L’Education des filles après la guerre/01

L’Education des filles après la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 512-532).
L’ÉDUCATION DES FILLES
APRÈS LA GUERRE

I
LA FEMME DE DEMAIN
ET L’ÉDUCATION D’AUJOURD’HUI

Pendant qu’ils étaient encore à Noyon, on discutait en France sur l’éducation des filles. — Eh bien ! oui, et cette discussion eût-elle témoigné seulement d’une certaine sérénité d’esprit, que nous aurions tout lieu de ne la point regretter. Les angoisses du présent n’ont pas suffi à détourner nos yeux des problèmes du lendemain. Mais il y a autre chose à dire. Ceux de ces problèmes qui ont trait à l’éducation sortent comme naturellement de toutes les grandes crises. Pendant la Révolution française ils demeurent au premier plan, au moment précis où les passions politiques et les préoccupations patriotiques paraissent devoir tout absorber. Le jour même de l’exécution de Louis XVI, la Convention décréta que les finances, la guerre et l’organisation de l’instruction publique seraient continuellement à l’ordre du jour. Aux heures récentes les plus critiques, la grave et méthodique Angleterre faisait des plans d’éducation en même temps que des tanks et des obus. Entre ces deux tâches le désaccord n’est qu’apparent. Cette guerre aura tant de répercussions imprévues, elle a été pour toutes nos idées morales, et pour l’âme humaine tout entière, une telle aventure ! Une puissante et suggestive image de Kipling s’offre à nous : « Cette guerre est semblable à un de ces icebergs monstrueux dont nous n’apercevons qu’à peine un huitième au-dessus des eaux, tandis que leur masse demeure ensevelie dans les profondeurs. » Ce sont les sondages faits dans une faible partie de cette masse inexplorée que nous allons essayer de décrire. Ne nous excusons pas sur le caractère souvent technique de notre étude. Dans la rédaction des programmes scolaires et dans les emplois du temps les plus graves questions sociales sont engagées.

« Hier, racontait-on, il y a quelques mois, ici même, dans la cour de la gare, une paysanne, avec sa carriole, attendait son homme. Il arrive, coiffé du casque, s’appuyant sur le bâton grossier des tranchées. Embrassades, effusions, d’ailleurs courtes. L’homme monte sur la carriole, et lui, que je connais grand amateur de chevaux, habile à les conduire, modestement se place à gauche, cependant que la femme, raide, cambrée, saisit les rênes, et d’un large coup de fouet enlève l’attelage sous des regards qu’elle sent admiratifs. » — Ce récit alerte est expressif d’un moment de notre histoire morale. Ce qui s’est passé à la campagne s’est passé ailleurs, où des femmes ont mené des affaires comme d’autres mènent un attelage. Exprime-t-il aussi un idéal définitif ? La paysanne gasconne du Dr Labat est-elle la femme de demain ? Ou bien qu’est-ce que celle-ci devra retenir, qu’est-ce qu’elle devra oublier des besognes imposées par la guerre ? Et qu’est-ce qui doit survivre de l’éducation traditionnelle de la femme ?


VOCATIONS NOUVELLES

Dans la société d’hier, les carrières féminines semblaient être, au moins en principe, celles où la femme ne faisait qu’étendre et développer les occupations familiales, la couture, le blanchissage par exemple, celles qui laissaient la femme chez elle et l’attachaient même à son foyer. Aux hommes les tâches extérieures, lointaines, comme, dans les temps reculés, la chasse et la guerre. Sous une forme moins barbare, l’homme continue à aller chercher hors de la maison la nourriture qu’il y rapporte. De cette répartition séculaire des fonctions la famille française, pour ne parler que d’elle, a longtemps vécu. Cette répartition avait d’ailleurs subi de terribles accrocs. L’industrie, depuis un siècle surtout, a fait appel aux femmes et vidé les foyers. La guerre a tellement multiplié la main-d’œuvre féminine que nous serions portés à croire qu’elle l’a inventée. Cette révolution aussi a des précédents. Avant 1914, des femmes, par milliers, peinaient déjà.

Mais vint la guerre, et il fallut remplacer les hommes absents. Ils furent remplacés. A leurs métiers ordinaires les femmes ajoutèrent ceux des hommes. Ce fut aux champs d’abord. La terre n’attend pas, elle commande et on lui obéit. L’effort admirable fut rendu plus facile par cette nécessité même. Et l’étonnement fut moindre de voir la paysanne, qui fait toujours à la ferme des travaux très durs, en faire cette fois de plus durs encore. Elle les fit quand le mari n’était qu’absent. Elle les fit même quand elle sut qu’il ne reviendrait pas. La terre l’a gardée, et elle a gardé la terre. Non seulement elle a tenu, mais elle a maintenu. Elle a tenu et maintenu aussi au magasin, à l’usine, où elle fut non seulement le bras, mais, ce qui était plus rare en temps de paix, la tête. Partout elle fut à la hauteur de l’épreuve ; mais, dans tous ces cas, c’est le milieu familial et accoutumé qui imposa aux femmes le genre d’activité qu’elles déployèrent. Il n’y eut d’extraordinaire que le zèle et la réussite.

Mais voici des carrières plus imprévues presque subitement envahies par les femmes, et ajoutées à celles où plus de deux millions d’entre elles déjà (car il ne faut cesser de le redire) travaillaient de leurs mains. Les industries féminines d’avant-guerre étaient surtout celles du vêtement et de l’alimentation. Ces industries, telles qu’elles existent aujourd’hui, arrachent au foyer au lieu d’y attacher ; mais il semble qu’il reste en elles comme un souvenir de la vocation naturelle de la femme. Depuis la guerre, on chercherait en vain quelque chose de féminin dans les occupations de la femme, si ce n’est ce que chacune y apporte de conscience, et quelques-unes aussi de grâce obstinée. La femme est menuisière, la femme est maçonne, la femme est forgeronne. Dans les industries du bois, elle conduit des scies dont on n’eût pas osé autrefois lui confier le maniement. Dans les industries des cuirs et des peaux, elle est employée au lavage, à l’épilage et au tannage. Elle fabrique des chaines et accessoires pour cycles, et aussi des fers à cheval. Elle fabrique des porcelaines, des faïences et, dans certaines usines, même le verre. Elle a fait les besognes les plus rudes ; elle a fait aussi les plus délicates et les plus précises qui demandaient, croyait-on, un plus long apprentissage. Elle a fabriqué, à Nancy et à Lyon, des compas et, à Paris, des lampes électriques. Elle a fait ce qu’il semblait possible, et aussi ce qu’il semblait impossible qu’elle fit.

