L’Église d’Orient

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L’Église d’Orient
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 841-864).

L'EGLISE D'ORIENT.





La crise où est actuellement plongée l’Europe orientale appelle l’attention sur l’un des points les plus délicats de la situation de ces contrées, la question religieuse. Tour à tour les récens débats dont cette question a été l’objet nous ont montré les églises grecques de Turquie en contact soit avec le catholicisme dans l’affaire des lieux-saints, soit avec la Russie dans celle du protectorat réclamé par le tsar au nom de l’orthodoxie. Quels sont les véritables sentimens des chrétiens de la communion orientale en présence des discussions auxquelles ils viennent d’assister et des éventualités qui s’ouvrent pour l’empire ottoman ? S’ils ont dans beaucoup d’occasions accepté un concours qui s’offrait, faut-il en conclure qu’ils se croient enchaînés par la reconnaissance, et qu’ils soient résignés à n’être que les instrumens passifs de la puissance qui se pose vis-à-vis d’eux en protectrice ? Telle est la question à laquelle nous voudrions répondre en essayant de contrôler les tendances actuelles de l’église d’Orient par l’étude attentive des traditions, des influences populaires et des régies hiérarchiques qui la dominent.

Les chrétiens grecs nourrissent assurément une vive et séculaire défiance pour l’église romaine, nous l’avouons en le déplorant. Si l’église d’Orient n’a fait aucune conquête sérieuse par la prédication et le prosélytisme depuis qu’elle est séparée du saint-siège, du moins sa force sur la défensive est certaine ; elle n’a pas perdu un pouce de terrain dans les combats qui lui ont été livrés quelquefois avec talent et toujours avec courage par les missions catholiques. Elle a opposé à leurs attaques une fermeté inébranlable, un système d’inertie et d’immobilité contre lequel la science et l’autorité de l’église romaine sont venues jusqu’à ce jour se briser inutilement. Mais si l’on voit la communion orientale s’appuyer par instans sur celle de Russie pour mieux résister aux projets de conquête que l’on suppose gratuitement au catholicisme, s’ensuit-il que les églises de Turquie entretiennent pour l’église russe ces dispositions confiantes et dévouées que l’on est souvent porté à leur attribuer ? Nous ne le pensons pas ; la forme synodale de l’autorité ecclésiastique en Russie, la soumission absolue de cette autorité au pouvoir laïque, n’ont rien qui soit capable de séduire les patriarches d’Orient, et les doctrines mêmes de ces patriarches sur des points importons, tels que le baptême, ne sont point toujours en conformité parfaite avec celles du synode de Saint-Pétersbourg. Il est au reste des causes de désaccord plus puissantes que ces dissidences : ce sont les sentimens d’indépendance qui sont communs à toutes les églises grecques de l’empire ottoman, et qui, loin de les porter à rechercher dans une fusion avec l’église russe l’unité qui leur manque, les poussent au contraire à se subdiviser de plus en plus et à prendre chaque jour davantage ce caractère d’églises nationales qui est leur caractère essentiel : mouvement qui correspond d’ailleurs à celui que chacune des races chrétiennes de ces contrées accomplit politiquement sur elle-même. Avant de nous demander quelles sont les tendances politiques des églises de Turquie, il est toutefois une question à résoudre : c’est de savoir en quoi ces églises, malheureusement séparées de la nôtre, peuvent s’en éloigner ou s’en rapprocher, quelles croyances font l’objet du désaccord, quel est en un mot le caractère de la résistance inflexible que les Grecs opposent depuis des siècles aux efforts répétés et toujours infructueux de la propagande romaine. Les passions humaines occupent une grande place dans l’histoire de la séparation des deux églises d’Orient et d’Occident. Ici cependant les dispositions individuelles de quelques personnages éminens ne suffisent pas à expliquer les mouvemens des peuples. L’ambition de Phootius et celle de Michel Cérulaire n’auraient point eu le pouvoir de déchirer si profondément le monde chrétien, si des germes de division plus actifs que la volonté même de ces deux chefs de l’église de Constantinople n’avaient sommeillé antérieurement dans le cœur des populations. Ces germes de division, il n’est pas besoin d’aller les chercher dans les mystères de l’histoire ; on les trouvera dans la puissance de l’esprit de race propre de toute antiquité aux nations de l’Europe orientale, et dont depuis quelques années la vitalité n’est plus douteuse. C’est le fait essentiel dont il est nécessaire de se pénétrer avant d’aborder l’étude de l’église d’Orient, car il explique à la fois ses dogmes théologiques, ses croyances populaires, sa hiérarchie, et contient peut-être le secret de ses destinées politiques.

I. – LE DOGME.

Dès les premiers siècles du christianisme, une grande lutte s’est engagée entre l’idée d’unité qui peu à peu se personnifia dans le pontifical romain et l’idée de nationalité qui perçait dans les patriarcats d’Orient pour s’incarner bientôt dans celui de Constantinople. Il semblait que le génie des deux civilisations latine et grecque fut aux prises sur le terrain religieux, — Rome avec son puissant instinct de centralisation, Constantinople au contraire avec cet esprit de fédéralisme qui est dans les traditions des Hellènes et qui a fait leur faiblesse aux jours mêmes de leur plus grande puissance. Après la chute de Rome, le génie latin a continué d’être le génie de la domination et de la discipline, comme le génie grec est resté le génie de la décentralisation et des libertés locales. Dans les contrées occidentales, surtout parmi les peuples qui avaient reçu la greffe latine, la suprématie religieuse de Rome s’est facilement établie ; longtemps elle a pu empiéter jusque sur les prérogatives les plus essentielles des souverainetés nationales. En Orient, tout ce que le pape a pu obtenir avant la scission s’est borné au titre de premier entre ses pairs, primus inter pares. Si l’unité des deux églises a quelque temps existé dans les dogmes, elle n’a jamais été acceptée par les Grecs dans la liturgie ni dans les rites. Enfin jusqu’au XVIe siècle, où le monde germanique tout entier, préoccupé de questions de discipline, se laissa, de polémique en polémique, entraîner dans le protestantisme, l’Occident n’avait guère eu, en religion, à déplorer d’autre épreuve redoutable que la grande hérésie de Pelage, bientôt vaincue. En Orient au contraire, on avait vu les hérésies et les sectes se multiplier à l’infini avec Manès, Arius, Nestorius, Eutychès et tant d’autres. Un moment la plus audacieuse de ces hérésies, l’arianisme, qui niait la divinité du Christ, avait envahi tout l’empire de Byzance. L’autorité de la parole ne suffit pas pour en avoir raison. Longtemps même les doctrines d’Arius résistèrent avec avantage à la force. Encore ne furent-elles point étouffées dans la défaite de l’arianisme proprement dit, et elles se renouvelèrent sous d’innombrables formes. Mais le résultat le plus éclatant de cet esprit d’indépendance qui se révélait par tant de symptômes, ce fut la grande séparation qui s’opéra en dernier lieu entre l’église de Constantinople et celle de Rome, et dont l’Orient prit l’initiative.

On le sait, les questions de dogme mises en avant par les Grecs dans les débats qu’ils eurent à soutenir contre le saint-siège peuvent en dernière analyse se réduire à deux, celle de la procession du Saint-Esprit et celle du purgatoire. Les Arméniens se distinguent toutefois de l’église grecque en ce sens que leurs doctrines sur l’unité de nature en Jésus-Christ laissent beaucoup à désirer. Il existe à cet égard chez les Arméniens eux-mêmes une obscurité qu’il est difficile de pénétrer. Tout ce que l’on peut dire à leur justification, c’est qu’ils mettent, à repousser toute solidarité avec les doctrines d’Eutychès, la même ardeur que les Grecs à décliner toute parenté avec l’arianisme. Au fond et lorsqu’on pousse à bout les théologiens de la communion orientale, on est surpris de voir combien peu ils tiennent à l’opinion que la troisième personne de la Trinité ne procède pas également des deux autres. Les premiers conciles, qui n’avaient pas d’ailleurs à se prononcer catégoriquement sur cette difficulté non encore soulevée, se sont bornés à répéter en substance les paroles du Christ dans saint Jean : « Lorsque sera venu le consolateur, l’esprit de vérité qui procède du Père et que je vous enverrai de la part de mon père, il rendra témoignage de moi. » L’église d’Orient, partant de ce principe que « les paroles du Christ suffisent complètement à l’expression d’une vérité quelconque, » s’attache surtout à déclarer que la formule sortie de la bouche divine ne peut être modifiée. On dirait qu’en principe il ne s’agit point à ses yeux de savoir si l’Esprit ne procède que du Père. Elle ne parait préoccupée que de constater un fait incontesté dans l’église latine elle-même, c’est-à-dire que le Saint-Esprit procède du Père. Si l’on songe que la papauté a permis autrefois aux grecs-unis de la Pologne de réciter le symbole de Nicée sans l’addition du filioque, et que de son côté l’église d’Orient n’exige pas de rétractation officielle sur ce point de la part des catholiques qui entrent dans son sein, on voit que la distance qui sépare les deux églises est petite dans la question même qui a principalement servi de prétexte à leur scission.

