L’Education du duc de Bordeaux

L’éducation du duc de Bordeaux
Cte de Damas d’Anlezy

Revue des Deux Mondes tome 11, 1902


L'ÉDUCATION
DU
DUC DE BORDEAUX

La récente publication des Souvenirs du général marquis Amand d’Hautpoul a appelé l’attention du public sur l’éducation du Duc de Bordeaux. Commencée par la duchesse de Gontaut, continuée deux ans seulement par le duc de Rivière, l’éducation du prince passa, en 1828, aux mains du baron de Damas, dont les papiers, conservés aux archives d’Anlezy, nous permettent d’apporter à ce sujet des documens inédits.


I

Rappelons brièvement quels antécédens désignèrent le baron de Damas au choix de Charles X pour la charge la plus importante peut-être du royaume : celle de former le jeune prince sur qui reposaient les espérances de la France et de l’Europe.

Né en 1785, il fut emmené par sa mère en Allemagne, pendant que son père allait combattre et périr à Quiberon. De quelque façon qu’on puisse aujourd’hui juger l’émigration, il faut se rappeler qu’elle paraissait alors, comme l’a dit Joseph de Maistre, « et le signe le moins équivoque de la fidélité et le plus grand moyen de salut pour le souverain. » A neuf ans, la protection du duc de Richelieu vaut à l’enfant une place à l’école des cadets de Saint-Pétersbourg. L’empereur Paul et la société russe avaient accueilli avec faveur les émigrés. Mais entre tous les autres, le nom de Damas était à la mode en Russie. Il le devait surtout à ce Roger de Damas, ami du prince de Ligne et qui représentait avec lui ce que l’ancien régime avait produit de plus brillant comme bravoure et politesse.

Son jeune parent sort de l’école à quinze ans avec le grade de sous-lieutenant, et Paul Ier le place dans la garde impériale. Justement la guerre se prépare : Damas fait ses débuts à Austerlitz, plus tard, il est blessé à la Moskowa, et en 1814 sa conduite à Brienne lui vaut les éloges des plus vieux généraux et des souverains alliés : il était alors général-major, grade correspondant à celui de maréchal de camp.

La patrie s’ouvre enfin devant ses princes légitimes : le baron de Damas était particulièrement connu du Duc et de la Duchesse d’Angoulême, auxquels il avait été présenté, dès 1802, par son parent, le comte Etienne de Damas, premier gentilhomme de la chambre du Duc d’Angoulême[1]. Ce prince voulut se l’attacher en qualité de gentilhomme d’honneur et d’aide de camp. M. de Damas ne quitte pas sans regrets l’empereur Alexandre et l’armée dont il a partagé les périls, mais il se croit plus utile en France : le trône de Louis XVIII est fragile et n’aura pas trop de soutiens. D’ailleurs, avait-il cessé d’être Français, celui qui a écrit ces lignes :


Lors même que j’étais le plus éloigné de revoir ma patrie, lorsque je combattais les armées impériales avec toute la puissance de mon esprit et de mon cœur, les sentimens de patriotisme n’ont jamais cessé d’être en mon âme ; les succès des armées françaises excitaient en moi un noble orgueil et leurs défaites me causaient quelque peine.


Pendant les Cent Jours, M. de Damas suit le Duc d’Angoulême dans le Midi et en Espagne ; il devient lieutenant général. Successivement commandant de la 8e division militaire à Marseille et de la 9e division de l’armée d’Espagne, où il prend Figuières, ministre de la guerre et des Affaires étrangères, la chute du ministère Villèle semblait devoir le rendre à la vie privée, ou plutôt l’appeler à en connaître enfin les douceurs. Mais la Providence en avait disposé autrement.

Le baron de Damas avait quitté Paris dans les derniers jours d’avril 1828 pour se rendre en Nivernais dans sa terre d’Anlezy, qu’il ne connaissait pas encore. Ce fut à Nevers, où il dînait chez le comte et la comtesse de la Rochefoucauld-Cousages, qu’une estafette lui apporta cette lettre :


Paris, 22 avril 1828.

Vous devez être déjà instruit, mon cher baron, de la perte cruelle que je viens de faire. Le bon et excellent Rivière est mort hier matin. Le malheur est déchirant pour mon cœur, et je sens profondément tout ce qu’il a plu à Dieu de m’enlever ; mais en me soumettant autant qu’il est en moi aux décrets de la Providence, je dois remplir tous les devoirs qui me sont imposés. Le premier est de donner un successeur à celui que j’ai perdu.

J’ai cherché un homme religieux, moral par principe, dont l’attachement me soit bien connu, dans une situation élevée dans la société, d’un âge qui le mette à même de continuer et de terminer l’éducation de l’enfant que le ciel nous a donné, et dont les services militaires le mette (sic) à portée de donner à son élève le goût et le talent du grand art dont mon petit-fils aura peut-être un si grand besoin.

D’après ces motifs, je n’hésite pas à vous dire que j’ai jeté les yeux sur vous pour remplir cette grande et si importante fonction.

Cette preuve d’une entière confiance et d’une complète estime ne peut pas être considérée comme une faveur que je vous accorde, au contraire je la regarde comme un sacrifice que je vous demande.

J’ajouterai que je vous écris d’accord avec la Duchesse de Berri, ainsi qu’avec mon fils et ma belle-fille.

Répondez-moi un mot par l’estafette que je vous envoie, et annoncez-moi le jour où vous reviendrez près de moi, si, comme j’aime à n’en pas douter, vous accédez à ma demande.

Je n’ai pas besoin de vous parler de mon affection et de ma confiance.

CHARLES.


Dès ma jeunesse et lorsque je servais l’empereur Paul, dit le baron de Damas dans des Mémoires écrits pour ses enfans, j’avais pris l’habitude d’obéir promptement, sans réflexion, sans m’arrêter aux considérations diverses et souvent raisonnables qui auraient pu me retenir, ne fût-ce que pour me préparer aux devoirs que j’allais accomplir. Mon parti fut donc bientôt pris : la lettre du Roi était bonne, touchante ; refuser, hésiter, m’eût paru un crime. Après l’avoir lue, je répondis sur-le-champ ; j’annonçai mon départ pour le lendemain : ce jour-là même ou le surlendemain je serais dans le cabinet du Roi.

Cette conduite toute simple, toute naturelle, a pu permettre à mes ennemis de supposer en moi une profonde habileté. Le Roi avait pris son parti en famille, c’était un secret pour tout le monde. Le directeur général des postes qui avait envoyé l’estafette, le marquis de Vaulchier, notre ami, était seul informé du fait.

J’arrivai donc à l’heure marquée dans le cabinet du Moi, qui me reçut avec sa bonté accoutumée : il voulait presque me mettre en fonctions dès l’heure même (sept heures et demie du soir) ; mais je remis au lendemain matin, à l’heure où M. le Duc de Bordeaux venait chez Sa Majesté.

Le lendemain donc, j’étais chez le Roi ; M. le Duc de Bordeaux y vint comme à l’ordinaire, le Roi le remit entre mes mains. Tous les yeux s’ouvraient à mon passage : mes amis se réjouissaient, l’armée me voyait dans ce poste avec grand plaisir.

Avant tout, ce qui distingue M. le Duc de Bordeaux, c’est un cœur tendre, aimant, un esprit élevé qui se remarquait déjà alors : il m’accepta avec confiance et j’ose dire que, dès le premier jour, il me témoigna quelque attachement.

En me confiant M. le Duc de Bordeaux, le Roi, qui comprenait parfaitement ce qu’il y avait de faible dans la composition des personnes qui l’entouraient, le Roi, dis-je, m’en avait prévenu, ajoutant qu’il me laissait le maître de faire ce que je voudrais, et il est clair que si j’avais eu à composer la maison dès le commencement, j’aurais fait tout autrement ; mais ces changemens subits, que font quelquefois des gens fort habiles, ne sont jamais entrés dans ma manière de voir. Pourquoi d’ailleurs humilier et punir des gens fort estimables du tort qui n’était pas de leur fait ? Je me figurai qu’à force de travail et de patience, je finirais par en tirer parti, et que s’il fallait absolument les remplacer, je le ferais petit à petit, non seulement sans blesser leur susceptibilité, mais encore, en leur procurant des équivalens ; il fallait d’ailleurs, avant de me prononcer, que j’eusse vu.

Je laissai donc aller pendant quelque temps, observant l’instruction et l’éducation du prince, sa tenue, ses habitudes, et surtout son caractère. Dès le commencement, je fus mécontent de l’instruction qu’on lui donnait : ce n’était pas qu’il manquât d’occupations, la journée était toute prise ; mais je ne trouvais quelque solidité que dans les leçons de M. Barrande. D’ailleurs la direction générale me déplaisait souverainement, et puis M. le Duc de Bordeaux, avec un cœur d’or et une sensibilité exquise, était extrêmement nerveux. Il me semblait essentiel de nourrir son cœur, d’élever son esprit, mais d’éviter les occupations qui demandent une étude prolongée et fatigante ; il lui fallait beaucoup d’air, beaucoup d’exercice ; on ne devait pas craindre avec lui les notions générales, bien sûr que toute bonne semence était jetée dans un bon fonds.

En droit je ne changeai donc rien ou à peu près rien ; en fait, je multipliais les promenades, les exercices, et je me servais beaucoup de M. Colart, qui savait amuser les enfans en les intéressant. Quant au cœur de M. le Duc de Bordeaux, j’avais soin tous les matins de causer avec lui : nous repassions ensemble la journée précédente, nous en faisions un sérieux examen et aussitôt qu’il sut passablement écrire, il lit devant moi son journal ; je n’étais pas exigeant, j’allongeais la conversation et le journal, ou je raccourcissais, selon que je le voyais bien ou mal disposé. J’ai conservé une partie de ces écrits.

Cette méthode me réussit à merveille ; elle m’était d’autant plus facile, il faut être juste, que la duchesse de Gontaut avait accoutumé le prince a une parfaite soumission et à des règles que je trouvais souvent trop austères ; il y avait là comme une espèce de puritanisme. Les punitions étaient à peu près nulles, et quand j’avais été obligé de me fâcher ou bien qu’il avait éprouvé quelque peine, je le menais à Bagatelle ou ailleurs sous quelque prétexte, et je lui faisais faire un énorme exercice : il importe de ne pas laisser germer dans le cœur des enfans l’humeur ou la rancune éveillées par une cause quelconque.

Le Roi fut fort étonné quand il apprit que votre mère était restée chez elle ; il crut qu’on m’avait refusé ou un espace suffisant, ou fait quelque autre chicane et vous verrez plus tard à quel point les exigences des personnes inutiles donnent lieu à ces sortes de choses. J’eus assez de peine à le rassurer : il ne me convenait pas, à moi, de partager plus que de raison mon temps entre M. le Duc de Bordeaux et ma famille ; il fallait qu’avant tout je fusse à mon prince. D’ailleurs, l’espèce d’assujettissement des personnes qui vivent à la cour sans y avoir que faire, me paraissait insupportable : cela sentait encore l’émigré rentré en 1814, c’était une manière d’épargner quelques sous. Il me semblait que mon autorité morale serait bien plus grande si je m’élevais au-dessus de ces misères, j’en suis encore aujourd’hui parfaitement convaincu. Au reste, j’avais une table de seize couverts pour moi et pour les personnes qu’il me convenait d’y appeler, votre mère y dînait presque tous les jours. Chaque sous-gouverneur, chaque sous-précepteur avait sa table de deux ou quatre couverts, le précepteur en avait huit ; ainsi chacun était parfaitement fourni.

M. le Duc de Bordeaux prenait ses repas seul : c’étaient une fort bonne soupe, un plat dont la moitié resservait le lendemain, et, je crois, quelques légumes ; la bouteille de vin servait pour un certain nombre de repas. Et le pauvre enfant était toujours seul ! Il fallait avoir quelque autorité pour changer cette habitude qui était entrée dans l’esprit de nos princes, au moins du Roi, du Dauphin et de la Dauphine, et qui semblait faire partie de l’étiquette.

Ma tâche devait donc être laborieuse, et pourtant j’étais résolu. D’abord je donnai souvent à M. le Duc de Bordeaux des camarades, j’en faisais dîner avec lui. J’ai déjà dit que je faisais faire à mon élève des courses fréquentes et un exercice violent. Alors, Louis de Rivière était encore avec mon prince ; c’était un compagnon, mais déjà plus avancé que lui, ne pouvant par conséquent pas étudier avec lui.

Je donnai à M. le Duc de Bordeaux des camarades : mes enfans, les Blacas, les Rohan-Chabot, Henri de la Bouillerie, les Gramont, Lafond (fils du général), les Meffray, les Maillé, etc., etc. Bientôt j’établis un gymnase où on faisait à qui mieux mieux ; nous tirions aussi du pistolet, nous faisions des courses à Trianon, à Versailles, dans d’autres lieux, quelquefois sans escorte. Toutes ces choses paraissaient extraordinaires ; il fallait peut-être l’indépendance de mon caractère et tous mes antécédens pour que la famille royale me laissât faire. La Duchesse de Berry s’en accommodait assez. Je regardais toutes ces choses comme utiles pour la santé de mon prince et même pour le développement de son esprit, les éducations de serre chaude me paraissant funestes ; et d’ailleurs je ne trouvais de leçons vraiment utiles dans celles qu’il prenait, que le catéchisme, celles que donnait M. Barrande et celles de M. Collart qui se prenaient partout. Il y avait aussi quelques leçons de dessin, mais presque toutes nos après-dînées se passaient au grand air.


