L’Éducation et la Réforme de l’Instruction publique en Angleterre

L’Éducation et la Réforme de l’Instruction publique en Angleterre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 218-229).
L’ÉDUCATION ET LA RÉFORME
DE
L’INSTRUCTION PUBLIQUE EN ANGLETERRE
D’APRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE

L’Anglais est de tous les hommes celui qui dans ses voyages a le plus de satisfactions d’amour-propre ; il trouve partout des gens disposés à croire à la supériorité de sa race et, la foi n’étant rien sans les œuvres, à lui témoigner par leurs déférences la haute idée qu’ils se font de lui. Il n’est pas de nation en Europe qui n’ait ses anglomanes ; convaincus de l’excellence particulière des mœurs, des usages, des institutions de l’Angleterre, ils attribuent aux mérites naturels ou acquis de l’Anglo-Saxon l’éclatante fortune de son pays, sans tenir compte de certains accidens de son histoire et du bonheur qu’il a d’habiter une île. J’ai connu un jeune Français, assez médiocre au demeurant, qui avait profité de quatre ou cinq années de séjour à Londres pour s’approprier de son mieux les airs de tête, les habitudes, les manières et jusqu’au slang d’un vrai gentleman. Durant un hiver qu’il passa à Nice et à Menton, il eut plus d’une fois l’insigne honneur d’être pris pour un Anglais par les garçons d’hôtel, et leur méprise lui procura les plus vives jouissances d’orgueil qu’il eût jamais ressenties. L’admiration est un bon sentiment, et il y a beaucoup de choses admirables chez nos voisins d’outre-Manche, mais les superstitions ont leurs dangers, et il est toujours fâcheux de sacrifier sa raison à ses idoles.

Ce qui contribue à donner du prestige à l’Anglais, c’est que, comme ses vertus, ses défauts sont des forces et que les défauts des autres peuples sont presque toujours des faiblesses. Otez à l’Espagnol son indolence d’hidalgo, à l’Allemand ses gros appétits, à l’Italien cet excès de finesse dont il est souvent la dupe, au Français sa déplorable habitude de se passionner pour des affaires de bibus auxquelles huit jours plus tard il ne pensera plus, vous leur aurez rendu service. Otez à l’Anglais un peu de sa morgue, de son intraitable orgueil ; donnez-lui la sensibilité sympathique qui lui manque, la faculté d’entrer facilement dans l’âme et les sentimens d’autrui, vous aurez peut-être affaibli cette puissance de conviction, cette confiance en lui-même et en son droit, cette fermeté du vouloir qu’on a souvent admirée en lui, et vous l’aurez rendu moins propre à remplir sa mission dans le monde.

Ajoutez qu’au milieu des tourmentes révolutionnaires qui ont bouleversé l’Europe, l’Angleterre a offert le spectacle d’une société stable et progressive, où les réformes s’accomplissent sans crises violentes, et d’une nation qui, par la virilité de son caractère et la maturité de sa raison, semblait digne de se gouverner elle-même. On oublie qu’elle a eu ses révolutions avant tout le monde et qu’elle a donné le premier exemple d’un peuple coupant juridiquement le cou à son souverain. On oublie tout ce qu’a pu, à certaines époques de son histoire, le caprice de ses rois, et combien la nation s’est montrée servile ou vénale. On oublie surtout que la liberté a revêtu au cours des âges bien des formes diverses, qu’elle n’est point une invention anglaise ; que, selon l’expression d’un publiciste allemand, un peuple libre est celui dont les institutions répondent à ses besoins, et que d’ailleurs il est des franchises encore plus précieuses que la liberté politique. Qui oserait soutenir que l’Angleterre a plus fait pour l’émancipation de l’esprit humain que l’Italie, la France ou l’Allemagne ?

On désire toujours imiter ce qu’on admire. Les anglomanes sont sincèrement convaincus qu’ils feraient le bonheur de leur pays s’ils le décidaient à se modeler en toute chose sur l’Angleterre. Malheureusement nombre de coutumes et d’institutions anglaises ne sont pas des articles d’exportation. Elles portent la marque du caractère national, de ses vertus et de ses défauts ; elles ont un fort goût de terroir : ce sont des plantes qui pour prospérer ont besoin du sol et du ciel anglais, et qui, transportées sur le continent, ne tardent pas à dégénérer. Mais il arrive souvent aussi que telles de ces institutions dont les Anglais se font gloire, sont des produits étrangers, qu’ils se sont appropriés sans en rien dire à personne. Ils sont beaucoup plus emprunteurs qu’on ne croit ; mais leur fierté patriotique leur interdit d’en convenir, et quand ils s’emparent du linge de leurs voisins, leur premier soin est de le démarquer. Les étiquettes ne sont nulle part aussi trompeuses que dans le pays où les médecins sont encore des physiciens et les pharmaciens des chimistes.

