L’Effort de notre marine marchande

René La Bruyère
L’Effort de notre marine marchande
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 420-433).
L’EFFORT
DE
NOTRE MARINE MARCHANDE

La récente grève des inscrits maritimes a appelé l’attention du Pays sur la situation qui est faite à notre marine marchande vis à vis de ses concurrentes étrangères. Le conflit se rattachait en effet à une question d’ordre international. Car il avait trait à l’application du principe du travail de huit heures à bord. Il mettait le secrétaire d’Etat en présence de ce dilemme, ou de conserver une législation conduisant notre marine marchande au naufrage, ou de donner aux armateurs des compensations financières destinées à les placer sur un pied d’égalité avec leurs rivaux étrangers. Cette dernière prétention était inadmissible. Elle aurait eu pour résultat de perpétuer un régime de travail à bord des navires français contraire aux intérêts économiques mondiaux.

Bien qu’elle ait atteint la marine française au moment même où celle-ci vient de faire un effort sans précédent pour reconstituer ses forces anémiées par la guerre sous-marine, cette intervention malheureuse ne saurait compromettre les destinées de notre flotte marchande : le bon sens a repris ses droits ; le navire, un instant ballotté par la tempête, poursuit sa route. Examinons donc l’avenir qui l’attend. Quand on étudie la situation d’une marine de commerce, quatre points sont à retenir : l’instrument de travail, c’est-à-dire le tonnage, — les conditions d’exploitation du navire,— la matière à transporter, — les moyens d’exécution financiers. Parlons d’abord du tonnage.


Au 1er août 1914, le tonnage mondial s’élevait à 50 millions de tonnes brutes, dont 45 millions pour la flotte de vapeurs. Par suite du développement sans cesse plus grand des échanges internationaux, il y avait un accroissement continu dans le tonnage des navires marchands. Pour la période qui va du 31 décembre 1910 au 30 juin 1914, l’augmentation a été générale dans tous les pays, mais la France se distingua tout particulièrement. Sa flotte commerciale s’est accrue de 500 000 tonneaux de 1906 à 1914 et pour la période allant du 31 décembre 1910 au 30 juin 1914, son pourcentage d’accroissement ne fut pas inférieur à 35 pour 100. Elle se plaçait avant l’Angleterre, dont l’accroissement n’a été que de 9 pour 100 et même avant l’Allemagne : 29 pour 100. Notre flotte n’atteignait il est vrai en 1914 que 2 550 000 tonneaux, soit 5 pour 100 de l’ensemble du tonnage mondial. Nos vapeurs ne représentaient encore que 1 922 000 tonnes, soit 4,4 pour 100 de l’ensemble des vapeurs du monde. Mais la guerre nous surprenait en plein essor-Aucune nation n’a souffert comme la nôtre, non seulement dans son territoire, mais dans sa marine marchande. La Grande-Bretagne a perdu 7,9 millions de tonnes sur les 21 millions qu’elle possédait, et la France 921 000 tonnes. La proportion est donc équivalente. Toutefois, l’Angleterre a pu aisément récupérer ses pertes au fur et à mesure qu’elles se produisaient, grâce au travail de ses chantiers. Les nôtres s’étant exclusivement consacrés à des fabrications militaires, nous avons dû chercher au delà de nos frontières ce que nous ne trouvions pas en deçà d’elles.

Beaucoup de Français qui ignorent l’effort de notre marine marchande apprendront avec étonnement comme avec plaisir que notre tonnage, malgré ces circonstances, est passé de 2 500 000 tonnes en 1914 à 3 600 000 en juin 1922, se classant, par rapport à l’importance mondiale, le troisième sur la liste des grandes puissances maritimes, après la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Enfin, une très récente statistique du Lloyd’s Register of Shipping, qui ne se préoccupe que des vapeurs (navires les plus intéressants), donne le classement suivant pour les principales marines du monde : Grande-Bretagne : 19 millions ; Etats-Unis, 13,5 (non compris les Grands Lacs) ; France et Japon, 3,5 (avec les voiliers, nous dépassons sensiblement le Japon) ; Italie, 2,7 ; Hollande, 2,6 ; Norvège, 2,4. Par suite des livraisons de navires imposées par l’armistice, l’Allemagne est tombée de 5 millions de tonnes en 1914 au chiffre de 1,7. Mais elle marche à pas de géant vers son état d’avant-guerre, puisque son tonnage qui était en 1921 de 654 000 tonnes a déjà presque triplé !