L’année suivante, ce système d’éducation avait déjà porté ses fruits ; le gouverneur s’occupait constamment du prince ; il avait obtenu sa confiance, et dans les entretiens particuliers qu’il avait souvent avec lui, il pouvait voir que son royal élève saurait employer les admirables qualités dont la Providence l’avait doué. Mais la révolution de 1830 va rendre plus délicate la tâche du baron de Damas : ce n’est plus l’héritier présomptif du trône qu’il aura pour élève, c’est un roi[2]. Et d’abord, comment apprendre à cet enfant de dix ans l’abdication de son grand-père et de son oncle ? Il eût été plus naturel que ceux-ci s’en chargeassent, mais, dans le désarroi de ces douloureux instans, ils laissèrent cette tâche à son gouverneur.

La duchesse de Gontaut, dans ses Mémoires, a raconté d’une façon un peu théâtrale cette scène, qui fut en réalité beaucoup plus simple, sans pourtant manquer de grandeur.


J’employai, dit le baron de Damas, tous les ménagemens possibles : l’enfant fut charmant, il se jeta dans mes bras, pleura beaucoup ; il fut touchant. Mon cœur s’en réjouit ; la Providence ménage ainsi aux hommes des consolations au milieu des épreuves les plus douloureuses.


Nous ne suivrons pas la famille royale dans son triste exode. Dès l’arrivée à Holyrood, commencent des malentendus, qui iront toujours en s’accentuant, et le rôle du gouverneur est parfois ardu. Quelque jeune que fût l’enfant, il était trop spirituel, trop avancé pour ne pas se douter des divisions de sa famille et des intrigues qui l’environnaient. Il entendait dire souvent que sa mère était une héroïne ; on parlait avec moins de considération île son grand-père. Dans ces circonstances, M. de Damas appliquait la ligne de conduite qu’il traçait ainsi dans une lettre privée[3].


Comme il a onze ans et demi et qu’il est très avancé, il faut bien que je lui parle de beaucoup de choses dont il n’était pas question autrefois… Vous sentez que je ne juge que les choses, que je ne détermine que les devoirs ; j’évite tout jugement contre les personnes et même sur les personnes ; je manquerais tout à fait mon but s’il se formait en lui des préventions contre qui que ce soit… Lorsqu’il y a une nécessité absolue d’exprimer une pensée sur quelqu’un, j’ajoute qu’à son âge il ne faut regarder ce que l’on dit des personnes que comme des renseignemens particuliers qu’il devra vérifier un jour ; que jusque-là, il doit s’abstenir d’exprimer aucun jugement personnel.


Le 2 février 1832, le Duc de Bordeaux fit sa première communion. Tout se passa d’une manière exemplaire, mais avec la plus grande simplicité. Pour le reposer des exercices religieux, le baron de Damas, qui n’avait pas négligé de faire connaître à son élève les curiosités d’Edimbourg, le mena visiter tout le nord de l’Ecosse, jusqu’au Fort-William. Peu de temps après, la famille royale quittait la Grande-Bretagne pour s’établir en Bohème.


II

Le Duc de Bordeaux avait eu d’abord pour précepteur en titre Mgr Tharin, évêque de Strasbourg, que son incapacité obligea d’éloigner dès 1829[4]. Déjà l’abbé Martin de Noirlieu, sous-précepteur, était parti pour cause à peu près semblable[5]. L’autre sous-précepteur était M. Barrande, ingénieur des ponts et chaussées. A Paris, des professeurs venaient en outre donner des leçons : il y eut un maître d’allemand, un maître de dessin, plus tard un maître de latin[6]. Mais en exil, l’instruction du prince reposait presque tout entière sur M. Barrande : il s’en acquitta avec un zèle digne des plus grands éloges et aussi bien qu’un élève de l’Ecole polytechnique le pouvait faire. Malheureusement, les éloges qu’on lui prodigua, non moins que l’importance de ses fonctions, troublèrent cet esprit naturellement droit. Pour Chateaubriand et le parti dont il s’était fait le chef, Barrande valait à lui seul Bossuet et Fénelon ; les journaux se firent l’écho de ces exagérations. Quel homme eût pu y résister ? De là une prétention à l’indépendance, un refus de recevoir la direction du gouverneur, que celui-ci ne pouvait tolérer. Toujours préoccupé toutefois d’éviter les changemens, M. de Damas crut devoir demander au roi Charles X, non le renvoi de M. Barrande, mais, en lui laissant l’enseignement des sciences, qui était sa spécialité, de lui adjoindre un professeur de lettres. Il ne put l’obtenir qu’au commencement de 1833. Restait à chercher l’homme convenable pour cet emploi.

Parmi les nombreux visiteurs qui étaient venus à Lulworth et Holyrood affirmer leur dévouement à la légitimité, un gentilhomme provençal, que le baron de Damas avait bien connu lorsqu’il commandait à Marseille, le marquis de Foresta, va jouer un grand rôle dans la suite de ce récit. Ancien préfet, il avait de l’esprit, de l’instruction, l’habitude des affaires. Dès 1831, le gouverneur avait formé le projet de le garder auprès de son prince à la fin de l’année suivante le comte de Maupas, sous-gouverneur, ayant demandé à rentrer en France, M. de Foresta fut agréé à sa place. C’est à M. de Foresta que fut confiée la mission de chercher le nouvel instituteur. Des instructions écrites, très précises, lui furent remises par Charles X. « Cet instituteur, y est-il dit, pourra être laïc ou ecclésiastique, appartenir ou avoir appartenu à une corporation religieuse quelconque. » A son retour, M. de Foresta, déjà suspect à la coterie libérale, devait cesser d’appartenir à l’éducation du Duc de Bordeaux, le Roi se réservant de l’employer autrement.

Pour mieux préciser encore la mission du marquis de Foresta, le baron de Damas lui remit cette note :


NOTE SECRÈTE POUR M. LE MARQUIS DE FORESTA

Le Roi a décidé qu’un nouvel instituteur serait appelé auprès de M. le Duc de Bordeaux pour l’enseignement des lettres, mais avant d’arrêter son choix, Sa Majesté veut que le marquis de Foresta se rende sur les lieux qui lui seront indiqués et prenne l’avis des personnes qui lui seront désignées.

Aussitôt le choix déterminé, le marquis de Foresta prendra toutes les mesures nécessaires pour que la personne choisie se rende immédiatement à son poste.

Et pour mettre les personnes qui seront consultées à même de juger avec connaissance de cause, on va donner quelques détails sur l’enfant précieux dont il faut achever l’éducation.

M. le Duc de Bordeaux, qui a douze ans et demi, a fait sa première communion le 2 février 1832 ; il a une piété sincère ; les analyses qu’il fait pour son catéchisme, les prières qu’il écrit ensuite sont souvent des modèles sous le rapport du sentiment et du style.

C’est M. l’abbé de Moligny qui, depuis 1830, dirige M. le Duc de Bordeaux pour tout ce qui a rapport à la religion.

M. le Duc de Bordeaux est vif, son esprit est pénétrant ; il sait autant de latin qu’on peut en savoir à son âge. Il sait très bien la grammaire française, bien la grammaire allemande, il comprend bien l’anglais.

En géographie et surtout en histoire, M. le Duc de Bordeaux sait beaucoup. Il est capable de faire pour la France, l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre et l’Allemagne, un tableau complet de l’histoire moderne, depuis l’invasion des Barbares jusqu’à nos jours. Il sait, non seulement les dates principales et les faits qui s’y rattachent, mais beaucoup d’autres et une infinité de faits ; il sait la généalogie des familles qui ont régné sur les pays que l’on a cités.

Toutes ces choses sont classées sans confusion. M. le Duc de Bordeaux aurait déjà quelques détails qui lui manquent sur les XVIIe et XVIIIe siècles, il aurait une idée précise des événemens de la Révolution, si par suite du dernier changement de résidence, les études historiques n’avaient souffert quelque retard.

A l’exception de ce qu’il voit dans les auteurs latins, M. le Duc de Bordeaux n’a que des notions légères sur l’histoire ancienne, il n’en a pas été occupé depuis 1830.

Un aperçu de l’histoire du Nord, l’histoire romaine et celle du Bas-Empire doit compléter le cours dont on espérait la fin dans les premiers mois de 1833, mais qui ne sera sans doute pas terminé avant le mois d’août de cette année.

Alors ce sera par des études littéraires que M. le Duc de Bordeaux se perfectionnera dans l’étude de sa langue ; il entretiendra ses connaissances en allemand et en anglais par la lecture d’ouvrages relatifs à ses autres études.

Alors devra commencer un nouveau cours d’histoire raisonné : on y examinera les effets des passions des hommes, la valeur de leurs lois, les causes et les effets des révolutions ; on en fera ressortir les principes de morale, de politique, de droit des gens et de droit public qui ont prévalu aux diverses époques.

L’histoire, la littérature et les sciences mathématiques seront les seuls objets des études de M. le Duc de Bordeaux. Maintenant, ce prince n’a sur les mathématiques que les idées pratiques qu’il a été possible de lui donner.

Tel est le tableau de ce qui a été fait et celui de ce que l’on se propose de faire ; on va maintenant donner quelques détails propres à faire mieux apprécier encore les qualités qui devront distinguer le nouvel instituteur qui sera chargé désormais de l’enseignement de l’histoire et de celui des lettres.

Par suite de circonstances imprévues, l’instruction de M. le Duc de Bordeaux pour les sciences profanes s’est trouvée livrée à un seul homme depuis les événemens de 1830. Cet homme s’en est acquitté de manière à être considéré comme la cause principale de l’instruction que l’élève a acquise. M. B…[7] a enseigné les langues, la géographie et l’histoire avec méthode et clarté : il a dirigé et maintenu l’élève avec mesure et prudence.

On avait toujours eu l’idée d’appeler une autre personne pour l’enseignement des lettres ; mais si, d’une part, il y avait des obstacles insurmontables, de l’autre, les heureux résultats obtenus par M. B…, son zèle soutenu, avaient fait abandonner cette idée, lorsqu’un événement imprévu en a rendu l’exécution nécessaire. Il est naturel, d’ailleurs, qu’à l’époque où l’éducation du Duc de Bordeaux va changer de nature, puisqu’il ne s’agira plus des élémens des sciences, mais des sciences mêmes, un nouvel instituteur soit adjoint au premier. Dans tous les cas, M. B… devait être et sera chargé d’enseigner les sciences mathématiques.

On voit maintenant qu’il ne peut être question d’un maître ordinaire, et qu’un nouvel instituteur devra joindre à une instruction profonde un caractère connu et élevé.

Le Roi ayant approuvé cette note, le marquis de Foresta la prendra pour règle de sa conduite, sauf toutefois les instructions verbales que S. M. s’est réservé de lui donner.

Au Hradschin, le 18 janvier 1833.

LE BARON DE DAMAS.


Le marquis de Foresta avait eu le temps de se convaincre de la nécessité d’une réforme dans l’éducation du prince. Voici la très curieuse note qu’il rédigea à Prague :

APPRÉCIATION DU MARQUIS DE FORESTA SUR L’ENTOURAGE DE M. LE DUC DE BORDEAUX

Le jeune prince est charmant et donne les plus grandes espérances. Son instruction est poussée aussi loin, plus loin même qu’elle ne l’est ordinairement à son âge. La note remise par le baron de Damas pour me guider dans le choix que je dois faire pour lui d’un nouveau maître, l’indique suffisamment. Mais il s’en faut de beaucoup que la nature des personnes dont il est entouré réponde à de si heureuses dispositions.

M. Barrande est chargé seul à peu près de la partie de l’enseignement Ancien élève de l’École polytechnique et connu par de grands succès, doué d’une mémoire prodigieuse, d’une érudition vaste et d’une excellente méthode d’enseigner, il a certainement tout ce qu’il faut, et au-delà, pour réussir dans cette partie ; mais son caractère est fier, impérieux, hautain ; tout plie sous lui autour du jeune prince ; il décide, il tranche, il donne hautement la loi. Le baron lui-même, par une suite de son excessive bonté, l’a insensiblement subi, à peine ose-t-il assister aux leçons, et il n’est pas sûr qu’il pût s’y faire remplacer par un des sous-gouverneurs[8].

M. Barrande aurait-il quelques raisons secrètes d’écarter les témoins de son enseignement ? On peut avoir quelque raison de le craindre. Ses opinions politiques, qui tout d’abord avaient paru excellentes, penchent insensiblement vers le libéralisme ; il semble qu’il trouve un secret plaisir à humilier son élève, à lui faire sentir la supériorité de la science et du génie, à lui répéter que les rois sont faits pour les peuples et non pas les peuples pour les rois ; il traite même durement le Duc de Bordeaux, il lui inflige, et cela devant des étrangers, des pénitences humiliantes[9] ; il aurait des liaisons avec le parti qui veut un roi libéral, qu’il ne se conduirait pas autrement.

L’abbé de Moligny est chargé de l’enseignement religieux et de plus il est le confesseur du jeune prince. Esprit fin et délié, habile à se plier au temps, aux circonstances au caractère des personnes qu’il étudie et pénètre à fond, l’objet principal pour lui est de bien conduire sa barque au milieu des orages toujours fréquens autour des princes, et jusqu’ici, il a parfaitement réussi. Admis d’abord avec quelque peine par Mme la Dauphine comme l’un des instituteurs du jeune prince, il s’est si bien établi dans sa confiance qu’aujourd’hui, les bruits désavantageux qui ont couru sur son compte ne l’ont nullement altérée. Confesseur de M. le Duc de Bordeaux, il lui donne de plus des leçons d’histoire, etc., et il faut lui rendre cette justice qu’il le fait avec intelligence, zèle et succès.