L’un des hommes qui ont le mieux mérité du prince de Bismarck, celui de ses collaborateurs dont il appréciait le plus l’intelligence et le zèle, M. Lothar Bucher, avait publié autrefois un petit livre destiné à mettre ses compatriotes en garde contre l’anglomanie, qui était alors en Prusse une maladie à la mode[1]. Il établissait dans ce curieux pamphlet, dont une nouvelle édition vient de paraître, qu’en Angleterre il ne faut juger de rien sur l’étiquette, et il rappelait à ce propos que M. Gladstone présenta jadis à la Chambre des communes un bill sur les disabilities ou incapacités canoniques du clergé colonial. On avait commencé de le discuter, et on ne savait pas encore si le gouvernement proposait de tolérer ou de supprimer les disabilities. Sir George Grey se plaignit que la Chambre délibérait dans la nuit, puisqu’on n’avait pas daigné lui expliquer de quoi il s’agissait. M. Adderley répliqua (à sir George que cela s’expliquait de soi. M. Napier déclara que si un homme qui se permettait de trouver le bill incompréhensible prouvait par là qu’il était un âne en jurisprudence, il se rangeait parmi les ânes. M. Henley remarqua que, puisque de hautes autorités juridiques confessaient leur impuissance à comprendre le sens du projet de loi, il ne rougissait pas de faire la même déclaration. M. Smith proposa l’ajournement : — « Il est évident, dit-il, qu’aucun de nous ne sait sur quoi porte la discussion, et que plus elle se prolongera, moins nous le saurons. — Je voudrais savoir, dit à son tour sir J. Packington, sur quoi la Chambre aura à voter, si elle passe au vote. — Un point me paraît clair, dit M. Chambers : c’est que, dans l’intention de ceux qui la présentent, la loi est autre chose qu’elle ne semble. — Un second point (me semble plus clair que le soleil, ajouta M. Horsman, c’est que, si la Chambre acceptait le bill, elle le voterait les yeux fermés sans avoir la moindre idée des effets qu’il pourrait produire. » Le rédacteur du bill, M. Gladstone, affirma que le texte du projet était net et limpide ; que si les honorables gentlemen le jugeaient confus, ils ne devaient s’en prendre qu’à la confusion de leurs propres idées. Il se trouva qu’en définitive M. Chambers avait raison ; qu’en présentant le bill, on avait eu de mystérieuses intentions, et qu’il n’y avait guère qu’une douzaine de membres de la Chambre qui fussent dans le secret. Mais cela ne l’empêcha pas d’être adopté.

« — Au lieu de vous laisser séduire par de vaines théories, disait Burke aux Français, ne feriez-vous pas mieux de nous prendre pour modèles, nous qui avons conservé précieusement les principes et les règles du vieux droit coutumier de l’Europe ? » — L’Angleterre ne compte plus les infidélités qu’elle a faites au vieux droit coutumier. Depuis longtemps les idées démocratiques l’ont envahie, et sa nouvelle législation en fait foi. Mais, pour parler comme la Bible, elle ne veut pas être soupçonnée de forniquer avec les dieux étrangers. Quand elle ne réussit pas à concilier les traditions et les nouveautés, elle s’applique du moins à sauver les apparences. Elle ressemble à cette jeune orpheline qui, par piété filiale, avait juré de porter toujours le manteau qu’elle avait hérité de sa mère. Au bout de quelque temps, ayant beaucoup grandi, elle s’avisa que ce manteau ne lui allait plus : elle s’en commanda secrètement un autre de la même étoffe, de la même couleur ; elle eut soin d’y faire quelques accrocs, quelques reprises, de lui donner un air de vétusté, et personne ne se douta qu’elle avait serré au fond d’une armoire la défroque de la morte. Les Anglais s’entendent, comme cette orpheline, à donner au neuf l’apparence du vieux ; c’est un art dans lequel ils excellent autant que les fabricans de vieux tableaux et de haches préhistoriques.

