DE
L’ÉGLOGUE LATINE.

PREMIÈRE PARTIE.

L’époque tardive de l’apparition de la pastorale dans la littérature latine, comme dans la littérature grecque, ne doit autoriser aucune conclusion contre l’ancienneté de ce genre de poésie, dont l’origine remonte en effet bien haut. Mais il importe de distinguer la pastorale naturelle et populaire de la pastorale littéraire et artificielle.

Dans certains lieux comme l’Arcadie, la Sicile ou la grande Grèce, les loisirs des bergers, les fêtes rustiques, les récoltes, les vendanges et une certaine inspiration musicale et poétique ont produit, de bonne heure, des chansons en monologues ou en dialogues, agrestem musam, comme dit Lucrèce. Virgile et Horace racontent de même l’origine de la poésie latine ; ils la font naître chez les anciens pasteurs et laboureurs de l’Ausonie. Le dialogue fescennin, amusement des moissons et des vendanges, duquel sortit la comédie, était déjà une sorte de pastorale fort semblable au carmen amœbeum. Il est bien inutile de chercher les inventeurs de ce genre ; il est né tout seul, il s’est naturellement perpétué, il a eu ses poètes anonymes, simples bergers, dont quelques-uns sont devenus depuis des personnages fabuleux. Ce genre était si ancien, qu’on l’a attribué à tous les dieux qui avaient eu quelques rapports avec les bergers, à Apollon, à Mercure, à Bacchus, à Pan, ou à des fils de ces dieux, surtout à un fils de Mercure et d’une nymphe, Daphnis, berger célèbre, qui a eu peut-être quelque chose d’historique, enfin à un berger sicilien proprement dit, nommé Diomus. C’est en Sicile qu’on place ordinairement le berceau de la pastorale ; Vossius donne de cela une raison assez plausible. On y parlait, dit-il, le dialecte dorien, et c’est dans ce dialecte qu’étaient exclusivement écrites les bucoliques des Grecs. C’est bien certainement à la Sicile que la littérature a été emprunter le modèle de la poésie pastorale ; mais cette poésie a dû naître partout où la vie des pasteurs, des agriculteurs, a offert des circonstances poétiques et musicales favorables à son développement, et ces circonstances se rencontrent surtout chez les peuples méridionaux. On se préoccuperait donc d’une question oiseuse en recherchant sa primitive patrie et en la plaçant, d’après des témoignages qui se valent et ne décident rien, dans la Thessalie ou dans la Laconie, dans un lieu plutôt que dans un autre.

Voilà pour l’églogue naturelle ; quant à l’églogue artificielle, elle commence assez tard, peut-être avec Stésichore, poète sicilien du temps de Cyrus, auquel Ælien attribue l’invention de la pastorale, peut-être seulement avec Théocrite. Ce retour vers les inspirations primitives était une ressource pour les peuples blasés, ramenés ainsi au goût de la simplicité, une ressource pour la poésie, dont la description, qui jusque-là n’avait été qu’un cadre, devint, à la place de la figure de l’homme, l’objet principal, par la même raison que le paysage est un genre qui se produit fort tard, comme en fait foi l’histoire de la peinture. Le siècle des Ptolémées et celui d’Auguste se ressemblent en cela. Théocrite et son imitateur Virgile sont venus en leur temps. Virgile a délassé les imaginations fatiguées des excès du luxe, des horreurs de la guerre civile ; il les a ramenées vers quelque chose de plus innocent, de plus simple ; de là son succès, encore expliqué par la nouveauté de l’entreprise, par la perfection de l’exécution. Les Bucoliques lui ont fait une place à part, parmi les grands poètes du siècle d’Auguste. Horace, avant l’Énéide et peut-être les Géorgiques, écrivait :

Molle atque facetum
Virgilio annuerunt gaudentes rure camenæ
.

