Tallandier (p. 165-177).


TROISIÈME PARTIE

PARIS AVANT LA CRÉATION DE L’HOMME




I

CATASTROPHE QUI N’EST QU’UN DÉBUT


Le lendemain, à l’heure dite, tout le monde fut exact au rendez-vous.

Sans parler de cent mille Parisiens qui, alléchés par l’article étincelant de Labergère, s’étaient dirigés vers les Buttes-Chaumont et les rues avoisinantes dans l’espoir de voir l’inventeur du vrilium et d’assister à l’intéressante opération promise.

Du reste, avec la versatilité qui est la caractéristique de notre esprit national, déjà, sur la simple assurance d’un article de journal, toutes les craintes avaient disparu. On ne voyait, dans ce petit voyage au fond de Belleville, qu’une excursion de plaisir.

Il est vrai que Labergère, tout en transcrivant fidèlement les explications données par Sir Athel, avait, pourrait-on dire, optimisé l’affaire de telle sorte que l’opération qui allait être tentée était présentée comme un simple jeu pour le génial inventeur : et nul ne songeait à le lui reprocher, car il était de première utilité de modifier dans un sens d’accalmie la mentalité des Parisiens, si prompts à s’affoler.

Seulement toute cette foule — dans laquelle on comptait des représentants de toutes les classes sociales, se montra quelque peu désappointée, quand elle se heurta à un déploiement de troupes qui la reléguait à quelque cinq cents mètres du lieu intéressant.

Il y eut quelques bagarres, d’autant que de nombreuses gens prétendaient se targuer de titres ou de fonctions pour enfreindre la consigne : sénateurs, députés, porteurs de coupe-files, qui le prenaient de très haut. Mais la règle resta impitoyable. On ne passait pas.

D’autant que le matin même deux incidents s’étaient produits qui n’avaient pas peu contribué à réveiller les inquiétudes de M. Lépine.

D’abord, c’était un pauvre ivrogne qui, dans la nuit, avait trouvé le moyen de s’introduire dans l’enclos, imprudence qu’il avait payée très cher. Car, s’étant évidemment approché de l’appareil, il avait été trouvé à quelques pas, inerte, comme mort.

On avait dû le transporter d’urgence à l’hôpital voisin, mais malgré tous les soins qui lui avaient été prodigués, il restait plongé dans un coma qui faisait craindre pour sa vie.

— Ah çà ! lui dit M. Lépine, est-ce que votre Vrilium aurait la prétention de ressusciter les morts !

— Pas tout à fait, répliqua Sir Athel en souriant ; mais je crois bien que tant qu’il existe, dans un corps organisé, une étincelle de vie, si petite soit-elle, le Vrilium la galvanise et lui rend toute sa vigueur. Ainsi, je l’ai essayé sur des animaux qui paraissaient morts de froid, ayant été enfermés dans des caisses de glace. Ils ne donnaient plus aucun signe de vie. Le Vrilium les a ranimés et les animaux ont ressuscité sans même donner signe de malaise.

— Décidément vous êtes un magicien…

— Oubliez-vous que l’on affubla de ce nom les alchimistes d’autrefois qui, votre Berthelot l’a démontré, n’étaient que des précurseurs, ayant eu le seul tort d’arriver trop tôt…

Le second fait qui avait attiré l’attention du préfet avait une certaine gravité. Un des principaux fonctionnaires de la Préfecture de la Seine, M. Gérards, auteur d’études très intéressantes sur le Paris souterrain, était venu le trouver de grand matin et, plaçant des graphiques sous ses yeux, lui avait démontré que le sol, le tuf sur lequel reposait le terrain de la rue des Carrières-d’Amérique, avait été reconnu, à la suite d’explorations malheureusement restées incomplètes, comme offrant des caractères tout particuliers d’instabilité.

Déjà, on en avait acquis la preuve par les précédents éboulements, assez fréquents dans cette région. Il était grandement à craindre que les opérations qu’on se proposait en amenassent de nouveaux.

— Nous devons avouer, avait ajouté M. Gérards, que nous ignorons absolument quelle est la nature des terrains sous-jacents, et, de quelques observations qui me sont personnelles, je crois pouvoir déduire qu’ils reposent sur des couches absolument anciennes, quaternaires et peut-être même tertiaires, ainsi qu’en témoigne la découverte de certains ossements fossiles.