L’École des sciences politiques avait confié à l’un de ses anciens élèves une mission en Angleterre. Il était chargé de faire une enquête sur l’instruction publique et de nous apprendre où s’instruisent et comment se forment, de l’autre côté de la Manche, les classes supérieures et moyennes ; ce que cette élite de la société anglaise doit à la famille, à l’école et aux pédagogues, ce qu’ont fait pour elle l’État et la loi. M. Max Leclerc s’est acquitté de sa mission en conscience, et il vient de publier un livre plein de renseignemens curieux et précis, que quiconque s’intéresse à cet ordre de questions consultera avec fruit[2]. Si M. Leclerc n’est pas un anglomane, il est du moins un anglophile très chaud, et j’avais pensé que par forme de conclusion il nous engagerait à adopter les coutumes et les méthodes scolaires de nos voisins. Tout au contraire, il est fort discret sur ce point, et je me l’explique sans peine. Comme je l’ai dit plus haut, quelques-unes des institutions des Anglais sont si conformes au génie particulier de la nation qu’elles ne sauraient s’adapter à nos besoins, et d’autres ont été empruntées par eux à l’Allemagne et à la France. À quoi bon les leur prendre ? Ils nous les ont prises.

L’idée que l’Anglais se fait de la famille ne ressemble pas à la nôtre, à celle que nous a léguée la Révolution et que nos codes ont consacrée. Sauf les cas réservés, il considère qu’il ne doit à ses fils que le vivre, le couvert et l’instruction. Le fils sait qu’il ne doit point compter sur l’héritage, que le père est libre de tester à sa guise, que c’est à l’enfant de préparer son nid et sa vie. « La famille anglaise, a dit l’un des Français qui connaissent le mieux l’Angleterre, M. Émile Boutmy, a gardé jusqu’à nos jours le caractère d’une monarchie absolue… Le père n’est pas en présence de ces parasites légaux qu’on appelle des héritiers inévitables ; il exerce avec une pleine liberté ce que j’appellerais volontiers la magistrature testamentaire. C’est un monarque respecté dans son royaume, presque un monarque de droit divin. Comparé à lui, le Français fait penser au président élu d’un parlement raisonneur. » Quant à la mère anglaise, elle est moins mère qu’épouse. Un jeune Anglais de ma connaissance n’avait pas vu la sienne depuis six ans, et depuis six ans, il n’avait reçu d’elle aucune lettre longue ou courte. Une fois par mois, il écrivait à l’aînée de ses sœurs, qui était à la fois sa correspondante, sa conseillère et en quelque sorte sa grondeuse officielle. J’en ai connu un autre qui avait fait le tour du monde, et à qui je disais : « Votre père a dû être heureux de vous revoir. » Il me répondit en riant : « Le vieux homme m’a tendu la main et m’a dit : « Vous voilà donc, John, mon garçon ! Avez-vous déjeuné ? »

Le petit Français vit avec ses parens, qui imposent quelquefois à leurs invités, comme le remarque M. Leclerc, ses grâces, ses caprices, ses sourires et ses pleurs. L’enfant anglais vit dans la nursery, et n’est pas soumis comme l’autre « à un tendre espionnage. » Par là on développe plus tôt chez lui une certaine indépendance, le sentiment de la responsabilité, la faculté de choisir, de se décider, de vouloir, de se tirer lui-même d’affaire. « Toute la vie de l’Anglais se passe à apprendre ou à enseigner le self-help : aide-toi. » Il faut en convenir, certaines sollicitudes maternelles sont un philtre énervant, et rien n’est plus fâcheux pour l’enfant que de veiller sans cesse sur lui, de s’étudier à le garantir de tout péril et en particulier du danger de se cogner la tête contre une table. La vie est une aventure, il faut s’accoutumer de bonne heure à ses hasards.

M. Leclerc raconte qu’il y a une vingtaine d’années, Milne-Edwards, de passage à Oxford, demanda à un professeur de géologie, célèbre pour sa franchise un peu rude, comment il se faisait que des jeunes gens, qui avaient appris un peu de grec et de latin et dépensé beaucoup de temps au cricket et au boating, devinssent des hommes supérieurs. Le géologue répondit d’un ton bourru : « C’est qu’ils ont eu des mères anglaises. » Il avait tort d’être bourru, mais il avait raison de croire qu’un peu d’indifférence est souvent chez une mère une vertu où tout le monde trouve son compte. Cependant je préfère encore aux mères indifférentes les mères raisonnables. M. Leclerc semble dire que cette race n’existe pas chez nous, et je le trouve injuste. Il est à croire que ces héroïques explorateurs qui font aujourd’hui tant d’honneur à la France avaient tous une mère, et je ne vois pas qu’une enfance trop dorlotée ait amolli leur courage. Au surplus, s’il est trop de mères à qui leur enfant sert tour à tour de jouet ou d’idole, l’État se charge de corriger ce qu’il y a d’intempérant dans leur tendresse. Elles ne peuvent douter que, le temps venu, cet enfant ne soit appelé à servir, et elles savent que, si quelque partie sanglante s’engage, il en sera. C’est un genre de sacrifices qui est épargné à la plupart des mères anglaises.

