L’Empereur Guillaume II et le Parti conservateur prussien

L’Empereur Guillaume II et le Parti conservateur prussien
Revue des Deux Mondes4e période, tome 125 (p. 696-707).
L'EMPEREUR GUILLAUME II
ET LE
PARTI CONSERVATEUR PRUSSIEN

L’empereur Guillaume II a prononcé le 6 septembre, à Kœnigsberg, un discours qui a été fort commenté dans toute l’Allemagne. S’adressant à la noblesse de la Prusse Orientale, il lui disait : « L’opposition que vous me faites quelquefois est un non-sens. La noblesse prussienne n’a de raison d’être que si elle a le roi à sa tête. Comme mon grand-père, je représente la dignité royale par la grâce de Dieu. » Il ajoutait : « Serrez-vous contre moi, comme le lierre contre le chêne qu’il entoure et qu’il protège. Donnez-vous en exemple à tous ceux dont le cœur hésite encore ! »

Les seigneurs et les gentilshommes qui ont entendu ce discours en ont été sûrement émus : l’empereur-roi sait trouver les paroles qui touchent et remuent les âmes. Mais si l’un d’eux avait eu l’audace de répondre à son souverain, il aurait dit sans doute : « Vous avez mille fois raison, et Votre Majesté ne nous apprend rien ; nous savons que nous ne sommes rien sans vous, et nous ne demandons pas mieux que de vous enlacer dans nos bras aussi étroitement que le lierre enlace le chêne. Nous sommes vos amis naturels, le seul parti qui puisse vraiment s’entendre avec vous, le seul qui vous soit lié par une véritable communauté d’idées et de sentimens, le seul qui vous considère comme un roi par la grâce de Dieu et prenne comme vous le droit divin au sérieux. Tous les autres se réservent le bénéfice d’inventaire ; l’attachement qu’ils vous portent n’est à leurs yeux que la récompense temporaire des services que vous leur rendez et des concessions que vous faites à leurs intérêts et à leurs idées. Ils ont tous eux-mêmes plus ou moins transigé avec la révolution. Si en apparence ils se sont amendés, leur sagesse d’un jour est la vertu de révolutionnaires arrivés, qui trouvent le monde bien fait depuis qu’il leur a été permis de satisfaire leurs ambitions et leurs convoitises. Mais ils vous marchandent leurs respects ; ils vous jugent, ils vous discutent. L’amour qui ne discute pas est le seul vrai, et nous seuls savons aimer. Dans le temps du grand conflit, quand la royauté prussienne était en butte aux attaques virulentes d’un libéralisme factieux, quand elle était aux prises avec un Parlement qui, méconnaissant ses droits et ses prérogatives, exigeait qu’elle se soumît aux caprices aveugles d’une majorité insolente et tapageuse, où a-t-elle trouvé le secours qui lui était nécessaire pour gagner sa bataille ? Elle nous a fait signe, et nous avons dit : Nous voici ! Et lorsque votre grand-père et son ministre eurent formé de grands desseins, que tout le monde traitait de grandes folies, qui a donné ses votes et son sang pour en assurer la réussite ? C’est encore nous. Jadis la royauté nous témoignait son estime et sa bienveillance, en nous appelant dans ses conseils. Aujourd’hui elle choisit ses conseillers dans les partis que nous l’avons aidée à vaincre, et les concessions qu’elle leur fait froissent nos goûts et nos idées, qui sont les idées et les goûts de notre souverain. Si quelqu’un a changé, ce n’est pas nous : notre fidélité est toujours la même. Le lierre n’a pas abandonné le chêne, c’est le chêne qui, pour son malheur et pour le nôtre, s’est débarrassé du lierre, dont les enlacemens le gênaient. »

Si l’un de ces nobles qui étaient accourus à Kœnigsberg pour rendre hommage à leur souverain avait osé dire tout haut ce qu’il se disait tout bas, l’empereur Guillaume II aurait pu répondre à son tour : « Vous oubliez que, quelles que soient ses sympathies et ses antipathies, un roi de Prusse ne peut les prendre pour règle de sa conduite. Vous oubliez surtout que votre roi est devenu empereur d’Allemagne, et que l’Allemagne ne souffrirait pas qu’on la gouvernât en appliquant aux affaires communes le programme d’un parti prussien. Je suis et ne puis être qu’un opportuniste par la grâce de Dieu, et il m’est interdit de choisir mes conseillers dans un parti réfractaire à toute transaction et à tout opportunisme. Comprenez les nécessités de ma situation, et que telle mesure qui vous déplaît ne me plaît qu’à moitié à moi-même. Ne vous suffit-il pas de savoir que votre souverain, quand il vous contrarie, est de cœur et d’âme avec vous ? »

