L’Education des filles après la guerre/02

L’Education des filles après la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 130-160).
L’ÉDUCATION DES FILLES
APRÈS LA GUERRE

II [1]
BACCALAURÉAT ET FÉMINISME

Nous avons assisté à la naissance et à l’épanouissement de l’enseignement secondaire féminin et, en même temps, nous avons pu pressentir qu’il ne répondait plus à des exigences subitement accrues. Toutefois, entre les destinées nouvelles de la femme et l’éducation qui lui était donnée, la discordance, si elle existe, n’apparut pas d’elle-même. On n’incrimina pas les études, mais la sanction qui les couronnait. On réclama non un enseignement plus utile, mais un parchemin plus utilisable ; et on chercha, à côté, d’autres grades. Par ce biais, tout fut mis en question. Mais la façon dont naquit le problème a pesé sur les solutions offertes.


LES JEUNES FILLES ET LE BACCALAURÉAT

C’est le baccalauréat qui fit tout le mal, un mal que cet ennemi personnel du baccalauréat qu’est Victor de Laprade n’avait pas prévu. Nous savons que le diplôme de fin d’études secondaires est presque un titre honorifique : c’est son élégance, avons-nous dit, c’est aussi sa faiblesse. On essaya de lui donner les droits du brevet supérieur, en proclamant l’équivalence de ces deux examens. A plusieurs reprises, le Parlement refusa. Et les raisons du Parlement ne sont pas sans valeur : le diplôme est un examen intérieur, qui se passe sans le contrôle d’un public ; les examinateurs sont, à deux exceptions près, les professeurs même de la candidate. Excellente garantie contre les surprises de l’examen et les préparations factices contre ce qu’on appelle le bachotage. Mais ce caractère familial du diplôme, s’il le rend inoffensif, ce qui est déjà quelque chose pour un examen, n’est-il pas exclusif d’un autre caractère, essentiel celui-là, le caractère « probatoire ? » En fait, tout se passe honnêtement ; mais il pourrait en être autrement. Parlez-nous du jury départemental et des épreuves publiques du brevet supérieur. Ce qui était une objection plus grave, le diplôme étant inaccessible aux élèves de l’enseignement libre, toute sanction qui lui serait donnée prendrait des airs de privilège et de concession faite aux partisans du monopole. Toute question d’enseignement se complique chez nous de la question de la liberté d’enseignement. Et tous les problèmes pendants aujourd’hui seraient plus faciles à résoudre si la loi de 1880 n’avait pas ignoré l’enseignement libre. On obtint à grand’peine de quelques administrations qu’elles voulussent bien, par égard pour l’enseignement secondaire des jeunes filles et pour le genre de culture qu’il comporte, admettre, en ce qui les concerne, une équivalence du diplôme et du brevet. Mais c’étaient là faveurs de détail. On désespérait d’obtenir l’équivalence légale et totale, et, avec elle, le droit pour une ancienne élève de lycée d’être institutrice dans la plus modeste école, publique ou privée.

Alors on vit préparer les brevets dans les lycées et collèges, et l’enseignement secondaire fit ainsi concurrence à l’enseignement primaire. Car tout le monde ne pouvait décidément se contenter du grade honorifique qu’était le diplôme. Cette coexistence de deux disciplines et cette préparation simultanée à deux examens dans les mêmes établissements causèrent à ces établissements bien des troubles de croissance, et empêchèrent l’enseignement secondaire des jeunes filles d’être tout à fait lui-même. Le mal était moindre toutefois que celui qui devait lui succéder. Il arrive ainsi qu’une maladie, qui en supprime une autre, la fasse regretter. Car les brevets se faisaient humbles dans l’enseignement secondaire. Ils introduisaient, encore une fois, par les programmes et par la nature des épreuves qui leur étaient propres, une méthode et même une éducation d’esprit qui faussaient le libre jeu de l’autre méthode et l’autre éducation. Brevet et diplôme n’en vivaient pas moins côte à côte. Dans certains établissements particulièrement prospères, le diplôme arrivait à éliminer le brevet. Nulle part il n’était lui-même éliminé. L’enseignement secondaire des jeunes filles subissait une gêne ; il n’avait pas de ces maladies qui défigurent ou qui tuent.

Survint, en 1902, la réforme du baccalauréat de l’enseignement secondaire. Or remarquons que les grades de l’enseignement secondaire (des garçons) sont appelés grades de l’enseignement secondaire tout court, parce qu’ils ont été institués à une date où on ne connaissait pas d’autre espèce d’enseignement secondaire. Légalement, ils ne font pas acception de sexe, pas plus que les grades de l’enseignement supérieur. La réciproque n’est pas vraie parce que, lorsque l’enseignement secondaire féminin fut créé, on eut soin de spécifier. En vertu de cette interprétation légale poussée jusqu’au paradoxe, on a vu une jeune fille entrer rue d’Ulm, et d’ailleurs ne pas se montrer indigne de la place qu’elle occupait. On n’a jamais vu de jeune homme se présenter à Sèvres. A défaut d’autres raisons, cela ne lui eût pas été légalement possible. Ainsi la femme a des grades à elle, et elle peut en outre obtenir les grades masculins. Cette bizarrerie n’existe pas dans l’enseignement primaire où les brevets, dès l’origine, ont eu un sexe. Elle a engendré la confusion dans laquelle l’enseignement secondaire des jeunes filles se débat à l’heure présente. Et on croirait manquer de libéralisme, reproche que, chez nous, personne n’ose encourir, en enfermant les femmes, jusqu’à leur entrée dans les Facultés du moins, dans l’éducation et les grades qui ont été faits pour elles.

Donc, en 1902, un nouveau régime de baccalauréat fut inauguré : quatre sections pour la première partie : A, B, C, D, ou latin-grec, latin-langues, latin-sciences et sciences-langues ; deux sections pour la seconde partie : philosophie et mathématiques. Quand on a la première partie, on peut, en un an de travail, conquérir la seconde. Mais la première partie ne semblait accessible jusqu’ici qu’après une longue scolarité et des études appropriées. En fait, il y avait des femmes bachelières, mais en petit nombre et, en général, de qualité excellente. On ne tarda pas à découvrir quelles possibilités ouvrait la section B. Le baccalauréat n’admet pas de note éliminatoire. Dès lors, avec de bonnes notes de français et de langues vivantes, on peut se permettre une note à peu près quelconque en version latine. On abordera donc le baccalauréat avec des études latines hâtives, et le plus souvent on réussira. Quand les jeunes filles eurent pris goût au baccalauréat, les plus audacieuses s’attaquèrent aux autres sections. Mais c’est la section Langues vivantes qui garde, et pour cause, la plus forte clientèle. Une statistique récente donnait, pour huit candidates à la première partie du baccalauréat, six jeunes filles ayant choisi cette section. Si nous ajoutons que certaines langues vivantes sont relativement faciles, on comprendra que des baccalauréats aient été obtenus le plus aisément du monde, pourvu que le français ait fourni une base à peu près solide. Ils représentent ainsi une certaine intelligence sans doute et un certain art de trousser une préparation ; ils ne représentent pas ce qu’ils sont censés représenter, une culture classique, c’est-à-dire, selon le sens encore actuel des mots, latine.

Quelques lycées, pour des raisons diverses, se trouvèrent donner l’exemple de cette ruée vers le baccalauréat, à laquelle l’administration résistait, mais mollement. Ce fut cependant l’enseignement libre qui fut acquis le plus vite à cette nouveauté, et entraîna à sa suite l’enseignement public, placé en face de cette alternative de préparer au baccalauréat, comme son rival, ou de lui céder ses élèves. L’enseignement secondaire libre des jeunes filles prit sa revanche de l’oubli où le législateur l’avait laissé. Pensez à la chance qui s’offrait à lui. On ne l’a pas reconnu officiellement ; le projet Chaumié, qui lui donnait enfin une existence légale, fut voté par le Sénat (1903), mais n’est pas encore sorti des délibérations de la Chambre. Il n’avait même pas cette sanction telle quelle du diplôme, qui était au moins une constatation d’études. Et voici que, sans le faire exprès, on met à sa portée un examen plus facile que le brevet supérieur, il faut le dire et le redire, qui n’implique pas la première étape du brevet élémentaire, et qui a tout le prestige d’un vieux mot et d’une vieille chose. Les jeunes filles prendront le même grade que leurs frères, quelle aubaine et quel avancement en dignité ! Le baccalauréat moderne, qui n’ouvrait pas les Facultés de droit et de médecine, avait toujours semblé un baccalauréat de second ordre, et ne les avait pas attirées. Mais on a eu soin de proclamer l’égalité de toutes les sections du baccalauréat nouveau, et d’y mettre, sauf dans l’une d’elles, assez de latin pour faire croire aux jeunes filles qu’elles en ont fait, tout en en mettant assez peu pour qu’il ne leur coûte pas trop de peine.