L’éducation fondée sur la confiance a de grands avantages, et j’admets sans peine qu’elle contribue à développer dans l’Anglais l’esprit d’initiative et le goût des entreprises. Mais dirons-nous avec M. Leclerc qu’elle lui inspire l’horreur du mensonge ; qu’étant accoutumé « à se faire croire sur parole, jusqu’à preuve qu’il a menti, il devient franc, self-reliant et reliable ? » Le bruit se répandit jadis en Westphalie qu’un enfant était né avec une dent d’or : on publia de subtiles et savantes dissertations pour expliquer ce miracle, après quoi on se mit en route pour aller voir l’enfant et sa dent, et il se trouva que personne ne l’avait jamais vue. Est-il prouvé que nos voisins nous surpassent en sincérité ? Nous sommes loin d’être parfaits ; mais on n’a jamais dit que le cant fût un de nos vices nationaux.

En tout pays, ce qui est aussi rare qu’une dent d’or, c’est un enfant absolument sincère. Que sa mère et sa nourrice s’appliquent à lui inspirer l’amour de la vérité, le jour viendra où la vie, les affaires, les intérêts, la politique lui apprendront l’utilité du mensonge. Ce qu’il faut accorder, c’est que les Anglais sont moins complimenteurs que nous ; que, ne tenant à plaire qu’à leurs amis, ils sacrifient rarement leur franchise au désir de se rendre agréables à des indifférens. « Les Français, disait Rousseau, ont une manière de paraître s’intéresser à vous qui trompe plus que des paroles. Ils ne sont point faux dans leurs démonstrations ; ils sont naturellement officieux, humains, bienveillans et même, quoi qu’on en dise, plus vrais qu’aucune autre nation. Ils ont en effet le sentiment qu’ils vous témoignent ; mais ce sentiment s’en va comme il est venu. En vous parlant, ils sont pleins de vous ; ne vous voient-ils plus, ils vous oublient. » Les Anglais vous oublient aussi, mais ils n’avaient pas eu l’air d’être pleins de vous : vous ne vous êtes point fait d’illusion, vous n’avez pas de mécompte. C’est merveille, dit encore M. Leclerc, que l’éducation française ne rende pas l’enfant « tout à fait égoïste. » Eh ! oui, un enfant idolâtré par sa mère rapportera tout à lui jusqu’au jour où de dures expériences lui apprendront qu’il n’est pas le nombril du monde. Mais croirons-nous que le petit Anglais, qui a passé son enfance dans la nursery, y apprend à s’oublier, à se détacher de son petit moi ? Y pensez-vous, monsieur Leclerc ? L’enfant a une redoutable clairvoyance, et, comme les animaux, il démêle sans peine les intentions secrètes de ceux qui gouvernent sa vie. Il a bientôt fait de découvrir qu’en le reléguant dans la nursery, ses parens songent moins à son intérêt qu’à leur propre commodité ; que, se souciant peu d’avoir la tête rompue par son tapage, ses rires et ses cris, ils s’arrangent pour le tenir à distance. C’est une première leçon d’égoïsme qu’ils lui donnent : il s’en souviendra.

Le petit Anglais a quitté la nursery ; il est devenu écolier. Ici les Anglais sont nos maîtres ; ils n’admettent pas qu’un collège ressemble à une prison, et ils estiment que, comme l’a dit un de leurs philosophes, « le premier point est d’être un bon animal, qu’une nation n’est prospère que si elle se compose de bons animaux. » Aussi leurs pédagogues ont-ils mis depuis longtemps en honneur les exercices et les jeux en plein air. Ils n’oublient jamais que l’homme a un corps ; c’est une vérité que nous avions désapprise et que nous sommes en train de rapprendre. Puisse seulement notre aversion pour le surmenage ne pas dégénérer en une crainte superstitieuse de tout effort sérieux ! Le vrai travail sera toujours une souffrance, et si le cricket et le football sont bons pour se faire des muscles, il y a une sorte d’ascétisme nécessaire à la santé de l’esprit. « Combien de jeunes gens, a dit un Anglais, gâchent leurs facultés en abusant des sports et se rendent incapables de tout effort de l’intelligence par l’abus de l’entraînement du corps ! »