Virgile n’a pas plus donné à ses poésies pastorales le nom de Bucoliques que Théocrite aux siennes celui d’Idylles. Ce sont là des titres insignifians, devenus noms de genre, et desquels on a tiré des théories qui, établissant une grande différence entre l’idylle et l’églogue, en faisaient deux espèces de pastorales, l’une plus vraie, l’autre tout idéale. Il est piquant que cette dernière soit l’idylle et que l’autre soit l’églogue. La distinction admise, c’est le contraire qu’on aurait dû faire, en se reportant à la différence de Théocrite et de Virgile.

Donat et Phocas prétendent que Virgile composa en trois ans ses Bucoliques, à l’invitation de Pollion ; mais il n’y a là rien de vrai, ni l’invitation, ni le chiffre. Les modernes, Martin, Heyne, Voss et beaucoup d’autres jusqu’à M. Désaugiers aîné, se sont occupés de les ranger. Nous l’avons fait d’après eux tous, et il en est résulté cet ordre : Alexis, Palémon, Mélibée, Daphnis, Tityre, Mœris, Pollion, Silène, Pharmaceutria, Gallus. Elles furent composées en six années environ, de l’an 711 ou 712 à l’an 717 de la fondation de Rome, c’est-à-dire lorsque Virgile avait de vingt-sept à trente-trois ans. Probablement les Bucoliques n’ont pas été alors la seule occupation de leur auteur, car ce n’est qu’un choix, eclogœ ; rien n’empêche de croire que dès cette époque Virgile travaillait à ses autres chefs-d’œuvre. Quoi qu’il en soit, la poésie latine possédait déjà à son insu des églogues dans les Dirœ de Valerius Caton, le Priape de Catulle, et quelques morceaux de Lucrèce. Mais Virgile paraît être le premier qui, à Rome, eût fait de la pastorale un genre spécial, à l’imitation de Théocrite. Nous nous bornerons à indiquer le caractère général de ces poésies, à dire en quoi elles ressemblent aux idylles du modèle grec, en quoi elles en diffèrent, et comment, si belles qu’elles soient, elles ont cependant frayé la route à la fausse pastorale des imitateurs.

Le premier rapport que Virgile ait avec Théocrite, c’est cette peinture, soit par le récit (et alors elle est épique), soit par le dialogue (et alors elle est dramatique), cette peinture de la vie réelle des champs, non pas d’un certain idéal d’innocence et de bonheur qui n’a jamais existé que dans les rêveries de l’âge d’or, et dont Rapin, Fontenelle, de La Motte, Marmontel, Heyne et autres font à tort le sujet propre du genre, mais d’un état rustique, grossier, non sans vices même, seulement plus simple, plus rapproché de la nature que la vie des hommes pour qui on la retrace. Les Arcadiens, dont parle tant Virgile, étaient, même dans l’histoire, un peuple tout pastoral, tout musical, mais fort grossier. Le caractère de la pastorale antique est donc la franchise avec laquelle est accusée cette rusticité. Le berger moderne, personnage abstrait, général et convenu, qui a un chien, une houlette et des moutons, mais n’est d’aucun pays, d’aucun temps, qui aurait besoin d’écrire sur son chapeau :