Le baccalauréat, quand il ne s’adressait qu’aux garçons, était légèrement discrédité. La clientèle nouvelle lui refait une jeunesse. Il est à la mode. Si, pour quelques-unes, il est une précaution utile et la permission de continuer à travailler, pour d’autres, qui l’eût dit ? le baccalauréat est devenu une parure. On peut appeler la Sorbonne l’ « allée des demoiselles, » et appeler « mandarines » ces jeunes filles éprises de parchemins, ces plaisanteries sont la rançon d’une vogue et d’un succès. Le mouvement date de 1907 environ. Il bat son plein. Il fut accéléré par la guerre, qui produisit ici ses effets, comme partout. Beaucoup de bachelières de la veille trouvèrent un emploi dans l’enseignement ou ailleurs, à un moment où on eut besoin de tant de remplaçantes. Il sembla qu’une sorte d’harmonie préétablie les eût fournies à point. Puis, pour toutes les familles, les soucis du lendemain furent accrus. Les parents pensèrent, trop aisément peut-être, se montrer prévoyants en donnant le baccalauréat à leurs filles.

Il va sans dire qu’il relégua le brevet supérieur au second plan dans l’enseignement libre, quoique le brevet supérieur ait toujours sa clientèle propre, celle des futures institutrices, et aussi celle des personnes qui se défient des modes nouvelles. Dans l’enseignement public, ce ne fut pas seulement le brevet supérieur, mais le diplôme qui fut plus que menacé. Cela importerait peu, s’il ne s’agissait que de l’examen lui-même ; mais les études qui y mènent furent désorganisées, et l’équilibre savamment établi de ces études détruit. Le baccalauréat ne demande pas une petite place dans l’horaire, comme faisait autrefois le brevet supérieur. Il a des allures de conquérant. Il ne se subordonne pas. Si l’on ne peut le préparer et préparer le diplôme, c’est-à-dire suivre le cours normal des dernières années du lycée, c’est le diplôme, ce sont ces dernières années, dont le programme était cependant harmonieux et séduisant, qui seront sacrifiées, sans parler de celles qui précèdent. De telle sorte que l’enseignement secondaire des jeunes filles est, pour beaucoup de ses élèves, un chemin bien dessiné qui mène quelque part, mais qu’elles abandonnent brusquement pour prendre une autre direction. On laisse inachevé un cours d’études où les exercices et les connaissances soigneusement étagées tiraient de leur suite et de leur ensemble même une partie de leur valeur pédagogique, et on superpose sur ce cours inachevé le plus hâtif des bachotages. Le bachotage des garçons est une révision. Pire est celui des jeunes filles, pour lesquelles il ne s’agit pas de revoir, pour lesquelles l’accord n’existe pas entre les études antérieures et le travail de la dernière heure.

On comprend que le ministère de l’Instruction publique se soit alarmé de voir l’enseignement secondaire des jeunes filles, dont il était si fier, compromis par cet intrus : le baccalauréat. On eût pu s’en remettre à la mode du soin de détruire ce que la mode avait fait ; on eût pu escompter l’effet des désillusions qui attendent, hélas ! les bachelières de demain, qui attendent même les licenciées. Mais on avait, dans d’autres domaines, dépassé la formule : Wait and see. Le temps aggrave le mal qu’il ne guérit pas. On décida donc d’aviser. Le ministre de l’Instruction publique était alors M. Painlevé. Un projet sortit des conférences qu’il tint avec ses ordinaires conseillers. Celui que ses fonctions désignaient pour le mettre au point en sut, avec le plus grand art, ajuster les détails. Après bien des détours, on en revint à s’inspirer de ce projet. Le principe en était de respecter la loi de 1880, et par suite le diplôme, et aussi par suite de limiter les mesures proposées à l’enseignement public, le seul dont la loi de 1880 eût eu souci. On portait de cinq à six le nombre des années secondaires de l’enseignement féminin. On ouvrait même une septième année à des cours pratiques autrement efficaces que le baccalauréat pour assurer l’avenir des jeunes filles. On rapprochait, sans les confondre, les programmes de l’enseignement féminin et de l’enseignement masculin. Le diplôme restait le couronnement des études. Mais, pour celles qui, outre les études communes à toutes, auraient fait des études de latin ou des études complémentaires de sciences, le diplôme comportait une mention latin ou une mention sciences, qui entrainaient l’équivalence avec la première partie du baccalauréat, la seconde partie devant être la même pour les filles et pour les garçons.

Cette réforme ne se donnait pas pour une réforme définitive. Elle avait le double mérite, comme il a été dit dans les discussions qui s’ouvrirent, de « conserver et de réserver. » Elle devait être appliquée immédiatement, presque comme un remède. Du moment que les choses traînèrent, que la procédure se compliqua, il était évident qu’elle ne suffisait plus, au moins sous la forme modeste où elle se présentait. Le conseil supérieur de l’Instruction publique la vota à une belle majorité. Mais, avant même que ce vote fut émis (21 décembre 1916), c’était un autre ministre qui était rue de Grenelle, M. Viviani. Une vigoureuse campagne d’opposition avait été menée. M. Viviani estima, ainsi qu’il le dit lui-même, que la question n’étant pas seulement universitaire, mais morale et sociale, comme beaucoup de questions universitaires d’ailleurs, relevait non du seul Conseil supérieur, mais du Parlement. Après l’avis du Conseil supérieur, une commission extra-parlementaire devait être instituée, et les conclusions de cette commission devaient être soumises elles-mêmes au Parlement. De telle sorte que l’histoire dure encore.


Cette commission ouvrit ses séances le 8 janvier 1917. Elle les termina le 11 mai 1918. C’est dire que la tâche ne fut pas aisée. Le vice-président de cette commission, présidant en l’absence du ministre, était un grand parlementaire et un vieil universitaire, M. Ch. Dupuy, ancien président du conseil. Cette commission était pour les jeunes filles ce qu’avait été pour les garçons la commission présidée par M. Ribot, et dont les conclusions fournirent les éléments de la réforme de 1902. On reprochait au projet de l’administration de créer un privilège supplémentaire pour les lycées et collèges de jeunes filles, en instituant une sorte de baccalauréat à leur usage exclusif. Baccalauréat au rabais, ajoutait-on : cela était manifestement inexact ; il n’y avait aucun doute que le diplôme avec mention serait d’un niveau supérieur au niveau moyen du baccalauréat. : Mais le reproche de privilège subsistait. Et, par surcroit, ce privilège serait une duperie. Car l’enseignement libre se prévaudrait de présenter ses élèves au baccalauréat véritable, celui des garçons, dont l’enseignement public féminin n’aurait qu’une contrefaçon.

On reprochait encore au même projet de pousser au baccalauréat en voulant en détourner. Le diplôme avec mention chasserait le diplôme sans mention ; et les élèves, en possession d’un diplôme équivalent à la première partie du baccalauréat, se présenteraient inévitablement à la seconde partie. A quoi les partisans du projet répondaient : Nous partons de ce qui existe et voulons faire le moins de mal possible à l’enseignement secondaire des jeunes filles, sur les mérites duquel s’est faite la seule unanimité de ces débats. A cet enseignement excellent il s’agit, par un raccord, de rattacher une sanction qui n’en détruise pas l’économie, et trouve cependant dans les pièces raccordées une suffisante justification. Le malheur était que les uns et les autres avaient raison. Les deux conditions du problème étaient incompatibles : respecter la route suivie et en changer le but.

D’autres discussions se greffèrent sur cette discussion fondamentale devant la commission extraparlementaire, qui évoquait à sa barre toute la pédagogie féminine, et même toute la pédagogie sans acception de sexe. Il y a ainsi, en matière d’éducation, de ces questions qui reviennent périodiquement sur le tapis, et sur lesquelles une génération n’a d’autre raison de prendre parti, quand elle prend parti, que l’éternel besoin de contredire la génération précédente. — C’est l’examen lui-même, en général, qui est mis en cause. Dans ses Lettres récentes à une normalienne, M. Lavisse nous reprochait, et ce n’était pas la première fois qu’il le faisait, d’avoir la superstition de l’examen. Il ajoutait plaisamment que l’examen était le directeur général de l’Instruction publique, et un mauvais directeur encore. « Qu’avons-nous fait, sinon des candidats à examens ? Que devions-nous faire, sinon des hommes d’action ? » Une semblable opposition éclate dans plusieurs polémiques récentes. Et si les examens sont de mauvais directeurs pour les hommes, à quoi bon leur soumettre les femmes, pour doubler leur empire et leurs méfaits ? C’est Bastiat qui avait jadis dressé contre tous les grades, dont il demandait la suppression radicale, le réquisitoire le plus vigoureux. « Les grades universitaires ont le triple inconvénient d’uniformiser l’enseignement (l’uniformité n’est pas l’unité), et de l’immobiliser après lui avoir imprimé la direction la plus funeste. » Et l’on pourrait, Bastiat le faisait, développer chacun de ces trois points. Ces lignes se trouvent au début du pamphlet intitulé Baccalauréat et socialisme, titre plein de sens à lui seul. Il est piquant que ce soit un socialiste, Jaurès, qui, lors de l’enquête présidée par M. Ribot, ait en quelque sorte répondu à Bastiat, donnant raison par là même à l’idée de ce titre, et prononcé, au sujet du baccalauréat, les paroles les plus bienveillantes qui aient été dites à cette date, et depuis longtemps.

