L’Education des filles

L’Education des filles
Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 644-680).
L’ÉDUCATION DES FILLES

Dans une précédente étude, je me suis occupé de l’éducation des garçons, et je me suis chargé de faire ressortir les inconvéniens qui résultent pour eux de l’abus du travail intellectuel et de l’insuffisance, des exercices du corps[1]. L’éducation des filles comporte les mêmes observations. Elle a tout autant d’importance au point de vue de l’avenir du pays. Pour former des populations énergiques, il faut d’abord que les enfans naissent sains et robustes, et leur vigueur dépend de la santé de leurs mères, qui dépend à son tour de la façon dont elles ont été élevées. Cette solidarité impose à la société les mêmes devoirs envers les deux sexes, et ces devoirs ne sont pas mieux remplis pour l’un que pour l’autre. L’éducation des filles n’est pas dirigée d’une façon plus rationnelle que celle des garçons. On semble avoir complètement perdu de vue le véritable but à atteindre et la mission que les femmes sont appelées à remplir.

Leur rôle dans la famille et dans la société va grandissant avec les progrès de la civilisation. Chez les peuples primitifs, il se réduisait au servage. Il en est encore de même parmi les populations qui vivent à l’état de barbarie. Chez les peuplades africaines, l’homme fait la guerre et la femme fait tout le reste. C’est l’abus de la force dans toute sa naïveté. Les premières ébauches de civilisation ont affranchi la femme de cet esclavage, mais sans la relever de son infériorité. Dans les républiques grecques, elle n’était plus la servante de l’homme, mais on l’avait reléguée dans le gynécée. Les musulmans l’enferment encore dans les harems. C’est le christianisme qui a émancipé la femme; c’est lui qui a proclamé l’égalité des deux sexes, et c’est la civilisation moderne qui l’a réalisée. Les femmes ont aujourd’hui, dans la société, toute la part d’influence qui leur appartient, toute la somme d’activité compatible avec leur sexe. Celles qui demandent davantage, qui aspirent aux fonctions publiques, aux carrières libérales, se trompent de chemin et méconnaissent leurs véritables intérêts.

L’empire de la femme est dans la famille. C’est là qu’elle est reine et que l’homme ne peut pas la remplacer. Aujourd’hui comme au temps de Molière


Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfans.
Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
Et régler sa dépense avec économie,
Doit être son étude et sa philosophie.


C’est l’objectif principal que doit avoir l’éducation de la jeune fille, mais ce n’est pas le seul. Il ne suffit pas pour une mère de former l’esprit de ses enfans aux bonnes mœurs, il faut qu’elle soit capable de surveiller leur instruction, sans avoir à rougir d’une infériorité qu’ils reconnaîtraient bien vite. De plus, et c’est là une condition toute moderne, la femme doit être la compagne intellectuelle de son mari, son appui, sa consolation dans les épreuves de la vie ; elle doit lui faire aimer son intérieur, et, pour qu’elle puisse s’associer à ses préoccupations, partager ses sentimens, ses goûts, et même ses enthousiasmes, il faut d’abord qu’elle soit à même de les comprendre. Enfin la femme a droit à sa part de vie extérieure ; elle ne remplirait pas complètement son mandat en se confinant dans son ménage. C’est à elle qu’il appartient d’entretenir les relations de société ; elle y maintient la distinction des manières et la réserve du langage dont les hommes s’affranchissent trop facilement quand ils sont entre eux. Toutefois, les relations extérieures, les visites, les soirées, la vie du monde, en un mot, ne sont que des accessoires dans l’existence d’une femme bien é:juilibrée. Ce sont des distractions qui lui font apprécier davantage le charme de son intérieur, mais qui ne doivent jamais l’en détourner.

Cette façon de comprendre la mission de la femme dans la société peut sembler bien étroite et bien terre-à-terre à celles qu’affole le besoin de paraître et de se dépenserai! dehors; mais toutes les âmes élevées en comprennent l’importance et la grandeur. Elles sentent qu’en dehors des voies de la famille, il n’y a pas de bonheur véritable, et c’est à former des âmes de cette trempe-là que l’éducation doit s’appliquer. Pour être à la hauteur de fonctions aussi délicates et aussi variées, il ne suffit pas qu’une femme ait des lueurs de tout, il lui faut une culture intellectuelle suffisante, unie aux connaissances pratiques qu’exigent les soins du ménage et ceux que réclament les enfans ; mais il lui faut avant tout une santé vigoureuse, pour les mettre au monde et les nourrir. Il y a donc un intérêt de premier ordre à rechercher si la façon dont on élève aujourd’hui les jeunes filles remplit bien ces trois conditions, et s’il n’est pas indispensable d’y apporter des changemens. C’est ce que je vais essayer de faire.


I.

Il y a, pour les enfans des deux sexes, deux modes d’éducation complètement différens : l’éducation qu’ils reçoivent dans la famille, et celle qui leur est donnée dans les écoles et les pensionnats. Lorsqu’il s’agit des garçons, il peut y avoir des doutes sur les avantages réciproques de ces deux solutions du problème de l’éducation. Pour moi, comme Locke, comme Jean-Jacques Rousseau, comme Fonssagrives, je préfère l’éducation de la famille à l’internat; mais en ce qui concerne les jeunes filles, il me semble qu’il n’y a pas d’hésitation possible. Dans la vie des hommes, l’instruction joue un si grand rôle, qu’on peut lui faire bien des sacrifices; mais, pour les filles, il n’en est pas de même, et rien ne peut compenser les dangers de l’éducation en commun. Ils sont plus grands pour elles que pour les garçons; ce n’est pas seulement la santé qui peut y être compromise, le caractère qui peut y être faussé: il y a dans ces réunions de jeunes filles d’autres contagions à redouter que celle des maladies parasitaires. Elles y apprennent souvent des choses qu’elles auraient ignorées, si elles n’en avaient pas franchi le seuil ; elles y perdent quelquefois cette pureté de l’esprit et du cœur qu’il faut si peu de chose pour ternir sans retour.

L’éducation maternelle est donc la seule rationnelle, et toutes les mères qui se sentent le courage et la capacité nécessaires pour élever leurs filles sont inexcusables de ne pas remplir ce devoir. Il n’est pas indispensable pour cela de posséder une éducation de premier ordre; si la mère ne peut pas se faire suppléer lorsqu’il s’agit de la direction morale à donner à son enfant, il n’en est plus de même lorsque c’est son instruction qui est en cause. Elle peut, sans se départir de son rôle, la confier aux soins d’une institutrice, ou lui faire suivre, comme externe, les classes d’un pensionnat. Elle peut même la conduire à des cours publics, comme ceux qui existent aujourd’hui dans la plupart des grandes villes de France.

L’externat a l’avantage de concilier la vie de famille avec l’instruction reçue en commun, et celle-ci ne peut qu’être favorable aux jeunes filles, qui ont besoin, comme les garçons, de fréquenter des enfans de leur âge. Ce mode d’éducation mixte est le meilleur à mes yeux ; malheureusement toutes les jeunes filles ne peuvent pas en profiter. Les pensionnats et les institutions sont, pour un trop grand nombre d’entre elles, l’unique moyen de recevoir une instruction en rapport avec leur position sociale. La clientèle de ces établissemens n’est pas à la veille de s’épuiser.

L’intensité toujours croissante de la vie mondaine, les nécessités qu’elle crée et que tout le monde subit, parfois à regret, portent à la vie de famille de rudes atteintes et transforment souvent l’intérieur le plus honnête en un milieu peu convenable pour l’éducation d’une jeune fille. Mieux vaut alors pour elle le calme d’un bon pensionnat que le mouvement frivole et séduisant d’une maison à la mode. Parmi celles qui sont heureuses de trouver un refuge dans ces maisons, il faut placer au premier rang les pauvres enfans qui n’ont plus de foyer, celles dont les mères ont déserté la bonne route. Ce sont les tristes épaves du naufrage conjugal, quel que soit recueil sur lequel la famille soit venue se briser, et que la loi ait ou non donné sa triste sanction à la séparation des parens. La société est aujourd’hui pleine de ces débris, et les gens âgés qui ont connu des temps meilleurs se demandent avec effroi ce que peuvent être ces mères au cœur léger, que le souci de l’avenir de leurs filles ne relient pas dans la ligne du devoir, et qui les sacrifient, dans un moment d’ennui, pour obéir à un caprice, car les choses en sont là maintenant.

A côté de ces unions brisées se placent les ménages désunis dont l’harmonie a été rompue par des divergences d’opinions ou de principes, par des goûts antipathiques, ou par des défauts de caractère. Dans un pareil milieu, il n’y a pas pour une jeune fille de bonne éducation possible. La froideur ou l’antipathie qu’elle voit régner dans le ménage, l’hostilité sourde ou les scènes violentes dont elle est témoin, sont pour elle le plus déplorable de tous les exemples, et c’est pis encore lorsque ses parens la prennent pour arbitre dans leurs querelles, et s’efforcent, chacun de leur côté, de l’attirer dans leur parti. La plus vulgaire prudence ordonne alors à la mère de faire sortir sa fille d’un pareil enfer, si elle tient à conserver son affection et son estime.

Ces victimes des fautes des autres ne sont pas les seules qui trouvent un refuge dans les maisons d’éducation; celles-ci sont également un asile pour les jeunes filles qui ont perdu leurs mères et dont les pères se sont fait un autre intérieur ; pour celles dont les familles habitent la campagne ou occupent, dans les fonctions publiques, un rang qui les tient constamment en représentation. Enfin, il est des mères qui ne peuvent pas s’occuper de leurs enfans, parce qu’elles sont absorbées par des obligations professionnelles, par les besognes de leur ménage ou par le soin de leur santé. Il en est d’autres qui n’ont pas le courage de faire à l’éducation de leurs filles le sacrifice de leurs goûts et de leurs plaisirs. Il en est un plus grand nombre qui ne se sentent pas la capacité nécessaire pour s’acquitter d’une pareille mission. Ces dernières ont un double écueil à éviter : il ne faut pas qu’elles s’exagèrent la difficulté de la tâche qu’elles ont à remplir, et il serait plus fâcheux encore qu’elles la prissent à la légère.

Il n’est pas nécessaire, pour bien élever ses filles, de réaliser l’idéal rêvé par les moralistes et dépeint dans les traités d’éducation ; j’estime qu’une mère a fait son devoir, lorsqu’elle a formé sa fille à son image, et qu’elle l’a préparée à devenir comme elle une bonne mère de famille. Mieux vaut, pour cette enfant, l’éducation vertueuse et honnête qu’elle reçoit chez elle, que l’instruction brillante qu’on lui donnerait dans un pensionnat.

Il est certain, d’un autre côté, qu’une pareille œuvre ne s’accomplit pas toute seule. Elle est délicate et absorbante. Une mère, pour bien élever sa fille, doit s’y consacrer tout entière et commencer par s’observer elle-même. Certaines lacunes dans l’éducation, certains travers de caractère insignifians jusque-là, prennent à ce moment une importance capitale. Avec les enfans, il faut d’abord prêcher d’exemple, car ce sont des juges implacables. Rien ne leur échappe et ils font arme de tout. L’inégalité d’humeur, la versatilité, les mouvemens d’impatience, font sur eux la plus déplorable impression. S’ils s’aperçoivent qu’on a deux poids et deux mesures, qu’on les traite tantôt avec trop de sévérité, tantôt avec un excès d’indulgence, s’ils sont autorisés à croire qu’on passe sur eux sa mauvaise humeur, ils cèdent en apparence, mais ils se révoltent au fond ; ils ont découvert le point faible, et l’ascendant qu’on avait sur eux est perdu.

Le sentiment le plus développé chez ces petits êtres est l’esprit de justice. Ils acceptent les punitions, quelque sévères qu’elles soient, s’ils reconnaissent qu’elles sont méritées, tandis qu’ils se révoltent contre une simple réprimande, quand ils ont la conscience de ne pas l’avoir encourue. La fermeté dans la douceur et l’égalité de caractère sont les deux conditions les plus indispensables à une mère qui veut se faire aimer de sa fille tout en s’en faisant obéir, et, lorsque la nature lui a refusé ces précieuses qualités, elle doit tout faire au moins pour en conserver l’apparence.