Le rôle qu’elle joue dans l’industrie des transports éclate aux yeux en notes quelquefois gaies, plus souvent tristes. Car un calot bien planté sur une jeune chevelure n’empêche pas de voir que les corps s’usent et que les traits se tirent. D’abord, telle compagnie de tramways offrit des services allégés aux femmes de ses employés mobilisés, et fut récompensée de ce bon mouvement par la qualité des services rendus. L’idée vint alors de s’adresser à d’autres femmes, et aussi de leur confier des services plus difficiles : de receveuse, la femme devint wattwoman. Dans les chemins de fer qui perdirent, le jour de la mobilisation, le quart et plus de leur personnel, en même temps qu’on leur demandait une utilisation plus intense des réseaux, les femmes d’abord employées dans les bureaux ou derrière les guichets, puis au nettoyage des wagons, se répandirent peu à peu dans tous les emplois. On les voit aujourd’hui, factrices et femmes d’équipe, pousser la brouette de fer, remuer les colis les plus lourds et prendre les valises des mains des voyageurs qui parfois, quand ils sont de l’autre sexe, en ressentent quelque gêne. On voit des femmes enfin sur les quais et les docks de nos grands ports. Ce sont les femmes fortes, dans un autre sens peut-être que celui de l’Evangile.

Les voici maintenant à l’usine de guerre. On en comptait 420 000 il y a quelque temps déjà. Combien étaient-elles hier ? Et là aussi, en même temps que croissait leur nombre, croissait l’effort demandé à chacune d’elles. Des petits obus on était passé aux gros, grâce sans doute à des combinaisons de travail où intervenait de temps en temps la vigueur plus grande de l’homme, grâce ensuite à des mécanismes appropriés qui vinrent au secours de la faiblesse féminine. De l’emboutissage et du tréfilage des obus de 75, puis de 105, la main-d’œuvre féminine s’était étendue aux mêmes opérations pour les obus de 220. Et ces renseignements retardent sans doute. L’ordre était venu de « féminiser » de plus en plus les services, et les ouvriers mobilisés avaient été formellement exclus de tâches dont la liste est longue. Un monopole féminin fut ainsi établi là où le travail de la femme eût semblé, il y a peu de temps, un paradoxe. On alla si loin que, sinon une réaction, du moins des précautions et des réglementations s’imposèrent. Un comité du travail féminin fut institué, comité de patronage matériel et moral. Et une circulaire publiée dans le Bulletin des usines de guerre, le 16 juillet 1917, et signée Albert Thomas, posait ce principe : « Disposer sans réserve, même dans les circonstances actuelles, de la main-d’œuvre féminine, serait commettre une lourde erreur ; l’intérêt national exige qu’elle soit utilisée raisonnablement et avec de grands ménagements, car elle présente une réserve d’avenir qui doit être sauvegardée dans son intégrité. » La limite s’était fait sentir, à laquelle nous nous heurterons, de quelque travail féminin qu’il s’agisse, aussitôt que la femme paraît oublier, ou qu’on parait oublier pour elle, qu’elle est femme et qu’au sort qu’on lui fait est lié l’avenir même de la race.

Il nous restait à introduire la femme dans la caserne. La chose fut faite. L’expérience semble avoir d’abord été tentée à Caen. Le personnel des ouvriers, commis, cuisiniers et infirmiers fut remplacé par des femmes. La réforme généralisée rendit 40 000 hommes aux armées, et la soupe y gagna en qualité, pour ne parler que de la soupe. L’Angleterre eut de même son armée de femmes pour les services auxiliaires : « Women’s Army Auxiliary Corps. » On les appela les Waacs. Et de même les États-Unis, où des femmes ont été sergents recruteurs, où beaucoup portent l’uniforme.

Nous sommes dans l’extraordinaire et dans le provisoire. Mais ce provisoire a duré ; mais on s’est habitué à cet extraordinaire ; on ne s’étonne plus, et des mœurs nouvelles naissent. Ces mœurs, à notre époque démocratique, ne s’enferment pas dans une seule classe sociale. Le travail féminin gagne de proche en proche. Il devient un besoin général, il devient une loi. Il y a du travail pour toutes les conditions, pour tous les degrés d’éducation.


Si nous avons commencé par les plus humbles, c’est parce que, en fait, c’est d’en bas que le mouvement est parti, comme tant d’autres. C’est du travail le plus rude qu’on eut d’abord besoin ; et ce sont celles qui étaient capables de le fournir qui eurent, les premières, besoin de travail. De la conjonction de ces deux besoins est sorti un phénomène social qui semble devoir survivre aux circonstances qui l’ont fait naître. Mais il survivra sans doute en évoluant. Et ce n’est plus nécessairement dans les industries métallurgiques, par exemple, que le sexe autrefois dit sexe faible cherchera à maintenir ses positions. Mais si les femmes doivent quitter vraisemblablement la caserne et l’usine de guerre, elles ne renonceront pas à toutes les carrières conquises par elles ; elles s’efforceront même d’en conquérir d’autres. Et nous avons à nous demander quelles sont celles sur lesquelles elles ont jeté leur dévolu.

Il ne s’agit donc plus de ce que les femmes font, mais de ce que feront celles qui sont encore des jeunes filles et qui sont nos élèves. De plus, s’il a été nécessaire de rattacher leurs aspirations au mouvement qui a emporté, dans un vent d’improvisation et de nécessité, toutes les résistances et tous les préjugés, nous nous bornerons maintenant aux carrières qui intéressent l’éducateur parce que, en effet, elles supposent une éducation. Quoi que nous fassions, notre revue sera incomplète, et il serait plus court de dire qu’il n’y a pas de carrière où les femmes ne prétendent être admises. Par une contradiction inconsciente, mais profitable, elles réclament des carrières à elles, et puis celles des hommes. En réalité, elles frappent à toutes les portes, dont beaucoup s’ouvrent. Comme dans tout mouvement, il y a les timides et une avant-garde plus aventureuse. Commençons par les timides.