Malheureusement des nuages fâcheux se sont élevés sur sa conduite, et sans admettre ce qu’il peut y avoir de calomnieux dans tout ce dont on l’a chargé, toujours est-il vrai que sa conduite mondaine, la légèreté de son esprit et de ses manières, des assiduités trop marquées auprès de quelques personnes et qu’il a redoublées pour ainsi dire, comme pour braver la censure, tout cela, dis-je, a paru peu convenable de la part d’un ecclésiastique chargé du redoutable emploi d’instruire des vérités de la religion un prince qui peut devenir roi un jour, et de diriger sa conscience.

Une autre personne encore donne des inquiétudes graves, c’est le comte de la Villatte, premier valet de chambre du jeune prince. Sa bravoure et sa fidélité à l’épreuve lui ont valu l’honneur de veiller à sa sûreté et à sa vie, et il est digne sans doute de cet honneur. Mais ses liaisons avec un certain parti[10], son caractère délié sous une écorce de franchise et presque de brusquerie militaire, ses manœuvres auprès du jeune prince, qu’il ne quitte jamais, pour affaiblir en lui, le soir, les impressions religieuses qu’il a reçues dans la journée[11] sont une fâcheuse compensation aux services qu’on se promettait de sa fidélité.

Le marquis de Foresta part pour Rome, muni de la lettre suivante, à laquelle nous joignons la réponse.


LE BARON DE DAMAS AU CARDINAL LAMBRUSCHINI

Monsieur le cardinal,

Je devais en juillet 1830 parler à Votre Éminence de l’objet sur lequel j’appelle aujourd’hui sa sollicitude, mais alors des difficultés qui semblaient insurmontables s’opposaient à l’accomplissement de mes vues ; celles qui existent aujourd’hui encore ne me semblent pas de nature à empêcher la solution que je désire.

J’ai donc pris mon parti, en ce qui me concerne : mais il faut d’autres conseils, d’autres volontés ; je demande à Votre Éminence conseil et appui : le marquis de Foresta, qui aura l’honneur de vous remettre cette lettre, expliquera mieux que je ne pourrais l’écrire l’objet de mes vœux, qui est aussi le but de son voyage. Si, comme je le pense, monsieur le cardinal, une décision du Saint-Père était nécessaire, j’ose espérer que vous voudrez bien la provoquer : demandez-lui sa bénédiction apostolique, et pour l’enfant précieux qui m’est confié, et pour ceux qui sont ou qui seront chargés de continuer son éducation.

M. le duc de Blacas a écrit pour le même objet à Votre Éminence, à M. le cardinal Sala et au Père général des Jésuites ; comme je n’ai pas l’honneur de les connaître, je m’adresse à Votre Éminence ; j’ai écrit aussi au P. Rozaven, qui est un de mes plus anciens amis.

Veuillez agréer, Monseigneur, l’assurance du respectueux attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être,

de Votre Éminence,

le très humble et très obéissant serviteur,

LE BARON DE DAMAS.

Prague, le 28 janvier 1833.


LE CARDINAL LAMBRUSCHINI AU BARON DE DAMAS

Monsieur le baron,

M. le marquis de Foresta m’a présenté vers la fin du mois de mars votre intéressante lettre du 28 janvier et il vous portera aussi ma réponse.

Le digne voyageur m’a expliqué l’objet de sa mission que vous m’aviez suffisamment indiqué. La résolution prise est sage et vous fait beaucoup d’honneur. J’ai offert de grand cœur mes services à votre recommandé ; mais ils ont été inutiles parce que le bon Père général[12] avait accueilli tout de suite la demande et il n’a pas besoin d’avoir recours à l’autorité supérieure, pouvant faire la chose par lui-même. Cependant je lui en ai parlé, et j’ai eu raison de me convaincre de plus en plus des bonnes dispositions qui l’animent : il désire seulement le plus strict secret, et cela ne peut faire la moindre difficulté, parce que, comme vous voyez, il est dans l’intérêt des deux parties également.

Je ne connais pas la personne choisie ; mais comme le P. G… est un homme estimable sur tous les rapports, je pense qu’on peut s’en rapporter à lui, et qu’il répondra à nos vues et aux vœux de tous.

Les bénédictions du Saint-Père ne vous manquent pas, et j’espère qu’elles produiront leurs effets. Du reste mettons toute notre confiance en Dieu, qui est désormais le seul qui puisse nous aider.

Agréez, Monsieur le baron, l’expression sincère des sentimens (très distingués, avec lesquels j’ai l’honneur d’être

de Votre Excellence le vrai serviteur et ami,

L. CARD. LAMBRUSCHINI.


Rome, 4 avril 1833.

Trois lettres du marquis de Foresta rendent compte de sa mission ; la dernière résume les deux autres :


LE MARQUIS DE FORESTA AU BARON DE DAMAS

Rome, le 18 avril 1833.

Monsieur le baron,

Le service des postes se fait en Italie avec une négligence dont les étrangers ne cessent de se plaindre. On m’en avait prévenu : beaucoup de lettres s’égarent, et j’ai tout lieu de craindre que tel n’ait été le sort de plusieurs des miennes, notamment de celle du 25 mars où je vous rendais un compte détaillé de mes opérations touchant la grande affaire que nous avons tant à cœur de mener à bien. Il est donc nécessaire de revenir sur tout cela et de prendre mon récit d’un peu haut.

Les instructions verbales, que peu d’instans avant mon départ de Prague, Robert[13] voulut bien ajouter à celles écrites dont j’étais porteur, me prescrivaient de diriger mes recherches d’abord sur un laïc, ensuite, s’il ne s’en trouvait pas qui réunît les conditions requises, sur un simple ecclésiastique, et enfin, en désespoir de cause, sur Didier[14], ou sur tel autre individu de même robe jugé plus capable encore par les personnes dont l’opinion devait me diriger dans cette recherche.

Cet ordre de marche, je l’ai strictement suivi, et c’est en résultat sur la dernière des trois catégories qu’il a fallu se replier, après avoir échoué dans les deux autres.

Un laïc capable de remplir la tâche délicate dont il s’agit serait de nos jours en tout pays la chose du monde la plus difficile à trouver. Dans tous les cas, ce n’est pas en Italie qu’il faudrait venir le chercher. Les graves personnages auxquels j’ai dû m’adresser pour cela ont presque ri de ma bonhomie. N’importe, je ne me suis pas découragé : j’ai poursuivi la chimère de mes recherches, et c’est une des causes du retard que vous aurez remarqué dans ma correspondance. Mais il a bien fallu finir par reconnaître que le phénix ne nichait pas dans ces contrées.

Alors nous avons tourné nos regards vers la cléricature : même embarras, même difficulté, même disette de sujets ; même impossibilité d’atteindre ce qu’il nous faut. Ici, comme ailleurs, on trouve de bons prêtres, des ecclésiastiques dont les mœurs sont pures, dont la doctrine est orthodoxe et la conduite régulière. Celui-ci sait du latin, du grec, voire même un peu d’hébreu ; cet autre y joindrait au besoin l’étude de l’histoire et de la littérature moderne ; mais tout cela ne fait pas un Fénelon, ni même un Péréfixe. L’ensemble de connaissances jugées nécessaires, la réunion surtout de qualités reconnues indispensables, ne s’est pas plus trouvée en soutane qu’en frac. Force nous a donc été de nous replier sur Didier.

Ici, nouveau mécompte, nouveau désappointement. Didier est homme d’esprit et de talent, homme pieux et savant, doux et poli, ayant l’usage du monde et les allures du salon. On lui accorde tout cela sans nulle contestation, et plus encore que tout cela ; mais on lui refuse certaines qualités non moins essentielles pour remplir dignement la tâche dont il s’agit. Caractère timide, faible, sujet au découragement, qui s’effraie du plus petit obstacle, qui recule devant la plus légère résistance, ses supérieurs déclarent catégoriquement qu’il ne saurait nous convenir, qu’il faut porter nos vues ailleurs.

Je vous vois d’ici, cher baron, froncer le sourcil à la lecture de tout ce qui précède et un peu ému de ce qui peut suivre. Rassurez-vous : la Providence nous réservait mieux que nous n’osions espérer. Ces mêmes hommes (je vous les garantis pour de bons juges), ces mêmes hommes qui nous déconseillaient Didier, qui même, pour ne pas compromettre leur responsabilité, se refusent formellement à nous le céder, nous proposent, nous accordent un sujet infiniment plus distingué encore, un sujet qu’ils donnent pour parfait, dont en un mot ils répondent. L’opinion sur son compte est unanime. Car je ne me suis pas seulement borné, conformément à mes instructions, à consulter Ignace[15] et Gilbert[16], mais encore les (cardinaux Sala et Lambruschini)[17], deux hommes de beaucoup de valeur, lesquels ayant longtemps vécu en France et à la cour savent parfaitement ce qu’il nous faut. Et remarquez une chose qui certainement n’échappera pas à la sagacité de Robert[18], c’est que l’inconvénient de position de l’individu dont il s’agit disparaît presque, ou du moins n’égale pas à beaucoup près celui qui s’attache a la personne de Didier notamment connu en France et en Europe (pour Jésuite, ) tandis que le (Père Druilhet) c’est le (nom du sujet en question) n’est (connu pour tel) que d’un très petit nombre d’individus étrangers à la cour. Il sera dès lors très facile de dissimuler la chose en lui faisant (changer de nom). Ses (supérieurs), sans précisément l’exiger, le désirent, et la prudence semble le conseiller. Si donc Robert le trouve bon, on (l’appellera) tout simplement (l’abbé de Laplace).

Voilà, cher baron, à quoi mes recherches, poussées aussi loin que possible, ont abouti. Du reste l’alternative d’un autre choix ne m’était pas même laissée : il fallait opter pour celui-ci ou pour rien du tout. Je n’ai pas dû hésiter. Toutes les formes qui m’étaient prescrites ont été scrupuleusement suivies. Aucune précaution n’a été négligée. Dans cet état de choses, j’ai dû, conformément à mes instructions, me hâter de conclure, et c’est ce que j’ai fait. Vous m’aviez, à cet égard, donné toute la latitude nécessaire. Il n’y a donc plus à revenir sur cette affaire, elle est terminée. (Le Père Druilhet) a reçu de (ses supérieurs) l’ordre de quitter Saint-Marcel[19] et de se rendre à Saint-Augustin[20], où il s’abouchera avec Léonard[21]. Il en recevra les instructions et les moyens nécessaires pour se rendre en toute hâte au poste qui l’attend.

Les circonstances indépendantes de ma volonté qui m’avaient retenu vingt-deux jours à Vienne m’ont également forcé à prolonger mon séjour à Rome bien au-delà de mes prévisions. L’avis que Gabriel[22] avait promis de faire parvenir de suite n’est arrivé que par le dernier courrier, et dès ce moment seulement j’ai pu songer à faire viser mon passeport. Je pars sous trois jours pour Florence d’où je me rends à Saint-Seine[23] et à Saint-Nicolas[24]. Adieu donc, cher baron. Veuillez mettre aux pieds du Roi l’hommage de mon respectueux dévouement et l’assurer que j’ai fait de mon mieux pour remplir ses vues. Je me flatterai d’y avoir réussi, si tout le bien que l’on s’accorde à dire sur le compte (du Père Druilhet) se réalise.


Citons aussi cette lettre du P. Rozaven :


LE PÈRE ROZAVEN AU BARON DE DAMAS

Rome, 15 avril 1833.

Monsieur le baron,

Je ne sais si M. le marquis de Foresta aura aussi bien réussi dans les diverses commissions dont il pouvait être chargé que dans celle qu’il avait à notre égard ; mais il pourra vous attester qu’il n’a éprouvé de notre part aucune difficulté, aucune résistance[25]. Il y a quatre ans, que nous eussions sans doute montré une répugnance invincible à accéder à une semblable proposition ; mais aujourd’hui, les circonstances étant si différentes, nous pensons qu’on ne verra, dans notre promptitude à l’accepter, que la preuve du dévouement le plus entier et le plus désintéressé, et c’est ce qui nous a déterminés à entrer dans vos vues dès la première ouverture qui nous a été faite. Assurément, la personne que vous avez désignée serait à votre disposition comme tout membre de notre compagnie ; mais, comme vous vous en rapportiez à notre choix, nous avons cru que, malgré les grandes qualités de celui que vous demandiez, un autre serait plus propre à l’emploi que vous lui destinez, et nous nous en sommes expliqués ouvertement avec M. le marquis de Foresta. Il est entré dans nos raisons, et nous lui avons proposé celui qui aura l’honneur de se présenter à vous sans le moindre délai. Nous osons espérer que vous trouverez en lui les qualités nécessaires à son emploi. Nous répondons du moins de son zèle et de son dévouement. Ses instructions consisteront à entrer entièrement dans vos vues, en tout ce qui peut se concilier avec l’esprit de notre Institut, lequel, comme vous le savez, est entièrement étranger à la politique.

Vous n’ignorez pas, Monsieur le baron, que tout membre de notre compagnie doit, autant que possible, avoir son compagnon ; en conséquence, nous vous donnons le double de ce que vous demandiez, et le second est bien en état d’aider le principal et même de le suppléer en cas de besoin. Il n’est pas nécessaire que je vous dise qu’il ne peut être nullement question d’appointemens. L’entretien convenable à de pauvres religieux, c’est tout ce qu’il faut, tout ce qu’ils peuvent accepter. Ils auront toute la récompense qu’ils peuvent désirer si Dieu daigne répandre ses bénédictions sur leur ministère, et si le succès répond à l’attente qu’on a bien voulu s’en former. Puissions-nous, après deux siècles et demi, donner une nouvelle preuve de la reconnaissance éternelle que notre compagnie a vouée au grand monarque dont votre auguste élève porte le nom.

