L’Emigration dans l’Italie méridionale

L’Emigration dans l’Italie méridionale
Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 152-168).
L’ÉMIGRATION
DANS L’ITALIE MÉRIDIONALE

Dans les gares de l’Italie méridionale, il n’est pas rare d’apercevoir, gauchement blotties au fond des salles d’attente, des familles entières, traînant avec elles un confus attirail de ménage, et visiblement étonnées de tout ce qui passe sous leurs yeux, étonnées, aussi, de la pitié curieuse dont parfois elles sont l’objet : ces pauvres gens prennent congé de l’Italie, se flattant le plus souvent que le congé ne sera que temporaire et ne désespérant point de revenir mourir de vieillesse sur ce sol où ils ne veulent pas mourir de faim. Lorsqu’ils descendent de très haut, lorsqu’ils viennent de très loin, des sommets de la Sila ou des gorges de la Basilicate, ils prennent contact avec cette façon de civilisation qui avoisine les voies ferrées, comme on prend contact avec les impalpables apparitions d’un songe ; ils s’arrêtent devant les fontaines, hésitent devant les guichets, tremblent devant les locomotives : tout leur est nouveau, tout leur apparaît comme magique. Et puis on les emballe dans des wagons et l’on fait dévaler ce bétail humain vers l’une des villes de la côte, où se forment les bataillons de la misère, en partance pour l’Amérique du Sud. Ils sont expédiés là-bas, dans des terres qu’ils doivent défricher, assainir, préparer au service de l’homme ; les régions où on les parque sont plus neuves encore, nous allions dire plus sauvages que les parties reculées de l’Italie qui furent leur première demeure ; entre leur point de départ et leur point d’arrivée, ils ont traversé la civilisation contemporaine, comme au fond du désert le voyageur pressé traverse une oasis ; mais ils sont destinés à n’en point jouir, à n’y point être initiés, à n’y participer, d’une façon toute passive, que dans la mesure où ils en sont les victimes.


I

Ils sont des victimes, en effet ; et deux ennemis les mettent en fuite : c’est, d’une part, le désarroi économique provoqué par le rapprochement des distances et par la concurrence des divers marchés ; et c’est, d’autre part, la lourdeur des impôts, que les ambitions de l’Italie royale ont rendue nécessaire. La Basilicate, district oublié, nous dirions volontiers perdu, qui, par son isolement même, semblerait fait pour retenir ses habitans, est l’un de ceux qui donnent à l’émigration le plus fort contingent. Les attraits variés du vaste monde, présentés ou racontés aux indigènes de certaines provinces par la foule toujours renouvelée des touristes, ne peuvent exercer aucune séduction sur les paysans de la Basilicate, car les touristes y sont rares, les excursions même y sont difficiles. Mais, ce qui les pousse hors de chez eux, c’est le besoin ; c’est la faim ; c’est cet amour même de l’existence, tenace, invincible, et qui, parfois, survit plus aisément aux âpretés de la souffrance qu’à la monotone mélancolie du bien-être. « L’agriculture et ses produits sont en grande décadence ; et tous les efforts du capital et du travail en vue d’une activité industrielle n’ont laissé aucun résultat apparent » : ainsi s’exprime le dernier rapport de la Chambre de commerce de Potenza, publié en 1897. Et les détails précis foisonnent, à l’appui de cette doléance. En Basilicate, depuis quinze ans, le gros bétail a diminué de 6 000 têtes ; la valeur de la propriété a baissé de plus de 50 pour cent ; le prix de l’hectolitre de grain est tombé à 14 francs ; sur une cinquantaine de petites banques dont on avait risqué l’établissement, quarante à peu près ont sombré ; les rares industries qui avaient pris quelque éveil ont périclité ou succombé, sous l’indiscrète pression de l’impôt qui frappe la richesse mobilière. On a tellement aggravé cette pression, qu’en treize ans le rendement de cet impôt s’est accru de 184 000 francs. Et comme certaines habitudes de fiscalité, inaugurées par le pouvoir central, deviennent d’un contagieux exemple, les municipalités à leur tour se sont faites usurières : pour un petit baudet, le paysan paie, parfois, une taxe annuelle s’élevant jusqu’à 9 francs, et il se révolte, mais en vain, lorsqu’il voit le percepteur assimiler à un signe de richesse la monture du pauvre. Lorsque, juché sur cette monture, avec des sacs de fourrage ou de légumes lui servant de selle, il se présente à l’entrée de la bourgade, l’octroi l’arrête, lui fait mettre pied à terre, enfonce dans les sacs des piques exploratrices, moleste le brave homme pour qu’il paie, et le bourre encore, parfois, lorsqu’il n’a rien à payer. C’est la passivité naturelle de ces populations qui leur rend moins dure l’inclémence des conditions dévie ; mais, lorsque cette inclémence devient si terrible qu’elle risque de supprimer les moyens mêmes de vivre, alors l’instinct de conservation l’emporte, et les accule à l’exil.