Nous ne dirons rien de l’enseignement qui fut une carrière féminine de tout temps. Notons cependant que, tandis que, il n’y a pas bien des années, on doutait qu’on pût se passer des hommes dans l’enseignement des jeunes filles, on doute aujourd’hui qu’on puisse se passer des femmes dans l’enseignement des hommes. Et il ne s’agit pas seulement des écoles primaires et des petites classes de nos établissements secondaires. Les femmes occupent quelques-unes des plus hautes chaires des lycées de garçons, où elles ont remplacé les hommes mobilisés ; et, comme beaucoup d’hommes ne reviendront pas, et que leurs remplaçantes ont le plus souvent très bien réussi, le provisoire, là aussi, risque, dans certains cas, de durer. En Angleterre, un phénomène analogue se produit, avec la même particularité d’un succès imprévu des femmes dans l’enseignement des sciences. Sur un palier plus humble de la pédagogie, il s’ouvre chez nous une école de gouvernantes dont l’objet est la substitution, dans les familles, de jeunes filles françaises aux étrangères autrefois à la mode. — La profession d’infirmière a reçu de la guerre un prestige qu’elle n’avait pas, en France du moins. Tandis que, dans les pays de langue anglaise et dans les pays scandinaves, les familles les mieux posées s’honoraient d’avoir une fille garde-malade, pour des raisons diverses, il était bien loin d’en être ainsi chez nous. La profession était mal recrutée, et peu considérée, plutôt même que mal rétribuée. Or on paie, surtout en France, avec des égards autant qu’avec de l’argent. Des tentatives avaient été faites, avant la guerre, par Mme Alphen-Salvador, par Mlle Chaptal à Paris, par Mlle Hamilton et le docteur Lande à Bordeaux Des écoles avaient été ouvertes. La guerre a fait ce qu’un siècle d’efforts dans le même sens n’eût pas fait. Elle a promu en dignité le rôle de l’infirmière, et confondu les professionnelles dans la reconnaissance publique qui s’attachait à celles qui ne l’étaient point. L’opinion se préoccupe maintenant d’organiser par des études régularisées, par un diplôme d’Etat, par des perspectives d’avenir une profession jusqu’ici mal classée L’infirmière pourrait en effet, par voie d’avancement, devenir dame visiteuse, inspectrice scolaire ; elle participerait à l’administration hospitalière, au moins comme directrice d’orphelinats et de crèches. Il semble, à n’en pas douter, que les femmes aient leur place marquée dans l’hygiène sociale de demain.

A la campagne, dans toute exploitation agricole modeste, la femme a eu de tout temps sa besogne à elle, même quand l’homme était présent ; on dit la « maîtresse, » dans beaucoup de nos contrées, comme on dit « le maître. » Il s’agit maintenant de lui attribuer un rôle même dans une exploitation plus importante. Une ferme-école a été créée pour l’éducation agricole féminine, en Seine-et-Oise, en pleine forêt, dans un domaine appartenant à M. et Mme George Chiris ; et, dans cette « ferme française, » on apprend les travaux des champs sans désapprendre les délicatesses reçues d’une autre éducation. Toute grande ferme n’est-elle pas en un sens un immense ménage ? et cela est du ressort de la femme. Puis il y a les exploitations annexes : laiterie, fromagerie, beurrerie qui sont, de tradition, son domaine réservé. Un peu de science se mêlera à cette tradition. Et des écoles, telle Grignon, et par suite des carrières se sont ouvertes et s’ouvriront. La Russie a déjà des femmes ingénieurs-agronomes. et notre Institut national Agronomique promet de nous en donner en France.

Ces carrières gardent un caractère féminin. Mais on ne se contente pas de celles qu’une éternelle vocation suggère. On cherche. Des bureaux de placement féminin, sous des formes et des noms divers, mènent la même campagne : « Secrétariat féminin, » « Ligue des femmes de profession libérale, » « Office de l’activité féminine. » Les associations d’anciennes élèves de nos lycées pratiquent à leur tour des sondages de tous côtés. Une école s’est fondée, l’école Rachel, pour orienter les femmes vers des carrières nouvelles, et elle ajoute section à section : prothèse dentaire, orthopédie, photographie avec le minutieux et lucratif travail des retouches, manipulations de laboratoires. — Les administrations et les industries offrent à l’invasion féminine des emplois de secrétaires presque à l’infini. Déjà des femmes étaient employées dans l’administration des chemins de fer et des P. T. T. Pourquoi pas dans d’autres administrations ? Une préparation aux carrières administratives vient en effet de s’organiser pour elles. Les banques se peuplent aussi de femmes, et nous les voyons faire des bordereaux avec rapidité, et même avec complaisance. Elles ont pénétré dans certains bureaux par la porte basse de la dactylographie. Puis on s’est aperçu qu’elles étaient capables de faire autre chose, et on leur a demandé autre chose. Il y a des femmes dans les bureaux les plus respectueux des traditions, je veux dire ceux de l’Instruction publique. Dans le conservatoire même de ces traditions, à l’Institut, il y en a deux. — Les dessinatrices, espèce encore rare, trouvent des tabourets dans les ateliers des architectes ; elles en trouveront, à peu près à discrétion, dans les grandes industries comme le Creusot et les Chantiers de la Gironde. — Le commerce de la librairie, où d’ailleurs les femmes ont leur entrée depuis longtemps, procurera aux plus cultivées l’illusion d’une carrière libérale ; par, par le contact des livres, on entre dans la confrérie de ceux qui les lisent et même de ceux qui les font. De plus, ce commerce tend justement à se renouveler et à s’élargir pour s’ajuster au grand rôle intellectuel promis à la France de demain.