Je me trouve heureux, Monsieur le baron, d’avoir cette occasion de vous renouveler l’assurance de mes anciens et invariables sentimens pour vous[26] et pour tous ceux qui vous sont chers. Vous savez que je ne vous oublie pas dans mes faibles prières, et je vous prie d’agréer l’hommage du profond respect avec lequel je suis,

Monsieur le baron,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

J.-L. ROZAVEN.


III

C’est en juin 1833 qu’arrivent les P. P. Déplace et Druilhet. Le baron de Damas avait donné rendez-vous chez lui à MM. Barrande et Déplace, pour faire à ce dernier la remise des livres et cahiers concernant la partie de l’instruction dont il allait être chargé. Dès le début, Barrande éclate en une vive sortie, disant « qu’il ne pouvait se dissimuler les motifs de l’arrivée des Jésuites, que c’était une punition qu’on voulait lui faire subir et qu’il ne croyait point l’avoir méritée ; que dans l’abbé Déplace on prétendait lui donner un aide ; qu’il n’en avait pas besoin ; qu’il pouvait suffire à tout pour l’avenir comme pour le passé ; que le jeune prince ne savait rien que ce qu’il lui avait enseigné ; » puis les choses les plus dures et les plus désobligeantes pour le gouverneur.

Celui-ci, en chrétien, ne voulut pas se plaindre, mais comme M. Barrande avait lui-même eu l’imprudence de raconter la scène, le récit en vint aux oreilles de Charles X, qui lui fit signifier son congé.


Le départ de Barrande, lisons-nous dans une relation écrite par l’un des témoins de ce petit drame, fut pour le royal élève une peine sensible. « Il me punit, disait-il, mais il est juste et je ne l’en aime pas moins. » Les larmes de M. le Duc de Bordeaux coulèrent, l’humeur s’en mêla bientôt et il ne cacha pas quelques dispositions hostiles contre le nouvel instituteur.

Le baron de Damas et l’abbé de Moligny, inquiets des dispositions du prince, offrirent au P. Déplace d’assister aux leçons ; il les remercia et fit bien. Soit que le jeune prince lui sût bon gré de cette confiance, soit que Dieu, maître des cœurs, eût changé le sien en un instant, au lieu de ces manières rudes et hautaines qu’on appréhendait, il ne marqua au Père que bienveillance, douceur, affabilité ; il prit même si bien goût à sa manière d’instruire, qu’au sortir de sa leçon, il alla se jeter au cou du baron : « C’est délicieux, lui dit-il, c’est délicieux ! » Il le répéta dans la soirée au Roi qui voulut bien le redire à MM. Druilhet et Déplace, le lendemain, dans le parc de Gary, où il les rencontra au détour d’une allée : « Bordeaux est fort content, je le suis aussi et je me félicite de vous avoir placés auprès de lui. »

Tout alla bien pendant quelques semaines ; on remarquait dans le jeune prince une amélioration sensible, un ton plus raisonnable, un langage plus soigné, des manières plus graves, plus convenables à un prince. Le Roi, le Dauphin, la Dauphine, en témoignèrent successivement leur satisfaction. « Marquis, disait un jour M. le Dauphin à M. de Foresta, ces Messieurs que vous avez amenés, c’est du bon. Bordeaux en est content, nous le sommes tous. »


Cela ne faisait pas l’affaire du parti qui craignait par-dessus tout qu’on fît du Duc de Bordeaux un prince religieux. Une femme, dont les enfans avaient partagé les leçons du prince, ne put pardonner au baron de Damas de les en avoir tout récemment écartés. C’était elle qui avait poussé Barrande à faire la scène dont nous avons parlé, en l’assurant qu’il serait soutenu. A peine eut-elle appris le renvoi du sous-précepteur, elle part pour Paris comme une flèche, sous prétexte de voler vers une mère mourante, en réalité pour ameuter contre le baron de Damas et les Jésuites la foule des demi-royalistes dont Paris fourmille, irriter leurs préjugés, soulever leurs passions, et arracher par la violence, la cabale et les clameurs cette disgrâce du baron qu’elle n’avait pu obtenir autrement.

Pendant ce temps, les ennemis des Jésuites à la petite cour ne ménageaient pas à ceux-ci les avanies. Le P. Druilhet logeait en dehors du palais, mais le P. Déplace prenait ses repas à la même table que les dames attachées à Mademoiselle : celles-ci eurent le mauvais goût de faire sentir à ce religieux leur hostilité par des plaisanteries piquantes, des mots à demi couverts, des allusions plus ou moins transparentes.

A Paris, les menées de Mme X… ne tardèrent pas à porter leurs fruits. « Deux Jésuites auprès du prince ! quelle folie ! quel scandale ! Le Roi avait-il donc perdu le sens ? Voulait-il ruiner complètement ses affaires, compromettre l’avenir du jeune prince, sa sûreté, peut-être sa vie ? » Voilà ce qu’on entendait dans tous les salons, ce que répétaient tous les journaux. Bientôt ce fut à Prague une avalanche de lettres, puis l’arrivée d’un grand nombre de Français de toutes les classes, protestant tous de leur attachement inviolable au Roi et à sa famille, parlant même de leur estime pour la Compagnie de Jésus et de leur désir de la voir rétablie un jour, mais regardant la présence de deux de ses membres auprès du royal enfant comme le plus grand des malheurs, priant, pressant, conjurant qu’on y portât remède et qu’on les renvoyât sur-le-champ.

Le Roi tint ferme d’abord, le Dauphin parut immobile comme un roc. Mais la Dauphine était plus vulnérable, et c’est de ce côté que se porta tout l’effort de la faction. On alla jusqu’à l’inquiéter pour la sécurité du prince, menaçant d’enlever celui-ci pour le remettre à sa mère, de jeter les Jésuites à la rivière, etc.

Tous les voyageurs cependant n’étaient pas du même bord ; plusieurs, entre autres M. Franchet, ancien préfet de police, alors presque aveugle, et M. Alphonse de Boissieu, qui resta près de huit jours avec sa jeune femme dans une mauvaise auberge, vinrent féliciter Charles X sur la mesure qu’il avait adoptée. Un nouveau renfort arriva dans la personne de M. Cauchy, l’illustre mathématicien, que M. de Foresta, toujours infatigable pour le service de son prince, avait été chercher à Turin pour remplacer Barrande.

Le gouverneur avait aussi pour lui le cardinal de Latil, le duc de Blacas, M. Capelle, ancien ministre, le comte et la comtesse de Bouille, le comte O’Hégherty, écuyer, enfin M. Guignard, ancien capitaine de gendarmerie, officier habile, intelligent, bel homme et bien tourné, qui avait donné sa démission en 1830.


Une difficulté de plus, lisons-nous dans la relation déjà citée, vint compliquer les affaires déjà assez embarrassées. La diplomatie s’expliqua sur le choix qu’avait fait Charles X, et malheureusement ne l’approuva point. On peut croire que ces observations parvinrent au prince plus respectueuses que celles de Paris, mais enfin elles portèrent coup ; on en profita pour pousser la Dauphine ; celle-ci, abattue enfin, poussa à son tour le monarque, et ce prince, excédé plutôt que convaincu par toutes ces sollicitations et ces instances, finit par dire d’un air extrêmement peiné : « Eh bien ! faites donc ce que vous voudrez !


Cependant un obstacle, que Charles X aurait dû prévoir, faillit tout rompre. Le baron de Damas avait appelé les Jésuites sur l’ordre du Roi ; il ne pouvait, en restant, sembler approuver leur renvoi. Cette déclaration inattendue affecta vivement Charles X et sa famille. Rien ne fut épargné auprès du baron pour vaincre sa résolution : on se heurta à l’inflexibilité de principes que les ennemis mêmes de M. de Damas s’accordèrent toujours à lui reconnaître.

Le Roi néanmoins crut avoir trouvé un biais qui, en satisfaisant à des exigences momentanées, pût tout concilier. C’est le propre des caractères faibles de chercher à revenir, par des demi-mesures, sur les concessions qu’ils sentent avoir accordées à tort. En désignant pour gouverneur le général de Latour-Maubourg, il savait que ce brave et loyal militaire ne pourrait, à cause de ses glorieuses blessures, en exercer les fonctions. Il en était à peu près de même de Mgr Frayssinous, évêque d’Hermopolis, que l’âge et les infirmités dissuaderaient sans doute de s’exposer à tous les inconvéniens d’un voyage de plus de quatre cents lieues et aux fatigues d’un genre de vie si opposé à ses goûts, à ses habitudes ; ou, s’il acceptait et qu’il vînt, on devait croire que, ne pouvant lui-même exercer ses fonctions, il serait trop heureux de conserver l’un des Jésuites. C’était toujours gagner du temps !

Nous ne décrirons pas la douleur du Duc de Bordeaux à la nouvelle de cette triple séparation ; dans le billet qu’il remit aux PP. Déplace et Druilhet, nous ferons remarquer cette phrase significative :


Je regrette vivement leur départ, et, assurément, ils ne seraient jamais partis, si ma volonté avait pu être quelque chose en cette affaire.


Un jour qu’on essayait de l’indisposer contre le baron de Damas et les Jésuites :

Enfin, répondit-il, soyez donc conséquent ! Vous dites que je suis roi, j’ai donc une volonté ; or ma volonté est que le baron de Damas reste, et ces messieurs aussi ; qu’avez-vous à dire ?


On sait qu’un grand nombre de Français vinrent à Prague à l’occasion du 29 septembre, jour où le jeune prince entrait dans sa quatorzième année ; on espérait, en proclamant sa majorité, l’arracher à l’autorité de son grand-père. La Duchesse de Berry régente, Chateaubriand premier ministre, quel rêve pour tant d’imaginations qui confondent la poésie avec la politique ! Nous ne relatons au surplus ces intrigues que pour montrer les dispositions du Duc de Bordeaux en cette occurrence.

Pour prémunir ses petits-enfans contre ce qu’ils pourraient entendre, Charles X crut devoir leur révéler le changement survenu dans la situation de leur mère. Ils avaient su par elle-même une partie de ses malheurs, sa prise à Nantes, sa captivité à Blaye, ses longues souffrances, mais ils ne savaient pas tout.


Le Roi réunit donc toute la famille, c’est-à-dire le Dauphin, la Dauphine et les deux enfans, et là, d’un ton grave et solennel, il exposa, pour ces deux derniers, la suite des malheurs de leur infortunée mère, l’alliance qu’elle avait contractée au milieu du tumulte des armes, l’enfant qui en était né dans la prison de Blaye, le lieu où, depuis le recouvrement de sa liberté, elle s’était retirée avec sa nouvelle famille… À ces tristes nouvelles, le cœur des deux enfans fut profondément ému, mais leur émotion se montra d’une manière fort différente. Mademoiselle fondit en larmes et supplia le Roi de ne point retirer son amitié à sa mère. Le prince ne pleura point. Debout, appuyé sur l’angle d’une croisée, il resta sérieux, mécontent, la rougeur sur le visage ; son cœur était gros, il s’épancha bientôt après avec le baron, l’abbé de Moligny, son confesseur, le P. Déplace. L’amour qu’il avait pour sa mère luttait avec le vif déplaisir qu’il éprouvait de ce qu’il venait d’entendre… « Ah ! s’écria-t-il avec amertume, qu’ils sont donc coupables, ceux qui ont entraîné ma mère dans toutes ces imprudences ! »


Il désapprouvait hautement les intentions avec lesquelles les délégués de la jeune France arrivaient à Prague.

Ces messieurs, disait-il un jour, veulent me faire roi à condition que je ferai leur volonté ; certes, ils verront bien que j’en ai une et que je sais la faire.


Et comme l’un d’eux, admis à sa familiarité, lui disait qu’au 29 septembre il serait son maître, et qu’il faudrait nommer Chateaubriand premier ministre :


Il faudra, reprit-il vivement, il faudra nommer qui je voudrai et non pas celui que veulent les autres.


L’audience eut lieu à Buschtierad.


Le Roi était dans son lit, souffrant d’un commencement de catarrhe, et ne pouvant leur donner audience lui-même comme il l’aurait désiré, il ordonna qu’ils fussent présentés au Duc de Bordeaux. La séance était assez embarrassante. Auparavant le baron de Damas avait désiré que dans le discours qui devait être prononcé, il ne fût question ni de Sire, ni de Votre Majesté. Ils le promirent, donnèrent même à corriger leur discours, mais ils ne tinrent point parole : soit que le plus grand nombre d’entre eux improuvât cette précaution si sage, soit que la vue du prince et l’enthousiasme qu’elle excita leur fit oublier leur promesse, ils le saluèrent du nom de Sire et terminèrent par le cri de : « Vive le Roi ! » Le jeune prince fut d’une sagesse extrême, sa contenance était aisée et modeste, il lut d’une voix ferme et assurée une réponse qu’on lui avait composée, et par un tact qui lui est comme naturel, à un second cri de : « Vive le Roi ! » il parut comme étonné, et regardant une porte qui communiquait à l’appartement où le Roi était malade et souffrant, il semblait vouloir reporter au vieux monarque l’explosion d’amour dont il était alors l’objet. Il reçut ensuite de bonne grâce les présens qu’on lui offrit, remercia avec dignité, et congédiant l’Assemblée, monta à cheval pour sa promenade ordinaire. Son salut gracieux lui valut encore un « Vive le Roi ! » général. L’élan était impossible à modérer.


Tel est le récit d’un témoin.


Ces diverses scènes durèrent environ une demi-heure, lisons-nous dans une note du baron de Damas, après quoi toutes choses reprirent leur allure accoutumée ; le soir, d’autres personnes vinrent, il ne fut plus question de Roi ni de royauté ; seulement M. le duc de Bordeaux dit que l’on a manqué à toutes les convenances, en le saluant ainsi Roi dans la résidence même de son grand-père.