Quoiqu’il en soit, méditons la statistique du Lloyd’s Register, et représentons-nous la persévérance de notre pays qui, malgré ses pertes, malgré la fermeture de ses chantiers, a pu doubler sa flotte de vapeurs. Dans quelques mois en effet, en tenant compte des commandes en cours, notre tonnage atteindra 4 millions de tonnes. Voilà pour la quantité. Quant à la valeur qualitative de cette flotte, elle résulte d’une part du pourcentage élevé des navires neufs, construits depuis 1918, qui figurent pour 38,7 pour 100 dans l’ensemble ; d’autre part, de la proportion très faible des vieux navires de plus de vingt-cinq ans, proportion qui ne dépasse pas 2,7 pour 100. Certes, parmi les navires les plus neufs, il y en a qui ont été construits à l’étranger dans des conditions défectueuses. Il n’en est pas moins vrai que nous pouvons nous flatter de posséder plus de 2 200 000 tonnes de navires, dont l’âge ne dépasse pas quinze ans, ce qui représente une très belle flotte moderne. Nous avons donc en mains un instrument de premier ordre pour satisfaire aux exigences du trafic national. On a dit couramment pendant la guerre qu’un chiffre de cinq millions de tonnes nous était nécessaire. Cette appréciation est exagérée, surtout dans les circonstances actuelles. Le chiffre de quatre millions que nous allons atteindre répond à toutes les nécessités.

Si l’on excepte le cas de l’Amérique, le pourcentage d’accroissement de la flotte française par rapport à 1914 est le plus élevé qui soit. Mais l’accroissement du tonnage américain doit faire l’objet de beaucoup de réserves. L’Amérique, souvent excessive dans la réalisation de ses idées, s’est lancée dans un programme de constructions gigantesques, hors de proportion avec les possibilités de son trafic. Aujourd’hui, cette nation ne sait plus comment exploiter le tonnage imprudemment acquis pendant la guerre. Elle est obligée de recourir à des mesures étatistes ou protectionnistes aussi regrettables, au point de vue international, que désastreuses pour les finances américaines. L’entreprise de la flotte d’État du Shipping Board aboutit à la plus lamentable faillite que l’on puisse voir. Les États-Unis mis à part, aucune nation n’a fait, pour le développement de sa marine, un effort comparable au nôtre. Fait assez particulier, le tonnage vapeur de la Grande-Bretagne n’a presque point varié, passant de 18,8 millions en juillet 1914 à 19 millions en 1922. Celui de la Norvège de 1,9 à 2,4. Les armateurs français, tout en répondant à l’appel de la nation, qui désirait affirmer sa victoire sur le terrain maritime, ont su observer une juste mesure dans la reconstitution de notre flotte commerciale qu’il s’agit maintenant d’exploiter.


Le premier point à considérer dans une industrie, quelle qu’elle soit, c’est la valeur de l’outillage de production. En l’espèce : le navire. Les compagnies de navigation sont obligées d’inscrire chaque année à leur bilan des provisions pour l’amortissement régulier de leur tonnage. Cet amortissement suit même une progression assez rapide de façon à couvrir le prix de revient des bâtiments par des primes d’amortissement en l’espace de vingt années pour les paquebots et de vingt-cinq années pour les navires de charge. La valeur initiale du navire offre donc un intérêt considérable au point de vue de l’exploitation, puisque c’est sur cette valeur que l’on doit se baser pour fixer le quantum de l’annuité d’amortissement.