Mais les carrières libérales proprement dites exercent toujours la séduction la plus forte, et les Facultés depuis longtemps attiraient nos filles. Rappelez-vous que, il y a trois quarts de siècle, une femme n’entrait pas à la Sorbonne. Or voici que, dans les Facultés des lettres et des sciences, les femme occupent d’ores et déjà presque toutes les places laissées vides par les étudiants de l’autre sexe. Ces Facultés leur ont dû un aspect nouveau, moins austère, mais qui éveillait quelque mélancolie chez celui qui se demandait combien de temps durerait, dans son auditoire, cette substitution d’un sexe à l’autre. Il y a tant de candidates aux grades universitaires qu’on se demande aussi si les cadres de l’enseignement seront jamais assez larges pour les accueillir. De là même la nécessité de chercher autre chose. Pour les littéraires, ce seront les bibliothèques. Une jeune fille était déjà entrée à l’Ecole de Chartes. En 1917, trois furent reçues, dont la première ; en 1918, trois encore, dont les deux premières : grand succès féministe, grand succès aussi pour la paléographie. Pour les scientifiques, ce seront les observatoires, ce seront surtout les laboratoires de chimie, laboratoires scientifiques et laboratoire industriels. L’Ecole de physique et de chimie industrielles de Paris a décidé de recevoir des femmes. L’Ecole de chimie de Bordeaux avait devancé celle de Paris. Des jeunes filles ont déjà fait l’office de préparateurs dans d’importants laboratoires et à l’Institut Pasteur. Et le mouvement ne s’arrêtera pas là : il suivra le développement espéré des industries chimiques en France. Et le même courant, c’est le cas d’user de ce mot, s’est produit dans les industries électriques. Aux Facultés de droit nous devions, depuis quelques années déjà, quoique tout cela soit récent, des avocates. Des jeunes filles aujourd’hui suivent les cours préparatoires à l’examen de capacité : les études d’avoué sont visées. Les études de notaires ne le sont pas moins. De nos Facultés de médecine sortent des doctoresses Mais le métier est dur. Beaucoup succombent à la peine dés les premières années d’exercice. Quelques-unes en revanche réussissent brillamment. Une femme, Mme Girard-Mangin, a reçu, le 1er octobre 1917, une nomination originale et flatteuse dont voici les termes mêmes : « La doctoresse Girard Mangin est affectée au Val-de-Grâce comme aide-major de 2e classe et détachée à l’hôpital-école V. G. 84, en qualité de médecin-directeur. » D’autres nominations analogues suivirent. Pourquoi les études d’un plus grand nombre de jeunes filles, plutôt que vers la médecine, ne se sont-elles pas dirigées vers la carrière-sœur, la pharmacie ? Mystère des vocations et des ambitions féminines ! Mais on se dit déjà qu’il y a là des places à prendre, et elles seront prises.

Des écoles techniques s’ouvrent enfin aux femmes ou se créent exprès pour elles. A Bordeaux, elles sont reçues à l’Ecole de Commerce. A Paris, une école pratique de haut enseignement commercial pour les femmes a accompli sa première année de scolarité, de même à Lyon. Celles-ci prétendent former non seulement des employées, mais des chefs de services, des directrices pour des maisons de gros, pour de grands magasins ou des entreprises industrielles. Mais le fait le plus significatif peut-être est l’admission des femmes à l’Ecole Centrale. Sept ont été reçues au concours de 1918. Le directeur de cette Ecole, le respecté M. Noël, a, par son initiative, accepté le parrainage des femmes ingénieurs en France. Il y en avait déjà en Angleterre. L’École des Mines de Saint-Étienne et l’École d’architecture ont suivi l’exemple donné. C’est une étape sur laquelle il vaut la peine d’insister.

Jusqu’ici, et malgré le désordre, d’ailleurs conforme aux faits, auquel une description écourtée du bouillonnement de l’activité féminine ne pouvait échapper, nous avons vu les femmes chercher à cette activité des débouchés d’abord dans le sens de leurs aptitudes traditionnelles, puis s’éloigner graduellement de ces traditions et empiéter de plus en plus sur des métiers d’hommes. Mais elles se sont présentées d’abord en auxiliaires, et peut-être les hommes ont-ils quelquefois abusé de cette situation. Dans tel métier, comme la joaillerie, ce qui était bien payé était pour les hommes, ce qui l’était moins bien était réservé aux femmes, sans qu’on pût invoquer une habileté manuelle moindre de leur part. Les femmes revendiquent le droit à toutes les tâches, même les mieux payées. Elles revendiquent les fonctions de chef. Elles ne seront plus seulement dessinatrices, elles seront architectes. Le sexe ne comptera plus, seuls compteront le savoir-faire professionnel, l’intelligence, les dons naturels ou acquis. Et l’on voit poindre dès lors le problème pédagogique vers lequel tout ceci nous achemine.

Il semble que nous marchions à grands pas vers l’égalité des sexes dans la vie économique. Ce corollaire, l’égalité politique, suivra-t-il ? Déjà en France on voit des femmes dans des cabinets de ministre. En Angleterre deux femmes sont attachées au cabinet de M. Lloyd George ; ce qui est mieux encore, des femmes sont directrices au ministère du Ravitaillement, et commandent des services importants au ministère de l’Agriculture. Aux États-Unis elles sont l’âme qui inspire et la volonté qui gouverne les œuvres : œuvres de paix et œuvres de guerre. Des lois ou des projets de lois s’ensuivent en Amérique et aussi en Europe. Le 6 février 1918, le Parlement britannique a définitivement voté le projet de loi accordant aux femmes le droit de vote à partir de trente ans. Et les femmes viennent de voter en Angleterre, et aussi en Allemagne. Notre Parlement, qui eût enterré de pareilles propositions, il y a quatre ans, est plus qu’ébranlé. La Chambre des Députes est même allée trop loin, dit-on, pour que le Sénat la suive.