C’est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau,


ce berger-là est inconnu aux anciens. Leurs bergers sont de Sicile, de Tarente, de Mantoue ; propriétaires, maîtres, esclaves, gardiens de bœufs, de moutons, de chèvres, de porcs, on n’en dédaigne aucun, venit de glande Menalcas. De là une vérité, une variété, qui nous manquent : et de plus, il n’y a pas que des bergers ; il y a encore des laboureurs, des moissonneurs ; les personnages de Virgile sont tout cela à la fois, ils ont des champs et des troupeaux. La définition étroite de Rapin et de Marmontel retranche du genre la peinture de ce qui pourrait troubler quelque peu cette quiétude qu’il doit selon eux exclusivement reproduire. Toutes les passions violentes et malheureuses, et même toutes les professions pénibles, depuis les laboureurs et les vendangeurs jusqu’aux jardiniers, aux chasseurs et aux pêcheurs, sont ainsi exclues de leurs bergeries, Rapin exige en outre des héros de l’églogue une innocence et une chasteté fort ordinaires, dit-il, chez les bergers au temps de l’âge d’or. Il aurait pu se borner à blâmer la liberté quelquefois excessive de Théocrite, fort à propos corrigée par Virgile. On le voit, il y a bien peu de pièces chez le poète grec, et même chez le poète latin, qui échappassent à un tel système d’élimination, d’épuration. Leurs bergers sont souvent jaloux, vindicatifs ; ils ont des inimitiés, ils commettent des violences, se disent des injures, et sont quelquefois souillés de vices honteux. Ils ne sont même pas tous bergers ; ils labourent, moissonnent, vendangent, jardinent et pêchent. Virgile, dans ses peintures des paysans de la Gaule cisalpine qui, comme les nôtres, mêlaient toutes les conditions de la vie champêtre, donne à la fois tous ces rôles aux interlocuteurs de ses églogues. Ce n’est pas tout, on veut qu’il ne soit pas question dans la pastorale des choses de la ville, sous le prétexte que cela y amènerait de tristes images qui nuiraient à l’unité du tableau. Théocrite et Virgile n’ont pas pensé ainsi. Les raffinemens, la délicatesse, l’opulence inquiète et malheureuse de la cité, sont souvent rappelés par eux. Syracuse et Rome servent de fond à leurs paysages. Virgile n’a pas craint de troubler la paix des champs du contre-coup des guerres civiles, d’opposer à l’heureux Tityre le fugitif Mélibée ; de là des beautés de contraste que Marmontel s’est bien gardé de comprendre. Concluons qu’une définition, lit de Procuste, où Théocrite et Virgile sont mal à l’aise, n’a rien de fondé. Heyne, vrai puritain de la pastorale, va jusqu’à ne reconnaître dans le recueil de Virgile que quatre pièces vraiment bucoliques, jusqu’à bannir absolument du style de l’églogue tout ce qui est rude et grossier, sans s’embarrasser de ce qu’il retranche par là chez Théocrite et même chez Virgile !

Ces deux poètes relèvent la pastorale, sans l’altérer, par l’élégance d’une expression plus polie que ce qu’elle peint, par la vérité et la délicatesse du pinceau, comme dans les tableaux de l’école hollandaise et flamande, par l’expression de la passion qui élève les conditions les plus simples au niveau des plus hautes, et enfin par la beauté des descriptions de la nature sensible. C’est dans des paysages enchantés, au sein de la plus riche lumière, que sont placés ces personnages rudes et grossiers que le poète ne craint pas de peindre au naturel, et lumine vestit purpureo. On peut s’étonner que Heyne reproche à Théocrite et à Virgile d’avoir usé trop sobrement de cette ressource, et, en cela, lui préfère Gessner. La discrétion, dans l’art de décrire, est un des mérites de cette antiquité qu’il connaissait si bien.

Si, à ce que nous venons de dire, on ajoute l’horizon mythologique donné à ces tableaux ; si on songe que les dieux avaient habité les campagnes, avaient été bergers ; que de plus, les divinités de la nature sauvage et champêtre, partout présentes dans les solitudes des bois, dans les grottes des rochers, aux sources des ruisseaux et des fleuves, peuplaient le paysage bucolique, on aura à peu près tous les élémens de la pastorale dans l’antiquité, pastorale réelle, c’est-à-dire nue et grossière, et toutefois élégante, poétique, merveilleuse. C’est là un heureux mélange qui se trouve chez Théocrite aussi bien que chez Virgile, et qui s’accomplit diversement. Tantôt le réel domine, tantôt l’idéal. Le réel est comme abandonné à lui-même dans le Moretum, attribué à la jeunesse de Virgile, et dans le Palœmon ; il est plus paré dans les autres églogues ; mais enfin c’est toujours le réel, le réel qui a disparu des pastorales comme des poétiques modernes.

