probablement Guillaume II lui-même ne le sait pas encore ; mais au moment opportun, il le saura, l’instinct aura parlé. Les Allemands doivent s’attendre à ce que leur empereur les étonne souvent, et ils seraient en vérité aussi exigeans que présomptueux s’ils se flattaient que les surprises qu’il leur ménage leur seront toutes agréables.


G. VALBERT.

  1. Die Camarilla am preussischen Hofe, eine geschichtliche Studie herausgegeben von Dr Erich Bischoff, Leipzig.
  2. Die Politlk am Berliner Hofe. Leipzig, 1895.