L’Éducation des Femmes

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L’Éducation des Femmes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 48-85).
L'EDUCATION DES FEMMES

I. Mémoire sur l’enseignement secondaire des filles, par M. Gréard, membre de l’Institut, vice-recteur de l’Académie de Paris, 3° édition. — II. L’Enseignement supérieur des femmes, discours inaugural par M. Louis Trasenster, recteur de l’Université de Liège.

La question de l’éducation des femmes a pris dans ces derniers temps une importance considérable. Un projet de loi sur l’enseignement secondaire des jeunes filles, présenté par M. Camille Sée, a été voté par les deux chambres. Le conseil supérieur de l’instruction publique a tracé le plan d’études de cet enseignement et il en a rédigé les programmes. Un certain nombre d’établissemens sont déjà ouverts ; d’autres, en plus grand nombre, sont en préparation. M. Gréard, membre de l’Institut, vice-recteur de l’Académie de Paris, dans un rapport dont nous parlerons plus loin en détail, nous a exposé l’état de la question avec l’historique savant des théories et des actes qui ont précédé et préparé le mouvement actuel. En même temps, par une rencontre intéressante et significative, un savant éminent de la Belgique, M. Louis Trasenster, recteur de l’université de Liège, consacrait à l’enseignement supérieur des femmes un important discours à l’ouverture des cours de l’université. En France, le succès croissant des cours de la Sorbonne, fondés par M. Duruy, prouvait par l’expérience même l’efficacité et l’utilité de cet enseignement, et par une pratique de plus de dix-huit années, répondait à toutes les objections alarmistes qui avaient été soulevées à l’origine contre ces cours et qui se renouvellent aujourd’hui avec la même exagération contre les cours nouveaux. Disons aussi que tout ce mouvement a été en grande partie commencé et provoqué par les jeunes filles elles-mêmes, qui, par leur empressement à rechercher des examens dont souvent elles ne songent à tirer aucun parti, ont tenu surtout à témoigner de leur curiosité pour l’étude et de leur ardeur au travail. Parmi les jeunes filles qui se présentent pour obtenir le brevet de capacité de l’enseignement primaire, M. Gréard nous apprend que le quart à peine se destine aux écoles ; en supposant qu’il y en ait encore un quart qui se consacre à l’enseignement libre, et pour lesquelles ce brevet soit une garantie et une recommandation, il en reste au moins la moitié qui ne poursuivent autre chose dans l’examen que la constatation officielle des résultats de leurs efforts. Ajoutez-y celles qui recherchent les examens supérieurs (baccalauréat ès-lettres et ès-sciences, doctorat en médecine), et on arrive à cette conclusion que ce sont les femmes elles-mêmes, qui, spontanément, et pour satisfaire à une curiosité légitime, se sont portées aux études. C’est là un symptôme remarquable, que l’état ne pouvait négliger, et dont il s’est heureusement inspiré dans les récentes créations. Pour compléter tous les faits qui témoignent du mouvement d’opinion que nous signalons, rappelons qu’une Revue de l’enseignement secondaire des jeunes filles a été fondée cette année sous la direction de M. Camille Sée, le promoteur et le rapporteur de la loi à la chambre des députés. Avant d’examiner la question en elle-même, résumons d’abord les deux rapports publiés en même temps l’un sur l’enseignement supérieur, l’autre sur l’enseignement secondaire des filles, par le recteur de l’Université de Liège et par le recteur de l’Académie de Paris[1].


I

Le travail de M. Trasenster n’est pas un mémoire, mais un simple discours inaugural prononcé à la séance de rentrée de l’université de Liège : ce discours comprend un grand nombre de faits intéressans et des vues élevées sur l’enseignement supérieur des femmes. C’est en Russie que paraît avoir commencé cette espèce de révolution qui a ouvert aux femmes l’accès des facultés et de l’enseignement supérieur. On avait créé pour elles une faculté de médecine spéciale. Dans une période de sept ans, 959 femmes s’étaient présentées aux examens de cette faculté ; 718 avaient été reçues. Le professeur de Cyon déclare que les femmes sont très propres aux recherches microscopiques et même anatomiques. Les professeurs ; ont constaté que les étudiantes en général se sont élevées à la même hauteur que les hommes. Le conseil des professeurs, consulté, a été d’avis d’attribuer aux élèves femmes les mêmes titres et les mêmes droits qu’aux hommes. M. de Cyon atteste que les femmes médecins rendant les plus grands services dans les campagnes ; plusieurs se sont engagées dans le service médical de l’armée lors de la guerre contre la Turquie. Cette faculté, qui fonctionnait si bien et donnait des résultats si satisfaisans, a été supprimée, mais des cours littéraires et scientifiques, qui formaient une sorte d’université à l’usage des femmes, ont été maintenus. Dans l’année 1881, le nombre des étudiantes dans cette petite université s’est élevé à 938. Les études sont de quatre ans, et il y a eu, cette année même, une première distribution de diplômes, au nombre de 163. Si de la Russie nous passons en Suisse, nous rencontrons des faits analogues. À Zurich, il existe une faculté de médecine suivie par les femmes. Trois dames, dans cette même ville, pratiquent la médecine avec une nombreuse clientèle. En 1881, il y a eu 11 élèves femmes suivant les cours de la faculté de médecine et 9 ceux de la faculté de philosophie (c’est-à-dire des lettres). À Berne, on en a compté 30 (dont 27 en médecine et 3 en philosophie). On cite une jeune fille qui a obtenu le titre de docteur en droit. À Genève, en 1881, l’université comptait 53 noms de jeunes filles, surtout pour les lettres. Nous voyons également en Angleterre les mêmes tendances se manifester[2]. Une charte de 1867 a conféré à l’université de Londres le droit de décerner aux femmes des degrés dans les sciences et dans les lettres. À l’University-College, des femmes sont admises à tous les cours. Il en est de même à Cambridge, mais avec l’autorisation des professeurs. Il y a des collèges à Girton et à Newnham-Hall, dirigés par des dames, pour recevoir des élèves du sexe féminin. L’enseignement y dure quatre ans, et les cours sont donnés par les professeurs de l’université. En 1878, il y avait plus de 100 étudiantes à Cambridge. Mlle Gladstone, la fille du premier ministre, a subi les examens scientifiques de cette université. À Londres, en 1872, il a été créé une école médicale complète ouverte aux femmes. En 1877, le comité de cette école obtint la faculté de donner l’enseignement clinique au Royal Free Hospital, non fréquenté par les étudians. Malgré l’opposition de l’université de Londres, le conseil académique donna l’autorisation de subir devant cette université les examens professionnels. Depuis 1874, 100 étudiantes sont entrées à la nouvelle école ; 26 dames aujourd’hui sont admises à la pratique médicale. Plusieurs dames font partie des professeurs de l’école. En 1881, c’est une étudiante qui a obtenu devant l’université la médaille d’or pour l’anatomie. Mais c’est surtout aux États-Unis que l’instruction supérieure des femmes a pris la plus grande extension. On comptait, ces dernières années, dans l’état de New-York, 390 femmes pratiquant la médecine. Un collège spécial, Vassar-College, comprend 400 jeunes filles. Le programme des études y correspond à notre enseignement des facultés de lettres et de sciences. L’université de Michigan compte 500 femmes sur 1,500 élèves. À Philadelphie, il y a une faculté de médecine pour les femmes. On cite des personnes qui, à Philadelphie et à New-York, gagnent de 80,000 à 100,000 francs par an par leur clientèle. En Allemagne, les universités ne sont pas favorables à l’enseignement supérieur des femmes. Quelques facultés cependant leur ont été ouvertes, et l’université de Goettingue a distribué des diplômes. À Munich, en 1878, des cours scientifiques ont été ouverts pour les jeunes filles. En Suède, les universités sont beaucoup plus libérales. Une ordonnance royale de 1870 a permis la carrière de la médecine aux femmes. En Italie, l’université de Bologne leur a été ouverte. À Paris, il en a été de même. Depuis 1870, les cours des facultés des lettres, des sciences et de médecine ont admis les femmes, qui, depuis longtemps, pouvaient fréquenter les cours du Collège de France. Plusieurs jeunes filles ont pris des grades. De 1861 à 1882, il a été décerné aux femmes à9 diplômes de baccalauréat ès-lettres, 32 ès-sciences, 2 de licence ès-lettres, 3 de licence ès-sciences, 21 diplômes de doctorat en médecine, 1 d’officinat de santé, 1 de pharmacie, enfin 29 brevets de capacité d’enseignement secondaire spécial[3], en tout : 138 diplômes. M. Trasenster termine son discours par l’exposé de l’état actuel de la question en Belgique. Il appuie de toute son autorité de savant et de sa longue expérience de professeur le principe de l’accès des universités aux femmes. C’est dans ce dessein même et pour accélérer le mouvement qu’il a choisi cette question pour le sujet de son rapport. Il invoque surtout cet argument que l’éducation des hommes dépend de l’éducation des femmes. On a souvent remarqué que la plupart des hommes supérieurs ont eu des mères distinguées. C’est la mère qui inspire à l’enfant les sentimens qui en feront un homme. Il déplore l’oisiveté et le vice ou se consument tant de jeunes gens de la classe élevée, et il dénonce avec énergie ces vices qui sont un argument si puissant entre les mains des sectes socialistes. Des mères plus sérieuses et plus instruites ne supporteraient pas chez leurs fils de pareils travers, et ne donneraient pas leurs filles, en raison uniquement de leur fortune, à des gendres d’une telle inutilité. On craint que la science des femmes ne dégénère en pédanterie ; mais est-ce que la piété ne dégénère pas quelquefois en bigotisme, et la grâce en minauderie ?