Dans l’art d’élever les enfans, il y a trois choses à envisager : l’éducation, l’instruction et l’hygiène ; la culture morale, la culture intellectuelle et la culture physique. De ces trois élémens, il y en a un qui est l’attribut exclusif de la mère, et pour lequel elle ne peut se faire ni aider ni remplacer. A elle seule revient le droit et le devoir de former l’esprit et le cœur de ses enfans. « La tendresse maternelle, a dit J.-J. Rousseau, ne se supplée pas. »

L’instruction peut se donner en commun, l’éducation doit être individuelle. On peut enseigner à cinquante jeunes filles réunies l’histoire, la géographie, les langues, le calcul ; on ne peut pas leur transmettre ainsi les notions et les principes qui doivent les diriger dans la conduite de la vie. Cela ne se démontre pas au tableau. Ces choses sont trop délicates pour comporter un enseignement collectif ; ce sont des sentimens plutôt que des faits, et la mère les communique à sa fille dans ces épanchemens où leurs cœurs battent à l’unisson. De pareilles leçons ne s’oublient jamais, et l’élève s’en souvient, surtout lorsque la maîtresse n’est plus la et qu’elle a charge d’âmes à son tour.

Cette initiation doit commencer de très bonne heure, et la mère doit devenir la compagne assidue de sa fille presque à sa sortie du berceau. Ce n’est pas sans danger qu’on laisse les enfans de ce sexe entre les mains des domestiques. Leur langage, leur tenue, leur caractère en souffrent également. Gâtés à l’excès ou brutalisés sans raison, suivant le caractère des femmes auxquelles on les confie, elles épousent très vile leurs préjugés, leurs superstitions, leurs rancunes, et apprennent en cette compagnie des choses qu’elles devraient toujours ignorer. « La société des domestiques est mauvaise pour les petits enfans, dit M. Legouvé ; ils y contractent des habitudes de bas langage : adolescens, ils s’y instruisent parfois en de dangereux secrets ; jeunes, ils y sont trop flattés et y perdent le goût des sociétés choisies où il faut payer de sa personne. Le goût pour les domestiques dénote ou entretient, chez l’enfance et la jeunesse, une certaine timidité paresseuse et vaniteuse, parfois même une certaine bassesse. » — « Je voudrais, dit Mgr Dupanloup dans sa vertueuse indignation, stigmatiser ici d’une plume vengeresse la race des mauvaises bonnes, ineptes et grossières. Qu’elles soient Françaises, Allemandes ou Anglaises, elles font des maux affreux et souvent irréparables[2]. »

Il arrive pourtant un moment où la mère la plus instruite et la plus intelligente est obligée de se faire aider par une institutrice pour parfaire l’éducation de ses filles. Elle n’a ni les connaissances précises, ni l’habitude de l’enseignement qu’exigent de pareilles leçons; mais c’est une chose bien grave que d’introduire une étrangère au foyer de la famille, et une mère prudente, tout en lui déléguant une partie de son autorité, se garde bien de se reposer complètement sur elle, et de lui abandonner la direction du caractère et de l’esprit de ses enfans.

Les institutrices sont en général de pauvres femmes déclassées, qui ont connu ou qui rêvent des jours meilleurs. Elles n’acceptent que comme un expédient cette position fausse, qui n’inspire ni la soumission ni le respect à leurs élèves. Insuffisamment soutenues par les mères, froissées par les domestiques, aigries par les déceptions, elles voient la vie sous un aspect trop sombre pour ouvrir le cœur des jeunes filles à l’espoir et à la confiance qui ne sont plus dans le leur. L’influence qu’elles exercent sur elles est d’autant plus grande qu’elles se rapprochent davantage de leur âge. Bientôt toutes leurs pensées, toutes leurs impressions deviennent communes, et la mère qui s’est trompée dans son choix ne reconnaît plus, au bout de quelque temps, la fille qu’elle avait élevée jusqu’alors avec tant de sollicitude et d’amour; mais, il faut le dire pour être juste envers les institutrices, il est rare qu’il en soit ainsi. On les juge trop généralement sur des exceptions dont la triste célébrité les accable. Elles valent mieux que leur réputation. Pour ma part, j’ai été à même, dans ma carrière médicale, de pénétrer dans la vie intime de bien des ménages et de voir à l’œuvre bien des institutrices ; j’ai presque toujours rencontré en elles d’honnêtes et courageuses filles, dont j’admirais l’abnégation et l’esprit de conduite, et qui méritaient à tous égards la confiance et l’affection des familles.

Ce n’est pas une raison pour les accepter sans discernement, car on peut tomber sur une des exceptions dont je parlais tout à l’heure; et d’ailleurs, quelque sécurité que puisse inspirer à une mère la personne à laquelle elle a confié ses filles, elle ne doit jamais abdiquer complètement entre ses mains. Elle doit accepter avec plus de réserve encore les conseils que lui prodiguent ses parentes et ses amies. Elle ne tarderait pas, en les écoutant, à perdre toute autorité morale sur son enfant, qui, voyant la contradiction, les changemens de méthode et de principes se succéder dans son éducation, s’apercevrait sur-le-champ que sa mère obéit à des suggestions étrangères, et n’aurait plus dans son infaillibilité la foi aveugle qui est indispensable au respect. Pour diriger l’éducation de sa fille, une mère doit donc s’en rapporter à elle-même et prendre conseil de son expérience, de sa raison et de son cœur. Ce sont là des guides infaillibles, lorsqu’on sait les écouter et qu’on a la force de les suivre. Les petites filles, en somme, ne sont pas des natures bien rebelles. Elles apportent en naissant des dispositions qu’il faut diriger plutôt que combattre. La mobilité de l’esprit, l’impressionnabilité excessive, le désir de plaire, qui sont innés chez elles, ne deviennent des défauts que lorsqu’on les flatte et qu’on leur permet de se donner libre carrière. Il suffit de les maintenir dans de justes limites. Il faut surtout habituer de bonne heure les jeunes filles à supporter l’inévitable. C’est à leur mère à leur apprendre que la vie n’est pas une fête, qu’elles y trouveront de rudes épreuves, et qu’elles doivent s’armer dès l’enfance de résignation et de courage pour les affronter. C’est encore à elles qu’il appartient de leur enseigner l’esprit de sacrifice, l’horreur du mensonge et l’austère loi du devoir. J’estime qu’une mère qui a fondé sur ces puissantes assises l’avenir moral de sa fille a rempli la plus noble tâche qu’il soit donné à une femme d’accomplir.


II.

L’instruction n’a pas, dans l’éducation des filles, la même importance que dans celle des garçons, parce que leur avenir n’en dépend pas; il est donc encore moins rationnel de les soumettre à un entraînement nuisible à leur santé, en vue de leur faire acquérir des connaissances dont elles n’auront jamais à faire preuve.

L’inutilité du savoir encyclopédique était bien comprise autrefois. On se bornait à enseigner aux jeunes filles ce qui leur était nécessaire pour la pratique de la vie; on s’arrêtait même un peu trop tôt en chemin. Les études étaient terminées à quatorze ou quinze ans, c’est-à-dire au moment où elles commençaient à devenir fructueuses. Il en résultait, dans leur instruction, de fâcheuses lacunes, qu’elles ne parvenaient que rarement à combler. Aujourd’hui, on donne dans l’excès opposé. On veut, comme pour les garçons, leur faire tout apprendre à la fois. Elles ont été sacrifiées, elles aussi, à la manie des diplômes, et, de même que les jeunes gens sont élevés comme s’ils devaient tous entrer à l’École normale, les jeunes filles sont traitées comme si elles devaient toutes devenir des institutrices. On a pris l’habitude, même dans les familles riches, de diriger leur éducation en vue des brevets qui permettent de suivre la carrière de l’enseignement. On les force à travailler dans ce sens; on fait passer leurs jeunes intelligences par le laminoir des programmes, et leur santé par les excès de travail que cette préparation nécessite. Il semble qu’il n’y ait d’instruction complète que celle qui a reçu sa sanction dans des examens publics. L’amour-propre des familles y a sa bonne part; mais on ajoute que le brevet est une ressource pour le cas où des revers de fortune viendraient à frapper la famille. Cette raison ne me semble pas sérieuse. C’est une éventualité qui se réalise trop rarement pour qu’il y ait lieu de s’en préoccuper; et, dans le cas où une jeune fille appelée à vivre dans l’aisance se verrait réduite à demander un moyen d’existence à son travail, il lui serait facile, avec une instruction solide et bien dirigée, d’acquérir en peu de temps les connaissances supplémentaires exigées pour les examens. Il ne faut pas oublier que l’aptitude au travail, que la facilité pour apprendre, ne sont pas le privilège de l’enfance, qu’elles s’accroissent en avançant dans la vie, et qu’une femme de trente ans, qui n’a pas cessé de cultiver son esprit, apprendra plus en six mois qu’elle ne l’aurait fait en un an, lorsqu’elle était en pension. Enfin, la carrière de l’enseignement est aujourd’hui tellement encombrée qu’elle ne peut plus être une ressource pour les femmes du monde qui voudraient y entrer.

Je reviendrai sur cette question lorsque je parlerai des pensionnats. Je me borne pour le moment à conseiller aux mères qui sont assez heureuses pour pouvoir élever leurs filles elles-mêmes, de leur donner une instruction limitée, mais solide, afin d’en faire des femmes sérieuses, distinguées, d’un esprit sage et cultivé, se contentant de faire l’ornement de leur intérieur, sans se croire forcées d’y apporter un diplôme dont elles n’auront jamais besoin.

C’est pour le même motif que les arts d’agrément leur sont nécessaires. Il en est un qui, pour la plupart des mères, les résume tous, c’est la musique, ou plutôt l’étude du piano. Cet instrument a conquis dans la société moderne une importance que ses adeptes sont seuls à comprendre. Je me garderai bien de reproduire ici les déclamations et les plaisanteries dont il a été l’objet. Pour que cette vogue se soit perpétuée, il faut qu’elle ait sa raison d’être. C’est d’ailleurs une de ces exigences sociales devant lesquelles il faut s’incliner. Dans le monde auquel ces considérations se rapportent, une jeune fille qui n’est pas en étal d’exécuter d’une façon supportable l’œuvre la plus récente du compositeur à la mode, et de jouer au besoin une contredanse ou une valse, se trouve par cela même dans un état d’infériorité que sa mère doit lui épargner.

Cet exercice, du reste, n’a d’inconvéniens que pour les jeunes filles qui ne sentent pas la musique, et qu’on oblige à s’asseoir pendant plusieurs heures devant un clavier, ou pour celles qui la sentent trop vivement, et dont elle exalte le système nerveux d’une façon déplorable. Celles-là sont de véritables sensitives. Elles ont les frissonnemens, les langueurs, les ravissemens, les exaltations des véritables artistes ; mais elles s’usent comme elles par des émotions qui les laissent énervées, tremblantes, le cœur palpitant, la respiration haletante. « Il faut, comme Ta dit Fonssagrives, veiller de près sur ces organisations rares, il est vrai, malheureusement pour l’art, mais heureusement pour l’hygiène, et les priver de sensations achetées aussi cher. » La grande majorité des élèves se tient dans une zone intermédiaire. L’étude du piano leur procure une distraction utile et des jouissances qu’elles peuvent savourer sans danger. Ce que les mères doivent éviter, ce sont les exercices interminables auxquels il faut se livrer, pendant quatre ou cinq heures par jour, lorsqu’on veut acquérir un mécanisme irréprochable. Ce talent si difficile à acquérir ne profite guère, car il ne s’entretient que par le travail, et la plupart des jeunes femmes ne le cultivent plus à partir de leur premier enfant. Quant aux mères sans fortune qui s’imposent des sacrifices pour faire de leurs filles d’habiles pianistes, afin de leur donner un moyen d’existence, c’est une illusion dispendieuse qu’il ne faut pas encourager. Il y a autant de maîtresses de piano que d’institutrices, et les premiers prix du Conservatoire trouvent à peine un nombre de leçons suffisant pour les mettre à l’abri du besoin.