IV

Nous allons voir entrer en scène un personnage assez peu connu jusqu’à ces derniers temps, mais qui, dans des Souvenirs récemment publiés, relate longuement ses mésaventures et ses déboires. D’une bravoure incontestée, loyal gentilhomme, on ne peut reprocher au marquis d’Hautpoul que de s’être fait l’homme d’un parti. Caractère faible, hésitant, trop méfiant de lui-même, ses Souvenirs le représentent comme dominé par la préoccupation d’élever le jeune prince d’après les idées des « Royalistes de l’Intérieur, » dont il se dit l’envoyé. Nous croyons cependant qu’aigri par l’insuccès de sa mission, il a exagéré les sentimens avec lesquels il arrivait à Prague : nous en avons pour preuve la relation déjà plusieurs fois citée :


Vers le même temps, y lit-on, arriva M. d’Hautpoul. Le Roi l’avait nommé vers la fin de juin sous-gouverneur du Duc de Bordeaux. Un plan d’éducation semi-religieuse, qu’il avait envoyé alors, avait peu satisfait, et depuis on ne l’avait pas pressé de venir. Le Roi même y comptait si peu, que quand M. de Latour-Maubourg eut écrit qu’il ne pouvait accepter à cause de ses blessures, le prince, se tournant vers le baron d’un air riant :

— Eh bien ! baron, ils ne viennent point, tant mieux, nous sommes de vieux amis, nous resterons comme nous sommes.

Mais ce n’était pas le compte du parti. M. de Latour-Maubourg pressé, tout impotent qu’il était, de se mettre en route et hors d’état de le faire, pressa vivement à son tour M. d’Hautpoul, il le lui enjoignit même en sa qualité de gouverneur, dont il avait accepté le titre, et dont il irait, disait-il, remplir les fonctions quand sa santé lui permettrait de soutenir le voyage. Du reste, M. d’Hautpoul en a agi avec le P. Déplace avec beaucoup d’égards et de délicatesse ; il regrettait, disait-il, de ne pas vivre avec lui, il ne voyait pas ce qui aurait pu en empêcher ; il ignorait en partant ce qui se passait à Prague, il croyait que le baron et les Jésuites étaient déjà bien loin. « Si j’eusse su, ajoutait-il, que vous y fussiez encore, assurément je me serais bien gardé de venir. »


Mgr Frayssinous était arrivé à Prague un peu avant M. d’Hautpoul ; on lui proposa encore de garder les Jésuites, il refusa net et fut installé comme précepteur en même temps que M. d’Hautpoul comme remplaçant M. de Latour-Maubourg. Il avait fait venir de Rome l’abbé Trébuquet pour le seconder.


La présentation de Mgr d’Hermopolis et de M. Trébuquet annonçait assez au jeune prince que l’espérance de conserver le baron et MM. Déplace et Druilhet était à peu près évanouie. Il en fut très affecté et pleura beaucoup après que Mgr d’Hermopolis fut parti. Le soir, il le trouva chez le Roi avec M. d’Hautpoul. À cette vue, d’un air sombre et sans leur dire un seul mot, il se retire dans un coin du salon, les yeux rouges de larmes et le cœur très gros. La Dauphine se lève, s’approche et veut le consoler. « Laissez-moi, lui dit-il, le cœur me crève de douleur, » et s’élançant dans la pièce voisine il verse un torrent de larmes. Le baron le suit, l’emmène dans sa chambre et lui donne les plus tendres consolations. Le prince pleurait toujours, et M. Cauchy, témoin de cette scène touchante, ne put la raconter sans être lui-même profondément ému.


Une dernière tentative de Charles X pour garder M. de Damas sans les Jésuites ayant échoué, il fut convenu que le baron cesserait ses fonctions le 1er novembre.

La Révolution triomphait, ou plutôt croyait triompher, car, en dépit de ses efforts, la caractéristique religieuse imprimée par le baron de Damas à l’éducation du Duc de Bordeaux se maintint et même se développa. Deux hommes y contribuèrent puissamment : MM. Billot et Cauchy. Le premier, conseiller au Parlement d’Aix, avait montré pendant les Cent-Jours un grand caractère ; procureur du Roi à Paris en 1830, il avait donné sa démission et était venu en Angleterre offrir ses services à Charles X. A l’époque dont nous nous occupons, il venait d’être attaché à l’éducation du jeune prince en qualité de professeur de droit et de législation. Quant à M. Augustin Cauchy, autant les libéraux exaltaient Barrande, autant ils mettaient de soin à passer sous silence la science presque prodigieuse du nouvel instituteur. Illustre à vingt-cinq ans par ses découvertes mathématiques, la Révolution de 1830 l’avait trouvé professeur à l’École polytechnique, à la Sorbonne et au Collège de France. Il ne tenait qu’à lui de poursuivre une si brillante carrière : sa foi politique l’empêcha de prêter serment à Louis-Philippe. Le roi de Sardaigne crée à son intention une chaire de physique : M. Cauchy l’abandonne aussitôt que Charles X fait appel à sa science et à son dévouement. Rentré à Paris en 1848, la chute de Louis-Philippe lui permit de reprendre sa chaire à la Sorbonne. Il dut l’abandonner en 1852 sur un nouveau refus de serment : deux ans plus tard, Napoléon III, rendant hommage à ce beau caractère, le fit réintégrer avec dispense de serment[27]. Il mourut en 1857.


V

Tout en rendant hommage au marquis d’Hautpoul, il est difficile de croire que les quatre mois qu’il a passés à Prague aient été seuls utiles à la formation des idées et du caractère du Duc de Bordeaux. Nous ne prétendons pas que rien, dans le système d’éducation suivi avant lui, ne pût prêter à la critique. Mais s’il est un reproche qu’ait mérité le baron de Damas, on nous pardonnera de douter que ce fût, comme le dit M. d’Hautpoul, d’avoir prolongé dans son élève « un état d’enfance et de nullité personnelle, » en ayant avec lui « des façons de nourrice. »

Tout au contraire, dans une note du 20 avril 1833, restée pendant plusieurs jours dans les mains de la Dauphine, M. de Damas demandait qu’il fût permis au Duc de Bordeaux de demeurer seul pendant la nuit.


Je désire aussi, ajoutait-il, que le public et les personnes qui environnent la famille royale perdent l’idée trop enracinée que l’existence de M. le Duc de Bordeaux dépend d’un nombreux entourage.


Il demandait que M. de la Villatte échangeât son titre de premier valet de chambre contre celui d’officier d’ordonnance, qui eût été plus digne et du prince et de lui.


Mais il ne suffit pas, ajoutait-il, de bien entourer mon élève, il faut encore lui préparer des amis pour la bonne comme pour la mauvaise fortune, des relations sociales qui présentent des ressources contre les dangers du désœuvrement, s’il doit vivre dans l’exil, et qui, sur le trône même, puissent recevoir les épanchemens de son cœur.


Et le baron proposait de faire connaître au Duc de Bordeaux les jeunes princes et les enfans des familles princières d’Autriche, d’acquérir pour lui une habitation qui lui serait propre et où il recevrait la famille royale pendant une partie de l’année, de le faire voyager. On devait, dès à présent, songer pour l’avenir à un mariage digne de son rang.

Comme exemple de l’état d’enfance dans lequel on tenait le Duc de Bordeaux, M. d’Hautpoul assure qu’il ne savait pas s’habiller seul. Or, M. d’Hardiviller, maître de dessin, retraçant l’emploi d’une journée de son élève en Écosse, écrivait, d’un style que M. de Pêne compare fort justement à celui des héros de Mme Cottin, mais qui n’ôte rien à sa sincérité :

Réveillé par les premiers rayons du jour, et les devançant pendant l’hiver, le jeune Henri, déjà familiarisé avec les habitudes viriles et militaires, saute de son lit avec gaieté… Il s’habille à la hâte, sans réclamer aucun secours,… etc.


On connaît la page des Mémoires d’outre-tombe dans laquelle Chateaubriand, avec son style inimitable, raconte la leçon d’équitation :


Il monta deux chevaux, le premier sans étriers, en trottant à la longe, le second avec étriers, en exécutant des voiles, sans tenir la bride, une baguette passée entre son dos et son bras. L’enfant est hardi et tout à fait élégant avec son pantalon blanc, sa jaquette, sa petite fraise et sa casquette… Henri est mince, agile, bien fait ; ses mouvemens sont brusques ; il vous aborde avec franchise ; il est curieux et questionneur ; il n’a rien de cette pédanterie qu’on lui donne dans les journaux ; c’est un vrai petit garçon, comme tous les petits garçons de douze ans. Je lui faisais compliment sur sa bonne mine à cheval : « Vous n’avez rien vu, me dit-il, il fallait me voir sur mon cheval noir, il est méchant comme un diable, il rue, il me jette par terre, je remonte, nous sautons la barrière…


Moins enthousiaste est le nouveau sous-gouverneur, que ses fonctions obligent d’accompagner le prince dans ses promenades à cheval. M. d’Hautpoul avoue que depuis sept ou huit ans, il n’a pratiqué l’équitation et que les rhumatismes lui en rendent l’exercice pénible ; il trouve le cheval de son prédécesseur dur et désagréable ; il blâme M. O’Hégherty de faire faire au prince des exercices trop forts pour son âge.

Quant au caractère violent du petit prince, aux scènes de colère qui en étaient la conséquence, nous ne croyons pas que M. d’Hautpoul exagère : le Duc de Bordeaux tenait de son père une fâcheuse disposition à l’emportement. Cette disposition ne devait-elle pas être exaspérée, pendant cette année 1833, par les intrigues que le jeune prince sentait autour de lui, par le peu d’entente de ses maîtres, par tous les changemens de personnes et de systèmes qu’il était obligé de subir ? Hâtons-nous d’ajouter que dès son enfance, il revenait rapidement de sa colère et témoignait, à ceux qui en avaient été l’objet, une bonté charmante. Nul prince peut-être n’a eu d’amis plus fidèles, de serviteurs plus attachés.

Le baron de Damas, on l’a vu, traitait cette violence de caractère, au physique, par le grand air et l’exercice ; au moral, il évitait autant que possible les punitions et pensait que chez tout enfant, chez un prince surtout, c’est la volonté qui doit être formée et dirigée vers le bien. De là cette fermeté dans ses décisions que le Comte de Chambord manifesta toute sa vie et que certains ont traitée d’entêtement puéril, d’autres de calcul pour ne pas régner. Ceux-ci comme ceux-là connaissaient bien mal Henri V, qui l’imaginaient capable de fuir un devoir ; ils ne savaient pas que ce grand esprit en avance sur son siècle pour tant d’idées qui commencent à peine à germer aujourd’hui[28] : décentralisation, corporations ouvrières, représentation des intérêts, etc. ; que ce prince, dis-je, avait un programme social et politique dont la réalisation tenait trop à son cœur de Français pour qu’il ne lui sacrifiât pas tout, fors l’honneur[29] !

Qu’après cela, le marquis d’Hautpoul, en quelques parties de sa tâche eût pu mieux réussir que le baron de Damas, nous n’en disconviendrons pas. S’il nous étonne quand il écrit que son ambition eût été de faire de son élève un « Napoléon légitime, » et si la contradiction qui éclate entre ces deux mots semble lui échapper, c’est un témoignage de l’admiration qu’il avait gardée au prodigieux génie qui l’avait mené par tant de champs de bataille. Son tort ne fut que de s’être cru appelé à une réforme générale de l’éducation du Duc de Bordeaux. Mais on estima sa valeur à son prix ; son royal élève lui rendit justice, et plus tard, lorsque le Duc de Bordeaux voulut visiter les champs de bataille de l’Europe, ce fut au vaillant soldat qu’il demanda de l’accompagner pour l’aider à terminer son éducation militaire.


VI

Il nous reste à examiner quels souvenirs ou quels regrets accompagnèrent le baron de Damas dans sa retraite, et quelle empreinte laissèrent ses enseignemens dans l’âme du Duc de Bordeaux. Dix jours seulement après son départ, Charles X lui écrivait :


Votre lettre m’a fait du bien, cher baron, vos sentimens, vos principes et vos regrets sont si bien d’accord avec ce que j’éprouve ! J’ai lu aussi ce que vous avez écrit à Bordeaux ;… l’enfant en a été touché, et, malgré la légèreté naturelle à son âge, je suis sûr qu’il n’oubliera jamais ce que votre séparation a eu de pénible pour son cœur. Jusqu’ici, tout va assez bien ; mais j’ai grand besoin de me confier à la miséricorde de Dieu pour ne pas envisager l’avenir avec crainte et inquiétude.


Le Dauphin prenait moins facilement son parti du nouvel état de choses :


Je vous regrette sincèrement tous les jours, écrivait-il le 28 décembre 1833, ainsi que le départ de ceux qui ont causé le vôtre[30], mais en vérité à l’âge de votre pupille, au moment du développement des passions, c’est un compliment à vous faire de la part de vos amis, de n’être plus chargé d’une telle responsabilité, surtout quand vous pouvez vous dire que ce n’est pas vous qui l’avez rejetée, et que c’est le parti de l’impiété qui a forcé de vous éloigner. Je jouis de penser que vous êtes réuni en ce moment à votre femme et à un de vos enfans. Je vous admirais vraiment de supporter depuis trois ans avec une telle égalité d’âme la séparation de tout ce qui vous était cher ; pour remplir un devoir.


Les lettres suivantes sont trop intéressantes à tous les points de vue pour n’être pas reproduites en entier :


LE DUC DE BLACAS AU BARON DE DAMAS

Prague, ce 13 novembre 1833.

