L’Eldorado brésilien et la Serra-das-Esmeraldas

L’Eldorado brésilien et la Serra-das-Esmeraldas
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 52 (p. 323-358).
L’ELDORADO BRÉSILIEN
ET
LA SERRA-DAS-ESMERALDAS

Lorsqu’après avoir franchi la cordillère maritime qui borde la baie de Rio-Janeiro et traversé la riante vallée du Parahyba en suivant la route d’Ouro-Preto, on aborde les premiers échelons de la chaîne d’Espinhaço (Serra de Espinhaço), la végétation commence à changer d’aspect. La flore des tropiques disparaît peu à peu devant des espèces nouvelles. Plus on s’enfonce dans l’intérieur, plus le paysage devient sévère. Le capim gordura, espèce de graminée parasite qui fait le désespoir de l’agriculteur, a remplacé la forêt vierge. De toutes parts ces terres bouleversées et à physionomie stérile indiquent un sol où a passé la dévastation. Si, prenant à droite, on s’achemine vers la ville de Tijuco, la contrée paraît encore plus triste. Ici les montagnes ne sont plus que des pitons aigus et escarpés, la nature devient franchement sauvage et nue. On dirait que le soleil est impuissant à féconder cette terre. Il n’en est rien cependant, et jadis cette même argile rougeâtre était recouverte d’une riche et plantureuse végétation. Malheureusement il y a près de deux siècles que les conquistadores ont porté le feu dans ces masses épaisses afin de pouvoir mieux fouiller les entrailles du sol. Ces pics décharnés renfermaient dans leurs flancs les cailloux diaphanes qui, taillés par l’industrieuse Hollande, forment les plus précieuses parures des femmes. Les ruisseaux qui descendaient de ces collines roulaient dans leurs sables des pépites d’or. Tout ce pays si âpre et si triste, c’est l’ancien Eldorado brésilien, c’est la province célèbre qui porte encore aujourd’hui le nom significatif de Minas-Geraes (mines générales).

À la vue de cette terre ruinée, l’esprit est partagé entre des impressions bien diverses. Il se demande d’abord si le mouvement qui à plusieurs reprises a précipité des millions d’hommes au-delà de l’Océan, vers les mystérieux eldorados du Nouveau-Monde, doit être regardé par le moraliste comme un bien ou comme un mal pour l’humanité. Les obstacles mêmes et quelquefois les déceptions qui attendent les explorateurs l’amènent bientôt à se préoccuper d’une autre question, toute scientifique. Cette prédilection des métaux précieux pour l’Amérique équatoriale est-elle l’effet du hasard, ou le résultat de causes physiques ? Ne saurait-on tracer à l’avance sur une. mappemonde les zones aurifères qu’on peut rencontrer à la surface de notre planète et en indiquer la profondeur probable ? Bien que la solution de tels problèmes suppose de nombreuses données, des recherches persévérantes, il serait permis toutefois, en prenant le Brésil pour champ d’exploration, d’arriver à des rapprochemens de quelque intérêt et d’en tirer certaines inductions probables. On n’ignore pas que cet empire occupe à lui seul presque la moitié de la péninsule australe du Nouveau-Monde. Pendant tout le cours du XVIIIe siècle, il a été pour le Portugal ce que le Mexique et le Pérou avaient été pour l’Espagne aux époques précédentes. Les mines, il est vrai, ne sont plus aujourd’hui ce qu’elles furent jadis ; mais cette particularité nous aidera précisément à suivre le fait historique dans son évolution complète. Du reste, les souvenirs des anciens jours sont si vivaces dans le pays, les mineiros (mineurs) ont laissé des traces si nombreuses, qu’à chaque pas on se heurte à quelque rivière ou à quelque ville dont le nom sonore rappelle les antiques richesses de la contrée. Les lieux que traverse le voyageur l’édifient pleinement sur la nature géologique du terrain, et les confidences des chercheurs d’or qu’il rencontre encore çà et là achèvent de l’éclairer sur l’histoire et les destinées des pays aurifères. C’est en comparant leurs récits avec nos propres observations et avec les faits bien connus des premiers temps de la conquête que nous voudrions essayer de répondre au double problème moral et scientifique indiqué plus haut.


I

Comment d’abord expliquer ce nom de l’Eldorado qui a servi de mot d’ordre, de cri de ralliement en quelque sorte à toutes les croisades aurifères ? Un fait qui s’est passé de nos jours va répondre. On n’a pas oublié sans doute les folles croyances qui ont suivi la découverte récente des gisemens aurifères de la Californie. Éblouis à la vue des richesses accumulées dans le lit des torrens qui descendaient des collines, les premiers mineurs californiens ne doutèrent pas qu’il n’y eût quelque part, sur les hauteurs qui dominent les premiers étages de la cordillère, une source de métal précieux d’où s’étaient échappés tous ces sables aurifères. Cette croyance, avivée chaque jour par de nouvelles découvertes, devint bientôt un article de foi chez ces natures ignorantes et possédées de la fièvre de l’or. Les plus intrépides, quittant les alluvions des vallées, gravirent les flancs escarpés de la Sierra-Nevada (chaîne neigeuse), à la recherche du pays de leurs rêves. L’emplacement, les caractères -physiques de l’eldorado) de la mystérieuse source aurifère, variaient au gré de la fantaisie des explorateurs. Les uns se figuraient une montagne d’or qu’ils se proposaient d’attaquer avec la mine, comme ils auraient fait d’une carrière de pierres. D’autres se représentaient de puissans filons dont les affleuremens seraient venus aboutir à l’origine des ruisseaux. Plusieurs enfin rêvaient un lac dont le trop-plein se serait épanché dans les vallées. Telles étaient les illusions qui régnaient, il y a quelques années à peine, parmi les explorateurs californiens.

Qu’on se reporte maintenant à trois siècles en arrière, au temps où les premiers conquistadores se trouvèrent tout à coup éblouis par la magnificence de la cour des fils du soleil. En voyant la profusion de ce métal précieux, dont on faisait les ustensiles les plus vulgaires chez les Indiens les plus pauvres, ils n’hésitèrent pas à croire à des mines inépuisables, à quelques carrières d’or massif, cachées dans les nombreux recoins de la cordillère, et cet endroit privilégié s’appela le lieu de l’or, l’Eldorado. Il ne restait plus qu’à en préciser la situation, et on le plaça dans les régions non encore explorées, c’est-à-dire à l’est des Andes, dans ces contrées inaccessibles d’où sortent les premiers affluens de l’Amazone. Plusieurs circonstances concouraient à rendre admissible cette supposition. Les Indiens, désireux de se débarrasser au plus vite de leurs terribles vainqueurs et connaissant leur soif insatiable pour l’or, indiquaient de la main le revers des montagnes. D’un autre côté, les premiers Castillans qui arrivèrent dans la capitale des Muyscas avaient vu les édifices recouverts de lames étincelantes, et ne doutèrent pas que ce ne fussent là autant de plaques d’or. Enfin l’expédition d’Orellana vint achever de convaincre les plus incrédules. Envoyé par le frère de Pizarre en reconnaissance avec une barque et cinquante Espagnols dans le Napo, un des affluens du Haut-Amazone, il voulut, lui aussi, tenter les aventures. Au lieu d’attendre ses compagnons à l’endroit fixé pour le rendez-vous, il entra résolument dans le grand fleuve, s’abandonna au courant, échappa miraculeusement aux rapides, aux tempêtes, au pororoca (marée de l’Amazone), et, s’élançant dans l’Océan sans boussole, presque sans provisions, atteignit enfin l’Espagne après des péripéties inouïes, annonçant partout qu’il avait traversé des fleuves dont les sables étincelaient d’or et de pierres précieuses. La fièvre des découvertes aventureuses avait alors atteint son apogée. Colomb, Cortez, Balboa, Pizarre, Almagro, étaient autant de héros d’un nouveau romancero. La relation d’Orellana n’offrait rien que de très ordinaire, auprès des fabuleux exploits de ses devanciers. Tout paraissait possible à de tels hommes. Ces récits, qui plaisaient si fort à l’imagination castillane, ces cris de l’eldorado répétés dans toute la Péninsule, ne pouvaient manquer d’avoir de l’écho en Portugal.

Cabral avait déjà touché au Brésil, et c’était ce territoire qu’Orellana venait de traverser. Du reste, l’époque se prêtait on ne peut mieux à ce genre d’aventures. Les bras qui guerroyaient naguère contre les Maures s’étaient tout à coup trouvés inoccupés, et la société d’alors, toute féodale et militaire, dédaignant l’industrie et le travail, ne plaçait la richesse que dans la possession des métaux précieux. Toutefois ce ne fut guère qu’à la fin du XVIIe siècle que commencèrent les sérieuses recherches des sables aurifères du Brésil. Ce retard semble tenir à plusieurs causes. La route de l’Inde, que les Portugais venaient de découvrir avec Vasco de Gama, leur valait trop de bénéfices certains pour qu’ils la délaissassent en vue d’une autre moins sûre. D’ailleurs, au lieu de ne rencontrer dans leur nouvelle conquête que des peuplades timides comme les Aztèques et les Péruviens, ils avaient à la défendre à la fois contre les Hollandais de Maurice de Nassau, les Français de Villegagnon et les indigènes eux-mêmes, rudes guerriers qui ne cédaient le terrain que peu à peu, d’autant plus redoutables que leurs flèches semblaient lancées par des mains invisibles, et dont les retours offensifs étaient fréquens et terribles. Enfin les gisemens aurifères, loin de se trouver sur le bord de la mer comme du côté du Pacifique, étaient cachés dans les montagnes de l’intérieur et séparés de l’Atlantique par des forêts infranchissables. Aussi les premières années qui suivirent la découverte furent-elles pour ainsi dire exclusivement consacrées à courir sus aux Indiens sous prétexte de les convertir « à la vraie foi, » et à exporter en Europe les productions végétales que donnent les tropiques. Lorsque les tribus les plus redoutables eurent été exterminées ou du moins réduites à l’impuissance, et que les escadres hollandaises eurent définitivement quitté le Brésil, alors seulement purent commencer des explorations sérieuses, et ce fut aux Paulistes (habitans de la province de Saint-Paul) que revint la gloire des premières et des plus brillantes découvertes.

Ces hommes étaient merveilleusement propres à la vie d’aventures qu’imposaient de pareilles entreprises. Leurs pères, débris pour la plupart de ces vaillantes bandes qui avaient fait la guerre de l’indépendance, prirent pour épouses les femmes des Indiens, à mesure qu’ils réduisaient ces derniers en esclavage. Le nom de mamelucos (mamelouks), par lequel on les trouve souvent désignés dans les annales de l’époque, indique assez leur genre de vie et leur mode de recrutement. On devine sans peine ce qu’on pouvait attendre du mélange de ces deux races. Héritant à la fois de l’énergie portugaise et de la sauvagerie du désert, élevés au grand air dans les vastes plaines du Piratininga, au bruit du mousquet et des cris de mort qui retentissaient chaque jour dans les forêts voisines, les fils n’eurent plus de l’Européen que la fiévreuse activité du conquistador. La chasse à l’Indien était leur unique affaire et leur source de revenu la plus productive. Leurs cruautés devinrent si révoltantes que les protecteurs des peaux-rouges crurent devoir, après maintes menaces inutiles, solliciter les foudres de l’église contre les persécuteurs, qui furent en effet excommuniés par Urbain VIII ; mais de telles armes ne pouvaient avoir de prise sur ces rudes natures. À peine la bulle fut-elle arrivée à Rio-Janeiro, que les Paulistes, se mettant en révolte ouverte contre les autorités civiles et religieuses, expulsèrent les jésuites, qui défendaient les Indiens, et se déclarèrent indépendans de Rome et de Lisbonne. Que pouvaient les ordres et les menaces de l’Europe à travers l’Océan et les forêts américaines ? Dédaignant les forces de l’Espagne comme ils dédaignaient celles du Portugal, ils allaient chercher des esclaves jusque dans les réductions du Paraguay, et enlevaient tous les néophytes qui tombaient en leur pouvoir. On ne put mettre un terme à ces courses de brigands qu’en donnant aux indigènes le droit de se servir d’armes à feu. Dès ce moment, l’activité inquiète des mamelucos dut prendre une autre direction. Les uns, cédant à leurs vieilles habitudes, s’enfoncèrent dans le désert, à la piste de sauvages qui ne maniaient encore que l’arc ; d’autres, plus ambitieux et non moins hardis, se dirigèrent vers les montagnes du Pérou, à la recherche de la Serra-das-Esmeraldas (montagne des émeraudes), qui jouait dans les traditions du sud le rôle de l’Eldorado chez les populations de la Guyane et de la Colombie. Au milieu de ces forêts impénétrables, chasseurs d’hommes et chercheurs de pierres précieuses se voyaient souvent obligés de construire une barque et de se confier aux fleuves qu’ils rencontraient sur leur route. Remontant toujours de rivière en rivière, ils ne pouvaient manquer d’entrer tôt ou tard dans quelque ruisseau sorti des montagnes granitiques et roulant dans ses eaux limpides le sable aurifère. Telle fut l’origine d’un événement qui devait changer la face du Brésil.