A cet égard, la situation du tonnage français ne se présente point sous un jour très favorable. Par suite des considérations que nous avons exposées plus haut, nous avons dû récupérer hors de France 2 millions de tonnes environ. Les constructions dans les chantiers français ont été à peu près nulles. Alors qu’en 1913, ces chantiers construisaient 176 000 tonneaux de jauge brute de navires, le chiffre de la production était tombé en 1917 à 2 496 tonneaux, pour s’élever en 1918 à 21 millions et en 1919 à 24 millions seulement. Tandis que les nôtres voyaient leurs cales vides, les chantiers étrangers connaissaient une prospérité sans précédent. La production des navires de mer aux États-Unis, qui était de 228 000 tonnes en 1913, atteignait 3 579 000 tonneaux en 1919. Le Japon passait de 64 030 tonneaux à 611 000. La Grande-Bretagne se maintenait au chiffre de 1 981 000 tonneaux, et l’Italie passait de 50 000 à 82 000 tonnes. Seule, la France, qui s’était sacrifiée pour la fabrication du matériel de guerre au profit des armées alliées, oubliait ses propres intérêts en achetant sur les marchés étrangers les navires qu’elle ne pouvait plus construire. Or, ces achats ne lui étaient pas consentis gracieusement.

Profitant des difficultés qui s’opposaient au transfert du pavillon, les vendeurs de navires exigeaient des prix fabuleux qui ont atteint jusqu’à 3 000 francs par tonneau de jauge brute, sur les marchés japonais, anglais ou américains. Il y a bien eu un accord Maclay-Clémentel, par suite duquel nous avons acquis 500 000 tonneaux. Mais cet accord a été fait à des conditions onéreuses pour nous. Dans la répartition des navires ex-ennemis nous n’avons pas été plus heureux, n’obtenant que 208 000 tonnes pour couvrir nos pertes de guerre qui, nous l’avons dit, se montaient à 921 000 tonneaux. Afin d’atténuer l’amertume que cette répartition avait provoquée dans notre pays, l’Angleterre nous céda 250 000 tonnes de navires ex-allemands. Mais cette cession fut le résultat d’une opération purement commerciale conclue à des taux désavantageux, la valeur provisoire des navires ayant été déterminée à un moment où ceux-ci se vendaient le plus cher, soit à 40 livres par tonne. Il en résulte que le tonnage français se trouve, en partie, surcapitalisé. La nécessité de faire porter l’amortissement sur des navires dont la valeur d’inventaire est initialement supérieure à la valeur réelle, entraîne inévitablement des surcharges d’exploitation.

Nos armateurs paraissent fondés à demander une compensation de cet état de choses. Il est en effet important d’observer que la reconstitution du tonnage s’est opérée à la demande même du Gouvernement. Reportons-nous à toutes les notes qui ont été écrites, à tous les discours qui ont été prononcés au Parlement, à tous les articles de presse, nous verrons qu’on a fait aux armateurs une sorte de devoir national de cette récupération du tonnage détruit par l’ennemi. Dans certains cas, l’achat de navires a même été imposé aux acquéreurs, par exemple dans l’accord Maclay-Clémentel, où, en présence de plusieurs membres du Gouvernement, nos armateurs ont été conviés, sous peine de forfaiture, à souscrire au contrat politique qui leur mettait sur les bras des bâtiments de mauvaise qualité.

Il semblait que ceux qui refusaient de se lancer dans cette voie se rendissent coupables d’un crime de lèse-patrie. Comment eussent-ils résisté à des suggestions qui étaient presque des ordres ? C’était l’époque des grands rêves économiques. Le monde était dans cette croyance qu’une fièvre d’activité mondiale devait succéder aux horreurs de la guerre. Aussi fallait-il coûte que coûte planter le pavillon français sur de nouveaux navires, afin de n’être point accusé de malthusianisme industriel. Les événements ont bien déçu nos espérances.