C’est une règle de la pédagogie anglaise que « nul ne doit gouverner les enfans s’il ne les instruit. » Point de maîtres d’études, ils sont remplacés par des maîtres enseignans qui, sous le nom de tutors, logent chez eux de 30 à 40 écoliers et s’engagent à travailler à leur éducation. Quarante enfans, c’est beaucoup : il est déjà si difficile d’en élever un ! Le tutor est assisté par les moniteurs, qui se recrutent parmi les élèves les plus âgés, les plus sages, les plus méritans et à qui on confie la mission de faire observer la discipline. Je ne crois guère à l’utilité des moniteurs. J’ai fait connaissance avec eux dans le collège où j’ai commencé mes études : un ou deux remplissaient leur tâche en conscience ; les autres étaient préoccupés d’acquérir les bonnes grâces de leurs condisciples par leurs complaisances ou la faveur de leurs maîtres par des excès de zèle et d’inquisition policière.

La discipline anglaise, nous dit-on, est discrète : « Elle laisse du jeu à la responsabilité, fait appel chez l’enfant au respect de soi-même. » Cependant, comme elle le soupçonne de ne pas se respecter assez, de temps à autre elle lui donne le fouet. M. Leclerc nous apprend que dans le collège de Marlborough, les parens sont prévenus et qu’on porte à leur compte 1 shilling 6 pence pour les verges. À Eton, on ne les prévient pas ; mais M. Leclerc a vu une armoire qui contenait « une magnifique collection de verges souples et cinglantes, » et il nous assure qu’un Etonien qui n’a pas été fouetté est aussi rare qu’un soldat qui ne connaît pas la salle de police. Ce qui me paraît le plus remarquable, c’est qu’à Harrow le moniteur qui a dénoncé se charge de l’exécution. Il fait venir le délinquant dans sa chambre et le fustige par-devant témoins. Les moyens de discipline dont nous usons dans nos collèges ont leurs inconvéniens ; toutefois, avant de les abolir, il faudrait trouver dans toute l’étendue de la France un écolier capable de se laisser fouetter par un condisciple sans le haïr à mort ou sans se croire déshonoré. Ce n’est peut-être qu’un préjugé, mais il en est des questions d’honneur comme des goûts : on ne les discute pas.

Jusqu’au milieu de ce siècle, les Anglais eurent pour principe qu’en matière d’instruction publique l’État doit intervenir avec une extrême discrétion et sinon s’abstenir, du moins s’effacer, en laissant le gros de la besogne aux associations et à l’initiative privée. Les collèges, grammar schools, dont les plus célèbres et les plus riches portaient le nom de public schools, avaient été dotés par des princes ou des particuliers, et plus des deux tiers dataient du XVIe siècle. D’autres, les proprietary schools, avaient été créés depuis par des sociétés d’actionnaires ; le plus grand nombre étaient des écoles privées, qui recueillaient la majorité des enfans des classes moyennes. « L’enseignement, dit M. Leclerc, est libre en Angleterre. Pour ouvrir un cabaret ou une salle de concert, il faut demander une licence ; pour tenir une école, il n’est pas nécessaire de savoir lire ni écrire, il suffit d’en avoir la prétention. Un entrepreneur de transports dégoûté du métier, un brocanteur failli, un épicier en déconfiture peuvent, du jour au lendemain, appliquer sur leur porte l’écriteau : « École supérieure pour fils de gentlemen. » Personne n’y pourra trouver à redire. Les petits boutiquiers sans défiance tombent dans le piège tendu à leur vanité et envoient leurs fils à ces singulières écoles de gentlemen. » Ils ne demanderaient pas mieux que de les envoyer dans une école dotée ; mais le prix de la pension est élevé : à Eton, il n’est jamais inférieur à 5 000 francs ; à Harrow il varie de 3 500 à 5 000 ; ailleurs il peut descendre à 3 000, si on en défalque les frais accessoires. « Le succès, la mode et le snobisme aidant, les public schools furent très recherchées ; il y eut entre les riches, gentlemen authentiques et gros marchands, une véritable surenchère ; c’était à qui obtiendrait de faire élever ses fils dans ces écoles de bon ton. Les offres étant d’ailleurs limitées et les demandes très nombreuses, les prix montèrent. »