M. Louis Trasenster invoque une haute autorité en faveur de ces principes : c’est celle de l’évêque d’Orléans, M. Dupanloup, qui, sur la question de l’éducation des femmes, a soutenu les principes les plus libéraux et les plus généreux. C’est à peine si nous-mêmes oserions parler avec cette liberté. Il faut être évêque pour avoir le droit d’écrire les paroles suivantes : « Qu’on ne s’y trompe pas : des principes rigides avec des occupations futiles, de la dévotion avec une vie purement matérielle et mondaine font des femmes sans ressources pour elles-mêmes, et quelquefois insupportables à leurs maris et à leurs enfans. » Il dit encore : « La vérité pénible que je veux dire, c’est que l’éducation, même religieuse, ne donne pas toujours, donne trop rarement aux jeunes filles et aux jeunes femmes l’amour du travail. J’attribue cet éloignement pour le travail d’abord à l’éducation qu’on leur donne, légère, frivole et superficielle, quand elle n’est pas fausse, et ensuite au rôle qu’on leur fait dans le monde, à la place qu’on leur réserve dans les familles, même dans les familles chrétiennes. On veut que les femmes n’étudient pas ; elles ne veulent pas non plus qu’on étudie autour d’elles. On veut qu’elles ne fassent rien ; elles ne veulent pas non plus qu’on travaille ; elles n’encouragent au travail ni leurs maris ni leurs enfans… Tant que les femmes ne sauront rien, elles voudront des hommes inoccupés ; et tant que les hommes ne se décideront pas au travail, ils voudront des femmes ignorantes et frivoles[4]. » Je regrette que ces hautes et fortes paroles n’aient pas été citées à la chambre des députés dans la discussion du dernier projet de loi. Elles eussent prouvé aux uns que l’instruction des femmes n’est pas nécessairement une œuvre athée, aux autres qu’on peut être évêque avec des idées libérales et progressives : on y eût profité des deux côtés.

De l’enseignement supérieur des femmes passons à l’enseignement secondaire des jeunes filles, c’est-à-dire du rapport de M. Trasenster au rapport de M. Gréard. Cet éminent administrateur a consacré successivement à toutes les parties de l’enseignement (enseignement primaire, enseignement secondaire classique, enseignement secondaire spécial), un ensemble de rapports aussi remarquables par la précision technique que par l’élégance et la pureté de la forme, aussi riches d’érudition que de doctrine, et dont la réunion constituerait un ouvrage vraiment classique pour les éducateurs de tous les degrés. Dans toutes ces questions, M. Gréard s’est toujours placé du côté du progrès, mais avec tant de tact et de mesure, que l’on est étonné et charmé à la fois de trouver chez lui la raison si libérale et le progrès si sage. À tous ces rapports vient s’ajouter aujourd’hui le nouveau rapport sur l’enseignement des filles, qui est peut-être le plus remarquable de tous et, en tout cas, le plus agréable. Il contient à la fois l’histoire des faits et l’histoire des idées, et de ce simple historique, sans soutenir aucune thèse, l’auteur fait ressortir la nécessité du nouvel enseignement.

La révolution ne s’est pas intéressée beaucoup à l’éducation des filles. Elle l’a laissée en dehors de ses créations et de ses projets. Sous le consulat, Fourcroy déclarait, dans un rapport de 1802, que « la loi ne s’occupe pas de l’éducation des filles. » Un rapport de vendémiaire an ix nous apprend qu’à cette époque, il n’y avait à Paris que vingt-quatre écoles de filles, et encore sans élèves, sans livres, sans mobilier. Voilà pour l’instruction primaire. Quant à l’instruction secondaire, elle était encore plus abandonnée. C’est à Mme Campan que revient l’honneur, après la révolution et sous le premier empire, d’avoir donné l’élan à l’enseignement des femmes. Sous son impulsion et à l’imitation de ses efforts, de nombreux pensionnats secondèrent, et les couvens, supprimés par la révolution, commencèrent à se rouvrir. L’éducation de ce temps, nous dit M. Gréard, avait pour principal caractère la frivolité : « Les représentations scéniques, le jeu, la danse y tenaient une grande place, la plus grande peut-être. » Mme de Genlis, chargée de l’inspection des écoles publiques, réussit à faire corriger un certain nombre d’abus. C’est vers cette époque que se place la création des maisons de la Légion d’honneur : Saint-Denis, Écouen ; et ce fut Mme Campan qui en rédigea les statuts. Quelques autres personnes s’appliquèrent, à cette époque, à cette œuvre de restauration intellectuelle pour les femmes : Mme Maisonneuve, Mlle Sauvan, parmi les laïques ; Mme Barat, fondatrice du Sacré-Cœur, parmi les congréganistes. De 1815 à 1820, la législation commença à s’occuper de ces divers établissemens et à les distinguer en différentes classes : écoles, pensions, institutions. Un brevet de capacité était institué pour les écoles primaires ; avec quelques matières de plus, il ouvrait l’enseignement dans les pensions ; un diplôme supérieur était imposé aux institutrices. Ces premières règles furent développées et systématisées dans l’excellente ordonnance du 7 mars 1837, qui fut, dit M. Gréard, la première charte de l’enseignement secondaire des filles. Sous l’impulsion de cette législation et de l’esprit libéral qui régnait alors, l’éducation des filles fit, sous le gouvernement de juillet, de rapides progrès. En 1845, dit le rapport, on comptait dans le département de la Seine 253 pensionnats ; en 1846, il y en avait 266, plus 20 couvens. Les maisons laïques comptaient 13,484 élèves ; les maisons ecclésiastiques en comptaient 1,600, en tout 15,000 élèves. En même temps, un nouveau système d’enseignement pour les filles venait faire concurrence à celui des pensionnats et des institutions. C’est le système des cours, introduit jadis par l’abbé Gaultier, mais dont le principal restaurateur et réformateur a été Alvarès Lévi. On sait quel succès ces cours ont obtenu dans la bourgeoisie parisienne. Un grand mouvement d’opinion favorisait et accélérait ce progrès. Une Revue pour l’enseignement des femmes discutait toutes les questions que soulève la matière. On commençait à demander l’intervention de l’état et à propager l’idée de « collèges de filles semblables en tout aux collèges de garçons pour l’établissement et la durée des études[5]. » On attribue même à M. de Salvandy la pensée d’un projet de ce genre.

« La loi du 15 mars 1850, dit M. Gréard, arrêta court tout cet élan. L’atteinte fut d’autant plus funeste qu’elle parut portée au nom de la liberté. Le règlement du 7 mars 1847 constituait quatre degrés d’instruction pour les filles : les écoles primaires élémentaires, les écoles primaires supérieures, les pensions et les institutions. Toute cette hiérarchie si laborieusement construite fut en un instant déconcertée et brisée. On confondit dans une même appellation et sous une législation commune les écoles, les pensions et les institutions. On supprima les degrés auxquels elles répondaient, les brevets qui les représentaient. Avec le brevet de capacité, le brevet simple ou même avec la lettre d’obédience, chacun eut le droit de tout enseigner. L’examen lui-même avait été abaissé : sauf à Paris, la littérature avait été exclue du brevet complet de capacité. On avait retranché également l’exposition des principes d’éducation et des méthodes d’enseignement. » En même temps que la loi de 1850 abaissait systématiquement le niveau de l’enseignement et que la réaction religieuse favorisait l’éducation ecclésiastique aux dépens de l’éducation laïque, des causes économiques d’un autre genre agissaient dans le même sens et frappaient les grands pensionnats. La crise des loyers rendait impossibles les maisons d’éducation laïques, et les maisons religieuses restaient presque seules en possession de l’enseignement. Sans la concurrence des cours, dont chacun sait les imperfections et les lacunes, il n’y aurait plus eu en France pour l’éducation des femmes d’autre éducation que l’éducation ecclésiastique. Tel était l’état des choses en 1867, lorsque M. Jules Simon, au corps législatif, commença à réclamer le concours de l’état. Vers la même époque, M. Victor Duruy, à qui on doit tant d’importantes créations, suscita des cours universitaires qui soulevèrent alors les mêmes réclamations et les mêmes protestations que la réforme actuelle. Parmi les cours institués à cette époque pour répondre à l’appel du ministre, un certain nombre subsistent encore aujourd’hui ; surtout les cours de la Sorbonne sont restés en faveur et jouissent d’une grande prospérité. On peut dire seulement qu’ils répondent plutôt à l’enseignement supérieur qu’à l’enseignement secondaire. On voit la suite des faits qui a amené la législation récente, laquelle consiste à ouvrir au nom de l’état des lycées de jeunes filles. Cette institution, neuve en France, avait pour elle l’exemple d’un grand nombre de pays étrangers, et, à ce titre, ce n’est pas même une innovation.

Voilà pour l’historique des faits : résumons également, d’après M. Gréard, l’historique des opinions et des doctrines. L’auteur rattache cet historique à trois points principaux : le mode d’éducation applicable aux filles (éducation publique ou privée) ; la matière et les programmes des cours ; le but et l’esprit de l’enseignement.