Dès que les premières pépites d’or parurent à Saint-Paul, ce fut comme un délire qui s’empara des habitans : toutes les forces vives du pays s’appliquèrent aussitôt à la recherche des gisemens- du précieux métal. Ce que la race portugaise dépensa alors d’énergie, si l’on en croit les annales des Paulistes et des mineiros (habitans de la province des Mines), semble dépasser toute imagination, et ne peut se comparer qu’aux fabuleuses légendes des temps héroïques. Une troupe de mamelucos s’organisait en bandes pour chercher aventure sous la conduite du plus brave ou du plus expérimenté, et s’enfonçait sans carte, sans boussole, dans les immenses déserts de l’intérieur. Ces courses duraient quelquefois plusieurs années. Ni les horreurs de la faim, ni les morsures des serpens, ni la dent du tigre, ni les flèches indiennes ne pouvaient arrêter ces hardis coureurs ; les fleuves mêmes n’étaient pas une barrière. Ils traversaient en se jouant, sur une peau de bœuf, les courans les plus rapides, s’ouvraient un chemin avec le feu dans les forêts trop épaisses, exterminaient les tribus indigènes qui faisaient mine de s’opposer à leur passage, et ne s’arrêtaient qu’après avoir rencontré un terrain aurifère. Là, la troupe se divisait : les uns se mettaient en mesure de procéder aux lavages, tandis que les plus alertes reprenaient le chemin de la côte et allaient annoncer à leurs compatriotes la découverte de l’eldorado. Ces récits exaltaient les courages et entretenaient l’enthousiasme. D’autres bandes s’organisaient, affrontaient les mêmes fatigues, les mêmes périls, et finissaient également par atteindre les régions aurifères. De ces expéditions datent les découvertes de ces célèbres gisemens qui pendant le XVIIIe siècle ont fait du Brésil la terre classique de l’or. La première découverte importante que firent les mamelucos fut celle des mines fameuses de Jaraguá, montagne située à une vingtaine de milles de Saint-Paul. Plus tard vinrent les résultats non moins heureux obtenus à Ouro-Preto en 1699, à Cuyabá en 1719, à Villa-Boa en 1726.

Le plus intrépide de ces coureurs d’aventures ou du moins le plus connu est sans contredit Bartolomeo Bueno da Silva, dont le nom est légendaire dans les souvenirs des Paulistes. C’était une de ces sauvages natures du désert, offrant le type du mameluco dans toute sa crudité et son héroïsme. Élevé pour ainsi dire au milieu des bois, il s’était rompu de bonne heure aux fatigues de cette vie périlleuse, vers laquelle il se sentait entraîné. Les forêts n’avaient pas de secrets pour lui ; sa sagacité et son expérience lui permettaient de déjouer les ruses des Indiens. À l’âge de douze ans, il avait accompagné son père dans les expéditions lointaines. Devenu grand, il se fit chef de bande à son tour, et, poussant toujours devant lui, trouva enfin des gisemens aurifères aux dernières limites de l’empire, dans ce qu’on appelle encore aujourd’hui « l’immense forêt (Matto-Grosso). » Revenu à Saint-Paul pour chercher des in-strumens et organiser une caravane plus considérable que la première, il repartit aussitôt, brûlant d’exploiter au plus vite sa nouvelle découverte. Il lui arriva dans ce second voyage ce qui s’est vu bien des fois dans l’histoire des mines du Brésil : il se perdit dans les forêts et erra plusieurs mois sans retrouver sa route. Cependant tant d’activité ne pouvait être dépensée en vain : il tomba sur les mines de Goyaz, non moins précieuses que celles qu’il cherchait, et qui, déjà découvertes un demi-siècle auparavant, étaient rentrées dans l’oubli, probablement parce qu’il était arrivé aux premiers explorateurs la même aventure qu’à notre bandeirante (chef de bande).

Ce qui distinguait surtout ce dernier de ses compagnons, pour la plupart aussi braves, aussi hardis que lui, c’était une ténacité indomptable et un rare esprit d’initiative. Peu scrupuleux principalement à l’égard des Indiens, tous les moyens lui semblaient bons du moment qu’ils devaient avoir pour résultat quelques paillettes d’or. Il improvisait parfois des ruses inimaginables pour forcer les sauvages à lui indiquer de nouveaux gisemens dès que les anciens venaient à s’appauvrir. Tantôt il leur promettait de faire couler devant leurs huttes des rivières de cachaça (eau-de-vie de canne), et tantôt il les effrayait par les menaces de ses armes à feu. D’autres fois c’étaient les femmes d’une tribu qu’il enlevait et qu’il gardait comme otages tant que les maris n’avaient pas répondu à ses désirs. Un soir, il fait appeler les chefs d’une peuplade dans sa demeure. Ceux-ci arrivent inquiets, prévoyant déjà quelque nouvelle demande exorbitante et impossible à satisfaire. Dès qu’il les voit réunis, Bartolomeo se lève d’un air sévère, et dans quelques paroles sèches et brèves il leur annonce que le Dieu des blancs lui est apparu en songe la nuit précédente, pour lui apprendre qu’il existait encore dans le voisinage des mines plus riches que toutes celles qu’on lui avait indiquées jusqu’alors, que les Indiens ne l’ignoraient pas, et que, s’ils se refusaient à les faire connaître, il lui donnait le pouvoir d’incendier leurs fleuves et leurs forêts. « Et pour vous prouver, continua-t-il en s’animant de plus en plus, que les menaces du vieux diable (c’était le surnom que lui donnaient les Indiens) ne sont pas vaines, et que le feu que m’a donné le Grand-Esprit peut consumer non-seulement vos bois, mais encore toutes vos rivières, je vais commencer à l’instant même. » Se tournant en même temps vers deux de ses compagnons, il leur ordonne d’aller remplir sa bassine d’eau et de la lui apporter. Ceux-ci, qui avaient le mot d’ordre, reviennent bientôt avec le vase à moitié plein d’eau-de-vie. Avant que les Indiens puissent se douter de quelque supercherie, Bartolomeo saisit un tison enflammé et l’approche du liquide. À la vue de ces flammes bleuâtres dévorant un élément qui avait le pouvoir d’éteindre le feu, les peaux-rouges se croient perdus, et, se jetant aux pieds de Bartolomeo, le supplient de les épargner promettant de lui faire trouver autant d’or qu’il pourra en désirer. Pour des natures simples et superstitieuses, cet homme était devenu à la longue un personnage d’une puissance surnaturelle devant lequel il fallait s’incliner : de là en grande partie la place que son nom occupe dans les annales des régions aurifères. On peut encore citer comme chefs de bandes dont le souvenir est resté légendaire, Pascoal Moreira Cabral, qui trouva les mines de Matto-Grosso ; Sebastião Fernandez Tourinho, qui le premier pénétra dans la province de Minas-Geraes (mines générales), et en rapporta quelques esmeraldas ; Sebastião Leme do Prado, qui découvrit l’or de Minas-Novas (mines nouvelles). Certaines traditions veulent que parmi ces mamelucos se trouvassent aussi des Français. Il ne serait pas du reste étonnant que quelques-uns des compagnons de Villegagnon, Duclerc, La Ravardière, chercheurs, eux aussi, d’aventures, eussent suivi les bandes des Paulistes pour devenir plus tard chefs à leur tour. La physionomie toute française de certains noms de ces bandeirantes semblerait venir à l’appui de cette légende.

Les immenses richesses qui apparaissaient à chaque nouvelle découverte passeraient aujourd’hui pour de pures fictions, si les mineurs californiens de notre siècle n’avaient été témoins de merveilles analogues. Toutefois, si enthousiastes que soient les récits de ces derniers, ils pâlissent devant les annales des mines brésiliennes. Il n’était pas rare de voir les premiers arrivans ramasser dans un jour des livres entières de pépites. Un mineiro (mineur) de Matto-Grosso en récolta en quelques heures une demi-arrobe (16 livres). À Cuyabá, on en trouva 400 arrobes dans un mois. De tels résultats devaient avoir des conséquences non moins extraordinaires. Un jour c’était un pauvre pâtre des Algarves, matelot déserteur, qui devenait tout à coup millionnaire ; d’autres fois on voyait un simple gaucho, soldat obscur d’une bande, attirer sur lui tous les regards par une heureuse trouvaille ou par quelque acte de bravoure, et ses compagnons le nommaient gouverneur de la province qu’on venait de découvrir en attendant l’arrivée du capitaine-général envoyé de Lisbonne et du receveur du quint. Cependant ces fortunes soudaines profitèrent peu à la plupart de ceux à qui elles étaient échues. Éblouis par des richesses si subites et si inespérées, ils les dépensèrent aussi rapidement qu’ils les avaient acquises, comptant chaque jour sur des découvertes encore plus grandes. Il arrivait alors ce que nous avons vu se reproduire en Californie. Dans la fièvre des premiers jours, on s’inquiétait peu de l’avenir ; l’essentiel était d’arriver au plus vite pour avoir sa part de butin. Les vivres venant à manquer, le prix des denrées atteignit des proportions inouïes, et la récolte des mines passait aux mains de gens mieux avisés qui arrivaient avec des provisions. À Matto-Grosso, on vendit une bouteille de cachaça dix onces d’or, et un chat une demi-livre. À Goyaz, une vache laitière atteignit le prix de deux livres de pépites. À cette cherté excessive des choses de première nécessité vinrent se joindre tous les élémens de désordre qui naissent d’eux-mêmes au milieu d’une tumultueuse agglomération d’hommes dévorés par la soif des richesses et ne reconnaissant d’autre droit que celui du plus fort. Chose triste à dire, ce ne sont que pages funèbres, que sanglans épisodes qui forment les premières annales de ces colonies naissantes. La loi du désert : « la terre appartient au premier occupant, » était appliquée chaque jour avec la plus inexorable rigueur. La vie humaine semblait comptée pour rien chez ces natures sauvages, habituées dès l’enfance à traiter l’Indien et le nègre comme des bêtes de somme, et dont la vie n’était pour ainsi dire qu’une lutte continuelle contre tous les dangers et toutes les difficultés du désert. Tout étranger qui, attiré par le bruit des découvertes, s’avisait de venir chercher fortune dans une région occupée était appelé forastero (homme du dehors), s’il n’arrivait pas des plaines de Piratininga, et se voyait reçu la carabine à la main. Parfois il se trouvait que les forasteros formaient une bande assez forte et disposée à disputer le terrain. Une lutte armée ensanglantait alors le lieu où l’on se rencontrait, et plusieurs rivières, car c’est toujours en remontant les cours d’eau que se font les découvertes aurifères, témoins de ces combats, rappellent encore par leur nom lugubre, Rio das Mortes (rivière des morts), Matamata (tue, tue), le souvenir de ces sanglantes tragédies de la conquête. On sait que de pareilles haines, suivies aussi quelquefois de conflits, se sont élevées de nos jours entre les Chinois et les Américains du nord[1].