De graves abus avaient été signalés dans la gestion des dotations scolaires, et un homme dont la parole avait du poids s’était permis d’avancer que l’aristocratique collège d’Eton non seulement était fort cher, mais dépensait fort mal ses énormes revenus, que les jeunes gens qui venaient y chercher le pain de l’âme n’en avaient pas pour leur argent. Une commission royale, présidée par lord Clarendon, fut chargée défaire une enquête sur la situation des public schools. En 1865, nouvelle enquête plus générale sur toutes les écoles dotées. La commission instituée à cet effet sous la présidence de lord Taunton se composait d’hommes distingués et très laborieux, car son rapport, qui parut au cours des années 1867 et 1868, comprenait 21 volumes. Les conclusions, résumées par un des commissaires, portaient que les collèges étaient insuffisans en nombre, que l’enseignement y était souvent de qualité médiocre, qu’on n’avait établi aucun rapport organique soit entre les différens degrés d’écoles secondaires, soit entre ces écoles et les universités, que la fortune des collèges dotés était mal administrée, qu’ils s’étaient rendus impopulaires par leur exclusivisme religieux, que quelques-uns fermaient leur porte à toute une catégorie de citoyens, que quant aux écoles privées, le corps enseignant s’y recrutait souvent parmi les incapables ou les illettrés.

Telle était en 1867 la fâcheuse situation de l’instruction secondaire.

La postérité nous honnira, s’écriait M. Huxley, si nous n’apportons pas un remède à ce déplorable état de choses, et si nous vivons vingt ans encore, nos propres consciences nous honniront I » Ce ne sont pas les Anglais qui disent : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » À la suite de l’enquête, le sentiment général fut que, contrairement à tout ce qu’on avait dit et fait jusqu’alors, il n’était pas permis à l’État de se désintéresser de l’instruction publique, qu’il est tenu de venir en aide aux petits bourgeois incapables de distinguer un véritable éducateur d’un marchand de soupes ou d’orviétan. En 1874, une loi autorisa la Charity Commission ou Commission des fondations à réorganiser toutes les fondations (scolaires, en faisant passer l’intérêt général et le sens commun avant les volontés expresses des testateurs ou des donateurs.

L’État n’a pas pris à son compte de nouveaux établissemens d’instruction secondaire ; mais, par l’entremise de la Charity Commission, il a réformé les écoles existantes, revisé les statuts, aboli les distinctions de cultes, introduit les dissidens dans les corps gouvernans, modifié le système d’administration, supprimé les droits de patronat. Il a fait réparer ou reconstruire les bâtimens scolaires, réglé l’emploi des fonds et les programmes d’études, et posé en principe que toute école devait être examinée au moins une fois l’an. Ces réformes ont soulevé d’abord une vive opposition ; la vieille Angleterre s’est plainte qu’on lui faisait violence. Elle avait affaire à forte partie, et après avoir protesté et gémi, elle s’est résignée en disant : « Nous vivons dans un temps où l’on ne respecte plus rien. Que la volonté du Parlement soit faite ! »

Pour l’enseignement primaire, on peut dire que l’État l’a créé par ses subventions, car c’est lui qui supporte la plus lourde part de la dépense. En 1833, le Parlement avait voté une modeste somme de 20 000 livres à titre de secours aux paroisses et aux sociétés qui entreprenaient la construction de maisons d’école. De 1833 à 1846, on était monté de 20 000 livres à 100 000. En 1862, on institua, sans le rendre obligatoire, un certificat d’aptitude à l’enseignement primaire. Mais le coup décisif fut porté en 1870. Désormais, en vertu de la loi rédigée et proposée par M. Forster, les écoles, pour recevoir des subventions, doivent accueillir tous les enfans sans distinction de cultes, n’imposer à personne l’enseignement confessionnel, admettre les inspecteurs de Sa Majesté et se conformer aux prescriptions d’un code approuvé par le Parlement, qui contient à la fois un programme scolaire et un règlement administratif. C’est ainsi que l’État a introduit successivement dans l’école primaire les trois principes de la laïcité, de l’obligation et de la gratuité, et qu’au cours des vingt dernières années, les dépenses de l’instruction publique sont devenues une des plus lourdes charges du budget.

