L’Église et la Question religieuse en Suède

L’Église et la Question religieuse en Suède
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 8 (p. 644-666).

L'EGLISE


ET


LA QUESTION RELIGIEUSE


EN SUEDE





Sous l’influence de la pâle et stérile orthodoxie du XVIIIe siècle, l’église de Suède a pris de plus en plus le caractère d’une institution politique, et la vie religieuse en se déplaçant, a provoqué dans la société suédoise une agitation morale dont il est difficile encore de prévoir les conséquences. Le réveil (tel est le nom qu’a pris cette agitation) exerce aujourd’hui son action sur divers points du royaume. On n’a pas tardé à pressentir qu’une révolution religieuse se préparait, et dans un pays où l’église tient de si près à l’état, il a semblé que cette révolution pouvait menacer l’état lui-même. Des réformes reconnues nécessaires ont bientôt rencontré une opposition puissante, des abus manifestes ont été maintenus, des lois intolérantes leur ont servi de rempart, et des persécutions, même sont venues affliger le pays. Dans un tel état de choses, il y a quelque opportunité sans doute à rechercher d’abord sur quelles institutions, sur quelles traditions repose aujourd’hui l’église de Suède. Il faut examiner ensuite quelle est la portée du mouvement religieux qui, malgré de fâcheuses divisions, donne de sa vitalité des marques de plus en plus significatives. Quelle qu’en soit la destinée, il modifiera inévitablement l’état moral de la population. Il s’agit de savoir si l’église suédoise ne sera pas bientôt mise en demeure de faire un énergique effort pour reconquérir sa position spirituelle. À tous ces titres, la question doit préoccuper les esprits sérieux.


I. – ORGANISATION DE L’EGLISE SUEDOISE ET ENSEIGNEMENT RELIGIEUX EN SUEDE.

Comme l’institution catholique, l’église luthérienne suédoise, la seule église légale du pays, n’existe essentiellement que par le clergé, dont voici l’organisation : — l’archevêque, les évêques, les chefs des paroisses ou pasteurs, les membres du clergé de second rang[1]. Le roi en est le chef suprême, et il forme avec les états du royaume la première autorité ecclésiastique. Il pourrait tout aussi bien porter la soutane que les membres du clergé. Rien n’empêcherait qu’il n’aspirât à recevoir la consécration sacerdotale, qu’il ne montât en chaire et n’administrât les sacremens. C’est à lui que doivent être adressées les pétitions qui ont pour objet quelque changement dans la constitution de l’église. Une réforme religieuse ne peut s’opérer, si elle n’a été d’abord proposée par le roi aux états, qui la rejettent, l’acceptent ou la modifient, et dans ces deux derniers cas la proposition ne devient une loi qu’après avoir obtenu définitivement la sanction royale. Les livres qui servent au culte, ceux qui concernent la liturgie, l’enseignement religieux, ne peuvent être revus qu’avec la permission du roi. Le prince qui porte la couronne de Suède pourrait même, assisté de ses ministres, écrire des psaumes, une liturgie, un catéchisme, et les imposer à la piété des fidèles.

Venons au clergé proprement dit. Il n’y a pour la Suède qu’un seul archevêque, celui d’Upsal, et onze évêques. L’archevêque est une sorte de primat du royaume, primus inter pares. Au siège de l’archevêché ou de l’évêché, il y a un consistoire, composé de l’archevêque ou de l’évêque président, et de six instituteurs publics ou professeurs ; mais l’école ou bien l’université fait partie intégrante de l’église même. Les instituteurs ou professeurs peuvent, quand ils le désirent, briguer une place de pasteur après avoir soutenu publiquement une thèse de théologie. Ce n’est pas tout à fait comme laïques, on le voit, que ces six instituteurs figurent dans le consistoire. L’église suédoise revêt donc un caractère particulièrement clérical. Chose singulière pourtant, si l’archevêque ou l’évêque ne peut appliquer aucune peine sans l’autorisation du consistoire, tribunal ecclésiastique du plus haut rang, si ce même consistoire juge en première instance le pasteur qui s’est rendu coupable de quelque négligence en l’exercice de ses fonctions, c’est en revanche le tribunal civil, fort étranger naturellement aux questions théologiques, qui jugé le pasteur suspect d’hérésie.

L’archevêque ou primat n’est, à vrai dire, autre chose que le chef du diocèse d’Upsal, et ne se distingue des évêques ses collègues qu’en ce qu’il préside la chambre ecclésiastique : c’est le droit que la constitution lui confère. De plus il sacre le roi, bénit le mariage des princes, confère le baptême à leurs enfans, et assiste à l’enterrement des membres de la famille royale. Ces dernières fonctions, aujourd’hui consacrées par l’usage, dépendent absolument, il est vrai, de la volonté du roi. Le clergé suédois se trouvant soumis à une discipline rigoureuse quant à l’exercice des fonctions ecclésiastiques, l’archevêque adresse aux pasteurs de son diocèse les admonestations qu’ils ont pu encourir, et cette faculté d’admonestation, qu’il partage avec les évêques, est un moyen tout naturel de contenir dans « de convenables limites » les mouvemens religieux. Par l’influence qu’il exerce sur les délibérations de la chambre ecclésiastique[2], l’archevêque est d’ailleurs un personnage plus politique encore que religieux, et quand il s’agit d’élever quelqu’un à cette charge éminente, on se demande avant tout s’il a qualité pour défendre le système ecclésiastique et politique établi. Voici comment se fait l’élection d’un archevêque en Suède. On dresse la liste des candidats choisis par quinze corps constitués : — le consistoire ecclésiastique, le consistoire de l’université et le corps des pasteurs de l’archevêché, — les consistoires de onze évêchés et celui de Stockholm, où un pastor primarius tient lieu d’évêque. C’est parmi les trois candidats qui ont obtenu le plus de suffrages que le roi choisit le nouvel archevêque.

Les évêques ont, comme l’archevêque, un caractère politique : ils ne sauraient par exemple s’absenter des sessions de la chambre ecclésiastique sans la permission du roi. S’agit-il de nommer un évêque, les pasteurs des paroisses de l’évêché prennent part au vote, et c’est encore le roi qui choisit l’évêque parmi les trois candidats sur lesquels se sont portés les plus nombreux suffrages. De hautes influences se sont fait plus d’une fois sentir dans ces élections, et on ne s’étonnera pas qu’on ait souvent élevé à la dignité épiscopale des employés civils, des poètes, des savans, auxquels on ménageait ainsi une retraite dans leurs vieux jours, tout en s’assurant l’appui de leur reconnaissance[3].

Après l’évêque vient le pasteur. Bien que l’évêque exerce dans son diocèse un assez grand pouvoir disciplinaire, le pasteur ou plutôt le prêtre est en réalité le chef du temple, qui appartient à la paroisse ; il est donc le maître de la paroisse elle-même. Il peut ouvrir le temple à toutes les heures ; celui qu’il autorise à y parler devant toute la communauté réunie peut s’y faire entendre, même s’il est laïque (la loi n’ayant rien statué sur ce point), à la condition de ne pas monter dans la chaire et de ne pas se placer devant l’autel. Fonctionnaire de l’état, le pasteur s’occupe de tout : il devient le scribe, le notaire, l’huissier du gouvernement. Il délivre des attestations à celui qui, ayant tué un loup ou bien un hibou, a droit à une récompense publique. Le pasteur est l’autorité constituée pour la tenue des registres de l’état civil et pour la rédaction des actes qui, comme le mariage, le baptême, les funérailles, revêtent une couleur religieuse[4]. L’église suédoise s’est si bien fondue dans l’état, que les élémens religieux, politiques et civils s’y trouvent amalgamés de la plus singulière façon. Aussi le gouvernement est-il en droit de traiter le pasteur comme un de ses employés. Dans sa forme actuelle, l’église suédoise n’est presque en vérité qu’un vaste établissement de police ecclésiastique.

On a vu comment se faisait l’élection de l’archevêque et de l’évêque. L’élection du pasteur présente un caractère particulier. Les formes varient suivant qu’il s’agit d’une paroisse royale, d’une paroisse consistoriale ou d’une paroisse patronale.