Dès 1882, le ministère de l’intérieur, à Rome, adressait des circulaires aux préfets des provinces méridionales pour leur demander la raison des progrès de l’émigration, et, dans tous les rapports que ces fonctionnaires rédigèrent, une même explication était alléguée : la misère, toujours la misère. « C’est là le mobile unique de l’émigration, » écrivait le préfet de Reggio. « C’est là, sans nul doute, reprenait celui de Potenza, la cause première qui pousse les agriculteurs, les journaliers et autres ouvriers à quitter le pays ; car les salaires ne leur permettent pas de faire front aux nécessités les plus urgentes de l’existence. » A Catanzaro, l’administration faisait écho : « Le principal motif de l’émigration, écrivait-on, est le salaire très mesquin que reçoivent les ouvriers des campagnes, et le fait que, souvent, ils n’ont pas de travail. » Et le préfet de Cosenza, insistant à son tour, affirmait que « la misère est la raison la plus importante de l’émigration. » De la Basilicate et des divers points de la Calabre, ces réponses arrivaient à Rome, toutes pareilles, se répétant avec la triste uniformité d’une litanie.

Assurément, depuis trente années, le prolétariat agricole, dans le royaume de Naples, est devenu plus misérable, ou tout au moins, — ce qui est à peu près équivalent, — il a eu plus nettement conscience d’être misérable. Mais si le phénomène de l’émigration a pris, du premier coup, un aussi large développement, c’est qu’il a succédé directement à un autre phénomène historique : le brigandage. « J’aime mieux être taureau durant deux ans que bœuf durant cent ans. » Ainsi parlaient, il y a un demi-siècle, les fermiers en détresse, les journaliers sans ressources, les petits propriétaires ruinés, les amoureux évincés, les membres des coteries municipales supplantées : à la résignation légendaire du bœuf de labour, ils préféraient l’indomptable fierté du taureau. Et comme ils voulaient vivre fiers et que, pourtant, il fallait vivre, ils passaient au brigandage. On se faisait brigand par indigence, brigand par désespoir d’amour, brigand par esprit de vengeance, et brigand, enfin, pour demeurer quelqu’un, lorsque, par l’effet de malencontreuses circonstances, on était déchu jusqu’à n’être rien. Le brigandage, à une certaine époque, fut dans l’Italie méridionale un moyen de salut et un moyen de réhabilitation : il assurait un regain de prestige à ceux qui avaient perdu l’estime publique et parfois l’estime d’eux-mêmes ; à ceux que la vie avait trompés, il rendait la joie de vivre ; il émancipait l’individu, et le vengeait, en lui permettant de prendre sa revanche sur cette société mal agencée qui lui avait refusé, tantôt du pain, tantôt une femme, tantôt un emploi. De celui qui s’abandonnait à une pareille vocation, on disait parfois : il se fait loup ; et la famille qui l’avait repoussé mendiant était toute prête à l’accueillir clandestinement, la belle qui l’avait évincé se reprenait à le désirer, le village qui l’avait méconnu commençait à éprouver une certaine fierté mélangée de regrets. Un romancier de Cosenza, M. Misasi, qui a longuement parcouru les montagnes de l’Italie méridionale pour en recueillir les traditions et les légendes, a publié plusieurs recueils de nouvelles qui, sous leur forme romanesque, ont la valeur d’un « document » historique au sujet du brigandage d’antan. Sur la psychologie du brigand, sur l’étrange complexité des sentimens qu’il inspirait aux paysans, on n’a rien écrit de plus pénétrant, ni de plus exact.

On pourrait dire, — à peine le terme est-il trop ambitieux, — qu’au fond du brigandage il y avait une philosophie de la vie ; et ces tragiques auteurs de pillages et de vendette n’avaient point à coup sûr prévu Nietzsche ; mais, naïvement, d’instinct, par une impérieuse expansion de leurs natures, ils réalisaient le type anarchiste, férocement individualiste, conçu par le philosophe allemand. Mettre sa coquetterie à déborder la marge des Codes, et sa grandeur à affronter la loi, c’est une attitude qui ne manque pas de prestige, en un temps où l’on inclinerait plutôt à se retrancher derrière les Codes et derrière les lois comme derrière le plus commode des écrans. Les outlaws ont leur beauté ; souvent on les tue ; jamais on ne les méprise : tels étaient les brigands de l’Italie méridionale. Et sous leurs enseignes, quiconque avait faim trouvait à s’enrôler ; le « superhomme » qui jetait le gant à la société ramassait comme auxiliaires tout ce qu’il rencontrait de bêtes humaines.

D’autres temps sont venus ; les prétextes politiques dont se couvraient un certain nombre de troupes de brigands sont devenus archaïques ; attaquer la propriété sous couleur de défendre la légitimité politique est aujourd’hui hors de saison. La maréchaussée, d’ailleurs, a accompli son œuvre ; elle a, de gré ou de force, fait rentrer dans l’ombre les individualités trop débordantes qui naguère empruntaient au brigandage une sorte de souveraineté spontanée ; elle a nivelé les énergies, comme il convient dans une société bien ordonnée, et, pour consommer ce nivellement, quelques corps de brigands jonchèrent le sol ; la foule des déclassés, des déshérités, qui trouvaient leur compte à être les subalternes du brigandage, tombèrent en disponibilité, et beaucoup de pauvres gens auxquels cette institution déchue aurait, si l’on ose ainsi dire, assuré un état social, sont aujourd’hui contraints de s’expatrier. Entre le brigandage, dont les années de 1860 à 1864 marquèrent le plein déchaînement, et l’émigration, qui n’a point encore atteint ses extrêmes limites, il y a donc, en quelque mesure, comme une filiation ; et l’un des hommes qui ont le mieux étudié la situation économique des provinces méridionales, M. le professeur Tammeo, nous paraît confirmer cette remarque, lorsqu’il écrit : « De 1862 à 1870, il y a une diminution sensible dans le nombre des homicides, spécialement en Basilicate. Jadis, on constatait une proportion de 42 homicides pour 100 000 habitans ; elle s’est abaissée aujourd’hui jusqu’à 21. Il suffit de connaître ces données, pour se persuader que l’émigration, dans cette province spécialement, est un bien, puisque la même cause, qui jadis poussait un individu à l’assassinat, l’éloigné aujourd’hui de sa patrie et l’attire dans des contrées lointaines. »