Toutefois, il y a des différences dont il faut tenir compte. D’abord et avant tout, ne refusons pas si durement que le fait Heyne l’invention et l’originalité à Virgile ; louons plutôt avec Aulu-Gelle son habile éclectisme. Il y a une manière originale d’imiter. Choisir, ordonner, transporter dans une autre langue, dans une autre littérature, animer par une émotion vraie, par des sentimens nouveaux et personnels, ce qu’on emprunte, n’est-ce pas être encore original ? Virgile, dans l’Alexis, reste en Sicile ; dans les autres églogues, il est Italien, il a ses paysages qu’il substitue à ceux de Théocrite. Avec ce qu’il lui prend, il fait autre chose, quelquefois même plus qu’il ne faudrait. Qui a dit à ceux qui l’immolent à l’originalité de Théocrite que ce dernier n’avait point eu de prédécesseurs, et que ses thèmes, il ne les a pas trouvés dans la poésie populaire de la Sicile ? Il a sans doute traduit ces poètes inconnus, comme Virgile l’a traduit lui-même.

Théocrite est plus près que son imitateur de la rusticité du modèle ; il l’a exprimée plus franchement, je n’ose dire plus naïvement, car la naïveté n’est pas de l’époque de Théocrite, d’un contemporain de Callimaque, d’Aratus, d’un poète d’Alexandrie enfin. Sa naïveté se connaît ; elle est le produit d’un travail habile qui mêle à un fond grossier, sans l’altérer, une élégance plus moderne. Les grammairiens, Probus entre autres, font remarquer que les formes doriennes auxquelles on attribuait quelque chose de rude et de champêtre, l’ont aidé à conserver la vérité rustique. Dans une sorte de mime de Théocrite, des Syracusaines qui parlent le dorien à Alexandrie ennuient beaucoup de leur prononciation ouverte et traînante un homme de la foule qui ne se gêne pas pour leur dire :

 Πάυσασθ’ὦ δύστανοι ἀνάνυτα ϰωτίλλοισαι
Τρυγὸνες. Ἐϰϰναισεῦντι πλατείασδοισαι ἅπαντα.

« Cesserez-vous de babiller, roucoulantes tourterelles ? Elles me feront mourir avec ces sons ouverts dont elles allongent tous leurs mots. »

Cela fait comprendre l’air étranger, rustique et doux à la fois que donnaient à la poésie bucolique grecque le dialecte particulier qu’elle avait adopté, et les sons ouverts de ces alpha si multipliés.

Virgile se servait de la langue commune qu’il a seulement semée quelquefois de vieux mots :

Et son cujum pecus ne fut-il pas noté ?


a dit un spirituel écrivain. L’expression de Virgile est plus loin du mot propre ; elle est plus générale, plus noble, plus digne. Virgile est aussi plus chaste, du moins en paroles, et, s’il n’évite pas toujours les choses, il déguise les mots. Ses personnages sont moins grossiers, moins rustres, ils sont même quelquefois trop polis ; ils prennent les sentimens et le langage de la ville. Quintilien ne pourrait dire d’eux ce qu’il dit de ceux de Théocrite : Urben, reformidant; ils y ont été quelquefois et l’on s’en aperçoit bien.

Tels sont, par exemple, Mopsus et Ménalque, le premier avec sa fausse modestie, le second avec sa modestie plus apparente et si délicatement exprimée. On reconnaît des chevriers, mais bien plus civilisés que ceux de la troisième églogue, moins primitifs eux-mêmes que ceux de Théocrite ; ils ont le savoir-vivre de la ville, la politesse obséquieuse d’hommes de lettres qui savent cacher sous l’apparence de la modestie et de la déférence leur vanité et leur jalousie.