De toutes les provinces brésiliennes qui doivent leur existence aux gisemens aurifères, celle de Minas-Geraes est de beaucoup la plus importante et la plus connue. Son nom reflète assez bien sa physionomie. Un observateur attentif peut étudier à l’aise, dans l’historique de ses phases successives, toutes les vicissitudes par où passe un pays aurifère jusqu’au jour où, ses mines étant épuisées, il se voit peu à peu abandonné de ses habitans, lorsque les circonstances locales ne permettent pas à l’agriculture ou à l’industrie d’en continuer la prospérité. Outre l’immense étendue de ses terrains aurifères, elle présentait le double avantage d’être à la fois à proximité de Saint-Paul, quartier-général des explorateurs, et de Rio-Janeiro, le port le plus beau et le plus vaste de l’Amérique du Sud. Les plaines de Piratininga n’étaient pour ainsi dire qu’une dépendance de la chaîne qui sillonne la province, et les habitans de Rio-Janeiro n’avaient qu’à traverser la vallée du Parahyba pour arriver à l’Itacolumi, la célèbre montagne de l’or. Les caravanes, qui auparavant étaient décimées par les privations, les fatigues et les flèches indiennes avant d’arriver dans les gisemens reculés de l’intérieur, prirent donc le chemin de Minas. D’un autre côté, le voisinage d’un port situé sur la ligne d’Europe les assurait de l’écoulement de leurs produits et du ravitaillement des travailleurs. Aussi vit-on en quelques années des villes florissantes, Villa-Rica, Mariana, Caete, San-Joào-del-Rey, San-Jose-das-Mortes, s’élever comme par enchantement au milieu d’affreux déserts. Les commencemens, on l’a dit, furent bien tumultueux. Sans compter les rivalités individuelles, les luttes soutenues contre les forasteros, il y eut d’abord des résistances acharnées contre les capitaines-généraux et les receveurs du quint envoyés de Lisbonne. Cependant Paulistes et forasteros finissaient toujours par être soumis à grand renfort de troupes portugaises, l’ordre s’établissait, et, n’étaient les contrabandistas, qu’il était impossible d’atteindre dans ces pays si étendus et couverts de forêts inaccessibles, le quint royal était régulièrement payé ; mais on trouve ici un autre trait distinctif à l’avantage des races anglo-saxonnes. Dès que les mineurs californiens ont compris que l’appauvrissement des sables aurifères ne promettait plus de rémunération convenable au travail individuel, ils se sont adressés aux forces collectives, à l’industrie, à l’association, et n’ont pas eu un moment l’idée d’employer à l’exploitation des mines les nègres de la Havane ou de la Louisiane. Il y a un siècle, les choses se passaient tout autrement : lorsqu’une bande tombait sur un sol aurifère, tous, chefs et soldats, se mettaient à l’œuvre. Leurs procédés d’extraction ne différaient en rien de celui que Pline et Strabon attribuaient à leurs ancêtres dans les montagnes de l’Ibérie. Chaque mineur avait son plat d’étain qu’il remplissait d’eau et de sable. Un mouvement giratoire imprimé à la sébile permettait à l’or de se rendre au fond à raison de sa pesanteur, tandis que le sable, plus léger, restait à la surface et était rejeté au fur et à mesure. Cette méthode, bonne seulement pour des terres très riches, dut bientôt paraître insuffisante à des hommes avides et enivrés de leurs premières découvertes. Dès qu’ils s’aperçurent de l’appauvrissement du cascalhao (gangue aurifère), ils eurent tout à coup le sentiment de leur dignité de blancs ; ils se dirent que le repos était fait pour eux, et que le travail ne convenait qu’aux races vaincues et idolâtres. La chasse aux Indiens, interrompue un moment à la vue des pépites d’or, recommença aussitôt de plus belle. De cette époque datent ces hécatombes humaines de peaux rouges et de peaux noires qu’on ne peut chiffrer que par millions. L’excès de travail, la perte de la liberté, n’étaient pas pour ces infortunés les seules causes de dépérissement. Le traitement du cascalhao ne pouvant avoir lieu que sur le bord des rivières, il en résultait que nègres et Indiens avaient continuellement les pieds dans l’eau. De là une mortalité effrayante. Si l’on ajoute que ces lavages se faisaient sans ordre, que les terres une fois traitées étaient rejetées sur d’autres terres inexploitées, que le pays, fouillé, bouleversé en tous sens, devenait ainsi impropre à l’agriculture, que les premiers mineurs dans l’enivrement de leur fortune ne savaient pas garder leurs richesses, on comprendra sans peine que la prospérité des mines ne pouvait être de longue durée. Le rendement du quint était le thermomètre infaillible de la situation de la province ; après s’être accru jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, il diminue sensiblement à partir de cette époque. Cinquante ans après, la province de Minas était épuisée, et tandis que San-Francisco, Nevada-City et toutes les autres villes naissantes de la Californie n’ont pas cessé un seul instant de voir leur prospérité s’accroître même après la disparition de l’or, les cités brésiliennes élevées sur les emplacemens de gisemens aurifères allèrent déclinant de plus en plus. Ces villes si riches, si animées, perdirent peu à peu leurs habitans, et le voyageur contemple aujourd’hui avec tristesse ces rues presque désertes, ces maisons abandonnées, ces églises ou ces couvens mornes et lézardés.

La découverte des gisemens aurifères n’en a pas moins été un grand bienfait pour le Brésil. Si la fascination de l’or n’avait pas attiré des habitans dans les déserts de Goyaz, Matto-Grosso, Minas-Geraes, Minas-Novas, la race portugaise n’aurait probablement jamais quitté les bords de l’Atlantique. Des pays immenses, cités parmi les plus riches du monde, nous auraient été à jamais fermés. Quelques Paulistes allaient, il est vrai, dans ces vastes solitudes à la chasse de l’Indien, mais ce n’étaient là que des soldats isolés. Le gros de l’armée ne suivait pas ; c’était trop d’affronter à la fois les flèches empoisonnées, les fatigues de la route et les miasmes des forêts. Lorsque le cri de l’eldorado eut retenti dans les plaines de Piratininga, et que l’écho, traversant l’Océan, fut arrivé jusqu’aux Algarves, on vit tout à coup s’animer ces plages désertes. Des villes s’élevèrent, des picadas (sentiers) sillonnèrent les montagnes, l’activité européenne vint prendre possession de cette terre, et refoula au loin les tribus indigènes cuivrées, incapables de féconder le sol et destinées à disparaître tôt ou tard devant les exigences de la civilisation. Ce mouvement subit d’activité ne fut pas sans amener une transformation morale, et l’on vit les coureurs d’aventures eux-mêmes employer leur or à faire bâtir des églises, à doter des couvens, à enrichir les madones de dentelles ruisselantes de diamans. Un mineiro choisi pour parrain donnait 10,000 crusades à sa commère. N’allez pas demander à ces vieilles natures portugaises des écoles, des bourses, des monumens publics, des théâtres, des rues larges, droites, bien aérées, tout ce qui charme l’étranger débarquant à Sydney, à Melbourne, à San-Francisco et dans toutes nos villes modernes. La vie publique n’existait pas encore chez elles ; leur intelligence, énervée sous la double pression du saint-office et des interdictions royales, ne pouvait sortir du cercle des intérêts que pour se tourner vers les choses du ciel. Tel est cependant l’irrésistible effet de l’aisance sur la destinée des individus et des peuples, que ce fut dans cette même province de Minas que retentit vers la fin du siècle le premier cri d’indépendance qu’ait entendu l’Amérique du Sud.

L’exploitation des mines, commencée avec le XVIIIe siècle, a donc fini avec lui, en passant par les trois phases qui se succèdent dans toute entreprise aurifère : d’abord la période des riches pépites puisées au lit des ruisseaux descendant des montagnes granitiques, puis celle des lavages du cascalhão dans des sébiles ou de petits canaux creusés à cet effet, enfin, les terres s’appauvrissant de plus en plus à la longue, la période des fouilles pratiquées dans les entrailles du sol pour trouver les sources d’où le métal s’était répandu à la surface. Les veines de quartz, parsemées de paillettes, semblaient mettre sur la voie. Cette méthode, qui se continue encore de nos jours, a produit dans les premiers temps d’assez bons résultats ; mais l’or, comme on va le voir, ne se trouvant jamais qu’à la surface, devait faire défaut tôt ou tard : aussi les habitans ont-ils fini par y renoncer. Il n’y a guère que quelques compagnies anglaises qui, à l’aide de puissantes machines à broyer le quartz, aient cherché à continuer cette exploitation dans le district de Congo-Soco, le plus riche jadis en filons aurifères ; mais il n’y en aurait qu’une seule, à ce qu’on prétend, qui distribue régulièrement un dividende à ses actionnaires. On sait que pareille mésaventure est arrivée aux compagnies australo-californiennes. Quant aux vieilles méthodes portugaises, on les rencontre encore quelquefois çà et là chez les gens de couleur qui, après la saison des pluies, vont glaner le long des ruisseaux et s’estiment heureux lorsqu’ils réalisent de quoi couvrir leurs dépenses journalières de tabac et de cachaça (eau-de-vie).

Si les mineiros ont enfin consenti à renoncer aux exploitations aurifères, à s’adonner les uns à la culture, les autres à l’élève du bétail, il ne faudrait pas en conclure que les rêves de l’Eldorado sont complètement oubliés ; mais ils n’ont guère plus d’influence que sur les étrangers, comme par exemple sur certains mascales (petits colporteurs) qui, d’un coup voulant faire leur fortune, s’engagent dans la route des mines, se nourrissent, chemin faisant, des légendes que les indigènes leur débitent, quelques-uns de bonne foi, le plus grand nombre pour se moquer de leur crédulité. Ces pauvres gens errent ainsi plusieurs mois à l’aventure, presque toujours au milieu de fatigues et de privations inouïes, heureux encore quand ils reviennent de ces déserts et en sont quittes pour la perte de leur modeste bagage. Tous ceux que j’ai vus étaient dans un état de misère et de maigreur indescriptibles ; leur odyssée, à travers les variantes de détail, reproduisait presque toujours la même histoire. C’était un Français novice qui, sur la foi des traditions et comptant sur son savoir-faire, avait résolu d’aller à la recherche de nouveaux, gisemens. Après avoir tout perdu, jusqu’à sa chaussure, renonçant à l’espoir d’atteindre l’objet de ses rêves, il s’était vu forcé, pour vivre, de devenir, suivant les circonstances et la nature des pays qu’il traversait, jongleur, dentiste, médecin, cuisinier, acrobate, même professeur de français. J’ai rencontré un jour, sur la route de Villa-Rica à Rio-Janeiro, un de ces coureurs d’aventures, venu d’Europe comme photographe et chercheur d’or. Le soleil avait desséché ses produits, les accidens de la route avaient brisé ses appareils ; il ne lui restait plus que sa boîte à objectif, transformée en sac de voyage, et dans laquelle il avait renfermé la plus incroyable collection de menus objets qui puissent frapper la curiosité d’un Parisien égaré dans les forêts. On y voyait des pyrites de fer et des élytres d’insectes, d’énormes becs de toucans, des graines de fruits impossibles, des cristaux de quartz et des bouts de flèches indiennes. Ce brave homme, ne sachant comment me témoigner sa reconnaissance pour le soin que j’avais pris de lui reconstituer un costume convenable, étala son musée sur une table, et me pria de choisir moi-même toutes les pièces qui seraient à ma convenance. Comme il insistait, je craignis de le désobliger par un refus, et je fixai mon choix sur un bout de plume taillée en biseau à une de ses extrémités et renfermant de petits grains incolores. Je croyais que c’était une cigarette camphrée.

— Cela, une cigarette camphrée ! reprit vivement mon Californien ; c’est une plume qui contient peut-être plus de cent milreis de brillans. Je les ai mis là dedans parce que je n’avais pas autre chose, et qu’on peut ainsi les passer plus facilement à la douane.

Honteux de ma méprise, je refusai de nouveau, craignant de ma part une nouvelle indiscrétion involontaire ; mais l’homme aux brillans ne l’entendait pas ainsi, et, voyant que je persistais, il tira de son muséum une queue de serpent à sonnettes qu’il me força d’accepter. Quand il eut achevé l’historique de son présent, je l’interrompis pour lui demander quelques détails sur les gisemens qu’il avait parcourus.

— Ah ! ne me parlez pas de terrains aurifères, répondit-il aussitôt. Je ne sais pas comment on a l’aplomb d’appeler ce pays la province des mines. Figurez-vous que les habitans n’y connaissent même pas l’argent monnayé ! ils ne veulent que du papier ou du cuivre. Plusieurs fois je me suis vu dans l’embarras parce que je n’avais sur moi que des pièces d’or ou d’argent. On pourrait bien encore trouver çà et là quelque peu de poudre d’or ; mais il n’y a que les gens les plus misérables pour prendre souci d’une recherche qui ne donne pas de quoi vivre. J’ai eu toutes les peines du monde à me procurer ces échantillons en faisant le portrait de quelques caboclos. — Et il me montrait d’un air joyeux ses pyrites.

Pour en finir avec les gisemens du Brésil, il faut voir quelle quantité d’or ils ont fournie à la circulation depuis qu’ils ont été découverts. Cela n’est pas chose aisée. Tous les voyageurs qui en ce siècle ont visité ce pays ont tâché d’évaluer cette somme, et ils ont différé quelquefois entre eux de plusieurs milliards. Essayons néanmoins de refaire ce calcul sans aucune exagération, en prenant pour base le rendement du quint de la province la mieux connue, celle de Minas-Geraes. On sait que le quint est la cinquième partie que prélevait la couronne de Portugal sur tout l’or trouvé dans ses colonies. Le produit total étant estimé à 250 arrobes par an, cela donne 25,000 arrobes en tout pendant un siècle ; l’arrobe étant de 32 livres portugaises, la livre de 500 grammes en moyenne et par conséquent représentant une valeur actuelle de 1,500 francs, nous trouvons 1,200 millions. La contrebande, évaluée à un cinquième, nous fait arriver à 1,500 millions. Si nous doublons ce chiffre pour tenir compte des provinces de Matto-Grosso, Goyaz, Minas-Novas, São-Paulo et autres moins connues ou moins importantes, nous trouvons 3 milliards, qui est le nombre donné par Humboldt.