Avant l’annexion du royaume de Naples, l’émigration méridionale était presque nulle : c’étaient des figures, c’étaient des gens de la province de Côme, qui s’en allaient en Argentine ; c’étaient des Génois, aussi, qui commençaient à former la colonie italienne des États-Unis ; et la race italienne n’avait point encore songé à la conquête morale et agricole du Brésil. La Basilicate fut la première province du Midi dans laquelle on vit se dessiner un sérieux mouvement d’émigration : dès 1876, elle perdit, pour ce motif, plus de mille habitans ; et les années suivantes, le chiffre alla croissant ; sur 548 000 âmes, auxquelles on évalue sa population, 12 000 s’éloignèrent en 1887, 10 440 on 1895, 12 500 en 1896. Ces chiffres effrayans sont rangés par les statistiques sous la rubrique : émigration permanente (on qualifie de ce nom l’absence prolongée dont les émigrans ne prévoient pas eux-mêmes le terme) ; l’émigration dite temporaire, qui doit se dénouer par un rapatriement à brève échéance, est fort rare en Basilicate. Cette province était, par excellence, le repaire du brigandage : lorsqu’il disparut, il fallait, pour beaucoup de forces inoccupées ou malfaisantes, un exutoire immédiat : l’émigration fut cet exutoire. Pour la Calabre, c’est à l’année 1879 seulement que remontent les débuts d’une émigration considérable : elle dépassa tout de suite le chiffre de 3 000, et monta jusqu’à 17 000 en 1895 ; là aussi, l’émigration temporaire est relativement insignifiante. C’est tout le contraire dans les Pouilles : le brigandage, en cette région, avait fait maintes apparitions, parfois sanglantes, mais jamais il n’y était devenu, comme en Calabre et en Basilicate, une sorte d’institution sociale ; et les efforts des Pouilles pour s’enrichir, retinrent jusqu’en 1888 la masse des bras indigènes, exigèrent même des bras exotiques. Cette année-là seulement, la crise viticole, en réduisant à néant les échafaudages d’espoirs et de capitaux, commença de provoquer un exode de population ; encore cet exode ne fut-il pas très considérable : il emmena 1 300 personnes en 1888, il en entraîna 4 600 en 1895. L’émigration dite temporaire, sans s’élever à ce chiffre, eut pourtant un peu plus d’importance, en Pouille, que dans les provinces voisines. Cette prédominance constante des chiffres de l’émigration dite permanente sur les chiffres de l’émigration dite temporaire est un trait spécial de l’Italie méridionale. Dans les autres parties du royaume, le rapport entre ces deux catégories de chiffres est singulièrement plus compliqué, et l’on y constate qu’en général, jusqu’en 1888 environ, l’émigration temporaire fut de beaucoup la plus importante, si, depuis cette date, l’émigration permanente a, là aussi, pris le dessus.

Ce furent les femmes, plus peut-être que les hommes, qui, dans l’Italie méridionale, éprouvèrent l’envie et donnèrent l’exemple d’aller au loin. Aux origines de l’émigration, dans ces provinces, on entrevoit des convois de nourrices. Ils s’inaugurèrent vers 1878 : parmi les robustes matrones de la Basilicate et parmi ces lointaines héritières de la beauté grecque, qui sont la parure de la province de Catanzaro, le bruit courut qu’au Caire la colonie européenne souhaitait vivement des nourrices italiennes et qu’elle les rémunérait richement ; alors les crèches se remplirent ; les bébés italiens, confiés à la grâce de Dieu, s’élevèrent comme ils purent ; la perspective de salaires mensuels qui devaient monter jusqu’à cent francs, imposa silence à la tendresse des mères ; elles commencèrent toutes seules leur fuite en Égypte. Le Pizzo, Messine, Alexandrie, étaient les haltes de leur aventure ; on avait vite fait, d’ailleurs, de brûler ces étapes ; cinq jours y suffisaient, et lorsqu’on avait fini sa tâche, on s’en revenait à l’Italie natale, et l’on remboursait à l’enfant retrouvé, en bons écus sonnant clairet pesant lourd, le lait nourricier qu’on lui avait dérobé. On rapportait aussi la preuve évidente que le mal de mer n’était point mortel et qu’en s’exportant on revenait riche ; et cette double leçon, travaillant l’esprit des populations, les sollicitait à de plus vastes et plus longs déplacemens.