La paroisse royale est celle dont le pasteur est nommé par le roi sur une liste de trois candidats désignés par le consistoire de l’évêché qui régit la paroisse et choisis parmi ceux qui ont le plus d’années de service, de connaissances ou de talent. Les trois pasteurs prêchent, chacun à son tour, devant la paroisse assemblée, qui, lorsqu’elle n’est pas satisfaite, a le droit d’en désigner un quatrième. C’est le choix du roi qui assure en définitive la nomination du pasteur. Quelquefois même il arrive que le roi choisisse en dehors de la liste qu’on lui présente. Toutefois, pour être admis à solliciter de telles places auprès du roi, il faut avoir reçu le titre de prédicateur de la cour, ou avoir été pendant dix ans soit instituteur public, soit professeur d’université.

La paroisse consistoriale dépend, comme l’indique son nom, du consistoire de l’évêché de son diocèse. Les pasteurs qui désirent obtenir une place vacante dans une paroisse consistoriale font connaître leur intention au consistoire dont celle-ci dépend. Le consistoire désigne les trois candidats qu’il juge les plus capables d’y remplir les fonctions pastorales. Chacun d’eux prêche à son tour devant la paroisse réunie, qui nomme à la majorité des voix celui qui lui convient. On conçoit que la brigue joue un grand rôle dans ces sortes de nominations.

On nomme paroisses patronales celles que de grands propriétaires fondent dans leurs domaines. Dans ces sortes de paroisses, le propriétaire qui a fait construire le temple a le droit d’y placer comme pasteur un membre du clergé à son choix, pourvu que celui-ci ait subi l’examen qui l’autorise à gouverner une paroisse[5].

L’église suédoise ne reconnaît comme pasteur que celui qui remplit officiellement les fonctions désignées par ce titre, et qui en porte les insignes. Si un pasteur dépose ces insignes et déclare qu’il abandonne le service actif de l’église, renonçant, non au caractère, mais aux fonctions officielles de pasteur, il redevient laïque aux yeux du pouvoir constitué. Il ne peut présider une réunion religieuse, distribuer la sainte cène, sans tomber sous le coup de la loi, qui le punit comme « profanateur des sacremens. » Le pasteur n’est ainsi que le fonctionnaire ecclésiastique auquel l’état reconnaît le droit de solliciter une place dans l’église établie. On comprend pourquoi le clergé suédois se montre si jaloux de l’autorité matérielle dont il est revêtu, et pourquoi il compte dans ses rangs les plus grands adversaires de la liberté religieuse et même de la réforme de l’église.

L’archevêque, les onze évêques, les seize consistoires ecclésiastiques et les pasteurs ou prêtres, souverains chacun dans son domaine respectif, composent le haut clergé. Les co-ministres et les suffragans ecclésiastiques subordonnés forment le clergé de second ordre[6]. Les membres du clergé inférieur désirent ardemment une réforme, mais leur voix n’est guère entendue, et en somme, au point de vue de l’organisation intérieure, l’église suédoise est un corps officiel étroitement lié à l’état. Si l’on se place maintenant dans un autre ordre d’idées, si l’on observe l’église non plus dans les détails de son administration intérieure, mais dans ses rapports avec la nation, soit comme partie du corps législatif, soit comme corps enseignant, c’est encore ce même caractère de dépendance, d’immobilité officielle, qu’on est forcé de constater.

La chambre du clergé ou état des prêtres (prest-stand) forme une des assemblées dont se compose la représentation nationale. C’est assez dire que cette chambre est un corps politique et gouvernemental bien plus qu’un corps religieux, et qu’elle se préoccupe nécessairement beaucoup moins des intérêts spirituels que du rôle officiel de l’église. Elle se compose de l’archevêque d’Upsal, de onze évêques, du pastor primarius de Stockholm, et de quatre ou cinq pasteurs de chaque évêché, choisis par leurs collègues. Les co-ministres ont le droit de s’y faire représenter ; mais, l’exercice de ce droit entraînant une dépense qu’ils sont hors d’état de supporter, l’avantage que leur confère la loi est au fond illusoire. L’église, le corps des croyans pour mieux dire, n’a donc guère de représentans dans les assemblées où ses destinées se décident ; aussi les questions religieuses y sont-elles traitées à un point de vue essentiellement politique. En réalité, l’église suédoise n’a d’autre représentation que le corps législatif lui-même, savoir les quatre ordres de la diète, la chambre des nobles, la chambre du clergé, la chambre des bourgeois et celle des paysans. Voilà quels sont, avec le roi, les vrais pères de cette église, ceux qui règlent les conditions de son existence, et qui marquent le degré de zèle auquel il lui est permis de s’élever. Les livres symboliques[7] restent sans doute hors des atteintes du pouvoir politique ; mais, ce point excepté, l’église en dépend tout entière.

Oublions un moment les rapports de l’église suédoise avec l’état, et recherchons quel est l’esprit qui l’anime vis-à-vis de la société. La préoccupation dominante des membres de l’église établie, c’est de contraindre toutes les consciences à marcher dans leur voie, à partager leurs chaînes. Tout individu né de parens luthériens doit donc se faire instruire dans la foi établie, et l’infidélité à cette croyance est punie d’exil[8]. Les descendans d’ancêtres luthériens, pour participer aux avantages de la société civile en Suède, doivent pratiquer les rites et accepter la confession de l’église d’état, fussent-ils d’ailleurs au fond athées ou incrédules. Jusque dans la vie civile, l’église vous enlace de ses liens factices. Devez-vous quitter une paroisse pour aller habiter ailleurs, la loi exige que vous en avertissiez huit jours auparavant le pasteur, afin qu’il décide s’il n’y aurait pas lieu de vous examiner sur votre foi religieuse, et qu’il vous donne une attestation moyennant laquelle vous puissiez, sans payer d’amende, vous établir dans une autre paroisse. Or cette attestation doit constater que vous avez communié pendant l’année courante ; sinon vous ne sauriez, aux termes de la loi, porter le titre de chrétien, et vous vous exposez à encourir publiquement l’excommunication et les anathèmes de l’église. On ne saurait, à moins de participer à la sainte cène, devenir ouvrier ou compagnon, remplir une charge civile, se marier ou exercer un art mécanique. Il n’y a pas bien longtemps encore qu’il était défendu, sous peine d’amende, à tout luthérien suédois d’assister aux cérémonies religieuses d’une autre église. Ce n’est que très récemment aussi qu’a été abrogé l’usage de conduire au temple, entre deux soldats, tout forçat libéré à sa sortie de prison pour le réintégrer dans l’église devant la communauté réunie. Dans un pays où la vie civile et la vie religieuse se tiennent si étroitement, on ne pouvait rentrer dans la société qu’à la condition d’être rendu à l’église[9].

L’esprit de domination étroite qu’elle porte dans le domaine de la vie civile, l’église le porte aussi dans le domaine des croyances religieuses. Le pasteur ou le professeur doit donc se borner à reproduire sous forme théologique et populaire le contenu des livres symboliques. Il ne peut faire usage de sa conscience et de sa raison que pour retrouver dans l’Écriture les symboles consacrés. Bien plus même, si quelque laïque s’adresse à son pasteur pour lui proposer ses doutes, la réponse du prêtre revient d’ordinaire à ceci : « Le christianisme réclame de vous la foi. Examiner, juger, c’est faire acte de révolte. Croyez, si vous ne voulez pas entrer dans le chemin de la perdition. » Que devient la vie religieuse au milieu de ces ténèbres ?