Il faut maintenant rechercher brièvement les causes physiques qui semblent avoir accumulé l’or dans certaines régions à la surface du sol et dans les sables des rivières.


II

Si. l’on compare attentivement les diverses exploitations aurifères qui se trouvent aujourd’hui dispersées sur les points les plus éloignés du globe, Californie, Australie, Oural, Altaï, Afrique, Bornéo, Brésil, on voit constamment se reproduire plusieurs faits caractéristiques que l’on peut, ce semble, considérer comme les lois générales des gisemens aurifères.

La première de ces lois s’applique à la zone terrestre qui a le privilège, pour ainsi dire exclusif, de posséder le précieux métal. Ce sont les contrées équatoriales ou inter-tropicales qui sont incontestablement les plus riches. L’Amérique, l’Afrique et l’Océanie sont traversées par l’équateur et par les tropiques. L’Oural et l’Altaï sembleraient faire exception au premier abord ; mais on sait que leurs sables sont moins riches que ceux de la zone torride, et d’ailleurs on pourrait peut-être faire rentrer cette chaîne dans la loi générale, si l’on admet, comme le veulent plusieurs géologues, que la terre ait subi un déplacement d’axe, et que le bourrelet montagneux qui traverse le nord de l’Asie et des deux Amériques ait été jadis sous l’équateur.

Si, après avoir déterminé les régions aurifères, on étudie les circonstances locales qui accompagnent les gisemens, on trouve une seconde loi, non moins remarquable que la première. L’or ne se rencontre que dans le voisinage des grandes chaînes de montagnes. On ne le voit jamais sur la crête dénudée des masses granitiques, syénitiques, porphyriques, etc., qui forment la charpente des continens. C’est toujours dans les contre-forts de ces montagnes, c’est-à-dire dans les vallées qui s’étendent entre la plaine proprement dite et le sommet de la chaîne, que se trouvent tous les terrains aurifères.

L’examen de la gangue de l’or et la profondeur au-delà de laquelle le filon cesse d’être exploitable révèlent une loi non moins générale que les deux autres. Le métal est presque toujours à la surface, tantôt en pépites isolées ou en paillettes fines dans le sable, tantôt encaissé dans les flancs de la montagne au milieu des filons de quartz qui se sont fait jour à travers les terrains anciens lors de l’apparition de la chaîne centrale. Même dans ce cas, on peut dire que l’or s’est porté à la surface, car, quelque riche que soit un filon, il diminue rapidement de valeur à mesure qu’on creuse dans le sol. C’est aujourd’hui un fait connu de tous les mineurs, et pour l’avoir ignoré bien des compagnies se sont ruinées dans les deux Amériques.

Enfin on peut aussi chercher à préciser le moment de l’apparition de l’or à la surface de la terre et établir que cette époque est relativement récente. Les roches cumbriennes et siluriennes, qui, de l’avis de tous les géologues, sont formées de débris de la première écorce du globe, n’en contiennent pas de trace. Les filons de quartz qui ont apporté le métal de l’intérieur semblent devenir de plus en plus riches et de plus en plus nombreux à mesure que les chaînes de montagnes qui les ont fait naître sont elles-mêmes plus récentes et plus hautes. Le système des Andes, qui, sous différens noms, traverse le Nouveau-Monde dans toute sa longueur, est à la fois le plus élevé, le plus moderne et le plus productif.

Ces phénomènes, qui se vérifient chaque jour dans une zone immense et presque sur toute la circonférence du globe, ne sauraient être l’effet du hasard. Tout obéit à des lois invariables à la surface de notre planète : pourquoi n’en serait-il pas de même à l’intérieur ? pourquoi ne trouverait-on pas dans la disposition des roches et des minerais quelque chose de cet ordre immuable que présentent les élémens les plus mobiles comme l’eau et l’atmosphère ? Essayons donc de deviner ces lois d’après les principes de la physique moderne, et, afin de rendre la tâche plus facile, reportons-nous par la pensée aux premiers âges chaotiques du monde, lorsque la terre, encore incandescente, n’offrait qu’un globe liquide tourbillonnant dans l’espace. Une expérience bien simple, répétée journellement dans les cours de physique, va nous mettre sur la voie. Si l’on prend une sphère creuse en verre contenant jusqu’à une certaine hauteur un liquide quelconque, et qu’on imprime à cet appareil un mouvement de rotation rapide autour de l’axe vertical, on verra les molécules du liquide s’éloigner de l’axe avec d’autant plus de force que le mouvement giratoire sera plus énergique et se porter à la surface dans le sens du diamètre horizontal. De plus, si les molécules contenues dans le verre sont de densités différentes, les plus denses se porteront à la surface, tandis que les plus légères convergeront vers le centre. La mécanique rend d’ailleurs parfaitement compte de ce phénomène, auquel elle a donné le nom de force centrifuge.

Or, à l’époque où la masse terrestre était encore fluide, les molécules pouvaient facilement obéir aux sollicitations de la force centrifuge développée par le mouvement rotatoire autour de la ligne des pôles. Cette force, augmentant d’intensité, comme l’indiquent le calcul et l’expérience, avec le carré de la vitesse, était loin d’être la même sur tous les points de la terre. À l’équateur, chaque molécule, devant parcourir environ 40,000,000 de mètres en 24 heures, c’est-à-dire plus de 460 mètres par seconde, obéissait à une tendance centrifuge des plus puissantes. Il en était de même dans le voisinage de cette ligne, tandis que les molécules des régions polaires, n’ayant qu’une très petite circonférence à décrire, n’étaient soumises qu’à une force très faible ou presque nulle.

Maintenant, si l’on observe que ces matières, qui entrent dans la composition du globe, sont de densité différente, on comprendra facilement que les molécules pesantes se sont nécessairement portées vers la surface avec d’autant plus d’énergie qu’elles étaient plus voisines de l’équateur et que la densité en était plus forte. De là trois conséquences : diminution du rayon polaire et augmentation du rayon équatorial, transport au centre de la terre des molécules les plus légères et à la surface des molécules les plus denses, enfin densité des molécules de la surface d’autant plus forte qu’elles sont plus voisines de l’équateur.

La première de ces lois est connue de tout le monde et a été vérifiée par les astronomes. Les deux dernières, quoique dérivant du même principe, sont restées inaperçues jusqu’ici des géologues et des physiciens, parce que les uns et les autres ne se sont jamais préoccupés que des effets de la pesanteur, qui agit en sens inverse de la force centrifuge. Elles sont cependant tout aussi faciles à vérifier par l’étude de l’écorce terrestre et des déjections volcaniques, et nous donnent en même temps la solution du problème du gisement des métaux précieux, car ces métaux, étant les plus lourds de tous, se montreront d’autant plus abondans qu’on se rapprochera davantage de l’équateur ; par contre, ils deviendront de plus en plus rares à mesure qu’on s’avancera vers les pôles.

Si l’on prend une mappemonde, on remarquera que les faits s’accordent avec nos conclusions. Il suffit de comparer les latitudes, c’est-à-dire les distances qui séparent de l’équateur tous les pays connus par leur richesse en mines d’or ou en sables aurifères. Or voici le tableau de ces contrées et des latitudes correspondantes :

NOMS DES CONTREES AURIFERES.


Latitudes nord Latitudes sud Latitudes nord Latitudes sud
Brésil 4° « « 34° Zanguebar 5° « « 10°
Chili « 25-44 Mozambique « 10-25
Colombie 12 « « 6° Guinée « 15° «
Mexique 16-32° « Soudan 6-22 «
Californie 32-47 « Sénégambie 11-17 «
Pérou 3 « « 23 Sahara 15-33 «
Australie « 11-39 Tripoli 27-33 «
Bornéo 7 » « 4 Kordofan 10-15 «
Sumatra 5 « « 5 Nubie 10-25 «
Indoustan 7-35 « Abyssinie 12-15 «
Indo-Chine 1-27 » Darfour 10-16 «
Sumbawa » 8-9

On voit par ce tableau que les gisemens aurifères peuvent atteindre et même dépasser quelquefois le 40e parallèle nord et sud. Les alluvions de l’Altaï arrivent jusqu’au 50e degré, celles du Frazer-River et de l’Oregon jusqu’au 55e, celles de l’Oural jusqu’au 60e. Cette excessive largeur de la zone aurifère, loin de contredire nos conclusions, s’explique de la manière la plus simple. Pour que les molécules d’or pussent obéir librement aux sollicitations de la force centrifuge, il eût fallu qu’elles fussent libres. Or il n’en a point été ainsi ; l’or a aussi sa gangue, et pour des raisons que l’on ne connaît pas encore, cette gangue est le quartz, matière beaucoup plus légère que l’or. C’est cette coexistence du quartz avec l’or qui fait qu’on trouve quelquefois ce dernier métal assez loin des tropiques, témoin les sables de l’Oural ; mais ici encore la loi générale se trouve confirmée, car ces alluvions ouraliennes sont d’une pauvreté extrême, quand on les compare aux mines du Mexique ou du Pérou, qui donneraient des quantités immenses de métaux précieux, si le manque d’eau et de combustible n’empêchaient l’exploitation.

On trouve une autre raison de l’étendue de la zone aurifère dans les attractions que la lune et le soleil exercent sur les molécules liquides du centre du globe, et dont les marées de l’Océan ne sont pour ainsi dire que la continuation. Ces marées intérieures tendent à porter les matières pesantes à la surface, et comme elles agissent principalement dans l’écliptique ou dans des plans très rapprochés de cette ligne, il en résulte que les zones voisines des tropiques doivent être les plus privilégiées en métaux précieux. En effet, il est bien établi que les mines les plus renommées du Mexique, celles dont la richesse est telle qu’on peut les considérer comme inépuisables, se rencontrent surtout entre le 21e et le 24e parallèles. De même, dans l’hémisphère sud, les célèbres mines de Potosi et de Chuquisaca en Bolivie sont presque sous le capricorne. La profondeur de ces gisemens aurifères a été l’objet de recherches intéressantes, et on ne peut mieux faire ici que de laisser un moment la parole à l’auteur d’un remarquable rapport sur les mines de la Californie, a Dès les premiers temps de l’exploitation des alluvions, dit M. Laur, on remarqua que les grosses pépites d’or tenaient souvent du quartz adhérent à leur masse, et que cette roche était abondante dans les graviers de certains placers connus par leur grande richesse. On conclut de ces faits que le quartz était la gangue nécessaire de l’or, et on se mit à en explorer les nombreux filons qui sillonnaient la contrée. Toutes ces veines étaient aurifères, et quelques-unes, comme celle de Gold-Hill (colline de l’or), près de Nevada, fournirent, dès les premiers coups de marteau, des minerais où l’on trouvait en poids plus d’or que de gangue. On disait en ce moment qu’on était arrivé aux sources d’où l’or s’était écoulé dans les vallées, que l’intérieur des filons devait en contenir encore les plus riches dépôts, et de tous côtés on s’organisa pour l’exploitation des nouveaux gisemens. De très puissantes machines à broyer les roches arrivèrent à grands frais de New-York et de Londres, et avant la fin de 1856 il existait en Californie quatre-vingt-une usines, employant à broyer les minerais aurifères une force de plus de 1,500 chevaux-vapeur, dont la dépense totale était évaluée à plus de 15 millions de francs. Toutes ces machines étaient en travail dans ces montagnes où quelques années auparavant n’osaient s’aventurer les plus hardis pionniers des plaines de l’ouest ; mais les riches produits qu’on espérait ne vinrent pas, et toutes ces grandes affaires d’usines à quartz, si ardemment entreprises dans un de ces momens de fièvre que les mines ont si souvent excitée en Californie, n’aboutirent qu’à des désastres. Il en est encore un grand nombre qui n’ont pu reprendre leur travail, bien que les frais d’exploitation soient aujourd’hui d’un tiers moindres qu’à l’époque de la fondation[2]. » Ces détails sur les mines californiennes s’appliquent mot pour mot aux mines du Brésil. Quand les sables aurifères ont été épuisés, des compagnies anglaises sont venues avec des machines à broyer le quartz. Les veines qu’on voyait à la surface donnaient les plus légitimes espérances. Tout s’est évanoui à mesure qu’on a pénétré plus avant, dans le sol.« Quelques-unes, qui persistent peut-être encore, ne sauraient constituer une exception : c’est à peine si elles font leurs frais.