La France, l’Espagne, les États balkaniques, la Grèce, reçurent la visite d’Italiens du Sud, une visite qui parfois se prolongeait beaucoup, mais qui, en général, n’aboutissait pas à une installation véritable : l’émigration, dans ces pays d’Europe, était plutôt temporaire. Mais les États-Unis, l’Argentine, le Brésil, supplantèrent facilement les régions du vieux continent dans les imaginations populaires ; cédant à ce lointain mirage, les hommes d’abord, en beaucoup de familles, partirent seuls, à la façon d’éclaireurs ; et puis, la misère croissant, le départ de familles entières commença. D’année en année, aux ports d’embarquement, on notait que les sorties de familles devenaient plus nombreuses, et que les sorties d’individus isolés se faisaient plus rares : en 1894, sur 100 émigrans qui faisaient aux pouvoirs publics les déclarations d’usage, le chiffre de ceux qui partaient seuls était de 59 en Calabre, de 67 en Basilicate, de 53 en Pouille ; et ces mêmes chiffres, en 1895, étaient respectivement tombés à 40, 32 et 46 : c’est l’indice que la majorité des émigrans, en cette dernière année, emmenaient leurs familles et déplaçaient leur foyer. Naturellement, les totaux de l’émigration augmentèrent, avec une remarquable soudaineté : les États-Unis, qui avaient reçu, en 1894, 39 000 Italiens, en virent arriver 44 000 en 1895, 68 000 en 1896 ; en Argentine, ils s’étaient, en 1894, présentés au nombre de 37 000 ; en 1895, 41 000 survinrent, et 75 000 en 1896 ; le Brésil, enfin, qui, en 1894, avait tenté 34 000 d’entre eux, ouvrit ses portes, en 1895, à 97 000 Italiens. Ces différens chiffres sont empruntés au bilan total de l’émigration du royaume ; mais les provinces méridionales eurent une part importante dans l’accroissement dont ils témoignent.

II

— Qu’étiez-vous en Italie ?

— Paysan.

— Combien gagniez-vous par jour ?

— Dix sous et la nourriture.

— La nourriture était-elle suffisante pour vous et votre famille ?

— Non, la nourriture était pour moi seul ; les dix sous faisaient vivre ma famille.

— Naturellement, vous étiez logé gratuitement ?

— Non, je devais me loger à mes frais.

— Quand vous vous êtes embarqué, aviez-vous de l’argent ?

— Pas un sou.

— Possédez-vous du moins quelque objet de valeur ?

— Je n’ai rien.

Cet attristant dialogue est extrait d’un travail de M. Chandler, sénateur des États-Unis ; il reproduit sur le vif un interrogatoire adressé par les autorités américaines à un immigrant italien. M. Chandler a collectionné beaucoup d’interrogatoires analogues ; ce sont, d’un bout à l’autre, des aveux de misère et des propos de détresse. Cinquante francs tout au plus, et parfois rien du tout : voilà ce qu’emporte d’Italie une famille qui s’en va. Frappée, dès lors, de cette tare que l’injustice humaine attache à un certain degré d’indigence, elle se laisse entasser, craintive, avec d’autres familles aussi misérables qu’elle, dans les profondeurs des paquebots ; l’air y fait défaut pour respirer ; la place y manque pour s’étendre : il est des vaisseaux où chaque individu dispose de 66 décimètres carrés ; et l’on devine que dans cet entassement l’hygiène et la dignité humaine sont l’objet de constans affronts. Au débarquement, il faut vivre : tantôt on s’abandonne à des agens qui dilapident l’insignifiant pécule de l’émigrant, sans parfois lui procurer de travail ; tantôt on se laisse exploiter, à l’aventure, par la première demande de bras qui survient ; et tantôt enfin, la famille se disloque, et livre les enfans à des barnums, qui en font des saltimbanques, des infirmes, ou pis encore. Ces barnums s’abandonnaient, il y a quelques années, à de si monstrueux abus qu’un sénateur américain voulut couper court à leur industrie, connue sous le nom de sistema dei padroni, en présentant un bill qui frappait, d’un emprisonnement pouvant durer jusqu’à cinq années et d’une amende pouvant s’élever jusqu’à 5 000 dollars, l’exploitation des enfans. Le même bill visait les promesses de travail, dont certains courtiers déshonnêtes amusaient les émigrans pour leur extorquer quelques francs, et menaçait de dix ans de prison et de 10 000 dollars d’amende toute annonce alléchante qui serait reconnue mensongère. C’est contre les Italiens, surtout, que ces armes législatives étaient dirigées : des hommes s’étaient trouvés, en Italie, qui volontiers passaient en Amérique pour y vivre aux dépens de ceux qui arrivaient sans avoir même de quoi vivre ; et il devenait nécessaire de mettre une entrave à cette singulière profession.