J’ai reçu, mon cher baron, les deux petits mots que vous avez bien voulu m’écrire, et je me suis hâté de remettre vos lettres au Roi et à M. d’Hautpoul. M. le Duc de Bordeaux attendait de vos nouvelles avec empressement, il a été enchanté d’en recevoir, et il m’a aussitôt montré votre lettre, en me demandant s’il pouvait la faire lire au Roi et à Madame la Dauphine. Vous sentez bien que ma réponse a été affirmative, et j’ai joui pour vous de l’expression des sentimens de cet excellent petit prince. Mais, hélas ! que de sujets de réflexions ! que de craintes pour l’avenir ! j’en suis navré.

J’espère que M. de Montbel vous aura remis ma lettre, et que j’aurai encore de vos nouvelles de Vienne. Vous savez tout ce que j’aurais pu vous faire connaître, le Roi vous a écrit, et d’après ce que vous m’avez mandé de vos projets, sa lettre et celle-ci doivent vous trouver encore à Vienne.

Le prince de Metternich, qui est vraiment parfait pour le Roi, pour sa cause et pour ses fidèles serviteurs, vous aura dit, sans doute, que Mme la Duchesse de Berry demande à s’établir à Lintz, nous ignorons ce que l’empereur lui aura répondu ; il serait bien préférable qu’elle se fixe à Brünn ; le Roi trouve cependant que ces deux villes sont bien près de Prague.

Vous aurez vu passer à Vienne un détachement de la jeune France qui veut aller à Léoben[31], leur donnera-t-on les moyens de s’y rendre ? Il est peut-être difficile de les leur refuser, mais il est hors de doute qu’ils vont encore monter la tête de cette pauvre princesse et qu’elle tracassera le Roi ; le pis encore est qu’elle fera beaucoup de tort à la cause de la légitimité. Ah ! qu’il me tarde de sortir de la cruelle position dans laquelle je me trouve ; je le désire bien vivement, malgré tout mon dévouement pour le Roi, pour sa famille, pour ses intérêts ; mais quand on ne peut ici faire le bien qu’on voudrait, ni souvent empêcher le mal que l’on voit, comment rester au poste que l’honneur vous avait indiqué ? Il me serait difficile de vous dire combien je suis tourmenté de cet état de choses !…

J’ai reçu bien des lettres de Paris, de Londres, des provinces, en un mot de tous nos agens. Ils gémissent d’autant plus, que dans leur opinion, le fantôme qui effraye tant ici, n’a plus aucun crédit en France ; on commence à y reconnaître la vérité, et l’on rougit de honte de toutes les fausses démarches que l’on a faites pour soutenir des mensonges. On est furieux d’avoir été trompé, et celle qui pouvait tout il y a huit mois ne serait suivie aujourd’hui que par quelques intrigans. Sa déplorable conduite n’est pas moins funeste pour la bonne cause que pour elle-même, et je ne puis, malgré tous ses torts, m’empêcher de la plaindre et de regretter vivement tout ce qu’on lui a fait perdre. Que deviendra-t-elle ? que deviendra son fils ? et le retour sur nos enfans est bien affligeant. La Villatte part ce soir, il a fait demander au Roi s’il pouvait aller à Léoben, la réponse a été qu’il ferait mieux d’aller chez lui.

Adieu, mon cher baron, je ne vous parlerai de ma tendre amitié que pour vous assurer qu’elle ne peut finir qu’avec moi.


LE DUC DE BLACAS AU BARON DE DAMAS

Prague, ce 14 février 1834.

Je venais, mon cher baron, de vous écrire à Rome et en Suisse, quand j’ai reçu la lettre où vous m’annoncez que vous serez à Turin le 25 de ce mois. Je profite de cet avis avec empressement, et je joins ici une lettre qui vous prouvera que j’ai remis exactement tout ce que vous m’avez adressé. Je viens également de recevoir une lettre du comte Alfred[32] ; il m’écrit de Paris en date du 3 février, il ne me mande rien de très remarquable, si ce n’est qu’un parti, dont on veut toujours faire peur, diminue journellement, et que sans M. de Chat… d[33], M. de Fitz-J.[34], la Gazette et la Quotidienne, il n’en serait plus question. Je le pense de même, néanmoins on continue à tourmenter cruellement… et le refus d’accéder, pour le moment, aux mesures qu’on voulait imposer, fera de nouveau jeter les hauts cris. Le départ de M. d’Hautp…[35], qui vous quitte décidément, sera encore un motif de plaintes ; mais il faut savoir faire le bien pour le bien, et se résigner même aux calomnies. La santé de M. d’Hautp… est en effet très mauvaise, celle de sa femme n’est pas meilleure, le climat leur était contraire, voilà des raisons suffisantes pour se retirer ; mais au fait, M. d’Hautp… voulait que M. Cau…[36] et M. Bil…[37] fussent éloignés, parce qu’ils ne partageaient pas tous ses principes, il voulait encore que l’on se rendît aux exigences de la coterie qui a député ici successivement M. de Chaz…, M. de Forb… des I… et M. de Trog… Enfin, on a résisté à leurs instances, on n’a pas voulu faire une démarche intempestive, et l’on a voulu conserver des hommes graves, dont les sentimens et les principes sont tels qu’on les doit désirer. Il est fâcheux que le prompt départ de M. d’Hautp… en soit la conséquence… On a fait tout ce qu’il était possible pour le retenir. Je n’ai rien oublié moi-même… il avait pris des engagemens, il a été à peu près forcé d’en convenir. Il faut d’autant plus l’en plaindre, que c’est un très honnête homme qui aurait pu être utile. Vous sentez bien, mon cher baron, que tous ces détails sont pour vous seul ; je dois y ajouter que vous devinerez facilement sur qui les regards se seraient portés de nouveau, si on n’avait pas reconnu l’indispensable nécessité de retenir encore l’Év. d’Her…[38] pour prévenir de trop vives clameurs. Je vous avais écrit dans le premier moment, je vous avais prié de m’indiquer un moyen certain de vous faire passer mes lettres et les avis que je pouvais avoir à vous transmettre : je vous renouvelle cette demande, il est très important que l’on sache toujours où vous trouver ; l’attachement et la confiance qu’on vous porte vous expliqueront pourquoi l’on tient beaucoup à pouvoir correspondre avec vous, dans un temps où, d’un jour à l’autre, on peut avoir besoin de réunir ceux sur lesquels on comptera toujours.

Toutes les santés sont fort bonnes ici, et l’hiver a été jusqu’à présent d’une douceur incroyable pour la Bohême.

Nos lettres de Paris ne disent rien de remarquable. Les hommes que le comte Alf…[39] me signale y mettent néanmoins le désordre, et divisent ceux qu’il serait si nécessaire de réunir.

L’Év… d’H…[40] reste à la tête de l’éducation, un officier général sera chargé d’accompagner et de veillera la sûreté de concert avec M. Bil…[41] (je suppose que ce sera M…[42] pour le moment sans titre : ceci pour vous seul).

M. d’Hautp…[43] vous parle de 400 florins qu’il a trouvés en plus dans ce que vous lui avez laissé. S’ils sont à vous, que faut-il en faire ?

Adieu, mon très cher baron, j’attends de vous une lettre un peu détaillée, M. Bil… a reçu celle que vous lui avez adressée de Pise le 3 du courant. Je n’ai pas besoin de vous répéter que vous n’avez pas d’ami plus dévoué que moi.

B.


M. BILLOT AU BARON DE DAMAS

Monsieur le baron,

J’ai reçu par l’avant-dernier courrier la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire de Pise le 3 de ce mois. Je suis fort touché et très reconnaissant de ce qu’au milieu de votre voyage d’Italie vous avez été assez bon pour me donner ainsi quelques instans.

Vos courses dans ce beau pays, sous un ciel aussi doux, même au moment où l’hiver est en général le plus rude ailleurs, accompagné de Mme la baronne, qui vous y a rejoint avec deux de vos enfans, que vous n’avez également point vus depuis plus de trois ans, ont dû, non sans doute vous distraire entièrement de nos tristes préoccupations sur l’avenir, mais du moins en adoucir beaucoup l’amertume.

Vous y aurez vu de plus que moi, en grandes villes, Milan et Venise ; mais je crois que comme moi, de toutes ce serait Rome que vous préféreriez habiter. On y arrive en général avec l’idée qu’elle n’a guère d’autre mérite que ses souvenirs historiques, ses ruines, et l’on reconnaît bientôt que Rome moderne a aussi par elle-même beaucoup d’attraits.

Je ne peux guère vous dire quelque chose de nouveau relativement à notre colonie. Votre correspondant habituel[44] vous tient au courant de ce qui s’y passe. Ainsi vous saurez, avant que cette lettre vous arrive, que M. d’Hautpoul va retourner en France ; il partira demain. Il m’est impossible de vous expliquer mieux la cause de son départ, qu’en lui appliquant ce que vous me faisiez l’honneur de me répéter sans cesse vous-même, en octobre dernier, lorsque mes efforts tendaient à concourir autant qu’il pouvait dépendre de moi à la réunion de ce qui arrivait avec ce qui était : Il est impossible de s’entendre même avec les hommes les plus honorables, lorsqu’ils sont les représentans d’un parti. Au surplus, l’évêque d’Hermopolis reste, et cela gêne beaucoup ceux qui nous menacent de nouvelles attaques de journaux. Aussi certaines personnes ne cessent-elles d’insinuer, avec une insistance vraiment plaisante de leur part, que ce qu’il y aurait de mieux à faire, ce serait de rétablir tout ce qui existait avant le 1er novembre. Leur but, qu’elles déguisent à peine, serait d’amener ainsi la retraite de M. l’Év… d’H…[45] et de recommencer, au nom de la France, des attaques dont une personne est d’avance fort effrayée[46]. Je crois qu’au fond le mauvais état de santé de M. d’H… est aussi entré pour beaucoup dans sa détermination. Il ne pouvait qu’avec une peine extrême suivre dans les promenades à pied ou à cheval. Nous avons du reste toujours été fort bien ensemble ; seulement j’aurais désiré plus d’ouverture dans le langage et les manières. Mais je comprends que cela devait tenir moins au caractère habituel, qu’à la fausse position résultant d’engagemens pris.

Monseigneur n’a éprouvé, à l’annonce du départ de M. d’H…[47], d’autre sentiment que celui de la crainte de voir arriver Ch… rétien[48], et celui du désir bien vif d’apprendre le prochain retour… vous savez bien de qui. Il est sous ce double rapport tel que vous l’avez connu et comme le premier jour après votre départ.

J’ai eu l’honneur de lui annoncer, conformément à vos intentions, la prochaine arrivée du serre-papier en albâtre. Il a lu votre lettre avec une émotion fort visible.

Vous devinez mes vœux, monsieur le baron…, je sens aussi tout l’intérêt qu’il y a, dans ces circonstances surtout, à conserver M. l’Év… d’H…[49] et je crains, à vous dire toute ma pensée, que, sans avoir pris d’engagement aussi formel et aussi étendu que paraît l’avoir fait M. d’H…[50], il n’y ait un point sur lequel il se croit lié, moins encore par ce qu’il a dit ou fait en France avant son départ, que par son langage ou sa conduite à Prague, à la fin d’octobre. Au fond, il est excellent et professe pour vous toute l’estime que vous méritez. Mais voilà une lettre bien longue et qui, adressée à un voyageur, devient indiscrète, malgré vos bontés pour moi. J’ai d’ailleurs pour m’en tenir là et pour finir en ce moment mon entretien avec vous une raison que personne mieux que vous ne peut apprécier. C’est que j’ai bien peu d’instans à disposer, le Roi m’ayant depuis trois jours fait l’honneur de me charger de remplacer M. d’H… auprès de son auguste petit-fils pour le service de la maison du prince, le jour et la nuit et pour les promenades, bien entendu jusqu’à l’arrivée de l’officier général sur qui se sera fixé le choix de Sa Majesté.

Je vous prie de faire agréer mes hommages respectueux à Mme la baronne de Damas. Vous connaissez les sentimens de haute considération et de tendre attachement que je vous ai voués pour la vie et avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

Monsieur le baron,

Votre très humble et obéissant serviteur,

BILLOT.


Prague, 19 février 1834.

Le Duc de Bordeaux avait écrit plusieurs fois à son ancien gouverneur ; nous nous bornerons à reproduire, comme la plus caractéristique, sa lettre du 27 novembre 1834 :


Mon cher monsieur de Damas, voilà un an passé que je ne vous ai vu ; le temps m’a paru bien long. Vos lettres m’ont fait grand plaisir. J’ai passé à peu près un mois avec les fils du duc de Blacas, qui sont charmans ; aussi sont-ils élevés par les Jésuites. Tout ce qui sort de leurs mains est bon. La duchesse est ici avec Louis, mais les autres sont partis avec leur père, qui les reconduit à Fribourg. J’ai bien pensé à vous le jour de la Toussaint[51], et cette parole de l’Évangile de ce jour : Beati qui lugent, m’a encore frappé. Cela m’a rappelé le temps où je tâchais de vous retenir ici avec l’abbé Déplace. Tout ça fait de la peine. Je suis cependant très content de ceux qui sont auprès de moi, et M. de Bouillé voudrait, ainsi que moi, vous voir encore ici. Je dois vous accuser de ne pas tenir vos promesses. Que m’avez-vous dit quand vous êtes parti ? Que vous reviendriez nous voir dans un an, et c’est ainsi que vous nous trompez ! Ce n’est pas bien, mais je vous le pardonnerai si, au moins, vous venez bientôt. Il ne se passe rien ici. Depuis un mois, je suis au lit par un mal de pied qui provient de l’ongle qui est entré dans la chair (sic). Si vous étiez ici, ce serait tout de suite fini. Je me lamente tous les jours de votre départ. Remerciez, je vous prie, Mme la baronne de la lettre qu’elle m’a écrite. Alfred[52] est venu ici pour la Saint-Charles et va et revient toujours. J’ai été cette année chez les Rohan avec le Roi et j’y ai chassé. Je m’y suis bien amusé, mais non pas comme un roi ; car les rois ne s’amusent guère dans ce temps-ci. La princesse Berthe m’a demandé plusieurs fois de vos nouvelles. Nous ne faisons rien de bon maintenant au Hradschin. Mme de Nicolaï est arrivée[53], elle a l’air fort aimable. Depuis votre départ, on a purgé la maison de plusieurs personnes, mais il en reste toujours… Ma sœur est charmante depuis que Mme de Nicolaï est là, et ses idées sont tout à fait changées. Mlle Vachon a été rejoindre M. de Barrande, qu’elle aimait tant. Elle doit être contente. Adieu, mon cher et très cher baron, je voudrais pouvoir vous embrasser ici. Alfred s’en chargera pour moi.