La reconstitution de notre tonnage fut même dans certains cas le résultat d’une obligation légale. C’est ainsi que le régime des assurances obligatoires a imposé aux sinistrés le remploi des indemnités d’assurance en achat de tonnage nouveau. Il en fut de même pour les bénéfices de guerre. Quant à la réquisition générale, elle assura elle-même le remplacement des navires perdus sans laisser à l’ancien propriétaire la faculté de se faire rembourser en espèces. Ces mesures eurent leur bon côté, car elles activèrent le développement de notre marine marchande ; mais elles conduisirent, malheureusement, à cette surévaluation du tonnage dont nous souffrons aujourd’hui. M. de Rouziers, dans son rapport à la Commission extra-parlementaire de la marine marchande, a cru pouvoir chiffrer de la façon suivante l’extra-coût du tonnage français. Il resterait 1 500 000 tonneaux inventoriés à 990 francs le tonneau de jauge brute, alors que le cours moyen actuel du tonnage serait de 500 francs, ce qui donnerait une différence totale de 735 millions. Il faudrait ajouter une surcapitalisation de 300 millions pour les navires récemment livrés ou en cours de livraison ; l’extra-coût de notre flotte serait en définitive de l’ordre de un milliard. Les charges qu’entraîne cette surévaluation sont difficiles à apprécier. En tenant compte des assurances, il semble bien qu’elles représentent une prime annuelle de 200 millions. Il est bon toutefois de faire remarquer que ces surcharges portent inégalement sur les compagnies de navigation. Les grandes firmes d’armement grâce à leurs réserves ont pu pratiquer de plus sérieux amortissements que les autres et leurs inventaires offrent les meilleures garanties d’évaluation.

Ces surcharges d’exploitation ne sont point les seules. Nombreuses sont celles qui proviennent du fait que les navires étrangers fréquentant nos ports ne sont pas soumis aux mêmes exigences que les navires français ; c’est une violation déraisonnable du principe de l’égalité de traitement des pavillons dont nous nous rendons coupables au détriment du nôtre. Citons, par exemple, le contrôle des inspecteurs de la navigation, relativement aux prescriptions de sécurité et d’hygiène. Ces prescriptions sont appliquées sévèrement à bord de nos navires ; les étrangers ne les observent point malgré leur caractère d’ordre public. Un navire qui abandonne notre pavillon pour hisser celui d’un gouvernement étranger peut trafiquer dans nos ports dans de meilleures conditions que lorsqu’il était français. D’autres exemples de surcharges d’exploitation peuvent être tirés du fait que les lois régissant notre marine marchande, notamment les lois fiscales, n’ont jamais été prises en tenant compte de la situation particulière de notre pavillon. Presque toutes ces lois se retournent au contraire contre lui et favorisent indirectement la fréquentation de nos ports par les étrangers. Tel est le cas de la législation des droits de quais

Comment ne pas féliciter M. Rio d’avoir au moins supprimé une surcharge d’exploitation qu’il lui était possible d’abolir d’un trait de plume, nous voulons parler de la loi de huit heures ? Il est assez difficile d’évaluer les charges supplémentaires qui découlaient de son application. On a parlé de 150 millions, compte tenu du déficit d’exploitation entraîné par les nouveaux aménagements d’équipage prélevés au détriment des marchandises ou des passagers. M. Raphaël-Georges Lévy a chiffré même ces charges à 177 millions. Nous pensons, en prenant l’exemple d’une compagnie que nous connaissons bien, que de tels calculs sont un peu exagérés, car ils se basent sur un raisonnement plus théorique que pratique. Il n’en est pas moins vrai que les équipages réglementaires sur les navires français étaient très sensiblement supérieurs à tous les autres. Sur certains cargos, nous devions embarquer trente-deux hommes, alors que les autres puissances n’en exigeaient que dix-sept. N’était-il pas intolérable que des navires étrangers vinssent à la faveur d’une législation plus libérale faire concurrence aux nôtres dans nos propres ports ! L’on ne sera pas étonné d’apprendre que ces étrangers avaient déclaré à nos armateurs une guerre de tarifs contre laquelle il leur était impossible de lutter. Ou la loi de huit heures devait être internationalisée, ou nous devions faire disparaitre cette cause d’inégalité choquante. On ne saurait engager un cargo dans une course internationale maritime aussi ardente que celle qui se dispute maintenant avec un « handicap » de 84 francs par tonneau de jauge.