La musique vocale ne demande pas autant de travail et constitue, de plus, un exercice salutaire lorsqu’on ne fatigue pas la voix outre mesure et qu’on ne la force pas à sortir de ses limites naturelles. La plupart des jeunes filles arrivent à chanter d’une manière agréable. C’est un talent plus sympathique que l’autre et qui n’exige pas la même perfection.

Le dessin, sans tenir autant de place dans un programme d’éducation bien compris, en fait cependant partie. Il est bon qu’une jeune fille sache tenir un crayon, ne fût-ce que pour tracer ses patrons de broderie et pour rapporter un souvenir de ses voyages. Il est bon qu’elle ait en peinture des connaissances suffisantes pour apprécier les œuvres des maîtres et en dire au besoin son avis. Enfin, il en est un très petit nombre qui, grâce à des dispositions particulières, peuvent devenir des artistes de talent. On comprend que, pour celles-là, les parens n’épargnent pas les sacrifices; mais ils ne doivent pas oublier que la vie d’atelier qu’il faut mener pour arriver à un résultat sérieux est essentiellement malsaine, en raison de la température élevée des ateliers et de l’odeur de peinture qu’on y respire.

Je n’ai pas parlé de la danse, parce que ce n’est plus ni un exercice ni un art d’agrément. C’est à peine si on l’enseigne aujourd’hui. Le maître à danser a disparu, comme son rival, le maître de philosophie. On en rencontre pourtant encore quelques spécimens. Ce sont, en général, des septuagénaires qui ont conservé les bons principes et l’élégance un peu maniérée du commencement du siècle. Ils apprennent aux jeunes gens des deux sexes à saluer avec grâce, à marcher, à tourner en mesure, suivant qu’il s’agit de la contredanse, de la valse ou de la polka. Les plus hardis novateurs montrent même aujourd’hui le menuet et la pavane; mais cela ne tire pas à conséquence, et l’art de la danse a vécu. Je n’en aurais même pas parlé, si cet exercice ne soulevait pas une grave question d’hygiène. Il est certain que les bals et les soirées dansantes sont des distractions aussi peu convenables pour la santé que pour le moral des jeunes filles. Les nuits passées dans cette atmosphère brûlante, saturée de vapeur d’eau, d’acide carbonique et de parfums, sont chose détestable a tous les points de vue. Je ne par le ni du danger que font courir les refroidissemens contractés à la sortie, ni de la tenue que la mode impose à ces pauvres enfans ainsi qu’à leurs mères.

Ici encore, on est obligé de faire des concessions aux habitudes du monde dans lequel on vit. Une jeune fille qui refuserait de fréquenter les soirées et les théâtres serait immédiatement classée parmi les futures religieuses, et celle qui aurai! le courage de se rendre à ces réunions dans une toilette absolument différente de celle de ses amies se couvrirait de ridicule. En cela, comme pour tout le reste, il faut savoir se conformer aux coutumes de son milieu, tout en lui faisant le moins de concessions possible, et suivre la mode de très loin, puisqu’il n’est pas possible de s’y soustraire tout à fait.

Il me semble indispensable de rompre sur un autre point avec les coutumes établies. Dans les classes aisées, il n’est guère de jeune fille qui ne consacre une couple d’heures par jour à l’étude du piano; mais, c’est triste à dire, il n’en est qu’un très petit nombre qui s’occupent un peu sérieusement des soins du ménage : aussi, lorsqu’elles se marient, il leur faut passer par un apprentissage pénible et dispendieux pour-s’initier aux mille détails qu’il comporte. C’est une lacune que toutes les mères devraient s’attacher à combler. Il serait si simple pour elles de s’adjoindre leurs filles dans la direction de leur intérieur, et de leur apprendre ce que l’expérience leur a enseigné.

Il en est de même des travaux d’aiguille. Au lieu de ces broderies, de ces petits objets futiles auxquels elles consacrent tant de temps, il serait plus utile de leur montrer la couture, de leur enseigner à confectionner et à réparer leurs vêtemens, ne fût-ce que pour les mettre à même de surveiller et de diriger leurs ouvrières. Ces connaissances de premier ordre s’imposent surtout aux jeunes filles sans fortune. Celles-là devraient au moins, à défaut de dot, apporter dans leur ménage les connaissances nécessaires pour le diriger avec talent et économie.


III.

J’arrive à la culture hygiénique, et j’aurais pu commencer par là, car c’est l’élément le plus important de l’éducation de la femme. Toutes les qualités morales et intellectuelles sont stériles lorsqu’elles n’ont pas pour support un organisme capable de les faire valoir. Une femme débile et valétudinaire, fût-elle douée des plus nobles qualités du cœur et de l’esprit, est destinée à souffrir sans cesse et à faire souffrir les autres ; car ces êtres névropathiques et charmans sont d’autant plus tendrement aimés qu’on les sent plus à plaindre. Elles exercent, sur ceux qui les entourent, une fascination telle qu’on arrive à tout leur sacrifier, sans un regret, sans un murmure. Ce type de femmes fourmille aujourd’hui. Je ne suis pas de ceux qui pensent que l’espèce humaine va sans cesse s’affaiblissant. La science contemporaine a fait justice de cette légende, que les peuples se léguaient depuis les temps les plus reculés ; elle nous a prouvé que nos premiers parens nous ressemblaient à s’y méprendre. Si nos ancêtres immédiats étaient plus robustes que nous, c’est qu’ils développaient davantage leur système musculaire, et qu’ils n’abusaient pas autant de leur système nerveux ; c’est qu’ils menaient une vie plus rude, moins énervante que la nôtre. Les femmes surtout ont complètement changé leurs conditions d’existence. Elles se sont entourées d’un bien-être et d’un confortable qui étaient autrefois inconnus, même dans les classes les plus élevées de la société.

Au moyen âge, les plus grandes dames habitaient des châteaux perchés sur des collines, et dont le vent venait battre les murailles de tous les points de l’horizon. Il s’engouffrait dans les grands escaliers de pierre, mugissait dans les corridors, se glissait à travers les portes mal closes et glaçait, jusqu’au fond de leurs alcôves, les habitans de ces manoirs. Les vastes salles à lambris de chêne, à stalles de granit, étaient froides comme des églises de campagne. C’est en vain que l’on jetait des troncs d’arbres tout entiers dans les cheminées monumentales, sous lesquelles on pouvait se tenir debout : la chaleur du brasier ne rayonnait pas au-delà de quelques mètres, et la température des appartemens ne dépassait pas sensiblement celle du dehors. L’habitation de ces demeures féodales n’était pas l’idéal de la salubrité, mais elles n’avaient pas l’inconvénient d’affaiblir et d’énerver l’organisme comme les hôtels élégans que les familles riches habitent aujourd’hui. L’air qu’on y respirait était vivifiant et tonique. La vie des femmes s’y écoulait tranquille, monotone, mais active ; les soins du ménage, la multiplicité des détails qu’elles surveillaient elles-mêmes dans ces grands manoirs, leur imposaient une somme de mouvement qui fatiguerait les grandes dames d’aujourd’hui. Et puis elles suivaient parfois leurs maris dans leurs chasses et dans leurs chevauchées. Entre temps, elles filaient ou faisaient de la tapisserie. Leur vie intellectuelle était bornée ; les petits incidens de la vie de château en faisaient à peu près tous les frais. De loin en loin, quelque marchand ambulant arrivait avec sa balle et étalait ses richesses sur le plancher. On admirait alors les étoffes du Levant, les bijoux apportés d’Italie, les miroirs de Venise ; on faisait sa provision de menus objets, et puis on apprenait les nouvelles, car ces voyageurs en avaient long à raconter. C’étaient là les bonnes journées ; le marchand était déjà bien loin qu’on en parlait encore. Une existence pareille semblerait à bon droit intolérable aux femmes d’aujourd’hui ; mais les châtelaines n’en soupçonnaient pas d’autre et vivaient heureuses dans cette morne tranquillité. Elles s’y maintenaient dans un équilibre favorable à la santé, et donnaient le jour à des enfans vigoureux comme elles.

La civilisation a changé tout cela. On peut dire qu’il y a plus de confortable dans la maison d’un bon ouvrier d’aujourd’hui que dans la demeure d’un grand seigneur du XVIIe siècle. L’hygiène en a fait son profit, et l’assainissement des habitations est un des plus grands bienfaits qu’elle ait apportés aux populations contemporaines ; mais toute médaille a son revers. Nos maisons sont devenues si commodes, si agréables à habiter, que les femmes s’y confinent et ont quelque peine à en sortir. Et puis, elles s’y sont créé un milieu détestable pour l’hygiène. Les architectes ont multiplié les grandes ouvertures pour permettre à l’air et à la lumière d’entrer à flots dans leurs appartemens ; mais elles ont grand soin de les tenir fermées. Des stores, des rideaux épais, empêchent le jour d’y pénétrer. Toutes les pièces sont couvertes de tapis, ainsi que les escaliers et les couloirs. Les portes sont hermétiquement closes, et les calorifères maintiennent dans tout l’appartement cette chaleur lourde et sèche qui leur est particulière. Des fleurs répandent leurs parfums dans le salon ; on y élève des plantes et des arbustes exotiques. L’ameublement a le même caractère de mollesse. Les sièges sont si doux qu’on n’a pas le courage de les quitter. Il y a des femmes qui passent la majeure partie de leur journée dans cette demi-obscurité, dans cette atmosphère énervante et non renouvelée. Leurs petites filles font comme elles ; elles y jouent à la poupée, s’y livrent à des distractions tranquilles. Elles y ont leurs petites réunions, où elles singent leurs mères et s’exercent au grand art de la réception, à un âge où elles auraient besoin de jouer au grand air et de s’épanouir en plein soleil, dans l’air vivifiant de la campagne. Ces enfans grandissent dans ce milieu factice, où l’imagination s’entretient de futilités ou de rêveries, où la sensibilité s’exalte par l’abus de la musique, le plus névropathique de tous les arts. Lorsqu’elles sortent, c’est pour aller, en voiture, rendre quelques visites, assister à un concert ou à une représentation de jour, passer quelques heures dans un magasin à la mode, ou faire une promenade monotone à l’heure et au lieu que la mode a consacrés.

Une existence pareille ne peut créer que des organismes chétifs, à sang pauvre, à muscles débiles, où le système nerveux acquiert une prédominance déplorable. Lorsque la puberté arrive, avec son cortège de spasmes et de vapeurs, on fait intervenir l’hydrothérapie, le fer, le quinquina, les bains de mer, et la santé se rétablit tant bien que mal. Puis arrive l’époque du mariage, avec ses émotions, ses épreuves de tout genre, et c’est dans de pareilles conditions morales et physiques que ces pauvres jeunes filles l’affrontent; et voilà comment on les prépare aux devoirs austères du ménage et de la maternité! Il n’y a pas lieu de s’étonner, après cela, du peu de fécondité des unions contractées dans des conditions semblables, et du peu de vigueur des rejetons destinés à entretenir la race dans les hautes sphères de la société.

Je sais bien que le tableau que je viens de tracer ne se rapporte qu’à un certain monde, très en évidence, mais, en somme, assez peu nombreux. Je sais qu’il y a peu de femmes à mener une vie aussi déraisonnable ; mais presque toutes vivent trop renfermées. Les jeunes filles ne font pas assez d’exercice, ne vivent pas assez au dehors. Elles participent beaucoup trop à l’existence énervante de leurs mères, et, comme elles ont hérité déjà de leur tempérament et de leurs dispositions morbides, l’anémie et le nervosisme vont s’aggravant de génération en génération, avec toutes leurs conséquences. Le luxe est maintenant à la portée de tout le monde ; il faut bien en prendre son parti. Il est certain que nous ne renoncerons pas au confortable de nos maisons pour retourner dans les demeures glaciales de nos pères et pour y mener la rude vie qui était la leur ; mais il est indispensable, surtout en ce qui concerne l’éducation des jeunes filles, de se tenir en garde contre les inconvéniens du bien-être exagéré et d’en contre-balancer les influences par un genre de vie mieux entendu. L’hygiène a pour cela des ressources infaillibles. Il en est trois dont le pouvoir est souverain : le grand air, l’exercice et l’eau froide.