Ainsi des devoirs que la guerre a imposés à la femme est sortie la reconnaissance de ses droits. Il n’est pas pour un droit de meilleure filiation que d’être déduit d’un devoir. Il n’en est pas moins vrai que les choses ont légèrement changé d’aspect et que la tâche acceptée est maintenant une tâche réclamée. Ce qui fut nécessité est devenu revendication. Une vraie révolution sociale s’est accomplie sous nos yeux distraits, tandis que les canon grondait et que d’autres spectacles les accaparaient. Les femmes préparent leur sexe pour l’après-guerre, disait un spirituel chroniqueur, avec la même méthode et la même ténacité que les Allemands ont mises à préparer la guerre. Une enquête — nous pourrions dire plus d’une, — a été faite sur le rôle des femmes après la guerre. Et, parmi les réponses, nous en citerons deux : la réponse d’une femme, Mme de Witt-Schlumberger : « La femme est à un tournant de son histoire, » et la réponse d’un homme, ; M. le bâtonnier Henri Robert, qui dit la même chose sous une autre forme : « La guerre a été le 89 des femmes. » « L’heure des femmes a sonné, » a écrit de son côté le dernier rapporteur du budget de l’Instruction publique à la Chambre des députés.


LES LYCÉES DE JEUNES FILLES

Quelle éducation donnerons-nous à nos filles en vue d’un pareil avenir ? Sans doute, beaucoup de carrières qui se sont ouvertes aux femmes, sous nos yeux, ne supposent pas qu’elles s’y soient préparées de loin. La question n’en subsiste pas moins pour quelques-unes de ces carrières, et même en un sens pour toutes. Car il s’agit, à défaut d’une préparation proprement dite, d’une orientation générale de notre pédagogie féminine. Quelle est-elle à l’heure présente ? — Nous n’avons pas l’intention de faire une revue complète, à tous ses degrés, de l’enseignement féminin. Peut-être est-ce du développement de l’enseignement professionnel des jeunes filles et de la direction qui lui sera donnée qu’il faut attendre les réformes les plus utiles. Ce n’est pas lui cependant, mais c’est l’enseignement secondaire qui nous arrêtera, et cela pour deux raisons : c’est l’enseignement secondaire des jeunes filles qui vient de donner lieu à des projets de réforme, à des discussions souvent passionnées. Il y a là un fait qui s’impose à nous ; et c’est l’idée de porter ce débat devant les lecteurs de la Revue qui nous a mis la plume à la main. De plus, et c’est notre seconde raison, tandis que l’enseignement primaire est presque rigide dans ses contours, l’enseignement secondaire, parce que ses contours à lui sont moins strictement définis, parce que la plus grande richesse de son programme en fait la plus grande souplesse, sollicite en quelque sorte la polémique et s’infléchit selon les actions et les pressions du dehors. — L’enseignement secondaire des garçons n’a eu que trop d’occasions de faire preuve de cette élasticité. — Mais du coup de barre qu’il subit l’effet s’étend et le dépasse. Quand on a cru ne décider que pour lui, on a, même sans le vouloir, imprimé une direction plus ou moins obscurément sentie, et qui s’insinue même dans les enseignements rigides dont nous partions tout à l’heure. Alors même que rien ne paraît changé, quelque chose est changé. Il n’y a pas d’enseignement si modeste, et condamné, semble-t-il, par cette humilité même à une sorte d’immobilité, que n’atteigne le contre-coup de réformes et de mouvements d’idées qui cependant ne le visaient pas.

L’enseignement secondaire des jeunes filles a vécu à peine la durée moyenne d’une vie humaine, quarante années ; et il n’est pas inutile de regarder un peu en arrière, et de mesurer le chemin parcouru avant d’arriver à cette création encore récente. Non que nous voulions abuser de cette histoire pour modérer l’allure de nos contemporaines par la satisfaisante perspective des étapes déjà franchies. Quelques-unes d’ailleurs tireraient de la même histoire d’autres conclusions, et tiendraient à honneur de franchir du même train de nouvelles étapes. Il est bon de se rappeler cependant, comme un point de départ, la première ligne d’un livre qui n’a pas été surpassé, si les exigences en ont été dépassées, le traité de Fénelon : « Rien n’est si négligé que l’éducation des filles ; » et, plus significatif encore que cet aveu, le programme que le même Fénelon trace d’une éducation moins négligée : « Apprenez à une fille à lire et à écrire correctement... Elles devraient aussi savoir les quatre règles de l’arithmétique. » Je n’oublie pas que nos nouvelles latinistes pourraient cependant se réclamer d’un jugement de Fénelon, sinon des raisons sur lesquelles il le fonde, à savoir que l’étude de l’italien et de l’espagnol, qui était alors à la mode pour les filles de qualité, ne vaut pas pour elles celle du latin, qui leur procurera la consolation inestimable d’entendre le sens de l’office divin. Ce programme, même sans latin, fut pendant longtemps encore le programme moyen de l’éducation des jeunes filles. Et nous sommes à une époque où les femmes exercent sur le goût, et même sur l’esprit public quelque empire ; et il est peu vraisemblable que cet empire soit dû uniquement à quelques éducations exceptionnelles.

La Révolution eut plus d’ambition pour le commun des femmes ; mais elle se borna à des projets. Celui de Talleyrand, un des moins ambitieux, il est vrai, rend la plupart des jeunes filles à leurs familles, à l’âge de huit ans, s’en remettant à ces familles pour ce qui reste à faire. Ce désintéressement en dit long. Lakanal sans doute fait décréter que « chaque école primaire sera divisée en deux sections, l’une pour les garçons, l’autre pour les filles. » Mais ce décret reste lettre morte, et plus tard les filles ne trouveront pas place dans l’Université impériale, les écoles où elles sont reçues restant assimilées aux établissements régis par les règlements de police. La loi de 1833 elle-même pose des principes, comme le décret de Lakanal, mais qui ne furent pas suivis de crédits ; et il faut aller jusqu’à la seconde République pour que de véritables obligations atteignent les communes, en attendant qu’elles atteignent les enfants eux-mêmes.