Ces mêmes périls se présentaient, et se présentent encore dans l’Argentine et au Brésil. Le travailleur italien, là-bas, fut trop souvent l’héritier immédiat de l’esclave ; et la suppression de l’esclavage, précisément, amena les pouvoirs publics, dans l’Amérique méridionale, à faire des appels d’Italiens. On a plus tôt réussi à détruire une institution qu’à changer les mœurs ; et les mœurs, en général, ont survécu à l’institution. « Nous sommes comme des bêtes ici, sans prêtres, sans médecins, écrivait un travailleur italien. On n’enterre même pas les morts ; nous sommes pis que des chiens attachés. Dites au patron que je serais plus heureux en Italie dans son étable à porcs que dans un palais en Amérique. » Et un autre : « Je suis en croix, assoiffé, affamé, trahi. De cent nous sommes réduits à quarante. Telle a perdu son mari, tel sa femme ou ses fils. Il en est du Tyrol, dit-on, qui ont mangé un enfant, tant ils avaient faim. Et pour nous protéger, personne : pas de magistrats, pas de carabiniers. En Italie, les Messieurs nous traitaient mal, mais, tout de même, cela valait mieux. » C’est en 1879 qu’un député au Parlement italien, M. Antonibon, faisait écho, dans l’enceinte de Montecitorio, à ces clameurs d’agonie ; et les gouvernemens américains eux-mêmes parurent s’en inquiéter. Il y eut, au Brésil surtout, une sorte d’essai pour organiser l’émigration : des agens se répandirent en Italie, qui procédaient à un recrutement pour telle province brésilienne déterminée ; et leurs invitations précises, moins ingrates en apparence que la perspective d’émigrer au hasard (andare alla sorte), obtinrent de prime abord un certain succès. Mais l’expérience ne tarda point à révéler qu’un certain nombre de ces invitations étaient des trahisons : l’on citait l’exemple d’émigrés qui, arrivés à destination, étaient dirigés dans des régions plus lointaines ou plus fiévreuses que celles qu’on leur avait primitivement assignées. Le bruit de ces déceptions alarmait, au fur et à mesure, les nouveaux convois d’émigrans, mais ne suffisait ni à les arrêter, ni à les disperser ; officiellement, le ministre de l’agriculture du Brésil réclamait l’introduction annuelle de 10 000 paires de bras, et les populations italiennes demeuraient les plus empressées à satisfaire à cette réquisition.

Au risque d’être fourvoyées, maltraitées et décimées, elles persistaient à partir, toujours en plus grand nombre ; alors certaines initiatives privées s’éveillèrent, pour leur assurer, au cours de cet exode, les soins assidus d’une vigilance protectrice. Dès 1875, M. le sénateur Torelli avait tenté de fonder à Rome, au siège de la Société géographique italienne, une association de patronage pour les émigrans ; cette association fut tout de suite accueillie avec faveur ; elle commença même la publication d’un bulletin mensuel destiné à renseigner les Italiens qui s’éloignaient ; mais, l’indifférence et l’oubli survenant, elle disparut au bout de cinq ans. Derechef, en 1885, la Société géographique italienne proclama que « des raisons d’humanité, de convenance, et d’intérêt national » imposaient l’étude de la question de l’émigration ; et la commission qui entreprit cette étude projeta d’instituer un office de patronage pour les émigrans. Mais l’argent manquait ; et comme il advient toujours lorsqu’on n’a point les ressources nécessaires pour aboutir, on prolongea les enquêtes préparatoires. Elles eurent des résultats partiels : d’abord, en 1889, la fondation à New-York de l’Italian home, destiné à devenir un centre de protection et un lieu de contact pour tous les Italiens déjà épars dans la métropole, et pour tous ceux qui s’y présentaient ; puis, en 1891, à New-York, aussi, la création de la Société Saint-Raphaël, qui a pour but d’assister les arrivans, de leur procurer du travail, un logement provisoire et des secours religieux.

C’est un consul d’Italie, M. Gian-Paolo Riva, qui fut l’auteur de la première initiative ; l’honneur de la seconde remonte à un prêtre, M. Pietro Bandini, et indirectement à Mgr Scalabrini, évêque de Plaisance. Car la Société Saint-Raphaël, telle qu’elle fonctionne, est fille de cet Institut Christophe-Colomb, que créait, il y a une quinzaine d’années, Mgr Scalabrini « pour maintenir dans le cœur des Italiens la foi catholique, le sentiment de leur nationalité, l’affection envers la mère patrie ; » M. Pietro Bandini appartenait à cet Institut comme missionnaire ; et, soucieux des horribles détresses matérielles contre lesquelles se heurtait et s’usait le flot grossissant de ses compatriotes, c’est à cet Institut, qui ne visait jusqu’alors qu’à la royauté des âmes, que M. Bandini rattacha ses organisations de bienfaisance.

Ces essais fragmentaires suffiraient-ils pour sauver, aux Etats-Unis, la réputation du nom italien ? On pouvait peut-être s’en flatter. Mais les régimens de travailleurs qui s’engouffraient dans les ports de l’Amérique du Sud demeuraient passablement abandonnés ; et la Société géographique, en 1892, sur la proposition de M. Egisto Rossi, projeta l’établissement d’un office central, à Rome, pour la protection des Italiens émigrans : office central qui posséderait des succursales dans les principales villes d’Italie, et entretiendrait, dans les divers pays où l’Italien cherche à s’employer, des bureaux de renseignemens, susceptibles de se transformer en institutions protectrices. C’est à l’apologie de ce projet que concluait un journaliste de Venise, à la suite d’un voyage qu’il fit au Brésil pour l’étude spéciale de la situation des émigrans. Mais autre chose est d’élaborer un plan, voire de s’en faire l’apôtre, autre chose de le réaliser ; et, pour tisser sur les immenses étendues de l’Argentine et du Brésil ce réseau tutélaire où les pauvres travailleurs italiens seraient efficacement abrités, la Société géographique italienne, jusqu’ici, dispose de plus de bonnes volontés que de ressources. En dépit des cris d’alarme, il est, dans l’Amérique du Sud, des provinces éloignées où continue l’atroce exploitation ; il est des agens qui spéculent frauduleusement sur l’indigence ignorante et dépaysée ; il est des banquiers douteux, — aussi tristes personnages que ces agens d’affaires des États-Unis auxquels Mme Van Etten consacra naguère une monographie spéciale, — qui proposent à l’émigré de transmettre à sa famille, en Italie, le peu d’argent qu’il gagne, et qui font infidèlement la commission ; et, malgré les discussions nombreuses qui, depuis vingt ans, ont éclairé sur ces abominations l’opinion publique italienne, l’Etat demeure, non point indifférent peut-être, mais tout au moins assez inactif.