Sur le premier point, il ne faut pas oublier que le seul mode d’éducation publique qui existât dans l’ancien régime, c’étaient les couvens ; la question de l’éducation publique se compliquait donc de celle de l’éducation ecclésiastique ; et, la plupart du temps, surtout chez les philosophes du XVIIIe siècle, éducation privée ne signifie pas autre chose qu’éducation laïque. On ne peut se figurer aujourd’hui ce qu’était l’éducation des filles dans les maisons religieuses sévères du XVIIe siècle, par exemple, à Port-Royal. On n’y apprenait autre chose que le catéchisme, la lecture, l’écriture et un peu d’arithmétique. Tout le reste du temps était consacré à des exercices de piété : on passait d’une oraison à une méditation, d’une méditation à une instruction ; les enfans ne devaient jamais parler qu’à voix basse, accompagnées de religieuses, marchant à distance les unes des autres pour ne pas communiquer ensemble. Une éducation aussi absurde n’était pas celle de tous les couvons ; il y avait, comme de nos jours, des couvens mondains dont Fénelon se plaignait. Mme de Maintenon eut le mérite de ramener quelque lumière, quelque grâce, quelque sérieux dans cette éducation, tantôt fanatique, tantôt superficielle. C’était une grande institutrice. Elle éloignait les dévotions exagérées : « L’institut, disait-elle, n’est pas fait pour la prière, mais pour l’action. » Elle avait interdit à ses maîtresses l’habit monastique ; elle voulait faire de Saint-Cyr une sorte de collège. M. Gréard dit avec raison qu’elle a été la première institutrice laïque. Au XVIIIe siècle, un écrivain remuant et fécond qui a enfanté je ne sais combien de projets de toute sorte, les uns chimériques, les autres réalisés depuis, l’abbé de Saint-Pierre, concevait déjà le projet d’un grand collège de filles et se plaignait qu’elles n’eussent d’autre éducation que celle du couvent. Fénelon, de son côté, et, après lui, son élève, Mme de Lambert, soutenaient l’excellence de l’éducation privée. Tout le XVIIIe siècle suit la même direction, par défiance contre les couvens. On signalait ce qu’il y a de contradictoire dans une éducation de cloître pour préparer à la vie mondaine ; on signalait aussi l’opposition des couvens et de la famille, la défiance et l’éloignement que l’on inspirait aux enfans à l’égard de leurs parens. A Saint-Cyr même, dont nous avons reconnu l’esprit libéral, les enfans ne voyaient leurs parens que quatre fois par an, pendant une demi-heure chaque fois, et en présence d’une maîtresse ; les modèles des lettres des enfans aux parens étaient tout faits d’avance ; nul rapport spontané et libre entre les parens et les enfans. Ces objections étaient en grande partie fondées : de là la préférence donnée à cette époque à l’éducation privée. Mais, dit avec raison M. Gréard, l’éducation privée ne peut être qu’un privilège. Elle demande une aisance et un loisir que toutes les mères ne peuvent avoir, et elle se réduit le plus souvent à l’absence même de toute instruction. M. Gréard conclut sur ce premier point, en montrant que la loi nouvelle a été le résumé et l’expression de toutes les discussions précédentes. « La règle d’études qu’elle propose, dit-il, est un libre idéal que l’on peut poursuivre dans la famille. Loin d’enlever la jeune fille à la mère, le législateur l’engage à en conserver la garde. Par la création des externats il leur offre un concours qui allège le poids de leurs devoirs, sans les dégager d’aucune responsabilité. S’il laisse le pensionnat s’établir pour répondre à d’impérieux besoins, c’est à la condition d’en faire reposer la charge morale sur les autorités locales que leur voisinage et leur intérêt immédiat rendent propres à y exercer une certaine vigilance. Quels que doivent être les effets de ces prescriptions, on ne peut en méconnaître la sagesse. »

Le second point concerne le programme et la matière de l’enseignement. Ici la difficulté est de distinguer avec quelque netteté l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire. Au XVIIe siècle, l’enseignement des filles était réduit au niveau le plus élémentaire. L’abbé Fleury se plaignait de cette pauvreté et il est un des premiers qui aient proposé pour les femmes un programme un peu plus élevé ; mais ce programme est encore singulièrement étroit. Il en retranche, par exemple, la littérature et l’histoire, c’est-à-dire tout ce qui fait l’âme et la vie d’une éducation féminine. On y remarquera cependant quelques vœux, auxquels le nouveau programme s’est efforcé de satisfaire : à savoir des notions d’économie domestique, d’hygiène et de jurisprudence. Fénelon va plus loin que l’abbé Fleury ; il permet la lecture des livres profanes qui n’excitent pas les passions, les histoires grecque et romaine ; là les jeunes filles verront des prodiges de courage et de désintéressement ; il recommande « qu’on ne leur laisse pas ignorer l’histoire de France, qui a aussi ses beautés. » On remarquera ce qu’il y a d’étrange dans cette manière permissive de recommander l’histoire de France. Il interdit l’italien et l’espagnol, qui ne servent guère qu’à lire « des livres d’amour, » mais il ne proscrit pas absolument le latin. Il y avait là, pour le temps, un programme relativement large et élevé. Le programme de Saint-Cyr est plus terre à terre. Point de latin, ni de langues étrangères ; peu de lecture. De l’histoire juste ce qu’il en faut a pour ne pas confondre un empereur romain avec un empereur de la Chine. » Mme de Lambert est plus libérale et plus hardie. Il est vrai qu’elle s’adresse aux filles de qualité. Elle proteste contre Molière, qui peut-être, en effet, lorsqu’on suit cet historique, ne paraît plus avoir eu, dans les Femmes savantes, aussi raison que nous sommes habitués à le croire. Il pourrait bien avoir pris le mauvais côté de la question, et pour condamner quelques excès, compromis la cause du progrès sérieux. Mme de Lambert défend un programme aussi sage qu’élevé. Elle se borne aux connaissances utiles. Elle aime l’histoire grecque et l’histoire romaine, qui nourrissent le courage par l’exemple des grandes actions ; elle exige l’histoire de France avec plus d’insistance que Fénelon : « Il n’est pas permis d’ignorer l’histoire de son pays. » Elle n’interdit même pas la philosophie si les élèves en sont capables. L’abbé de Saint-Pierre ajoute à ce programme un élément nouveau : quelque connaissance des sciences. Il demande qu’on apprenne aux filles « un peu d’astronomie, un peu de la connaissance de la machine du corps des animaux, quelque chose sur les causes de plusieurs effets naturels, la pluie, la grêle, le tonnerre. » Dans le plan de Mme Campan on voit aussi une certaine part faite aux sciences, à savoir : la cosmographie et la botanique usuelle. L’histoire et la géographie y sont mentionnées sans aucune restriction, et par conséquent, il s’agit de la géographie universelle et de l’histoire universelle ; mais la littérature et les langues vivantes sont complètement exclues. Tel était le plan d’études des maisons de la Légion d’honneur jusqu’à ces dernières années. On voit combien il était loin de répondre à l’idée d’un véritable enseignement secondaire. Mme Necker de Saussure, dans son plan d’études idéal, nous offre des vues bien plus étendues. Elle y réunit les sciences, les langues, l’histoire, la littérature et les arts. Mme de Rémusat demande que l’éducation des filles se rapproche davantage de celle des garçons. « Cette règle, dit M. Gréard, est devenue celle de tous les programmes d’études énumérés depuis cinquante ans. Les pays où l’éducation des filles est le plus en honneur n’en ont pas d’autre. Morale, langue nationale et langues vivantes, histoire, géographie, arithmétique, élémens de géométrie, sciences physiques et naturelles, économie domestique et droit usuel, dessin, musique et gymnastique : tel est l’ensemble des connaissances plus ou moins développées qui, chez tous les peuples dont nous sommes entourés, constituent le fond commun. La loi du 21 décembre 1880 n’a fait que l’adopter. »

Reste une dernière question toute philosophique : c’est la question de l’intelligence de la femme et de sa comparaison avec celle de l’homme. M. Gréard nous donne le résumé curieux et piquant de cette vieille querelle, qui dure encore. Au XVIIe siècle, ce sont deux femmes, comme il est naturel, qui soutiennent la doctrine de l’égalité des sexes : Mlle de Gournay et Anna Schurmann. A côté d’elles l’auteur évoque surtout le nom peu connu d’un théologien protestant du XVIIe siècle, Poullain de La Barre, dont les Discours et Entretiens, plusieurs fois réimprimés, parurent dix-huit mois après les Femmes savantes. Dans ces discours, l’auteur soutient qu’à égalité de nature doit correspondre égalité d’éducation. Il admet que, pour l’homme, il n’y a pas de plus grande jouissance que de connaître et que cette jouissance doit être la même pour les deux sexes. Suivant lui, les défauts imputés aux femmes, babil, artifice, médisance, coquetterie sont les résultats de l’éducation de couvent. Il conçoit le plan d’un établissement destiné à former des gouvernantes et des institutrices ; il indique les moyens de recrutement, les livres, les méthodes : on se croirait dans nos écoles normales. Il conclut qu’il n’y a pas de science dont la femme ne soit capable ; il va même plus loin, et demande, que, possédant, la science au même degré que l’homme, elle puisse comme lui « remplir les dignités ecclésiastiques, être générale d’armée, exercer les charges de judicature. » Si la thèse de l’égalité a des défenseurs paradoxaux, celle de l’infériorité en a aussi qui ne le sont pas moins. On regrette d’avoir à compter J.-J. Rousseau parmi ceux-là. On devait sans doute s’attendre de sa part à quelque paradoxe, mais on eût mieux aimé le voir parmi ceux qui exagèrent que parmi ceux qui rabaissent le rôle de la femme. Selon Rousseau, l’éducation des femmes doit être toute relative aux hommes : leur rôle unique est de plaire. Jusqu’à son mariage, Sophie n’a rien appris, rien lu « qu’un Barème ou un Télémaque qui lui est tombé entre les mains. » Il affirme que « toute fille lettrée restera fille tant que les hommes resteront sensés. » Dans cet aphorisme de Rousseau, qui serait, s’il était vrai, d’un fâcheux augure pour nos nouveaux lycées, on surprend le souvenir et la secrète apologie de son triste mariage. C’est Emile qui instruit sa femme. Il lui apprend surtout l’obéissance ; mais s’il faut en croire la suite de l’Emile, cette éducation n’aurait pas trop bien tourné. De nos jours, poussant à l’extrême les idées de Rousseau, un socialiste célèbre, Proudhon, réduisait le rôle de la femme au plaisir et à la domesticité. Plus récemment encore les deux points de vue, avec leurs excès respectifs, ont été défendus en Angleterre et en Allemagne par Stuart Mîll et par Schopenhauer. Stuart Mill soutient la thèse de l’égalité absolue des hommes et des femmes. Il reproche aux hommes d’avoir réglé toutes les conditions de la vie sociale de manière à éteindre chez la femme la pensée même de l’affranchissement. Pour maintenir la femme dans son rôle « d’odalisque et de servante, » on invoque l’infirmité de sa nature, l’impossibilité pour elle de supporter la fatigue, son défaut d’originalité. Mais sa faiblesse physique vient de ce qu’elle est élevée en serre chaude ; son défaut de génie vient de la médiocrité de son éducation. M. Mill pousse à l’extrême, comme Poullain de La Barre, la doctrine de l’égalité des sexes : « Élevez-les comme l’homme disait-il, elles pourront faire tout ce que font les hommes. » À cette doctrine égalitaire s’oppose la doctrine cynique et brutale du philosophe de Francfort, Schopenhauer. Pour lui, les femmes sont de grands enfans ; la femme est myope par l’intelligence. Elle a tous les vices : l’injustice, la dissimulation, l’ingratitude, le manque de foi. L’éducation n’y fera rien, c’est une infériorité de nature ; c’est le numéro deux de l’espèce humaine. Les femmes sont faites pour le travail et la sujétion. La vraie forme du mariage, c’est la polygamie. Entre les nobles excès de Stuart Mill et les basses inepties de Schopenhauer, il y a heureusement place pour une vérité moyenne qui relève l’honneur et la dignité des femmes sans identifier leur rôle à celui des hommes : car il y aura toujours une différence que nulle éducation ne peut effacer et qui suffit à diversifier les rôles. On a assez à faire pour élever l’éducation des femmes jusqu’au niveau qu’elle comporte sans être obligé de soutenir l’identité absolue des destinations entre les deux sexes. Cette vérité moyenne, M. Gréard l’exprime avec un tact supérieur et une délicatesse de touche pleine de charmes : « Nous ne sommes plus au temps, dit-il, où l’on se demandait si la femme a une âme, ou si l’âme de la femme ne diffère pas de celle de l’homme. Ce qui est incontestable c’est que ni leur destination n’est la même, ni leur nature. Or, le but de l’éducation, c’est le perfectionnement dans l’ordre de la nature. Fortifions donc la raison qui est le bien commun, mais sans porter atteinte aux dons qui lui sont propres. Toutes ses faiblesses ne sont pas des défauts, de même que toutes nos énergies ne sont pas des vertus. La femme l’emporte par ses qualités natives. Son instinct la guide parfois aussi heureusement que la plus rigoureuse logique ; au bon sens le plus solide elle sait allier les grâces légères. Elle a la finesse, l’élan, le charme : ce sont là des richesses incomparables dont il n’est besoin que de diriger et de perfectionner l’emploi. Dans une page pleine d’humour, M. Herbert Spencer figure l’éducation du passé, qu’il appelle « décorative » sous les traits d’une poupée revêtue d’oripeaux et se mouvant par ressorts. Nous aimons à nous imaginer celle qu’il s’agit de créer sous la figure de ces statues antiques que Fénelon représente dans toute la sève de la vie, le port élégant et ferme, la démarche modeste et aisée, le front éclairé par la pensée, le sourire aux lèvres. »