Mais pourquoi les latitudes de l’Europe qui correspondent à celles de la Californie sont-elles déshéritées sous le rapport des gisemens aurifères ? Les vieux géographes vont nous répondre. L’or était beaucoup plus commun dans l’antiquité qu’on ne le pense généralement. Chaque guerrier gaulois, au rapport des annales latines, marchait au combat couvert de chaînes et de bracelets d’or. L’histoire de Tarpeïa, qui mourut ensevelie sous un déluge de bracelets d’or et de boucliers étrusques, semble prouver que les Gaulois n’étaient pas les seuls à suivre cette coutume. L ! Europe fournissait alors toutes ces richesses. La plupart des géographes et des écrivains de cette époque, Hérodote, Aristote, Pline, Strabon, s’accordent à dire que les rivières des Cévennes et des Pyrénées charriaient de l’or. Une rivière qui coule au pied des Pyrénées, l’Ariège rappelle encore par son nom latin, Aurigera, la célébrité dont elle a joui. La péninsule hellénique et surtout l’Ibérie, si l’on en croit les poètes et les géographes des temps anciens, avaient aussi leurs alluvions aurifères. Polybe, entre autres, dit que les mines d’argent situées près de Carthagène occupaient habituellement quarante mille ouvriers dont le travail rapportait au peuple romain 25,000 drachmes par jour (8 millions par an). Les sables aurifères ont donc existé jadis sur toute la surface de la planète, et d’une manière sensible jusqu’au-delà du 40e degré de latitude. À toutes les époques, il s’est trouvé des chercheurs aussi aventureux, aussi intrépides que les mamelucos de Piratininga ou les diggers des placers californiens. L’ancien continent s’est appauvri à la longue, et aujourd’hui il n’y a plus que les terres vierges de l’Amérique, de l’Australie, de l’Océanie, les immenses déserts de l’Afrique voisins des tropiques, qui possèdent encore ces précieuses richesses. Les récits qu’on trouve chaque jour dans les journaux américains ou australiens sur les découvertes de nouveaux gisemens aurifères dans ces pays jusqu’ici inexplorés confirment nos inductions.

On se demandera maintenant pourquoi la pesanteur, beaucoup plus puissante que la force centrifuge et agissant en sens contraire, n’a pu retenir vers le centre de la terre les métaux précieux. Peut-être, en adoptant l’idée que Laplace, il y a un demi-siècle, formula dans son Exposition du système du monde, arrivera-t-on à une solution satisfaisante[3]. Les principes sur lesquels ce savant s’est appuyé pour la formation planétaire sont en effet applicables aux molécules de l’intérieur du globe. On voit d’abord que l’écorce terrestre, se refroidissant sans cesse par suite de son rayonnement vers les espaces célestes, diminue insensiblement de volume, et par conséquent augmente d’autant sa vitesse. De là un frottement contre cette écorce, dont l’épaisseur est d’environ 60 kilomètres, et la masse fluide de l’intérieur. Or on sait que tout frottement dégage deux électricités différentes et que chacune d’elles se dépose sur un des corps frottans. Il en résulte deux énormes masses de fluide se reproduisant à mesure qu’elles se neutralisent, et s’accumulant l’une vers la surface du globe, l’autre vers les matières liquides du centre. On sait aussi que deux électricités contraires tendent toujours à s’attirer, entraînant avec elles les corps qui les portent, et que les lois de cette attraction sont précisément les mêmes que celles de la pesanteur. Ne pourrait-on pas en conséquence chercher les causes des anomalies de la pesanteur dans les actions électriques qui ont lieu à l’intérieur du globe ? Toutefois, comme ces actions pourraient paraître insuffisantes à cause de la marche insensible du refroidissement terrestre et des réactions qui se produisent, il vaudrait peut-être mieux recourir aux marées intérieures, qui présentent des effets analogues, mais bien plus intenses. Un fait donnera une idée de la puissance de ce phénomène et du rôle qu’il joue dans l’économie du globe. À Lima et dans la plupart des endroits de la Cordillère désolés par les volcans des Andes, tous les habitans ont remarqué que les tremblemens de terre sont plus fréquens et plus redoutables aux syzygies et aux heures où le soleil et la lune passent au méridien. Un grondement sourd et continu qu’on entend lorsqu’on approche de certains volcans nouvellement ouverts indique le frottement de la masse liquide contre les parois de l’enveloppe, et fait deviner l’énorme quantité de fluide qui en résulte. Tout peut alors s’expliquer de la manière la plus simple. Les attractions électriques combinées avec la force centrifuge et les actions sidérales, neutralisant la pesanteur, permettraient aux métaux précieux de venir flotter à la surface. Qu’il se produise maintenant une de ces expansions souterraines qui se manifestent au dehors par un déchirement de la croûte terrestre et l’apparition d’un bourrelet montagneux, que se passera-t-il ? Une colonne de granit en ébullition s’élèvera dans l’espace, lancée par les vapeurs intérieures qui tendront à s’échapper. Cette poussée de gaz et de matières fondues laissera sur les côtés toutes celles qui se trouvaient à la surface de la nappe liquide, et, leur communiquant sa force d’impulsion, les jettera en filons à travers les terrains qui doivent former les contre-forts de la chaîne. Les premiers jets qui affleureront dans les flancs de la montagne seront les filons de quartz aurifère et platinifère, puis viendront les minerais d’argent et de plomb, plus haut se trouveront les pyrites de cuivre et de fer ; enfin le granit seul couronnera le sommet. Telle est en effet la disposition que présentent les divers minerais, au dire de tous les mineurs, dans l’immense cordillère qui sillonne les deux Amériques.

Enfin il faut remarquer que c’est peut-être dans la nature même de la pesanteur que gît la raison de tous ces faits contradictoires. La pesanteur, telle qu’on l’a entendue jusqu’ici, est un mot vide de sens et la négation du principe fondamental de la mécanique, l’inertie de la matière. Si, comme les études les plus récentes sur la chaleur, la lumière, l’électricité, le magnétisme, le portent à croire, les ondulations de l’éther sont la cause mère de tous ces phénomènes, ne pourraient-elles pas aussi être l’origine première de l’attraction universelle ? Ce n’est pas du reste d’aujourd’hui que datent les premières atteintes portées à la conception newtonienne.

En résumé, l’or semble s’être porté dans les régions voisines de l’équateur par suite de la rotation terrestre et des marées intérieures que détermine la double attraction de la lune et du soleil. Absent aux environs du pôle, il devient de plus en plus abondant à mesure qu’on approche des tropiques. Les régions aurifères de l’ancien monde ont été de bonne heure épuisées, quelques-unes du nouveau le sont aussi ; mais il en reste de fort riches dans les déserts de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Océanie. L’or se rencontre plus facilement dans le lit des rivières que partout ailleurs. Cela provient de ce que dans le travail des siècles la, gangue a été entraînée par les eaux, tandis que le métal, retenu par le poids, est resté sur place. Les coudes des rivières, les rochers, tous les obstacles en un mot qui arrêtent les paillettes, sont autant de gîtes privilégiés. Les bords de ces rivières sont nécessairement aurifères, soit à la surface, soit sur la terre végétale. L’or s’étant toujours porté à la surface, il est inutile, quand on est en présence d’une veine, de creuser au-delà de quelques mètres de profondeur. Les sables qui le contiennent proviennent de la désagrégation des quartz aurifères ; ceux-ci ne se trouvent que dans les contre-forts des grands systèmes de montagnes, et doivent leur origine aux filons lancés à travers l’écorce du globe par les forces souterraines lors de l’apparition de la chaîne.

C’est principalement au Brésil qu’il conviendrait d’étudier de près cette influence des grands systèmes de montagnes sur la production des métaux. L’immense Cordillère des Andes, sur les bords du Pacifique, offre pour ainsi dire tous les échantillons du règne minéral, disposés comme par étages successifs. Les contre-forts de l’est, allant sans cesse en diminuant de hauteur et de puissance, s’appauvrissent de plus en plus. L’or seul persiste à la base. La dernière chaîne, celle qui borde l’Océan, ne contient plus que du granit pur ; c’est aussi la moins élevée. On voit en même temps pourquoi le Brésil n’a jamais eu de mines d’argent : ce n’est très probablement qu’une question d’altitude. La plus grande hauteur des montagnes n’y dépasse guère de 1,000 à 1,500 mètres, tandis que certains pics des Andes atteignent 24,000 pieds. En revanche, le cuivre et le fer ne manquent pas, ce dernier surtout se montre en abondance ; en certains endroits, il est presque pur et rend jusqu’à 90 pour 100. Chose curieuse, si l’on en croit la tradition, ce seraient des noirs de la côte de Mina (Guinée) qui auraient indiqué ces richesses aux farouches conquistadores. Les Indiens ne paraissaient pas s’en être doutés jusqu’à ce moment. L’or qu’ils trouvaient tout préparé dans les sables des rivières suffisait amplement à leurs besoins domestiques : il avait en outre l’avantage d’être plus malléable et plus facilement fusible que le fer. Toutefois certaines tribus de l’intérieur ne dédaignent pas d’employer le fer depuis que l’or a disparu ; mais, voulant éviter avant tout le travail et le souci de le forger, elles ont imaginé un moyen aussi simple qu’ingénieux de se le procurer aux dépens des voyageurs. Me trouvant un jour sur la route de Villa-Rica, je rencontrai un Breton cheminant péniblement à pied dans un pays où les mendians eux-mêmes vont à cheval. Je lui adressai la parole et lui demandai ce qu’il avait fait de sa monture.

— Ma monture ? Il y a au moins six mois que je n’en ai plus. Tel que vous me voyez, j’ai fait peut-être plus de mille lieues avec une boussole pour tout guide, et cependant, lorsque j’ai suivi pour la première fois ce chemin, j’avais une belle mule. Quelques compagnons et moi, nous formions une petite caravane assez bien équipée. Tout alla bien tant que nous ne fûmes pas enfoncés dans les forêts. Nous comptions nous aboucher avec les Indiens à l’aide d’un guide qui nous servait d’interprète et qui se rendait au Pérou : nous portions des bimbeloteries pour les échanger contre des peaux de jaguar et des brillans ; mais un beau matin, au moment où nous allions nous mettre en selle, notre cicérone vint nous avertir que les mules n’avaient plus de pieds. Ne sachant trop ce que cela voulait dire, nous allâmes vérifier le fait, et nous vîmes les pauvres bêtes étendues sur le sol au milieu d’une mare de sang. Un parti d’Indiens nous avait aperçus la veille, et, profitant de la nuit, avaient coupé en silence les jarrets de nos bêtes.

— C’était donc pure sauvagerie, lui dis-je, puisqu’ils ne vous ont pas attaqués vous-mêmes, et que les mules ainsi mutilées ne pouvaient leur servir ?

— Nullement : ils ne nous ont pas attaqués, parce qu’ils ne tenaient pas à faire connaissance avec nos carabines, et que d’ailleurs notre argent ne leur servirait à rien dans le désert ; mais ils ont besoin de fer pour ferrer leurs chevaux, et ils trouvent celui de nos montures tout prêt, sans compter que la caravane, si petite qu’elle soit, emporte toujours avec elle des provisions ou des objets d’échange dont elle est forcée d’abandonner la plus grande partie. C’est donc pour eux double profit.

Il faut ajouter, pour être juste envers les Brésiliens, que, si l’exploitation du fer n’a pas encore pris les proportions qu’on est en droit d’attendre de l’abondance de leurs mines, la faute en est surtout aux barbares ordonnances de la cour de Lisbonne, qui défendaient sous peine des présides toute exploitation autre que l’or. Ce n’est que depuis l’arrivée du roi dom João VI que l’on a pu songer à tirer parti de ces richesses. Les chemins de fer aidant, nui doute que cette industrie ne rapporte un jour plus aux Brésiliens que les sables aurifères, depuis longtemps épuisés, et les diamans, dont il nous reste à parler.