Quant au purgatoire, la dissidence est peut-être encore moins marquée. L’idée du purgatoire est une des croyances les plus poétiques et les plus touchantes de l’église romaine. Cette église avoue que le mot de purgatoire n’existe ni dans l’Evangile ni chez les docteurs du christianisme primitif ; mais elle soutient que l’idée n’est pas moins ancienne que le christianisme lui-même et qu’elle se rencontre à chaque pas chez les premiers pères. Il suffit à l’église d’Orient de ne point trouver le mot aux origines du dogme : elle repousse l’existence de ce lieu d’épreuves où l’âme repentante, mais non justifiée, achève de se purifier avant d’entrer dans la plénitude du bonheur promis. Ici toutefois la pratique rectifie jusqu’à un certain point le dogme. Sans croire en effet au purgatoire, l’église d’Orient admet un état transitoire que traversent nécessairement les âmes, celles des bons comme celles des méchans, dans l’attente du jugement dernier. Enfin elle tient compte aussi de la condition spéciale de ceux qui sont morts dans la foi, sans une expiation suffisante des fautes commises. Elle en conclut que les prières des vivans peuvent leur être d’un grand secours. Dans quelle vue ces prières ? Pour obtenir en faveur des morts une résurrection bienheureuse. Ce n’est plus là exactement la pensée de la prière des morts dans l’église latine ; le but néanmoins n’est que modifié.

Il ressort suffisamment de ces considérations que les prétextes théologiques ne peuvent à eux seuls faire comprendre le déchirement qui s’est produit en religion entre le monde latin et le monde gréco-slave, et l’on risquerait de ne pouvoir jamais s’en rendre compte, si l’on ne remarquait l’attachement des populations orientales pour leur autonomie administrative, le besoin qu’elles ressentent de vivre selon des lois politiques et religieuses conformes à leur génie propre.

Les nations gréco-slaves, il est vrai, n’ont point toutes refusé également de rester unies avec Rome. Les Slaves du moins se sont partagés. Si la famille russe et les tribus bulgaro-serbes se sont livrées sans réserve à la communion orientale, les Polonais et les Tchèques de la Bohême, ainsi que les tribus illyriennes et une partie des Bosniaques, ont passé au latinisme. Cependant, aussitôt que l’on met le pied sur le sol slave, on est frappé de la situation difficile dans laquelle ces populations latinisées se trouvent placées vis-à-vis des autres peuples de la même race. C’est une des causes de l’isolement de la Pologne au milieu de la race slave. Que d’efforts n’ont point faits depuis quelques années ses écrivains pour détruire le préjugé séculaire qui la poursuit, et qui, après avoir éloigné d’elle les peuplades de la Russie méridionale, l’a privée en partie de la popularité qui aurait pu s’attacher à son triste destin ! Combien de fois la Bohême, si savante et si active dans l’érudition slave, ne s’est-elle pas sentie paralysée dans sa propagande littéraire, grâce aux soupçons que ses antécédens latins éveillaient, soit chez les Russes, soit parmi les Bulgares et les Serbes ! Enfin les Illyriens de l’Autriche méridionale, les Bosniaques de la Turquie, n’ont-ils pas souvent, par la même raison, rencontré des difficultés inattendues dans leurs rapports avec ces Bulgaro-Serbes qui pourtant parlent la même langue, ont les mêmes intérêts et nourrissent les mêmes espérances ? Ainsi, par un préjugé enraciné, le latinisme est considéré parmi les Slaves comme un arbre étranger au sol national. Ceux qui osent se nourrir de ses fruits ou s’asseoir à son ombre sont tenus pour infidèles aux traditions et au génie de la patrie slave. Quant aux deux autres peuples les plus importans de la Turquie avec les Slaves, c’est-à-dire les Hellènes et les Arméniens, ils ont brisé presque unanimement avec Rome. Pour eux aussi, comme pour les Slaves, le latinisme est une importation du dehors qui éveille toutes les susceptibilités du patriotisme.

Les essais de conciliation n’ont point été négligés. Une combinaison en même temps ingénieuse et naturelle a été tentée, non sans succès, pour rapprocher les deux églises. Quelques-unes des tribus gréco-slaves et arméniennes qui avaient d’abord été entraînées dans le mouvement de l’église grecque, ou qui étaient parvenues à s’y soustraire tout en restant fidèlement attachées à la liturgie orientale, ont formé avec Rome une alliance conditionnelle. Acceptant le dogme défini par le filioque et la croyance au purgatoire, elles ont consenti à reconnaître la suprématie pontificale, pourvu que le saint-siège les autorisât à conserver leurs rites, leur discipline, l’usage de la langue nationale dans la liturgie, la communion sous les deux espèces et, en quelques cas, le mariage des prêtres. Telle est l’origine des églises désignées sous le nom d’uniates. À y regarder de près, la véritable foi nationale des Slaves du midi et de ceux de l’occident serait la foi de ces églises. C’est celle qui fut prêchée parmi leurs ancêtres, et notamment sur les bords du Danube et dans l’éphémère empire des Moraves. C’est celle qui fut semée des Balkans aux Carpathes par les deux populaires apôtres slaves, Cyrille et Méthode. Par malheur, elle était trop faiblement défendue pour se maintenir longtemps avec quelque autorité entre les deux influences qui se disputèrent bientôt l’empire du monde religieux : la foi orientale et le latinisme. Les uniates de la Turquie d’Europe ne se sont soumis à la souveraineté religieuse du saint-siège qu’en sauvegardant toutes leurs pratiques nationales, et il n’est peut-être pas un seul de ces peuples qui ne fut prêt à faire schisme, si l’église latine voulait hautement empiéter sur les privilèges qu’elle leur a concédés, tant le sentiment de la nationalité l’emporte chez eux sur toutes les autres considérations !

L’influence de l’esprit national sur les dogmes admis par les chrétiens d’Orient est telle que les Latins eux-mêmes de ces contrées ne sont point animés exactement du même esprit que Rome, et tout en acceptant ses rites aussi bien que ses croyances, ils ne les envisagent pas absolument sous le même jour que le fait l’église d’Occident. Ils sont loin sans doute de professer pour le saint fondateur de l’épiscopat romain et de la papauté la même mésestime que les Orientaux, aux yeux desquels il n’est que le plus faible des apôtres ; mais s’ils admettent la mission spéciale de l’apôtre Pierre, les Latins du Levant se sentent néanmoins attirés de préférence, par un secret instinct, vers celui des disciples de Jésus qui semble représenter le mieux la charité et l’amour.