Si telle est la situation de l’enseignement primaire, quelle peut bien être celle de l’enseignement secondaire pendant la même période ? Elle est moins mauvaise qu’on ne pourrait le supposer. M. Gréard a raconté cette histoire. Le besoin créa l’organe, et nous assistons à une sorte de génération spontanée de l’enseignement secondaire féminin. À la suite et à l’imitation des établissements de la Légion d’honneur, d’autres établissements se fondent. La vocation pédagogique pour quelques maîtresses, et tout simplement la recherche d’un gagne-pain pour d’autres, est à l’origine de ces fondations. Cela se passe donc dans le plus grand désordre. Mais peu à peu l’ordre sort du désordre. Une sorte de hiérarchie s’établit même entre les établissements ouverts ; et, au-dessus des écoles primaires et primaires supérieures, il y a jusqu’à deux degrés d’enseignement secondaire que représentent les pensions et les institutions. Il y a des examens différents pour être maîtresse de pension et pour être maîtresse d’institution. Les institutions se distinguent par l’enseignement de la littérature française et de son histoire, par l’enseignement de l’histoire et de la géographie anciennes, voire par celui de la cosmographie. M. Gréard compte, en 1845, plus de 15 000 élèves dans les pensions et les institutions, en comprenant dans ce nombre, j’imagine, les élèves des classes primaires qui leur étaient annexées. Un type d’enseignement original, et qui eut une longue vogue, fait en outre concurrence aux pensions et aux institutions, ce sont les cours, auxquels restent attachés les noms de Lourmand, de Lévi-Alvarès et de Cortambert. Le cours n’a lieu qu’une fois par semaine. La mère y assiste. Elle est la collaboratrice du maître, et dirigera pendant toute la semaine, selon les indications reçues au cours, l’éducation de sa fille. Ge sont les mères institutrices ou du moins répétitrices. Cet appel à la collaboration des mères provoqua un véritable enthousiasme et sembla réaliser un idéal.

Ce qui caractérise encore cette période d’histoire pédagogique qui correspond à peu près au gouvernement de Juillet, c’est une sorte d’effervescence, de recherche passionnée, de hâte vers des progrès dont la direction reste encore obscure. Toute une presse pédagogique sort de terre. Des questions sont ardemment discutées, qui ne sont pas encore toutes des questions résolues : quelle doit être la participation des hommes à l’éducation féminine ? Quelle place laisser, dans cette éducation, à l’initiative privée qui risque de devenir la spéculation privée, et aux organismes d’Etat ? Quel doit en être le fond même et le sens, et en quoi doit-elle différer de l’éducation que les garçons reçoivent ? On aspire, à la fin du gouvernement de Juillet, à une organisation officielle. Le mot de collèges de jeunes filles est prononcé. La république de 1848 vint. On crut qu’elle allait donner cette réglementation. — Elle donna la loi de 1850.

Cette loi, un peu simpliste, conférait au brevet de capacité au brevet simple, comme on dit, ou même à la lettre d’obédience le droit de tout enseigner. La hiérarchie lentement et progressivement édifiée est dès lors brisée, et le secondaire, en ce qui concerne les jeunes filles, plonge de nouveau dans le primaire. Cela fut-il voulu ? En tout cas, nous voyons quelles peuvent être les conséquences d’une mesure en apparence innocente, et d’une sanction trop libéralement accordée à un grade insuffisant. De grands effets peuvent naître, dans le monde moral, de petites causes ; et nous retrouverons, dans l’histoire plus récente de l’enseignement des jeunes filles, cette disproportion des causes et des effets. Il fallut donc refaire le chemin déjà fait, et remonter la pente brusquement descendue. Mais, comme les couvents avaient surtout profité de la loi de 1850, toutes les mesures prises paraîtront des mesures prises contre eux ; et l’enseignement secondaire des jeunes filles, histoire souvent répétée chez nous, sera engagé dans des querelles au-dessus desquelles on eût pu espérer le voir demeurer. En 1867 est fondée, à Paris, l’association pour l’enseignement secondaire des jeunes filles. L’année suivante, des cours dits secondaires s’ouvrent dans cette même ville. En deux ans, plus de cinquante s’ouvrent en province. L’impulsion était donnée par le grand ministre Victor Duruy.

La guerre de 1870 interrompit ce mouvement commencé : l’éducation des jeunes filles subit ainsi le contre-coup des grands événements du siècle. Mais, après la guerre, elle bénéficie du sentiment unanime qui réclamait une rénovation de toute l’éducation nationale.


On ne se contente plus des cours secondaires, qui empruntaient leur personnel enseignant aux établissements de garçons et qui apparaissaient comme des organismes de transition, quoique quelques-uns survivent encore. L’ambition vint de tout un système. C’est alors que M. Camille Sée déposa son projet de loi. La discussion fut vive : on ne se disputait rien de moins, disait-on, que l’âme des femmes. Les adversaires, tant à la Chambre qu’au Sénat, étaient dignes les uns des autres : d’un côté, avec M. Camille Sée, Paul Bert, Chalamet, Henri Martin, Paul Broca et le ministre Jules Ferry ; de l’autre, Keller, Chesnelong, le duc de Broglie. La loi se fit modeste pour se faire accepter. Encore ne fut-elle votée au Sénat qu’à une faible majorité. Elle fut promulguée le 21 décembre 1880. Le conseil supérieur de l’Instruction publique, qui eut à traduire en règlements les prescriptions de la loi, sembla prendre à tâche de désarmer les objections qui subsistaient et de conquérir peu à peu l’opinion. M. Camille Sée lui reprochera plus tard ces timidités. Cinq années d’enseignement secondaire seulement furent organisées, dont les deux dernières, par l’introduction de cours facultatifs, risquaient de n’apporter aux esprits qu’une discipline un peu lâche et qui semblait douter d’elle-même, puisqu’elle proposait sans imposer. En fait, ces cinq années firent bientôt bloc. En 1881, l’École de Sèvres était fondée, qui devait former le personnel enseignant. L’enseignement secondaire des jeunes filles existe enfin.