Le privilège de la loi de huit heures se comprenait d’autant moins que les marins français jouissent à bord de nos navires d’avantages très appréciables. La solde d’un matelot est passée de 90 francs en 1 914 à 330 francs ; celle d’un chauffeur, de 118 francs à 360. Les garçons des paquebots touchent de 200 à 300 francs par mois sans compter leurs pourboires. La nourriture des uns et des autres est naturellement assurée à bord. Il est prévu des indemnités pour charges de famille. En cas de maladie, le matelot est soigné obligatoirement aux frais de la Compagnie et touche sa solde intégrale pendant quatre mois. Enfin, — et ceci est un fait capital, — l’inscrit maritime reçoit, après vingt-cinq années de navigation, une pension annuelle de 1 500 francs. La loi du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières n’accorde aux ouvriers terrestres qu’un maximum de 393 francs par an à soixante-cinq ans d’âge, et après quarante-deux ans de versements ininterrompus.

Puisque nous parlons de l’Inscription maritime, dissipons une équivoque. Nous entendons dire couramment que cette vieille institution de Colbert est responsable de tous les désordres de la marine marchande. Si le célèbre marchand drapier de Reims revenait parmi nous, il serait bien étonné d’apprendre que sa géniale innovation eût abouti à un tel résultat. Supprimer l’inscription maritime serait une faute. Contrairement à ce que l’on croit, la navigation n’est nullement réservée aux inscrits Tout Français peut s’engager à bord d’un bâtiment. Le fait qui est obligatoirement constaté sur le rôle d’équipage constitue un acte d’Inscription maritime, plaçant le néophyte sous un régime spécial de recrutement. Et voilà tout ! Les règles de l’Inscription maritime n’entrent en rien dans l’agitation qui se manifeste au sein des syndicats de marins, avec un succès et une violence plus grands que dans les autres groupements.

La centralisation des marins sur des points limités du territoire, la nature très spéciale de leurs fonctions, la communauté de leur existence à bord créent entre eux des liens de solidarité qui s’affirment aussi bien en mer à l’heure du danger qu’à la Bourse du travail. Il n’y a point jusqu’à cette discipline du bord qui ne puisse être exploitée par les dirigeants pour déclencher des grèves dont les effets spontanés se traduisent par le désarmement des navires et par la paralysie du trafic national. Quelque chose d’un peu enfantin dans le caractère du marin le pousse trop souvent à ne voir dans le fait de mettre « sac à terre » qu’une excellente occasion de « tirer bordée. » Il s’aperçoit trop tard que son geste le conduit plus loin qu’il ne l’aurait voulu. Ce n’est pas en supprimant ou en réformant l’Inscription maritime qu’on peut espérer améliorer l’esprit du personnel, mais en perfectionnant son éducation morale. Il importe avant tout d’obtenir des équipages une collaboration loyale avec leurs armateurs.

Au lendemain de l’armistice, on pouvait espérer que cet idéal se réaliserait. Les inscrits maritimes venaient de donner pendant cinq ans une preuve de patriotisme, dont le pays a tout lieu de leur être reconnaissant ; il semblait qu’ils comprissent la communauté de leurs intérêts avec leurs armateurs. Ceux-ci, dans la question de la loi de huit heures, s’étaient rangés auprès de leurs marins et avaient combattu côte à côte avec eux pour l’internationalisation de la loi. Aussi ne comprend-on pas que le décret du 5 septembre ait donné lieu à une manifestation hostile. Ce texte renferme encore des conditions de travail moins dures que celles qui étaient en vigueur avant la guerre sur les navires français et plus favorables aux équipages que les régimes appliqués dans la plupart des marines étrangères. Pour que les choses s’envenimassent à ce point il a fallu que des questions de politique personnelle vinssent se mêler aux discussions sociales. Maintenant que les marins ont regagné leurs navires, il ne faut plus qu’ils s’éloignent du bercail. Leur sort est lié à la prospérité de la marine marchande française. Or, cette prospérité dépend de la discipline des gens de mer, sans laquelle toute exploitation devient impossible.