Mais, sans être socialiste, on peut répondre à Bastiat, et même à M. Lavisse : « Trouvez autre chose, et autre chose qui soit acceptable dans un régime démocratique, c’est-à-dire par nature enclin au soupçon ou, pour parler plus justement, épris de justice et de légalité jusqu’au scrupule ; trouvez autre chose que l’examen, pour ouvrir les portes des écoles et des carrières. C’est un mal peut-être, mais un mal nécessaire. Il tient aux fondements mêmes de notre état social, et on n’imagine même pas comment on pourrait s’en passer. » Donc, il s’insinue dans la vie féminine, au fur et à mesure que les femmes elles-mêmes s’insinuent dans les emplois et les fonctions. Au début, on voyait une salle d’infirmerie à côté de certaines salles d’examen destinées aux jeunes filles ; l’examen sentait l’éther. Aujourd’hui les jeunes filles vont au-devant de lui bravement, comme on subit une loi. Dirons-nous que quelques-unes en viennent à flirter avec lui, et aiment les succès qu’il procure comme elles eussent aimé d’autres succès ?

Le caractère inéluctable de cette « loi de l’examen » apparaît dans la mésaventure de ceux qui ont essayé de la tourner. C’est l’histoire déjà racontée du diplôme. On institue un examen, mais sans publicité, mais sans déplacement de la candidate vers quelque centre administratif, mais dont le programme est tiré de celui de l’enseignement, au lieu que ce soit l’inverse, un examen où les juges sont la directrice et les professeurs de la candidate. C’est un examen minimum en un mot. On va ainsi dans le sens de l’opinion qui a fait instituer les livrets scolaires, institution dont beaucoup d’ailleurs s’ingénient encore à limiter plutôt qu’à étendre les effets. Cela est accepté tant que le diplôme n’a pas de sanction. Quand on veut lui en donner une, on crie au scandale. Il faut alors un examen avec tous les rites. La présence de la directrice dans le jury en particulier soulève des indignations. Cette présence est obligatoire dans certains examens de l’enseignement primaire. C’est que l’enseignement primaire n’a pas trouvé de gardiens aussi farouches de principes d’ailleurs discutables. Pendant longtemps, les concours du certificat et de l’agrégation des jeunes filles (notez que ce ne sont pas seulement des examens, mais des concours) se passaient avec ce qu’on appelle une publicité restreinte : seules les dames étaient admises, et les hommes autorisés, pour une raison valable, par le président du jury. On a découvert que cela aussi était contraire aux principes. Il y a une orthodoxie de l’examen. Un examen doit se passer toutes portes ouvertes, comme un jugement, comme un mariage. Vous voyez bien que l’examen fait partie de la Constitution.

Le baccalauréat en particulier est une institution nationale. M. Lavisse, qui est un rude jouteur, désespère de le mettre à mal, et prévoit que cet adversaire lui survivra. On l’accuse de canaliser, partant de stériliser l’enseignement. Les connaissances, les écrivains, les faits, qui ne sont pas dans le programme, sont comme s’ils n’existaient pas. On l’accuse de paralyser les spontanéités naissantes, et d’inspirer une pédagogie de touche-à-tout : « Crétins encyclopédiques, » dit M. Herriot de certains bacheliers. On l’accuse de couler tous les individus dans le même moule. Bastiat compare ce moule à un lit de Procuste. « La vie sociale sera interdite à quiconque ne subit pas mon programme. » On l’accuse enfin de substituer au travail intellectuel la préparation, de faire peser sur les belles années de la formation de l’esprit la hantise de l’examen et de l’examinateur. Que demandera-t-il ? Que veut-il qu’on lui réponde ? On ne pense plus par soi-même, on pense selon ce que pensent MM. X... et Y..., ou plutôt selon ce qu’on suppose qu’ils pensent. Et comme MM. X... et Y... sont de plus en plus nombreux, on s’exerce à penser le moins possible et à ne pas conclure, de façon à ne contrarier personne. On devine bien que les esprits vigoureux secouent cette obsession. Peut-on assurer qu’ils sont la majorité, et est-ce pour eux que l’on légifère ? — A tout cela on répond, et la réponse est forte, que le baccalauréat est la sauvegarde de l’enseignement secondaire., Lui disparu, chaque carrière, chaque Faculté auront leurs examens d’entrée, modelés sur leurs propres exigences, et c’en sera fait de la culture commune.

Mais, commune aux garçons, est-il nécessaire qu’elle soit encore commune aux filles ? Un seul programme pour les lycées et collèges des deux sexes de la France entière, sans parler des colonies et des étrangers qu’attire notre culture, n’est-ce pas pousser un peu loin le goût de l’unité et le fétichisme de ce programme ? Quand surgit une raison quelconque de le modifier pour les garçons, — et cela s’est produit assez souvent au siècle dernier, et tout porte à croire que cela se produira plus souvent encore, tellement le problème de l’enseignement secondaire masculin apparaît complexe et mouvant, — il faudra que les jeunes filles suivent le mouvement, et réciproquement. On a osé avouer que ce mouvement devrait commencer dès demain. Aussitôt filles et garçons soumis au même régime, comme il est jugé mauvais, on le réformera. Mais on aura la satisfaction d’avoir doublé la difficulté pour la mieux résoudre.

Il faut se demander en outre si le baccalauréat rapportera aux jeunes filles tout ce qu’elles en attendent. Ce sont des considérations utilitaires qui poussent vers lui les jeunes filles. Or les dépositions faites devant la commission extra-parlementaire sont, à ce sujet, un peu décourageantes. Les représentants de la médecine et du droit ne leur ont pas tendu les bras, tant s’en faut, et quoique d’avance elles s’y jettent. Ils leur ont crié plutôt : casse-cou. Et bien d’autres ont discrètement suggéré aux vocations féminines d’autres carrières, dans le commerce, l’agriculture, l’industrie, l’administration, pour lesquelles le baccalauréat n’est pas requis. Si bien que récemment, dans la Nouvelle Revue, un professeur en venait à se demander si on ne s’était pas engagé dans une mauvaise voie, si le diplôme et le brevet supérieur, dont on se contentait il y a dix ou douze ans, ne valaient pas mieux en somme, le diplôme surtout, pourvu qu’on obtienne enfin pour lui, moyennant quelques retouches, l’équivalence avec le brevet supérieur. N’est-il pas étrange en effet qu’à des jeunes filles demandant à gagner leur vie l’Université n’ait trouvé à offrir que du latin ?

La question du latin dans l’enseignement des jeunes filles est liée à celle du baccalauréat ; car le baccalauréat sans latin n’est pas celui que les jeunes filles recherchent. Ces deux questions pourtant n’ont pas toujours été liées. Aux premières heures de l’enseignement secondaire des jeunes filles, où il n’était pas question de baccalauréat, on s’est demandé si le latin n’était pas la caractéristique même de tout enseignement secondaire ; et un des porte-parole de la pédagogie d’alors. M. Marion, s’exprimait avec mélancolie sur l’essai qui était fait d’un enseignement secondaire « établi sur la seule base du français. » Car il n’estimait pas, à cette date, que l’enseignement des langues vivantes donné par d’autres maîtresses, et sans liaison avec celui du français, pût jouer un rôle analogue à celui du latin dans la traditionnelle éducation classique. Et beaucoup partageaient la mélancolie de M. Marion. Telle déposition, qui était plutôt une confidence, dans laquelle une de nos plus brillantes agrégées faisait le délicat hommage de tous les dons de son esprit à une éducation latine, que la ferveur classique d’un tuteur lui imposa, répandit un jour un sentiment de semblable ferveur sur tous les membres de la commission. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit aujourd’hui. On ne fait pas sa place au latin pour lui-même, mais pour le baccalauréat. C’est du latin utilitaire, proteste un proviseur, et il ajoute : « Est-il donc tombé si bas ? » Et alors on en fait le moins possible, juste ce qu’exige une version le plus souvent facile, et c’est ce qu’on a appelé le « latin court. » Du coup, toutes les raisons d’être de l’éducation latine, qu’on nous dispensera d’énumérer, s’évanouissent. Aucun profit, si ce n’est un parchemin.