Ce n’était pas assez d’avoir organisé l’école primaire selon les principes des États démocratiques les plus avancés. Le Parlement n’a pas craint de porter atteinte aux antiques privilèges des universités, jusque-là si fières de leur autonomie, et il les a contraintes à réformer leurs statuts en se mettant en règle avec l’esprit nouveau. En 1871, leurs revenus montaient à plus de 18 millions, et elles ne comptaient que 3 463 étudians. Aujourd’hui on peut étudier à Oxford ou à Cambridge sans avoir 7 ou 8 000 francs à dépenser par an. Dès 1871, après une longue résistance des Lords, les dernières restrictions religieuses furent abolies, et il fut permis à un dissident de briguer le grade de maître es arts et de concourir pour les places d’agrégé. On ne s’en est pas tenu là : on a exigé la création de grands cours publics, et du même coup on sécularisait le personnel enseignant. En 1891, presque tous les professeurs publics étaient des laïques, et sur 391 fellows résidant à Oxford 150 seulement appartenaient au clergé.

Les universités sentaient elles-mêmes le besoin de se rajeunir. Longtemps indifférentes à ce qui se passait dans l’âme et dans l’esprit des foules, elles se sont humanisées, elles ont pris à tâche de justifier leur existence auprès des petites gens. Dorénavant elles ne croient pas déroger en s’imposant une sorte d’apostolat in partibus infidelium. Elles envoient chaque année dans les grandes et petites villes des missionnaires chargés de faire des conférences, d’enseigner aux petits bourgeois, aux ouvriers, aux artisans de Sheffield, d’Oldham, de Newcastle, la chimie, la physique et, selon les cas, l’histoire d’Angleterre ou les beautés de la tragédie grecque. D’autre part, elles ont institué un système d’examens locaux à l’usage de ceux qui ne sont pas membres de l’Université. Toute ville d’Angleterre est autorisée à faire examiner par leurs agrégés les élèves de ses écoles secondaires. « Au jour indiqué, les candidats inscrits se réunissent ; on leur distribue des séries de questions imprimées qui ont été expédiées, avec toutes les précautions voulues, d’Oxford ou de Cambridge. Une commission nommée par l’université reçoit, corrige et classe les compositions… L’émulation des écoles entre elles est stimulée par les examinateurs, qui publient non seulement la liste des candidats reçus, mais encore un classement des meilleurs candidats. » Ajoutez que l’Université de Londres, qui n’est pas un corps enseignant, mais une commission d’examens, a depuis longtemps le droit de conférer des grades aux élèves sortis des écoles secondaires ; que son certificat de matriculation ouvre une foule de carrières ; qu’en 1858 le nombre des candidats n’était que de 299, qu’en 1885 il s’élevait à 1 900. On a souvent dit que la France était le pays des examens, des concours et des diplômes : si c’est une maladie, cette fièvre, paraît-il, est contagieuse, et l’Angleterre en est atteinte.

Comme nous aussi, elle est fort occupée à remanier, à étendre, à compliquer les programmes scolaires et les plans d’études. Une certaine démocratie niveleuse est disposée à considérer l’enseignement secondaire moins comme une préparation à l’enseignement supérieur que comme une institution qui doit mettre la jeunesse en état de s’en passer. Elle désire qu’à défaut de sciences on lui apprenne une foule de demi-sciences ; elle multiplie à l’infini les objets d’étude : plus les programmes sont touffus, plus elle est contente. L’ancienne pédagogie anglaise avait pour maxime que les collèges sont destinés surtout à aiguiser l’esprit, à enseigner à la jeunesse un petit nombre de choses qui, bien apprises et bien sues, la rendront capable d’en apprendre par elle-même beaucoup d’autres. Ce principe était d’une admirable justesse, mais peut-être y avait-il de l’excès dans l’application. Lord Palmerston avait été un brillant élève de Harrow. On raconte que, occupé de former un cabinet et ne trouvant personne qui voulût se charger du portefeuille des colonies, il le prit pour lui en disant : « Helps, vous monterez avec moi après la conférence ; nous regarderons ensemble sur la carte, et vous me montrerez où tous ces endroits-là sont situés. » Lord Palmerston aimait à rire, et j’imagine, que s’il n’avait pas appris à Harrow où étaient situés « tous ces endroits-là », il avait pris depuis quelques informations à ce sujet. « Ne craignez rien, disait à M. Leclerc le principal du collège de Dulwich, ils apprendront la géographie en courant le monde. » Il est fâcheux de n’en pas apprendre un peu au collège, mais ce qui l’est beaucoup plus, c’est de croire qu’on sait tout quand on ne sait rien. « Bourrez-les, bourrez-les ! disent des deux côtés de la Manche les nouveaux pédagogues, il en restera toujours quelque chose. » Ce qu’il en reste le plus souvent, c’est une présomptueuse ignorance.