« Je serais enclin à supposer, concluait le savant géologue, que cette partie de Paris fut, il y a des milliers d’années, secouée par un cataclysme de nature volcanique ou autre, et que le tassement définitif n’est pas encore accompli. D’où la possibilité d’écroulements dangereux. »

M. Lépine, frappé de ces communications, avait cru devoir les transmettre à Sir Athel.

Pour la première fois, le savant anglais avait paru légèrement troublé ; mais il avait bien vite ressaisi son sang-froid :

— Ce ne sont là que des hypothèses, avait-il dit. Tout homme qui agit sait qu’il doit compter avec l’imprévu. Vous avez vu vous-même, monsieur le préfet, que la présence de l’appareil constitue un danger continuel. Je ne veux pas avoir à me reprocher de nouvelles morts d’homme. Si indigne d’intérêt que fût ce pauvre Coxward, l’épouvantable accident dont il a été victime me laissera un perpétuel remords. Je dois tout tenter pour éviter le retour de pareille catastrophe ; et d’ailleurs, je vous le répète, il n’y a ici que moi qui risquerai quelque chose. Je réponds de tout…

Et il ajouta avec un geste vague :

— Sauf de l’insupposable…

— Allez donc, monsieur, lui dit le préfet d’un ton grave. Puisse l’événement donner raison à vos espérances. Permettez-moi de vous serrer la main comme à un homme de cœur, digne de toute notre estime.

Labergère et Bobby, forts de l’autorisation toute personnelle qui leur avait été donnée, avaient pu seuls pénétrer dans l’enclos.

Sir Athel prit Labergère à part :

— Monsieur, lui dit-il : je n’ai eu qu’à me louer de vos procédés et je vous remercie de la confiance que vous m’avez témoignée. Malgré mon intime certitude du succès, je dois tenir compte de toutes les éventualités. Si prévoyant qu’il soit, l’homme est toujours soumis aux caprices du hasard.

« Au cas où quelque accident m’atteindrait, voulez-vous être assez bon pour vous charger d’une lettre que j’ai préparée et l’adresser à celle à qui elle est destinée, Mlle Mary Redmore, ma fiancée.

— Ce sont là services qui ne se refusent pas, répondit Labergère, mais je compte bien ne pas avoir à vous le rendre, d’abord parce que nous sortirons sains et saufs de l’aventure et encore parce que, s’il vous arrive quelque malheur, j’en aurai ma large part, étant absolument décidé à ne pas vous lâcher d’une semelle…

— Je n’y consens pas, s’écria vivement Sir Athel. J’ai le droit de disposer de ma vie, mais non pas de celle des autres… je vous remercie d’être venu ici ce matin, mais maintenant je vous prie de vous retirer.

— Jamais de la vie. J’y suis, j’y reste et qui sait ? peut être bien un homme solide et de bon vouloir pourra-t-il vous être d’un utile concours… on a souvent besoin d’un moins savant que soi… enfin, dites tout ce que vous voudrez, je ne bouge pas… par exemple, je serais bien d’avis de renvoyer l’ami Bobby, d’autant que peu habitué au noctambulisme parisien, il doit avoir la tête un peu lourde… Hé, Bobby ?

— Je suis là, dit le détective en s’approchant, et j’attends que vous veuillez bien user de mes services…

— Mon cher Bobby, tu es beau, tu es vaillant, tu portes sur tes épaules la gloire de la grande Angleterre… mais tu vas avoir la bonté de nous ficher le camp…

— Ficher le camp ? fit l’Anglais en regardant Labergère d’un air ahuri.

— Ça veut dire de te barrer, de cavaler, en un mot de t’en aller…

— Moi ! m’en aller ! s’écria Bobby en se campant sur ses jambes, les deux poings en avant, comme prêt à boxer… Sir Athel, j’ai votre parole ! j’ai le droit de demeurer ici et d’être témoin de tout ce qui va se passer… il y a engagement pris et pour le faire respecter, je n’hésiterais pas à recourir, le fallût-il, à l’ambassadeur de la Grande-Bretagne…

— Là ! Là ! mon petit Bobby ! ne te fâche pas ! fit Labergère, qui le traitait de plus en plus familièrement, — car le bonhomme lui plaisait — tout ça, c’est parce qu’il nous ennuierait fort, pour Mrs. Bobby, que tu te fasses démolir…

— Je suis aussi solide que vous deux… et si on doit être démoli, on le sera ensemble… j’ai à réhabiliter la police de Sa Majesté… et je ne faillirai pas à mon devoir…

Sir Athel haussa les épaules :

— Qu’il soit fait selon votre volonté, dit-il. Après tout, qui sait si nous n’aurons pas à nous entr’aider les uns les autres. À l’œuvre, maintenant, car on pourrait croire que j’hésite.

Rappelons en quelques mots quelle était la situation.