Telle est, en effet, la situation de l’empereur-roi : il doit faire beaucoup de choses qui déplaisent à ses meilleurs, à ses plus sûrs amis, et il n’a garde de se gouverner par leurs conseils. Celui de ses ministres en qui il semble avoir le plus de confiance, M. Miquel, n’a-t-il pas été l’un des chefs de ces libéraux-nationaux auxquels la royauté unie aux conservateurs et aux féodaux a fait jadis une guerre acharnée ? En cela le monarque suit l’exemple que lui avait donné le prince de Bismarck. L’ex-chancelier lui aussi a été obligé de rompre avec le parti conservateur, qu’il avait autrefois conduit à la bataille, et auquel il appartenait par le tour et le tempérament de son esprit autant que par ses principes. Tous les chefs d’État sont condamnés à mécontenter souvent leurs amis et à tirer quelquefois sur leurs troupes : c’est une dure nécessité et l’une des servitudes du pouvoir.

Exiger des conservateurs prussiens qu’ils se résignent aux nécessités des situations et de la politique, c’est leur demander l’impossible. Le caractère de ce parti est d’avoir des principes qui sont des dogmes, et les dogmes ne sont des dogmes qu’à la condition d’être inflexibles et immuables. La tolérance est fille du doute, et les grands intransigeans de l’histoire avaient tous l’esprit dogmatique. Ni les révolutions ni les grands événemens qui préparaient à la Prusse et à l’Allemagne des destinées nouvelles n’ont pu décider les conservateurs à retrancher un mot de leur programme ; il est toujours resté le même : Sit ut est aut non sit ! Les principes auxquels ils demeurent si obstinément attachés ont été formulés autrefois par un homme de grand talent, Friedrich-Julius Stahl, qui joignait à une dialectique serrée une éloquence entraînante. Quiconque l’a entendu comme moi, en 1851, exposer sa doctrine dans une salle de l’Université de Berlin, a conservé un vif souvenir de sa parole chaude et de l’enthousiasme qu’elle excitait dans un auditoire où les hauts fonctionnaires, les généraux, les officiers en uniforme étaient aussi nombreux que les étudians. Les conservateurs sont restés si fidèles à la pensée du maître que, comme le remarque le docteur L. Jacobowski dans le réquisitoire qu’il vient de publier contre eux, aujourd’hui encore ils s’inspirent dans toutes leurs déclarations officieuses des théories et des formules de Stahl[1]. Ajoutons que ces formules et ces théories ont été hautement approuvées par plus d’un roi de Prusse, que Stahl n’a fait que réduire en système les maximes des Hohenzollern et leur foi politique, qu’ils ont le droit de considérer comme un bien de famille. « Nous ne saurions mieux prouver notre fidélité à notre souverain, peuvent dire les conservateurs, qu’en demeurant fidèles à nos principes, qui, quoi qu’il dise ou quoi qu’il fasse, seront toujours les siens. »

La théorie la plus chère au parti comme au souverain est la doctrine de l’État chrétien. L’État qui se désintéresse des questions de croyances et de cultes manque à sa mission et travaille à se détruire lui-même. M. de Bismarck disait en 1847, lorsqu’il n’était encore que le plus fougueux des droitiers, que l’État chrétien n’est pas une vaine fiction, une invention de docteurs, que cette idée est aussi ancienne que celle du Saint-Empire romain ; et il ajoutait : « Tout État qui veut durer, tout État qui veut défendre son droit à l’existence contre ceux qui l’attaquent, doit être fondé sur une idée religieuse.. » Les gouvernemens ont, comme les particuliers, des devoirs religieux à remplir ; ils doivent s’occuper d’établir le règne de Dieu dans le monde. Est-ce à dire qu’ils soient tenus d’observer dans la pratique journalière tous les articles de la morale chrétienne ? Ce n’est pas ainsi que l’ont entendu les rois de Prusse les plus pieux. Ils ne se croyaient pas tenus détendre la joue droite quand on les avait souffletés sur la joue gauche, de mépriser les biens terrestres, de vendre leurs terres pour les donner aux pauvres, d’aimer et de bénir leurs ennemis. On en connaît au contraire qui étaient de grands amasseurs de trésors, qui détestaient cordialement les gens dont ils avaient à se plaindre, et on les a vus quelquefois rendre quatre soufflets pour un seul qu’ils croyaient avoir reçu.