Les enfans ont, comme les plantes, besoin d’air et de soleil. Lorsqu’ils sont bien portans, il faut les faire sortir tous les jours, quelque temps qu’il fasse. Ils s’y habituent facilement, car ils ne naissent pas frileux. Leur extrême activité leur donne, comme aux oiseaux, la faculté de réagir contre le froid extérieur. Les petites filles sont encore, sous ce rapport, moins impressionnables que les petits garçons. Celles qu’on voit grelotter au coin de la cheminée, couvertes de vêtemens de laine et redoutant le moindre courant d’air, sont malades ou mal élevées. Il règne à cet égard dans le monde des préjugés contre lesquels il faut lutter. Les mères croient avoir assez fait pour l’hygiène lorsqu’elles ont conduit leurs filles, pendant une heure ou deux, dans les belles journées, sur une promenade publique. Cela ne suffit pas; elles ont besoin d’un bain d’air quotidien et prolongé. Il faut surtout, quand elles sont dehors, qu’elles jouent, qu’elles se donnent du mouvement et qu’elles y trouvent de l’attrait. Il est indispensable de leur laisser pour cela une certaine liberté et de les diriger au lieu de les contraindre. « Le grand art de l’éducation, dit Fonssagrives, est de conduire les enfans à aimer ce qui leur est utile. Ce n’est pas une raison pour les livrer complètement à elles-mêmes ; il faut savoir leur interdire ces mouvemens violens, ces cris forcés qui ont pour certaines d’entre elles un attrait inexplicable et qui peuvent aller jusqu’à fausser le timbre de leur voix. »

Les jeux ne sont pas seulement, pour les jeunes filles, un exercice salutaire, ce doit être, comme le dit Mgr Dupanloup, l’école des mouvemens, du bon ton, de la grâce et de la physionomie. Il faut leur interdire ce qui est grossier, vulgaire, de même qu’il ne faut pas les laisser se livrer à des exercices trop violens. Il est des jeux qui demandent à cet égard une attention particulière. La course, quand elle dure trop longtemps, amène des sueurs qui ne sont pas sans danger. Le jeu de la corde, par l’émulation qu’il excite, par le désir de ne pas interrompre une série heureuse, les conduit à des efforts trop longtemps soutenus et détermine parfois des palpitations de cœur qui peuvent devenir le point de départ d’une affection organique. La danse en rond, le volant, le cerceau surtout, sont au contraire à encourager. Il en est de même du sabot, que les petites filles font aujourd’hui tourner avec tant d’entrain sur toutes les promenades publiques. C’est un jeu d’adresse et d’agilité tout à la fois, et c’est plaisir de voir la grâce avec laquelle elles le font pirouetter, en le frappant vigoureusement avec leur petit fouet de peau d’anguille.

De pareilles récréations n’ont qu’un temps et ne conviennent qu’à l’enfance. Lorsque les jeunes filles approchent de la puberté, on ne peut plus les laisser jouer sur les promenades publiques, et cependant c’est le moment où elles ont le plus besoin de vivre au grand air et d’y faire de l’exercice. Cette transformation physiologique s’accomplit rarement sans amener des perturbations dans l’organisme. Elles sont d’autant plus sérieuses que la jeune fille est plus délicate et a été élevée avec plus de ménagemens et de soin. Cette disposition maladive dont elles ne se rendent pas compte, et qu’elles ont beaucoup de peine à dominer, réagit sur leur moral et sur leur intelligence. Elle leur inspire des caprices, des répugnances, quelquefois des aversions inexplicables. Tantôt c’est une apathie, une indolence-qui leur rend tout travail pénible; tantôt, au contraire, une agitation, un besoin de mouvement, une irritabilité qui contraste avec la douceur de caractère qu’elles avaient montrée jusque alors. C’est aussi le moment où les spasmes, les vapeurs apparaissent ; c’est enfin l’âge où éclatent les grandes névroses quand elles y sont prédisposées.

Ce moment est véritablement critique pour les mères comme pour les institutrices. Elles ont alors deux écueils à éviter ; celui de brusquer ces pauvres créatures souffrantes et d’exaspérer leur état; celui de les trop abandonner à elles-mêmes et de laisser se développer chez elles des défauts qu’il sera très difficile de corriger plus tard. Il faut alors redoubler à leur égard de douceur, de tendresse et de fermeté; faire appel à leur raison, à leur bon cœur, à leur amour-propre pour les aider à vaincre leur apathie, leur tendance à l’irritation, à la colère, à l’injustice. C’est aussi le moment où il faut s’occuper avec le plus de soin de leur santé.

La promenade, la vie au grand air, l’habitation à la campagne, sont des ressources précieuses lorsqu’on peut y recourir. Elles procurent aux jeunes filles le calme, l’appétit régulier et le long sommeil qui leur fait souvent défaut à la ville; mais encore faut-il qu’elles consentent à en user. La villégiature est sans attraits pour la plupart d’entre elles ; c’est un goût qui ne s’éveille d’habitude que plus tard. Lorsqu’on les abandonne à elles-mêmes, elles ont de la tendance à mener à la campagne la même existence qu’à la ville. Il en est qu’il faut contraindre pour les faire sortir de leur chambre ou du salon ; après un tour de jardin, une courte promenade dans le parc, elles trouvent une foule de prétextes pour rentrer et reprendre leur lecture, leur broderie ou leur étude de piano. J’ai eu l’occasion plus d’une fois de voir des jeunes filles de quinze à seize ans, habitant la campagne pendant toute l’année, y devenir aussi pâles, aussi nerveuses, aussi anémiques que celles qui ne quittent jamais la ville. Lorsque j’en témoignais mon étonnement, on m’apprenait qu’elles avaient pour le grand air et le soleil une antipathie insurmontable et qu’elles sortaient à peine de la maison. A l’âge où nous supposons les jeunes filles parvenues, les jeux sur les promenades publiques ne leur sont plus permis; c’est alors que la gymnastique intervient avec avantage pour les remplacer par des exercices réguliers et rythmiques qui mettent en action le système musculaire tout entier. Elles s’y livrent avec plaisir lorsqu’on en réunit un certain nombre pour prendre leurs leçons en commun. L’émulation se met de la partie ; la gaîté y a sa part, et c’est merveille de voir la souplesse et la grâce avec lesquelles ces grandes fillettes sveltes et élancées évoluent autour des trapèzes, des cordes à nœuds, des barres horizontales, des échelles et des anneaux. Il est bien entendu qu’il faut apporter dans ces exercices encore plus de circonspection que chez les garçons, qu’il est indispensable d’éviter l’excès de fatigue, et qu’il ne s’agit pas de former des acrobates.

L’hydrothérapie, le troisième des moyens que j’ai énumérés en commençant, n’est pas seulement un agent thérapeutique, c’est encore une pratique hygiénique des plus salutaires. L’introduction de l’eau froide dans le régime de l’enfance est une conquête à réaliser dans notre pays. C’est chose faite en Angleterre, où le tub a sa place dans tous les cabinets de toilette. En France, il faudra vaincre bien des préjugés pour en arriver là, et cependant c’est la condition sine quâ non de cette propreté rigoureuse dont nos voisins nous dorment l’exemple et qui est indispensable à la santé. C’est le plus puissant moyen de combattre le sybaritisme de la chaleur dont j’ai déjà parlé, la tendance au lymphatisme, aux spasmes, aux congestions locales et le froid aux pieds, ce supplice de la plupart des femmes.

L’hydrothérapie, employée avec les précautions qu’elle exige, est surtout utile chez les jeunes filles à l’époque de leur formation, et il ne faut pas attendre, pour y recourir, qu’elles soient devenues malades. Elle est encore plus efficace pour prévenir les accidens de la puberté que pour les combattre, il n’est pas possible d’avoir dans toutes les maisons des installations hydrothérapiques complètes ; mais il serait indispensable de les introduire dans tous les pensionnats. C’est, je le répète, une conquête à réaliser. Les bains de mer, dans la belle saison, produisent des résultats analogues ; ils ont, de plus, l’avantage de joindre à l’action tonique de l’eau froide l’exercice de la natation et l’influence vivifiante de l’air marin; mais toutes les jeunes filles ne peuvent pas les supporter. Ils sont trop excitans pour les plus impressionnables, tandis que l’hydrothérapie proprement dite peut être graduée à volonté, et, quand elle est appliquée par des mains exercées, ne trouve pas de sujets réfractaires.


IV.

Je me suis étendu très longuement sur l’éducation dans la famille, parce que c’est la seule qui se prête à une direction individuelle et qu’on puisse conduire à son gré. Dans les institutions, on est forcé de faire passer tous les caractères, toutes les intelligences sous le même niveau, et, par conséquent, de se contenter de méthodes générales. Malgré son infériorité, ce mode d’éducation est une ressource précieuse pour les jeunes filles qui ne peuvent pas être élevées à la maison ; mais ce refuge n’est ouvert qu’à celles qui sont riches. Dans les classes pauvres, lorsque la mère vient à manquer, c’est un désastre. Le père est absent tout le jour, et les filles, abandonnées à elles-mêmes, ne sont plus que des épaves de la famille, qui flottent au gré de tous les courans et vont bien souvent se perdre dans le torrent d’où rien ne sort plus.

Les maisons d’éducation sont de deux sortes : les unes sont tenues par des institutrices laïques, les autres par des religieuses ; les premières sont de beaucoup les plus nombreuses et diffèrent entre elles suivant la catégorie d’élèves qu’elles reçoivent, le prix de la pension et le caractère des personnes qui les dirigent. Toutes les nuances de la société sont représentées, dans les pensionnats, avec leurs goûts et leurs mœurs. Dans les uns, on se préoccupe avant tout de faire des femmes du monde ; dans les autres, on dirige les jeunes filles vers un but plus sérieux, et le degré d’instruction est plus élevé. Il en est enfin, mais en très petit nombre, où on tourne l’esprit des élèves vers les choses du ménage et les nécessités de la vie. Ce qui manque, en général, dans les pensionnats, c’est l’éducation physique, les exercices du corps et les soins hygiéniques. Cela tient au défaut d’espace et à l’absence de conviction chez les institutrices. Dans les couvens, il y a généralement des dépendances considérables, de grands jardins ou même des parcs pour la récréation ou la promenade. Ce sont des établissemens créés depuis longtemps, dans des quartiers excentriques où l’espace n’a pas été ménagé. L’éducation y est plus uniforme; la règle, la méthode, les principes sont à peu près les mêmes dans tous. On compte en France soixante à soixante-cinq maisons religieuses, renfermant environ 3,500 élèves. Les principales sont celles du Sacré-Cœur, des Ursulines, des Dames de la Visitation et de l’Assomption ; viennent ensuite dans l’ordre d’importance: les Augustines, qui ont trois maisons à Paris[3] ; les couvens de Chavagnes, celui qui a été fondé par le i)ère de Ratisbonne, et le couvent de Picpus ou de la Mère de Dieu.

Les couvens ne sont pas uniformément répandus dans toute la France; ils sont surtout nombreux dans les départemens de l’ouest, et principalement en Bretagne, où toutes les jeunes filles appartenant aux classes riches y font leur éducation. On se loue beaucoup de la façon dont elles y sont élevées. L’instruction religieuse y est tout naturellement l’objet de soins particuliers; on pourrait même reprocher à certains d’entre eux d’y attacher trop d’importance et de perdre de vue l’objet de leur fondation, qui consiste à former des femmes pour la vie du monde, et non des religieuses. On y consacre, en général, trop de temps aux offices; cela dépend, du reste, de l’ordre auquel les maisons appartiennent et du caractère des supérieures qui les dirigent. En ce qui concerne l’enseignement, presque tous les couvens ont adopté les méthodes, les règles et même les programmes des collèges de jésuites, en se bornant à en exclure les langues mortes. Le niveau des études varie suivant les pensionnats ; mais partout il s’est notablement élevé, depuis qu’on a supprimé les lettres d’obédience et exigé des maîtresses les mêmes garanties que celles qu’on demande aux institutrices laïques. On peut dire, en somme, que l’éducation que les jeunes filles reçoivent dans ces maisons est sérieuse, solide et exempte des préoccupations relatives aux examens à passer, aux diplômes à conquérir. Les élèves y sont l’objet d’une surveillance assidue, affectueuse, et conservent presque toutes des sentimens d’affection et de reconnaissance pour les femmes qui les ont élevées.