Rien ne sert toutefois de posséder un navire, s’il manque de marchandises à transporter. La recherche du trafic est un des éléments primordiaux de la réussite d’une entreprise maritime. Nous avons vu que le tonnage mondial avait augmenté de plus de 20 pour 100 par rapport au chiffre d’avant-guerre. Cet accroissement, loin de correspondre à un développement des échanges, tombe au contraire à un moment de stagnation des affaires. La plupart des grands courants d’importation et d’exportation ont vu leur activité se ralentir du fait de la fermeture de nombreux marchés et de la restriction de la consommation dans tous les pays. Les cargaisons se font d’autant plus rares que les offres du tonnage sont plus pressantes. Cette recherche du trafic acquiert, dans les conjonctures actuelles, un intérêt tout particulier. Le trafic, c’est la masse des marchandises qui, sur tous les points du globe, doivent faire l’objet d’un échange par voie de mer. Le fret est le prix que les chargeurs doivent payer à l’armateur pour effectuer le transport de leurs marchandises. Tandis qu’on a nationalisé le tonnage, qui arbore obligatoirement le pavillon de la puissance dont il dépend, le trafic comme le fret ont un caractère nettement international. Il est évident que les chargeurs donnent leur cargaison aux armateurs qui leur font les meilleurs prix. Les cours du fret tendent donc à devenir mondiaux. C’est en général le Baltic de Londres, sorte de Bourse maritime de la cité, qui règle ce cours des frets. Car on ne saurait nationaliser les transports par mer. D’une part il est impossible de fermer les ports aux pavillons étrangers, en vertu du dogme de la liberté de la navigation ; d’autre part, on ne peut exiger des commerçants qu’ils confient obligatoirement leurs marchandises au pavillon national si celui-ci leur fait des conditions moins bonnes que les compagnies étrangères, ce qui mettrait le commerce d’exportation en état d’infériorité.

En présence de cette impossibilité de monopoliser leur trafic, au bénéfice de leur pavillon, les nations cherchent cependant à lui réserver la plus grosse part des transports à destination ou en provenance des ports nationaux. Presque toutes (sauf l’Angleterre) ont adopté le système du monopole du cabotage, que nous avons étendu aux rapports maritimes entre la France et l’Afrique du Nord. Mais il n’a pas été possible d’aller plus loin. Nous avons dû renoncer notamment à cette fameuse « intercourse coloniale » qui a fait la fortune de la marine de Louis XIV et qui est devenue depuis longtemps une navigation de concurrence. Il faut donc rechercher une autre formule de protection du pavillon. Les Etats maritimes se sont efforcés de la découvrir. Ils ont fait preuve, en cette matière, d’une remarquable imagination. Nous n’allons point entreprendre l’énumération de toutes les mesures protectionnistes prises dans le monde depuis la fin de la guerre. Il nous suffit de remarquer que la marine française, qui avait toujours bénéficié d’une protection légale, est aujourd’hui la seule qui soit, avec la marine anglaise, livrée à elle-même en présence de marines concurrentes recevant de leurs Gouvernements des encouragements plus ou moins directs.

Mais la position de la marine marchande française ne saurait être comparée à celle de l’Angleterre. Celle-ci jouissait de ce privilège de transporter, en 1913, les neuf dixièmes du trafic entre les diverses parties de l’Empire britannique et plus des trois cinquièmes des échanges entre l’Empire et les pays étrangers. En outre, les navires anglais absorbaient le tiers du commerce maritime des nations étrangères. La marine anglaise disposait à cet effet de 21 millions de tonnes de jauge brute, soit 40 pour 100 du tonnage total. Quant au mouvement maritime de la Grande-Bretagne, il se chiffrait en 1913 par 150 millions de tonnes métriques. A côté de cette activité formidable, le poids total de notre commerce extérieur par mer n’atteignait que 40 millions de tonnes. Sur cet ensemble, la part réservée au pavillon national était loin d’être prépondérante. Si l’on examine en effet le mouvement de la navigation en France, entrées et sorties réunies, on se rend compte qu’à aucun moment la proportion du pavillon français, dans la navigation de concurrence, n’a dépassé 26 pour 100. Elle était de 5 500 000 tonneaux en 1890 sur un total de 20 millions de tonnes de navires, entrés et sortis.