Il n’est jamais venu à l’esprit des conservateurs prussiens d’exiger que leur souverain, dans ses rapports avec ses sujets et avec les puissances étrangères, fût débonnaire et patient comme l’Agneau sans tache. Ils n’ont jamais dit : « Heureux les rois qui sont doux, car ils posséderont la terre ! Heureux les pacifiques, car ils seront appelés les fils de Dieu ! » Ils n’ont pas le cœur tendre : ce qu’ils respectent, ce qu’ils glorifient le plus dans ce monde, c’est la force, et ils sont convaincus que c’est par la force seulement qu’on peut tenir les peuples. Il s’est fait en eux une combinaison étrange de l’esprit religieux et de l’esprit militaire. Leur Dieu est avant tout le Seigneur des armées ; de toutes les inventions humaines celle qui leur paraît la plus divine, c’est l’épée, et un roi qui ne la tire jamais n’est à leurs yeux qu’un fantôme de roi. Ils pensent que, les souverains ayant charge d’âmes, et les peuples étant naturellement indociles et rebelles, celui qui est fait pour commander doit être toujours prêt à user de contrainte pour ranger à leur devoir ceux qui sont nés pour obéir. Beaucoup d’entre eux sont de chauds luthériens. A la vérité, ils sont trop de leur siècle pour dire avec Martin Luther : « Le devoir des princes est de battre M. Tout-le-Monde, den Herrn Omnes, de l’étrangler, de le pendre, de le brûler, de le décapiter, de le rouer, de telle sorte qu’ils se fassent craindre et qu’ils contraignent le peuple à leur obéir comme on contraint les porcs et les animaux sauvages. » Mais ils savent gré au grand réformateur d’avoir dit en termes plus mesurés « que, comme l’Anier fait avancer son âne à coups d’aiguillon, l’autorité instituée par Dieu doit souvent recourir aux verges pour pousser dans la bonne voie la vile multitude. »

Qu’est-ce qu’un roi chrétien ? Il représente la force, mais cette force, bénie du ciel, a un caractère sacré. C’est le grand dogme enseigné par Stahl et professé par ses disciples. Ce dogme ne pouvait suffire à l’âme généreuse de Guillaume II. Il a paru disposé à donner à la doctrine de l’État chrétien une définition moins biblique, mais plus évangélique. On a pu voir, peu après son avènement au trône, avec quelle ardeur il s’occupait de la question sociale. Il a déclaré plus d’une fois qu’un souverain par la grâce de Dieu est le défenseur providentiel des droits et des intérêts des petits. M. Casimir-Perier disait à Châteaudun « que les humbles et les deshérités devaient tenir la première place dans la sollicitude des pouvoirs publics. » L’empereur Guillaume II l’avait dit avant lui à sa manière ; mais les conservateurs avaient peu goûté ses apitoiemens sur les misères de M. Tout-le-Monde : ils avaient craint que leur roi ne s’engageât dans des voies dangereuses, et lui-même n’a pas tardé à s’arrêter. Il s’accorde avec ses amis naturels pour regarder son armée comme la plus sacrée des institutions ; à leur vive satisfaction il s’est occupé de l’augmenter : on ne peut tout faire, il faut choisir. Il leur a tenu à Kœnigsberg un langage qui leur revenait davantage ; il leur a dit : « Combattons ensemble pour la religion, la morale et l’ordre contre les partis subversifs ! » Cette fois ils l’ont compris, et ils se sont flattés peut-être qu’il avait à jamais renoncé à ses chimères.

La transaction est tellement la loi des affaires humaines que les plus intransigeans transigent bon gré, mal gré, et ne peuvent se dispenser de compter avec les réalités de ce monde. Un pays vraiment chrétien serait celui où l’une des formes du christianisme serait reconnue comme religion officielle, et où cette religion, rendue obligatoire, serait imposée à tous les citoyens, contraints désormais de l’observer et de la pratiquer, conformément à l’antique principe qui voulait que les sujets eussent la religion de leur prince. Mais ce principe serait d’une application difficile dans le royaume de Prusse, partagé entre trois confessions rivales, les luthériens, les réformés et les catholiques. Ajoutez que la politique traditionnelle des Hohenzollern, en matière de croyances, est depuis longtemps ce qu’on appelle la politique paritaire, laquelle consiste à tenir, dans l’intérêt de la paix publique, la balance égale entre les églises reconnues. Aussi Stahl s’est-il vu dans la nécessité de réduire, pour employer ses expressions, le Credo officiel, dont ne peut se passer un État chrétien, « à un minimum de foi », c’est-à-dire à la reconnaissance du caractère divin des révélations contenues dans les Évangiles. « L’État chrétien, disait-il mélancoliquement, ne peut être qu’un à peu près. » Mais cet à peu près a son prix. Un grain de musc suffit pour parfumer un appartement ; c’est assez d’un grain de foi pour répandre dans tout un royaume une pénétrante odeur de dévotion.