L’hygiène laisse à désirer dans les couvens comme dans les pensionnats : les soins de propreté y sont trop sommaires; le mobilier scolaire est défectueux et suranné ; les récréations sont trop courtes. Quant à la manière de les employer, il est des maisons où le silence, les attitudes recueillies, les promenades graves dans les allées des jardins, passent pour l’idéal de la bonne éducation, et les élèves s’appliquent à prendre des allures de jeunes novices. Dans les autres au contraire, et particulièrement dans les maisons du Sacré-Cœur, on s’efforce, comme dans les collèges de jésuites, de faire jouer les élèves. Les maîtresses les y excitent et se mettent de la partie. Les danses en rond, la course, les barres, les échasses, les cerceaux et le jeu de crocket sont les divertissemens habituels de leurs récréations. En fin de compte, dans les familles religieuses, lorsqu’une jeune fille n’a plus de mère ou ne peut pas être élevée par elle, le couvent lui offre un asile salutaire, où la vie est calme, l’éducation honnête et l’instruction suffisante. Il s’agit seulement de bien choisir.

Les maisons d’éducation dont je viens de parler ne sont, comme je l’ai dit, accessibles qu’aux familles riches; pour les classes laborieuses, il n’y a d’instruction possible que dans les écoles publiques. On a fait, depuis quinze ans, de grands efforts pour les développer. A la suite de nos revers, l’opinion s’est émue de l’état d’infériorité dans lequel nous étions tombés sous le rapport de l’instruction. Pour le conjurer, l’état et les communes se sont mis à l’œuvre avec une ardeur égale. Des sacrifices considérables ont été faits pour créer des écoles nouvelles, les programmes de l’enseignement ont été complètement remaniés, la sollicitude des pouvoirs publics et du gouvernement s’est traduite par des lois, des décrets et des arrêtés sans nombre.

Je n’ai pas à apprécier le caractère de ces réformes ni les tendances qui y ont présidé; je ne m’arrêterai pas davantage à rechercher s’il n’aurait pas été possible d’apporter plus d’économie dans les constructions, si l’on n’a pas parfois dépassé le but et obéré sans nécessité le budget des communes. Ce qui est indéniable, c’est qu’une grande impulsion a été donnée en France à l’enseignement élémentaire. L’instruction a été largement répandue sur le pays, et nous ne tarderons pas à en constater les résultats. Les générations qui ont grandi sous ce nouveau régime arriveront bientôt à l’âge où commence la vie sociale. Elles y apporteront un degré de culture intellectuelle inconnu à celles qui les ont précédées. Ce progrès s’accuse déjà par l’accroissement de la population scolaire. Lors du dernier recensement qui a été publié en 1882, on comptait en France 74,441 écoles publiques ou libres, laïques ou congréganistes, dont 26,304 pour les garçons, 30,409 pour les filles et 17,728 mixtes. Elles étaient fréquentées par 5,049,363 enfans, dont 2,568,339 du sexe masculin et 2,481,024 du sexe féminin. Le chiffre total doit approcher aujourd’hui de 6 millions, car il s’accroît en moyenne de 100,000 par an.

L’instruction donnée dans ces établissemens est soumise à des règles communes. Elle a été profondément modifiée dans ces derniers temps par la loi du 30 octobre 1886 sur l’organisation de l’enseignement primaire, et par le décret du 18 janvier 1887 rendu en exécution de cette lui. Je n’en détacherai que ce qui a trait à l’éducation des filles. Les écoles où elles reçoivent l’instruction gratuite sont : 1° les écoles maternelles; 2° les écoles enfantines ; 3° les écoles primaires ; 4° enfin les écoles normales pour celles qui se destinent à l’enseignement. Les écoles maternelles ont remplacé les salles d’asile. Celles-ci n’étaient guère que des garderies dans lesquelles les familles plaçaient leurs enfans pour s’en débarrasser. L’éducation y était nulle ; en les transformant, on s’est proposé d’en faire des écoles du premier âge, d’éveiller les facultés de l’enfant sans contrainte et sans fatigue, en donnant aux leçons une forme attrayante, et en les faisant alterner avec les exercices du corps et les récréations. Ce caractère n’a pu encore leur être imprimé, à cause de la difficulté de trouver des maîtresses qui soient à la hauteur de leurs nouvelles fonctions. Les enfans des deux sexes y sont reçus de deux ans jusqu’à six, et divisés en trois sections suivant leur âge. L’enseignement, aux termes du décret du 18 janvier, doit comprendre : 1° des jeux et des mouvemens gradués accompagnés de chants; 2° des exercices manuels; 3° les premiers principes d’éducation morale; 4° les connaissances les plus usuelles ; 5° des exercices de langage, des récits ou contes; 6° les premiers élémens du dessin, de la lecture, de l’écriture et du calcul.

Les écoles enfantines forment un degré intermédiaire entre l’école maternelle et l’école primaire. Les enfans des deux sexes y sont admis de quatre à sept ans. L’enseignement y est conforme au programme de la première section des écoles maternelles et à celui du cours élémentaire des écoles primaires. Celles-ci reçoivent les petites filles à partir de six ans, si elles sortent d’une école maternelle, et de sept ans, si elles sortent d’une école enfantine. Elles y restent jusqu’à treize ans révolus. Les études y sont divisées en trois cours : le cours élémentaire pour les enfans de sept à neuf ans, le cours moyen pour celles de neuf à onze et le cours supérieur pour celles de onze à treize.

Dans les écoles primaires, les sexes sont séparés et l’instruction pour les petites filles embrasse : 1° l’enseignement moral et civique; 2° la lecture et l’écriture; 3° la langue française; 4° le calcul et le système métrique ; 5° l’histoire et la géographie, spécialement de la France ; 6° les leçons de choses et les premières notions scientifiques; 7° les élémens du dessin, du chant et du travail manuel (travaux d’aiguille). Après avoir reçu cette instruction, elles peuvent la compléter dans les écoles normales, où elles séjournent au moins deux ans, et dont les cours comprennent : 1° l’arithmétique appliquée; 2° les élémens du calcul algébrique et de la géométrie; 3° les règles de la comptabilité usuelle et de la tenue des livres; 4° les notions des sciences physiques et naturelles; 5° le dessin géométrique, le dessin d’ornement et le modelage ; 6° les leçons de droit usuel et d’économie politique; 7° les leçons d’histoire et de littérature françaises; 8° les principales époques de l’histoire générale et spécialement les temps modernes; 9° la géographie industrielle et commerciale ; 10° les langues vivantes ; 11° les travaux à l’aiguille, la coupe et l’assemblage.

Les écoles normales sont destinées à former des institutrices pour les écoles publiques. Elles sont gratuites, et leur régime est l’internat. On y entre de seize à dix-huit ans, et la durée des études est de trois ans. Le programme comprend dans ses dix-huit articles toutes les connaissances précédemment énumérées et, de plus, celles qui se rapportent à la pédagogie. L’édifice scolaire a pour couronnement deux écoles normales supérieures destinées, l’une à former des professeurs pour les écoles normales de garçons, l’autre pour les écoles normales de filles.

Ces détails sont un peu longs, sans doute, et l’énoncé de tous ces programmes est de nature à fatiguer l’attention ; mais il était indispensable de montrer comment l’Université comprend aujourd’hui l’enseignement primaire. Le décret qui en a fixé les bases peut être considéré comme la dernière expression du progrès, à la façon dont l’entend l’Université; or l’hygiène ne peut pas se dispenser de protester contre de pareilles tendances. Cette réglementation consacre, en les aggravant, tous les vices de notre système actuel d’éducation. Elle n’a tenu aucun compte des réclamations des hygiénistes, pas plus que des observations contenues dans le rapport de la commission d’hygiène des écoles, nommée par l’arrêté du 24 janvier 1882. Le ministre de l’instruction publique a, du reste, reconnu la nécessité de réformer cet enseignement, car il a chargé une commission d’études de la révision des programmes de l’enseignement primaire. Cette commission achève en ce moment son travail.

Si la manière dont les programmes ont été conçus laisse à désirer, leur application est plus fâcheuse encore. On fait apprendre à des petites filles qui ne savent pas lire la définition du cube, du cylindre, du cône, etc.; sous prétexte de leçons de choses, on enseigne à des enfans de dix ans les caractères zoologiques des différentes classes d’animaux. Lorsqu’il s’agit de travaux manuels, on ne se borne pas à leur montrer la réparation des vêtemens et du linge, les reprises et le rapiéçage, on y joint la coupe et l’assemblage avec le tracé des patrons, exécuté d’abord sur le tableau noir, puis reporté par l’élève sur le papier ou sur l’ardoise, et c’est ce côté savant de l’art de la couture qui est plus particulièrement cultivé, de telle sorte qu’on voit sortir des écoles primaires des petites filles qui savent dessiner un patron, mais qui sont incapables de repriser un bas ou d’ourler un mouchoir. C’est toujours le même travers, qui consiste à vouloir tout enseigner à la fois, et qui conduit à ne rien savoir, ou tout au moins à ne pas posséder à fond les connaissances nécessaires, parce qu’on a réparti sur une trop large surface la somme d’attention et de capacité intellectuelle des enfans.

Pour arriver à ce résultat, il a fallu maintenir les trente heures de classe par semaine, malgré l’avis de la commission d’hygiène dont j’ai déjà parlé, et qui avait proposé de réduire la durée des cours à quatre heures, deux heures le matin et deux heures le soir avec une récréation au milieu de chaque séance. L’arrêté ministériel du 18 janvier a également consacré le principe des devoirs à faire à domicile et des leçons à y apprendre, de telle sorte que, le zèle des institutrices aidant, les petites filles des écoles primaires sont tout aussi surmenées que les garçons des lycées.

Le docteur Dujardin-Beaumetz, auquel sa fonction de médecin du lycée Fénelon et de l’Ecole normale de Paris donne une compétence toute particulière à cet égard, a fait à l’Académie de médecine une communication d’où il résulte que la durée des classes dans les écoles primaires est de trente-deux heures et demie pour les cours élémentaires et moyens, et de trente-cinq heures pour les cours supérieurs et supplémentaires. Tout ce temps est consacré au travail intellectuel, sauf une demi-heure accordée à la gymnastique, dont l’enseignement est maintenant donné à tous les enfans des deux sexes. La petite fille qui a passé six ou sept heures en classe est en outre forcée de consacrer, à la maison, un temps assez long aux devoirs et aux leçons. En rentrant, elle doit donc se mettre immédiatement au travail, et n’a plus un instant pour aider sa mère dans les soins du ménage.

Ces travaux sans trêve sont d’autant plus nuisibles qu’ils s’exécutent dans un milieu peu hygiénique, dans un local trop petit, encombré et au milieu du bruit des autres enfans. Enfin les élèves n’ont même plus la journée du jeudi pour se distraire, car les cours d’application (cuisine, blanchissage, nettoyage) en absorbent la majeure partie. Aux termes de la circulaire ministérielle du 27 janvier 1887, ils doivent avoir lieu ce jour-là. de huit heures et demie du matin à deux heures de l’après-midi, du 1er octobre au 1er juin, dans toutes les écoles qui possèdent un cours complémentaire. Dans mon précédent article, j’ai prouvé, d’accord en cela avec tous les hygiénistes, qu’on ne pouvait pas impunément exiger d’un jeune homme plus de huit heures de travail intellectuel par jour ; il est plus déraisonnable encore d’en imposer dix ou onze à des petites filles qui n’ont pas quinze ans. C’est le même surmenage que dans les lycées, mais les inconvéniens sont encore aggravés par l’insalubrité du milieu, par la susceptibilité nerveuse et la débilité organique des sujets.