On a eu honte du « latin court, » et les projets officiels tout au moins l’allongeaient. Ils n’allaient pas jusqu’à ce que j’appellerai le latin complet ; et je ne sache pas que personne ait poussé l’esprit de système jusque-là. Mais alors, qui ne pressent que les parents refuseront bientôt d’obliger leurs fils à faire plus d’heures de latin que leurs filles pour un résultat matériel identique ? Le « latin court » tuera le latin long, c’est-à-dire les études latines. On aurait pu espérer que les jeunes filles hériteraient d’une culture que l’éducation de plus en plus utilitaire des garçons réduit pour eux à la portion congrue. Il n’eût pas fallu passer par la voie du « latin court, » qui est une menace même pour l’éducation des garçons, et qui serait la première de ces réformes à double effet que tout à l’heure on nous promettait. Tiennent-ils beaucoup à ce latin d’ailleurs, ceux (car ce sont les mêmes personnes) qui, après avoir immolé le diplôme devant le baccalauréat, n’admettent pas qu’une licenciée puisse être comparée à une certifiée qui, elle, n’a pas fait de latin ? Pourquoi des questions de doctrine prennent-elles parfois l’air de questions de boutique ?

De ce nombre fut, en particulier, la question des équivalences et des dispenses. Il fut un temps où on accordait largement des dispenses, et des dispenses du baccalauréat notamment avaient été accordées à des jeunes filles. Il y eut sans doute des abus. Plutôt que de réglementer, on supprima. Et, avec les dispenses, on supprima les équivalences, c’est-à-dire les dispenses justifiées par des succès remportés à des examens de même niveau. Force fut bien d’en rétablir quelques-unes, par exemple pour les élèves de Saint-Cyr ou de Polytechnique. On peut entrer aussi à la Faculté des sciences à la faveur de l’examen du P. C. N. subi dans des conditions déterminées. La Faculté des sciences a une tendance à se montrer particulièrement hospitalière ; elle n’a pas, il est vrai, les mêmes raisons que les autres Facultés de faire passer ceux qui frappent à sa porte sous les fourches caudines du baccalauréat. Avec sa haute compétence, M. Liard montrait là la voie à suivre pour introduire dans notre régime plus de liberté et de variété. Tant d’éducateurs voudraient s’évader de cette geôle du programme unique et rigide ! Par cette voie seraient passées les jeunes filles, et elle se serait plus largement ouverte encore aux étrangers, dont on commence avec raison à se soucier chez nous.

L’ « équivalence » entourée de précautions, et défendue contre toute ressemblance avec une faveur, libérerait le baccalauréat lui-même du malaise que tout monopole finit par créer autour d’une institution. Elle le rendrait supportable. Mais la Fédération veillait. La Fédération nationale des professeurs de Lycées est devenue une force, parce que, sans parler du talent de ses dirigeants, elle a le sentiment très vif de l’action corporative. Elle abuse quelque peu de cette force, et une réaction s’ensuivra un jour ou l’autre. Ce n’est pas la libre corporation, dont rêvent, dans leurs articles enthousiastes, les « Compagnons. » Elle parait au contraire ôter la liberté de penser à ses différents membres, sur toutes les questions où un Congrès, j’allais dire un concile, de la Fédération a pris parti, et a comme formulé le dogme. Ils ont toujours fait bloc dans la commission extra-parlementaire où ils figuraient, et donnaient l’impression de défendre moins une opinion que l’infaillibilité de la Fédération. Sur la difficulté pendante, c’est à peine cependant si elle avait une opinion à elle. Un vote ancien avait admis la coexistence du diplôme et du baccalauréat dans les établissements de jeunes filles, ce qui est la constatation d’un état de crise, ce qui n’en est pas la solution. Car, dans beaucoup de petits établissements du moins, comment deux enseignements parallèles peuvent-ils être organisés ? Mais, sur le caractère intangible du baccalauréat, on ne reprochera plus à la doctrine de manquer de netteté. La Fédération, les professeurs de l’enseignement secondaire préparant, et participant même maintenant aux examens du baccalauréat, a fait du baccalauréat sa chose. Défense d’y toucher, et défense de s’en passer.

Autour de ces discussions, dix-huit mois se passèrent. On fit déposer devant la Commission des personnes que l’on jugeait compétentes, puis celles qui se jugeaient elles-mêmes compétentes. On sollicita l’avis des maires, des Chambres de commerce. Les réponses, qui ne vinrent pas en très grand nombre, n’indiquent aucune direction nette de l’opinion. Les associations de parents demandent tout et le reste : l’éducation ménagère et le baccalauréat, l’allégement des programmes et des débouchés utiles. — L’administration, croyant sentir son projet compromis, en apporta un second. La Commission préféra le premier qu’elle décida de prendre comme base des délibérations ultérieures. En réalité, elle n’en fit rien. Et l’idée vint, qui eût dû venir plus tôt, de chercher d’abord quel serait le caractère du programme de l’enseignement des jeunes filles, et ce que l’on mettrait dedans : les études féminines ne doivent pas tout de même être déduites d’un examen, du baccalauréat, pour le nommer, posé a priori.

Des principes furent votés successivement qui, réunis, constitueront, si le Parlement les ratifie, la charte de l’enseignement secondaire féminin de demain. Voici les principaux : « L’enseignement des jeunes filles doit conserver une organisation et un plan d’études propres. » Ce principe exclut la thèse de l’identité de l’éducation masculine et de l’éducation féminine. Et il est confirmé par cet autre voté peu après : « Une place importante est faite, à titre obligatoire, aux enseignements féminins et à l’éducation physique. » Mais, avec des méthodes différentes, on doit aboutir à des grades de même valeur : c’est l’égalité dans la variété. « L’examen qui sanctionnera les études secondaires des jeunes filles donnera les mêmes droits que l’examen qui sanctionne l’enseignement secondaire des garçons. » On maintient l’ancien diplôme, par égard sans doute pour la loi de 1880, accessible aux seules élèves de l’enseignement secondaire de l’Etat ; on spécifie seulement que les épreuves orales en seront publiques. Cependant on le dépouille du peu de sanctions qu’il avait. On émet simplement le vœu qu’il soit suivi d’une année d’ « études pratiques, » mais dont le programme reste indéterminé. Un diplôme, dit complet ou renforcé, sera ouvert à toutes les jeunes filles. C’est la reconnaissance d’un enseignement secondaire libre des jeunes filles, et un examen commun enfin pour les élèves des lycées et des institutions privées. M. Groussau, qui représentait l’opposition dans la commission extra-parlementaire, a tenu à souligner l’esprit libéral dont elle avait fait preuve. Le diplôme renforcé qui se passe en deux années comprend une version latine ou une épreuve de sciences. Il donne les droits du baccalauréat, mais non ceux du brevet supérieur. Ces noms de diplôme simple et de système renforcé ne satisfaisaient personne. Dans une dernière séance on décida de laisser au diplôme simple le nom de diplôme de fin d’études, et d’appeler le diplôme renforcé baccalauréat. Il n’y a plus ainsi d’équivalence. Mais il y a un baccalauréat de plus. Au début de la discussion, on avait juré de n’en pas venir là.

Telle est l’œuvre de la commission. On peut lui adresser des critiques et des éloges. Elle a droit à une réelle reconnaissance pour avoir pris parti sur le caractère féminin de l’enseignement féminin, et invité délibérément le législateur à mettre une fin, par des mesures loyales et libérales, à l’existence en marge de la loi de l’enseignement secondaire libre, qui avait été une gêne pour celui-ci d’abord sans doute, mais une gêne dont l’enseignement public venait, par un retour imprévu, de subir le contre-coup. — La parole est au Parlement. On assure qu’il va enfin être saisi.


LE PROBLÈME DU TRAVAIL FÉMININ

Les questions que nous avons discutées, toutes techniques et professionnelles qu’elles soient, sont comme la traduction dans notre pédagogie contemporaine de problèmes sociaux ; Et ceux-ci, qui sont des problèmes éternels, doivent à la grandeur des événements, où l’avenir est brassé, un intérêt plus actuel et plus pressant. De là la vivacité de polémiques que le baccalauréat, à lui tout seul, ne justifierait pas. Il a été l’occasion de poser un problème, et même de le mal poser. C’est le problème du travail féminin qui domine tout le procès, ainsi que nous l’avons indiqué dès l’abord. De la solution qu’on lui donnera dépendra l’éducation qui conviendra aux femmes. Fénelon avait, d’une main ferme, fixé ce principe : « La science des femmes, comme celle des hommes, doit se borner à s’instruire par rapport à leurs fonctions ; la différence de leurs emplois fait celle de leurs études. » L’éducation des deux sexes se confond dans les temps et dans les classes sociales où leurs fonctions se ressemblent. En sommes-nous revenus là ? — Le problème est si complexe que nous avions pensé d’abord en mettre les données et les solutions diverses dans la bouche de différents personnages. Il y a eu des dialogues philosophiques. Un dialogue pédagogique se serait rattaché à cette tradition. Puis nous nous sommes reproché cette tentation, comme si elle venait d’un désir excessif, en donnant toutes les raisons, de donner raison à tous, et comme d’une peur de conclure. Nous essaierons, à travers toutes les difficultés et les nuances, de garder une opinion et de la déduire des longues prémisses déjà posées.