Presque au milieu du terrain, une excavation en forme de cuvette, à demi remplie de sable et de pierres, et émergeant au milieu le fameux Vriliogire, enfoui jusqu’aux deux tiers de sa hauteur, avec, au-dessus, son toit métallique en forme de casque allemand et sa tige veuve de l’hélice.

Le vriliogire était tétragonal, les parois étant faites de croisillons de métal, et dans l’une d’elles une porte étant ménagée.

Aucune poignée, aucune saillie ne pouvait offrir de prise pour le soulever : et la porte étant fermée, et maintenue dans son cadre par les pierres et le sable qui pesaient sur elle, il semblait impossible qu’à moins d’engins très solides, tels que grues ou vérins, on pût parvenir à le faire sortir de l’étau qui l’enserrait.

Cependant, Sir Athel s’était approché, armé d’outils qui paraissaient de cuivre et lui permettant de toucher l’appareil à distance. Il avait passé sur ses mains et sur ses avant-bras des sortes de longs gants faits d’un tissu métallique brillant et souple, qui rappelait celui des brassards, à mailles d’acier, des anciens chevaliers.

Un peu pâle, mais ayant au visage le signe non équivoque d’une volonté que rien ne saurait ébranler, Sir Athel, invitant du geste ses amis à lui laisser le champ libre, était descendu sur la déclivité de la cuvette, posant soigneusement ses pieds sur les parties qui offraient le plus de résistance…

Alors, d’une de ses baguettes dont la forme était identique à celle des crosses d’évêque, il commença à toucher légèrement les colonnettes, soutenant les rebords du toit, des crépitements se faisaient entendre, tandis que de courtes étincelles jaillissaient.

C’était exactement comme si un accumulateur se déchargeait au contact d’un corps bon conducteur de l’électricité : mais les étincelles étaient de couleur singulière, comme noires, avec un reflet de rouge brun.

À chacune de ces décharges, on voyait une désagrégation s’opérer entre le toit et la partie qui le supportait. La calotte de métal se détachait par saccades, laissant un intervalle de plus en plus large entre les deux rebords.

— Monsieur Labergère, dit alors Sir Athel, auriez-vous l’obligeance de me passer l’outil en S qui se trouve à côté de la boîte ; ne craignez rien, il est inoffensif…

Mais il se trouva que l’objet était plus proche de Bobby que du reporter. Tout content de prouver son bon vouloir, Bobby se précipita, saisit l’outil et, se penchant sur le bord de la cuvette, le tendit à Sir Athel… mais n’ayant pris aucune précaution pour assujettir ses pieds sur le sable mouvant, il glissa…

Et dégringola jusqu’au fond de la cuvette, roulant comme une boule…

Il tomba juste entre les jambes de Sir Athel, qui, perdant l’équilibre, fut projeté contre l’appareil qu’il frappa, sans le vouloir, de toute la force de la baguette qu’il tenait à la main.

Labergère s’était élancé pour retenir Bobby et, arc-bouté sur ses jambes, l’avait saisi par le fond de son pantalon, s’efforçant de le tirer en arrière…

Que se passa-t-il alors ?

Il se produisit un effet foudroyant : sans doute, sous l’action du choc de la baguette de vrilium contre l’appareil, celui-ci se souleva, s’arracha de la terre en tournoyant…

Puis il y eut au sommet du casque qui n’était pas tout à fait dégagé de son support un éclatement bruyant, fulgurant d’étincelles longues de près d’un mètre, véritables lames de feu qui coupaient l’air en dardant vers le ciel…

Puis un craquement formidable…

Et, soudain, le sol s’effondra sur un périmètre de plus de dix mètres… des vagues de sable et de pierre se soulevèrent pour retomber avec un bruit sinistre…

On eût dit qu’un abîme s’ouvrait…

Et, dans cette perturbation effroyable, tout disparut, s’engloutit, l’appareil et les trois hommes…

Un gouffre s’était tout à coup creusé, dans lequel s’éboulaient toutes les terres, tout le sable, toutes les pierres d’alentour…

Et quand, attirés par le fracas de la catastrophe, le préfet, le ministre, les agents accoururent, ils ne virent plus qu’un chaos de pierres et de terres, à une profondeur de plus de dix mètres… et qui s’était refermé sur les malheureux…

Il y eut une clameur de désespoir…

Le malheureux Sir Athel Random avait payé de sa vie l’effort héroïque qu’il avait tenté pour sauver Paris… et avec lui avaient péri ses deux courageux acolytes, Bobby, le détective, et Labergère, le reporter…

Douloureuse tragédie…