Des mobiles du même genre poussent les enfans des deux sexes dans cette voie de travail à outrance. Pour les jeunes gens, ce sont les diplômes à conquérir, ce sont les lauriers du grand concours, c’est l’entrée dans une école de l’état. Pour les jeunes filles, c’est te brevet d’institutrice, c’est l’admission dans les écoles normales. Le développement que l’enseignement primaire a pris, depuis quelques années, surtout dans les grandes villes, en a fait une carrière attrayante. C’est, pour les jeunes filles, un moyen de s’élever au-dessus de leur condition, de sortir de la situation d’infériorité dans laquelle se trouve leur famille, et de satisfaire les goûts de plaisir que tout contribue à développer en elles et qu’on semble prendre à tâche de surexciter.

Pour atteindre le but, il n’est pas d’efforts ni de sacrifices qu’elles ne fassent. Elles délaissent les soins du ménage et s’adonnent, avec une ardeur croissante, à ces études qui usent leur vie et qui le plus souvent ne les conduisent qu’à une déception. La carrière de l’enseignement, en raison même de l’attrait qu’elle excite, est aujourd’hui tellement encombrée que ce n’est plus qu’un leurre. Le 1er janvier de cette année, il y avait en France 12,741 jeunes filles aspirant aux fonctions d’institutrice, et dans ce nombre 4,174, c’est-à-dire près du tiers, pour le département de la Seine. Or, à Paris, on ne dispose, pour 1887, que de soixante places d’institutrices, dont vingt-cinq sont attribuées par avance aux élèves sortant de l’École normale. Le reste sera partagé entre les suppléantes à traitement fixe, qui ne sont pas moins de quarante. On peut juger par là du sort qui attend en province les 8,567 jeunes filles qui convoitent ces positions.

Le nombre toujours croissant des aspirantes a mis l’Université dans l’obligation de multiplier les difficultés. On a placé le concours à tous les degrés de l’enseignement, et les programmes sont devenus de plus en plus hérissés. Les jeunes filles qui aspirent à entrer à l’Ecole normale mènent la même existence que les candidats aux écoles spéciales. Ce sont les mêmes émotions, les mêmes angoisses, les mêmes efforts désespérés au moment suprême de la lutte, et elles ont moins de force pour les supporter. Sur quatre à cinq cents jeunes filles de quinze à dix-huit ans qui se présentent chaque année au concours pour l’École normale du département de la Seine, on en reçoit vingt-cinq. Comme elles sont internées, qu’on les défraie de tout, et qu’on leur garantit, à la sortie, une place dans les écoles primaires du département, on conçoit l’ardeur qu’elles déploient dans la lutte pour y arriver.

Celles qui y parviennent ont déjà épuisé leur santé par l’effort qu’il a fallu faire pour l’emporter sur les autres. La plupart sont atteintes de chlorose, d’anémie et d’une irritabilité qui confine à la névrose. Une fois admises à l’École normale, elles continuent leur vie de travail, car il faut qu’elles obtiennent le brevet élémentaire à la fin de la première année, celui des écoles maternelles à la fin de la seconde, et enfin, à l’expiration de leurs trois années, le brevet supérieur, sans compter celui de coupe et de gymnastique. Toutefois, le régime de l’école est pour elles un allégement. Il est moins dur que celui des écoles spéciales. Elles ont huit heures et demie de sommeil, dix heures de classe, et cinq heures pour les repas et les récréations. C’est du moins ce qui a lieu à l’École normale de la Seine. Dans cet établissement, elles ont un jardin où elles peuvent se divertir en liberté, où les études se tiennent même pendant les beaux jours de l’année; on y a disposé un gymnase couvert et des salles de récréation. Elles sont bien nourries, les dortoirs sont spacieux et bien aérés; elles trouvent, en un mot, dans cette maison, un confortable dont elles ne jouiraient pas dans leurs familles. Aussi la plupart d’entre elles se remettent-elles peu à peu. L’exercice quotidien, la gymnastique, l’hydrothérapie, la tranquillité d’esprit succédant aux émotions de la lutte, la surveillance maternelle à laquelle elles sont soumises, rétablissent l’équilibre dans leur santé à mesure que leur séjour dans l’école se prolonge. Les maladies y sont rares, et, sauf un peu de pâleur, l’aspect des élèves est satisfaisant.

Quel que soit le mobile qui entraîne les jeunes filles dans cette voie de travail à outrance, les conséquences en sont déplorables. L’immobilité, le silence, le séjour prolongé dans des classes encombrées, la contention perpétuelle d’esprit, déterminent chez elles les mêmes maladies que chez les garçons. Celles du système nerveux présentent même un caractère plus grave, si l’on s’en rapporte aux observations faites à l’étranger. M. Alphonse de Candolle a signalé, pour la Suisse, la proportion considérable des jeunes filles se destinant à l’enseignement qui entrent dans les asiles d’aliénés, et le comte de Shaftesbury faisait remarquer, en 1883, à la chambre des lords que, sur 183 personnes appartenant à l’enseignement qui avaient été admises l’année précédente dans les asiles d’Angleterre et du comté de Galles, on comptait 145 femmes pour 38 hommes[4].

Je n’ai parlé jusqu’ici que des conséquences physiques de l’entraînement qui pousse aujourd’hui les jeunes filles vers la carrière de l’instruction publique; mais les résultats sont encore bien plus fâcheux au point de vue moral. Pour courir après ces positions d’institutrices, qui leur échappent neuf fois sur dix, elles délaissent les occupations et les devoirs de la famille ; elles prennent des goûts et des habitudes qui ne sont pas en rapport avec leur situation. Elles deviennent, en un mot, des déclassées, et beaucoup d’entre elles vont recruter le bataillon des irrégulières dont le nom change souvent, mais dont la profession reste toujours la même et dont le nombre va sans cesse croissant.

Le désir de s’élever, par son instruction, dans la hiérarchie sociale, d’arriver par son travail à se faire une position indépendante, est cependant bien légitime. On ne saurait blâmer, chez les filles, l’ambition qu’on approuve chez les garçons. Il est certain que l’un des vices les plus incontestables des sociétés modernes, celui qui porte la plus rude atteinte à leur moralité, c’est l’impossibilité pour la femme d’y vivre à l’aide de son travail. En dehors de la domesticité et de certaines professions trop pénibles pour être accessibles aux organisations délicates et aux intelligences un peu cultivées, il n’y a guère pour elles de moyens honnêtes de pourvoira leurs besoins. Les ouvrages de couture sont trop peu rémunérateurs, et, depuis l’invention des machines, ne peuvent occuper qu’un petit nombre de bras. Les emplois qu’elles remplissaient autrefois dans l’industrie et le commerce ont été presque partout accaparés par les hommes. Elles n’ont qu’incomplètement réussi dans les fonctions que les différentes administrations ont bien voulu leur confier; de telle sorte qu’aujourd’hui les femmes que des malheurs de famille plongent dans la misère, les jeunes filles qui veulent se créer une position indépendante, n’ont plus qu’un objectif; elles aspirent à donner des leçons; mais les maîtresses de français, de piano, de dessin sont aussi nombreuses que les élèves, et, quant à la profession d’institutrice, nous avons vu dans quelle mesure on pouvait y compter.

Il est impossible pourtant qu’on ne trouve pas aux femmes des emplois suffisamment lucratifs dans un pays où, presque partout, l’offre de travail est inférieure à la demande. Elles sont adroites, sobres, intelligentes ; on peut compter sur leur exactitude, sur leur honnêteté. Il leur suffit pour vivre de la moitié du salaire nécessaire à un homme. Dans de pareilles conditions, il doit être possible de leur trouver des emplois, et c’est aux économistes à se charger de cette tâche. S’ils parvenaient, v s’en acquitter, ils auraient plus fait pour la moralisation de la société que tous les philosophes réunis, car la plupart des femmes qui s’adonnent au vice ne le font pas par goût, mais par besoin : c’est la paresse, le défaut de principes, le mauvais exemple qui les y amènent, mais c’est la misère qui les y pousse et les y fait tomber. Une bonne éducation et des débouchés pour leurs aptitudes en sauveraient le plus grand nombre.


V.

Les programmes de l’enseignement primaire sont assez développés pour permettre aux jeunes filles de remplir convenablement les fonctions qu’on parviendra, je l’espère, à leur créer un jour. Cependant les législateurs ont pensé qu’il était nécessaire d’aller plus loin, et ils ont constitué pour elles un enseignement secondaire parallèle à celui que les garçons reçoivent dans les collèges. L’idée de cette création remonte à une trentaine d’années. Elle a souvent été reprise depuis, mais sa réalisation ne remonte qu’à sept ans. C’est la loi du 4 décembre 1880 qui a institué les lycées de filles. Il y en a aujourd’hui 45 en France, fondés par l’état, avec le concours des départemens et des villes ; ce sont des externats, mais il peut leur être annexé des internats sur la demande des conseils municipaux[5].

La durée de l’enseignement est de cinq ans, et s’étend de douze à dix-sept ans. Lorsque les élèves quittent le lycée, on leur délivre un diplôme de fin d’études, après un examen passé devant un jury nommé par le ministre. Les externes surveillées arrivent au lycée à huit heures du matin, et retournent dans leurs familles à six ou sept heures du soir, suivant la saison. Dans cet intervalle, elles ont quatre heures de classe, trois heures et demie d’études et deux heures trois quarts de récréation, sur lesquelles il faut prendre le temps du repas de midi. Les externes libres n’ont que quatre heures de classe par jour ; mais, trois fois par semaine, elles restent au lycée jusqu’à midi, et ce temps supplémentaire est consacré aux travaux d’aiguille et aux exercices de gymnastique. Les devoirs de maison et les leçons exigent de trois à quatre heures de travail.

Après avoir fondé l’enseignement secondaire, il a fallu créer une école normale de professeurs-femmes pour le donner. C’est ce qu’a fait la loi du 26 juillet 1881. L’arrêté ministériel du 14 octobre de la même année a tracé les programmes qui y sont suivis, et celui du 31 janvier 1883 a réglé le concours qui y donne entrée. Cette école a été installée dans les dépendances de l’ancienne manufacture de Sèvres. Les élèves y sont internées et entretenues gratuitement aux frais de l’état.

L’enseignement secondaire des filles a été l’objet de critiques auxquelles les passions politiques n’ont pas toujours été étrangères; mais, en laissant de côté tout esprit de parti, en faisant même abstraction de la direction donnée aux études et de la singulière morale qu’on enseigne dans quelques-uns de ces lycées, il est permis de se demander s’il était bien nécessaire de donner aux jeunes filles ce supplément d’instruction. Les législateurs ont eu pour but de faire concurrence aux pensionnats et aux couvens, qui seuls avaient été à même jusqu’alors de conférer l’enseignement secondaire. Ils ont voulu mettre celui-ci à la portée des familles sans fortune, mais ce ne sont pas celles-là qui en profitent. Ainsi, le lycée Fénelon, qui peut être considéré comme un modèle, et pour lequel on n’a rien épargné, recrute surtout ses élèves dans le monde de l’enseignement. Les filles des professeurs y sont reçues à titre gratuit. Cet établissement, fondé rue Saint-André-des-Arts, est remarquablement bien tenu. Les classes, les études sont vastes, bien aérées, le mobilier scolaire très convenable. Les cours sont un peu petites, mais ombragées par de grands arbres et entourées de préaux couverts, sous lesquels les jeunes filles peuvent jouer quand il fait mauves temps. C’est là que se trouve le gymnase. Le personnel enseignant a été recruté avec le plus grand soin. La rétribution scolaire est extrêmement modique et ne couvre assurément pas les dépenses de k maison. Les demi-pensionnaires y font deux repas, et la nourriture y est excellente.

Les élèves paraissent jouir d’une bonne santé. Elles ne sont pas surmenées, puisqu’elles n’ont que huit heures de travail intellectuel par jour. Celles-là seulement se fatiguent qui veulent passer les examens pour l’obtention des brevets. Les jeunes filles sont, à Fénelon, l’objet d’une sollicitude bien entendue et qui atténue les inconvéniens des programmes qui leur ont été imposés par l’arrêté ministériel du 28 juillet 1882. Ceux-là sont le dernier mot du genre ; c’est l’instruction encyclopédique poussée à sa dernière limite. On a parcouru, pour les composer, tout le cercle des connaissances humaines dans le domaine des lettres, des sciences et des arts. Est-il besoin de faire remarquer combien il est illusoire de chercher à faire entrer dans des cerveaux de cet âge un ensemble de notions que la vie entière de l’homme le plus intelligent suffirait à peine à acquérir? Aussi n’en retiennent-elles que la nomenclature, et ces bribes de savoir, entassées pêle-mêle dans ces petites têtes, y forment le plus singulier amalgame qui se puisse concevoir.