De temps à autre, il lance quelques circulaires : l’une, de 1883, prescrit aux préfets de veiller sur les agens d’émigration qui s’insinuent jusqu’au fond des campagnes italiennes pour faire espérer aux paysans misérables une lointaine panacée ; une autre, de 1892, invite les autorités administratives à mettre en garde les émigrans contre les appels qui leur seraient adressés pour la province de Rio-Grande-del-Sul, au Brésil ; et, sous la discrétion volontaire du style officiel, on constate que, dans cette province, la colonie qui leur est assignée est un lugubre cimetière d’Italiens. Mais il en est de ces circulaires comme de ces lois florentines dont parle Dante :


A mezzo novembre
Non giunge quel che tu d’ottobre fili ;


et l’éphémère durée de ces documens ministériels ne saurait protéger des centaines de milliers d’êtres humains contre l’acharnement prolongé de la souffrance. Quant à la loi sur l’émigration, faite en 1888, et dirigée surtout contre les abus de confiance commis par les agens recruteurs, elle prévient ou gêne les manœuvres frauduleuses dont les émigrans pourraient être victimes avant le départ, mais ne peut naturellement avoir aucune répercussion sur leur lointaine destinée. Il convient d’ajouter, au demeurant, qu’elle ne semble pas avoir sensiblement entravé l’industrie des agens d’émigration, puisque, de 5 172 qu’ils étaient en 1892, ils s’élevaient en 1896 au chiffre de 7 169, répartis entre 34 agences.

Les débats auxquels cette loi donna lieu mirent en plein relief une certaine indécision de l’opinion publique italienne au sujet des avantages et de l’opportunité de l’émigration ; et cette indécision même explique, en grande partie, la lenteur évidente avec laquelle les pouvoirs publics organisent un mouvement qu’un certain nombre d’hommes politiques et d’économistes jugent nuisible à l’intérêt national. Multiplier les bureaux réguliers de renseignemens, développer les attributions des consuls à l’endroit des émigrés, essaimer les offices consulaires dans les diverses provinces de l’Amérique du Sud, et mettre ainsi des représentans de l’État à la portée du travailleur italien, ce serait, en définitive, encourager et faciliter l’émigration. Or, elle a ses ennemis, et ils sont nombreux. Les grands propriétaires, dans l’Italie méridionale, voient d’un œil inquiet la hausse des salaires, conséquence certaine de la diminution des bras ; et l’exode des paysans, qui dépeuple d’êtres humains le marché sur lequel ils engageaient des journaliers, leur fait l’effet d’une atteinte à la prospérité de leur fortune : dès 1869, pressentant l’imminence de ce phénomène plutôt qu’ils ne le constataient encore, ils commençaient à se plaindre. À leurs réquisitoires suggérés par l’intérêt personnel, font écho, d’autre part, les doléances émues de certaines natures élevées, généreuses, un peu sentimentales, qui déplorent qu’il n’y ait point de place en Italie pour tous les Italiens. Les statisticiens, enfin, viennent à la rescousse ; ils allèguent que, dans la péninsule, plus de 3 700 000 hectares sont des terres de pâturage ou des terres incultes ; et ils voudraient que tant de bras vacans, au lieu d’être employés à la prospérité du Brésil ou de l’Argentine, se consacrassent à l’Italie.

Mais, par ailleurs, on répond aux propriétaires qu’en entrant dans leurs calculs, en partageant leur mauvaise humeur, on accorderait à leur conception égoïste de la propriété un honneur parfaitement immérité ; on impose à l’attendrissement des âmes pitoyables un silence coupé de soupirs, en évoquant devant elles l’image de la réalité, si cruellement commentée par le petit paysan qui disait un jour à Mgr Scalabrini : « Ou je vole ou je m’envole » (o rubare o emigrare), on riposte aux statisticiens que, sur ces 3 millions d’hectares dont ils ont laborieusement fait le compte, un million seulement pourrait être efficacement cultivé, que, pour ce travail, en outre, l’argent ferait défaut, et qu’enfin, l’Italie est la région d’Europe où la productivité moyenne de l’hectare de céréales est la moins satisfaisante.

On fait observer aussi, à cette coalition d’adversaires, que les bureaux de poste de l’Italie méridionale ont pris, dans ces dernières années, grâce aux petits envois d’argent fréquemment adressés à leurs familles par les émigrés, une activité tout imprévue ; que l’Italie s’enrichit annuellement de 150 à 200 millions de francs, provenant des gains amassés au loin ; qu’un certain nombre d’émigrés, revenus avec quelque aisance, ont introduit dans leur pays d’origine un commencement de bien-être et de civilisation plus raffinée, que, dans la Calabre, par exemple, grâce à la discrète infiltration de ce progrès exotique, le pain de châtaigne est à peu près disparu, et que l’usage même du pain de seigle s’est beaucoup restreint ; enfin, que les émigrés dont les espérances ne sont pas déçues par l’Amérique, ceux surtout qui viennent des provinces méridionales, n’en conservent pas moins le désir du retour et l’amour du sol italien.