Ailleurs Lycidas ne veut pas recevoir les excuses trop modestes de Mœris, et il y a là des échanges d’urbanité un peu citadine ; on retrouve ce caractère dans les détours délicats de Mœris qui ne veut point chanter parce que son maître est malheureux, et qui paie Lycidas en excuses, jusqu’à ce qu’il se soit tiré de l’embarras de dire la vraie raison. Enfin, il y a partout un parfum de civilisation et de courtoisie qui trahit ces beaux esprits déguisés en bergers. On trouverait un emblème de cette transformation de l’ancienne rusticité bucolique en une simplicité élégante, polie, coquette même dans la comparaison de la Cléariste de Théocrite et de la Galatée de Virgile.

Cléariste jette des pommes au chevrier lorsqu’il passe avec son troupeau, et elle l’agace avec un léger murmure de ses lèvres, ποππυλίασδει. Cléariste est une effrontée en comparaison de Galatée, dont l’invitation a quelque chose de plus modeste en apparence, je dis en apparence, car la pomme, gage amoureux dans l’antiquité, est une déclaration assez claire. Toutefois elle est trop discrète pour se permettre, comme Cléariste, le mouvement des lèvres. Le trait délicat que Virgile a ajouté à Théocrite me semble, au reste, avoir été inspiré par le poète grec. La bergère Galatée renouvelle le manége si agréablement prêté dans la sixième idylle à la nymphe du même nom. Pope, dans son églogue du Printemps, a ajouté à l’imitation de cette situation pastorale une assez mauvaise pointe, quand il dit : « Sylvie a traversé à pas précipités la vaste prairie ; elle court, mais de façon à pouvoir espérer d’être aperçue et me regarde en passant. Que son coup d’œil est peu d’accord avec ses pieds ! »

Il y a plus, et c’est en ceci que Virgile a surtout changé son modèle ; ses personnages sont quelquefois tout autres que leur rôle ne semblerait l’indiquer ; ce sont réellement des citadins, des connaissances, des amis de Virgile, Virgile lui-même. L’églogue devint une sorte de langue convenue pour exprimer, sous des couleurs rustiques, des idées d’une toute autre nature, littéraires, politiques, personnelles à l’auteur, ou d’un intérêt public. Cette transformation de l’églogue est le principal caractère des Bucoliques de Virgile. Elle est curieuse à observer chez le poète de la cour d’Auguste, car là commence la révolution qui a fait de la pastorale chez les modernes une forme allégorique, un costume, un déguisement de fantaisie, pour habiller des idées qui n’avaient rien de rustique, et donner un tour simple et villageois à des traits galans, satiriques, littéraires, philosophiques, politiques et même religieux.

Rien de semblable chez Théocrite, qui s’est mis deux fois seulement en scène, se mêlant à ses bergers, moins comme berger que comme poète, ce qui n’a rien de contraire à la vraisemblance.