Cette croyance à la supériorité apostolique de saint Jean, à ses destinées mystérieuses, fondée sur les dernières paroles de l’évangéliste lui-même, est très répandue chez les Polonais, et fait le sujet de l’une des plus intéressantes productions de la poésie contemporaine : la vision de la Nuit de Noël, du poète anonyme de la Pologne[1]. Dans cette nuit mystique, où le christianisme de l’Occident expire, où la basilique de Saint-Pierre s’écroule, ensevelissant sous ses débris les vieux chrétiens et la vieille papauté, et où le Christ renaît pour ne plus mourir, c’est l’apôtre Jean qui prononce l’Ite missa est de la dernière messe ; c’est lui qui inaugure les temps nouveaux. Les ruines de l’ancien monde chrétien deviennent pour lui un trône éclatant, d’où il contemple le monde régénéré sous l’empire d’une morale plus pure et de la fraternité pratique. Cette idée sur la mission ultérieure de saint Jean se rattache, chez les Latins d’Orient, à la préférence qu’ils n’ont cessé de donner à la morale sur le dogme, tout en respectant profondément le dogme romain. Les influences traditionnelles et locales, moins puissantes sur eux que sur les chrétiens de la communion orientale, leur ont cependant imprimé ce trait particulier et distinctif au sein de la grande unité catholique.

En somme, à n’envisager que l’église grecque, on pourrait presque dire que la nationalité, si puissante dans les questions liturgiques, a elle-même formé le dogme de cette église. Qui n’a remarqué dans l’histoire de l’Orient en général, et dans celle des Gréco-Slaves en particulier, un penchant populaire au naturalisme ? C’est une tradition nationale des Hellènes, ces apôtres séduisans du paganisme, qui, tout en dressant un autel au Dieu inconnu, n’avaient réellement adoré jamais que des dieux visibles. Dans leurs primitives croyances les Slaves, toute proportion gardée, se présentent sous un jour analogue. Leur mythologie, infiniment moins ornée, moins riche et moins savante que celle des Grecs, se résume, comme la mythologie grecque, dans le culte des forces connues ou inconnues de la nature. La théologie des uns comme celle des autres est dans leurs poètes. Il n’y a point d’exception à faire pour les Arméniens, les Syriaques, les Chaldéens, qui ont pourtant subi l’influence du mysticisme si cher à l’Asie. Aussi le christianisme n’a-t-il trouvé de théologiens véritables parmi les Grecs et les Slaves qu’aux premiers siècles de l’église, quand la doctrine avait besoin d’être exposée pour se répandre, et que de hardis hérésiarques s’élevaient de toutes parts pour ébranler les fondemens de la foi. Après cette époque de lutte qui enfanta le grand mouvement théologique du IVe et du Ve siècle, on vit bientôt les Grecs eux-mêmes, malgré leur goût bien connu pour la dialectique, délaisser instinctivement la théologie. On eût dit que la métaphysique religieuse était épuisée ; chez ces peuples, et qu’ils craignaient de se rendre compte de leur croyance. Dans toute son histoire ecclésiastique, la Russie, parmi un grand nombre d’écrivains religieux, possède à peine quelques théologiens. L’église orientale semble avoir pour principe que les discussions théologiques sont inutiles et vaines, et que le texte des Écritures saintes suffit à la foi. Pendant que l’église romaine, voulant donner à ses dogmes la plénitude de la force par des définitions catégoriques et raisonnées, appelait à son aide toutes les puissances intellectuelles du génie latin à la fois métaphysique et pratique, l’église orientale, dominée par l’indifférence traditionnelle des Gréco-Slaves pour la théologie, s’est donc bornée à prendre ses croyances telles qu’elle les trouvait dans l’Évangile, sans vouloir les préciser ni les commenter. Telle est la raison philosophique et dogmatique du schisme, et elle a sa source dans la nationalité même.


II. — LES CROYANCES POPULAIRES.

Si la tendance propre à chacune des races de l’empire ottoman a pu agir sur le dogme des diverses églises au point de donner son empreinte aux principes mêmes de la croyance, on conçoit combien les traditions historiques ont du influer de leur côté sur la manière dont les populations entendent et pratiquent le christianisme. Avant de recevoir l’Évangile, chacun des peuples de l’empire turc, et notamment les Grecs, les Slaves, les Valaques, les Arméniens, ont traversé des civilisations distinctes, et les souvenirs qui appartiennent à ces époques évanouies, mais non encore oubliées, ont d’autant plus de puissance, que sous l’empire d’une vie monotone et simple, presque toujours la même depuis des siècles, rarement de grands événemens sont venus frapper leurs imaginations. En l’absence d’un mouvement littéraire qui ne fait que commencer chez quelques-uns, et qui tardera peut-être longtemps encore chez les autres à se produire, la tradition orale est souveraine ; l’image du passé, qui a été d’ailleurs pour la plupart une ère de gloire ou du moins d’indépendance, apparaît toujours rayonnante dans le lointain des temps. On doit donc retrouver chez chaque peuple chrétien de la Turquie un mélange partout sensible des croyances primitives avec les croyances religieuses modernes.

Parmi ces peuples, il en est un dans les conceptions duquel ce mélange du profane avec le sacré présente un caractère particulier d’antiquité : ce sont les Moldo-Valaques. Partout dans leurs légendes on remarque encore aujourd’hui les traces frappantes du paganisme romain.

C’est dans le paradis valaque que se sont réfugies de préférence les souvenirs païens du pays. Jupiter, Vénus et Mercure sont encore des noms familiers au paysan des principautés, et qu’il n’a pas cessé d’entourer d’un sentiment superstitieux. Ainsi, par exemple, à partir du Jeudi-Saint jusqu’à la Pentecôte, le jour de Jupiter, le joi, est fêté chaque semaine scrupuleusement. On invoque de bonne foi ce jour-là le dieu du tonnerre ; on le prie d’écarter la grêle, l’orage et la tempête. Quant au vendredi, il est célébré régulièrement et surtout par les femmes presque à l’égal du dimanche. On se gardera le vendredi de travailler avec des instrumens tranchans ou aigus, avec les ciseaux ou avec l’aiguille. Est-ce en mémoire de l’impérissable souvenir chrétien que ce jour rappelle ? Non, c’est en l’honneur du vinire, c’est-à-dire du jour de Vénus.

Quelquefois les traditions du paganisme se sont fondues d’une manière touchante avec les pratiques chrétiennes. C’est ce qu’atteste la fête que l’on appelle le Scimt, ou anniversaire du saint. Chaque foyer a son patron, son dieu lare, en l’honneur duquel on célèbre chaque année une poétique solennité. La famille entière y est invitée. Les amis, les voisins sont de la partie. Les aïeux morts y sont eux-mêmes en quelque sorte présens. Une place qui reste vide, et qui est marquée par un couvert devant lequel sont le vin, le sel et le pain symboliques, leur est réservée, et leur ombre est pour ainsi dire rendue visible à tous les yeux.

Les dieux du paganisme coudoyant à chaque moment les saints dans le paradis valaque, il était impossible que les hôtes chrétiens des demeures divines ne se vissent point à ce contact dépouillés de leur physionomie rude et sévère. Aussi a-t-on cherché les interprétations les plus légères aux choses même que l’on entoure du respect le plus profond. Il n’est aucune observance que les Moldo-Valaques pratiquent à l’égal de celle des quatre carêmes. Veut-on savoir l’origine de l’un de ces carêmes, celui de la Saint-Pierre ? L’apôtre aimait une jeune fille, pêcheuse de son état. Un jour qu’elle n’avait point trouvé de débit pour une pêche plus abondante que de coutume, elle rentre les larmes aux yeux, et pour consoler son amie, saint Pierre ordonne dès le lendemain un carême qui assure un marché certain à la jeune fille. La plupart de ces légendes toutes profanes se retrouvent en Autriche chez les Valaques du banal de Témesvar et de la Transylvanie ; mais leur séjour est principalement dans la petite Valachie et dans quelques parties des montagnes moldaves, encore aujourd’hui hantées par le demi-dieu de ces contrées, le conquérant de la Dacie, Trajan[2].