Prenons pour exemple le rite du baptême. La liturgie suédoise semble partir de la supposition qu’avant d’être baptisé, l’enfant demeure sous l’influence spéciale du mal. On ne doit pas s’étonner qu’une telle interprétation du sacrement ait fait naître et entretenu dans maintes localités les pratiques les plus superstitieuses, comme de ne pas laisser s’éteindre le feu dans la maison que l’enfant ne soit baptisé, ou, sitôt qu’il pousse des cris, de faire passer un charbon ardent entre sa chemise et son corps pour conjurer le diable, sous le pouvoir duquel il est censé se trouver. Selon la doctrine officielle aussi, le baptême place l’enfant sous la protection particulière de Dieu, qui dès-lors le régénère et sanctifie son cœur. On pourrait même croire qu’on suppose le nouveau-né spirituellement capable de prendre part à l’action du baptême, car, après avoir récité le symbole des apôtres, le pasteur se tourne vers lui et lui fait cette question : « Enfant, veux-tu être baptisé dans cette foi ? » Les parrains répondent en inclinant la tête. Le baptême conféré, le pasteur déclare que le nouveau-né est devenu membre de l’église, et qu’il a part désormais aux grâces dont elle est dépositaire. Tel est le formalisme, tel est l’empire excessif du symbole dans l’église de Suède. Elle a imaginé, en face des déclarations de l’Évangile, cette théorie bizarre, que Dieu introduit par le baptême dans l’âme du nouveau-né un germe spirituel, principe de la régénération, bien que subordonné à l’action de la liberté humaine, et qui n’en place pas moins l’enfant sous l’influence directe de l’esprit divin.

Nullité et stérilité de l’enseignement religieux, soit dans la chaire chrétienne et par le catéchisme, soit dans les chaires d’exposition théologique, voilà le résultat inévitable du formalisme que nous venons de décrire. Au lieu de s’appliquer à l’exposition de la morale et de solliciter pour la discipline qu’elle exige l’exercice actif de la conscience, l’église luthérienne suédoise cultive de préférence le champ de la dogmatique, la partie la plus abstraite de la théologie chrétienne. L’objet spécial de la prédication semble être aux yeux de ses ministres de frapper l’imagination des auditeurs en leur présentant l’absolue perfection ou la divinité du dogme dans une sphère inaccessible à l’action de la conscience humaine. Et comme à ce compte l’individu ne saurait être sollicité de conquérir une foi personnelle, comme il ne saurait guère s’en imposer l’obligation sans se voir menacé d’encourir l’anathème de l’église, et que le pasteur demeure plus que personne sous la tutelle de l’autorité ecclésiastique, on conçoit qu’il ne reste plus aux prédicateurs qu’à exciter la terreur, à frapper les esprits par la crainte du dernier jugement, par d’émouvantes descriptions des tourmens de l’enfer, par l’idée de la damnation éternelle, le tout à grand renfort d’images capables d’ébranler les nerfs et de remuer les âmes. C’est ainsi que la prédication en Suède s’est, au moins sous certains rapports, séparée des immortelles aspirations de l’âme, c’est-à-dire de ce qui fait l’essence même de la vie religieuse ; c’est ainsi qu’elle est devenue pour plusieurs une sorte d’abstraction monotone, tempérée plus ou moins par une morale formaliste, tandis qu’un petit nombre d’hommes de talent n’y voient que l’art d’entraîner les esprits et de faire couler des larmes.

L’enseignement catéchétique offre le même caractère que la prédication. Au lieu de l’Évangile, on met sous les yeux de l’enfant le Grand-Catéchisme, un livre dont l’obscurité dogmatique arrête jusqu’à des intelligences viriles. Les choses religieuses deviennent pour le jeune lecteur comme autant de mystères. Une commission a été nommée pour élaborer un nouveau catéchisme, et n’avait que revêtir l’ancien d’un caractère plus dogmatique encore. Outre l’enseignement religieux donné dans l’école, il y a celui de l’église ; mais ici se retrouve toujours le catéchisme, dont le pasteur ne donne guère qu’une paraphrase sans s’écarter jamais de la route officielle.

L’enseignement théologique n’est pas moins stérile que l’enseignement catéchétique. Bien que la Suède possède deux universités, à Upsal et à Lund, bien que le nombre des étudians y soit assez considérable, l’état actuel de l’église suédoise en écarte chaque jour les jeunes esprits, et le moment n’est pas éloigné peut-être où l’on sera très embarrassé de remplir les places restées vacantes dans l’institution religieuse. C’est que l’enseignement théologique des universités suédoises, comparé à l’état actuel de la science chrétienne, offre peu de vie et d’originalité. Nulle individualité puissante ne s’y peut faire place. L’indépendance spirituelle y est un contre-sens. Le règne tyrannique du symbole n’y admet que la science officielle. On y reproduit les maximes d’une orthodoxie surannée, quand l’état présent de la science et les besoins des âmes réclameraient de tout autres lumières. Quant à l’estime extérieure que rencontre l’enseignement de l’église d’état, on s’est accoutumé au dehors, sous l’empire de la tradition, à considérer les choses religieuses, soit comme l’affaire des théologiens de profession, soit comme la forme populaire d’une science abstraite et vide. Les rapports des étudians et des professeurs manquent en général d’abandon ; le professeur joue trop le rôle de docteur vis-à-vis de l’étudiant : l’émulation n’a guère d’aliment, et les aspirations à une science créatrice sont plus ou moins paralysées. Dans les universités allemandes, un Jean de Müller, un Neander, appelaient une ou deux fois par semaine les étudians les plus zélés à des conférences familières, où le professeur apparaissait comme un ami et un conseiller, où les jeunes intelligences se développaient moralement et religieusement dans une atmosphère de confiance et de liberté. En Suède, rien de pareil. L’idée du développement régulier de la théologie, impliquant, sous certains rapports, la négation de l’absolue vérité du symbole, serait d’avance flétrie comme rationaliste. La moindre pensée de progrès dans le domaine religieux effraie la plupart des représentans de l’église établie. On semble le pressentir, la formation de l’individualité chrétienne entraînerait la ruine du christianisme officiel.

Ainsi, et pour nous résumer, l’église luthérienne suédoise, considérée extérieurement, c’est-à-dire vis-à-vis du pays, est une église officielle, une église d’état dans toute l’acception du terme. C’est un instrument d’action temporelle et politique, et non pas d’action spirituelle et religieuse. Au dedans, son dogmatisme consacré oppose de graves obstacles à l’éducation et à l’exercice de la conscience chrétienne. Sa chaire reproduit un type uniforme de prédication, son enseignement catéchétique ou théologique est une lettre froide et morte. Est-ce à dire que la population soit indifférente ? est-ce à dire que les temples soient déserts ? Nullement, surtout dans les provinces. Malgré la longue durée des offices, le campagnard, poussé par une antique et pieuse coutume, s’y rend avec sa famille, bien qu’il lui faille franchir d’énormes distances[10]. Mille secrets désirs d’une doctrine plus voisine des âmes, mille aspirations vers une lumière plus accessible et plus vivifiante, se sont manifestés depuis quelques années ; mais en même, temps il a fallu constater mille efforts d’une opposition officielle qui s’alarme de ces aspirations et de ces désirs. Le symbole étant divin de sa nature, c’est faire acte de révolte que de demander une réforme spirituelle. Faire usage de sa conscience, donner la préférence à l’Évangile sur la confession de l’église, relativement au rite du baptême par exemple, c’est véritablement tenter une entreprise révolutionnaire. Aux yeux des défenseurs de l’église établie, on est coupable de rationalisme, de panthéisme, d’athéisme même, quand on est simplement fidèle à l’Évangile. L’opposition devient ainsi impossible, la discussion est abolie, et les esprits sérieux sont découragés. Pour mettre fin à une pareille situation, il ne faudrait rien moins qu’une révolution religieuse. Voyons si nous ne découvrirons pas quelques symptômes qui feraient croire à une transformation prochaine.