La cause du travail féminin est une cause gagnée. Ce qui ne veut pas dire que toutes les femmes travaillent. Mais leur droit au travail est reconnu. Le travail ne fait plus déroger les femmes. Il est à noter qu’il a longtemps fait déroger l’homme lui-même. Il semble que l’histoire d’un sexe répète celle de l’autre à quelques siècles de distance. Gagner sa vie n’est plus une honte pour une jeune fille, pas plus que pour un jeune homme. Il n’est plus nécessaire, pour se marier, d’être « sans profession. » Remarquez d’ailleurs combien ces vérités sont relatives. Vérité en deçà de tel chiffre de revenu, ou de telle rue plus ou moins richement habitée, erreur au delà. Tout ce qu’on peut affirmer, c’est que les limites se déplacent, et que le travail gagne du terrain, qu’il est accepté et recherché là où hier on lui eût préféré la gêne et les privations. Pendant longtemps la jeune fille d’une certaine condition n’a été préparée qu’au double rôle d’épouse et de mère qui devait lui échoir. « Il faut, disait Mme de Staël, élever la jeune fille avec la pensée constante qu’elle sera un jour la compagne de l’homme. » Et il y avait dans l’acceptation de cette destinée, en dehors de laquelle on n’en concevait pas d’autre, une offrande préalable de soi, et comme un don plus achevé, puisqu’il ne laissait pas de place à d’autres hypothèses. Ces mœurs, même si elles devaient disparaître, laisseraient derrière elles, en s’en allant, un pur parfum. Elles faisaient d’ailleurs une victime, et c’était la vieille fille, utilité ou inutilité vivant a côté et souvent à la charge de frères ou de sœurs ayant rempli une destinée qui n’avait pas voulu d’elle.

La jeune fille d’aujourd’hui veut être prémunie contre cette hypothèse, et aussi contre celle du veuvage, sans parler d’une ruine dans laquelle son mari pourrait l’entraîner. Elle a moins confiance ; elle veut moins dépendre. Cette confiance pouvait avoir sa douceur, et même cette dépendance ; elles créaient des obligations à celui à qui on s’en remettait de tout, et dont on se refusait à prévoir l’infidélité, l’incapacité et même la mort. Il n’y en a pas moins une vraie noblesse morale, disons un progrès, quoique la rançon nous en apparaisse, à vouloir sortir de ce rôle de « chose. » Ce mot cruel est de Stuart Mill, l’auteur de l’Assujettissement des femmes. « Femme, ose être, » disait M. Pécaut. La jeune fille d’aujourd’hui obéit à ce mot d’ordre. Elle éprouve un sentiment d’agacement à s’entendre ressasser son rôle futur d’épouse et de mère, quand elle n’est sûre d’être ni l’une ni l’autre. Elle veut être par elle-même, et trouve que le don qu’elle fera d’elle ensuite n’en aura que plus de prix. Elle conquerra donc par le travail l’indépendance économique, mère des autres indépendances. Elle saura vivre sans mari, s’il le faut, ou compléter le gain insuffisant du mari, si la vie s’obstine à être trop chère. Veuve, elle ne verra pas l’inquiétude du lendemain pour elle et ses enfants s’ajouter à son chagrin et en altérer la pureté. Même si elle avait cessé, d’exercer son métier, elle le retrouvera, comme une assurance prise et comme une consolation.

Cela se disait et s’écrivait avant la guerre. Mais nous avons vu quelle impulsion la guerre a donnée à ce mouvement d’idées. Le travail féminin est devenu une nécessité urgente pour beaucoup de jeunes filles appartenant à des familles qui se croyaient peut-être aisées, mais dont les conditions nouvelles de la vie ont détruit les illusions, pour d’autres encore que l’hécatombe des fiancés possibles voue à un célibat probable. Il est devenu une nécessité plus douloureuse pour des jeunes femmes dont la vie semblait assurée avec le bonheur, et qui, celui-ci brisé, refont courageusement celle-là. Combien connaissons-nous tous de ces veuves héroïques ! Toutes les classes sociales ont les leurs. Malheurs exceptionnels en temps de paix, et qui suscitaient un concours de bonnes volontés. Elles sont trop aujourd’hui, et l’on ne peut penser à toutes, quelles que soient les œuvres créées à leur intention. Alors chacune pense à soi. Voilà donc l’offre du travail féminin qui, pour certaines carrières, dépasse la demande. Cependant ce qui caractérise le mouvement actuel, c’est que ce ne sont pas seulement les femmes qui réclament du travail, c’est la société qui a besoin du travail des femmes. Elle ne peut plus s’offrir le luxe d’un sexe oisif. Pendant la guerre et, on le prévoit, après la guerre, il y a eu et il y aura un appel de tous les bras et de toutes les intelligences. Nous ne serons pas de trop pour refaire la patrie, qui compte tant de morts et tant de ruines. C’est la fin d’un monde, dit-on. C’est plus simplement, mais plus sûrement, la fin d’une classe sociale et d’un certain genre de vie.

Est-ce aussi la fin d’un sexe, pour employer le mot plaisant dont J.-J. Weiss cinglait nos innocents lycées de jeunes filles ? Non ; la guerre a pu bouleverser le sol et les idées, elle ne supprimera pas un sexe. Un adage anglais dit qu’il y a une seule chose qui soit au-dessus du pouvoir du Parlement : changer une femme en homme. La guerre mondiale elle-même ne l’aura pas pu davantage. Il est imprudent sans doute d’en limiter les effets ; ils ont déjà dépassé toute prévision. Puis, jusqu’à hier, une sorte de vertige nous inclinait à lâcher le gouvernail et à nous laisser entraîner par un courant tel que, de mémoire de navigateur, on n’en avait jamais vu. Nous voyons enfin revenir cependant un régime de paix et, avec lui, une plus grande possession de nous-mêmes et le désir louable d’être pour quelque chose dans les événements par lesquels nous nous laissions emporter. Des façons d’être, de penser et de sentir reparaissent, qu’on retrouve même avec plaisir, comme des amis longtemps perdus de vue. Des effets de la guerre sur le travail féminin quelques-uns subsisteront, qui répondaient à un besoin et à des aspirations antérieures, quelques autres encore auront dû à la guerre d’entrer plus vite qu’ils n’eussent fait dans les mœurs, et de s’y fixer. Mais d’autres peu à peu s’effaceront, et c’est là qu’il importe d’avoir quelques idées directrices, si l’on croit que l’humanité peut et doit collaborer à sa propre histoire.

Hier il s’agissait de vaincre, demain il s’agira de vivre. Or vivre, pour un peuple, c’est durer, c’est remplir et renouveler ses cadres, en un mot c’est croître et multiplier. Quelle peut être la répercussion de la participation au travail social, que la femme accepte et réclame, sur la fonction qui reste sa fonction essentielle ? Grave problème, un des plus graves de l’heure présente, où tous sont graves. Il semble que l’on soit pris dans un douloureux dilemme. On ne peut se passer du travail de la femme. Or pourra-t-elle travailler sans déserter dans une certaine mesure son devoir propre ? La femme travaille, et le nombre des enfants diminue ; elle ne travaille pas, et la production nationale subit un déficit. La vie sans doute trouve des solutions que la réflexion humaine n’entrevoit pas, surtout quand c’est de la vie qu’il s’agit. Ouvrières et paysannes ont depuis longtemps des enfants, parfois même plus d’enfants que d’autres plus oisives, et réussissent à les élever. Pourquoi la classe, qui était autrefois aisée, aurait-elle besoin de plus de loisirs pour la même tâche ? Il y aura sans doute au début une certaine résistance des habitudes prises, et quelque difficulté à concilier les obligations, auxquelles on se donnait sans partage, avec les exigences nouvelles d’une profession, quelle qu’elle soit. Ces obligations saintes souffriront de la concurrence qu’on leur aura créée. Mais cela n’aura qu’un temps. La vie reprendra ses droits...

Voilà les raisons dont on se paye. Est-il besoin de dire qu’elles ne satisfont qu’à moitié ? Le temps que les mœurs mettront à s’adapter, mais ce sera le temps précieux par excellence, ce seront les années qui suivront la guerre, et où l’avenir des races se fixera. Y en aura-t-il une qui aura su vaincre, mais ne saura pas profiter de la victoire ? qui aura eu le courage de mourir, et n’aura pas celui de vivre ? Car c’est une forme de courage aussi pour un peuple qu’un vouloir-vivre énergique, et qui se subordonne le reste. Les adaptations espérées seront lentes, et le temps perdu ne se rattrapera pas.