Chez les Serbes, qui n’ont point eu la même mythologie que les Moldo-Valaques, les dieux païens ne jouent point le même rôle. Néanmoins l’influence du paganisme est frappante dans la manière dont le peuple serbe envisage l’action des saints. Ainsi que l’a judicieusement remarqué M. Mickiewicz, on dirait que les poètes serbes, si élevés dans les sujets historiques et dans l’épopée, se sont attachés à rétrécir les idées religieuses en les rendant palpables et sensibles. Une de leurs légendes les plus populaires nous décrit un débat qui s’élève au ciel entre les saints, et qui a toute l’apparence d’une altercation entre les dieux de l’Olympe. La ressemblance est d’autant plus frappante, que saint Elie, la Vierge et saint Pantaléon, qui sont les héros de cette légende, sont investis de fonctions essentiellement mythologiques. En Serbie, le premier de ces bienheureux est généralement considéré comme le dieu qui porte le tonnerre. La Vierge dispose des éclairs et saint Pantaléon des nuages. Une discussion s’est donc engagée entre les habitans du ciel. « O Seigneur, s’écrie le poète, quel miracle étrange ! Est-ce un tremblement de terre ? est-ce la mer en grondant qui envahit le rivage ? Non, il ne tonne pas, la terre ne tremble pas, ce n’est pas la mer qui gronde ; mais ce sont les saints qui dans le ciel se disputent les bénédictions : saint Pierre, saint Paul, saint Nicolas, saint Jean, saint Elie, et avec eux saint Pantaléon. » La Vierge s’approche avec larmes de son frère Elie, maître du tonnerre, et lui raconte qu’elle arrive des Indes, où règne une grande corruption, « car les jeunes gens n’y respectent plus les vieillards, les enfans n’obéissent plus à leurs païens, les amis se citent mutuellement en justice, et les frères se défient en duel. » Elie, armé du tonnerre, répond qu’aussitôt que les saints vont s’être entendus pour partager les bénédictions, ils prieront le Seigneur de leur remettre les clefs du firmament. Ils fermeront les sept cieux et mettront les scellés sur les nuages, afin qu’il ne tombe aucune goutte de pluie ni de rosée, et qu’il n’y ait pas la nuit de clair de lune durant trois années entières. Quand les saints se sont partagé les bénédictions, qu’Elie, la Vierge et saint Pantaléon sont pourvus, que Pierre a pris le vin, le froment et les clefs du ciel, que Jean a choisi la fraternité et l’hospitalité, ils demandent les clefs des sept cieux, qu’ils ferment l’un après l’autre, et mettent leur cachet sur les nuages. Il ne reste aux Indiens en proie à la sécheresse et à la maladie qu’à se convertir et à solliciter leur pardon. L’on vient évidemment d’assister à une scène du paganisme, et n’étaient les noms des personnages, la tournure homérique du poème rendrait l’illusion complète.

Parmi les nombreuses et remarquables rapsodies qui forment le cycle du prince Lazare, le dernier grand représentant de l’indépendance nationale, nous retrouvons saint Elie qui, sous la forme d’un faucon, apporte au prince un message de la vierge Marie.

Quand les Serbes visent au surnaturel, ils ont, comme les Valaques, des génies propres à leurs traditions, qui ne sont pas sans action sur leurs esprits. De ce nombre sont les vila, êtres fantastiques, tour à tour amies ou ennemies de l’homme, mais toujours animées de sentimens slaves. On voyage rarement sans rencontrer ces gnomes qui se plaisent soit à vous conduire, soit à vous égarer. Les vila figurent constamment à côté de saint Elie et de la Vierge dans les croyances populaires des Serbes. Le recueil des poésies nationales de la Serbie, publié par M. Vouk Stephanovitch, renferme plusieurs de ces légendes où la vila est représentée sous sa physionomie à la fois patriotique et païenne.

Il existe dans les superstitions des Serbes un être essentiellement malfaisant, d’un ordre très inférieur aux vila, et qui ne laisse pas d’occuper également ou plutôt de tyranniser les imaginations. C’est le vampire, conception essentiellement slave et qui a parcouru les contrées du Bas-Danube avant de fréquenter les races germanique et celtique. La Serbie passe pour être de tous les pays slaves celui où le vampirisme a répandu le plus de terreur. Les grandes calamités, les épidémies, les disettes, ne manquent jamais d’être attribuées à cette action mystérieuse, et dans ce cas, malheur à celui qui peut être soupçonné d’avoir en lui le cœur du vampire sous l’enveloppe humaine ! On le reconnaît à une pâleur particulière et à la transparence vitreuse du regard. L’effroi qu’il inspire met sa vie en péril, et la vengeance populaire s’acharne principalement sur son cadavre, car la puissance du vampire ne finit pas avec la vie mortelle. Toujours à la recherche des moyens de nuire, il quitte chaque nuit sa tombe pour obéir à une rage instinctive du mal. Veut-on en triompher ? on coupera les jambes du cadavre, et l’on fixera le tronc dans le cercueil par un clou qui traversera le cœur.

Les Hellènes partagent avec les Slaves cette croyance bizarre au vampirisme. C’est chez eux que l’auteur du Giaour a pris les traits effrayans sous lesquels il dépeint le vampire. « Tu seras envoyé sur la terre sous la forme d’un vampire, pour apparaître, spectre horrible, dans ton pays natal et y sucer le sang de toute ta race. Là, à l’heure de minuit, tu viendras boire la vie de ta fille, de ta sœur, de ta femme, en maudissant l’exécrable aliment dont tu es condamné à sustenter ton cadavre vivant et livide. » La fatalité est, en effet, un des élémens du vampirisme tel que le conçoivent les Grecs. Avant de succomber à l’instinct irrésistible du sang, le vampire lutte sur cette terre contre sa destinée. Cet être diabolique est connu en Grèce sous le nom de vardoulaka. On ne lui fait pas une guerre moins acharnée que chez les Slaves du Danube. Le voyageur Tournefort a raconté dans ses lettres ingénieuses et sensées une scène de ce genre, à la fois dramatique et burlesque, dont il assure avoir été témoin, et qui mit durant plusieurs jours toute une population en émoi. Le cadavre du malheureux accusé de vampirisme fut exhumé, exorcisé de toutes les manières, puis son cœur fut brûlé ; mais comme les actes malfaisans que lui attribuait la crédulité populaire n’avaient point cessé, et que, sous l’impression d’une terreur croissante, la bourgade allait bientôt être déserte, les restes putréfiés du cadavre furent à leur tour livrés aux flammes.

En Grèce, la même superstition s’attache souvent aux excommuniés, — et l’on sait que l’excommunication étant une des sources du revenu des papas n’est point un fait rare. — Honnis durant leur vie, conspués partout où ils se présentent, s’ils ne cherchent pas à se purifier de l’anathème qui pèse sur eux, les excommuniés sont un objet d’épouvante, s’ils meurent dans l’impénitence. On n’admet point qu’ils puissent reposer paisiblement dans leur tombe. Ils la quittent pour errer à la faveur de la nuit, et, sans être poussés par la soif sanguinaire des vampires, ils se complaisent à tourmenter l’imagination de ceux qu’ils ont connus. Naguère on ne manquait jamais de les exhumer, de couper leurs membres en morceaux et de les faire bouillir dans du vin, — si toutefois la famille n’obtenait à prix d’or, des hautes autorités ecclésiastiques de Constantinople, que l’excommunication fût levée.

Les Hellènes comme les Valaques devaient conserver dans leurs croyances religieuses des vestiges de leur civilisation païenne. En dépit des invasions barbares et de la conquête ottomane, les merveilleux débris du paganisme couvrent encore les régions habitées par les Grecs, et rappellent sans cesse à leur mémoire les éclatans souvenirs de leur origine. Ces pays cependant ont été remués par le christianisme plus profondément que les principautés de la rive gauche du Danube. Les traditions païennes ont survécu comme l’aliment du patriotisme, comme le principal titre de gloire de la nation ; elles ne se sont point amalgamées aussi singulièrement qu’en Valachie avec les légendes chrétiennes. Il ne serait pas cependant difficile de retrouver dans les coutumes religieuses des Grecs des pratiques qui relèvent incontestablement du paganisme. Tel est l’usage de faire danser à certaines époques les images des saints comme des dieux familiers au son de la flûte et des timbales ; telle est encore l’habitude d’avoir aux enterremens des pleureuses de profession, la tête échevelée, poussant d’affreux gémissemens, faisant mine de se déchirer le visage. Généralement aussi les fontaines sont dédiées aux saints comme autrefois aux nymphes. Enfin il reste dans les mœurs des Grecs chrétiens des traces de l’ancienne institution des sacrifices. Lorsque l’on jette les fondations d’une maison, l’on célèbre d’ordinaire une cérémonie religieuse destinée à appeler les bénédictions du ciel sur les travaux qui vont commencer. Il n’est pas rare que cette cérémonie soit suivie de l’immolation d’un mouton ou d’un coq dont on verse le sang sous la première pierre.