« C’était le jour où je me rendis de la ville vers l’Halente, avec Eucrite. Amyntas nous accompagnait. Nous allions à la fête que devaient célébrer en l’honneur de Cérès Phrasidame et Antigène, ces deux fils de Lycopée, ce qu’il reste de mieux de cette antique race de Clytie et de Chalcon ; Chalcon, qui fit sortir du rocher la fontaine de Buris, et grace à qui des peupliers, des ormes à l’ombrage épais, le couvrent de leur vert feuillage. Nous n’étions pas encore à la moitié de notre route, le tombeau de Brasile ne se montrait pas encore à nos yeux, lorsque nous rencontrâmes un voyageur aimé des muses, un homme de Cydon nommé Lycidas. C’était un chevrier, comme on s’en apercevait rien qu’à le voir, car il en avait tous les dehors. Il portait sur ses épaules la dépouille blanche et velue d’un bouc, outre remplie de lait caillé, ainsi que l’odeur le faisait assez connaître. Une large ceinture attachait sur sa poitrine son manteau déjà vieux ; un bâton recourbé d’olivier sauvage armait sa main droite. Il m’adresse doucement la parole ; la joie est dans ses yeux, le sourire sur ses lèvres : « Simichide, où portes-tu donc tes pas à cette heure, à midi, lorsque le lézard lui-même dort dans les broussailles et qu’on ne voit pas voler même l’alouette ? Te rends-tu à quelque repas ? Vas-tu aux vendanges de quelque habitant de la ville ? Dans ta marche rapide les pierres roulent et crient sous ta chaussure. » Je lui répondis : « Cher Lycidas, on dit partout que nul ne t’égale sur la flûte de nos bergers et de nos moissonneurs ; je m’en réjouis fort, et toutefois, permets-moi de te le dire, je crois ne t’être pas inférieur. Nous allons à la fête de Cérès ; des amis offrent aujourd’hui les prémices de leurs récoltes à la déesse qui remplit leurs greniers. Veux-tu, car nous avons même route, comme même soleil, que nous chantions tous les deux, à la manière des bergers ? Peut-être nous ferons-nous plaisir l’un à l’autre. J’ai une bouche, une voix propres à entonner les chansons des muses ; moi aussi, tout le monde dit que je suis un bon poète, un bon musicien, mais je n’y crois guère, non vraiment, par la Terre ! Je n’ai point encore, que je sache, surpassé le chantre de Samos ni Philetas ; je ne suis près d’eux qu’une grenouille qui le dispute aux cigales. » Je parlais ainsi, non sans dessein ; le chevrier me répondit avec un doux sourire : « Je veux te donner cette houlette, car tu es un vrai fils de Jupiter. Je hais l’ouvrier qui prétend élever son édifice à la hauteur du mont Orimédon, et tous ces oisillons des muses qui se travaillent à couvrir de leurs gazouillemens la voix du chantre de Chio. Mais allons, Simichide, commençons le combat bucolique ; voyons si tu seras content de cette petite chanson que j’ai composée l’autre jour sur la montagne… »

Dans sa neuvième pièce, Théocrite semble jouer le personnage d’un berger devant qui luttent Daphnis et Ménalque. Il les écoute, il les récompense, et puis poursuit de cette sorte : « Muses bucoliques, je vous salue ; faites connaître la chanson que j’ai dite à ces pasteurs… La cigale est amie de la cigale, la fourmi de la fourmi, les éperviers de leurs semblables ! Moi, la muse m’est chère, ainsi que le chant ; puisse ma demeure en être remplie, car le sommeil, la venue du printemps, n’ont pas plus de douceur ; les fleurs ne plaisent pas plus à l’abeille que ne me charment les muses, ces déesses chéries. Celui qu’elles regardent d’un œil favorable n’a rien à craindre, même de la coupe trompeuse de Circé. »

Théocrite, on le voit, se mêle aux bergers avec une discrétion à laquelle ne s’est pas toujours tenu Virgile. Dans son Palémon, ses bergers se montrent bien littéraires ; ils connaissent les vers de Pollion, gouverneur, il est vrai, de leur province. Les ont-ils entendus au théâtre de Mantoue, comme ces gens du peuple qu’Ovide nous représente à la fête d’Anna Perenna, répandus dans la campagne, où ils s’égaient :

Illic et cantant quidquid didicere theatris.
Et jactant faciles ad sua verba manus
.


Non-seulement Ménalque et Damète connaissent Pollion, mais, ce qui est plus extraordinaire, Bavius, Mævius ; ce sont des hommes de lettres que ces bergers-là. L’un parle de ses lecteurs, au nombre desquels il compte Pollion. Est-ce bien là un pâtre ? Pollion a-t-il lu les vers de Damète, rusticam musam, sur l’écorce des arbres ? Rien de semblable à ces habitudes littéraires chez Théocrite ; mais nous les verrons reproduites plus tard chez Calpurnius qui les a prises de Virgile. Comment le berger Lycidas connaît-il Cinna ? Comment fait-il de malignes allusions contre des contemporains, par exemple contre Anser ? C’est que Virgile parle sous le nom de Lycidas ou sous celui de Damète ; c’est que Virgile se désigne par les personnages ou de Ménalque ou de Mopsus. Quelquefois son rôle est plus direct ; il ne se donne même pas la peine de prendre un détour ; il se dit tout simplement berger, lui Virgile.