Il entra dans les mœurs, et, pour mieux y entrer, s’accommoda aux exigences de la pratique. Sans violer la loi, on lui fit rendre même ce qu’elle n’avait pas promis. De cette accommodation sortit un état de choses qui dura plus de trente ans et qui, jusqu’à hier, semblait devoir durer longtemps encore. La loi avait sacrifié les internats, comme on jette du lest. Les adversaires de la loi comptaient que ce sacrifice la rendrait inefficace ; et les adversaires de l’internat en soi, pour les garçons comme pour les filles, qui étaient alors nombreux et écoutés, avaient accepté de courir ce risque par amour des principes. Mais on avait autorisé les municipalités à fonder des internats à côté des lycées. Elles profitèrent si bien de l’autorisation qu’il faut presque être de la partie pour savoir que les lycées de jeunes filles n’ont pas d’internats, tout en en ayant. Les cinq années d’enseignement secondaire restaient en l’air, devant succéder à un enseignement primaire que la loi de 1880 ignorait, et que les élèves iraient par suite chercher dans des maisons qui feraient tout pour les garder. En fait, des classes primaires furent annexées, dans les lycées même, à l’enseignement secondaire. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’elles auraient pu être mieux orientées vers ce qui devait suivre, et qu’on aurait dû tenir plus grand compte d’elles dans la répartition des matières de l’enseignement. Mais la continuité de la direction, l’unité de la maison où les empreintes se prennent étaient assurées.

Le programme fut rédigé avec amour. De légères retouches, apportées surtout en 1897, n’en altérèrent point le caractère. C’est un programme délibérément féminin. L’économie domestique, l’hygiène, le droit usuel, autrefois réclamé pour les jeunes filles par Fénelon, la lecture à haute voix, sans parler des travaux à l’aiguille, accentuent ce caractère. La psychologie n’apparait qu’en tant qu’elle s’applique à l’éducation. Le goût des langues et des littératures modernes est stimulé. On donnera des clartés aussi sur les littératures anciennes, mais au travers de traductions. Cependant on évite de féminiser à l’excès ces programmes, et on reconnaît en eux le sens de la mesure dont quelques-uns de leurs rédacteurs avaient reçu le don. M. Camille Sée reprochera même aux programmes d’histoire de ne pas insister assez sur le rôle des femmes, thèse que nous verrons reparaître, mais tendance dangereuse, si on l’exagère : car on risquerait de faire apparaître deux histoires, alors qu’il n’y en a qu’une où l’action des deux sexes s’entrelace et se fond. De même il n’y a qu’une science, et les jeunes filles y ont droit. On évita les gentillesses et comme les excuses dont quelques professeurs, dans les cours de jeunes filles, avaient entouré leurs démonstrations et leurs expériences. La part faite aux sciences peut paraître insuffisante en comparaison des exigences d’aujourd’hui. Mais ces exigences, qui grandissent chaque jour, comme la science progresse, et même un peu plus, n’étaient pas, en 1882 ce qu’elles sont devenues depuis. Et, à l’heure où ils furent rédigés, ce fut une audace de faire entrer dans les programmes féminins autant de science qu’on en mit, et de la présenter dans sa belle et sévère nudité. A l’enseignement scientifique, ainsi doté et ainsi compris, l’enseignement secondaire des jeunes filles dut, dès les débuts, son sérieux et comme sa gravité. Et comme les autres disciplines avaient reçu leur juste part, un équilibre, qui eut, encore une fois, plus de trente ans de stabilité, en résulta. Pendant une période où les programmes des garçons étaient souvent remaniés, ceux des jeunes filles donnaient aux familles la satisfaction d’être en présence de quelque chose qui dure et qui n’est pas sans cesse remis en question. — Cette satisfaction eut une fin, comme tout ici-bas.

Un examen clôturait les études ainsi faites, et conférait le diplôme de fin d’études secondaires. Un examen de moindre importance conférait, à la fin de la troisième année, le certificat d’études. Ces examens sont des examens intérieurs : seules, les élèves des lycées et collèges peuvent les subir, et elles les subissent dans l’intimité de la maison. Un président venu du dehors et, pour le diplôme, des professeurs du lycée de garçons voisin donnent au jury quelque solennité, et éloignent par leur présence le soupçon de partialité. En réalité, les élèves sont jugées par leurs maîtresses. Les épreuves portent sur le programme même de la classe qui s’achève. L’examen du diplôme est le dernier des examens de passage, nous disent ceux qui en réglèrent le statut. De ces caractéristiques diverses on lui fit longtemps autant de mérites, et on opposait à ces mérites les vices contraires du baccalauréat. Que les temps sont changés ! Le diplôme avait une dernière particularité, c’est de ne mener à rien, sauf à l’enseignement secondaire des jeunes filles lui-même, pour lequel il était le premier échelon. Mais, là même, le brevet supérieur lui était assimilé, tandis que, par un manque de réciprocité, pour les autres carrières et même pour les autres ordres d’enseignement, il n’était pas assimilé au brevet supérieur. Les créateurs du diplôme avaient voulu en faire un grade dépourvu de sanction : c’était son élégance. Peut-être avaient-ils visé trop haut, car on ne tarda pas à lui reprocher cette inutilité.

Mais l’intention des fondateurs de l’enseignement secondaire des jeunes filles ne fait pas de doute. Et le diplôme sans sanction répondait parfaitement à l’idée qu’ils se faisaient de leur œuvre. A cette conception un adversaire de la loi, M. Desbassyns de Richemont, opposait celle-ci qui ne retint même pas l’attention de la majorité, et pour laquelle on se montrerait peut-être aujourd’hui moins dédaigneux : « Une bonne instruction primaire avec un enseignement professionnel bien organisé, c’est là qu’est l’avenir. » « Cultiver et élever l’esprit des femmes, » sans aucune arrière-pensée de carrières à ouvrir ou de parchemin à utiliser, tel est au contraire l’objet que celui qui connaissait le mieux la loi, M. Camille Sée, lui fixait encore en 1896, Elle a voulu « préparer des épouses instruites, des maîtresses de maison habiles, des mères éclairées. » M. Camille Sée insiste sur le caractère désintéressé de cette instruction, et il proteste par suite contre la préparation aux brevets qui, avant la préparation au baccalauréat, fausse l’application de la loi : « Il ne s’agit plus de faire d’honnêtes filles et d’honnêtes femmes, il s’agit de préparer au certificat, au brevet, » constate-t-il avec regret. Ceux mêmes qui penseraient que cet idéal a fait faillite n’en peuvent contester la noblesse. C’était bien un enseignement secondaire qu’on s’efforçait de créer, conforme à la destination traditionnelle de cet enseignement pour les garçons eux-mêmes, qui est de former des esprits, non de procurer un gagne-pain.