En Arménie, l’imagination populaire a subi des influences également issues du génie même de la nationalité, mais distinctes de celles qui ont agi sur les chrétiens de la Turquie d’Europe. Relégués au milieu des nations asiatiques, les Arméniens n’ont connu que passagèrement le paganisme gréco-romain. En revanche, ils se ressentent du contact de leur civilisation primitive avec les religions de l’Asie, avec les croyances de la Perse et le judaïsme. De là par exemple les superstitions relatives aux animaux dont la chair passait en Orient pour impure, et à cet égard les Arméniens se souviennent encore de l’énumération que le législateur hébraïque en a donnée dans les versets du Lévitique. On sait que ce peuple envisage comme un des faits essentiels de son histoire l’assertion de la Genèse, d’après laquelle l’arche se serait arrêtée sur la chaîne de l’Ararat. Tout en se rattachant ainsi avec orgueil aux secondes origines du genre humain, les Arméniens veulent aussi avoir été associés aux premiers commencemens du christianisme : ils regardent comme ayant appartenu à leur pays l’un des trois mages qui furent conduits par l’étoile miraculeuse à la crèche de Bethléem. Les Arméniens en effet ont embrassé avec le mélange de naturalisme et de mysticisme qui leur est propre les doctrines de l’Evangile. Aussi ne doit-on pas s’étonner de la familiarité étrange avec laquelle leur imagination, tout en se lançant à perte de vue dans le merveilleux, a traité par instans les sujets les plus sacrés. C’est dans cet ordre de créations que rentre le récit apocryphe de la vie de Jésus connu sous le titre de Petit Evangile. Bien que les légendes qui se rapportent à la conversion des Arméniens et à leur apôtre saint Grégoire l’Illuminateur soient beaucoup plus véritablement chrétiennes, elles sont empreintes du même esprit de familiarité, dont le mysticisme s’accommode d’ailleurs dans les choses divines non moins volontiers que le naturalisme. Quant aux pratiques, il n’est point aujourd’hui sous le soleil une contrée où elles soient en quelques occasions aussi sévères. La vie ascétique des premiers chrétiens est restée populaire et nationale chez les Arméniens à côté de la science du bien vivre. En cela se manifeste encore l’union de deux tendances contraires qui se trouvent si souvent alliées chez les peuples asiatiques.

Reconnaissons donc dans les mœurs chrétiennes des peuples de l’Orient l’influence de leur nationalité individuelle. Indépendamment de la tendance au naturalisme qui a inspiré aux Moldo-Valaques, aux Serbes et aux Hellènes, une répugnance visible pour la théologie, et qui est devenue la raison essentielle du dogme de leur église, chacun d’eux (et les Arméniens ne font pas exception) a donc donné à ses croyances religieuses l’empreinte de ses traditions, de ses préjugés, de ses superstitions primitives. Ces légendes où l’on voit se confondre les élémens les plus divers attestent que le christianisme a dû, sur ce terrain, transiger avec les civilisations antérieures. Les préoccupations politiques qui se sont emparées à la fois de toutes ces races depuis le commencement de ce siècle ont eu pour effet d’ajouter à la force de cet attachement héréditaire pour les traditions qu’elles croient propres à leur nationalité.

Cet attachement, que peuvent à peine concevoir les pays dont l’existence repose sur un principe rationnel, est poussé aujourd’hui chez les chrétiens de la Turquie d’Europe jusqu’à l’engouement le plus enthousiaste. Les modernes évolutions de leur civilisation se sont accomplies au nom de leur langue nationale. Leurs espérances d’avenir sont fondées sur leurs souvenirs. Tout ce qui appartient à leur passé a été déclaré par eux inviolable. Les politiques ont été avant tout des érudits. On s’est complu à ressusciter les formes et l’esprit des temps primitifs, à prendre les légendes mêmes pour des modèles littéraires, pour la règle des écrivains du présent, et peu s’en faut, pour la véritable source d’inspiration des philosophes, des hommes d’état. La résumé, on peut le dire, l’esprit de nationalité domine aujourd’hui plus fortement que jamais les diverses races chrétiennes de l’Orient, qu’il tient depuis tant de siècles déjà séparées de Rome par les dogmes.


III. – LA HIERARCHIE.

C’est dans son organisation hiérarchique que l’église d’Orient porte au plus haut degré l’empreinte de cet esprit national que nous venons de reconnaître en traits si manifestes dans le dogme et dans les croyances populaires. La communion orientale n’admet point de chef visible dans l’église universelle. Une autorité s’étend, il est vrai, sur toute l’église, c’est celle du concile œcuménique ; mais cette autorité temporaire, intermittente de sa nature, n’est guère ici que nominale. L’église d’Orient ne compte en effet que sept conciles œcuméniques dans toute l’histoire, et l’ère des conciles s’arrête pour elle au second de Nicée, les autres n’ayant point à ses yeux le caractère d’universalité[3]. L’on ne s’explique point comment elle s’y prendrait pour tenir aujourd’hui un concile œcuménique sans se contredire, ni comment elle voit encore dans les assemblées de ce genre la suprême et l’unique autorité ecclésiastique après un silence de tant de siècles. La juridiction des conciles n’est donc qu’un souvenir pour l’église orientale. Quant à une juridiction réelle, il n’en est point qui soit acceptée de toute la communion des fidèles. Il existe sans doute un ordre de préséance entre les hautes autorités ecclésiastiques qui gouvernent les principales divisions de cette communauté. Ainsi le patriarcat de Constantinople domine encore en principe ceux d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem. Le synode de Saint-Pétersbourg, qui tient lieu de l’ancien patriarcat de Russie, figure au cinquième rang, et vraisemblablement le nouveau synode de Grèce, récemment constitué, occupera le sixième. Ces patriarcats ou synodes sont en réalité indépendans les uns des autres, sauf la distribution du saint chrême, dont le patriarche de Constantinople s’est réservé le privilège, notamment vis-à-vis du synode hellénique. Ils n’embrassent point d’ailleurs toute l’église séparée. En dehors de leur compétence, il est d’autres patriarcats, regardés ou non comme orthodoxes, parmi les Arméniens et les Slaves, soit dans l’empire ottoman, soit dans son voisinage, tels par exemple que le patriarcat de Carlovitz pour les Serbes d’Autriche, et celui d’Etchmiadzin pour les Arméniens de Russie. Il est même à remarquer que, sans se distinguer très sérieusement des Grecs parle dogme, l’église d’Etchmiadzin n’entretient avec eux aucun rapport ni officiel ni officieux.

On sait que dans l’empire ottoman les chefs de l’église sont investis d’une portion considérable de l’autorité civile et judiciaire sur leur troupeau. Ne l’oublions pas, en effet, le régime du Coran n’a pas eu en Turquie pour les croyances chrétiennes les conséquences destructives que l’on pouvait redouter d’un peuple voué au prosélytisme armé. Si préoccupé qu’il parût de conquérir le monde à la foi musulmane, il l’était surtout d’étendre ses possessions territoriales et de gouverner sans peine. Il entrait d’ailleurs dans ses principes théocratiques de voir dans les chefs religieux les chefs civils des diverses sociétés chrétiennes qui se présentaient à ses yeux sur le sol conquis. À cet égard, l’église grecque obtint même un privilège exorbitant qu’elle n’a perdu qu’en 1830 : ses divers patriarches eurent la juridiction civile sur la plupart des petites communautés catholiques dispersées et comme perdues dans les vastes provinces de l’empire. Les uniates et les Latins n’avaient point, comme les Grecs, d’existence légale. La Porte ne les connaissait point. Dans tous les actes de leur vie civile, ils relevaient des patriarcats de la communion orientale, et n’avaient point d’autres intermédiaires officiels dans leurs rapports avec l’autorité supérieure ottomane. C’est depuis 1830 seulement que cette anomalie a cessé, et que les catholiques, sauf ceux d’ Albanie, de Bosnie et de l’Archipel, dotés primitivement d’une organisation à part, ont été placés sous la juridiction du patriarcat arménien de Constantinople. À cette occasion même, on a vu se produire un fait qui, mieux encore peut-être que la subdivision des patriarcats de la communion orientale, montre combien est puissant chez les peuples de ces contrées le penchant à la décentralisation et à une sorte d’individualisme de race. Bien que le maintien d’une étroite unité fût dans l’esprit du catholicisme et dans l’intérêt évident des catholiques nouvellement constitués, une lutte sourde s’engagea sur-le-champ entre eux, en vue de substituer à cette unité la création d’un patriarche pour chaque race, et dès maintenant il existe en Turquie à peu près autant d’églises catholiques que de peuples attachés à cette communion. Sur ce terrain de l’Orient, l’esprit de nationalité l’emporte chez les Latins comme chez les Grecs.