II

A la suite des savans et judicieux écrivains dont nous venons d’analyser les intéressantes études, que l’on nous permette à notre tour d’aborder la question telle qu’elle se présente aujourd’hui, telle qu’elle a été posée par la loi récente qui a décidé l’établissement des lycées de jeunes filles. Cette question se divise elle-même en trois ; une question de principe : Faut-il instruire les femmes ? — une question d’application : L’état doit-il se charger de cette instruction ? — une question d’exécution : Le plan d’études et les programmes récemment votés par le conseil supérieur de l’instruction publique répondent-ils à l’idée qu’on doit se faire aujourd’hui de l’éducation des femmes ? Examinons d’abord la question de principe.

Quelques personnes amies de l’instruction et de la distinction d’esprit chez les femmes sont cependant assez peu favorables à la grande innovation à laquelle nous assistons. Elles sont surtout préoccupées des excès ou des abus que cette innovation peut produire. Elles voient déjà des femmes savantes, des pédantes, des disputeuses, des libres penseuses, et, devant ces fâcheuses conséquences, elles aimeraient mieux peut-être qu’on eût laissé la question dormir et les choses aller comme auparavant. Bien de plus respectable que ces appréhensions, et elles sont même très utiles comme avertissemens pour ceux qui auront la responsabilité de cet enseignement nouveau. Mais nous pensons pour notre part qu’il y a lieu de passer outre, et que, tout en s’inspirant de ce qu’il peut y avoir de raisonnable dans ces critiques anticipées de ce qui n’existe pas encore, il faut faire ce qui est bon en soi sans se laisser arrêter par l’idée des excès possibles. Il n’y a pas un seul progrès dans le monde qui eût pu avoir lieu si l’on n’avait pensé qu’aux excès. S’il est une vérité démontrée par l’histoire, c’est que tout progrès se paie ; c’est qu’aucun bien ne se produit sans être accompagné d’un peu de mal ; chacun de nous le sait bien et en souffre pour les choses qui lui tiennent à cœur. Que nos pessimistes trouvent là un argument contre la vie humaine, contre la société, contre la Providence, c’est leur affaire ; mais ceux qui ne sont pas pessimistes ne doivent pas employer contre les choses qui leur déplaisent un argument qu’ils trouvent absurde contre les choses qui leur plaisent.

On craint deux choses dans l’instruction des femmes. On craint, d’une part que les hauteurs de la science ne les dégoûtent de leurs devoirs domestiques et de l’humble rôle de maîtresse de maison. On craint aussi que la sécheresse et la pédanterie de la science ne leur ôtent la grâce, l’agrément, la délicatesse qui font le charme de leur sexe. Il faut convenir que ces deux sortes de crainte sont d’un ordre un peu différent et ne vont pas nécessairement ensemble. Ce n’est pas précisément à titre de ménagère que la femme déploie ses grâces et ses agrémens ; c’est à titre de femme du monde ; et la femme du monde à son tour n’est pas toujours une bonne ménagère ; l’agrément n’est pas toujours un à l’utilité, ni l’utilité à l’agrément. On oublie que le ménage et la famille ont des ennemis bien plus dangereux que la science et l’instruction : ce sont les sens, l’imagination, et l’ennui. La frivolité suffit pour éloigner les femmes du foyer domestique, et l’ignorance se concilie très bien avec l’oubli des devoirs sérieux. Nos petites marquises, nos petites comtesses, telles qu’on les dépeint dans les romans à la mode, ne brillent pas sans doute par le goût de la vie domestique ; car, où trouveraient-elles le temps des charmantes intrigues que l’on nous décrit ? En tout cas, si elles tombent, ce n’est pas par amour de la chimie et de l’histoire de France, et l’on peut avoir des amans sans rien savoir du tout. Les Frou-Frous mêmes qui ne vont pas jusqu’à la faute n’en deviennent pas pour cela de bonnes mères de famille et de bonnes épouses. Elles sont charmantes, je le veux bien ; mais au moins accordera-t-on qu’il peut, y avoir un idéal supérieur, même pour les femmes françaises, quelque effort que fasse notre littérature pour prouver aux étrangers que nous n’en connaissons pas d’autres. Le bavardage à vide, la médisance, la toilette, les courses et la promenade ne sont peut-être pas toute la destinée des femmes ni la meilleure préparation à la gestion d’un budget domestique et à l’éducation des enfans. Il peut donc y avoir une ignorance qui éloigne du ménage autant et plus que la science elle-même.

Il y a également une ignorance qui éloigne de la grâce et du charme de la femme du monde, et qui réduit la femme à son rôle le plus vulgaire et le plus humble, très nécessaire sans doute, mais qui n’est pas non plus toute sa destinée. Racine, voulant faire pénitence pour avoir trop aimé la Champmeslé, épousa une bonne femme qui n’avait pas même lu ses tragédies : ce fut une excellente ménagère, une estimable mère de famille ; mais était-elle digne d’être la femme de Racine ? Combien de femmes, à force de se renfermer dans la vie domestique et de se réduire à n’être que leur propre servante, se rendent insupportables à leur mari ! Chez elles, ce n’est pas la science et la pédanterie, c’est l’ignorance qui détruit le charme de leur sexe et qui en fait de vulgaires cendrillons.

C’est donc une erreur de croire que l’instruction bien entendue soit nécessairement ennemie du rôle utile et du rôle charmant qui revient de droit à la femme. Nous croyons au contraire que c’est l’instruction qui, en corrigeant la frivolité de la femme du monde, pourra en faire une sérieuse ménagère, une bonne mère de famille ; et c’est aussi l’instruction qui, en élevant les idées de la ménagère, en fera une femme digne d’amour et de respect. Par cela seul qu’une femme a étudié et pensé, elle comprend le vide des plaisirs mondains ; mais elle comprend en même temps que le ménage n’est pas tout, qu’il doit y avoir place pour l’esprit, pour les arts, pour la lecture, enfin qu’elle ne doit pas être seulement la servante de son mari et la nourrice de ses enfans, mais la compagne de l’un et l’institutrice des autres.

D’où vient la crainte que l’on manifeste et quels sont ces excès dont on se préoccupe ? C’est que l’on voit, dit-on, quelques femmes, qui, parce qu’elles ont appris plus que les autres, s’en font un rôle, se transforment en Philamintes, tiennent des bureaux d’esprit, parient philosophie à tort et à travers. Il paraît même que ce mal est assez grave pour qu’on ait cru de voir recommencer à notre usage la comédie des Femmes savantes. On n’oublie qu’une chose, c’est que Molière, en combattant des excès, avait eu soin cependant, par la bouche de l’homme d’esprit de la pièce, homme du monde et homme de cour, de prévenir tout malentendu et de bien nous faire comprendre qu’il ne blâmait que les excès, mais non l’instruction elle-même ; et il résumait sa pensée dans ce vers célèbre qu’on ne saurait trop répéter parce qu’il dit tout ce qu’il faut dire, et qu’il est la solution de la question :


Je consens qu’une femme ait des clartés de tout.


Dans les nouvelles Femmes savantes au contraire, l’auteur ne fait aucune réserve, et ne nous dit point jusqu’à quel degré une femme doit être ignorante pour éviter d’être ridicule. Cependant, il est vrai de dire qu’il y a un excès à craindre et les avertisseurs sont dans leur droit en le dénonçant d’avance pour nous apprendre à l’éviter. Un spirituel écrivain a écrit au sujet des lycées de filles un article retentissant sous ce titre : la Fin d’un sexe. Il a eu bien raison : dans un temps de libre critique et de libre parole, où tout le monde parle à la fois, on ne peut faire écouter un sage avertissement qu’en lui donnant la forme d’un paradoxe et d’une hyperbole. Quand on parle au grand air, il faut enfler la voix ; il en est de même quand on parle à tout le monde. Le cri d’alarme de M. Weiss était donc très légitime en même temps que très amusant ; mais, tout en restant une voix prophétique qui doit nous empêcher de nous égarer, il ne doit pas néanmoins être pris à la lettre, et l’auteur lui-même bien entendu ne l’a pas pris ainsi.