Ce minimum auquel l’État chrétien consent à réduire sa confession de foi sera-t-il rendu obligatoire pour tous les citoyens ? La logique dit oui, mais ici encore Stahl se dérobe. Il sentait combien il serait périlleux et difficile de prétendre établir l’unité religieuse dans un pays aussi divisé que la Prusse, aussi travaillé par l’esprit philosophique ou le philosophisme ; dans un pays où, sans parler des juifs, il y avait tant d’incrédules, de libres penseurs, de déistes, de panthéistes et de sceptiques. Il se contentait de demander que, quelles que fussent les croyances particulières des individus, il leur fût défendu d’attaquer publiquement celles de l’État. Désespérant de leur imposer la foi, il leur imposait du moins le respect. S’il n’avait tenu qu’à lui, la critique irréligieuse aurait été proscrite, on aurait rogné les griffes à ce monstre, et il eût été interdit à tout Prussien de lire Strauss. Mais il y avait un point sur lequel il ne transigeait pas : il déclarait que, dans un État qui se dit chrétien, tous les fonctionnaires sont obligés de l’être, que du premier au dernier tous doivent croire ce que croit le souverain ; et ses disciples parlent comme lui. Dans la séance de la Chambre des députés de Prusse du 28 janvier 1893, M. de Minnigerode-Rositten affirma qu’il exprimait les vœux de tout son parti en souhaitant que désormais en Prusse tous les représentans de l’autorité fussent choisis parmi les croyans. — « Y pensez-vous ? lui demanda l’un des chefs du parti libéral, M. Rickert. Vous voulez donc que tout fonctionnaire, tout préfet, tout ministre, tout juge, soit mis en demeure d’être un bon chrétien, même les maires de villages, même les gendarmes ? » À chaque article de cette énumération, les conservateurs s’écriaient d’une seule voix : « Oui, nous le voulons. » Ils n’admettaient pas qu’un sceptique ou un déiste pût faire un bon gendarme.

— Eh ! quoi, dira-t-on, l’orthodoxie est-elle donc une garantie de capacité ? Est-ce l’homme le mieux pensant qui, grâce à ses opinions irréprochables, s’entendra le mieux à négocier un emprunt, à gouverner une province, ou à construire un pont ? Vous priverez-vous des utiles services de financiers de grand talent, d’administrateurs consommés, d’habiles et savans ingénieurs, parce qu’ils ne peuvent pas croire aux révélations contenues dans les Saintes Écritures ? — Laissez donc, répliquent les conservateurs, nous ne nous priverons point de leurs services, s’ils sont de bons patriotes et de loyaux serviteurs de leur roi, car, cela étant, ils penseront que, tenus de se donner à lui, ils doivent se donner tout entiers et ils sentiront eux-mêmes le besoin de croire ce qu’il croit. On a dit, il est vrai, qu’il en est de la religion comme de l’amour, que rien n’est plus indépendant de la volonté que d’aimer et de croire. C’est une dangereuse erreur, et l’homme incapable de croire à volonté ne sera jamais un vrai fonctionnaire.

Un officier prussien, grand admirateur de Stahl et très bon fils au, demeurant, me disait un jour à Berlin qu’un vrai soldat est un homme qui n’hésiterait pas à fusiller son père si l’ordre lui en était donné par son capitaine, et il me disait aussi qu’un vrai royaliste est celui qui ne ferait pas de grandes difficultés pour admettre qu’il fait jour à minuit, si son souverain lui en donnait sa parole. Les conservateurs ne disent pas comme Pascal : « Abêtissez-vous. » Non, ils ne jugent pas nécessaire de s’abêtir ; ils disent : « Votre attachement pour votre roi n’est qu’une feinte si vous ne lui donnez pas avec votre cœur les clés de votre conscience et le droit de la gouverner. » Ce parti mystico-guerrier a introduit dans les affaires religieuses l’esprit de discipline militaire. A l’entendre, il en coûte aussi peu au bon gendarme de croire par ordre supérieur que d’exécuter sa consigne. Refusez-vous, votre incrédulité vous paraît-elle invincible, vos doutes vous sont-ils plus chers que votre roi ? c’est que vous n’êtes pas de vrais royalistes. Il y a dans votre cœur un amour de l’indépendance inconciliable avec le service et une rébellion commencée. Pour les disciples de Stahl, l’incrédulité est une désobéissance et devrait être punie comme telle ; ils regardent tout hérétique comme un révolutionnaire, tout révolutionnaire comme un hérétique. Hélas ! M. Jacobowski leur répondra que le régicide Hœdel s’est vanté au président du tribunal de pouvoir chanter au moins cent cantiques, et un conseiller du ministère des cultes lui rendit le témoignage qu’il savait son catéchisme sur le bout du doigt.