Le trait frappant de la situation présente de la communion orientale, c’est l’accélération de ce mouvement traditionnel. On connaît les rapports actuels de l’église moldo-valaque et de l’église serbe avec celle de Constantinople. Après de longues vicissitudes où l’on a vu ces deux peuples consacrer une activité égale pour s’affranchir du gouvernement direct de la Porte et de la suprématie du patriarcat de Constantinople, ils se trouvent placés vis-à-vis de l’un et de l’autre dans une sorte de vassalité féodale qui n’a plus pour eux rien d’oppressif, et qui leur laisse une pleine liberté administrative. Ils ont des prêtres de leur race, parlant leur langue ; ils ne sont plus livrés en fiefs à des métropolitains venus du Phanar. C’est le pays qui nomme son chef religieux, et le patriarche grec n’intervient que pour ratifier la volonté nationale en donnant son investiture. Cette situation équivaut presque à une indépendance religieuse complète. Elle n’est pas cependant considérée, dans les principautés du Danube, comme suffisante et définitive. De là les applaudissemens que les Serbes de Turquie ont donnés en 1848à l’érection d’un patriarcat slave à Carlovitz, parmi les Serbes de la Hongrie méridionale. Jusqu’alors l’archevêque de Carlovitz n’avait eu que le titre de métropolitain. Le désir de constituer plus fortement l’église nationale et d’avoir un point d’appui plus puissant pour lutter contre les Hongrois inspira la pensée de cette création. Le prélat qui occupe ce siège, le révérendissime Rajatchitch, rendait depuis des années d’éminens et populaires services au parti slave, envisagé par les Serbes de Turquie avec une très grande faveur. D’ailleurs l’archevêque Rajatchitch n’apparaissait point seulement en ces conjonctures comme un pasteur dévoué à son troupeau ; il y avait en lui du prélat d’un autre temps, et il lui en eût peu coûté de déposer un moment le bâton pastoral pour prendre I’épée. Ces allures étaient propres à frapper le clergé batailleur de la Serbie. Enfin avant le règne de Milosch Obrenovitch, avant qu’il y eût un archevêque à Belgrade, les évêchés de la Serbie s’étaient quelque temps trouvés suffragans de celui de Carlovitz, et l’un des métropolitains de cette ville, Étienne Stratomirovitch, contemporain de Tserny-George, a laissé parmi les Serbes des souvenirs encore aujourd’hui très vifs. Toutes ces circonstances réunies devaient fixer l’attention des Serbes de Turquie sur l’érection du patriarcat de Carlovitz. Le mouvement qui les porte de ce côté est toutefois combattu chez eux par diverses considérations. Ils redoutent l’influence germanique, qui, après avoir montré en 1848 et 1849 les dispositions les plus amicales pour les Slaves, dont elle avait besoin, peut ne pas leur être toujours également favorable. Ils se demandent si le patriarcat de Carlovitz, création après tout révolutionnaire, est destiné à une longue existence. Dans le cas où l’Autriche, qui l’a reconnu dans la personne de Rajatchitch, le maintiendrait après lui comme moyen d’action sur les Slaves de Turquie, ce siège sera-t-il toujours occupé par un prélat sincèrement dévoué aux intérêts de la race, animé de sentimens slaves ? Voilà des doutes qui se sont élevés à Belgrade sur une institution à laquelle on a cependant acclamé avec enthousiasme.

Le vœu des Serbes, il est facile de le comprendre, serait d’avoir un patriarcat national sur un sol à la fois slave et indépendant. C’est pourquoi, tout en applaudissant à la fondation de celui de Carlovitz, ils avaient dans les derniers temps mis en avant une autre conception. Ne voulant point aborder de front la question et demander la transformation de l’archevêché de Belgrade en patriarcat, ils avaient jeté les yeux sur le Monténégro. C’était avant la révolution qui en 1852 a opéré dans ce pays la séparation du temporel et du spirituel. Le chef militaire et civil des Monténégrins était en même temps revêtu du pouvoir épiscopal. Par la situation à la fois grande et indépendante qu’il occupait au milieu des tribus slaves de la Turquie, il remplissait admirablement les conditions du patriarcat rêvé par les Serbes. La révolution monténégrine de 1852 a rendu cette combinaison impossible. L’évêque du Tsernogore n’est plus et ne peut plus être qu’un personnage secondaire, dépourvu de l’autorité morale suffisante pour répondre à l’ambition des Slaves de Turquie. Il ne reste plus qu’une ressource : c’est d’en revenir à l’idée d’un patriarcat de Serbie, et c’est aussi de ce côté que la force des choses a ramené les imaginations.

On conçoit que, portées ainsi à se soustraire à l’unité qui vient de Constantinople, les diverses églises de la communion orientale aient toujours eu peu de penchant pour celle qui leur était proposée de Rome. Toutes les fois que quelque tentative a été faite pour les y ramener, elle a été repoussée avec passion, et le catholicisme ne saurait donner signe d’existence en Orient sans que les alarmes s’éveillent. On en a vu un exemple lorsqu’au commencement de son pontificat le pape Pie IX crut devoir faire, sous forme d’encyclique, un appel aux chrétiens grecs. Cette démarche provoqua dans le clergé oriental, et surtout de la part des patriarches de Constantinople, d’Antioche et de Jérusalem, les plus vifs reproches, et les écrivains ecclésiastiques rivalisèrent de zèle dans la critique des doctrines émises par le saint père en faveur du principe de l’unité romaine. Cette défiance invétérée est tellement prompte à renaître, que dans la question des lieux-saints, où cependant le catholicisme ne revendiquait que d’anciennes possessions envahies peu à peu par les Grecs, ceux-ci ont témoigné les mêmes alarmes que si l’on avait pris contre eux l’offensive, et si l’on avait voulu empiéter sur leurs droits. Dans ces deux circonstances, à la vérité, les Grecs n’étaient pas abandonnés à leurs seules impressions. Une grande influence étrangère, qui tient à se montrer plus jalouse qu’eux-mêmes de leurs avantages, les encourageait à la résistance, et prenait la parole en leur nom. Si dans le premier cas l’on avait vu les écrivains russes se joindre au clergé grec pour réfuter l’encyclique du pape, dans le second le gouvernement russe lui-même est intervenu pour réclamer en faveur des Grecs beaucoup plus qu’ils ne songeaient à demander et qu’ils n’avaient besoin d’obtenir.