III

Pendant que les mamelucos des plaines de Piratininga sillonnaient le désert à la recherche de l’Eldorado, d’autres coureurs d’aventures non moins hardis partaient d’un autre côté, se dirigeant vers les montagnes du Pérou. Ils avaient entendu parler d’émeraudes et autres pierres précieuses trouvées dans les Andes par leurs voisins de Castille, et ni les uns ni les autres n’hésitaient à croire qu’il y eût dans quelque contre-fort de la Cordillère une serra das esmeraldas (chaîne des émeraudes) dont les flancs recelaient des mines inépuisables de ces pierres précieuses. Cette croyance, ridicule en apparence, avait pourtant quelque fondement. Les pierres fines ne sont pas rares dans les ruisseaux et les sables de cette immense péninsule ; les améthystes particulièrement y forment quelquefois, dans certaines régions granitiques, des grappes fort belles et assez bien soutenues. Il n’y aurait donc rien d’impossible à ce qu’une bande de sertanistas (coureurs du désert) fût tombée, chemin faisant, sur un banc d’améthystes, peut-être même de simples cristaux de quartz pur et limpide, et eût dès lors crié aux merveilles. Ces hommes simples, à demi sauvages, ne connaissaient pour la plupart les pierres précieuses que de nom. Tout caillou transparent ou reflétant de belles nuances était pour eux un objet de prix. Ils partirent donc à l’aventure, persuadés que, s’ils n’avaient pas la bonne fortune de découvrir la montagne des brillans, ils pourraient rencontrer sur leur route quelque ruisseau aurifère ou tout au moins quelque tribu indienne qui, bientôt réduite à l’esclavage grâce à leurs armes à feu, les dédommagerait ainsi de leurs fatigues et de leurs déceptions. On se rappelle que c’est en donnant la chasse aux peaux-rouges que les mamelucos avaient pris le goût de ces courses à travers le désert. Cependant les résultats se firent longtemps attendre. Le diamant n’a pas naturellement cet éclat qu’il projette lorsque, après avoir été taillé, il est pénétré en tous sens par les lumières d’un salon, et nos coureurs des bois ne pouvaient songer à voir un brillant dans ces petits cailloux à surface terne qu’ils rencontraient quelquefois dans le lit des ruisseaux au milieu d’un ciment ferrugineux, tandis que l’or se montrait à eux immédiatement en belles pépites et dans son éclat naturel. Aussi bien des années s’écoulèrent en recherches infructueuses. Cependant quelques-unes de ces pierres offraient parfois des reflets si extraordinaires, malgré leur surface terne et dépolie, que certains amateurs les recueillaient à tout hasard, et s’en servaient au jeu comme de jetons. La tradition veut que, vers 1729, un certain Bernardo Fonseca Lobo ait le premier soupçonné la véritable nature des pierres qu’il avait découvertes dans le Serro-do-Frio (montagne du froid), contrée montueuse enclavée dans la partie la plus escarpée de la province de Minas-Geraes, et qui devait bientôt devenir si célèbre sous le nom de district des diamans. D’autres trouvailles semblables, s’étant répétées sur différens points, donnèrent l’éveil au gouverneur de la province. Voulant savoir à quoi s’en tenir, il résolut d’envoyer à Lisbonne quelques échantillons de ces « cailloux transparens, » comme on les appelait alors. Les gens de la cour, qui ne connaissaient guère encore que les diamans taillés, n’osèrent pas se prononcer, et s’adressèrent à l’ambassadeur de Hollande, qui de son côté renvoya les échantillons aux bijoutiers d’Amsterdam. On sait que déjà, à cette époque, les ouvriers néerlandais étaient les plus renommés en Europe pour la taille des pierres. Ceux-ci répondirent que les cailloux trouvés dans les ruisseaux du Brésil étaient de véritables diamans, et qu’ils avaient autant de valeur que ceux de l’Inde. Cette nouvelle, répandue comme la foudre, réveilla parmi les populations des deux péninsules la fièvre qu’avaient provoquée les premiers cris de l’eldorado. Tandis que les anciens explorateurs se lamentaient d’avoir rejeté si longtemps, comme sans valeur, ces cailloux translucides qui leur eussent fait une fortune, on vit un nouveau courant d’émigration se porter en hâte vers la terre promise. Les mineurs eux-mêmes désertaient les terrains aurifères pour aller « cueillir du brillant. » Des villes ne tardèrent pas à s’élever au milieu des déserts et sur des montagnes jusque-là jugées inaccessibles. Tout à coup un ordre de Lisbonne vint calmer cette effervescence. Le roi, voyant là une source inépuisable de richesses, avait déclaré les diamans propriété de la couronne ; puis, craignant les effets de la fraude dans un pays si difficile à garder et l’avilissement de prix qui devait résulter de l’accumulation des pierres sur les marchés d’Europe, il résolut de limiter l’exploitation. Une compagnie en reçut le privilège exclusif, et s’engagea à n’employer à la recherche que huit cents nègres. Le roi recevait une piastre de capitation par tête d’esclave et par journée de travail ; en outre tous les diamans trouvés dans l’année devaient être expédiés en Portugal, afin que le prince pût choisir ceux qui étaient à sa convenance, moyennant une légère indemnité prélevée sur le prix de capitation. Il va sans dire que les règlemens les plus sévères interdisaient toute sorte de contrebande. Le district du Serro-do-Frio, isolé de la province, fut placé sous la direction immédiate d’un intendant qui ne relevait que de Lisbonne. Au dire d’Anson, officier de la marine britannique, qui visita le Brésil vers le milieu du XVIIIe siècle, le district fut presque dépeuplé à la suite de ces ordonnances, et plus de six mille habitans se virent forcés d’émigrer dans une autre partie de la province pour ne pas être exposés à la tentation de se livrer à la recherche des pierres précieuses. Du reste, des peines terribles atteignaient ceux qui étaient convaincus de ce crime. Si le délinquant était pauvre, il payait de sa vie ; s’il avait de la fortune, on confisquait ses biens, et il allait passer quelques années aux présides, sur la côte d’Afrique, où il succombait très souvent à l’ennui et aux rigueurs du climat.

Telle était pourtant la fascination que ces pierres exerçaient sur les esprits, que, malgré la crainte d’une mort certaine, malgré les dangers et les fatigues inouïes qu’il fallait affronter pour franchir un cercle de montagnes inaccessibles, il se trouvait des hommes assez hardis pour entreprendre cette vie d’aventures. Le nom de grimpeiros (grimpeurs), qui, dans le jargon des contrebandiers, était devenu garimpeiros, rappelle assez le genre de vie auquel ces hommes s’étaient condamnés. D’autres, connus sous le nom plus modeste de contrabandistas, couraient des périls d’une autre sorte. C’étaient pour la plupart des habitans mêmes du district ou des voyageurs venus sous prétexte de porter des marchandises, qui, après avoir réalisé quelques diamans provenant presque toujours de vols commis par les nègres de l’exploitation, s’empressaient de prendre la route de Rio-Janeiro. Pour échapper, à la sortie du district, aux minutieuses recherches de l’administration, on ne saurait dire toutes les ruses qu’ils employaient. Tantôt c’étaient des pigeons voyageurs qui passaient la frontière, tantôt c’était une crosse de fusil creusée à l’intérieur qui servait de cachette ; d’autres fois c’étaient des esclaves à qui l’on faisait avaler des pierres. La délation avait alors un beau rôle à jouer, et se donnait carrière à son aise. Un pauvre matelot étranger, s’étant un jour oublié, dans un moment d’ivresse, vis-à-vis de l’autorité brésilienne, fut condamné aux présides. Cependant, comme sa vie passée était irréprochable, on commua sa peine, et on l’envoya travailler au lavage des terrains diamantifères. Sa détention devait être de courte durée. Cet homme fut bientôt au courant des ruses qui permettent aux noirs de tromper la surveillance des feitors (inspecteurs), et profita de sa captivité pour se faire, à l’insu de tout le monde, une petite collection de brillans qui devait lui assurer pour ses vieux jours une vie moins agitée que son existence de marin. Une blessure au pied, qu’il entretint avec le plus grand soin, lui rendit indispensable l’usage d’un bâton. Du reste, sa conduite exemplaire pendant tout son séjour au district diamantin lui avait concilié l’amitié de ses chefs ainsi que de ses camarades, et personne n’eût soupçonné ses fraudes. Le jour de son départ étant venu, il s’achemina clopin-clopant vers Rio-Janeiro, passa la barrière du district sans encombre, et arriva enfin dans la capitale. Son premier soin, comme on le pense bien, fut de chercher un bâtiment en partance pour l’Europe, car il avait de bonnes raisons de quitter le pays en toute hâte. Malheureusement, aucun navire ne se trouvant prêt à mettre à la voile, il dut se résigner à attendre quelques jours. Ce délai le perdit. Cédant à ses vieilles habitudes de marin et voulant tuer le temps, il fit la connaissance d’une mulâtresse et eut la faiblesse de s’attacher à elle. Bientôt sa passion devint si vive qu’il résolut de l’emmener avec lui. La veille de son départ, il lui avoua qu’il était riche, et qu’il ne dépendait que d’elle de partager sa fortune. En même temps il fit tomber de son bâton de voyage, creusé à l’intérieur, toutes les pierres qu’il y avait cachées. La mulâtresse n’eut garde de refuser, et le pauvre diable s’endormit sur cette promesse, rêvant sans doute à son bonheur futur. Tout à coup, au milieu de la nuit, il voit sa chambre envahie par une escouade de permanens qui viennent le sommer de leur livrer sa canne. Pendant son sommeil, sa chère maîtresse était allée prévenir la police. Loin de fuir les regards de celui qu’elle venait de trahir d’une manière si révoltante, elle assista à la visite domiciliaire avec l’air souriant d’une personne qui vient de faire une bonne action. Son compagnon lui ayant demandé le motif de sa dénonciation, elle répondit le plus naïvement du monde qu’elle eût volontiers partagé sa fortune, mais qu’elle ne se souciait pas d’aller en pays étranger, et qu’elle avait trouvé moyen de tout concilier en avertissant la police, la loi lui assurant, comme prix de sa délation, la moitié des objets confisqués. Il va sans dire que le matelot partit cette fois pour les présides.

La contrebande est d’autant moins facile que l’administration prend les précautions les plus minutieuses à l’égard des nègres chargés de l’extraction. L’opération se fait sous des hangars dans lesquels sont- disposés plusieurs rangs de petits canaux légèrement inclinés et évasés vers le bas. Une rigole amène l’eau à la partie supérieure ; c’est là que se tient le noir. Des sièges élevés sont occupés par les feitors. Chacun d’eux a sous sa surveillance une escouade de huit esclaves. Vient-on à leur parler, ils doivent répondre sans détourner la tête. Une sébile où l’on dépose les diamans, un pot rempli de tabac en poudre, complètent l’ameublement. Ce pot de tabac est loin d’être, comme on pourrait le croire, un objet de luxe. La monotonie du travail, jointe à la chaleur du climat et à l’action débilitante de l’eau, porte facilement au sommeil. Une pincée prise à propos réagit contre ces influences soporifiques et stimule l’activité des nègres et la vigilance des feitors. Dès que le signal appelle les travailleurs à l’ouvrage, chaque esclave se rend au canal qui lui est assigné, portant un panier de cascalhao (terre diamantifère). Il jette le cascalhao dans le canal, et ouvre la rigole à l’aide d’un tampon. En même temps ses bras remuent fortement tout ce mélange d’argile, de sable et de cailloux ; l’eau dissout les parties terreuses et les entraîne avec elle. Trouble au commencement de l’opération, elle s’éclaircit peu à peu, et finit par reprendre sa transparence. Il ne reste plus alors que le gravier au fond du canal. C’est à partir de ce moment que l’extraction proprement dite commence. Le noir arrête l’eau, rejette les gros cailloux, et cherche minutieusement dans le sable les pierres précieuses qui peuvent s’y trouver. Dès qu’il en rencontre une, il bat des mains pour annoncer sa découverte, et la porte au feitor. Celui-ci l’inscrit sur son registre après l’avoir pesée, et la dépose dans la sébile. Si la pierre trouvée atteint le poids d’un octave (17 karats 1/2), l’esclave est mis solennellement en liberté et reçoit un vêtement neuf. Ces cas sont rares ; ils ne se présentent guère plus de deux ou trois fois dans l’année. Diverses primes sont affectées aux diamans d’un poids inférieur : la dernière de toutes consiste en une simple prise de tabac.