Vous trouvez au fond de tout Italien, parfois à demi sommeillante, mais jamais assoupie complètement, une imagination prête à toutes les conquêtes : et, sur les terrains où l’émigration italienne se déverse, cette imagination marche à pas de géant. On commence à rêver d’une grande Italie, sise au-delà de l’Atlantique ; elle ménagerait des débouchés au commerce de la péninsule ; elle serait l’abri des heures de crise, la réserve de richesses dont tout grand État a besoin, le débouché largement ouvert que la pléthore sociale rend nécessaire. L’émigration italienne, ainsi envisagée, peut devenir le prologue d’une conquête de l’Amérique latine. En 1896, il y avait un million d’Italiens en Argentine, plus de 600 000 au Brésil. Dans la seule ville de Buenos-Ayres, on évaluait leur nombre à plus de 200 000 ; il avait quintuplé depuis 1869 ; et, sur 36 000 propriétaires que comptait cette capitale, 16 697 étaient Italiens. « Qui peut prévoir le lendemain ? s’écrie le savant économiste napolitain, M. le professeur Nitti. L’illusion est la vanité des faibles ; mais la confiance en soi, comme disait Beaconsfield, est la caractéristique des races qui s’élèvent. Si nous savons oser, la langue et le nom de l’Italie, dans quelque dix ans, se répercuteront, sans être en butte ni à la haine ni à la moquerie, dans un continent immense, où l’avenir est à nous, où nous trouverons cette richesse et cette puissance que vainement nous avons cherchées ailleurs. »

Ainsi, les ambitions s’épanouissent, illimitées. Parmi cette masse d’émigrans, il en est qui plutôt les desserviraient : tel publiciste, malgré ses attaches à la Vénétie, juge fort sévèrement ses concitoyens émigrés et incrimine la molle tiédeur de leur patriotisme. Mais les pauvres gens du Midi qui exposent à la fièvre jaune et aux autres épidémies du Brésil leur santé débilitée par les privations collaborent, à leur façon, à l’avènement de ces rêves grandioses. Même installés là-bas, même y trouvant à peu près de quoi vivre, ils demeurent fidèles à ce qu’ils appellent leur « italianité. » Lorsque, en 1888, le gouvernement brésilien décida que tous les étrangers qui ne déclareraient point leur ferme propos de garder leur primitive nationalité seraient, sans aucune démarche de leur part, réputés citoyens du Brésil, 95 sur 100 des émigrés qui vivaient dans la province de Saint-Paul déclinèrent formellement cette naturalisation tacite. « Le méridional qui émigré, écrivait le même publiciste, sait défendre et sait faire respecter son pays. Il devient le paladin de la patrie lointaine. Il réserve une partie de sa vigueur pour lutter au nom de sa nationalité contre les tentatives d’absorption. Sur les méridionaux, on pourrait compter en quelque mesure, si l’honneur du pays était en jeu ; ils conservent avec ténacité leur caractère d’Italiens. » Bref, il ne leur suffit point de porter le deuil de leur patrie ; lorsqu’ils prennent la route de Messine ou de Gênes, ils ont sourdement conscience de travailler aux obscures grandeurs de l’avenir ; et dans leurs yeux hagards scintillent, fugitives, quelques lueurs de rêves. Ces rêves indécis, tout de suite assombris par leur sordide misère, feront peut-être l’histoire de demain. Ils pensent quitter leur patrie, ils disent qu’ils la quittent ; mais ils agiront comme s’ils la prolongeaient.


III

Pour se reposer de l’attristant spectacle de leur indigence et pour mieux comprendre comment, parmi tant de vicissitudes, leur patriotisme leur devient un réconfort, il est bon de reporter sa pensée vers ces gracieux aèdes, vers ces joyeux musiciens, qui, dans l’Italie méridionale, au cours des générations précédentes, furent les précurseurs de l’émigration. Car, avant de prêter au reste du monde les bras de ses enfans, la province de Basilicate offrit les modulations de leurs voix et les accords de leurs violes : travailler de ses bras, c’est toujours faire œuvre d’esclave, et l’art, si rudimentaire soit-il, conquiert tout de suite je ne sais quelle maîtrise, une maîtrise de carrefour tout au moins ; c’est sous cet heureux aspect qu’avait commencé, il y a déjà longtemps, l’émigration de la Basilicate.