Les gouvernemens ne doivent pas se contenter d’accorder à l’Église le secours de leur police pour assurer le libre exercice du culte, d’entretenir avec elle des relations pacifiques et de lui faire une part dans le budget. Non seulement l’État chrétien a un credo qu’il proclame publiquement en toute occasion, et qu’il défend dans la mesure du possible contre les agressions des philosophes et des incrédules ; son devoir est de considérer les choses d’ici-bas et les institutions humaines comme l’Église les considère. Le mariage est pour elle un sacrement ; l’État doit conserver son caractère sacramentaire à ce contrat et ne regarder comme légalement mariés que l’homme et la femme qui ont fait bénir leur union par un ministre du culte.

Quand le mariage civil fut institué en Prusse le 9 mars 1874, ce fut un grand événement et un grand scandale pour les conservateurs. C’était le temps du Kulturkampf : en proposant cette loi, le gouvernement faisait acte de guerre et de représaille contre l’Église romaine, et ce fut bien à regret qu’on se vit forcé de l’appliquer aussi à l’Église évangélique. On avait eu soin d’exprimer dans les considérans du projet le désir que personne ne s’en tînt au mariage civil et ne se dispensât de rechercher les grâces attachées au mariage religieux. Le 17 décembre 1873, M. de Bismarck avait déclaré que c’était malgré lui et après un grand combat intérieur, ungern und nach grossen Kampf, qu’il s’était décidé, d’accord avec ses collègues, à demander à Sa Majesté l’autorisation de présenter ce projet. Il en avait coûté à l’empereur Guillaume Ier de se prêter à une mesure qui inquiétait sa conscience et contristait ses amis. En pareil cas, il les engageait à prendre exemple sur ses gémissantes résignations. Il leur disait : « Un souverain ne fait pas toujours ce qu’il veut, de dures nécessités pèsent sur lui, résignons-nous. » Ils ne se résignèrent pas. Le ciel se charge d’adoucir les violences que se fait à lui-même un roi opportuniste. Quand on est assis sur un trône, on voit ses chagrins de haut ; les simples mortels sont condamnés à vivre avec eux. L’État chrétien considère le mariage comme un sacrement, et il estime que l’école primaire est essentiellement destinée à faire l’éducation religieuse des peuples. « Nous voulons des maîtres chrétiens pour des écoliers chrétiens, » ont dit les conservateurs dans leur programme de 1892. Ce n’est pas assez que l’école soit ouverte aux prêtres et aux pasteurs chargés d’expliquer aux enfans leur catéchisme et leurs devoirs envers Dieu ; il faut que l’instituteur mette son enseignement en harmonie avec le leur, qu’il s’applique à inoculer à la jeunesse un peu de ce vaccin qui peut seul la préserver des maladies mortelles de l’esprit, si répandues aujourd’hui, la soustraire à l’action malfaisante de ces microbes qu’on absorbe avec l’eau qu’on boit, avec l’air qu’on respire. Qu’on n’objecte pas qu’il est bien difficile de faire servir l’enseignement de l’arithmétique, de l’orthographe, de la grammaire, de la géographie à l’édification des âmes ! Si l’instituteur a été trié sur le volet, s’il est un bon chrétien, quoi qu’il enseigne, il fera sa part au dogme ; il prendra de tout occasion de rappeler à ses élèves qu’ils ont un Dieu et un roi. Qu’il se garde bien de rester neutre en religion et en politique ! Il ne serait plus qu’un de ces tièdes que le Seigneur vomira de sa bouche. Cette neutralité déplorable est une pratique courante dans l’école mixte ; l’instituteur se dit sans cesse : « Il y a ici des fils d’israélites et de déistes ; ne disons rien qui puisse les blesser. » Comme le parti du centre catholique, les conservateurs protestans ont l’école mixte en horreur, ils se sont toujours prononcés énergiquement en faveur de l’école confessionnelle. L’empereur Guillaume II leur fit un grand plaisir quand il autorisa M. de Zedlitz à présenter ce fameux projet sur l’enseignement primaire, qui a soulevé dans les universités une si vive opposition. Mais il prouva, en retirant ce projet, qu’il faisait passer la politique de raison avant la politique de sentiment, qu’il aimait mieux mécontenter ses amis que de se brouiller avec l’opinion publique.