Certes il n’est pas de carrière qu’il soit moins question de contester à la femme que la carrière de l’enseignement. Il n’en est pas où elle réussisse mieux. Et a priori on pourrait dire qu’il n’en est pas de laquelle doive mieux s’accommoder le double devoir de la maternité et de l’éducation. Pour l’éducation, cela va de soi : car, loin de se contrarier, l’instinct maternel et l’instinct professionnel ici s’additionnent. Mais de même, pour les premiers soins de la maternité, il semble qu’aucune profession ne laisse plus de temps disponible. Un professeur de lycée en particulier ne passe pas plus d’heures hors de son foyer qu’une femme du monde esclave de son carnet de visites. De plus, nos lycées existent depuis quarante ans. On n’en est plus aux tâtonnements du début, quand on ne savait pas ce que seraient les carrières, et surtout comment, dans les conditions de vie qu’elles créaient, se comporteraient les personnalités morales, ce que serait en un mot la psychologie de la femme-professeur. Aujourd’hui, le premier émoi que provoque toute nouveauté a pris fin ; on sait que la femme-professeur est restée une femme. Et, disons-le tout de suite, il y a, dans cette corporation, d’excellentes mères, et des mères qui ont su s’entourer de nombreux berceaux ; et ce ne sont ni les moins cultivées, ni les moins gradées. Voici cependant des chiffres impressionnants : dans le lycée qui est, je crois, le plus important de France, à l’heure qu’il est, et où par conséquent une moyenne peut le mieux s’établir, il y a, dans le service de l’externat et de l’internat réunis, soixante et onze fonctionnaires, toutes d’âge nubile. Il y en a eu dix-sept de mariées. Trois sont veuves. Beaucoup de ces mariages ont été tardifs. Pour cette raison, ou pour d’autres, il n’y a que quatorze enfants. Quatorze enfants pour soixante et onze jeunes femmes : je veux croire que le rapport alarmant de ces chiffres est, malgré tout, exceptionnel ; mais je ne suis pas très rassuré. Le travail féminin doit-il toujours être à ce point stérilisant, ou combien de temps faudra-t-il pour que soit vaincue cette antinomie, aux causes multiples, mais dont aucune n’apparaît irréductible, du travail et de la maternité ?

Nous avons pris comme exemple d’une carrière féminine celle que nous avions à portée du regard sans doute, mais aussi celle où la part des femmes, loin de leur être disputée, ne peut que grandir. Dira-t-on que les couvents ont créé une sorte de tradition du célibat dans l’enseignement ? Mais nous avons beau chercher de bonne foi toutes les raisons qui expliquent ce rapport 14/71, nous continuons à douter que les doctoresses et les avocates fournissent une statistique plus favorable.

Il est des carrières que l’avenir de la race interdit a fortiori aux femmes, ce sont celles où la dépense de force dépasse leurs ressources physiques : leur effort et leur lassitude feraient d’autres victimes qu’elles-mêmes. Ce ne sont pas seulement les carrières ouvrières ; et nous avons déjà vu les médecins, par exemple, prétendre, la statistique des décès prématurés et des carrières interrompues en main, que la pratique médicale courante est au-dessus des forces physiques de la femme. La pratique médicale courante, soit. Mais la femme ne pourrait-elle retrancher la faiblesse de son sexe dans la pratique de certaines spécialités ? Quoi qu’il en soit, si l’épuisement physique n’est pas le lot exclusif de l’ouvrière, il est bien son lot dans certaines tâches que la guerre lui a attribuées. Un chantre du labeur ouvrier, M. Hamp, reconnaît que c’est une rétrogradation de la société que l’emploi des femmes dans les travaux de peine. Il se console un peu vite en pensant qu’elles sauvent les débris de leur charme par une Heur posée sur la machine, ou par la chanson de l’équipe de nuit. Consolation insuffisante ; car ce n’est pas de charme seulement qu’il s’agit, mais de santé et de vie.

Et il serait douloureux et inquiétant de penser que cette rétrogradation, dont nous parlons, pourrait avoir un caractère définitif. A côté des intérêts économiques qui semblent exiger, dans la pénurie d’hommes, l’emploi des femmes, il y a des intérêts physiologiques qui les priment. Il faut à notre pays une hygiène, dans laquelle la race se retrempe et se refasse, après l’épreuve qui l’a privée de ses meilleures espérances, et ne lui rendra, dans la mesure même où elle la lui rendra, qu’une jeunesse usée. Mais c’est d’abord dans le corps des mères qu’il faut préparer la vigueur des fils. Et le premier danger serait d’ajouter à l’usure des hommes l’usure des femmes. Sait-on assez que le poids moyen des enfants nés à Paris diminue progressivement depuis cinq ans ? Là se sentent, quoique imprécises, les limites en deçà desquelles, maintenant qu’ont cessé les inexorables exigences de la guerre, le travail féminin devra rentrer. Une charte du travail des femmes, plus complète que ce qui existe jusqu’ici, devra être dressée. Ces préoccupations sont dans tous les esprits. Et l’éducation physique des générations futures, longtemps traitée avec scepticisme chez nous, apparaît comme une obligation primordiale, en même temps qu’une lutte plus nettement menée contre les maladies et les vices qui sont les ennemis redoutables de la race. Toutes ces mesures se tiennent.

Il faudrait parler de rétrogradation encore si, même sans imposer à la femme de travail pénible, on arrivait à ne plus savoir distinguer entre les travaux qui lui incombent et ceux qui incombent à l’homme. On a longtemps enseigné que la différenciation était le signe même du progrès et qu’une des lois de l’évolution était le passage de l’homogène à l’hétérogène. Le romancier des anticipations, Wells, prophétise cependant que la fin de la spécialisation féminine sera un des traits de la civilisation qui sortira du chaos de la guerre. « L’être humain, dit-il, l’emportera sur l’être féminin. » La toilette féminine ne se rapproche-t-elle pas déjà de celle de l’homme, symbole d’autres rapprochements ? A cette prédiction d’autres prédictions répondent : dans quelques années la femme sera la première, dit-on, à regretter ses prétendues conquêtes et à constater que le féminisme est « la faillite de la femme. » On parlera alors de retour au ménage, comme on parle de retour à la terre. Il est imprudent de prophétiser, mais il faut prévoir pour de courtes échéances. Or, représentons-nous, au lendemain de leurs rudes combats, les hommes réclamant leur place dans les carrières envahies par les femmes, si celles-ci voulaient ne plus se considérer comme des suppléantes provisoires. Une guerre des sexes succédera-t-elle à l’autre guerre ? Et cette guerre risquerait de devenir intestine, au sein des familles même, si les maris et les femmes offraient en concurrence leurs bras, ou ailleurs leur cerveau et leur savoir, faisant partie bien entendu de syndicats opposés. Nous avons plutôt besoin, après la longue séparation, de ce qui unira les ménages et reconstituera les familles. Les économistes prévoient que le premier résultat de cette concurrence serait une baisse des salaires. D’où encore des récriminations et une aigreur réciproques. Est-ce la récompense qui attend nos combattants ?

Mais la femme, puisque c’est l’avenir féminin qui nous préoccupe en ce moment, serait la victime désignée du conflit. Les économistes encore estiment à deux heures par jour de semaine le travail minimum qu’une femme doit à son intérieur, et à six heures les travaux du dimanche pour la mise en ordre de la maison et l’entretien des vêtements. Si la femme ne sacrifie pas ces tâches, et personne n’y pense pour elle, elle est donc handicapée de dix-huit heures de travail supplémentaire. Et cela est vrai, avec des atténuations, pour les carrières libérales comme pour les carrières industrielles. A quoi l’on répond que la femme a plus de zèle et plus de vertu. Mais elle ne soutiendra la lutte qu’au détriment de sa santé. Le mieux serait de distinguer entre les carrières qui associent l’homme et la femme, et il y en a beaucoup, et celles qui tendent à les opposer l’un à l’autre.

Nous avons volontairement laissé de côté des arguments d’ordre sentimental qui ne sont pas sans séduction, et qu’une femme, qui n’est pas féministe, Mme Marthe Borély, développait récemment avec un talent passionné. La femme ne retrouvera son équilibre et sa voie véritable que quand elle se laissera dominer par son sexe, et par le sentiment pour lequel elle est faite, l’amour. : Il y a de l’amour dans tout ce que les femmes pensent et font de noble : car l’amour maternel, c’est encore de l’amour. L’instruction est pour la femme une forme de culture qui ne lui est pas appropriée. La vie sociale et surtout la vie sentimentale lui donnent des intuitions qui sont son mode d’intelligence à elle. Ainsi des femmes se trouvent savoir sans avoir appris. Et il y a une telle harmonie entre leurs différents dons et la vocation vraiment féminine que les femmes supérieures sont d’excellentes ménagères et que les femmes-poètes ont toujours fait des confitures. Du moins Mme Borély l’affirme. — Cette réaction toute récente contre les tendances et les conceptions que nous avons vues régner nous met au moins en garde contre de prétendues unanimités. Et on peut présumer en outre que l’opinion de celles qui ne la publient pas est plus près de la tradition que des nouveautés. Mais ce n’est pas à la majorité des voix que l’avenir de la femme se décidera. Malgré ce que nous venons de dire, c’est une autre face d’une vérité complexe qui aujourd’hui apparaît de préférence, et certains courants sont pour l’instant irrésistibles. Il faut faire la part de la nécessité, et reconnaître le droit des femmes au travail, et à l’instruction qui y prépare, et à l’indépendance qui en résulte. Ces trois choses sont liées.