On fait remarquer que les femmes ont su toujours avoir de l’esprit, de la conversation et du goût sans toutes ces études qu’on veut leur faire faire aujourd’hui. On nous citera Mme de Sévigné, Mme de Staël, Mme de La Fayette, Mme de Maintenon et tant d’autres. Mais il se trouve que précisément Mme de Sévigné avait fait de très solides études : elle avait appris l’italien et même le latin avec Ménage, l’un des plus savans hommes de son temps ; Mme de Staël s’était formée dans la société la plus cultivée et la plus lettrée. Mme de Maintenon était moins instruite, mais il y avait aussi quelque chose de plus sec dans son esprit et dans son talent. En tous cas, ces divers exemples prouvent justement que la force de l’esprit ne détruit pas les séductions du sexe. Ce n’est pas d’ailleurs de ces exceptions qu’il s’agit ; et ce n’est pas pour elles que l’on organise sur un vaste plan l’éducation des filles ; les femmes supérieures se forment toute seules ; mais c’est de la moyenne qu’il est question ; et c’est aussi une moyenne générale d’instruction plus solide et plus élevée qu’il s’agit de répandre ; or cette propagation, bien loin d’étendre la maladie du bel esprit, servira plutôt à y remédier. Il est permis de dire, en effet, que c’est précisément parce que l’instruction est insuffisamment répandue que la pédanterie est à craindre chez celles qui en savent plus que les autres. Ce qui fait le ridicule de certaines femmes savantes, c’est qu’elles sont des exceptions ; c’est que, se distinguant par une certaine supériorité qui les sépare des autres femmes, elles oublient un peu leur propre sexe pour se faire honneur de ressembler à l’autre. Comme on les tourne en ridicule sous le titre de bas bleus, elles mettent leur amour-propre à exagérer ce que l’on leur reproche. Elles rendent raillerie pour raillerie, mépris pour mépris, elles font caste à part. Mais, il est permis de penser que ce travers ou disparaîtra ou s’atténuera, quand l’instruction, plus répandue, ne sera plus un privilège et une exception. Enfin, c’est une question de savoir si l’on ne produit pas précisément le ridicule dont on se plaint par l’injustice dont on frappe celles d’entre les femmes qui ont le goût de l’étude : « Si on était plus indulgent, dit l’éminent évêque d’Orléans, M. Dupanloup, dans le travail cité plus haut, si on ne frappait pas de ces stupides anathèmes les femmes qui étudient, celles qui en ont le goût s’y livreraient sans penser qu’elles font une chose extraordinaire ; et alors, fussent-elles même un petit nombre, elles communiqueraient une certaine vie à la société. Peut-être le niveau des conversations et des idées s’élèverait-il ; les choses élevées inspireraient plus d’intérêt, et vraiment qui pourrait s’en plaindre ? »

Il faut aussi reconnaître qu’il y a bien des préjugés dans les railleries et les ridicules dont on assaille dans le monde les prétendues femmes savantes. Qu’une jeune femme cite dans le monde M. de Tocqueville ou le philosophe Joubert, on trouvera cela ridicule ; mais on trouvera très bien qu’elle ait lu le dernier roman, quelque immoral qu’il soit, pourvu qu’elle ait soin de dire que c’est abominable. Une jeune fille pourra chanter dans le monde les romances les plus passionnées, on n’y trouvera rien à redire ; mais qu’elle dise une pièce de poésie, on la prendra pour une actrice. Pourquoi cela ? Pourquoi la poésie est-elle considérée comme quelque chose de plus prétentieux que la musique ? C’est une pure convention. Sans doute le monde est le maître de ses usages, et nous ne conseillons à personne de les braver. Les femmes doivent donc éviter tout ce qui paraîtrait un défi aux belles manières ; mais il est permis au moins de ne pas prendre l’opinion du monde pour la mesure de toutes choses et de ne pas faire du bon plaisir mondain le principe suprême de l’éducation. Nous conseillerons donc aux jeunes femmes et aux jeunes filles de ne pas citer Tocqueville et Joubert et de ne pas réciter le Lac, qu’il leur est permis de chanter ; mais nous leur conseillerons en même temps de ne pas craindre de confier à leur mémoire cette délicieuse mélodie, et d’avoir au moins feuilleté ces deux nobles et délicats penseurs.

On dira sans doute que personne ne conteste le principe de l’instruction des femmes et que c’est une question de mesure et de degré. C’est bien, en effet, là qu’est la question, et c’est ce qui en fait la difficulté : car comment s’y prendre pour fixer cette limite ? De quel principe partira-t-on pour dire qu’il faut enseigner aux filles ceci plutôt que cela ? les instruire jusqu’ici et non jusque-là ? Il est évident que l’utilité matérielle est un critérium insuffisant : car il s’agit d’une culture libérale et non professionnelle. Que faut-il donc savoir pour être un esprit cultivé ? Pour les hommes la mesure est fixée par l’usage et par la tradition, mais pour les femmes, c’est précisément le problème à résoudre, le modèle à trouver.

Le seul principe qu’il soit possible d’invoquer en cette matière, c’est qu’il ne faut pas qu’il existe un trop grand écart entre l’instruction des hommes et l’instruction des femmes : c’est là une question d’appréciation. Comparez l’instruction si étendue et si élevée que reçoivent les hommes, y compris les écoles supérieures, et la maigre et pauvre instruction donnée aux filles, et demandez-vous s’il n’y a, je ne dis pas égalité, mais proportion entre l’une et l’autre. Il ne s’agit pas de soulever la question sociale de l’égalité des sexes. Nous sommes de l’avis de tous les bons juges en cette matière, qui soutiennent le principe de l’égalité dans la différence. Égalité n’est pas identité. La seule différence de sexe entraîne des conséquences que nul ne peut ni méconnaître ni éluder. Le rapport de la mère à l’enfant sera toujours différent de celui du père à l’enfant : nul ne peut effacer cette différence ; dira-t-on, cependant, que la mère, au moins pour le cœur, n’est pas l’égale du père[6] ? Lors même qu’on réclamerait pour les femmes une plus grande part qu’aujourd’hui au mécanisme social (et il faut reconnaître que le nombre des professions et fonctions où elles peuvent gagner leur vie leur a été bien parcimonieusement mesuré), il resterait toujours que la femme n’est pas l’homme. Le seul moyen de supprimer la différence des sexes serait de supprimer le mariage et la maternité : c’est ce qu’on a appelé la grève des femmes ; elle ne paraît pas encore fort à craindre ; et, tant qu’il y aura des différences d’organisation et de fonction, il y aura des différences d’éducation. Mais le principe de l’égalité dans la différence implique qu’il n’y aura d’autre diversité que celle qui résulte de la nature des choses, et que ces différences naturelles ne doivent pas être exagérées par l’orgueil du maître. Le rôle de la femme dans la vie de l’homme n’est pas seulement un rôle de plaisir et un rôle d’utilité, comme quelques-uns sont assez tentés de le penser. Depuis qu’il a été reconnu que la femme avait une âme, il faut bien avouer qu’elle est appelée à quelque chose de mieux. Il y a, il doit y avoir dans la famille, entre l’homme et la femme, une communauté intellectuelle et morale, et dans la société une influence légitime et nécessaire des deux sexes l’un sur l’autre ; enfin, dans l’éducation des enfans, une direction intelligente et élevée. Or, ce commerce dans la famille, cette influence dans la société, cette direction dans l’éducation exige une moyenne d’instruction qui soit, sinon identique, du moins analogue de part et d’autre. Il résulte de l’enseignement secondaire donné aux hommes une certaine moyenne d’idées générales qui constitue la raison publique de nos jours. Il faut que les femmes participent à cette moyenne ; il faut que ces idées générales s’introduisent, par d’autres moyens, dans l’éducation de l’autre sexe, afin qu’il y ait un terrain commun qui permette les influences réciproques. La question est donc de savoir si, dans l’état actuel des choses, il y a une suffisante analogie ou proportion entre l’éducation des hommes et celle des femmes. Peut-on dire que celles-ci ont toute la culture dont elles sont dignes et à laquelle elles ont droit ? Les différences qui subsistent sont-elles uniquement celles qui résultent de la nature des choses ? Tandis que l’éducation des hommes est, depuis des siècles, l’objet des méditations et des efforts des savans et des hommes d’état, le hasard, le décousu, l’absence de méthode et de principes ne sont-ils pas les traits caractéristiques de l’éducation féminine ? Il est donc de toute nécessité et de toute justice de donner à cette éducation un élan nouveau, un but précis, et des moyens abondans et proportionnés.


III

Laissons la question de principe qui, après tant de protestations des esprits les plus éminens, peut être considérée comme vidée ; passons à une question bien plus délicate et qui partage bien davantage les esprits, celle de l’éducation des filles par l’état. Il est à remarquer en premier lieu qu’il n’est pas aussi facile qu’on pourrait le croire de séparer les deux questions. Si l’on admet qu’en principe il faut instruire les femmes, et si l’on admet qu’en fait l’instruction leur est distribuée sans règles, sans principes, sans garantie, en un mot au hasard, quel autre moyen de relever le niveau de cet enseignement que le concours et l’intervention de l’état ? Mais abordons la question en elle-même.