Afin d’éviter autant que possible les tricheries des noirs, on ne leur permet de porter qu’une toile de coton autour des reins, sans poche et sans doublures ; quelques-uns même vont dans la saison chaude entièrement nus. De temps en temps le feitor les fait changer de canal et battre des mains. Malgré ce luxe de précautions, il en est toujours qui trouvent moyen de tromper la surveillance de leurs gardiens : ce sont eux qui alimentent d’ordinaire le commerce des contrebandiers. On connaît l’histoire de cet intendant qui, ne croyant pas à une aussi grande dextérité de la part des noirs, voulut un jour en avoir le cœur net, et promit la liberté à l’un d’eux, s’il parvenait à dérober en sa présence un diamant caché dans un monceau de cascalhao. On pense bien que l’offre fut acceptée. L’esclave se mit immédiatement à l’œuvre, tandis que le Portugais, placé en face de lui, suivait tous ses mouvemens. À la fin, celui-ci, s’impatientant et croyant déjà, triompher, demanda au noir s’il s’avouait vaincu. — Senhor, répondit gravement l’Africain, si l’on peut compter sur la parole des blancs, je suis libre. — Et tirant en même temps une pierre de sa bouche, il la montra à l’intendant. La bouche paraît être la cachette de prédilection ; aussi les feitors ne manquent pas, lorsqu’ils soupçonnent un nègre, de la visiter soigneusement.

Rien de plus obscur jusqu’ici que l’explication de l’origine du diamant et de la présence exclusive de cette pierre dans certaines contrées. Le Serro-do-Frio, la région diamantifère par excellence du Brésil, offre un contraste des plus étranges, par son aspect nu et sévère, avec la riche végétation qui l’enveloppe. C’est pour ainsi dire une enceinte circulaire de pitons aigus formant barrière de toutes parts. La capitale, Tijuco, où se tiennent les officiers de l’administration, s’élève à plus de 1,000 mètres au-dessus du niveau de l’Océan. Les flancs de ces pics, calcinés sans relâche par le soleil des tropiques ou noyés dans les brumes qui couvrent d’ordinaire les hautes cimes, sont rendus encore plus rougeâtres par l’énorme quantité d’oxyde de fer que renferme le sol. C’est ce mélange d’argile ferrugineuse et de cailloux roulés qui constitue le cascalhao. On y rencontre aussi de l’or, et on se rappelle que c’est en cherchant ce dernier métal que les mamelucos trouvèrent les premières pierres précieuses. C’est ordinairement du lit de ces ruisseaux qu’on extrait le cascalhao. Cette opération se fait dans la saison sèche, qui permet de détourner le cours des rivières. L’époque des pluies arrivée, on lave les terres préparées pendant les mois précédens. Tous les ruisseaux du Serro-do-Frio sont loin d’être également riches. Le plus célèbre dans les annales diamantines est le Jiquilinhonha. Les noirs employés à l’exploitation reconnaissent plusieurs genres de cascalhao. Le plus riche contient une espèce de silex noir ou marbré voisin de la cornaline. Plus ce silex est noir, plus il est un indice sûr. Vient ensuite la pedra de osso (pierre d’os), grès très pur qui a l’apparence d’os longtemps enterrés. Une argile ferrugineuse cimente le tout. Bien des hypothèses ont été imaginées par les divers voyageurs qui ont visité ces districts pour expliquer la présence du diamant en si étrange compagnie. Ce qui paraît le plus probable, c’est que, le carbone qui a fourni le diamant étant d’abord dissous dans le quartz, une très petite partie a pu seule cristalliser en arrivant à la surface. Plusieurs faits semblent concorder avec cette hypothèse : d’abord il est à peu près constaté aujourd’hui que la véritable gangue du diamant est le quartz ; les veines noires dont le silex est souvent sillonné, surtout dans le riche cascalhao, indiquent clairement que le quartz était primitivement imprégné de carbone. D’un autre côté, le carbonado, espèce de matière charbonneuse qu’on trouve souvent à côté du diamant, et qui, bien que noir, en rappelle quelquefois l’éclat et la dureté, semble former comme la transition entre le charbon amorphe répandu sans ordre dans le silex et le carbone cristallisé qui a fourni le diamant. On sait combien il est difficile pour la plupart des corps de cristalliser d’une manière régulière, surtout quand il s’agit d’obtenir de gros cristaux limpides à faces unies, à arêtes nettement dessinées. Il faut un liquide homogène, un refroidissement lent, à l’abri de toute agitation, afin que les molécules puissent circuler librement dans le milieu où elles flottent pour venir se grouper suivant des formes géométriques. Qu’on se représente maintenant des torrens de quartz en fusion s’échappant, à travers les flancs des montagnes, des entrailles liquides du globe, et venant s’épandre en nappes immenses au fond des vallées ; toutes les perturbations atmosphériques dans lesquelles se choquent et s’entre-croisent les vents, les pluies et la foudre devaient se succéder sans interruption sur une telle surface. Comment espérer une cristallisation tranquille et régulière au milieu de ce chaos ? La plus grande partie du carbone a dû rester disséminée sans ordre dans la matrice qui la portait : c’est elle qui constitue les veines noires du silex. Une autre portion a essayé de cristalliser ; mais elle est restée charbonneuse, arrêtée sans doute par une pression trop forte ou par quelque autre cause physique : c’est le carbonado des mineurs. Quelques molécules privilégiées, probablement les plus voisines de la surface, ont pu seules se grouper régulièrement. Ces mêmes perturbations expliquent le petit volume auquel ont dû s’arrêter la plupart des diamans. La cristallisation du bore et du silicium, ces deux frères du carbone, obtenue tout récemment dans l’alumine par un de nos plus habiles chimistes, semble encore ajouter une analogie de plus en faveur de cette formation diamantifère.

Le Brésil, qui depuis plus d’un siècle a fourni de diamans le monde entier, n’en a encore produit que deux remarquables par leur grosseur ; l’un et l’autre ont été trouvés par hasard à un demi-siècle d’intervalle dans des endroits complètement obscurs. Le premier, appelé diamant de l’Abayté, fut rencontré en 1800 dans le ruisseau de ce nom par trois malfaiteurs exilés dans le sertão (désert) de la province de Minas, et qui obtinrent aussitôt leur grâce. Il pesait sept octaves d’once. On dit que le roi dora João VI le fit percer afin de pouvoir le porter à son cou les jours de cérémonie. Le second est tout récent, et plusieurs de nos lecteurs l’ont sans doute vu figurer, sous le nom d’étoile du sud, à l’exposition universelle de 1855. Il fut trouvé en 1853 dans les sables de Bagagen par une pauvre négresse, et pesait avant la taille 254 karats et demi. On peut dire que les diamans du Brésil sont moins gros et d’une eau moins belle que ceux de l’Inde. Ils ont généralement une teinte jaunâtre ; comme d’un autre côté la surface en est toujours dépolie par le frottement et par les actions chimiques des autres matières contenues dans le cascalhao, il est assez facile de les contrefaire. Les nègres qui se livrent à cette opération se servent ordinairement de la topaze blanche, assez commune dans le pays, qu’ils roussissent au feu, ou quelquefois même d’un morceau de verre qu’ils usent pour imiter les facettes du diamant, et qu’ils secouent ensuite parmi des grains de plomb pour lui donner le dépoli. Plus d’un contrebandier novice s’est laissé prendre à cette contrefaçon. Les voyageurs qui voudraient étudier les diverses variétés de cette pierre ne peuvent mieux faire que de visiter la magnifique collection qui se trouve dans le musée de Rio-Janeiro ; ils en verront de toutes les nuances, de brunes, de jaunes, de sales et même de noires. Quelques-unes ont été arrondies à la surface par le frottement des cailloux de quartz dans les ruisseaux qui les charriaient.

Le diamant n’est pas le seul objet de bijouterie que fournit le Brésil ; on peut dire qu’il n’est peut-être pas une seule pierre précieuse qu’on ne rencontre dans cet immense pays. Les topazes et les améthystes sont entre autres très communes et quelquefois fort grosses et fort belles. Le roi dom João VI reçut un jour une aigue-marine estimée cent mille francs. Il suffit d’un peu d’attention, quand on se promène sur les rochers granitiques qui bordent les ruisseaux et les rivières, pour apercevoir des traces confuses, mais reconnaissables, de quelque pierre de prix. Les impressions grenatifères entre autres y semblent très communes. Cette abondance et cette variété, exagérées à la fois par les indigènes et les voyageurs, deviennent souvent une cause d’amères déceptions pour les malheureux étrangers. Interrogez tout Français qui a pénétré dans l’intérieur ; il ne manquera pas de vous dire, pour peu que vous lui inspiriez quelque confiance, qu’il a trouvé sur sa route de la poudre d’or et des brillans. Inutile d’ajouter que cette poudre n’est autre chose que du sable micacé, comme en charrient tous les ruisseaux qui descendent des terrains granitiques, et que les diamans sont des morceaux de quartz. Un colon allemand, homme très sensé du reste, faillit un jour me faire un mauvais parti, parce que je parlais de jeter par la fenêtre sa boite de prétendus brillans. Aucune des raisons que je lui donnais pour lui faire comprendre la nature de son trésor ne pouvait le convaincre. Un vieux nègre qui était présent, jugeant, par la chaleur de la discussion, de l’intérêt qu’il portait à ses pierres, lui dit qu’il connaissait à quelque distance de là une montagne appelée la Montagne bleue, où l’on trouvait à chaque pas des cailloux colorés et transparens. Il se faisait fort de l’y conduire et de le ramener, avec de bonnes montures, en moins d’une journée. Cette offre du vieux nègre et surtout le nom de Montagne bleue séduisirent mon Californien. Je vis se peindre sur sa figure la joie que ressentaient les conquistadores en entendant prononcer le nom de la Serra das Esmeraldas. J’eus beau lui objecter que dans tous les pays on rencontrait des montagnes bleues, que ce nom provenait invariablement des teintes azurées dont l’horizon recouvre les chaînes lointaines : rien ne put l’ébranler. Il prit jour avec le nègre pour le lendemain, et dès cinq heures du matin il se dirigeait vers le nouvel eldorado, non sans m’avoir, en bon camarade, fortement engagé à partager son heureuse fortune. La nuit arrivée, je l’attendis avec impatience, souriant d’avance au récit de ses aventures à travers les bois et de ses déceptions, espérant aussi que le résultat négatif de ses recherches chasserait pour toujours ses illusions ; mais j’oubliais que j’avais affaire à une nature d’outre-Rhin. Je le vis enfin approcher, rayonnant de joie, faisant résonner comme un cliquetis de ferraille à chaque pas. C’était le bruit des pierres dont il avait bourré sa gibecière, ses poches et ses bottes. Il était tombé sur des schistes micacés, dont les reflets tantôt bleuâtres, tantôt dorés, l’avaient facilement séduit.

— Vous avez eu tort de ne pas me suivre, me dit-il en m’abordant, j’apporte des choses charmantes que je vous montrerai de main. Si elles n’ont pas de valeur, elles me serviront toujours à me faire bien voir des raparigas (jeunes créoles), car vous savez qu’elles aiment beaucoup ces pierres pour orner la niche de leur madone. Du reste, je vous avoue que j’y tiens beaucoup moins que ce matin ; j’ai trouvé mieux que cela en revenant, et je pense que cette fois vous serez de mon avis. Je vais vous montrer une véritable merveille, un diamant vivant. Tenez, venez avec moi, nous verrons mieux dans l’obscurité, continua-t-il en passant dans la pièce voisine, et en tirant d’une de ses bottes le flacon qui renfermait le matin sa provision de cachaça.

Je le suivis sans mot dire, me demandant si l’insolation de la journée, s’ajoutant à ses rêves californiens, n’avait pas déterminé en lui un commencement d’aliénation.

— Figurez-vous, reprit-il, qu’il était nuit close, et naturellement par ces picadas raboteuses et obscures nos mules avaient ralenti le pas. Je chevauchais tranquillement derrière mon guide, lorsque j’ai cru voir au milieu du chemin une bague ornée de diamans, avec un chaton en rubis. Toutes ces pierres étincelaient au milieu de l’obscurité, comme si elles avaient été traversées par les feux d’un lustre invisible. Je prie mon insouciant cicérone d’arrêter, et je mets pied à terre. Comme je me baissais, et que j’allais saisir ma trouvaille, je recule en poussant un cri de surprise : la bague s’était tout à coup redressée et se mettait à fuir, le rubis conduisant la marche et les diamans suivant à la file. Elle m’aurait peut-être échappé, si mon compagnon, plus habitué que moi à ces apparitions merveilleuses, ne l’avait saisie. Je l’ai placée dans ce flacon avec quelques morceaux de bois mort dont elle fait sa nourriture, à ce qu’assure le noir. Tenez, voyez, n’est-ce pas un vrai bijou vivant ?