Le bien que l’État fait à l’Église, l’Église le lui rend avec usure. Qu’il la patronne, qu’il la protège, qu’il la défende contre ses ennemis ! Il peut être certain qu’à son tour elle le défendra contre les menées des démagogues et les conspirations des sociétés secrètes. Quand elle est contente du prince, elle enseigne que la royauté est une institution divine, que lui désobéir est une impiété ; qu’on ne peut manquer à son roi sans offenser son Dieu. La religion seule peut donner une assiette inébranlable au principe d’autorité. Le droit divin est une doctrine qui ne s’enseigne plus dans les facultés de droit. Qui l’enseignera si ce n’est l’Église ?

Stahl, qui était un croyant, allait jusqu’à dire que non seulement Dieu communique aux souverains un peu de sa majesté, mais qu’il leur donne en partage cette parfaite indépendance qui est le plus glorieux de ses attributs, « qu’un roi est un être sans besoins ; qu’il ne peut et ne veut rien recevoir de ses sujets ; qu’il est celui qui donne tout et à qui on ne peut rien donner. » On aurait pu lui répondre qu’un roi sans liste civile ferait une triste figure dans ce monde, et qu’on n’a jamais vu les listes civiles tomber du ciel sous la forme d’une pluie d’or. Mais Stahl avait raison d’affirmer qu’un souverain ne devient indiscutable que lorsqu’il est respecté par son peuple comme le représentant de Dieu sur la terre. Supprimez ce caractère sacré du souverain, la royauté n’est plus qu’une institution d’utilité publique, et le jour où l’on découvrira qu’elle est moins utile qu’on ne le pensait, on la remplacera par autre chose.

M. de Bismarck disait un jour : « Mon métier n’est pas de discuter des questions de dogmes, je suis condamné à ne faire que de la politique. » Mais en 1847, quand il était encore un rigide conservateur et que ses grandeurs ne l’avaient pas rendu infidèle à ses principes, il avait dit : « Un roi qui se proclame souverain par la grâce de Dieu ne prononce pas selon moi une vaine formule. Il affirme que c’est de Dieu qu’il tient son sceptre et qu’il n’est responsable que devant Dieu de l’usage qu’il en peut faire. » Le parti conservateur est le seul qui interprète dans le sens littéral la doctrine du droit divin, et la comprenne comme le souverain la comprend lui-même. Le droit divin est un mystère, mais ce mystère, comme le disait Stahl, explique bien des choses et particulièrement pourquoi les souverains les plus religieux peuvent se dispenser, en sûreté de conscience, de pratiquer tous les préceptes de la morale évangélique. Certains commandemens obligent les particuliers, et n’ont pas été faits pour l’autorité qui représente Dieu sur la terre. « Elle porte l’épée, est-il écrit dans le saint Livre, et elle ne la porte pas en vain. » Il est interdit aux particuliers de haïr leurs ennemis. « Tu ne tueras pas, tu ne te vengeras pas. » Ils ne sauraient enfreindre cette prescription sans perdre leur âme. Mais les souverains sont tenus de venger leurs injures, car la vengeance appartient au Seigneur et aux élus qu’il a chargés d’établir son règne dans le monde. Il s’ensuit aussi que discuter son roi, c’est se rendre coupable d’une étourderie sacrilège et outrager le Dieu qui se cache derrière lui.