En réformant ses établissemens d’instruction publique, l’Angleterre a travaillé sur des patrons qui lui étaient fournis par le continent ; mais ce qu’il y a eu de vraiment anglais dans cette affaire, c’est la méthode employée. On ne s’est pas pressé ; le gouvernement a attendu que les journaux et d’honnêtes agitateurs eussent préparé l’opinion, et il a eu l’air de se laisser forcer la main. En ce qui concerne les écoles primaires, il n’a point dit : « Je veux. » Il a dit seulement : « Si vous n’acceptez pas mes propositions et mes inspecteurs, vous ne saurez jamais quelle est la couleur de mon argent. » Et tout le monde a voulu être subventionné et inspecté. « Le secret de la force du gouvernement anglais, lisons-nous dans le livre de M. Lothar Bucher, est qu’il s’applique toujours à paraître plus faible qu’il ne l’est. » Ce gouvernement très fort a du goût pour les moyens détournés ; dans sa politique intérieure comme dans ses relations avec les peuples étrangers, il préfère aux coups d’autorité les savans artifices, et il aime à prouver que la ruse n’est pas toujours l’arme des faibles.

Au surplus, quoique les moyens fussent anodins, la solution a été radicale, et les Anglais le savent bien ; mais dans le fond nos voisins sont plus révolutionnaires qu’il ne semble. On s’imagine quelquefois que du jour où Charles II fut monté sur le trône, l’Angleterre oublia qu’elle avait vécu quelque temps en République, et ne conserva d’autre souvenir de sa révolution que celui d’un grand homme qui avait racheté ses péchés en assurant à son pays l’empire des mers. Comme le remarque fort justement M. Bucher, la restauration abolit des statuts, abrogea des règlemens, mais elle ne put avoir raison de certaines idées qui s’étaient enracinées dans les esprits. Il en cite un exemple singulier et frappant. Le roi Jacques Ier, ce Salomon du Nord, surnommé par Sully le fou le plus avisé de l’Europe, voyageait dans le Lancashire lorsqu’il apprit un jour que le comté était infesté de fanatiques, qui s’abstenaient de travailler et de se divertir le dimanche. À son retour, il promulgua un édit par lequel il déclarait que ce genre de célébration du dimanche était dangereux pour l’État, parce que les gens qui ne travaillent ni ne s’amusent emploient leur temps à rêvasser et à se repaître de mauvaises pensées ; compromettant pour la religion, parce que les hommes ne peuvent aimer une religion qui leur prêche l’ennui comme une vertu ; funeste à la société, parce que l’oisiveté conduit fatalement à l’ivrognerie ; déplorable pour l’armée, parce qu’un peuple qui ne danse pas une fois au moins par semaine ne tarde pas à s’abâtardir. Il fut enjoint aux autorités ecclésiastiques et séculières d’avertir les mal-pensans et au besoin de les expulser. Cette ordonnance, intitulée le Book of sports, renouvelée par Charles Ier, fut brûlée par la main du bourreau sur l’ordre du Long Parlement. C’est ainsi que l’observance légale et stricte du repos dominical, cette institution considérée aujourd’hui comme un des piliers du trône et de l’autel, est un héritage de la république.

Mais la révolution a laissé bien autre chose aux Anglais ; elle leur a légué le dogme de la souveraineté du peuple, qui, après avoir été prêché par des rêveurs et des spéculatifs, est devenu la doctrine latente, ésotérique de l’État. L’Angleterre est désormais gouvernée par une assemblée à qui tout est possible, sauf de changer un homme en femme, et qui, cédant à la passion qu’ont tous les mandataires d’étendre sans cesse leur mandat, légifère sur beaucoup de choses qui n’étaient pas autrefois de sa compétence. De jour en jour elle entreprend, empiète davantage sur tous les droits réservés, et les solutions qu’elle propose ou qu’elle impose sont toujours les plus démocratiques.. « Er France, a dit M. Bucher, tout est système ; en Angleterre, tout est compromis. » Pour être tout à fait dans le vrai, il convient d’ajouter que les compromis anglais ne sont souvent que des systèmes déguisés.


G. VALBERT.

  1. Der Parlamentarismus wie er ist, von Lothar Bucher, 3e édition, Stuttgard, 1894.
  2. L’éducation des classes moyennes et dirigeantes en Angleterre, par Max Leclerc, avec un avant-propos de M. Émile Boutmy, 1894, Armand Colin et Cie.