A Viggiano, petit village de cette province, se conservait une école de chanteurs et de musiciens qui s’en allaient, jusqu’au-delà de l’Italie, répandre un peu d’allégresse pour rapporter ensuite, au chaume natal, l’allègre sécurité du pain quotidien. Lorsque Pierre-Paul Parzanese voulait, il y a cinquante ans, consacrer son talent modeste, mais sincère, au renouvellement de la poésie populaire italienne, il arrêtait au passage, dans la bourgade apulienne d’Ariano dont il était l’un des chanoines, les harpistes de Viggiano ; et, priant ces humbles bardes d’épuiser à ses oreilles tout le cycle de leurs chansons, il notait les sujets, les rythmes, les originalités d’expression ; ce patient travail, que fécondait sa gentille imagination, lui permit d’écrire une cinquantaine de poésies, qu’il intitula Canti del Viggianese, chants du Viggianais : on les a réimprimées dans ces dernières années. Il met en scène, dans le premier de ces chants, le Viggianais lui-même, promenant son art à travers le monde, sorte de troubadour égaré dans notre époque contemporaine, et voici par quels couplets ce poétique revenant se fait lui-même connaître au public :

« J’ai la harpe au cou, je suis de Viggiano ; toute la terre est mon pays. Comme l’hirondelle qui quitte son nid, je passe en chantant, de rivage en rivage ; et tant que battra mon cœur, je dirai des chansons de guerre et des chansons d’amour.

« Ma vie tout entière eut pour parure les plus belles fleurs de l’harmonie ; enfant, je m’endormais en chantant, je me réveillais au son de la harpe ; et quand sur ma table il n’y avait point de pain, tout de suite ma main courait sur les cordes.

« J’ai entendu le souffle de la tempête passer frémissant dans la forêt ; et je raconte, alors, d’étranges épouvantes, de vieilles légendes, d’obscures visions ; je sens l’harmonie frôler ma harpe, comme le nuage frôle la mer.

« Quelquefois le soir, dans la vallée, j’ai entendu gémir la fauvette, et je chante, alors, la chaste affection, qui travaille le cœur des jeunes filles ; et sur ma harpe, ces gentils accords s’envolent, comme sur les lis la brise d’avril.

« J’ai entendu les graves notes de l’orgue, l’hymne solennel du prêtre ; et quand je raconte les œuvres de Dieu, quand je parle de mon bon ange, ces sons de ma harpe résonnent au loin, comme les harpes d’or des anges.

« Aujourd’hui, le ciel d’Italie me sourit ; demain, je piétine les glaces de la Russie ; en toute terre je trouve mon pays ; c’est la vie du Viggianais, de dormir l’été à la belle étoile, de se chauffer l’hiver par charité.

« Partout il y a des femmes amoureuses et partout des garçons joyeux, partout de jeunes fiancées ; comme l’hirondelle qui quitte son nid, je passe en chantant de rivage en rivage ; et tant que battra mon cœur, je dirai des chansons de guerre et des chansons d’amour. »

Ce chant du départ, dont les accens annonçaient le chevalier errant de l’harmonie, le guidait loin de Viggiano, le soutenait dans ses courses aventureuses ; et puis, lorsque son escarcelle s’était suffisamment remplie, notre vagabond, fidèle, reprenait la route de Viggiano ; et pour ses concitoyens recouvrés, il tenait en réserve un Chant du retour, que Parzanese n’a pas traduit d’une façon moins émouvante :

« Je te revois, ô mon toit fumeux, je te salue, tranquille Viggiano ; des années et des années, j’ai erré au loin, mais c’est vers toi, toujours, que retournait mon désir. Je te revois, terrain béni, où j’appris la belle harmonie ! Sur le chemin, j’ai senti frémir ma harpe, en voyant surgir tes tours.

« A la source qui est au milieu du sentier, j’ai lavé la poussière de mes joues ; là, un orme étend ses bras, et rappelle l’avril de ma vie. Sur cet orme, léger, je grimpais avec les camarades, et je dénichais les oiseaux ; dans cette source, enfant, je me roulais, si l’ardeur du soleil me frappait.

« Puis j’ai couru au-delà de la mer en Turquie, terre riante, ciel riant ; et les femmes levèrent leur voile pour m’entendre chanter sur ma harpe. De Grenade, ensuite, je pris la route ; sous les balcons fleuris, je modulai ballades et chansons ; et sur la mer la lune resplendissait.

« J’ai été au royaume de France, à la riche terre d’au-delà des monts ; mais nos aurores dorées, nos couchers de soleil, la France ne les a pas. Ainsi, dans la fleur de ma jeunesse, un jour j’ai quitté la patrie ; en partant, j’embrassai ma belle ; m’a-t-elle attendu tant d’années ? qui sait ?

« Je retourne à ma mère chancelante ; je lui rapporte un rosaire et une robe ; je retourne au tilleul où, les jours de fête, je dirai mes cent ballades, jusqu’au jour où, d’une voix languissante, accueillant les paroles suprêmes, sous le rayon de mon soleil natal, appuyé sur cette harpe, je mourrai. »

Ce poète ambulant, qui laissait courir sur ses lèvres et faisait voler sur les lèvres des hommes le nom de Viggiano, était comme une incarnation anticipée du pauvre émigrant italien de l’époque contemporaine. Il avait une grâce dont le paupérisme a flétri la fleur, il avait une richesse d’espoirs que vainement on chercherait, aujourd’hui, chez beaucoup de braves gens qui se pressent sur les paquebots. Mais tout comme lui, ces pâles et misérables successeurs voudraient un jour revoir le toit natal ; et tout comme lui, au moment même où l’impatience de leur faim se met en quête d’une terre plus propice, ils laissent leurs âmes en arrière, demeurent les féaux de la Madone locale, et réclament, dans leurs prières vaguement rêveuses, qu’un suprême rayon du soleil indigène puisse éclairer, un jour, la pénombre de leur agonie.


GEORGES GOYAU.