II. – L’OPINION PUBLIQUE, LE MOUVEMENT RELIGIEUX ET LA PROPOSITION ROYALE.

Au commencement de ce siècle, le clergé suédois, à l’ombre de la doctrine officielle, professait généralement le rationalisme, non pas précisément ce qu’on entend aujourd’hui par ce mot, mais un mélange singulier des idées encyclopédistes avec les théories de la révolution française. À Lund comme à Upsal, à l’église comme dans le monde, on proclamait partout l’avènement de la raison. Quiconque se piquait de posséder quelque culture rougissait de se reconnaître chrétien. Le mouvement scientifique donnait libre cours à son hostilité contre l’Évangile, et la littérature ne cherchait de modèles que parmi les écrivains français du XVIIIe siècle. La Suède n’avait pas échappé à l’indifférentisme qui glaçât alors chez tous les peuples les esprits et les cœurs ; mais, comme tous les peuples, elle eut vers le même temps sa rénovation littéraire, et le mouvement des intelligences entraîna les âmes. Un des premiers maîtres de la nouvelle école poétique, Geijer, à la fois historien et philosophe, poète et professeur à l’université d’Upsal, publia en 1811 un petit écrit contre l’incrédulité religieuse[11]. Ses Idées sur la philosophie de l’histoire, qu’on vient de publier récemment d’après les notes recueillies par ses élèves, montrent combien ardemment il désirait une transformation complète de la théologie consacrée et une réforme entière de l’église. Son livre devint en 1811 le signal d’une réaction dont certains prédicateurs recueillirent et développèrent soigneusement les germes.

Bientôt après, Wallin, un de ces orateurs de la chaire luthérienne, entra dans le mouvement et fonda à Stockholm une société biblique. Poète ingénieux et élevé, comme le prouve son Ange de la Mort, il réussit à se faire charger, de concert avec quelques collègues, d’une révision du recueil des psaumes. Il le récrivit en entier dans une langue magnifique, et l’augmenta d’un certain nombre de cantiques nouveaux ; mais les campagnards suédois se montraient fanatiquement attachés aux anciens rites, aux formules et aux paroles consacrées par les âges. Wallin eut de grandes luttes à soutenir pour faire accepter ses réformes. Il avait reçu de la nature tous les dons qui font le grand orateur : la puissance du regard, le timbre grave et flexible de la voix, l’expression solennelle de la physionomie et du geste. On le compte parmi ceux qui ont su véritablement approprier l’éloquence de la chaire au génie des peuples du Nord. Malheureusement il n’a pas fait école. Il fut un des principaux organes de la réaction contre l’incrédulité ; mais, comme il n’était point penseur, ses discours, dépouillés du charme que sa voix pénétrante savait leur communiquer, paraissent froids et stériles. Wallin avait touché les cœurs sans réveiller les consciences. D’autres hommes, mieux préparés pour agir, devaient le suivre.

Lors du jubilé de la réformation, qui fut célébré en 1817, le réveil religieux dont la Suède entière allait bientôt donner le spectacle fut déjà observé dans mainte province. Dès 1826, on le vit s’annoncer en Smăland, grâce à l’éloquence du suffragant Nyman ; en Scanie, grâce au prédicateur Schartau ; dans la pauvre Norrlande enfin, et dans les deux grandes villes du royaume, Gothenbourg et Stockholm. Schartau eut un bonheur qui manqua à Wallin. Mort en 1825, il exerça par ses ouvrages une action plus puissante que par sa vie même. Ses disciples s’appliquèrent après lui à développer ses vues, et arrivèrent à une conception du christianisme assez voisine du méthodisme. Le méthodisme d’ailleurs, prêché dans la chapelle anglaise de Stockholm, avait lui-même pénétré dans quelques âmes ; et ainsi s’était formé le foyer du mouvement religieux dont cette ville fut le théâtre[12].

Dans la Norrlande, le réveil (le mot avait été consacré, nous l’avons dit, pour désigner l’ensemble des symptômes que nous étudions) ne tarda pas à se manifester sous un aspect très particulier. À la suite de quelques poursuites exercées par l’église officielle contre un certain nombre de réunions religieuses non autorisées, il arriva qu’en 1832 quelques jeunes catéchumènes, peu avant d’être admis à participer à la sainte cène, ressentirent dans la tête et dans les bras des sensations nerveuses extraordinaires qui se trahissaient au dehors par des gestes brusques et singuliers, après quoi ils se mirent à prêcher l’Évangile avec une sorte d’enthousiasme. Trois années plus tard eut lieu, sur les confins de la Laponie suédoise, un réveil religieux non moins indépendant de toute influence extérieure, mais très semblable à ce dernier par les formes bizarres qu’on le vit revêtir. Certains campagnards se laissaient choir à terre, y demeuraient accroupis en silence, et au bout d’un instant se relevaient pour prêcher l’Évangile : ils furent les instrumens de nombreuses conversions.

Il faut le reconnaître, les formes sous lesquelles s’était manifesté ce double mouvement religieux à l’extrémité septentrionale de la Suède pouvaient paraître et parurent en effet, à ceux qui ne remontaient pas aux origines de faits si étranges, entachées de scandale. Un certain nombre de pasteurs et de fidèles jugèrent avec une sévérité injuste ce qu’ils appelaient le mal de prédication. Ils refusèrent de reconnaître dans ce mouvement un caractère évangélique, et déterminèrent ainsi ceux qui s’y rattachaient à s’isoler fanatiquement à leur tour. Une sévère restauration du symbole fut un moment la seule conséquence de cette agitation. Effrayés des dissensions dont la lecture de la Bible semblait devenir la source, les pasteurs firent mettre entre les mains des chrétiens des ouvrages d’une sévère orthodoxie ; mais leurs efforts ne devaient en définitive qu’imprimer une nouvelle impulsion au mouvement qui se produisait malgré eux. C’est depuis ce moment en effet qu’on peut suivre trois directions principales de l’essor religieux en Suède, embrassant désormais la généralité du pays : nous voulons parler du mouvement méthodiste, du mouvement séparatiste et du mouvement baptiste.

C’est en 1831, dans la capitale du royaume, que commença le véritable mouvement méthodiste ou wesleyen en Suède. Le réveil, qui jusqu’alors semblait n’être qu’un fait accidentel, prit sur quelques points une couleur très méthodiste. M. le pasteur Scott venait d’arriver de Londres pour faire le service de la chapelle anglaise à Stockholm. Méthodiste ardent, il apprit la langue suédoise, et dès lors, ayant pu réunir un auditoire nombreux, il imprima une forte impulsion au mouvement religieux dans la capitale. En 1840, il dut faire un voyage en Amérique, et inséra dans un journal de New-York un jugement sévère sur l’état de l’église suédoise. Lors de son retour à Stockholm, une feuille locale réimprima ce travail, qui réveilla tous les ressentimens qu’avaient déjà suscités les premiers efforts et les premiers succès du pasteur anglais. M. Scott fut bientôt menacé dans sa chaire ; forcé de se retirer devant une énergique manifestation populaire, il dut quitter le pays ; l’exercice du culte religieux en langue anglaise resta suspendu à Stockholm.