En 1900, alors que le tonnage français n’avait pas augmenté, le mouvement général de la navigation s’était élevé à 27 millions. Dix ans après, pour un mouvement de 45 millions de tonnes, celui des navires français n’était que de 7,6 millions. En 1913, à la veille de la guerre, le mouvement total des navires atteignait 54 millions ; mais le tonnage des navires français, entrés et sortis, n’était encore que de 9,9 millions. De 1890 à 1913 le mouvement de la navigation en France a augmenté de 172 pour 100 pour la navigation de concurrence. Celui des navires français ne s’est accru que de 82 pour 100 contre 206 pour 100 en faveur des navires étrangers. Depuis 1913, il y a eu une diminution assez sensible de la navigation. C’est ainsi qu’en 1918, elle s’est abaissée à 22 millions de tonnes. La part proportionnelle du pavillon français n’a jamais dépassé 21,5 pour 100. Elle a été de 18,6 pour 100 en 1919 et de 20,2 pour 100 en 1920. Si, au lieu de s’attacher à la navigation de concurrence, on prend le mouvement général de la navigation maritime, on arrive à des résultats qui ne sont guère plus encourageants. En 1913, le tonnage des navires français entrés et sortis dans nos ports représentait 26 pour 100 du tonnage de l’ensemble de la navigation maritime, qui atteignait 60 millions de tonneaux. Cette proportion a été de 28,5 pour 100 en 1914, de 27,3 pour 100 en 1918, de 29,9 pour 100 en 1919 et de 27,9 pour 100 en 1920. Il est essentiel que cette situation prenne fin.

Des statistiques ont fait ressortir en effet que 85 pour 100 en moyenne de la recette réalisée par un navire restent entre les mains de la nation dont il porte le pavillon. Toute exportation par pavillon étranger est une perte sèche pour le pays. C’est en se faisant les rouliers du monde que des États comme la Hollande d’abord, l’Angleterre ensuite ont assuré leur prospérité nationale. La France, au contraire, qui est obligée d’abandonner aux pavillons étrangers un trafic très supérieur à celui qu’elle transporte pour leur compte, doit payer aux autres un très lourd tribut. On estime qu’avant la guerre nous décaissions en moyenne 350 millions par an sous forme de fret. En 1915, nous avons acquitté de ce fait près de 2 millions de traites, dont les trois quarts pour l’Angleterre. En 1916, 1917 et 1918, c’est trois à quatre milliards que la nation française a dû débourser au profit des marines marchandes alliées ou neutres.

On a pu dire que cette situation était due à l’insuffisance du tonnage français, qui n’était point à la hauteur du trafic. Ce raisonnement ne tient plus à l’heure actuelle Nous possédons en effet quatre millions de tonnes, pour un mouvement de navigation réduit à 45 millions de tonneaux, alors qu’en 1913 nous n’avions qu’une flotte de 2 500 000 tonnes, pour un mouvement de navigation de 60 millions de tonneaux. Le rapport du tonnage au trafic qui était de 4,16 pour 100 en 1913 s’est élevé à ce jour à 8,88 pour 100. C’est le rôle de la Commission extra-parlementaire de la Marine, nommée à la suite de l’interpellation de l’honorable M. Brindeau, et qui a comme rapporteur général M. Guernier, de rechercher les remèdes à cette situation. Nous ne doutons pas, étant donné la compétence et l’éclectisme des membres de cette Commission, qu’elle n’apporte une heureuse solution à ce grave problème.