Comment la pensée qui se laisse apercevoir sous cette offre de concours est-elle appréciée par les chrétiens d’Orient ? Ces peuples n’auraient-ils brisé tout lien avec Rome et ne chercheraient-ils à s’isoler de Constantinople même que dans l’intention de se rapprocher de Saint-Pétersbourg ? S’il pouvait s’élever des doutes sur le véritable sens de cette tendance des églises de Turquie à l’isolement, la situation présente du patriarcat arménien d’Etchmiadzin aiderait à en apprécier la véritable portée. Etchmiadzin, ville de l’Arménie russe, est, on le sait, la résidence du katholicos ou patriarche suprême des Arméniens. Ainsi la capitale religieuse de leur église appartient au territoire russe. Ce siège est occupé aujourd’hui par un prélat éminent, Nersès, dont le rôle a été considérable dans les événemens qui ont mis une portion importante du sol arménien aux mains de la Russie. Semblable en plus d’un point au vénérable Rajatchitch, le patriarche de Carlovitz, Nersès s’est élevé, comme lui, à la faveur d’un mouvement national. C’était à l’époque où les chrétiens d’Orient attendaient encore sincèrement leur émancipation de la Russie, et fondaient toutes leurs espérances sur une loi profonde en son désintéressement. Nersès s’était donc associé avec une entière confiance à la guerre faite par la Russie à la Perse, et à l’exemple des prêtres des anciens temps, il y avait pris une part active. Après cette guerre, dans laquelle il avait rendu d’eminens services au gouvernement russe, ayant cru pouvoir parler de garanties en faveur de l’église arménienne, il fut exilé sous prétexte d’une mission épiscopale dans la province de Bessarabie. On lui demandait de s’employer à la fusion de l’église arménienne dans l’église russe, et son exil eût cessé plus promptement, s’il eût consenti à se soumettre au synode de Saint-Pétersbourg. Ramené par la force des choses en Arménie et promu de même au patriarcat, il a toujours refusé de souscrire à une condition qu’il croyait contraire aux intérêts politiques de son troupeau, et il est allé jusqu’à menacer de transférer en Turquie le siège du patriarcat suprême des Arméniens, si les obsessions auxquelles il avait été en butte venaient à se renouveler. Ajoutons que cette attitude ne lui a point été inspirée par le désir puéril de maintenir les légères dissidences dogmatiques qui peuvent séparer son église de celle de Saint-Pétersbourg, mais par la pensée de sauvegarder le dernier rempart de la nationalité arménienne.

Les sentimens des Arméniens à l’égard de la Russie sont aussi ceux des chrétiens de la communion grecque, et l’attitude réservée que ceux-ci ont prise dans leurs rapports avec cette puissance depuis une mission célèbre en est un témoignage. Ils craignent d’être protégés, de peur d’être dominés, sachant bien que sous cette domination toute individualité disparaîtrait pour eux.

Les chrétiens de l’empire ottoman suivent par instans, en politique aussi bien qu’en religion, une ligne de conduite de nature à donner le change à ceux qui s’en rapporteraient aux apparences. Dans la condition où les événemens les ont placés, plus d’une fois ils ont senti ce besoin d’un appui du dehors, et c’est celui de la Russie qui, depuis un siècle, s’est le plus souvent offert. L’on ne saurait d’ailleurs méconnaître que les rapports de religion et même, pour quelques-uns de ces peuples, les Slaves notamment, les rapports de race, favorisaient ces offres de service et les faisaient accepter plus volontiers : mais que l’on prenne toutes les insurrections chrétiennes qui se sont produites dans l’empire ottoman depuis un siècle, on n’en citera pas une seule où ait percé la moindre idée d’une annexion politique ou religieuse à la Russie. Est-ce au moment où l’idée de race acquiert un si grand prestige parmi les populations de la communion orientale, et que celles-ci paraissent avant tout préoccupées du besoin de se replier sur elles-mêmes pour y puiser une vie nouvelle, est-ce en un pareil moment qu’elles songeraient à contracter des liens plus étroits avec une nation dans le sein de laquelle elles se verraient bientôt absorbées ?

Il ne faut point à cet égard que le mot de panslavisme fasse illusion. Ce mot présente plusieurs significations très distinctes, suivant le terrain où il est prononcé. En Russie, il renferme à la vérité une gigantesque pensée de conquête. Dans une partie de l’émigration polonaise, c’est la confédération démocratique des divers peuples slaves opposée au panslavisme unitaire et gouvernemental des Russes. Chez les Slaves d’Autriche et de Turquie, c’est un cri de désespoir que l’on ne pousse qu’avec effroi et douleur. Quand les Tchèques ou les Croates voient ou croient voir que le germanisme menace leurs libellés provinciales ou leurs idiomes, quand les Bulgaro-Serbes peuvent supposer que l’islamisme néglige leurs griefs, c’est alors qu’ils laissent échapper ce cri de panslavisme comme une dernière et lamentable ressource ; mais à peine l’écho le leur a-t-il renvoyé, qu’ils en sont eux-mêmes effrayés et tremblent devant les conséquences d’un instant d’égarement, comme le bûcheron de la fable devant la mort qu’il a invoquée. Nulle part, en effet, le sentiment de l’individualité des races n’est plus sincère et plus fort que chez les Slaves du Danube, et à moins que, par un excessif oubli de leurs intérêts, on ne se plaise à les pousser à bout, il n’est pas à craindre que le panslavisme les séduise. L’idée de l’individualité des races est, chez les Bulgaro-Serbes aussi bien que chez les Hellènes, les Moldo-Valaques et les Arméniens, la sauvegarde de l’individualité des églises.

Ici toutefois une objection s’élève. Le morcellement qui doit résulter de cette tendance de chaque race à nationaliser son église ne pourrait-il pas devenir funeste en favorisant l’action même de l’influence étrangère que l’on redoute ? Et le patriarcat de Constantinople, en conservant sous son administration immédiate les églises qui cherchent à se séparer de lui, ne présenterait-il pas à cette influence une barrière plus solide que ne pourraient le faire toutes ces forces isolées ? Il y a de sérieuses réponses à cette grave objection. À quoi en effet ont servi au patriarcat de Constantinople les pouvoirs souverains dont il a joui durant des siècles et en toute plénitude sur les peuples chrétiens de la Turquie d’Europe ? À susciter contre son autorité des passions violentes, des défiances qui ne sont point éteintes et qui rejaillissent sur la race grecque elle-même.

On n’ignore point jusqu’à quel degré ces défiances sont poussées en Moldo-Valachie, et si les princes fanariotes en ont été les premiers auteurs par leur administration corrompue, les prêtres grecs qu’ils ont introduits à leur suite dans les principautés ont de leur côté puissamment contribué à les entretenir. Aujourd’hui l’église moldo-valaque est à demi indépendante ; il ne reste plus d’autres traces de l’ancien état de choses dans l’ordre religieux que les monastères relevant du Mont-Athos ou du Saint-Sépulcre, et encore occupés par des moines de nationalité grecque. Ce fait, suffit pour tenir en éveil la haine des Moldo-Valaques, et pour leur fournir un prétexte d’éternels reproches dans leurs rapports avec l’église de Constantinople.

Si chez les Serbes la réaction de l’élément national contre les Grecs a été moins passionnée qu’en Moldo-Valachie, c’est qu’ils avaient eu moins à souffrir de l’influence grecque ; mais sans prendre les armes, comme l’ont fait les Moldo-Valaques en 1821, pour chasser les Grecs de leur pays, ils ont eu soin du moins, à la suite de leur insurrection contre les Turcs, de stipuler que leur église ne pourrait être désormais administrée que par des prêtres serbes, à l’exclusion des Grecs.

Quant aux Bulgares, bien loin de la condition politique des Serbes et encore livrés aujourd’hui au clergé grec, leur premier vœu, c’est de s’y soustraire. Ayant beaucoup à désirer dans l’ordre temporel, ils regardent néanmoins la réforme de leur église comme le premier pas à tenter vers une situation meilleure. Les imperfections de l’administration turque leur pèsent moins que les vices d’une administration ecclésiastique sans lien avec le pays, et qui trop souvent, comme les anciens pachas, ne voit en lui qu’une ferme en location à exploiter en l’épuisant. Sur qui les bulgares font-ils retomber la responsabilité de leurs maux ? Sur le patriarcat de Constantinople, en qui ils ne semblent voir que la plus acharnée de toutes les influences ennemies. Aussi a-t-on pu remarquer récemment, à l’occasion du firman délivré par la Porte aux patriarches grecs pour garantir leurs immunités, que les Bulgares n’ont point partagé la joie causée à Constantinople et dans l’Asie Mineure par cet événement, plus favorable en effet aux Grecs qu’aux Moldo-Valaques, aux Serbes et surtout aux Slaves de Bulgarie. Envisagé de ce point de vue, le patriarcat grec aurait manifestement beaucoup plus à gagner qu’à perdre en concourant à l’émancipation des diverses églises de Turquie, émancipation qui d’ailleurs, on l’a vu à l’occasion de celle de l’église du royaume hellénique, n’entraîne pas le rejet de toute suprématie ni une indépendance absolue, puisque le synode d’Athènes est obligé de prendre le saint chrême à Constantinople.