Le mouvement séparatiste fut accueilli par des persécutions plus violentes encore. Un paysan nommé Eric Janson s’était transporté de la province d’Upland dans celle d’Helsingland ; il se proposait d’engager les chrétiens à mettre de côté les livres orthodoxes pour lire simplement l’Évangile. Eric fit bientôt la connaissance des deux frères Oison, paysans qui, depuis dix-huit ans, présidaient des réunions religieuses dans le pays, et que les sociétés de tempérance de la province avaient employés à leur service. Le paysan d’Upland possédait un remarquable talent de parole et avait une grande audace de caractère ; ses ardentes prédications finirent par provoquer de cruelles représailles. En 1844, un certain nombre de paysans de la province d’Helsingland prirent la résolution de se rendre à Stockholm pour se plaindre au roi de la conduite des tribunaux et des pasteurs à leur égard. Ils se déclaraient aussi très mécontens de la liturgie et du nouveau recueil de psaumes, qui ne leur paraissait pas revêtir un caractère assez biblique. M. Henschen[13], notaire public, le même qui, en l’absence d’avocats légalement institués en Suède, prit plus d’une fois devant les tribunaux la défense des chrétiens poursuivis pour délits religieux, — apprit le prochain départ des paysans d’Helsingland. Il parvint à calmer leur irritation. On les manda devant le consistoire pour qu’ils rendissent compte de leurs croyances ; mais M. Henschen ayant pris soin de rédiger leur profession religieuse, on ne put les accuser du délit d’hérésie. Les disciples de Janson se virent néanmoins de plus en plus persécutés. Animés d’un enthousiasme fanatique[14], ils poussèrent bientôt à ses dernières conséquences la doctrine de la sainteté, en s’autorisant de quelques passages de la première épître de saint Jean[15], et ne reconnurent pour chrétien que celui qui ne pèche plus. Leur imagination s’exaltant à mesure qu’on les poursuivait, ils s’attachaient à leurs croyances comme le lierre au tronc qu’il embrasse ; rien ne leur paraissait plus sacré qu’un dogme pour lequel ils avaient tant souffert. Ils ne se voyaient pas seulement exposés aux poursuites des tribunaux et des pasteurs de la province ; le peuple, soulevé contre eux par le langage des journaux, attaquait avec rage les réunions religieuses. On enivrait des hommes grossiers, qui, s’armant de gros bâtons, entraient dans les lieux ou les séparatistes étaient réunis, et les frappaient jusqu’au sang. Un grand nombre des disciples de Janson furent mis en prison, et bien que la loi ne permette pas de priver plus de trois semaines quelqu’un de sa liberté sans l’appeler devant le juge, plusieurs personnes languirent un temps considérable dans les cachots avant qu’on songeât à examiner leur conduite : il en est même qu’on libéra sans jugement. Les persécutions qu’on exerçait contre les disciples de Janson se multiplièrent à tel point que leur avocat fut appelé à plaider vingt fois leur cause devant les tribunaux, et que, ne voyant aucun terme à leurs souffrances, il finit par leur donner le conseil d’émigrer. L’un des frères Olson fit alors une tentative pour parvenir jusqu’au roi ; mais il eut bientôt lieu de se convaincre que les disciples de Janson ne pouvaient espérer aucun adoucissement aux rigueurs de la persécution dont ils se voyaient les objets. Aussi prirent-ils enfin la douloureuse résolution d’abandonner leur patrie. Avant d’être victimes de semblables violences, rien ne leur suggérait l’idée de se séparer de l’église établie ; les mauvais traitemens qu’ils enduraient les contraignirent à prendre ce parti extrême.

On conçoit que c’est contre Janson, le principal auteur de ce mouvement, que devait se déchaîner surtout la colère du peuple. Janson était tellement exposé aux fureurs de la populace, qu’on se vit un jour dans la nécessité de le mettre en prison pour lui sauver la vie. Sa femme avait en vain cherché à pénétrer jusqu’au roi pour intercéder en sa faveur. Un soir, Janson, conduit par un gendarme, traversait une forêt ; tout à coup deux hommes sortent d’un épais fourré, fondent sur le gendarme, lui enveloppent la tête d’un manteau pour l’empêcher de voir, et parviennent à délivrer le prisonnier et à lui fournir les moyens de s’évader. On répandit du sang en cet endroit pour accréditer le bruit que Janson avait été tué et mettre fin aux poursuites dont il était l’objet. Le secret fut si bien gardé, que tout le monde le crut mort, et que sa femme même prit le deuil. Janson se cacha d’abord chez ses disciples ; mais, croyant lire un jour dans les yeux de l’un des siens le désir secret de le trahir, il adressa quelques lignes à ses amis pour leur faire connaître celui sur lequel portaient ses soupçons, et chercha à passer en Norvège avec plusieurs de ses partisans, qui voulaient aller demander à l’Amérique la liberté que leur refusait leur patrie. Comme on ne put obtenir de passeports pour eux, ils se virent contraints de s’enfuir déguisés en femmes. On les poursuivit jusque sur le vaisseau où ils s’étaient embarqués ; mais, malgré le soin qu’on avait mis à faire le signalement de Janson, on ne le reconnut pas : c’est pourquoi il put croire que Dieu avait frappé d’aveuglement les agens de la police. Les persécutions avaient atteint alors un tel degré de violence, qu’on enferma un disciple de Janson dans un hôpital de fous, le déclarant insensé pour avoir l’occasion de le faire souffrir. Cependant l’exaspération populaire se calma peu à peu, et il fut enfin permis à ceux qui le voudraient de quitter leur patrie. Aussitôt environ onze cent vingt-quatre séparatistes s’embarquèrent pour se rendre en Amérique : ils y fondèrent une communauté dont on dit que leur chef devint bientôt le tyran. Ce mouvement religieux, qui était ainsi sorti, qui s’était séparé de l’église établie, remontait à l’année 1840. Les disciples de Janson partis, la tranquillité reparut, et les persécutions prirent fin.

Le mouvement baptiste allait à son tour agiter la Suède. M. Viberg, suffragant dans la province d’Helsingland, s’était placé à la tête des manifestations religieuses dont cette contrée était le théâtre ; il se vit pour cette raison traduit devant le consistoire. On lui interdit l’exercice de ses fonctions officielles. Il fit alors un voyage à Hambourg, où il rencontra des chrétiens baptistes. Son premier soin fut de chercher à combattre leurs vues ; mais en étudiant la question, il se vit peu à peu converti lui-même aux doctrines de ses adversaires. Aussitôt donc qu’il fut rentré dans sa patrie, il publia une brochure contre le baptême des enfans, après avoir déposé les insignes du corps dont il était membre. L’année suivante, il se rendit à Copenhague pour se faire rebaptiser, et passa de là en Amérique, où il se mit au service de communautés baptistes. Un jeune Finlandais, nommé Möllersvärd, doué d’une grande facilité d’élocution, venait d’arriver aux États-Unis ; il y rencontra M. Viberg, et, le cœur peu à peu ouvert à l’influence des choses divines, il ne tarda pas, lui aussi, à se faire rebaptiser. À son retour d’Amérique, il se mit à prêcher l’Évangile dans l’île d’Aland en 1854. La foule qui venait l’entendre inquiéta bientôt la police, qui se proposait de l’envoyer en Sibérie ; mais, avant qu’on pût se saisir de lui, M. Möllersvärd se jeta dans un bateau, passa en Suède, et, après avoir évangélisé en Norrlande, descendit vers Stockholm. M. Viberg, l’ayant rencontré dans cette ville, eut bientôt lieu de se convaincre que la simple lecture du Nouveau-Testament avait converti plusieurs laïques aux doctrines baptistes. Il les engagea à se prononcer. Deux des nouveaux convertis se rendirent alors à Hambourg pour se faire rebaptiser. L’un de ces adeptes du baptisme, M. Heidenberg, revint aussitôt en Suède, et rebaptisa plus de cent personnes dans la province de Dalécarlie, où la brochure de M. Viberg avait préparé, les voies à sa prédication. De son côté, M. Möllersvärd retourna en Norrlande, où le feu de sa parole et la vivacité de ses convictions lui gagnaient les sympathies de la foule ; mais le clergé s’étant ému, il se vit dans l’obligation de revenir à Stockholm. On compte déjà plus de mille baptistes en Suède, et leur nombre s’accroît rapidement.

Les baptistes sont les seuls chrétiens du réveil qui se séparent par principe de l’institution religieuse établie. Ils forment une église à Stockholm[16], et leurs réunions n’ont été troublées ni par la police, ni par le peuple. Cependant, comme ils commencent à devenir inquiétans pour le clergé, plusieurs pasteurs ou ministres, assistés de l’un des membres les plus distingués de la chambre ecclésiastique, les appelèrent dans l’hiver de 1856, par la voie des journaux, à une conférence publique. La première rencontre n’ayant pas tourné à la satisfaction des premiers, une seconde conférence fut jugée nécessaire. La foule était considérable. Les pasteurs se décernèrent la présidence, et décidèrent que chaque orateur ne parlerait que dix minutes. Ils en vinrent même, vers la fin de la discussion, à exiger que les baptistes se bornassent à répondre oui ou non aux questions qu’on leur posait. Les personnes capables de porter un jugement impartial attribuèrent néanmoins l’avantage aux baptistes, qui n’étaient presque tous que de simples laïques, et dont l’un des chefs venait d’être mis en prison. Certes les raisons avancées par les pasteurs n’avaient guère de poids, et si de leur côté les baptistes citaient pêle-mêle les passages bibliques, ils n’en avaient pas moins en leur faveur l’autorité de l’Évangile. Au terme de la discussion, des coups de sifflets partirent du milieu de la foule ; il n’y eut pas d’autre scandale, on se dispersa, et chaque parti, comme on le comprend, s’attribua la victoire. À dater de ce débat, toutes les chaires luthériennes de la ville tonnèrent contre les doctrines baptistes. Grâce à ces prédications passionnées, le peuple considéra bientôt les baptistes comme des espèces de monstres. La qualification de baptiste devint pour un moment une injure presque aussi grossière que l’était celle de calviniste il y a cent ans, et celle de liseur (c’est le surnom qu’on appliquait aux chrétiens du réveil) il y a dix ans. Les baptistes sont aujourd’hui encore très sévèrement jugés par leurs frères orthodoxes et d’ordinaire fort peu charitablement désignés par eux ; cependant leurs vues ne diffèrent de celles de ces derniers que sur la question du baptême et sur celle de la séparation d’avec l’église établie, ou, si l’on veut, d’avec l’état. À tout autre égard, et par exemple quant à la doctrine de la cène, ils demeurent luthériens, à l’exception de ceux qui, comme M. Viberg, acceptent généralement le point de vue des églises réformées.