En même temps il secouait légèrement le flacon qu’il tenait à la main. Le flacon s’illumina tout à coup, et je pus voir distinctement un animalcule composé de douze ou treize segmens à la suite l’un de l’autre, comme dans les perce-oreilles. Le premier, qui formait la tête, brillait comme un rubis, et les autres semblaient autant de diamans. Parfois il se repliait sur lui-même, et alors on eût dit un petit anneau orné de brillans avec un magnifique chaton. C’était un lampyre un peu plus gros et plus phosphorescent que ceux qu’on voit pendant les nuits d’été briller dans nos campagnes. Les nègres, lui ont donné le nom de bicho de pao podre (l’animal du bois pourri). Chaque illumination ne durait que quelques secondes.

— Tous voyez que je ne vous en impose pas, reprit l’Allemand, il y a de quoi faire fortune avec une collection de ces petites bêtes-là. J’ai déjà en tête un projet ; mais comme il se fait tard, et que je-suis mort de fatigue, je vous conterai cela demain.

Je me retirai, sentant, moi aussi, le besoin de sommeil ; mais nous n’étions ni l’un ni l’autre au bout de nos surprises. J’étais déjà entièrement assoupi lorsque je crus entendre mon compagnon, dont la chambre touchait à la mienne, s’agiter d’une façon inusitée. Bientôt un crescendo de jurons qui s’entre-croisaient en français, en portugais et en allemand me convainquit qu’il se passait quelque chose de sérieux. Dans sa précipitation à courir les fourrés, les taillis, les buissons, l’infortuné ne s’était pas aperçu que ses habits se recouvraient chaque fois de légions de carrapatos (acarus americanus). À peine s’était-il couché, qu’il se sentit dévoré comme s’il se fût trouvé dans un bain de feu. Il fallut réveiller, les noirs, faire apporter un bain d’eau froide et arroser son corps d’alcali, afin d’amortir l’inflammation. Je me suis convaincu depuis, par une longue expérience, que ces maudits insectes sont d’ordinaire le produit le plus certain que les voyageurs retirent de leurs excursions : heureux ceux qui en sont quittes à ce prix ! Quant au diamant vivant, profitant sans doute de la bagarre de la nuit, il s’échappa ou servit de festin à quelque bande de fourmis nocturnes.

Tout ce qu’on a dit sur le district diamantin de la province de Minas-Geraes peut s’appliquer, du moins en partie, aux autres terres diamantifères du Brésil, qu’on rencontre dans les déserts de Matto-Grosso, de Goyaz et de Minas-Novas. L’éloignement et probablement aussi d’autres causes locales les ont rendues moins célèbres que celles du Serro-do-Frio. Cependant elles ont de l’importance, comme un seul fait le prouvera. À Cuyabá et dans d’autres endroits de l’intérieur, on ne prépare jamais un oiseau ou une volaille sans visiter attentivement le gésier et les intestins. On sait que ces animaux avalent quelquefois de petits cailloux, et il n’est pas rare d’y rencontrer des diamans. Tant d’exploitations réunies, bien que quelques-unes soient presque épuisées, donnent encore d’assez abondantes récoltes, et on peut dire que c’est le Brésil qui depuis longues années approvisionne l’Europe de pierres précieuses. L’exportation annuelle a été évaluée en moyenne à 20,000 karats dans les derniers temps de la domination portugaise, et on estime à 2 millions de livres sterling les diamans qui ont enrichi la couronne de Portugal. Bien que le rendement ait considérablement diminué en beaucoup d’endroits, il ne faudrait pas trop se hâter de conclure à un appauvrissement définitif. Quiconque a parcouru cet empire sait qu’il est couvert d’immenses forêts encore inconnues de l’Européen, qui peuvent d’un jour à l’autre révéler de nouvelles richesses aussi séduisantes que celles qui attirèrent l’attention des premiers Paulistes. Il y a une vingtaine d’années, un esclave qui avait travaillé au Serro-do-Frio fut emmené dans la province de Bahia. Comme il gardait ses troupeaux, il crut reconnaître dans le sol les caractères du cascalhao diamantifère ; il se mit à l’œuvre sans parler de sa découverte, et en vingt jours il avait déjà réalisé 700 karats. Ayant sans doute quelque motif de haine contre son maître ou ne croyant pas à sa générosité, il s’enfuit pour aller vendre son trésor dans quelque ville éloignée. Soit imprudence, soit toute autre cause, il éveilla des soupçons, fut arrêté et reconduit chez son maître. Celui-ci, voyant que ni les promesses, ni les menaces, ni les châtimens ne pouvaient lui arracher son secret, eut recours à une ruse fort simple. Il feignit de prendre son parti de ce silence obstiné, et renvoya l’esclave à ses travaux habituels. Le noir attendit quelque temps, soupçonnant un piège, et, lorsqu’il se crut complètement oublié, il recommença ses explorations, mais cette fois au clair de lune. Il va sans dire qu’il était soigneusement épié. La nouvelle se répandit comme l’éclair dans toute la province. Des aventuriers accoururent de toutes parts, et en moins d’une année vingt-cinq mille individus peuplaient ce désert.

Maintenant, si l’on jette un coup d’œil d’ensemble sur le rôle qu’une pierre et un métal ont joué dans les destinées des races latines et de la péninsule australe du Nouveau-Monde, quelle conclusion en tirera-t-on ? La réponse est bien simple, c’est d’abord le chaos d’une société barbare s’agitant au milieu des convulsions de la fièvre, n’ayant qu’un seul but, la fortune, qu’un seul code, la loi du plus fort. Les terres bouleversées et rendant toute agriculture impossible, les noirs et les Indiens périssant par millions, les conquistadores eux-mêmes se livrant des combats d’extermination pour se disputer quelques pépites d’or, telles sont les premières annales de l’époque aurifère. Cependant les villes s’élèvent, l’ordre commence à paraître ; avec le calme et l’aisance viendra le progrès. Dès lors on peut apprécier les résultats, et on ne voit plus qu’un épisode ordinaire de la vie des peuples qui a transformé en moteurs utiles ces forces malfaisantes ou perdues. Qu’on se reporte en effet à l’état où se trouvait l’Europe et surtout la péninsule ibérique lorsque le premier cri de l’eldorado arriva au travers de l’Océan. Castillans et Portugais, nés au milieu des guerres de l’indépendance, ne connaissaient qu’une seule profession, celle des armes ; l’industrie était aux mains des Maures et des Juifs, et Philippe II et l’inquisition venaient de les chasser. Fanatisés par la lutte séculaire qu’ils avaient soutenue contre les infidèles, ces hommes de fer n’eussent fait qu’augmenter les bandes de routiers qui désolèrent si longtemps l’Occident au nom de la religion. L’Eldorado et la Serra-das-Esmeraldas furent, si l’on peut s’exprimer ainsi, deux soupapes offertes par le Nouveau-Monde au trop-plein de l’ancien. Les hommes d’armes devinrent des travailleurs. Les mamelucos eux-mêmes, d’une nature encore plus sauvage et plus turbulente, cessèrent un moment la chasse à l’homme et la vie errante pour former des établissemens fixes. Des cités s’élevèrent à la place des huttes indiennes, la forêt recula devant la civilisation. Avec le travail vint l’aisance, et avec l’aisance l’ordre ; l’ordre et le bien-être appelèrent l’instruction. De tous ces élémens auxquels s’ajoutèrent les croisemens de races devait sortir cette vigoureuse et intelligente population que les voyageurs remarquent en entrant dans la province de Minas, et qui contraste d’une manière si marquée avec les habitans du sertão de Goyaz. Aujourd’hui encore c’est à Villa-Rica, à Cuyabá, et surtout à Tijuco, capitale du district diamantin, qu’on rencontre dans la société cette aisance de manières qui forme comme le premier cachet de toute bonne éducation. Pareille chose se voit en Californie, en Australie, partout où l’attrait de l’or fait naître des colonies. Du reste, ce mouvement, loin de dater d’hier et de se présenter comme un phénomène isolé dans l’histoire, nous apparaît au contraire comme l’élément le plus ancien et le plus puissant qui soit jamais entré dans la trame de la civilisation. Les villes les plus florissantes de l’Asie-Mineure, de la Grèce, de l’Italie, du midi de la France et de l’Espagne, lui doivent probablement leur origine. Les descriptions que les anciens nous ont laissées sur les richesses de ces contrées permettent de conjecturer qu’il s’est passé à ces époques reculées ce que nous avons vu de nos jours. Les noms de Gold-Hill (colline de l’or), Silver-City (cité de l’argent), Villa-Rica (ville riche), Rio-vermelho (rivière vermeille), et tant d’autres révélant la nature du sol, seront peut-être retrouvés un jour, par les philologues dans la géographie des premiers âges de l’humanité. C’est presque toujours une troupe d’aventuriers ou de proscrits que l’on rencontre à l’origine des villes. Toutes celles qui furent ainsi fondées ne pouvaient prétendre aux mêmes destinées. Les unes, bâties au sommet des montagnes, devaient s’évanouir avec les sables aurifères qui étaient leur seule raison d’être ; d’autres, comme Rio-Janeiro, San-Francisco, Sydney, Melbourne, ont trouvé devant elles un port et une mer : celles-là ont grandi, et ne perdront jamais leur rang de capitales.

Le mouvement d’émigration vers les placers cessa peu à peu à mesure que les alluvions de l’ancien monde s’épuisèrent ; il ne devait reparaître qu’après plusieurs siècles d’interruption, lorsque la boussole conduisit Colomb au-delà de l’Atlantique. Depuis cette époque, on peut dire que la chaîne des temps est renouée et qu’elle se continuera désormais jusqu’à ce que la surface du.globe ait été fouillée dans tous les sens. Des villes s’élèveront encore, des déserts reculeront devant l’activité des chercheurs d’or. Ces résultats effacent bien des pages sanglantes du passé, et démontrent une fois de plus que de même que dans la nature une nouvelle vie ne se développe qu’au détriment de vies antérieures, de même ce n’est qu’au milieu de déchiremens et quelquefois de ruines que s’engendre le progrès des nations. Loin de nous cependant la pensée d’excuser les atrocités qui ont rendu si tristement célèbres les conquistadores dans les annales américaines ! Le cœur saigne au souvenir de tant de crimes, et l’on regrette parfois de ne pouvoir appliquer aux Brésiliens ce que le plus profond historien de l’antiquité disait des habitans de la Germanie : « Les dieux, j’hésite à dire si c’est bienveillance ou colère, leur ont refusé l’or et l’argent. » Argentum et aurum propitii an irati dii negaverint dubito.


Adolphe d’Assier.
  1. Un simple rapprochement montrera combien l’activité humaine a gagné en élémens d’ordre et de stabilité depuis un siècle. Personne n’ignore que parmi les premiers mineurs californiens se trouvaient bon nombre de coureurs d’aventures dont la morale n’était guère plus sévère que celle des anciens mamelucos, et qui auraient pu le disputer avec eux d’audace et d’énergie. On se rappelle aussi les scènes de violence qui chaque jour ensanglantaient les placers, les incendies de San-Francisco et les assassinats commis en plein jour dans les rues de cette ville : chaque mineur ne reconnaissait d’autre juge que son revolver ; mais ce n’étaient là que les tiraillemens inévitables d’une agglomération confuse que le génie pratique de la race anglo-saxonne allait constituer en société régulière. En effet, dix ans après, des voyageurs qui parcouraient ces contrées qu’on leur avait dépeintes si dangereuses étaient émerveillés du calme et de la sécurité qu’ils trouvaient soit dans les villes, soit sur les routes, soit dans les montagnes. Le revolver avait fait place à la pioche, et à mesure que les sables s’appauvrissaient, les chercheurs d’or, par une transformation insensible de travail, devenaient agriculteurs ou industriels. On peut affirmer qu’il existe aujourd’hui autant d’ordre à San-Francisco, à Sydney, à Melbourne qu’à Londres et à New-York.
  2. Voyez une étude de M. Laur dans la Revue du 15 janvier 1863.
  3. Laplace, s’aidant des beaux travaux d’Herschel sur les nébuleuses, considère le soleil avec son cortège planétaire comme étant, à l’origine une immense nébuleuse, s’étendant au-delà de l’orbite de la planète la plus éloignée, et tournant autour d’un axe passant par son centre. Cette nébuleuse, se refroidissant peu à peu par son rayonnement dans l’espace, dut se contracter et diminuer de volume. De là une augmentation de vitesse de plus en plus grande, et par suite une plus grande énergie de la force centrifuge. Lorsque cette dernière force fut assez puissante pour vaincre l’adhérence des molécules, il se détacha une zone de la masse solaire dans le plan de l’équateur. Cette zone, continuant à tourner sur elle-même en vertu du mouvement acquis, constitua la première planète ; ainsi de suite des autres, qui à leur tour donnèrent naissance de la même manière à leurs satellites.