Je vous aime bien.

HENRI.

P.-S. — Don Carlos (Charles V) fait de grands progrès en Espagne ; je voudrais bien être avec lui. Mais j’espère pouvoir reconquérir la France. plus tard. Car maintenant je ne le souhaite pas. Il faut d’abord que je finisse mon éducation.


Le temps n’atténue pas la douleur de la séparation. Le 19 avril 1835, Henri écrivait :


Mon cher monsieur de Damas, je vous remercie bien de la lettre que vous m’avez écrite, mais je voudrais que vous me fassiez toujours un petit sermon dans vos lettres, afin que j’en profite… Je suis assez content. Mais je vous regrette bien. Écrivez-moi donc plus souvent et je vous répondrai. Quand je reçois une lettre de vous, cela me fait plaisir, je me crois encore avec vous. Mais bientôt l’illusion cesse, et cela me fait de la peine. J’espère au moins que vous êtes heureux au milieu de votre famille… Adieu, mon cher baron, il y a déjà longtemps que nous sommes amis, j’espère que nous le serons encore longtemps… Ici, on ennuie et on tracasse : pas ceux qui sont auprès de moi, mais d’autres. Je vous embrasse, mais revenez nous voir pour ne pas me faire de peine.


Une lettre du duc de Blacas, en date du 22 avril, explique en partie les ennuis et les tourmens auxquels le jeune prince fait allusion. M. de Blacas a un moment espéré le rappel de M. de Damas :


Mon cher baron, j’attendais depuis longtemps une bonne occasion pour vous écrire, et je saisis avec bien du plaisir celle que me procure le départ pour Paris du comte de Houille ; il n’a pas le projet d’y faire un long séjour ; il vous dira ce qui le décide à s’y rendre ; il vous parlera à fond de notre triste position, il vous donnera des nouvelles de tous les habitans du Hradschin, et je m’en remets à lui pour tous les détails qui nous intéressent ; mais je ne m’en remettrai à personne, mon bien cher baron, pour vous parler de mon attachement et de l’espoir dans lequel j’avais été de vous en renouveler moi-même l’assurance. Cet espoir avait augmenté après la réception de votre dernière lettre et de la note qui s’y trouvait jointe. Je n’étais point ici quand l’une et l’autre sont arrivées, elles ont été ouvertes et lues avec le plus vif intérêt ; on me les a envoyées aussitôt, et à la manière dont on s’exprimait, je me flattais que l’on inviterait l’auteur de la note, qu’on trouvait si parfaite, à mettre ses théories en pratique. Mais de nouvelles difficultés se sont présentées sans doute, car j’ai trouvé que d’autres dispositions avaient été prises ; il peut y avoir quelque chose de passable dans ce qui a été fait, mais, pour le moment, ce qu’il y avait de bon, de très bon, a été encore éloigné, ou plutôt écarté, et voilà ce qui nie peine avec d’autant plus de raison que j’en prévois tous les inconvéniens, pour un avenir qui n’est pas fort loin du présent. Il faut cependant attendre qu’une nouvelle circonstance se présente, et, sans la regarder comme rapprochée, je la prévois, je la désire et je n’oublierai rien pour ne pas la laisser échapper. L’utilité dont je la crois vous est une nouvelle assurance des soins que je me donnerai.

Vous saurez par M. de B…[54] que toutes les santés sont fort bonnes, que l’on[55] se dispose à quitter le voisinage, que cet éloignement, qui a été décidé par l’insistance des hauts personnages qu’on a été voir dernièrement, est regardé comme d’autant plus heureux qu’on a promis de ne pas revenir, et l’on pense ici que cette mesure était indispensable.


Le 8 novembre 1835, le prince écrit :


Je ne veux pas vous répéter que les jours que nous venons de passer ont été bien tristes pour moi, car il y a deux ans que vous êtes parti. Je vous prie encore une fois de venir nous voir. Vous me feriez grand plaisir et vous pouvez être sûr d’être reçu à bras ouverts. Vous ne me laisserez pas vous prier en vain. J’espère au moins que vous êtes heureux dans ce vieux château que vous habitez[56]. Il est sûrement plus avantageux d’être chez soi, que d’être toujours transporté de côtés et d’autres comme nous. Voilà jusqu’ici notre sort. Mais c’est Dieu qui le veut, il faut s’y résigner. En revoyant Ruschtiehrad, j’ai eu du chagrin, car je croyais encore vous voir dans votre chambre. Là même, il y a plus de deux ans, je ne pensais guère à changer continuellement comme maintenant. J’étais content, je pensais toujours l’être. Écrivez-moi souvent. — Je vous écrirai encore bientôt, car quand je vous écris, je m’imagine que je vous parle encore.


C’est toujours M. de Blacas qui nous renseigne sur l’état des esprits à la petite cour :


Je n’ai, mon cher baron, écrit-il le 13 février 1836, que de bonnes nouvelles à vous donner de toutes les santés qui nous intéressent : je voudrais bien que vous puissiez en juger par vous-même, et je suis certain que notre jeune homme, car c’est maintenant un jeune homme, serait enchanté de vous revoir ; vous le trouveriez grandi, fortifié, à merveille sous bien d’autres rapports ; mais il est heureux que deux personnes qui ont voulu partir l’été dernier, ne soient plus ici ; des idées nouvelles commençaient à remplacer celles que Max…[57] avait données, et il est possible qu’il en eût été bientôt de même des principes. Dieu a permis qu’on s’en aperçût, et le mal a été arrêté à temps. L’E… d’H…[58] en a été malade d’inquiétude et de chagrin, il est encore tourmenté par des mouvemens de vivacité, qu’il regarde comme de l’emportement, et qu’on ne peut réprimer autant qu’il le voudrait, et que peut-être il le faudrait ; ils ne sont cependant plus aussi fréquens. Ce respectable E… (évêque) a été très souffrant, il est mieux, mais il a encore de la peine à marcher, et je crains pour lui une rechute. M. de B…[59] fait tout ce qu’il peut, il raisonne très bien, il parle de même ; on trouve toutefois que son ton n’en impose pas assez. Tout va néanmoins, j’allais dire clopin-clopant : vous savez mieux que personne à qui en est la faute.

La santé de M. le doyen[60] est parfaite ; quoiqu’il se tourmente beaucoup, il commence cependant à reconnaître qu’il faut tout attendre du temps et d’une volonté suprême ; en effet, les hommes n’y peuvent rien ; les esprits sont trop égarés.

Mademoiselle n’a pas beaucoup grandi, mais sous d’autres rapports plus importans, elle a incroyablement gagné ; elle est charmante à tous égards.

Malgré l’abondance des documens déjà cités, nous ne pouvons hésiter à reproduire en entier la lettre suivante. Quelle mélancolie chez ce prince de seize ans ! Il est vrai que c’est rn Bourbon éloigné de la France et ballotté entre de tristes intrigues !


LE DUC DE BORDEAUX AU BARON DE DAMAS

Ce 27 mars 1836. Mon cher monsieur de Damas, il y a bien longtemps que je n’ai reçu de vos nouvelles. Je ne sais où vous êtes, ni ce que vous faites et il me tarde de recevoir de vous une lettre. Mes études ne vont pas mal ; mais, cependant plus je vais, plus je vous regrette. A toutes mes communions, je prie pour vous, je demande ardemment à Dieu de vous ramener auprès de moi comme un bon ange gardien. Je suis souvent triste ; je pense à tous les changemens, et je regrette le passé. Je vous en prie encore, revenez au moins nous voir. Venez, car votre absence me chagrine. Il me semble toujours qu’il me manque quelqu’un, et c’est vous qui me manquez. Dans les leçons, dans les récréations, partout je pense à vous. Mais cependant il faut offrir tout cela à Dieu et se consoler en pensant que c’est lui qui l’a voulu. Je vous prie de me dire si vous recevez mes lettres et celle-ci. J’espère que Mme la baronne et vos enfans se portent bien. Quant à nous, nous allons bien. Le temps est beau, la ville est triste, tout est triste. Je ne sais où nous irons. Cela m’est bien égal. Si vous aviez été auprès de moi, tous les endroits m’auraient été agréables, maintenant ils me sont indifférens. Tout ce que je vous dis là, ne le prenez pas pour des phrases, cela part du fond du cœur. Je vous prie de me répondre. J’ai appris avec beaucoup de peine que le bon Alfred[61] avait été blessé à la chasse. J’espère qu’il va mieux. Adieu, mon cher baron, je vous embrasse de tout cœur.

HENRI.


Ce sont toujours de nouvelles instances pour que M. de Damas vienne le voir.


Vous savez, mon cher monsieur de Damas, le plaisir que j’aurais à vous voir, mais j’ai compris pourquoi vous ne le faisiez pas. J’espère encore cependant que vous viendrez.

Il y aura bientôt trois ans que nous sommes séparés. Que cet espace me paraît long ! Que de choses se sont passées depuis ce temps-là !… Revenez nous voir et vous trouverez peut-être du changement en moi. Certainement ce ne sera pas par rapport à vous. Je vous garderai toute ma vie une sincère amitié et une grande reconnaissance. Que je regrette le temps où nous faisions ensemble de si belles promenades, où nous parlions ensemble ! Je voudrais bien trouver une occasion de vous revoir. Venez donc, vous serez bien reçu, venez !


A la fin de mai 1836, la famille royale quitte le Hradschin pour se rendre à Tœplitz, puis à Goritz, dont le climat méridional attirait le vieux Roi. Sur la route, à Budweiss, dans un mauvaise auberge, le Duc de Bordeaux est atteint d’une fièvre cérébrale qui met ses jours en danger. La convalescence devait être longue. C’est alors que M. de Blacas fut assez heureux pour pouvoir acheter, près de Budweiss, le château de Kirchberg, au comte d’Orsay et y donner trois mois l’hospitalité aux augustes exilés

Peu d’hommes, politiques ont été aussi calomniés que M. de Blacas. Depuis le duc de Raguse jusqu’au marquis d’Hautpoul, les auteurs de mémoires ont travesti ce beau caractère et mis en doute son désintéressement. Sa défense serait facile, mais n’entre pas dans le cadre de ce travail. Il nous sera permis seulement de saluer en passant ce fidèle de la monarchie, qui demanda en mourant de n’être pas séparé du maître qu’il avait servi dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, et qui repose aux pieds de Charles X dans ce caveau de Goritz, où deux autres rois, hélas ! sont venus les rejoindre.

Charles X n’arriva à Goritz que pour y mourir. Deux jours après, le Dauphin publiait la déclaration suivante :


Pendant la vie du Roi, mon auguste père, mes devoirs de fils soumis et de sujet m’imposaient un respectueux silence sur des questions dont la direction n’appartenait qu’à lui seul.

Aujourd’hui que Dieu l’a rappelé dans son sein, je regarde comme un devoir pour moi envers la France et ma famille, dont je suis maintenant le chef, de faire connaître ma volonté. En conséquence, je déclare persister dans l’intention où j’étais à l’époque des événemens de juillet 1830, de transmettre la couronne à mon bien-aimé neveu, le Duc de Bordeaux ; mais dans les circonstances actuelles, l’intérêt des enfans de mon bien-aimé frère, le Duc de Berry, exige que je sois en réalité chef de ma famille : et, pour en exercer les droits, je dois être investi de l’autorité royale. Je prends donc le titre de Roi, bien résolu à ne faire usage du pouvoir qu’il me donne que pendant la durée des malheurs de la France, et à remettre à mon neveu, le Duc de Bordeaux, la couronne, le jour même où, par la grâce de Dieu, la monarchie légitime sera rétablie.

Car telle est ma volonté. Fait à Goritz le 8 novembre 1836.

Louis.


La famille royale partage dès lors son temps entre Goritz et Kirchberg, qu’on avait racheté au duc de Blacas. C’est de là que celui-ci écrivait le 5 août 1837 :


Je n’ai que de très bonnes nouvelles à vous donner du jeune homme qui nous intéresse ; je viens de faire une course avec lui et j’en ai été très content ; il y aurait cependant encore bien des choses à dire et à faire, il lèsent lui-même, mais malheureusement le remède n’est pas auprès du mal. Vous savez que M. de Bouillé[62] se relire ; je ne puis, pour le moment, en dire davantage, parce que je ne sais rien de plus et qu’au fait aucun parti n’est pris.