Les églises baptistes sont les seules églises véritablement indépendantes qu’ait fait naître le mouvement religieux en Suède[17]. Pour concilier cette indépendance avec la loi ecclésiastique, elles ont d’assez graves difficultés à vaincre. Voici comment s’y prennent les membres de ces églises pour donner à leurs mariages une sorte de légalité. Le pasteur officiel, fonctionnaire civil, ne peut, à moins de s’exposer à être suspendu de ses fonctions[18], marier aucun luthérien qui n’a pas communié dans l’église établie pendant le cours de l’année. Comme les chrétiens baptistes ne sauraient remplir cette condition et que le mariage civil n’est pas institué en Suède, les fiancés font un contrat, et le pasteur de leur communauté bénit leur union. Aux termes de la loi, ils demeurent simplement fiancés ; mais cette même loi oblige quiconque a un enfant de sa fiancée de l’épouser aussitôt. C’est pourquoi à son premier né la femme baptiste se rend auprès du tribunal, montre son contrat de mariage qui atteste que son mari est légalement son fiancé, et comme aucun pasteur de l’état ne saurait les marier, le tribunal se voit contraint de reconnaître leur union. Ainsi la femme acquiert les droits de mère, ses enfans deviennent légitimes, et il s’établit de la sorte comme un mariage civil en dehors des conditions fixées par la loi. Dans le cas où il n’y a pas d’enfans, la femme, perdant tout moyen de faire constater son mariage, se voit aussi privée de tout droit. On voit de quelles difficultés est semée la carrière de ceux qui se séparent de l’église établie.

L’agitation religieuse en Suède se concentre à peu près tout entière dans ce triple mouvement méthodiste, séparatiste et baptiste. L’hiver dernier, quelques mormons cherchèrent à se fixer à Stockholm ; mais les pasteurs de la ville les firent promptement sortir du royaume. Il y aurait bien des groupes et des nuances à distinguer encore : on a vu par exemple « l’alliance évangélique » à Stockholm se diviser elle-même en deux sociétés rivales. Il n’y a nulle entente commune, et pas l’ombre d’organisation. Le mouvement religieux n’arrive ainsi à soulever que des questions de peu d’importance. La cause première de ce fâcheux état de choses, c’est le manque d’une intelligence vraiment spirituelle de l’Évangile ; presque toujours on néglige l’esprit pour ne s’attacher qu’à la lettre ; on mêle et confond souvent au hasard tous les passages bibliques, indistinctement empruntés à l’ancien Testament et au nouveau. Qu’un mot scripturaire paraisse prêter appui à la doctrine officielle, par exemple dans la question du baptême, on s’y attache opiniâtrement, et on laisse dans l’ombre les textes les plus positifs. C’est ainsi que l’Écriture sert tour à tour baptistes et orthodoxes : chacun trouve en elle la condamnation des vues de ses adversaires. Peu de personnes éprouvent le besoin de pénétrer l’esprit de l’Évangile, et ce qui manque aux chrétiens du réveil aussi bien qu’à l’église établie, c’est une intuition vivante du christianisme, ou, si l’on veut, l’esprit scientifique. Quoi d’étonnant si beaucoup d’esprits cultivés ne témoignent aucun respect pour l’institution religieuse, et demeurent étrangers à un réveil qui ne répond pas à leurs besoins ? Voilà pourquoi, bien différent du mouvement qui s’est produit dans le protestantisme français, le réveil suédois ne se montre que dans les rangs inférieurs de la société, chez les paysans et les domestiques, et s’affaiblit par le rejet d’élémens précieux qu’il devrait s’assimiler. De là aussi le morcellement dont il offre le spectacle.

Les pouvoirs faibles et menacés sont persécuteurs. L’église luthérienne suédoise ne s’est que trop engagée dans la voie des persécutions depuis cinq ans. L’article 16 de la constitution du royaume reconnaît à chacun le droit de professer la religion de sa conscience. Malgré cette disposition fondamentale, que la subtilité des légistes a su tourner au profit de l’église d’état, les lois pénales ont détruit toute liberté de conscience chez un peuple qui s’est jadis acquis une si juste gloire en défendant cette noble cause. Rien de plus odieux que la loi votée il y a trois ans par les états du royaume et revêtue de la sanction royale. En vertu de cette loi, tout laïque qui distribue la sainte cène, comme tout luthérien qui la reçoit de sa main, doit être puni : il a commis un sacrilège. Si un tel délit a été commis le dimanche, il se complique d’un autre délit, « la violation du sabbat. » De plus, aucun luthérien ne pouvant, à moins d’être passible d’une amende, participer à la sainte cène sans avoir reçu « l’absolution » officielle, quiconque se rend coupable des délits qu’on vient d’énumérer en commet ainsi un troisième.

Qu’on nous permette de placer ici quelques extraits choisis dans les tableaux officiels publiés par les cours d’assises des provinces du nord de la Suède, où la persécution s’est donné si largement carrière depuis quelque temps.


« Gudman Jonas Jonsson, paysan de la commune d’Orsa, est condamné, le 9 novembre 1852, à quinze jours de prison, au pain et à l’eau, et à demander publiquement pardon au pasteur, le tout pour avoir interrompu celui-ci pendant qu’il expliquait des passages de la Bible.

« Dorlofva Eric Ersson, valet de paysan de la commune d’Orsa et pasteur dissident, est condamné le même jour à vingt-huit jours de prison, au pain et à l’eau, et à être publiquement exposé devant la paroisse assemblée, pour avoir communié sans avoir reçu l’absolution et troublé le service divin en interrompant le pasteur. Il n’avait pu payer une amende de 116 fr. environ.

« Anna Persdotter, paysanne, de la commune d’Orsa, est condamnée le même jour à vingt-trois jours de prison, au pain et à l’eau, et à être publiquement exposée devant la paroisse réunie, pour avoir communié sans avoir reçu l’absolution, et pour avoir troublé le service divin en interrompant le pasteur. Elle ne pouvait payer une amende de 66 francs environ.

« Vingt-huit personnes, accusées d’avoir abusé du sacrement et violé le sabbat, sont condamnées à une amende de 40 francs chacune.

« Deux personnes, accusées d’avoir pris part à des réunions religieuses, sont condamnées à une amende de 133 francs chacune.

« Deux personnes, accusées d’avoir abusé de la Bible, sont condamnées à une amende de 33 francs chacune. Elles seront en outre exposées dans le temple, devant la communauté réunie, pour être réintégrées dans l’église moyennant participation officielle à la sainte cène[19]. »

On comprend que de tels excès de sévérité aient suscité à l’église officielle de nombreux ennemis. Si les chrétiens de Suède doivent encore être l’objet de nouvelles poursuites, il est certain que beaucoup se trouveront prêts à tout sacrifier pour la défense de leur foi.