Comment un roi n’aurait-il pas quelque tendresse pour les fervens défenseurs de ses prérogatives ? Le vrai royalisme est dans ce siècle une plante rare. Les conservateurs prussiens sont restés fidèles à cette idée du moyen âge que le service ennoblit l’homme. Servir son Dieu en servant son roi, c’est la plus glorieuse des obéissances, la seule humilité qui n’abaisse pas le cœur. Mais il est une servitude contre laquelle leur fierté se révoltera toujours. Ils ne consentiront jamais à se soumettre aux volontés d’un peuple en délire, qui se croit son maître, ni aux prétentions arrogantes des tribuns, ni au gouvernement tumultueux des majorités. Le parlementarisme n’est à leurs yeux que la forme byzantine de la démagogie et l’hypocrisie de la désobéissance. D’où sont venus tous les malheurs ? Hélas ! la Prusse eut naguère pour roi un homme fort distingué, aussi savant théologien que grand connaisseur en matière d’art et de littérature. Son peuple s’étant insurgé, ce dilettante couronné, qui aimait trop les choses de l’esprit, oublia que Dieu avait remis entre ses mains le glaive de la justice pour qu’il s’en servit. Il entra en arrangement avec la révolution, il signa avec elle un traité fatal qui a lié ses successeurs. Quiconque a lu la Bible sait qu’un jour les arbres se mirent en chemin pour aller choisir et oindre un roi. Ils s’adressèrent successivement à l’olivier, au figuier, à la vigne, et ils leur dirent : « Régnez sur nous. » Mais l’olivier répondit : « Je préfère mon huile à l’ingrat plaisir de vous gouverner. » Le figuier dit à son tour : « Vous êtes de sottes gens, j’aime mieux mes figues. » Et la vigne leur déclara que leurs affaires n’étaient pas les siennes, qu’elle ne s’occupait que de son vin, qui réjouit le cœur des dieux et des hommes. Alors les arbres dirent au buisson d’épines : « Viens et règne sur nous. » Le buisson accepta et dit : « Réfugiez-vous comme vous pourrez sous mon ombrage, sinon un feu sortira de moi et dévorera les cèdres du Liban. » Tel est le sort des souverains qui s’abandonnent. Si le buisson d’épines ne règne pas sur la Prusse, il est devenu du moins fort gênant, son outrecuidance n’a plus de bornes, et l’olivier, que Dieu avait oint, est sans cesse obligé de compter avec lui. Quelle joie pour les conservateurs si l’empereur-roi venait à se brouiller avec son parlement, qui est son buisson ! Mais jusqu’ici on vit en paix, et si on échange de temps à autre quelques propos vifs ou aigres, on finit toujours par s’arranger. Est-il de si bons ménages qu’on ne s’y querelle jamais ?

Nous vivons dans des temps si troublés qu’il n’y a point de parti, quelque pures que soient ses intentions, qui n’ait ses inconséquences et ses tares. Les conservateurs prussiens n’ont pas seulement des dogmes, ils ont des intérêts ; ils sont les représentans de la doctrine du droit divin, mais ils représentent aussi la grande propriété foncière, et en mainte circonstance, ils ont reproché à leur souverain de ne pas faire passer leurs intérêts avant tous les autres. Ces grands ennemis de l’utilitarisme politique et de l’esprit de discussion se sont permis de discuter ce qu’ils appellent ses accommodemens et ses fâcheux compromis. A la vérité, ils mêlent un peu de dogme à leurs théories économiques. Ils tiennent que, la terre ayant été créée par Dieu, ceux qui la cultivent sont plus près de lui que les financiers et les agens de change, que le Seigneur des armées est aussi le Dieu des agriculteurs, qui sont ses ouvriers ; que c’est pour eux qu’il fait briller son soleil et envoie du ciel les pluies fécondantes. Aussi pensent-ils que la propriété foncière est la seule qui se recommande d’elle-même à la sollicitude de l’État, et ils se plaignent avec aigreur qu’on ne les protège pas assez, qu’on les délaisse, qu’on les sacrifie. Quand on est mécontent, on contracte quelquefois des liaisons dont on aurait rougi dans les jours de bonheur et de prospérité ; on fréquente des gens suspects, auxquels on conte ses chagrins, et qui les enveniment en les plaignant. Ces conservateurs mystiques et agrariens ont vu dernièrement mauvaise compagnie ; ils ont coqueté avec les antisémites, qui, toujours prêts à s’allier aux socialistes, ont fait en vain beaucoup d’avances à l’empereur Guillaume II. Il leur a fait sentir que leurs tendances et leurs entreprises ne lui agréaient point ; qu’il les regardait comme des fauteurs de désordres, qu’il défendrait contre eux la paix publique. Aussi bien un roi de Prusse peut-il se donner à un parti ? Le prince de Bismarck ne s’était jamais donné, mais si dur qu’il fût pour ses anciens amis, il les avait consolés de ses rigueurs par sa conversion au protectionnisme. L’empereur Guillaume II est un protectionniste moins convaincu ; il a pensé qu’il était quelquefois d’une saine politique de conclure des traités de commerce, et les agrariens sont tentés de croire que le jour où il les a signés, la grâce divine l’avait abandonné.