Nous voyons se renouveler ici le débat qui s’agite dans bien d’autres domaines, le débat entre l’état et la liberté. Rien de plus grand qu’un tel débat : il est l’honneur de notre siècle ; il est le problème moderne tout entier ; c’est à lui que se réduit le problème social, le problème religieux, le problème économique. Nous comprenons donc très bien que l’on dise, en principe, que l’état n’a pas mission d’enseigner, qu’il n’a pas à remplir un rôle intellectuel et moral, que tout ce qui est du domaine de la pensée et de la conscience ne relève que de l’individu, qu’il ne faut pas une philosophie d’état, une économie politique d’état, une morale ou une histoire d’état, et enfin une littérature d’état. On sait que, dans cette école restrictive des droits de l’état, dont Bastiat a été parmi nous la plus complète expression, le baccalauréat lui-même était suspect de communisme[7]. Fort bien ! mais, dans un tel système, si on veut être logique, il faut demander encore la suppression des hôpitaux et de l’assistance publique, la suppression de tout encouragement aux beaux-arts ; il faut enfin réduire l’état à un rôle purement matériel, à n’être plus, comme on l’a dit, que l’entrepreneur de la « sûreté publique. » Là même l’esprit de défiance envers l’état a été poussé encore plus loin : on s’est demandé si les tribunaux ne pourraient pas être remplacés par des arbitrages, si le jury civil ne pouvait pas fonctionner comme le jury criminel. On sait enfin que le dernier mot de ce système a été dit par Proudhon, qui l’a appelé de son vrai nom, l’anarchie. Nous n’avons pas à discuter toutes ces théories ; nous ne les signalons que pour montrer qu’il y autant de danger d’excès d’un côté que de l’autre, dans l’individualisme que dans le socialisme. Ce qui est certain, sans que nous ayons besoin d’entrer dans une discussion théorique, c’est que, jusqu’ici, dans aucun pays du monde, l’état ne s’est désintéressé de l’enseignement ; au contraire, le rôle de l’état dans l’éducation publique a toujours été grandissant, même chez les nations les plus libres. Ni en Amérique, ni en Suisse, ni en Hollande, l’état n’a abandonné entièrement l’enseignement à l’initiative privée. En Angleterre même, l’état intervient de plus en plus, au moins dans l’enseignement primaire. En Allemagne, où l’instruction est si florissante et si honorée, l’état est souverain en matière d’enseignement. En France, l’université a pu être plus ou moins menacée dans son indépendance aux diverses époques de réaction qui ont eu lieu depuis 1789, mais jamais on n’en a proposé la suppression ; et il n’est pas un homme. raisonnable, à quelque parti qu’il appartienne, qui voulût déposséder l’état du droit d’enseigner. Le principe une fois posé, la seule question est celle-ci : l’état, qui ne croit pas de voir se désintéresser de l’éducation des hommes, doit-il se désintéresser de l’éducation des femmes ? Il nous semble que la question ainsi posée se résout d’elle-même. Examinons-la cependant de plus près.

Pourquoi l’état, d’un commun accord, ne peut-il se désintéresser de l’éducation des hommes ? C’est que, chargé d’assurer la sécurité du pays, il a intérêt à avoir des citoyens éclairés qui obéissent aux lois et des fonctionnaires éclairés qui les exécutent. C’est de plus que chargé, sinon de produire la richesse publique, au moins de la défendre, de l’administrer, de la favoriser, il a intérêt à avoir les citoyens les plus habiles dans la production et l’exploitation des richesses ; or c’est une loi économique que le développement de la richesse est en proportion du développement intellectuel d’un pays. C’est encore parce que l’état, chargé de la défense nationale et de la gloire de la patrie, a intérêt à ce que la connaissance de la patrie, de ses grandeurs, de ses malheurs, de son rôle dans le monde soient propagés chez le plus grand nombre des citoyens ; or ces connaissances sont liées à beaucoup d’autres. C’est encore l’intérêt de l’état de favoriser la culture intellectuelle pour elle-même, indépendamment de ses résultats ; car un peuple éclairé, instruit, lettré, un peuple où se produisent de grandes œuvres en littérature et dans les sciences, un peuple qui fournit les autres peuples d’œuvres utiles ou agréables, chez lequel se multiplient les inventions utiles ou les découvertes scientifiques, et chez lequel brillent l’art de parler, l’art d’écrire, l’art de causer, l’art épistolaire, un peuple, en un mot, qui brille par l’esprit, est un peuple plus civilisé, et, toutes choses égales d’ailleurs, supérieur aux autres. Or c’est le rôle de l’état non pas de produire, mais de favoriser et d’encourager la civilisation. C’est pour toutes ces raisons que l’état s’est investi, dans tous les pays du monde, du droit d’enseigner.

Aussi a-t-on vu l’enseignement de l’état s’étendre de plus en plus et envelopper des zones nouvelles qu’il ne comprenait pas d’abord. Lors de la fondation de l’Université, en 1810, on s’est seulement occupé de l’enseignement secondaire ; on avait négligé l’enseignement primaire : en 1833, sous l’impulsion de M. Guizot, l’instruction primaire a été largement et efficacement organisée. Cependant, entre l’enseignement primaire et l’enseignement classique, il restait encore un grand vide : toute une classe de la population, industriels, commerçans, agriculteurs, qui n’avaient pas besoin de l’enseignement classique, voulaient plus que l’enseignement primaire. L’état a donné satisfaction à ce besoin, et M. Duruy, à son grand honneur, a fondé l’enseignement spécial ; maintenant, entre cet enseignement spécial et l’enseignement primaire, s’insère encore un moyen terme, l’enseignement primaire supérieur, fondé en principe par la loi de 1833, mais qui s’introduit aujourd’hui dans les faits. Que d’autres enseignemens de diverses sortes ont été successivement créés pour répondre aux réclamations les plus diverses : écoles d’apprentissage, écoles des arts et métiers, écoles d’agriculture, sans compter les établissemens d’enseignement supérieur, dont le nombre et les espèces se sont prodigieusement multipliés ! La création de l’enseignement des filles n’a été que la suite inévitable de tous les faits précédens.

Sans doute, il était juste d’admettre la liberté d’enseignement comme un élément de concurrence avec l’enseignement de l’état, et, en cela, on a eu raison ; mais cette concurrence doit servir à stimuler l’état et non à le remplacer. Si la concurrence est bonne envers l’état, elle est bonne aussi envers l’initiative privée. Là où existe le monopole de l’état, il faut établir la liberté ; c’est ce qui a été fait pour les garçons en 1850 ; mais là où n’existe que la liberté, il faut établir l’enseignement de l’état, afin que les deux principes coexistent partout, et c’est ce qu’on vient de faire pour l’enseignement des filles. D’un côté, l’enseignement de l’état a précédé la liberté ; de l’autre, c’est la liberté qui a précédé l’enseignement de l’état ; mais la concurrence réciproque est aussi légitime d’un côté que de l’autre.

Il faut remarquer ici l’un des caractères frappans et singuliers de la civilisation moderne ; c’est que tout s’y fait de plus en plus par masses. Voyez : le service militaire universel, les expositions universelles, le libre échange, c’est-à-dire l’échange universel, les emprunts nationaux, et même cosmopolites, ouverts à toutes les bourses, etc. C’est ce que l’on appelle en mathématiques la loi des grands nombres. D’après cette loi, dans les grands nombres, les erreurs s’évanouissent, les petites différences se compensent et s’annulent ; mais il faut de très grands nombres. C’est à cet ordre d’idées qu’il faut rapporter le vote universel, l’instruction obligatoire et gratuite, c’est-à-dire universalisée, les petits journaux, l’empire des annonces. Ce sont là des faits si nombreux et qui, la plupart, se sont produits d’une façon si spontanée, si naturelle et quelquefois si nécessaire (par exemple, l’emprunt des 5 milliards), qu’ils semblent bien prouver une loi sociale ou, comme on dit aujourd’hui, sociologique, à laquelle on ne peut se soustraire et à laquelle il faut coopérer vaillamment et prudemment, pour en tirer tous les profits possibles, en en évitant tous les inconvéniens. Pour nous borner à notre sujet, ce qui caractérise le mouvement moderne en matière d’instruction, c’est la diffusion des connaissances et des lumières dans tous les sens, à tous les degrés, sous toutes les formes. De même que l’on répand des milliers d’annonces dont une seule va peut-être à sa destination, de même c’est en répandant beaucoup de lumières, beaucoup d’idées, beaucoup d’instruction qu’on fera germer quelques semences ; c’est en employant tous les moyens d’action, la liberté et l’enseignement public, les livres et les cours, les bibliothèques et les laboratoires, les examens et les bourses ; c’est en multipliant toutes ces influences et en les prolongeant avec patience pendant de longues années (car une société ne vit pas seulement un jour), qu’on aura une société instruite dans son ensemble et dans sa totalité. Cette diffusion intellectuelle est en accord avec les progrès matériels qui se sont introduits dans d’autres sphères et, en particulier, dans l’industrie locomotrice. On n’a pas encore mesuré toutes les conséquences sociales que devra produire l’établissement des chemins de fer : elles seront au moins aussi considérables, sinon plus, que celles de la découverte de l’imprimerie. Les chemins de fer ont répandu l’aisance jusque dans les derniers centres de population ; la conséquence en doit être la propagation de l’instruction, car, lorsque les hommes s’enrichissent, ils tendent à s’éclairer. Les chemins de fer ont encore un autre effet ; c’est qu’en rapprochant les hommes les uns des autres, ils leur communiquent la curiosité, l’amour des voyages, l’amour du nouveau et, par suite, l’amour de la lecture et le désir de s’instruire. Multiplication matérielle des moyens de communication, multiplication morale et intellectuelle des moyens de s’instruire sont deux faits corrélatifs dont le second est non-seulement la conséquence, mais encore le correctif du premier. Dans une société où le progrès matériel est immense, il faut que le progrès intellectuel se développe en proportion. Les moyens de jouir augmentant, si la raison et la pensée ne s’élèvent pas, vous aurez une civilisation barbare, une corruption raffinée. La culture doit donc s’étendre avec l’industrie, avec le commerce, avec l’aisance matérielle ; autrement le corps social ne sera qu’un corps sans âme, un lôviathan formidable et dévorant.

Si cm se rend bien compte des idées que nous venons de résumer, et de la nécessité de ce mouvement d’ensemble par lequel seulement on peut répondre aux innombrables besoins d’une société si compliquée, on comprendra que le régime nouveau institué pour l’éducation des filles n’est nullement une fantaisie arbitraire et individuelle, une entreprise artificielle et inutile inventée dans- un esprit de provocation. Non, ce n’est qu’un élément, mais un des élémens les plus nécessaires et les plus importans dans ce vaste système que nous avons décrit.