On aurait été, à mon avis, beaucoup plus utile aux jeunes filles des classes laborieuses en donnant à leur éducation un caractère plus pratique, en s’attachant à développer pour elles l’enseignement professionnel, qui n’existe encore que dans les grandes villes et n’y est qu’à l’état d’essai. C’est à Paris qu’il a pris le plus de développement, et il n’y remonte qu’a six ans. La première école professionnelle et ménagère y a été fondée en 1881 ; trois ans après, il en existait quatre, comprenant vingt-trois ateliers et recevant 466 élèves. Ces écoles sont destinées à fournir aux jeunes filles qui se destinent aux métiers manuels un enseignement technique approprié à la profession qu’elles veulent embrasser, et les connaissances nécessaires pour tenir un ménage avec ordre et économie. Elles sont divisées en six ateliers, répondant aux spécialités suivantes : lingerie, repassage, confection, corsets, fleurs artificielles, broderies pour costumes et ameublement. Quant à l’instruction ménagère, elle comprend la cuisine, la tenue d’une maison, le blanchissage et le repassage. On y a joint récemment un cours d’hygiène. Les jeunes filles entrent dans les écoles professionnelles entre treize et quinze ans ; elles n’y sont admises que munies d’un certificat d’études primaires; la durée de l’apprentissage est de deux ou trois ans. Les cours commencent le matin à huit heures et demie et finissent à cinq heures, avec deux intervalles, l’un d’une heure pour le déjeuner et la récréation, l’autre d’une demi-heure pour la gymnastique. Sur les sept heures et demie de travail, trois sont affectées aux cours primaires et quatre et demie aux ouvrages d’atelier.

L’éducation professionnelle comprend également les cours spéciaux d’enseignement commercial que la ville de Paris a institués en 1881. Ils ont pour objet de permettre, aux jeunes gens des deux sexes qui ont terminé leurs études primaires, d’acquérir les connaissances indispensables à toute personne qui veut se livrer au commerce. Ces cours ont lieu de huit à dix heures du soir. Des certificats sont délivrés chaque année, après examen public, aux élèves qui les ont suivis avec succès. 850 jeunes filles y ont assisté en 1884. Enfin la ville de Paris, pour offrir aux jeunes filles qui désirent aborder les carrières industrielles ou artistiques les moyens de se perfectionner dans l’art du dessin et de ses applications, subventionne quatorze écoles libres où cet enseignement est donné, à titre gratuit, à un certain nombre d’entre elles.

En dehors des établissemens entretenus par les villes, l’instruction professionnelle est donnée dans tous les orphelinats. Il y en a 20 dans Paris et 234 en province. On y enseigne la couture, la lingerie, le blanchissage, les raccommodages, le repassage, la broderie et le ménage. Ces établissemens sont tenus par des religieuses. Il existe de plus à Paris 28 écoles professionnelles catholiques, dont 18 congréganistes et 10 laïques. On y admet les jeunes filles à douze ans, et la durée habituelle de l’apprentissage est de trois ans. Dans les orphelinats, comme dans les écoles professionnelles de la ville, les études complémentaires de l’instruction primaire marchent de front avec les travaux industriels. Tous les métiers accessibles aux femmes y sont représentés. On y enseigne de plus la tenue des livres, le droit commercial, l’anglais, l’allemand, le dessin d’après nature, l’aquarelle, la peinture sur porcelaine, sur faïence, sur étoffes, etc.

Dans les écoles que je viens de passer en revue, on se préoccupe surtout de faire apprendre aux jeunes filles un métier qui les fasse vivre. En Belgique, au contraire, on a pour but de leur montrer comment on doit tenir un ménage d’ouvrier. Cette notion est indispensable aux femmes de ce pays, dont presque toute la population est employée dans les usines et les exploitations minières. C’est le prince de Caraman-Chimay, alors gouverneur du Hainault, qui créa les premières écoles ménagères dans la province qu’il administrait. Son exemple fut bientôt suivi et, trois ans après, il en existait déjà une dizaine. On y reçoit les petites filles à la sortie des écoles primaires, à la condition qu’elles sachent lire, écrire et calculer. Elles en sortent à quatorze ans avec un brevet de capacité, si elles l’ont mérité. L’instruction y est plus spécialement dirigée vers les soins du ménage. On leur apprend à laver, à faire la lessive, à repasser, à nettoyer et entretenir les meubles. On leur donne des leçons de cuisine ; on leur montre à faire et à cuire le pain, ce qui est en Belgique la source d’une grande économie. Les écoles ménagères de ce pays ont été récompensées au concours international de Paris en 1878. Le prince de Chimay, leur fondateur, a reçu une médaille d’argent, et l’état les a prises sous son patronage. En France, des essais analogues ont été faits à Lyon et au Havre. Ils ont complètement réussi. A Rouen, le président de la Société d’hygiène a ouvert un cours de cuisine scientifique qui a été suivi par des femmes et par des jeunes filles appartenant à toutes les classes de la société.

Pour achever de parcourir le cercle des écoles entretenues par l’état ou par les communes, il me reste à parler des maisons d’éducation de la Légion d’honneur[6]. Elles ont été créées par Napoléon Ier, le 15 décembre 1805, pour les filles, les sœurs et les nièces des membres de l’ordre de la Légion d’honneur, qu’il avait fondé trois ans auparavant. Napoléon reprenait, k cent vingt ans de distance, la tradition de Louis XIV. L’institution nouvelle répondait à la même pensée que celle qui avait fait naître la maison royale de Saint-Cyr en 168rt. Le monarque absolu et l’empereur tout-puissant avaient eu le même but. Le premier avait ouvert, aux filles pauvres de sa noblesse, une école dans laquelle elles recevaient gratuitement une instruction conforme à leur condition. Le second avait voulu faire de même pour les filles de cette aristocratie qu’il venait de créer et qui, comme l’autre, était plus riche de gloire que d’argent.

Les lettres de Mme de Maintenon retracent, dans ses plus petits détails, la vie des demoiselles de Saint-Cyr. La préoccupation constante de cette habile institutrice allait à leur inspirer l’humilité, la modestie, le goût du travail, qui conviennent à des filles pauvres et destinées à le rester. Elle se plaint sans cesse de leur caractère hautain et fier et de la peine qu’on éprouve à les tenir. Il est certain que le système de compression auquel elles étaient soumises devait sembler bien lourd à ces filles de qualité, qui restaient là jusqu’à vingt ans. Le silence y était la règle, comme dans les maisons de correction. Elles n’avaient pour l’enfreindre que trois heures par jour, et il était expressément défendu de les laisser se parler bas ou causer à l’écart. L’instruction y était sommaire et presque exclusivement religieuse. L’écriture, la lecture, l’orthographe, un peu d’histoire et de littérature, constituaient, aux yeux de Mme de Maintenon, un bagage suffisant pour ces filles de petite noblesse. Pour les bourgeoises, tout cela, lui semblait superflu. Il suffisait de leur faire réciter leur catéchisme, de leur apprendre à lire et à écrire.

L’hygiène, il est à peine besoin de le dire, n’occupait pas beaucoup de place dans cette éducation. Dans les lettres de Mme de Maintenon, il est pourtant question de la santé des élèves ; mais les prescriptions qui s’y rattachent se bornent à recommander de leur faire prendre leur quinquina et de les élever rudement. Il n’y est question ni de promenade ni d’exercices du corps. Les jeux permis étaient de nature tranquille : les volans, les échecs, les jonchets et la danse en faisaient tous les frais. De pareilles distractions n’étaient pas de nature à développer leur système musculaire ; aussi les déviations de la colonne vertébrale étaient-elles communes à Saint-Cyr. C’était la préoccupation constante de Mme de Maintenon. Elle recommandait à chaque instant de s’occuper de leur taille et de leur faire porter des corps pour la redresser; « car si elles deviennent bossues, elles ne trouveront personne qui en veuille, n’ayant pas d’ailleurs une fortune qui fasse passer par-dessus la difformité. Élevez-les donc, disait-elle en résumant son système d’éducation, dans l’état où il a plu à Dieu de les mettre ; mais n’oubliez rien pour sauver leur âme, fortifier leur santé et conserver leur taille. »

Il est curieux de rapprocher de ces principes et de ces idées la façon dont le vainqueur d’Austerlitz comprenait l’éducation des filles. Voici ce qu’il écrivait de Finkenstein au grand-chancelier, le 15 mai 1809 : « l’emploi et la distribution du temps sont des objets qui exigent principalement votre attention. Je n’ai attaché qu’une importance médiocre aux institutions religieuses de Fontainebleau, et je n’ai prescrit que tout juste ce qu’il fallait pour les lycées. C’est le contraire pour l’institution d’Écouen : il faut que les élèves fassent chaque jour des prières régulières, entendent la messe et reçoivent des leçons sur le catéchisme. Cette partie de l’éducation est celle qui doit être la plus soignée. Il faut ensuite apprendre aux élèves à chiffrer, à écrire les principes de leur langue, afin qu’elles sachent l’orthographe. Il faut leur apprendre un peu de géographie et d’histoire, mais se bien garder de leur montrer ni le latin ni aucune langue étrangère. On peut enseigner aux plus âgées un peu de botanique et leur faire un léger cours de physique et d’histoire naturelle, et encore tout cela peut avoir des inconvéniens. Il faut se borner, en physique, à ce qui est nécessaire pour prévenir une crasse ignorance et une stupide superstition, et s’en tenir aux faits, sans raisonnemens, qui tiennent directement ou indirectement aux causes premières. On examinera s’il serait possible de donner à celles qui seront parviennes à une certaine classe une masse pour leur habillement. Elles pourraient s’habituer à l’économie, à calculer la valeur des choses et à compter avec elles-mêmes. Mais, en général, if faut les occuper toutes, pendant les trois quarts de la journée, à des ouvrages manuels : elles doivent savoir faire des bas, des chemises, des broderies, enfin toute espèce d’ouvrages de femme... Je ne sais s’il y a possibilité de leur montrer un peu de médecine et de pharmacie, du moins de cette espèce de médecine qui est du ressort d’une garde-malade. Il serait bon aussi qu’elles sussent un peu de cette partie de la cuisine qu’on appelle l’office. Je n’oserais plus, comme j’ai essayé pour Fontainebleau, prétendre leur faire faire la cuisine : j’aurais trop de monde contre moi ; mais on peut leur faire préparer leur dessert et ce qu’on voudrait leur donner, soit pour leur goûter, soit pour leurs jours de récréation. Je les dispense de la cuisine, mais non pas de faire elles-mêmes leur pain. L’avantage de tout cela est qu’on les exerce à tout ce qu’elles peuvent être appelées à faire, et qu’on trouve l’emploi naturel de leur temps en choses solides et utiles. Il faut que leurs appartemens soient meublés du travail de leurs mains, qu’elles fassent elles-mêmes leurs chemises, leurs bas, leurs robes, leurs coiffures. Tout cela est une grande affaire dans mon opinion. Il faut, dans cette matière, aller jusqu’auprès du ridicule. Je veux faire de ces jeunes filles des femmes utiles, certain que j’en ferai par là des femmes agréables ; je ne veux pas chercher à en faire des femmes agréables, parce que j’en ferais des petites-maîtresses. On sait se mettre quand on fait soi-même ses robes; dès lors, on se met avec grâce. La danse est nécessaire à la santé des élèves, mais il faut un genre de danse spécial et qui ne soit pas une danse d’opéra. J’accorde aussi la musique, mais la musique vocale seulement... Si l’on me dit que l’établissement ne jouit pas d’une grande vogue, je réponds que c’est ce que je désire, parce que mon opinion est que de toutes les éducations, la meilleure est celle des mères; parce que mon intention est principalement de venir au secours de celles des jeunes filles qui ont perdu leurs mères et dont les parens sont pauvres ;.. qu’enfin, si ces jeunes personnes, retournant dans leurs provinces, y jouissent de la réputation de bonnes femmes, j’ai complètement atteint mon but et je suis assuré que l’établissement arrivera à la plus solide, à la i)lus haute réputation... » On ne peut qu’admirer la haute raison qui a dicté ces lignes et la supériorité avec laquelle cet homme prodigieux a traité tous les sujets sur lesquels s’est appesanti son génie.