Ces mécontens ont pris plus d’une fois l’attitude d’un parti d’opposition ; mais quels que soient leurs griefs contre leur souverain, ils n’oublient jamais qu’il est leur roi. Laissant aux tribuns les propos injurieux, ils le ménagent dans leurs discours, ils parlent de lui avec plus de chagrin que de colère, ils le plaignent de ne plus s’appartenir et ils s’en prennent à ses conseillers. Leur opposition se manifeste par un pessimisme morose. Ils annoncent des malheurs ; ils affirment que grâce aux traités de commerce, c’en est fait de l’agriculture allemande, qu’avant peu les terres resteront en friche, qu’une pauvreté noire régnera dans les campagnes, que les socialistes en profiteront pour prêcher la parole de mort dans les chaumières comme dans les casernes ; que, l’État ayant rompu avec les vieilles traditions, les doctrines funestes mettront un jour le trône en danger, et que, dans les temps d’orage, des ministres libéraux sont une maigre ressource, que ces roseaux plient à tous les vents. Ils disent, comme Jérémie, que la vigne sainte a dégénéré, que le royaume béni de Dieu a délaissé la source qui jaillissait du rocher pour se creuser des citernes crevassées qui ne retiennent pas l’eau ; que Sion n’est plus que l’ombre de Sion, et ils lui crient : « Tu ne te souviens plus de ce que tu adorais quand tu étais jeune. Tu t’es prise à aimer les dieux étrangers, et tu cours après eux. »

Le 6 septembre, l’empereur a adressé d’assez vertes leçons à ces prophètes de malheur ; mais il leur a fait sentir aussi combien, en dépit de leurs apparentes infidélités, il les estime et les aime. Il s’entend à assaisonner les réprimandes, à mêler quelque douceur à l’amertume des reproches. Ce souverain par la grâce de Dieu a aussi la grâce qui vient du cœur. Il nous l’avait prouvé à nous autres, Français, en nous écrivant naguère une lettre de dix lignes qui a changé comme par enchantement l’idée que beaucoup d’entre nous se faisaient de lui : s’ils n’ont pas été convertis, ils ont été touchés. Aura-t-il à la fois touché et converti les grands et les petits seigneurs qu’il a harangués à Kœnigsberg ? — « Vous n’êtes rien si vous n’avez votre roi à votre tête. » — Ils le savaient, ils n’en doutent pas, ils n’en ont jamais douté, mais ils voudraient que leur roi leur appartint davantage ; il est des biens précieux qu’on n’entend partager avec personne. — « Nous avons les mêmes ennemis ; combattons ensemble pour la religion, la morale et l’ordre contre les partis subversifs. » — Si cette exhortation a pu leur plaire, elle a causé en revanche beaucoup d’émotion et d’inquiétude dans toute l’Allemagne.

On s’est demandé si pour reconquérir le cœur de ses amis mécontens et se faire pardonner les traités de commerce, l’empereur n’allait pas adopter désormais une politique plus militante, entrer en campagne contre les idées libérales et ceux qui les prêchent ; si cette phrase mystérieuse n’annonçait pas des lois de combat ; s’il ne méditait point d’apporter des restrictions à la liberté de la parole, de la presse et au droit de réunion. Comme les conservateurs, les libéraux ont leurs Jérémies, et ces Jérémies prophétisent souvent de grands malheurs, qui, selon toute apparence, n’arriveront jamais. Un souverain aussi intelligent, aussi avisé que Guillaume II, a le sentiment trop net de sa situation, de ses devoirs, pour abandonner à la légère la politique d’accommodement qui lui a si bien réussi et se lancer dans les aventures. Il est condamné à ne pas gouverner avec ses amis, condamné à les chagriner souvent. Il s’y résigne et il espère qu’ils finiront par s’y résigner comme lui.

Les conservateurs, s’il faut en juger par leurs journaux, ne se sont point fait d’illusions ; ils se sont dit : « Il nous a témoigné une fois de plus l’affection qu’il nous porte ; mais il ne s’est point engagé à récompenser un jour celle que nous lui portons. » Ce parti continuera d’aimer son roi et de le bouder. Il boudera comme l’ami préféré, mais compromettant, qu’on fait monter chez soi par l’escalier dérobé, et qui s’indigne de cette précaution offensante. Il boudera comme la femme aimée, à laquelle on prodigue les attentions flatteuses, les tendres propos, les sourires et les caresses, mais que par des raisons de haute convenance, on n’épousera jamais. — « Quoi ! jamais, et vous m’aimez ! — Jamais, ma chère ; c’est impossible. Qu’en dirait l’Allemagne ? »


G. VALBERT.

  1. Der christliche Staat und seine Zukunft, von Dr Ludwig Jacobowski. Berlin, 1894. Verlag von Carl Duncker.