Toutes les raisons que nous avons données pour justifier l’enseignement des garçons par l’état s’appliquent également aux filles. Les femmes, sans occuper un rôle officiel dans l’état, ne sont-elles pas par la famille un élément essentiel de l’état ? Par leur influence sur les hommes, soit comme mères, soit comme épouses, ne peuvent-elles pas rendre à l’état les services les plus efficaces ou lui susciter les plus dangereux obstacles ? Nierait-on qu’une femme ignorante et frivole soit incapable de prendre au sérieux l’éducation de ses enfans, et, si ceux-ci sont des fils, ne sera-t-elle pas pour sa part dans leur légèreté et leur paresse ? L’instruction n’est-elle pas une condition nécessaire pour apprécier les avantages de l’étude ? On sait aussi l’action considérable que les femmes exercent sur les hommes dans la vie politique ; sans y être elles-mêmes directement mêlées, elles agissent, par l’intermédiaire des hommes, d’une manière profonde et permanente. Cela peut-il être indifférent à l’état ? Je ne parle pas de telle ou telle opinion ; mais si, dans un sens ou dans l’autre, la femme est appelée à produire dans l’état des mouvemens d’opinion importans, ne doit-elle pas être préparée à un rôle aussi élevé par une éducation aussi sérieuse que possible ? Les femmes n’ont-elles pas aussi leur rôle, soit dans la richesse publique, soit dans la vie intellectuelle et artistique de la nation ? De plus, sans remplir comme les hommes toutes les fonctions publiques, elles en remplissent déjà un certain nombre, ne fût-ce que comme institutrices ? L’état n’a-t-il pas intérêt à ce que ces fonctions soient bien remplies ? N’a-t-il pas intérêt à élever le niveau de l’enseignement pour celles qui seront chargées d’instruire les autres, même dans les écoles privées ? Ou conteste l’aptitude et la compétence de l’état dans un ordre d’enseignement d’une nature si délicate. Nous croyons, au contraire, que l’état apportera à cet enseignement beaucoup plus d’esprit de suite, de méthode, et de lumières que l’industrie privée. L’Université, qui a une si longue tradition, une si vieille expérience, fera certainement profiter les nouvelles écoles de ses traditions et de ses expériences. La raison l’emportera sur la mémoire, le sérieux sur le frivole, la méthode sur le hasard. L’enseignement public a encore un avantage considérable : c’est d’être public. Les maîtres y sont soumis à des épreuves publiques ; des inspections permanentes relèvent les lacunes et les défaillances ; la censure publique s’y attache. On peut critiquer l’enseignement de l’état ; comment critiquer des maisons fermées où personne ne pénètre ? L’enseignement public relève de tout le monde ; les maisons privées ne relèvent que des familles qui y ont leurs enfans. L’état a des programmes que tout le monde peut se procurer et discuter. Où sont les programmes des institutions particulières ? L’incident le plus frivole dans une maison d’état deviendra l’occasion d’une interpellation. D’innombrables petits désordres pourront avoir lieu dans mille maisons d’éducation privée sans que personne le sache. Si l’état commet des fautes dans le choix des directrices, tout le monde le saura ; si les professeurs choisissent mal leurs sujets de devoirs, s’ils manquent en quoi que ce soit aux règles de la convenance, le cri public les fera rentrer dans l’ordre. Tels sont les avantages d’un enseignement d’état, que l’on considère comme l’opposé de la liberté, mais qui, en réalité, relève beaucoup plus de l’opinion publique que l’éducation privée.

En résumé, comme le disait le vénérable M. Renouard, dont le haut esprit libéral ne s’est jamais démenti, « l’un et l’autre sexe ont des droits égaux à profiter des bienfaits de l’instruction, et l’universalité d’éducation n’existera parmi nous que lorsque le législateur aura pu étendre sur tous deux une égale prévoyance. Nous hâtons de tous nos vœux le moment où des expériences moins incomplètes permettront d’entreprendre utilement un travail au succès duquel la civilisation de notre pays est si vivement intéressée[8]. »


IV

Les principes précédens pourraient encore facilement être accordés par beaucoup de bons esprits amis du progrès ; mais il y a une objection capitale qui est au fond de toutes les attaques et qui est encore sous-entendue, lors même qu’on ne l’exprime pas. Cette objection, c’est que l’établissement des lycées de filles a été fait dans un esprit d’hostilité à la religion. Comme nous n’aimons pas à reculer devant les questions, nous dirons franchement notre avis sur celle-ci. Il faut distinguer d’abord entre l’esprit plus ou moins passager dans lequel une loi est faite et cette loi elle-même. Une loi, aussitôt qu’elle existe, prend nécessairement dans l’application un caractère d’impersonnalité et d’impartialité qui a pu lui manquer plus ou moins à l’origine. Les passions parlementaires passent, la loi subsiste. L’exécution en est confiée à des corps ou à des fonctionnaires qui, étant en présence des faits, sont tenus de pacifier, de concilier les intérêts, d’éclaircir les malentendus, d’introduire les nouveautés par l’usage et par la pratique en les mettant d’accord avec les mœurs, avec les défiances, avec les inquiétudes plus ou moins exagérées du public, mais légitimes, quand il s’agit de l’éducation des enfans. Telle passion a pu agir comme ferment pour susciter un progrès que la raison désintéressée n’aurait pas fait d’elle-même ; c’est le progrès qu’il faut considérer et non la passion. « Ce serait méconnaître le caractère et la portée durable de cette loi, dit un excellent esprit, M. Raoul Frary, que de n’y voir qu’une loi de combat ; elle est, avant tout, une loi de progrès. Il ne s’agit pas tant de fortifier la propagande des idées modernes que d’élargir le domaine intellectuel des femmes. C’est l’esprit de l’Université ; elle ne fait pas de polémique ; elle fait de l’enseignement[9]. »

En principe, le nouvel établissement ne pourrait être considéré comme une atteinte à la religion que si l’on allait jusqu’à soutenir que l’église seule a le droit d’instruire les femmes. Mais où prendrait-on un pareil principe ? Que l’église ait seule le droit d’enseigner la religion, cela est évident ; mais qu’elle ait seule le droit d’enseigner l’histoire, la géographie, et l’arithmétique, c’est ce qui est inadmissible. Jamais d’ailleurs, un tel droit n’a été revendiqué ; jamais il n’a été de dogme que l’enseignement profane dût être donné nécessairement par des prêtres. Les institutrices laïques qui existent aujourd’hui à côté des couvens ne sont pas hérétiques. Pourquoi l’état le serait-il davantage ? Le fait d’une instruction laïque donnée par l’état n’a donc rien d’irréligieux en soi. Mais, dira-t-on, n’est-ce pas pour faire concurrence aux couvens que l’on a voté la loi nouvelle ? Sans aucun doute ; mais la concurrence aux couvens n’est pas par soi-même une entreprise irréligieuse : autrement, encore une fois, toutes les pensions laïques seraient hérétiques ; ce que personne n’osera dire. L’état peut avoir des raisons de croire que les couvens offrent peu de garanties de solide instruction ; il peut, ne fût-ce que parce qu’il ne sait pas ce qui s’y passe, trouver un tel enseignement insuffisant. Si l’état a quelque responsabilité dans l’éducation des femmes, — et nous avons vu qu’il en avait une grande, — peut-il se tenir pour satisfait d’un état de choses dont il ne sait rien ? On voit des personnes pieuses qui ne se croient pas du tout obligées de confier leurs enfans à des maisons ecclésiastiques ; elles ne sont pas mauvaises chrétiennes pour cela. Jamais on n’a soutenu pour les garçons que l’enseignement universitaire fût en soi un enseignement irréligieux : au moins cette opinion n’a jamais été le fait que du cléricalisme le plus extrême. Autrefois, avant la loi de 1850, les familles les plus religieuses envoyaient leurs enfans à l’université ; et aujourd’hui encore c’est plutôt le parti-pris politique que In croyance religieuse qui en éloigne, quelques-unes de nos écoles. Dans tous les temps, il y a eu de vrais chrétiens (Boileau, par exemple, Mme de Sévigné) qui ne se laissaient point du tout asservir à l’esprit ecclésiastique, et qui admettaient une raison profane, solide et éclairée, sans excès de dévotion. De tels esprits peuvent venir chercher l’instruction dans nos lycées sans qu’aucun de leurs sentimens intimes soit blessé. Pourquoi n’en serait-il pas de même de lycées des filles ? On dira peut-être que pour les hommes, même chrétiens, il n’est pas inutile d’avoir une certaine ouverture ou libéralité d’esprit, de faire connaissance avec les idées au milieu desquelles ils auront à vivre, lors même qu’ils devraient les combattre, il faut que les hommes apprennent à respirer l’air qui les entoure ; leur nature plus forte peut supporter le contact des choses modernes, de même que leur pudeur moins ombrageuse peut se familiariser plus facilement avec les libertés profanes de la littérature, et de la poésie. Mais les filles, plus délicates, ont besoin de plus de docilité ; elles doivent être élevées pour la simplicité de la vie domestique, pour l’obéissance, pour la piété, pour les vertus douces et timides : ce qui est un bien pour les hommes est un danger pour elles. Le caractère de l’Université, sans doute, n’est pas irréligieux, mais il est non religieux ; la religion n’y inspire pas lotit, n’est pas l’âme de tout ; elle a sa part réservée, mais pour le reste tout dérive de l’instruction profane. Un tel milieu étant le milieu social lui-même dans lequel nous sommes, les hommes peuvent s’y mêler sans trop de péril : les femmes, au contraire, ne peuvent qu’y contracter des habitudes d’esprit en contradiction avec leur vocation et leurs instincts naturels. Ces appréhensions et ces distinctions nous paraissent illégitimes. Il y a certainement une différence de délicatesse et de nuance entre l’enseignement des garçons et celui des filles, et l’université saura parfaitement eu tenir compte, comme l’expérience le prouvera, et même comme elle l’a prouvé déjà par les cours de la Sorbonne. Mais, soutenir que les hommes doivent être préparés au milieu social de leur temps, et que les femmes doivent rester étrangères à ce milieu, c’est établir une différence d’espèce entre les deux sexes : ce n’est plus la thèse de l’égalité dans la différence ; c’est la thèse de la sujétion et de la servitude. Ce n’est plus une question de religion, c’est une question de politique.