En somme, politiquement aussi bien que religieusement, les Grecs occupent vis-à-vis des autres chrétiens de l’empire ottoman une position analogue à celle qu’avaient les Magyars vis-à-vis des populations slaves et valaques de l’Autriche avant la révolution qui a brisé la puissance de la Hongrie. La comparaison est d’autant plus frappante, que, toute proportion gardée, il y a plus d’une ressemblance entre la constitution ethnographique de l’empire ottoman et celle de l’Autriche. Pour les Valaques et les Slaves de Turquie comme pour ceux d’Autriche, l’ennemi, ce n’est point le maître, ce n’est point la race gouvernante, l’Osmanli ou le Germain ; c’est la race intermédiaire qui prétend ou prétendait jusque dans la dépendance conserver une domination oppressive sur les peuplades soumises dans des temps plus heureux. Il y a aujourd’hui, particulièrement dans le royaume de Grèce, un très grand nombre d’esprits qui, ne se rendant point un compte exact des dispositions des Slaves et des Moldo-Valaques, sont persuadés que, dans le cas d’une dissolution de la Turquie, les Hellènes seraient appelés à reconstituer l’empire de Bysance et à succéder à la suprématie des Turcs sur les autres populations chrétiennes de ces contrées. Ces esprits ne sont pas même éloignés de croire que c’est un droit qu’ils tiennent d’une sorte de supériorité de civilisation et de sang. Ainsi s’exprimaient également les Hongrois avant la terrible révolution qui est venue donner une si rude leçon à leur orgueil. Cette pensée de suprématie serait pour les Grecs la plus dangereuse des illusions ; ils se briseraient comme les Hongrois contre l’idée de l’égalité des races entre elles, si chère aux imaginations parmi les Moldo-Valaques et les Slaves.

Du point de vue politique, c’est là une vérité frappante pour quiconque a observé de près le travail politique qui s’accomplit dans l’Europe orientale. Cette assertion n’est pas moins vraie dans le domaine des préoccupations religieuses et de l’administration ecclésiastique. Il viendra un moment où la suprématie religieuse du patriarcat de Constantinople pourrait n’être plus pour lui qu’un périlleux avantage, s’il ne tenait pas compte de l’esprit nouveau des peuples placés sous son autorité. Fermer les yeux sur cette nécessité, sous prétexte qu’elle ne serait pas urgente, ce serait ouvrir la voie aux influences hostiles ; ce serait fournir à ces influences, déjà trop puissantes, des prétextes d’intervention dans les affaires de la communion orientale en Turquie ; ce serait exposer l’église de Constantinople à une destruction presque certaine au profit d’une église plus jeune et plus ambitieuse, à la fois instrument et mobile d’une politique envahissante. En se prêtant au contraire au mouvement qui porte les églises de Moldo-Valachie, de Serbie et de Bulgarie à se nationaliser de plus en plus, le patriarcat de Constantinople s’assurerait des alliés là où il ne trouve aujourd’hui que des sujets dedans ou ennemis. L’intérêt est ici commun ainsi que le péril. Il s’agit pour chacune des populations chrétiennes de la Turquie du maintien de l’individualité nationale, qu’elles ont conservée sous la domination ottomane, et qu’elles perdraient sans nul doute sous une invasion russe.

Lorsqu’on étudie l’église d’Orient soit dans son histoire, soit dans sa condition présente, on voit toujours apparaître le besoin de nationalité. Au moment de la grande scission qui sépara la ville de Constantin de celle des papes, c’était le génie décentralisateur de l’Orient qui luttait contre le génie de l’unité transmis par Rome païenne à Rome catholique. Aujourd’hui cette pensée de décentralisation s’est généralisée : il n’est dans l’Europe orientale aucun peuple, si petit soit-il, qui n’en réclame le bénéfice. Chacun prétend ne relever que de ses traditions, en se donnant pour frontières, en religion aussi bien qu’en politique, celles de son idiome, qui pour tous est le vrai dépositaire de la vie nationale, l’arche sainte où sont renfermées les tables de la loi.

Il est malheureusement vraisemblable qu’il n’y a rien à gagner pour le catholicisme à ce mouvement des esprits ; il est à craindre au contraire que le besoin d’associer plus étroitement que jamais les destinées de l’église à celles de la nation n’agisse sur la portion des Slaves et des Valaques restée catholique, en un sens favorable aux doctrines de l’église d’Orient. Les Latins de Bosnie, de Croatie et de Bohême pourraient se laisser un jour entraîner de ce côté, dans l’intention de se rapprochée des Serbes et des Bulgares, avec lesquels ils ont des liens de parenté et d’intérêt. L’existence d’une église uniate en pays slave aurait pu fournir un terrain propre aux transactions, et satisfaire peut-être aussi bien les Orientaux que les Latins, en les rapprochant ; mais il ne reste aujourd’hui chez les Slaves que d’impuissans débris de l’œuvre de Cyrille et de Méthode, et à défaut de ce terrain intermédiaire où les deux pensées extrêmes auraient pu se rencontrer, la communion orientale, on ne saurait se le dissimuler, a plus de chances que le latinisme dans l’effort que font les Slaves des Carpathes pour associer plus étroitement leurs espérances à celles des Slaves du Balkan. Si l’on doutait de ces tendances des Slaves latins à s’éloigner de Rome, il suffirait de signaler les récens travaux des historiens de la Bohême sur Jean Huss et sur ses doctrines, généralement considérées aujourd’hui comme une des grandes manifestations de la vie nationale de ce loyer du slavisme contemporain.

Mais s’il est à redouter que ce mouvement religieux, dirigé par l’esprit de nationalité, ne s’accomplisse au détriment de Rome, il y a du moins lieu de croire qu’il ne profitera pas à la grande puissance dont l’action menace l’Europe orientale d’une unité bien autrement redoutable que ne le serait l’unité romaine, même dans l’hypothèse d’un triomphe auquel elle est loin de songer. La papauté n’a jamais poursuivi dans ces contrées qu’une suprématie purement religieuse. Encore doit-on se rappeler qu’appréciant avec équité l’attachement des Orientaux pour les formes extérieures de leur culte et la discipline ecclésiastique de leurs églises, le saint-siège professe pour ces antiques traditions un respect, qui limite aux seuls dogmes fondamentaux l’unité qu’il réclame. L’unité que recherche la Russie présente un autre caractère, et quand le gouvernement russe, à l’occasion de l’encyclique du pape ou de la question des lieux-saints, est venu entretenir les Orientaux de son zèle pour leur cause, ils étaient en droit de lui répondre que le danger est pour leurs églises beaucoup plus à Saint-Pétersbourg qu’à Rome. Le travail d’idées entrepris depuis quelques années par chacun de ces peuples pour conserver et raffermir leur individualité politique, religieuse et littéraire, semble avoir été inspiré par la vue même de ce danger. En se proposant de nationaliser de plus en plus leurs églises, les populations de l’Europe orientale ne semblent vouloir que se mettre mieux en mesure de défendre leur autonomie politique, et elles n’ignorent point quel est le véritable ennemi des destinées qu’elles rêvent. La politique actuelle de la Russie en Orient n’est pas faite d’ailleurs pour les rassurer. Protectorat religieux ou protectorat politique, elles ont pour l’un et l’autre les mêmes défiances, que leur inspire du reste le protectorat dont quelques-unes connaissent l’esprit pour en avoir subi le fardeau.


H. DESPREZ.

  1. Voyez la Nuit de Noël dans la Revue du 1er août 1846.
  2. Les contes vainques du banat de Temesvar et de la Transylvanie ont été recueillis, il y a quelques aimées, par deux Allemands, MM. Arthur et Albert Schott, sous le titre de Valachische Märchen.
  3. Les sept conciles reconnus dans l’église grecque sont, par ordre de date : le premier de Nicée, le premier de Constantinople, ceux d’Éphèse et de Chalcédoine, le second et le troisième de Constantinople, enfin le second de Nicée.