C’est à Mme Campan qu’il avait confié la direction de son œuvre et le soin d’en rédiger les statuts. Mme Campan, ruinée par la révolution, s’était décidée à ouvrir, à Saint-Germain, un pensionnat qui ne tarda pas à prospérer. Napoléon vint l’j prendre pour la mettre à la tête de la maison établie dans le château d’Écouen, par décret du 10 juillet 1806. Le succès de cet établissement le décida, trois ans après, à en fonder un second dans l’ancienne abbaye de Saint-Denis, qui lui fut consacrée, avec ses jardins et ses dépendances, moins l’église et les bâtimens dits du Trésor. L’année suivante, trois maisons nouvelles furent instituées pour les demoiselles de la Légion d’honneur : il n’en a subsisté qu’une seule, celle des Loges.

Les trois maisons sont régies aujourd’hui par le statut de 1881. C’est lui qui a transféré à des institutrices laïques la direction des succursales d’Écouen et des Loges, qui avait été jusqu’alors confiée à la congrégation de la Mère de Dieu, tandis que Saint-Denis a toujours été entre les mains d’une surintendante laïque. Les élèves sont au nombre de 900 (470 à Saint-Denis, 230 à Écouen et 260 aux Loges). Dans le principe, Saint-Denis devait recevoir les filles légitimes des légionnaires ayant au moins le grade de capitaine ou une situation équivalente, Écouen et les Loges les filles des soldats, sous-officiers et officiers décorés jusqu’au grade de capitaine ; mais, depuis le statut de 1881, beaucoup de mutations ont été autorisées pour donner satisfaction à des convenances de famille, et maintenant on trouve des filles d’officiers dans les trois maisons. L’âge d’entrée est le même pour toutes. Les élèves y sont admises de neuf à onze ans ; la durée des études est de sept ans, et de huit pour les vingt-cinq meilleures élèves qui se destinent au brevet supérieur.

Les programmes de l’enseignement sont aujourd’hui les mêmes que ceux des lycées de filles, et, dans les trois maisons, on prépare les élèves au brevet de second ordre, pendant les sept années qu’elles y passent. Il y a de plus à Saint-Denis, comme je viens de le dire, une classe supérieure pour le brevet de premier ordre, et les élèves qui la suivent peuvent être conservées dans l’établissement même après dix-huit ans. C’est dans leurs rangs qu’on choisit les stagiaires destinées à remplir les emplois vacans dans l’enseignement. Pendant les deux premières années, les jeunes filles ne suivent que des cours élémentaires de dessin et de musique vocale ; plus tard, celles qui présentent des dispositions particulières pour les arts d’agrément reçoivent des leçons spéciales de piano et même de peinture, tout en continuant leurs études classiques.

Dans les trois maisons, les élèves font leurs robes et entretiennent leur linge. Partout on les exerce aux travaux de couture, de coupe et d’assemblage, et, pendant les deux dernières années, on les initie aux soins du ménage, à la préparation des alimens et aux travaux de buanderie. Il y a de plus aux Loges un enseignement professionnel complet et bien organisé. On le fait suivre aux élèves qui ne montrent pas d’aptitude pour l’étude. La séparation s’opère à quatorze ans. Celles qui prennent cette direction acquièrent, dans les travaux de confection, de broderie, de tapisserie et d’ornementation, une habileté qui devient une ressource pour elles lorsqu’elles quittent la maison.

L’éducation donnée dans les maisons de la Légion d’honneur a été longtemps l’objet de critiques sérieuses. On la représentait comme futile et propre à inspirer aux élèves des goûts de luxe et de plaisir qui n’étaient pas en rapport avec la position de leurs familles. Ces préventions n’existent plus qu’à l’état de souvenir, et il suffit de visiter ces établissemens pour reconnaître combien elles sont peu fondées. Tout y est d’une austérité qu’on pourrait taxer d’exagérée. Les vieux bâtimens de Saint-Denis, avec leurs escaliers de pierre aux rampes de fer forgé, leurs cloîtres immenses, leurs hautes salles sévères, inspirent plutôt le recueillement que la dissipation et rappellent la vie calme et laborieuse des bénédictins qui les ont élevés. Le mobilier est assurément moins luxueux que celui des écoles que j’ai visitées dans Paris. Il remonte, du reste, à 1809. Les lits ressemblent à ceux des casernes, et, quant au costume, il est tellement simple qu’il en est presque ridicule. Ce qui le rehausse, c’est l’excellente tenue de celles qui le portent, leur maintien modeste, simple et sans embarras. Elles doivent ce cachet de distinction aux femmes d’un vrai mérite qui sont à leur tête, et surtout à Mme la surintendante, qui, depuis dix-sept ans, dirigeait cette grande maison avec un talent incomparable et dont tout le monde, à Saint-Denis, a déploré le départ et la mort, toute récente.

Les maisons de la Légion d’honneur ne laissent rien à désirer sous le rapport de l’hygiène. Elles sont toutes trois situées en pleine campagne. Saint-Denis, avec ses dépendances, couvre 35 hectares de terrain. Devant la façade principale s’étend une pelouse immense, qu’entourent de grands bois profonds et sur laquelle on pourrait faire manœuvrer une division d’infanterie. Les potagers, les cours sont à l’avenant ; les dortoirs, les infirmeries, les salles d’étude ont des dimensions analogues. Les cabinets de toilette, la salle d’hydrothérapie et le gymnase sont bien installés. Écouen s’élève sur une hauteur, au milieu des bois, dans une situation admirable. C’est un château qui appartenait autrefois aux princes de Condé et qui a été affecté à sa destination actuelle en 1808. Les Loges sont situées au milieu de la forêt de Saint-Germain. La maison n’a pas le développement de celle de Saint-Denis, mais elle suffit largement au personnel qui l’habite. Une partie de la forêt a été englobée dans le parc. Les élèves s’y promènent et passent leurs récréations en plein air. Dans les trois maisons, le costume, la nourriture, la règle et les programmes senties mêmes, et on n’a rien épargné pour le bien-être et la santé des élèves. La dépense totale se monte à 1 million par an, et elle est couverte en entier par les revenus propres à la Légion d’honneur.

La distribution du temps y est fort sage : les jeunes filles ont neuf heures et demie de sommeil et sept heures et demie de travail intellectuel seulement. Sept heures sont consacrées à la toilette, à la prière, aux repas, aux récréations et aux arts d’agrément. Il n’y aurait assurément pas là de quoi les fatiguer, si on respectait la règle; mais on a été conduit à l’enfreindre, depuis que les programmes des lycées de filles et la manie des brevets ont fait leur entrée dans les maisons de la Légion d’honneur. Les élèves qui se préparent aux examens sont forcées de prendre, sur les heures de récréation, le temps qu’exige ce supplément d’instruction. Aussi, à l’heure du repos, on ne voit, sur la grande pelouse de Saint-Denis, que les plus petites filles ; les grandes sont au cours ou à l’étude. Il faut convenir, toutefois, que leur santé ne paraît pas s’en ressentir. Elles ont toutes bonne apparence, et, lorsque j’ai visité ces maisons, les infirmeries étaient à peu près vides. Quant à la mortalité, il n’y a pas à en parler. En dehors des petites épidémies, dont aucun établissement de ce genre n’est exempt et qui s’observent quelquefois à Saint-Denis, rien n’est plus rare qu’un décès parmi les jeunes filles de ces écoles. Ce sont, en somme, d’excellentes maisons d’éducation, auxquelles on ne peut reprocher que d’avoir cédé trop facilement aux entraînemens de la pédagogie moderne, et d’avoir perdu de vue les vieilles et sages traditions de Napoléon Ier et de Mme Campan. Aussi, lorsqu’on a appris, dans les familles de militaires et de marins, que la commission du budget proposait de les supprimer et de les remplacer par des bourses dans les lycées de filles, cette nouvelle y a produit une véritable consternation. Elles espèrent aujourd’hui que les chambres refuseront de s’associer à cette mauvaise pensée et qu’elles ne consacreront pas, par leurs votes, une mesure que les légionnaires considéreraient comme une spoliation.

L’impression qui se dégage de la visite de tous ces établissemens, de l’étude de tous ces programmes, est parfaitement nette pour les personnes qui n’ont ni préventions ni parti-pris. C’est que l’éducation des filles réclame, comme celle des garçons, une réforme radicale. Dans l’une comme dans l’autre, la santé et le développement physique des enfans ont été sacrifiés à une instruction de mauvais aloi et à la conquête de brevets inutiles. On a fait, depuis quinze ans, des efforts considérables pour perfectionner l’enseignement, pour porter au même niveau l’instruction des deux sexes ; mais, en consacrant ainsi leur égalité, au point de vue moral et intellectuel, on a complètement oublié qu’ils n’avaient ni les mêmes aptitudes ni la même mission. On leur a imposé des programmes aussi touffus et des diplômes équivalens. Il en est résulté, pour celles qui ont voulu prendre les examens au sérieux, une fatigue que le sexe féminin supporte encore plus difficilement que l’autre. Cette vie de labeur forcé, à l’âge où la constitution de la femme subit une transformation complète, exerce une influence fatale sur sa vie tout entière, et les résultats s’en feront plus vivement sentir, à mesure que les générations ainsi élevées arriveront à la maturité de la vie. Il est à craindre que le nombre des mères chétives, valétudinaires, incapables de donner le jour à des enfans robustes, de les bien nourrir et de les bien élever, n’aille en s’accroissant d’année en année. C’est un péril auquel il est temps d’aviser.

Les réformes à réaliser sont les mêmes que celles que j’ai signalées en parlant de l’éducation des garçons. La première, celle qui s’impose le plus impérieusement, c’est la réduction des programmes. Parmi les choses qu’on enseigne aux jeunes filles, il y en a la moitié qui ne leur servira jamais à rien; il en est qu’il est ridicule de leur apprendre et d’autres qu’il est inconvenant de mettre sous leurs yeux. J’ai professé l’anatomie pendant de longues années, j’ai passé une bonne partie de ma vie dans les amphithéâtres, et je suis blasé sur les choses qu’on peut y voir; je n’en ai pas moins éprouvé un sentiment pénible en trouvant, dans toutes les maisons d’éducation, des squelettes d’animaux et des mannequins anatomiques entre les mains de jeunes filles de quinze ou seize ans. Ce sont là des choses dont on devrait leur épargner la vue. Il faut leur accorder, comme aux garçons, plus de temps pour les récréations, leur imposer la vie au grand air, et tâcher de leur inspirer le goût des jeux et des exercices qui demandent de la force ou de l’adresse.

Enfin il est indispensable de soustraire à la tyrannie des brevets les jeunes filles appartenant aux familles riches, et de tâcher d’en dégoûter celles des classes pauvres, en leur montrant ce qu’il faut endurer de fatigues pour les obtenir et le peu de profit qu’on en retire, lorsqu’on leur a sacrifié sa santé et les plus belles années de sa vie.


JULES ROCHARD.

  1. L’Education hygiénique et le Surmenage intellectuel. (Revue du 15 mai 1887.)
  2. Lettres sur l’éducation des filles et sur les études qui conviennent aux femmes dans le monde, par Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans. Paris, 1879.
  3. L’Abbaye-au-Bois, les Oiseaux et le Roule.
  4. Communication de M. Lagneau à l’Académie de médecine. (Séance du 14 septembre 1886.
  5. L’Enseignement secondaire des filles, par M. Octave Gréard, membre de l’Institut, vice-recteur de l’Académie de Paris.
  6. Pour les maisons d’éducation de la Légion d’honneur, voir Jules Delarbre, trésorier-général des Invalides : la Légion d’honneur, histoire, organisation, administration. (Chap. XX, Revue maritime et coloniale, 1886 et 1887.)