Il est à peu près reconnu que la cinquième églogue, Daphnis, est allégorique et que Virgile a célébré la mort et l’apothéose de César, divinisé par les triumvirs en 712. On a pensé que, dans le Amavit nos quoque Daphnis, devait se trouver une allusion à quelques rapports du poète avec César. Cela ne serait point impossible. Dans le temps de son gouvernement des Gaules, César passait les hivers dans la Gaule cisalpine et pouvait connaître Virgile, qui, dès-lors avait publié le Culex et peut-être aussi l’Alexis. Ailleurs, Virgile célèbre la funeste comète, l’astre de Jules, et se donne pour l’avoir chantée dès son apparition en 710. La première églogue, le Tityre, n’est pas allégorique ; il y a seulement allusion. Virgile y est représenté par son fermier, et tout se rapporte aux évènemens de 712. Dans la neuvième, Mœris, pétition nouvelle du poète à qui les vétérans refusent encore ses biens rendus par Octave : il y est désigné sous le nom de Ménalque. Son fermier, le vieux Mœris, s’entretient de ses malheurs et de son talent avec un jeune homme des environs, Licidas, rencontré sur le chemin de Mantoue. Les satyres et les nymphes ne servent, dans la sixième bucolique, qu’à encadrer un remerciement à Varus et à Gallus, et des allusions à leurs études communes dans l’école épicurienne de Scyron. Vient ensuite une revue des poèmes didactiques dont était préoccupée l’imagination de Virgile, de celui de Lucrèce, de ceux de Gallus et autres, et peut-être aussi des siens propres. Il n’y a dans tout cela que le cadre de bucolique, plus tous les détails qui concourent à ramener la pièce à un genre dont elle s’écarte sans cesse.

L’églogue allégorique, à peu près inconnue de Théocrite, mais non peut-être de Bion et de Moschus, occupe donc une place importante chez Virgile. Un des inconvéniens de ce genre, c’est qu’on ne sait trop où commence, où finit l’allégorie. Rien ne le prouve mieux que les minutieuses explications données sur Daphnis, où il n’est pas un détail que les commentateurs n’aient curieusement et froidement rapporté à la vie de César. On a de même donné de la sixième églogue d’allégoriques explications ; les grammairiens et les annotateurs prétendent voir dans Silène Syron, dans Chromis et Mnasyle, Virgile et Varus, son condisciple, enfin dans Églé, le principe de l’épicuréisme, la volupté. J’accorderais à la rigueur l’allusion, mais l’allégorie a quelque chose de froid. Je prends intérêt à un paysage et aux objets animés ou inanimés que j’y vois, aux personnages qui le peuplent, et puis il faut que, par un nouveau travail, ma pensée se détache de ces réalités pour atteindre à un sens détourné. Il faut dire que chez Virgile l’allégorie est toujours de courte durée, et qu’il ne la poursuit pas curieusement dans tous les détails où les commentateurs prétendent la retrouver.

Si Virgile, dans la conception générale de ses pièces, manque quelquefois à la vérité bucolique, il la retrouve dans les détails tous empruntés à la nature autant qu’à Théocrite, et exprimés avec une grande fidélité. Il quitte souvent la campagne, de laquelle l’éloigne la portée personnelle, littéraire, politique ou autre, de ses allusions et de ses allégories ; mais alors même quelquefois il la rappelle par le choix de ses images, et il sait toujours y rentrer avec grâce. On en trouverait un exemple remarquable dans la manière dont il ramène à la pastorale la quatrième églogue, fort peu bucolique au fond. Vous y rencontrez dès le commencement les muses de Sicile, plus loin le dieu Pan, et toutes ces images champêtres avec lesquelles il peint l’âge d’or prêt à renaître sous le règne d’un merveilleux enfant.