Parmi les sujets importants que cette commission aura à examiner, figure la question financière. L’augmentation du tonnage dont nous venons de parler a déterminé des besoins de trésorerie entièrement nouveaux. En outre, les frais d’exploitation ont subi un accroissement proportionnel à la hausse des matières premières. Il n’est pas jusqu’à la faiblesse de notre change qui n’ait eu une influence considérable sur la trésorerie des compagnies de navigation. Il est possible de se faire une idée de l’aggravation de leurs frais généraux en prenant un exemple emprunté au dernier rapport de l’assemblée générale de l’une de nos grandes firmes. Il y est dit que les stocks de charbon sont passés de 885 000 francs à 4 millions. Les frais d’équipage de 9 à 37 millions ; l’outillage d’armement de 6 à 40 millions. Les frais de nourriture des passagers et le service des marchandises, de 20 à 168 millions. Dans l’ensemble, les avances se sont élevées de 34 à 219 millions, soit une différence de plus de 700 pour 100. Un grand paquebot, qui autrefois quittait le port avec des avances d’armement se montant à 210 000 francs, demande aujourd’hui pour appareiller 820 000 francs. Ces exemples se répètent sur tous les navires et dans toutes les compagnies. Il en résulte que l’armement français travaille aujourd’hui avec un working-capital beaucoup plus élevé qu’autrefois. La quantité de tonnage inscrite à l’inventaire des Compagnies a augmenté de 100 pour 100. La valeur de ce tonnage s’est accrue de 400 pour 100. Le fonds de roulement a subi une augmentation de 500 pour 100 environ. On n’est pas au-dessus de la vérité en affirmant que les bilans des Sociétés de navigation se soldent par des totaux cinq ou six fois plus forts qu’avant la guerre.

D’où la nécessité pour ces sociétés de faire largement appel au crédit public. Comme le marché financier est accaparé par les demandes de l’Etat, il semble bien qu’une des premières formes à donner au protectionnisme consiste à offrir à l’armement national l’appui de l’État pour faciliter la réalisation d’un organisme de crédit destiné à procurer aux sociétés les fonds dont elles ont besoin afin de lancer de nouvelles commandes sur les chantiers français. Il est essentiel en outre de prendre des mesures urgentes pour donner de l’activité à cette industrie des constructions navales, très atteinte par le change et si essentielle au Pays. Aussi ne doit-on pas s’étonner que la Commission extra-parlementaire de la Marine ait inscrit cette question au premier rang de ses délibérations. C’est même sur cet ordre du jour que la Commission a formulé ses premières conclusions. Avant de partir en vacances, elle a voté à l’unanimité, une longue résolution suggérant à M. le sous-secrétaire d’Etat à la marine marchande « de saisir le Gouvernement de l’urgence qu’il y aurait à déposer le plus tôt possible un projet de loi ayant trait à la création d’une caisse nationale de crédit maritime sur les bases suivantes. L’organisme serait constitué sous la forme d’une société anonyme par actions. Cette société pourrait émettre des obligations qui, jusqu’à concurrence de 500 millions, bénéficieraient de la garantie de l’État pour le service des intérêts et de l’amortissement. Cette garantie serait établie de préférence dans les conditions déjà existantes pour les obligations émises par le Crédit national en raison des prêts au commerce et à l’industrie que cette institution est autorisée à consentir. » M. Rio, comprenant toute l’importance qui s’attache à cette question de crédit, a nommé une commission interministérielle, présidée par M. le conseiller Firman, assisté de personnalités particulièrement compétentes, afin d’étudier un texte qui doit être présenté au Conseil des ministres après accord avec le ministre des Finances. Il est donc vraisemblable qu’un projet de loi sera prochainement déposé pour répondre aux vœux de la Commission, et que le Parlement aura à discuter le principe de cet institut de crédit maritime. Toutes les nations cherchent à en constituer d’analogues. L’Angleterre elle-même, malgré la faveur dont jouissent chez elle les affaires d’armement, a reconnu l’utilité d’une telle institution placée sous le contrôle des « leaders » de l’industrie et qui serait destinée à lui fournir une aide financière en veillant à ce qu’aucun soutien ne soit accordé à des entreprises aventureuses. La première nation qui aura su fonder le crédit maritime sur des bases solides assurera à son pavillon une incontestable supériorité. Le crédit, comme l’appareil de démarrage d’un moteur, donnera à notre marine marchande le premier élan qui lui est nécessaire pour prendre son essor et pour marcher vers un avenir plein de promesses.


RENE LA BRUYERE.