Donc les femmes, beaucoup de femmes du moins travailleront ; mais elles ne disputeront pas aux hommes leur travail. La solution est qu’elles aient un travail à elles. Et ce ne sera pas seulement la tenue de leur ménage, et l’éducation de leurs enfants qui avaient suffi à tant de générations, et établi entre les hommes et les femmes un équilibre de fonctions sur lequel nous avons dit déjà que reposait ce chef-d’œuvre : la famille. Elles auront des fonctions extérieures elles aussi, et ne seront plus seulement les servantes du foyer. Mais on peut imaginer qu’entre les deux sexes les fonctions se répartissent peu à peu, au lieu que chacune d’elles devienne un terrain de compétition et de lutte. A la ferme, en temps normal, on distingue ce qui est besogne d’homme et besogne de femme, ce qui n’empêche pas de se remplacer les uns les autres, en cas de besoin. On peut imaginer, sans utopie, que dans la société se fasse un départ analogue, où les lois présumées de l’évolution seront moins méconnues. Il serait téméraire de procéder par décret, et d’arrêter a priori un classement des emplois et des carrières féminines. Parmi toutes celles où nous avons vu les femmes s’essayer, dans lesquelles se fixeront-elles ? L’expérience fera son œuvre ; la raison aussi qui, en temps de crise, n’avait plus voix au chapitre, reprendra la parole ; et, avec elle, la psychologie et la physiologie féminines feront entendre des arguments qu’on ne peut négliger longtemps sans danger pour la santé physique et morale des femmes et de ceux qui naîtront d’elles.

Il y aura sans doute des fonctions limites, que les femmes et les hommes pourraient remplir indifféremment, où peut-être même hommes et femmes continueront à se rencontrer. L’enseignement, et aussi quelques industries, connaissaient parfois cet état d’indivision entre les sexes dès avant la guerre. L’indivision est un mauvais régime économique, et il est à désirer que l’homme abandonne à la femme, puisqu’elle demande sa part, tous les emplois où il apparaît qu’elle excellera, plutôt que de chicaner sur des attributions contestées. L’assistance et l’hygiène, par exemple, pour parler de fonctions publiques, puisque aussi bien celles-ci sont plus particulièrement visées, et, encore une fois, sans qu’il soit question d’apporter trop de précision dans ces prévisions, semblent devoir entrer dans le domaine de la femme. Nous avons déjà vu la femme pénétrer dans ce domaine ; il faut qu’elle y règne. Déjà des mères de famille, leur tâche achevée, se l’attribuent généreusement et, dans des œuvres d’ordre divers, consacrent le soir de leur vie à la grande famille humaine, qui autrefois se fussent contentées de pratiquer autour d’elles l’aumône et la charité. Elles indiquent une voie où d’autres entreront plus jeunes et trouveront, non plus seulement la noble et libre occupation de leurs loisirs, mais, dans des fonctions organisées, un salaire justifié.

Les Allemands ont déjà mis sur pied des projets de service féminin obligatoire, qui serait un service social, avec années de service actif, de réserve de paix et de réserve de guerre. La caserne féminine, qui suivrait immédiatement l’école, est une des parties du programme. Avec des méthodes différentes et plus libérales, nous pouvons poursuivre les mêmes fins. Et d’autres carrières publiques et privées, dont le caractère féminin sera peut-être moins accusé, devront, à côté de celles que nous avons dites, être décidément « féminisées. » Il faut faire à la femme sa place dans la cité, il faut la faire sans esprit de marchandage. Nous verrons ainsi se préparer un état social où les fonctions et les emplois ne seraient pas indifféremment remplis par les deux sexes, au point que l’on ne sache jamais à l’avance, comme sous la robe de l’avocat ou sous la blouse du médecin, auquel on a affaire. Nous verrons se préparer une entente et une collaboration, non une confusion des sexes.


Et, pour que cette confusion n’existe pas dans la vie, ne la créons pas dans l’éducation. L’éducation n’a pas ici à devancer, mais à suivre, avec le moins de retard possible, une évolution dont le tracé renferme encore tant d’inconnues. Si, en d’autres matières, des initiatives lui sont permises, il y aurait outrecuidance de sa part à vouloir faire marcher la société, et à prétendre créer les mœurs, au lieu de s’y soumettre. L’esprit révolutionnaire n’est pas à sa place dans l’éducation. « A la vie d’indiquer ce qu’elle attend de l’école, » tel est le programme d’un jeune journal pédagogique, qui a pris le titre de « l’Ecole et la vie. » Aussi longtemps donc que la société connaitra des hommes et des femmes, comme la famille, comme la vie, l’éducation devra aussi les distinguer. A deux types de fonctions sociales devront correspondre deux types d’éducation. De même d’ailleurs que nous avons reconnu ce que nous avons appelé des fonctions limites, ces deux types d’éducation se rapprocheront parfois, et il devra y avoir des raccords possibles de l’un à l’autre. Si ces solutions ne sont pas plus nettes, c’est la faute du temps où nous vivons. D’autres temps ont connu des idéals mieux définis. Encore a-t-on pu remarquer qu’il n’y a pas une époque qui ne soit, en un certain sens, une époque de transition.

Il est à noter que, alors que les professionnels de l’enseignement considèrent avec quelque scepticisme tout ce qui ne fait pas partie des matières qu’ils enseignent, et n’admettent aucune éducation en dehors de celle qu’ils donnent, les parents représentés par leurs associations, et, dans la commission même dont nous avons relaté les travaux, les membres étrangers à l’enseignement se sont montrés absolus et intransigeants sur le caractère féminin de l’éducation féminine. Ils ont maintenu le principe de Rousseau : « Donnez une éducation de femmes aux femmes. » Cela s’entend d’abord de ce qu’on a toujours appelé les travaux féminins, qu’il s’agisse de couture ou de cuisine, travaux que les féministes les plus ardentes n’ont pas encore songé à attribuer aux hommes, ni même à partager avec eux, quoique la logique de leurs principes eût dû les mener à ce partage. Loin de tomber en discrédit, l’enseignement ménager est à la mode. L’aiguille a repris du prestige, depuis qu’elle a travaillé pour nos soldats. Et la vie moins facile met en valeur les qualités de la ménagère. Mais, indépendamment de ces raisons d’actualité, l’enseignement ménager bénéficie, depuis quelque temps, d’une sorte de remords de l’opinion. On se rendait compte que l’enseignement devait réparer le tort qu’il faisait à l’éducation domestique et maternelle, et que le lycée devait donner lui-même les connaissances pratiques qu’il ne laissait plus le temps de demander aux lentes initiations de la vie familiale. Puis la science et la théorie pénètrent partout, se substituant à l’empirisme et aux recettes. Physiologie et chimie réclament donc la cuisine comme une dépendance. D’autre part les arts, qui ne sont point les beaux-arts, retrouvaient une faveur où la modeste aiguille eut encore sa part. Les arts féminins viennent s’ajouter au travail féminin, comme le superflu au nécessaire, comme une récompense et comme une fleur.

Ces idées, encore une fois, sont plus chères à la génération présente qu’à celle d’hier : nous parlons de la génération des parents, qui a fait l’expérience de leur abandon. On les concilie, tant bien que mal, avec d’autres exigences qui ne semblent guère cadrer avec elles. Et on ne se contente pas de discourir sur l’éminente dignité de la vie ménagère. Des essais de réalisation se font de côté et d’autre, si la méthode scolaire n’a pas encore trouvé une forme définitive. Le mouvement n’est pas propre d’ailleurs à notre pays. Dans l’un de ces pays scandinaves qui ne sont jamais en retard, quand il s’agit d’organisation pratique, en Suède, une école normale au moins forme des maîtresses qui répandent dans tous les autres établissements les connaissances nécessaires aux occupations multiples dont dépend l’autonomie de chaque foyer et le goût de ces occupations, des « maîtresses d’économie domestique. »

Mais cette large part faite à une éducation spéciale aux femmes suffit à orienter leur éducation tout entière. Elle limite le temps qui reste libre pour d’autres études, limitation comparable à celle que subit, pour des raisons de même nature, le travail des femmes adultes. On ne peut en effet raisonnablement demander que les femmes apprennent tout ce qu’apprennent les hommes, plus ce qu’elles apprennent en propre, de telle façon que ce soient les hommes qui aient une éducation inférieure et incomplète. La durée des heures de classe et la quantité d’effort exigible sont en réalité peu extensibles. On ne peut donner à une discipline, sans prendre à une autre, sous peine de créer une surcharge, qu’une réaction suivra. Décider, comme l’a fait la commission extra-parlementaire, que les enseignements féminins ne seront plus traités en parents pauvres dans les lycées de jeunes filles, ni conservés à l’état de souvenirs et de symboles, survivance d’une autre civilisation, mais qu’ils seront largement servis, et qu’ils seront obligatoires, c’est décider, au delà même de ce qu’on paraît décider, du caractère même de toute l’éducation des jeunes filles. C’est ce qui fait la portée, nous l’avons laissé pressentir, de ces arides questions de programmes et d’horaires. Elles ont, outre leur sens apparent, un sens plus profond ; une simple répartition d’heures et d’exercices signifie une hiérarchie entre les différents aspects des choses et les différentes activités humaines, elle maintient ou détruit un équilibre et incline les esprits.