C’est le comte de Brissac qui succéda à M. de Bouille. A son tour, M. de Montbel, remplaçant M. de Brissac pendant une absence de celui-ci, donnait des nouvelles du prince :


Je puis vous en rendre bon témoignage, il est fidèle aux préceptes et aux exemples que vous lui avez donnés. Il est franchement et loyalement chrétien. Son esprit est vif, sa mémoire excellente et ornée, son intelligence pénétrante. Mais ce qui est surtout remarquable en lui, c’est la justesse de son jugement et la justice de son cœur… Ce qui fait honneur à ses sentimens, c’est l’affection qu’il a pour vous. Il se plaint de votre silence, est impatient d’avoir de vos nouvelles. Aussi je l’ai charmé en lui remettant votre dernière lettre.


A la fin de 1843, le Comte de Chambord est en Angleterre. Après les réceptions de Belgrave-Square, qui émurent si fort le gouvernement de Louis-Philippe, le prince écrit au baron de Damas :


Londres, le 17 décembre 1843.

Je n’ai pu trouver encore jusqu’ici un seul moment, mon cher baron, pour vous remercier de vos lettres et vous dire tout le plaisir que j’ai eu à revoir vos deux fils Edmond et Maxence[63]. Edmond, qui est plus formé et que je connais davantage, me paraît très bien ; je ne puis que faire son éloge : il m’a rendu ici beaucoup de petits services dont j’aime à lui exprimer ma reconnaissance.

En voyant se presser autour de moi tant de Français fidèles, j’ai bien regretté de ne pas trouver parmi eux mon ancien gouverneur, que j’aurais été si heureux de revoir. J’apprécie cependant les motifs qui vous ont empêché de venir dans cette circonstance : je sais que c’est un grand sacrifice que vous vous êtes imposé ; croyez que c’en est un aussi pour moi.

Le duc de Lévis m’a communiqué vos lettres que j’ai lues avec attention. J’espère que vous aurez été content de celle que j’ai adressée à M. de Chateaubriand : elle répond à votre pensée. J’ai voulu profiter de l’occasion qui m’était offerte de prouver à la France que si je veux régner sur elle, ce n’est que pour mieux assurer son bonheur, que bien loin d’être ennemi d’une sage liberté, je comprends qu’elle est nécessaire dans le temps où nous vivons, mais qu’elle ne peut fleurir en France qu’à l’abri d’institutions monarchiques fortement constituées. Éclairé par de sages conseils, je cherche à remplir de mon mieux et autant que les circonstances le permettent les grands devoirs qui me sont imposés. La Providence fera le reste.

Adieu, mon cher ami, je vous renouvelle l’assurance de ma bien sincère et constante affection.

HENRI.

Ce n’est qu’en 1854 que l’ancien gouverneur eut le bonheur de revoir son élève à Prague, où il l’avait quitté vingt et un ans plus tôt. Après cette entrevue, le Comte de Chambord écrivait :


J’éprouve le besoin de vous redire encore tout le honneur que j’ai eu à vous revoir après tant d’années. Il m’a été bien doux de pouvoir reprendre ma vieille habitude de causer à cœur ouvert avec vous. Je regrette que ce temps se soit écoulé si vite. Mais vous m’avez promis de revenir, et vous tiendrez parole.


Le baron de Damas tint parole : en 1857, il alla déposer aux pieds du Comte et de la Comtesse de Chambord l’hommage de son respect et de sa fidélité. « Il passa à Frohsdorff, dit Poujoulat, des jours qui furent ses derniers grands jours. Que d’entretiens où reparaissaient les années et les hommes d’autrefois, où revenaient sans amertume les vicissitudes et les mécomptes, où les voies de la Providence étaient adorées et où l’invincible confiance restait debout[64] ! » L’émotion qu’il éprouva en faisant au prince des adieux qu’il pressentait devoir être les derniers, fut telle, que le soir même il tomba gravement malade à Vienne. Jamais il ne se remit de cette maladie. La mort d’un de ses fils, le comte Albéric de Damas, tombé glorieusement sous les balles chinoises le 18 septembre 1860, porta à cette santé déjà affaiblie une cruelle atteinte. Une dernière crise, qui l’a trouvé fort dans sa foi et fidèle à son roi, l’a emporté le 6 mai 1862, dans sa soixante-dix-septième année.

« Le Comte de Chambord. est franchement et loyalement chrétien[65], » écrivait M. de Montbel en 1837. Ce n’est pas ce qu’auraient voulu les adversaires du baron de Damas. Au moment des intrigues de la Jeune France, quelqu’un disait devant une femme d’esprit : « On veut faire de M. le Duc de Bordeaux un saint, et il nous faudrait un Henri IV ! »

« Eh ! Messieurs, leur répondit Mme Franchet, si le baron de Damas faisait de son élève un saint Louis, de quoi la France aurait-elle à se plaindre ? »

« Peu de monarques ont été des saints ; beaucoup ont été sages et heureux : Louis a réuni en lui les deux caractères. Il a possédé à un haut degré les vertus les mieux faites pour assurer le bonheur de la société, la justice, la prudence, la bienveillante l’activité… Il n’a été ni un grand conquérant, ni un grand réformateur, ni un grand législateur ; mais, par la force de ses vertus personnelles, il a porté le renom et la puissance de son royaume ; plus haut qu’aucun de ses ancêtres. »

Cette appréciation d’un historien anglais[66] ne s’applique telle pas d’une manière frappante au Comte de Chambord ? L’unité d’une vie sans faiblesse, la fermeté d’une ligne de conduite délibérément arrêtée dans le calme de l’exil, des vues politiques et sociales en avance sur son siècle, exposées dans des lettres et des manifestes dont la valeur littéraire ne le cède qu’à la générosité de leur inspiration, ont plus fait, à notre avis, pour cause de la monarchie, que n’eût fait la réalisation du règne constitutionnel offert à Henri V en 1873. Et ce n’est pas une des marques les moins visibles de la Providence en faveur de ce principe, que la continuité de la doctrine chez ses représentans malgré l’abîme qu’avait paru creuser 1830 entre les deux branches françaises de la maison de Bourbon, malgré les différences d’éducation et de caractère qui donnent à chacun de nos princes leur physionomie propre.

Qu’il me soit permis, en terminant, de relater ce souvenir personnel. Lorsqu’en 1875 j’eus l’honneur d’être présenté à M. le Comte de Chambord par ma tante la duchesse de Blacas, le Roi me dit : « J’ai eu de nombreux gouverneurs ; c’est de votre grand-père que je crois avoir le mieux retenu les leçons. » Si le baron de Damas avait vécu, aucun témoignage ne lui eût été aussi précieux, venant de celui qui, deux ans auparavant, avait refusé d’être « le roi légitime de la Révolution. »


Cte DE DAMAS D’ANLEZY.

  1. Etienne-Charles, comte, puis duc de Damas-Crux (1734-1846), fit la guerre d’Amérique et fut maréchal de camp dans l’armée de Condé. et premier gentilhomme de la chambre du Duc d’Angoulême. — Son frère aîné, le comte de Damas, était chevalier d’honneur de la Duchesse d’Angoulême ; la comtesse Etienne, née de Seront, était dame d’honneur : les marquises de Biron et de Sainte-Maure, nées de Damas. étaient dames de cette même princesse. On prétendait que la maison du Duc et de la Duchesse d’Angoulême était meublée en Damas et doublée de même.
  2. Le baron de Damas contestait d’autant moins la validité des abdications, que c’était lui qui avait pressé le Roi et le Duc d’Angoulême de les signer. « Est-il vrai, dis-je au Roi, qu’on a parlé d’abdication à Votre Majesté ? — C’est vrai, me dit-il, et je suis assez disposé à le faire. — Mais, dans ce cas, Sire, il n’y a pas un moment à perdre. — Je verrai, dit le Roi ; ce soir ou demain matin. » Ici j’insistai avec force : « Vous avez déjà perdu trop de temps ; ce n’est ni ce soir ni demain. Dans ma pensée l’abdication n’est pour ainsi dire pas permise ; mais si c’est un moyen de sauver l’État, il faut le faire tout de suite. » (Mémoires inédits du baron de Damas.)
  3. Citée par M. de Pène, Henri de France, p. 138.
  4. Il obtint, sur sa demande, une pension de vingt mille francs sur la cassette de M. le Duc de Bordeaux.
  5. C’était d’ailleurs un ecclésiastique distingué, auteur de divers ouvrages de piété, entre autres une traduction de l’Imitation de Jésus-Christ.
  6. Michelet donna quelque temps des leçons d’histoire au Duc de Bordeaux et à sa sœur.
  7. Barrande.
  8. Un de ces Messieurs ayant eu ordre un jour d’assister à une leçon d’histoire qui se donnait chez Mademoiselle, l’altier instituteur s’y refusa hautement, plia ses cahiers et leva la séance. (Note de M. de Foresta.)
  9. Il le met à genoux, lui fait baiser la terre. L’enfant le racontait un jour en riant : « Il a voulu me faire baiser la terre, disait-il à sa sœur, il m’a déchiré ma collerette, m’a fait une bosse au front, mais tout de même je ne l’ai pas baisée. » (Note de M. de Foresta.)
  10. Le parti qui veut la guerre et qui s’est rangé autour de Mme la Duchesse de Berry. (Note de M. de Foresta.)
  11. Le prince venait de communier et s’y était préparé par un recueillement de quelques jours ; le lendemain l’enfant demande avec empressement son fusil « Votre fusil, Monseigneur, à quoi pensez-vous ? C’est un bréviaire qu’il vous faut, et non pas des armes ! » (Note de M. de Foresta.)
  12. Le P. Roothaan.
  13. Charles X.
  14. Un Jésuite, célèbre à cette époque comme prédicateur.
  15. Le général des Jésuites.
  16. Le P. Rozaven, assistant du Général.
  17. Les mots entre ( ) sont en chiffres dans l’original.
  18. Charles X.
  19. Lyon.
  20. Fribourg.
  21. Le marquis de Foresta.
  22. Le duc de Blacas.
  23. Gênes.
  24. Turin.
  25. On voit par cette lettre et celle du cardinal Lambruschini qu’un ordre du Pape ne fut nullement nécessaire, comme le prétendent le marquis de Villeneuve dans Charles X et Louis XIX en exil et à sa suite le général d’Hautpoul dans ses Souvenirs. — Crétineau-Joly, dans son Histoire de la compagnie de Jésus, t. VI, commet la même erreur.
  26. Le P. Rozaven avait connu le baron de Damas en Russie ; il avait contribué à le ramener à la pratique de sa religion, que le jeune officier avait oubliée, dans le milieu tout imbu de la philosophie du XVIIIe siècle où il se trouvait, à l’école des cadets et à l’armée.
  27. Voyez La Congrégation (1801-1830), par G. de Grandmaison, Paris, 1889, Plon, p. 71-79. — Disons à ce propos que le baron de Damas, pas plus que le marquis d’Hautpoul, ne voulut faire partie de la Congrégation, et pour les mêmes motifs : homme politique, il ne voulait pas qu’il fût dit qu’il appartenait à une société secrète.
  28. Voyez le Compte rendu de la Réunion royaliste d’études sociales à Reims (Oudin, 1897).
  29. Le Comte de Chambord a voulu régner : ce fait a été péremptoirement établi par M. le marquis de Dreux-Brézé dans ses Notes et souvenirs pour servir à l’histoire du parti royaliste, 1872-1883 (Perrin, 1893).
  30. Les PP. Déplace et Druilhet.
  31. Où se trouvait la Duchesse de Berry.
  32. Le comte Alfred de Damas, frère puîné du baron, né à Munster en 1794, lieutenant-colonel de cavalerie, chevalier de l’ordre de Saint-Louis et de la Légion d’honneur, gentilhomme honoraire de la Chambre du roi Charles X. Il mourut en 1840, sans avoir été marié.
  33. M. de Chateaubriand.
  34. M. de Fitz-James.
  35. M. d’Hautpoul.
  36. M. Cauchy.
  37. M. Billot.
  38. L’évêque d’Hermopolis.
  39. Le comte Alfred de Damas.
  40. L’évêque d’Hermopolis.
  41. M. Billot.
  42. En chiffres : nous ne savons de qui il s’agit.
  43. M. d’Hautpoul.
  44. Le duc de Blacas.
  45. L’évêque d’Hermopolis.
  46. La Dauphine.
  47. M. d’Hautpoul.
  48. Chateaubriand.
  49. L’évêque d’Hermopolis.
  50. M. d’Hautpoul.
  51. Anniversaire du départ du baron.
  52. Le comte Alfred de Damas.
  53. Pour remplacer la duchesse de Gontaut auprès de Mademoiselle. Celle-ci disait plus tard : « Ce que je suis, je le dois à Mme de Nicolaÿ. »
  54. M. de Bouillé.
  55. La Duchesse de Berry.
  56. Le château d’Hautefort, qui appartenait à la baronne de Damas, née d’Hautefort.
  57. Maxence, baron de Damas.
  58. L’évêque d’Hermopolis.
  59. M. de Bouillé.
  60. Charles X.
  61. Le comte Alfred de Damas.
  62. M. de Bouillé.
  63. Edmond, comte de Damas d’Anlezy (1820-1875) et Maxence, comte de Damas d’Hautefort (1822-1887). Ce dernier, un des intimes du Comte de Chambord, remplissait auprès de lui les fonctions d’écuyer, pour lesquelles sa compétence était universellement reconnue. En 1873, il avait tout préparé pour l’entrée du Roi à Paris : c’est lui qui eut la douloureuse tâche d’organiser les obsèques à Goritz.
  64. Poujoulat, Études et portraits, ch. XXII.
  65. Ce qui ne l’empêcha jamais de repousser l’ingérence du clergé dans les affaires intérieures de la France. Voir sa lettre du 8 février 1873 à Mgr Dupanloup et les Notes et Souvenirs du marquis de Dreux-Brézé, V.
  66. Frédéric Perry.