Le taureau même de Pasiphaé, dans la sixième églogue, a quelque analogie avec les peintures bucoliques et sert à ramener au genre cette pièce cosmogonique et mythologique. On en peut dire autant de beaucoup d’autres détails qui aboutissent toujours à quelque image prise de la nature sensible, voisine de la vie rustique. Les deux derniers vers offrent particulièrement un exemple charmant de cette manière de rentrer dans l’églogue. La magicienne de la septième pièce est une femme de la campagne, ducite ab urbe domum, etc. De même c’est dans un délicieux tableau pastoral qu’il a encadré l’élégie de Gallus, car c’est une élégie dont le titre seul est bucolique. Cela nous amène à la manière dont Virgile a renouvelé par des emprunts à d’autres genres ce genre bien vite épuisé.

Il n’y a, selon Servius, dans le recueil de Théocrite que dix pièces qui soient proprement du genre pastoral. Je pense qu’on peut étendre un peu ce nombre, en ajoutant à la liste du scholiaste latin les Moissonneurs, les Pêcheurs, que retranche une définition trop étroite. Mais c’est en définitive un genre borné qui fournit seulement un certain nombre de situations, de pensées, d’images, toujours les mêmes. Virgile, qui les redisait d’après Théocrite et les renouvelait d’après l’expérience personnelle qu’il avait de la vie des champs, n’a pu faire dix églogues nouvelles (et elles ne sont pas toutes des églogues, témoin Pollion) sans y introduire, par forme d’allusion et d’allégorie, la littérature, la politique, ses propres affaires et les grands intérêts de Rome. Il y a, en outre, mêlé aux beautés bucoliques d’autres beautés empruntées à d’autres genres, des beautés lyriques, élégiaques, didactiques, épiques et dramatiques.

On trouve, en effet, du lyrique dans Pollion, dans la Pharmaceutria ; de l’élégiaque dans cette même pièce, dans Alexis, dans Daphnis, dans Gallus ; du didactique et de l’épique dans Silène ; du dramatique dans toutes, et c’est un des mérites principaux de ces petites compositions. Le poète excelle dans l’art de les exposer, de les nouer, de les dénouer, d’annoncer, de soutenir les caractères, d’éveiller l’intérêt. Quelquefois, comme aussi chez Théocrite qu’on en a mal à propos blâmé, ses pièces, par un art nouveau, sont une simple conversation, qui peint le loisir de la vie pastorale.

Ce qui, à le bien prendre, fait dans les Bucoliques le mérite éminent de Virgile, c’est l’artifice admirable de la composition et surtout du style. On pourrait appliquer à la simplicité de son style ce que Cicéron écrivait à Atticus : « Vous nous faisiez servir de simples légumes dans votre belle vaisselle, in filicitatis lancibus et splendidissimis canistris, olusculis non solebas pascere. » Rapin, qui cite ce passage, dit spirituellement que l’églogue doit faire comme Atticus. Ainsi faisait Virgile.

L’églogue latine, bien qu’épuisée par ce grand poète, ne finit pas avec lui. Nous suivrons l’histoire du genre jusqu’à Calpurnius, et plus loin encore. Nous ne l’abandonnerons même pas dans les derniers siècles de l’empire. Il se perpétuera pour nous à travers le moyen-âge et brillera de quelque éclat avec la renaissance. Nous ne manquerons point dans ce rapide tableau de noms connus ou oubliés, depuis Citerius Sidonius et Théodule, jusqu’à Pétrarque et Boccace, depuis Bède, Politien et le Mantouan, jusqu’à Pontanus et Sannazar.


Patin.