Malgré l’église établie, et sous la pression d’une exigence devenue générale, le roi Oscar a présenté une proposition en faveur de la liberté de conscience à la diète du royaume. Pendant qu’on en préparait la rédaction, deux pétitions, couvertes d’environ quinze cents signatures, furent adressées au roi pour demander que l’article 16 de la constitution, relatif à la liberté religieuse, ne fût plus neutralisé par l’existence des lois pénales qui dénient à l’homme le droit de servir Dieu selon sa conscience. Sous ce rapport, la position du roi est fort singulière assurément. Comme souverain de la Norvège, il doit veiller au maintien de lois qui consacrent la plus entière liberté religieuse, et, comme roi de Suède, il doit faire appliquer d’autres lois d’une intolérance révoltante. L’intention du roi avait été, dit-on, de présenter aux états le projet d’une liberté religieuse complète. On assure qu’il en a été détourné par l’archevêque, par les deux évêques « les plus libéraux, » et par la crainte d’une insurmontable opposition dans la chambre ecclésiastique.

Voici maintenant les principales dispositions de la proposition royale.


« Art. 1er . Si quelque membre de l’église abandonne « notre véritable foi évangélique » (luthérienne) sans que son pasteur naturel parvienne à l’y ramener, il doit en faire la déclaration à ce dernier, qui la transcrit sur les registres de la paroisse ; sinon, il est tenu de se soumettre à la loi ecclésiastique.

« Art. 2. Si quelque membre d’une autre confession religieuse expose, hors du cercle de sa communauté, des idées contraires « aux vérités fondamentales de la doctrine chrétienne » (luthérienne), il peut être condamné à l’amende ou à la prison ; mais il ne saurait être traduit devant le tribunal que par le procureur général du roi[20].

« Art. 3. Quiconque fait acte de prosélytisme peut être condamné à payer une amende de 134 à 400 francs à la première accusation, et s’il continue, à subir de deux mois à une année de prison.

« Art. 4. Les enfans nés luthériens doivent, même dans le cas où leurs parens auraient abandonné la foi de l’église établie, être instruits « dans la pure doctrine évangélique de cette église. » Si quelque tuteur ou parent, chargé de surveiller l’instruction religieuse d’un enfant luthérien, lui communique d’autres croyances que celles que le symbole a consacrées, il encourt les peines portées par l’article 3.

« Art. 6. Les membres de l’église ont le droit de se réunir entre eux, pour un motif religieux, aussi longtemps qu’ils ne feront rien qui soit contraire à la loi et à la morale. La loi qui interdit ces sortes de réunions est abolie. Si de telles réunions se forment sans la participation du pasteur, on ne peut lui en défendre l’entrée, ni à la police, qui, ainsi que lui, a le droit de les dissoudre dès qu’elle les juge contraires à la loi et à la morale. Ces réunions ne doivent pas avoir lieu pendant les heures du culte public, à moins d’une permission spéciale ; sinon, celui qui fournit le local est passible d’une amende de 67 à 134 francs, et ceux qui prennent part à la réunion, d’une amende de 14 francs chacun. »


On s’étonne que les amis de la liberté religieuse en Suède aient pu accepter cette proposition comme un progrès. En effet, si l’on rapporte la loi qui interdit les réunions religieuses, on laisse subsister celle qui condamne à l’amende ou à la prison quiconque reçoit le sacrement de la main d’un laïque, puisqu’un luthérien ne saurait se soustraire à l’autorité de l’église établie sans abandonner la doctrine luthérienne. En définitive, il est trop visible que de nouvelles persécutions viendront affliger la Suède dès qu’on appliquera réellement la loi. D’ailleurs les heures fixées pour les réunions religieuses, surtout à la campagne, ne se concilient pas avec les difficultés créées par les distances, et tel pasteur qui se sent intéressé à les dissoudre peut trop facilement se croire autorisé à les déclarer contraires à la morale et à la loi. Si un laïque veut arriver à la liberté par un abandon authentique de la foi luthérienne, il se voit dans l’obligation de déclarer à son pasteur qu’il ne croit plus ce qu’enseigne l’église ; mais comment combattra-t-il, dans la plupart des cas, les argumens que celui-ci pourra lui opposer, ou légitimera-t-il moralement sa démarche, si on le prive des moyens de se rendre compte de sa foi, c’est-à-dire si on défend le prosélytisme ? Et comment des parens qui sentent que l’église établie ne repose pas sur une base véritablement évangélique auront-ils le courage de s’en séparer, s’ils se savent condamnés à faire instruire leurs enfans dans la doctrine de cette église ? Et si malgré une telle perspective ils se décident à faire ce grand pas, dans quelle position se trouveront-ils placés vis-à-vis de leurs enfans, que le pasteur officiel doit chercher à soustraire à leur influence sans que la loi leur permette de combattre ses argumens ? Placés entre leur pasteur, à qui la loi commande le prosélytisme, et leurs parens, auxquels la loi ferme la bouche, comment ces enfans réussiront-ils à concilier leur respect pour celui-là et leur confiance dans ceux-ci ? comment pourront-ils avoir foi en même temps à la doctrine qu’on leur enseigne et aux sentimens religieux que manifeste leur famille ? N’est-ce pas là aller directement contre le but qu’on se propose, et les conduire dans la voie du scepticisme ? Si l’on songe à ce qu’a d’odieux une disposition semblable, au mépris dans lequel elle tend à faire tomber la loi, aux luttes dont elle peut être la source, quel jugement portera-t-on sur l’esprit d’un clergé aux yeux duquel une telle proposition paraît encore revêtir un caractère « trop libéral ? » Ainsi, tandis qu’on fait du prosélytisme un devoir pour les pasteurs de l’église établie, si quelque membre d’une autre communauté chrétienne manifeste la simple volonté de faire un prosélyte, il peut aussitôt être traduit devant le tribunal. Quand on vous prive des moyens d’éclaircir les doutes que vous pouvez avoir au sujet des enseignemens de l’église établie, n’annule-t-on pas de fait le droit qu’on vous accorde de vous en détacher ? N’est-ce pas comme si l’on disait : « Nous voulons bien qu’on enseigne telle ou telle science, mais à la condition de punir ceux qui la professeront ? »

Concluons que non-seulement la liberté de conscience est gravement méconnue dans la proposition présentée à la diète suédoise, bien qu’on se donne l’air de sanctionner la liberté des cultes, mais que la situation demeure au fond la même. Tout ce qu’il y aurait de changé, c’est la forme de la persécution. En ce moment d’ailleurs, les demi-mesures n’auront pour résultat que de prolonger, au préjudice de l’état et de l’église, la situation actuelle. La proposition du roi semble destinée à contenter la plus grande partie des chrétiens du réveil, ceux qui ne demandent que le droit de se réunir librement sans rompre leurs rapports avec l’église établie. C’est ainsi qu’elle endormira le besoin qu’ils éprouvaient de la liberté religieuse à l’époque où ils se sentaient sous le coup de la persécution.

Cette proposition a été d’abord examinée par la haute cour de justice, dont on connaît maintenant l’avis. Tout en exprimant le désir qu’on en rendît la rédaction plus précise, cette cour voudrait en retrancher l’article 1er , et y apporte en outre certaines restrictions qui montrent qu’elle ne la trouve pas, à beaucoup près, assez intolérante. Qu’on en juge par un seul exemple : « Si un étranger naturalisé Suédois répand des idées contraires à la foi luthérienne, ou fait acte de prosélytisme, il perd ses droits de citoyen et doit être puni de l’exil. » Et si l’on demande pourquoi l’étranger est puni plutôt qu’un autre, on répond : « Parce qu’on doit sans doute montrer de la tolérance envers les enfans du pays ; mais un étranger n’a nullement lieu de se plaindre de l’intolérance dont il se rend l’objet, et, comme il est simplement renvoyé dans sa patrie, où il faut supposer qu’un bon accueil l’attend, une telle punition doit lui paraître légère. » Et un tel langage, on le tient, avec l’accent de la conviction, dans la haute cour de justice du royaume ! L’idée protestante est donc totalement méconnue : on ne se place pas un instant sur le terrain de l’Évangile. Qu’on juge si une révolution religieuse serait opportune en Suède !