Non seulement il y a un programme féminin obligatoire ; mais, dans la partie de l’éducation qui semble être commune aux deux sexes, des différences doivent subsister. On a pu regretter que certains vocables comme ceux même de lycée et d’agrégation, aient accusé, entre l’enseignement des garçons et celui des jeunes filles, une ressemblance qui n’était pas tout à fait dans les intentions des fondateurs, ni dans la réalité du début, et, comme il arrive souvent, que les mots aient gouverné et orienté l’institution dans son développement. On a pu regretter aussi que les mêmes personnes aient été appelées à inspecter, et par suite a régenter les professeurs des deux sexes, et qu’ainsi une pédagogie plus proprement féminine n’ait pas eu l’occasion de se constituer. Sans cette sollicitation exercée par les mots, et cette imprécision de doctrine, la question du baccalauréat ne se fût même pas posée. Une confusion plus complète des programmes eût abouti à une conséquence devant laquelle le ministère de l’Instruction publique a reculé, quand il s’est aperçu que, de concessions en concessions, il allait y être entraîné : l’enseignement mixte. Car, si deux établissements enseignant exactement la même chose peuvent coexister dans une grande ville, on pense bien que les petites voudront faire l’économie de l’un des deux. Déjà on voyait éclore des projets en ce sens. Dans ces derniers temps, en effet, s’étaient multipliées les autorisations données à des jeunes filles de suivre les classes préparatoires au baccalauréat dans les lycées de garçons. En trois ou quatre ans, le flot monta avec une telle rapidité qu’on dut lui opposer la digue d’un veto absolu.

Nous sommes défendus contre l’excès contraire, celui de programmes exclusivement féminins, par ce qu’il y a de plus fort chez nous, la peur du ridicule. On a imaginé des programmes de ce genre et, tout récemment, une femme, qui est docteur ès lettres, nous parlait sans sourire de « bachelières en horlogerie, » et de « licenciées en dentelles. » Même dans le domaine de l’éducation intellectuelle, on a imaginé une histoire, par exemple, rappelons-le, qui serait surtout celle du rôle historique des femmes. Si quelques notes plus féminines peuvent être données dans un cours d’histoire, on conçoit à quel point le parti pris de chercher partout la femme fausserait la vérité, et aussi quelles pudeurs il froisserait. Et nous avons fait allusion ailleurs aux fadaises et aux niaiseries de certains enseignements scientifiques pour jeunes filles.

On comprend donc entre quelles exagérations contraires l’enseignement féminin doit chercher sa voie. Nous osons dire, quoique les critiques de détail soient possibles, et nous en avons donné l’exemple, qu’il l’avait trouvée. Cette rencontre ne fut pas d’ailleurs l’improvisation de pédagogues inspirés. L’enseignement public des jeunes filles bénéficia de la lente préparation que nous avons brièvement racontée, et dont l’enseignement libre à l’honneur. C’est à force de tâtonnements, d’expériences, que la note juste fut atteinte et le ton donné. On tomba d’accord que jeunes gens et jeunes filles pouvaient s’asseoir à la même table garnie de tous les trésors du savoir humain, sans prendre exactement le même repas ; qu’il y a une manière de parler à des hommes, et une autre de parler à des femmes, même quand on dit la même chose, que la littérature, comme nous le disions tout à l’heure de l’histoire, était la même pour tous, et que cependant on ne concevrait pas un programme, pour les jeunes filles françaises, d’où seraient absents le Traité de Fénelon, les Lettres de Mme de Sévigné, et certaines comédies de Molière plutôt que d’autres et, plutôt que d’autres aussi, certaines oraisons funèbres de Bossuet. Ces choix et ces différenciations sont affaire de tact, de goût et de psychologie. On s’aperçut ensuite que la dose appropriée de savoir, en particulier de science proprement dite, n’était pas invariable, non seulement parce que la science progresse, mais parce que l’intelligence féminine se révéla plus apte et plus avide qu’on ne l’avait supposé. On reconnut donc qu’il faut, pour ce dosage, user d’instruments de mesure élastiques et flexibles, comme était la règle célèbre des Lesbiens.et que l’adaptation du programme à l’élève, à sa nature et à ses besoins, est l’œuvre d’une longue patience, et une œuvre toujours à recommencer. De toute cette expérience il résulte qu’il ne faut pas procéder par principes a priori, comme celui qui, posant non seulement l’égalité, mais l’identité de l’intelligence chez les deux sexes, les mettrait obligatoirement sous le même joug, qu’il ne s’agit pas de contraindre par l’éducation la femme à ressembler à l’homme, ce qui est d’un féminisme trop facile, et que le vrai féminisme consiste à chercher, à éveiller, à développer tous ses dons, et à la préparer à tous ses devoirs, ceux de toujours, et ceux de demain, s’il en naît de nouveaux pour elle.

Ce n’est pas seulement l’expérience, mais la tradition qui conditionne l’éducation. C’est pourquoi l’exemple de l’étranger, chez qui l’on rencontre en effet l’éducation identique et même la coéducation (l’une mène à l’autre,) outre qu’il pourrait aussi bien être invoqué dans un autre sens, ne nous en impose pas. Nous avons la bonne et la mauvaise fortune d’être un vieux pays ; il y a un type de jeune fille française, dont nous ne pouvons vouloir que nos filles s’affranchissent tout à fait. Elles doivent se reconnaître dans notre littérature classique ; elles doivent se reconnaître dans Henriette, tout en ayant fait quelques progrès sur elle. Et, sur la question du latin en particulier, les femmes chez nous ont cette tradition, qui date de nos plus grandes dames, et de nos meilleurs écrivains féminins : elles n’en font pas toutes, mais, quand elles en font, elles en font assez pour qu’il leur serve à quelque chose. Le moment serait mal choisi peut-être de rompre avec nous-mêmes, quand nous éprouvons cette douce surprise de constater que l’étranger, dont on nous oppose l’exemple, nous aime comme nous sommes, et entoure, comme d’une piété, les traditions dont nous aurions eu peut-être l’imprudence de nous détacher.

Il est une de ces traditions surtout qu’il faut protéger contre des réformes qui risqueraient de lui porter atteinte : c’est celle du foyer français. Les assises de ce foyer sont solides sans doute, et elles ne seront pas ébranlées par le premier contre-coup. Il s’ingéniera à rester lui-même dans une société qui évolue économiquement et politiquement. Il serait imprudent toutefois d’abuser de cette solidité, et de pécher par excès de confiance. Il n’est pas d’institution qui résiste à des secousses répétées et à une lente désagrégation. Là donc est la pierre de touche de toute réforme : le foyer français aura-t-il à en souffrir ? Au-dessus même des nécessités économiques il y a les nécessités morales.

Loin de nous la pensée de tirer de là une leçon d’immobilité. Une société n’est pas chose immuable, ni partant l’éducation qui lui convient. Le problème est de déterminer le sens et la mesure du changement opportun ; le problème est de concilier la tradition et le progrès, le travail de la femme et la persistance de la famille, l’éducation désintéressée et l’éducation utile. Ce qui est certain, c’est que les études des femmes doivent être renforcées, et qu’elles doivent aboutir à des grades utilisables, et, de toute façon, servir à quelque chose. Il reste cependant que l’éducation des femmes doit continuer à différer de celle des garçons, quoique des chemins de traverse puissent mener de l’une à l’autre, pendant la période de crise où les rôles des deux sexes sont mal délimités. Mais les confusions que cette crise a engendrées ne doivent pas être élevées au rang de conquêtes ; le progrès au contraire doit être cherché dans l’harmonie, non dans l’identité. Et de cette directive l’éducation doit plus que jamais s’inspirer, puisqu’elle a peut-être un courant à remonter. Sous ces réserves, il n’est pas douteux que la guerre aura légué à la plupart des femmes la noble obligation du travail, et que cette condition nouvelle de la femme crée à l’éducation de nouveaux devoirs. Ce qui est définitif, c’est cela ; ce qui est accidentel, c’est le trouble apporté dans la répartition des fonctions, et dans la direction même de l’éducation féminine. Il y a là toute la différence d’un progrès au désordre passager qui en est inséparable. Nous avons chèrement appris que toute marche en avant s’accompagne de convulsions et de fluctuations, jusqu’à ce que le front se stabilise..


RAYMOND THAMIN.

  1. Voyez la Revue du 1er  octobre.