Tel qu’il fut constitué, l’enseignement secondaire des jeunes filles fit en France les plus rapides progrès, au point de désarmer peu à peu toutes les oppositions, sinon de conquérir toutes les clientèles. Mais ce qui est plus frappant que la rapidité de ces progrès, c’est leur continuité. Avant la guerre, au bout de trente-cinq ans, l’essor était loin d’être ralenti. On traversait même une de ces périodes, comme il y en eut quelques-unes, où l’allure de ces progrès s’accélérait. Des lycées, des collèges étaient en projet, dont on remit l’ouverture à des jours plus heureux. De plus, dans les établissements déjà existants, la population s’accroissait. Elle n’a pas cessé de s’accroître, même dans ces quatre années, malgré la réquisition des locaux, malgré les installations de fortune, malgré tant de circonstances défavorables. Il y a actuellement en France cinquante-sept lycées de jeunes filles et quatre-vingt-six collèges. Il y a en outre cinquante-deux cours secondaires qui sont des collèges en espérance. Au recensement du 5 novembre 1917, le nombre des élèves atteignait 38 531.

Et il serait injuste de limiter aux chiffres de ces recensements le nombre des jeunes filles qui ont plus ou moins directement bénéficié de la loi qui a créé l’enseignement secondaire féminin. Quoique cette loi ait laissé en dehors d’elle l’enseignement privé, l’enseignement d’un grand nombre de maisons d’éducation, primaire légalement, est devenu secondaire en fait. Non seulement les programmes et le niveau de l’enseignement ont continué cette ascension qui était, nous l’avons vu, commencée avant la loi elle-même ; mais le contre-coup de la réforme accomplie dans l’enseignement public s’est fait sentir, sous la double forme de l’imitation et de la concurrence. Cela eût été plus net encore si, comme pour l’enseignement des garçons, l’appel d’un examen commun aux élèves de l’enseignement privé et de l’enseignement public avait créé un irrésistible courant. Mais quoique cette cause d’uniformité n’existât pas, le prestige de l’enseignement public est grand chez nous. A Paris, en particulier, les cours purent garder leur physionomie et leur réputation. Mais, à Paris, comme en province, on fait, dans les cours, les études que l’on fait dans les lycées et collèges. Il y eut une hausse certaine de l’enseignement féminin dans les années qui séparent les deux guerres, et particulièrement dans celles qui sont le plus proches de nous. La somme de connaissances qu’il était décent d’avoir (on ne parlait pas alors d’utilité) s’était accrue. L’opinion publique avait des exigences nouvelles, et avait désappris, à l’égard de certaines ignorances, les indulgences et même les secrètes préférences où elle s’était longtemps complu.

On ne s’aperçut pas cependant que, comme certains l’avaient redouté, la jeune fille française eût rien perdu de son charme et de ses qualités traditionnelles. On s’habitua à la voir sortir avec une serviette sous le bras, et, qui pis est, sortir seule pour se rendre à son lycée. Encore cette libellé est-elle d’hier seulement ; et, si elle n’est pas indifférente, — car rien n’est indifférent dans cet ordre, et les petites choses sont liées à de plus grandes, comme des effets, ou comme des signes, — elle fut si doucement amenée qu’elle n’a pas fait scandale. La lycéenne n’est pas reconnaissable au milieu d’autres jeunes elles, si ce n’est lorsqu’on pousse un peu la conversation et que les sujets abordés demandent plus de réflexion et de savoir. On sent alors un arrière-fonds que l’éducation reçue a déposé en elle. Elle n’en fait pas étalage, car elle a gardé quelque chose de cette « pudeur sur la science » recommandée par Fénelon ; mais, à l’occasion, elle montre qu’elle le possède, et surtout quel appui solide y trouvent ses jugements. Toutes les lycéennes ne ressemblent pas à celle-là. Mais il suffit que celle-là existe, et à beaucoup d’exemplaires, pour que soit justifiée la création des établissements, et justifiés les programmes qui l’ont formée.

On était plus inquiet encore au sujet des maîtresses que des élèves. Les maîtresses ont rassuré toutes les inquiétudes par la dignité et la simplicité de leur vie ; je dirai même qu’elles forcèrent le respect qu’on leur marchandait d’abord : j’en appelle à ceux dont les souvenirs datent de trente années. Quelques-uns crurent même avoir découvert la vocation pédagogique de la femme et sa conscience professionnelle. L’Ecole de Sèvres, qui fut la rue d’Ulm des femmes, et où les maîtres les plus éminents de l’Université enseignèrent tour à tour, vit sa réputation grandir, à mesure que s’additionnaient les unes aux autres les générations sorties d’elle. Si elle ne compta pas les grands écrivains et les politiques qui illustrèrent sa rivale, elle avait réussi dans la tâche où les sceptiques l’attendaient : elle avait donné à nos lycées des directrices et des professeurs très fortes dans leur partie sans doute, mais qui sont avant tout des femmes de sens, de goût et de devoir. Dès les débuts de l’institution, on croyait lui faire crédit en juxtaposant, pour faire naître dans l’esprit une comparaison flatteuse, les noms de Sèvres et de Saint-Cyr. Quelle mission plus difficile cependant fut celle de Sèvres, qui est une école normale, c’est-à-dire dont les élèves sont elles-mêmes de futures maîtresses ! Sèvres, sans qu’une doctrine sur l’éducation y soit née, fera bonne figure dans l’histoire de l’éducation féminine. Car ce fut l’asile aimé de vies intellectuelles intenses et d’ardentes bonnes volontés.

Pendant trente ans, on se congratula ainsi sur l’œuvre réalisée ; on fit même un livre de ces hommages officiels. Le jubilé de l’École de Sèvres, qui était comme le symbole de cette œuvre, fut fêté en 1907, sans qu’une ombre apparût au tableau enchanteur qui fut fait des résultats de la loi de 1880. Les jubilés sont parfois d’imprudents défis à la mauvaise fortune. On était à la veille d’une crise.


RAYMOND THAMIN.