Après avoir subi l’examen de la haute cour, la proposition royale sera discutée une première fois dans les chambres, qui la renverront à un comité dont les membres sont pris dans leur sein. On suppose qu’au second débat elle obtiendra la majorité des suffrages dans la chambre des bourgeois, dans celle des nobles, et peut-être dans celle des paysans ; mais on est persuadé que la chambre ecclésiastique la rejettera à la presque unanimité des voix. Quoi qu’il arrive, on voit combien la cause de la liberté religieuse est compromise en Suède. L’une des principales craintes qu’une apparence même de retour vers cette liberté inspire à beaucoup de personnes, et dont le clergé tire habilement parti, c’est celle des progrès du catholicisme en Suède, et il faut convenir que l’église établie est trop bien façonnée au moule de l’autorité pour qu’une telle préoccupation soit tout à fait sans fondement. Après tout, que prouverait-elle, si ce n’est que l’église suédoise n’a pas réussi à faire l’éducation de ses membres ? Dès que cette église reconnaît ne pouvoir, sans le secours de la loi, se défendre contre le catholicisme, il faut, ou bien qu’elle n’ait pas la certitude de reposer sur la vérité, ou bien qu’elle n’ait pas foi en elle-même. Si elle se sentait réellement en possession de la vérité, la verrait-on si peu confiante en sa force ? Pourrait-elle supposer un seul moment que la vérité fût impuissante à vaincre ce qui n’est pas elle sans la protection de la loi ? Une telle crainte montre seulement que le protestantisme n’a pas jeté dans le sein de l’église luthérienne suédoise d’assez profondes racines. Qu’elle ne s’efforce donc pas de rendre impossible la réforme d’une institution qui, de son propre aveu, est inhabile à se défendre contre ce qu’elle estime être l’erreur ! La liberté religieuse replacerait le protestantisme sur son véritable terrain, lui donnerait de nouveau le sentiment de ses devoirs, et les conquêtes que pourrait faire le catholicisme viendraient elles-mêmes favoriser le réveil des consciences. L’individualité spirituelle est si près de s’éteindre en Suède, qu’il faut peut-être de violens orages pour la faire renaître.


J.-P. TROTTET.

Stockholm, février 1857.

  1. Consultez Om Svenska Kyrkans och Skolans angelägenheter (l’Église suédoise et l’école), par Johan Henr. Thomander, actuellement évêque de Lund, Stockholm, 1853.
  2. Une des quatre chambres qui composent la représentation du royaume.
  3. Notons, comme un trait caractéristique de plus, le costume tout à fait catholique que portent dans les grandes occasions l’archevêque et les évêques de l’église luthérienne suédoise. On vient de terminer pour l’évêque de Lund une nouvelle crosse dont les journaux suédois vantent beaucoup le travail. Le traitement de l’archevêque ou des évêques est assuré en partie par les caisses de l’état, en partie par les dîmes prélevées sur certaines paroisses de leur diocèse. L’évêque de Lund, qui occupe un des postes les plus lucratifs, touche environ 60,000 francs par an.
  4. Voici en quoi consiste le traitement d’un pasteur suédois. Dans les villes, il fait passer chaque année un livret chez ses paroissiens, qui écrivent ce qu’ils sont disposés à lui accorder. Le traitement d’un pasteur dépend ainsi des sympathies qu’il a su mériter. Les frais de mariage, de baptême, d’enterrement, etc., sont payés par les parens. À la campagne, chaque paroisse a son presbytère et des propriétés souvent considérables, que le pasteur a soin de cultiver. Il est donc devenu agriculteur. Comme d’autre part les paroissiens doivent fournir la troisième partie de la dîme, et comme certaines paroisses, avec le consentement du roi, préfèrent s’acquitter par des produits en nature, il arrive en beaucoup de cas que le pasteur se voit obligé de vendre à son tour les denrées dont se compose son traitement. Le voilà devenu marchand. Venez-vous lui soumettre quelques difficultés théologiques au temps de la moisson, ou quand les paysans d’alentour lui font des propositions d’achat, il ne vous écoutera pas : il est à son grenier, il débite son avoine et ses pommes de terre. Il y a des pasteurs inexpérimentés ou trop charitables qui ont à peine de quoi vivre ; d’autres, plus âpres au gain, se font de 15 à 16,000 fr. par an.
  5. Il y a pour le clergé suédois deux sortes d’examen : le premier, exigé de quiconque veut obtenir une place de co-ministre ou suffragant, confère sans doute le caractère ecclésiastique ; mais si l’on veut monter en grade, il faut encore subir devant le consistoire ce qu’on appelle l’examen pastoral.
  6. Les co-ministres, qui, dans l’origine, ne se distinguaient pas des suffragans, sont les seconds pasteurs de certaines paroisses : la loi détermine avec soin la nature et l’étendue de leurs fonctions. Les suffragans se trouvent sous la dépendance du pasteur dont ils habitent la maison. C’est lui qui fixe leur traitement, qui ne s’élève quelquefois qu’à 200 ou 250 fr. par an.
  7. On appelle livres symboliques les documens qui, comme la confession d’Augsbourg et l’apologie de cette confession, fixent les dogmes luthériens avec la foi de l’église établie.
  8. Il y a quelques années, l’auteur d’un article sur l’ascension du Christ, dont l’opinion du pays laissée à elle-même eût fait bonne justice, fut condamné au bannissement ; on réussit de la sorte à intéresser le public en faveur de l’exilé.
  9. Parmi les pratiques religieuses qui donnent à l’église de Suède ces caractères si étranges, on doit noter encore certaines coutumes évidemment empruntées au judaïsme. Ainsi toute femme nouvellement mère ne peut rentrer dans l’église qu’après s’être soumise à une sorte de purification. Quelques paroles bibliques, quelques prières prononcées par le pasteur en présence de la jeune femme lui rendent l’accès de la société des fidèles. Autrefois même la jeune mère ne reparaissait à la table de famille qu’après cette cérémonie accomplie.
  10. Il n’est pas inutile de remarquer que, si l’on excepte quelques villes, les temples ne sont chauffés nulle part en hiver, et les paysans norrlandais y endurent souvent 30 degrés centigrades de froid ; mais, hélas ! à peine arrivé, le campagnard s’endort, et c’était naguère encore l’usage général de faire circuler pendant l’office les bedeaux armés de longs bâtons pour réveiller les endormis.
  11. Om sann och falsk Upplysning i afseende pă Religionen (de la Vraie et de la Fausse Lumière en matière de Religion).
  12. Pour donner une idée de l’influence du pasteur Schartau, rappelons qu’il fut l’instrument de la conversion de trois professeurs distingués, deux de l’université d’Upsal et un de celle de Lund, MM. Bergquist, philosophe de l’école de Schelling, Florman, célèbre anatomiste, et Holmbergson, tous trois très connus dans le Nord.
  13. Aujourd’hui député et magistrat à Upsal.
  14. Après avoir, au début, vénéré les écrits de Luther, ils en avaient fait une sorte d’auto-da-fé.
  15. Saint Jean, ch. III, V. 6, 8,9 ; ch. V, v. 18, etc.
  16. En 1849 eut lieu aussi à Gothenbourg un mouvement baptiste, dont le chef fut M. Nilson. Traduit devant la cour d’appel pour ses doctrines hérétiques, il se vit condamné à l’exil. Il adressa vainement au roi une demande en grâce. À l’heure qu’il est, on compte encore une centaine de baptistes à Gothenbourg ; mais ils n’entretiennent aucun rapport avec ceux de Stockholm.
  17. Les séparatistes de la Norrlande n’ont rompu qu’accidentellement et non par principe avec l’église établie. Malgré les persécutions qui les frappent, il ne faut donc pas les confondre avec les baptistes.
  18. La loi condamne quiconque bénit un mariage sans en avoir le droit à être enfermé dans une forteresse.
  19. Cette punition ecclésiastique, à laquelle on soumettait les forçats libérés, qu’on amenait, nous l’avons dit, à l’église entre deux gendarmes, a été récemment abolie.
  20. Ces deux dispositions peuvent se résumer en deux mots : la loi interdit le prosélytisme sans punir le prosélyte.