On accordera qu’un enseignement d’état pour les filles pourrait ne pas être irréligieux si l’on y joignait l’étude de la religion ; il n’en est pas ainsi dans la loi nouvelle, qui établit un enseignement purement laïque. Mais cette loi ne fait autre chose que d’appliquer aux Lycées de filles exactement les principes qui régissent depuis si longtemps nos lycées de garçons, sans que personne s’en plaigne. La loi, en effet, n’a établi en principe que des externats, et elle n’a pas prévu pour ce cas d’enseignement religieux. En est-il autrement dans nos lycées ? Nos lycées d’externes, tels que Condorcet et Charlemagne, ont-ils un enseignement religieux ? Même dans nos lycées d’internes, les externes proprement dits ne reçoivent au lycée aucun enseignement religieux. Quant aux lycées d’internes, ils ont sans doute des aumôniers qui donnent une instruction religieuse ; mais il en sera de même dans les internats de filles là où les communes voudront en établir. Le régime de ces établissement ne prête donc à aucune objection.

On a vu surtout une pensée et une intention irréligieuse dans l’institution d’un cours de morale séparé de la religion, et, comme on dit, de morale indépendante. Cette objection, qui ne porte pas seulement sur le programme des filles, mais sur l’introduction de la morale en général à tous les degrés de l’enseignement, repose sur une telle ignorance des principes de la question et elle a en soi une telle importance qu’il est indispensable de la traiter à fond.

Dans tous les temps, on a distingué une morale naturelle, une loi naturelle distinctes de la morale révélée, de la loi révélée. Cette distinction a lieu même pour la théologie et on sait qu’il y a une théologie naturelle, et une théologie révélée. Qu’il y ait une théologie naturelle, c’est-à-dire une science, qui, par les seules forces de la raison, peut arriver à connaître Dieu et ses attributs, non-seulement cela est conforme à l’orthodoxie, mais la doctrine contraire a été souvent condamnée par l’église, et c’est ce qui est du reste confirmé par l’exemple des plus grands chrétiens. Le Traité de l’existence de Dieu, de Fénelon, ne contient pas la plus légère allusion, je ne dis pas au catholicisme, mais même au christianisme ou à une révélation quelconque. On pourrait le croire écrit par un philosophe païen de l’école de Platon. Est-ce là cependant un livre irréligieux, une insinuation indirecte à se passer de religion ? Il en est de même, sauf un chapitre, qui net tient pas au corps de l’ouvrage, de la Connaissance de Dieu et de soi-même, de Bossuet. C’est un livre entièrement et exclusivement philosophique. S’il en est ainsi de la théologie naturelle, pourquoi n’en serait-il pas de même de la morale naturelle ? Dans ce même traité de Bossuet, il y a un traité sur les vertus et les vices qui ne repose en aucune façon sur l’autorité théologique et où il n’y a pas un mot qui se rapporte particulièrement à la morale chrétienne plus qu’à toute autre morale. S’il avait plu à Bossuet de développer ce chapitre et d’en faire un livre, nous pourrions avoir de sa main un traité de morale indépendante, j’entends indépendante de la morale révélée. Dans le de Legibus, de saint Thomas, le traité qui porte sur la loi naturelle est un traité de pure morale philosophique, comme en aurait pu faire Cicéron. Dans le traité de Virtutibus, saint Thomas expose quatre théories superposées l’une à l’autre et qui sont comme les quatre degrés d’un même échafaudage. Les trois premières théories sont empruntées à Aristote, à Platon, et à Plotin, c’est-à-dire à trois sages païens ; la quatrième, seule, celle des vertus théologales, vient de saint Paul. Celui qui lui emprunterait les trois premiers degrés de sa théorie, en laissant à l’église le soin d’exposer la quatrième, ferait-il une œuvre irréligieuse ? Nous pouvons invoquer d’ailleurs ici un témoignage récent, bien autorisé pour prononcer en cette matière : « Rien dans la doctrine catholique, dit l’abbé de Broglie, ne s’oppose à l’enseignement d’une morale fondée sur des bases rationnelles. La loi du de voir se confond en dernière analyse avec la volonté de Dieu, mais cette volonté n’est pas arbitraire, et elle est, dans ses prescriptions fondamentales, nécessaire et éternelle. Cette loi naturelle nous est manifestée par la révélation ; mais elle se manifeste aussi par la raison et la conscience de chacun. Non-seulement l’enseignement de la morale naturelle fondé sur la raison et la conscience n’a rien de contraire à la foi, mais il peut au contraire être très salutaire pour les chrétiens. Ils reconnaîtront en effet que la conscience impose sur bien des points des obligations aussi rigoureuses que l’évangile et seront portés à remercier Dieu de leur avoir donné dans la grâce et les sacremens les secours nécessaires pour obéir à la loi[10]. » Dans cette doctrine, on voit qu’il y a une morale naturelle qui repose sur la raison seule, et que la révélation n’intervient que pour prêter des secours à la faiblesse humaine. L’état enseignera la morale naturelle ; la religion y ajoutera, pour ceux qui y croient, les moyens surnaturels dont elle dispose. Ou est la contradiction ? L’état ne se charge pas d’imposer à personne ces moyens surnaturels, mais il ne les interdit à personne. La morale philosophique est bonne en soi, lors même qu’on la jugerait insuffisante et qu’on croirait nécessaire d’y ajouter un complément. L’état ne proscrit, ni ne condamne, ni ne juge ce complément ; mais il ne commet aucun empiétement sur les consciences en déclarant que, pour ce qui concerne les intérêts de l’état et la paix de l’ordre civil, la morale naturelle lui suffit.

On pousse plus loin l’objection, et l’on dit : Oui, l’on peut admettre la séparation de la morale naturelle et de la morale révélée, et en ce sens reconnaître une sorte de morale indépendante ; mais, ce qui est inadmissible, c’est une morale sans Dieu ; or, n’est-ce pas la morale sans Dieu que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de morale laïque ? On va même jusqu’à appeler la dernière loi de l’instruction primaire la loi de l’athéisme obligatoire. C’est là une complète altération de la vérité. C’est au conseil supérieur qu’appartient seul, d’après la loi, la rédaction des programmes d’enseignement ; or tous les programmes de morale, sans exception, soit de l’enseignement primaire, soit des écoles normales, soit de l’enseignement classique, de l’enseignement spécial, de l’enseignement des filles, tous ces programmes comprennent l’idée de Dieu de la liberté, du devoir. Toutes les fois qu’on a demandé à M. Jules Ferry des garanties en faveur des idées religieuses et morales, il a toujours répondu que la vraie garantie, c’est que l’université, dans son ensemble, est spiritualiste ; que son enseignement, à tous les degrés, est animé de l’esprit spiritualiste. Et quelle autre garantie pourrait être efficace, si celle-là ne l’était pas ? Si, en fait, l’université n’était plus spiritualiste ou idéaliste, à quoi servirait-il de mettre Dieu, l’âme, l’idéal, dans les programmes ? Ce serait lettre morte. En fait, l’enseignement actuel est si peu un enseignement d’athéisme obligatoire qu’on lui a reproché au contraire, d’un autre côté, d’être un enseignement de spiritualisme obligatoire. La vérité est qu’un enseignement d’état doit être assez large pour réunir le plus grand nombre possible d’opinions diverses, mais non pas jusqu’au point de ne plus rien enseigner du tout. Si on écarte l’idée de Dieu au nom de la liberté de penser, comme le veulent les radicaux, on écartera également l’idée du de voir au nom de la même liberté puis l’idée de famille ou de propriété, ou même de patrie ; car il y a des sectes qui rejettent toutes ces idées. Ou l’état ne doit rien enseigner du tout, si ce n’est l’arithmétique et la géométrie, et pour cela l’initiative privée est bien suffisante ; ou, s’il enseigne, c’est pour inspirer à la nation une âme et un esprit, ce qui est impossible sans une certaine doctrine. En tout cas, on voit que ce qui est reproché aux nouveaux programmes, ce n’est point d’avoir méconnut et écarté les principes spiritualités, c’est au contraire de les avoir déclarés et proclamés.

L’enseignement d’une morale naturelle est donc justifié en droit ; elle l’est en fait par la nécessité de faire vivre ensemble les croyances et les opinions les plus différentes. Là est la base solide de ce que l’on a appelé l’enseignement laïque. C’est l’essence même de notre société ; c’est le fondement de toutes nos lois. L’enseignement publie doit être l’expression de cet esprit, aussi bien pour les filles que pour les garçons. Il faut que les femmes apprennent que les hommes peuvent penser différemment sur les choses les plus élevées sans cesser de s’estimer réciproquement. Rien n’est plus conforme aux principes du christianisme. L’expliquer autrement, c’est le rabaisser, c’est le rendre impropre à remplir les devoirs qui lui incombent encore dans nos sociétés modernes, c’est le réduire enfin à un rôle stérile et d’avance condamné.

Il reste donc démontré que ni le principe d’un enseignement de l’état pour les filles, ni l’organisation de cet enseignement, ni l’idée d’une morale naturelle ne sont, en principe, opposés à la religion. On pourra nous l’accorder ; mais, dira-t-on, qui nous assure qu’en fait cet enseignement restera fidèle aux principes de neutralité que vous proclamez vous-même ? N’est-ce pas l’esprit, d’irréligion, de haine au christianisme et à toute religion qui anime la politique actuelle et qui a inspiré tout le système des lois récentes sut l’instruction publique, et en particulier celle dont il s’agit ici ?

Ce serait singulièrement dépasser la sphère du sujet qui nous occupe que de nous croire, obligé à discuter toute la politique religieuse du gouvernement de la république depuis son établissement définitif. L’histoire appréciera cette politique, et ce n’est pas au moment même où nous demandons que la loi nouvelle soit acceptée dans un esprit pacifique que nous irions par des récriminations inutiles éveiller des susceptibilités qui, même exagérées, sont infiniment respectables. Cependant comment ne serions-nous pas autorisés à dire que les passions, irréligieuses et haineuses dont on se plaint avec raison n’existaient à aucun degré en 1848 ? À cette époque, on s’en souvient, on appelait partout le clergé à bénir les arbres de la liberté. Le père Lacordaire était nommé député de Paris sur la liste républicaine. On ne cite aucun acte de violence contre la religion[11], tandis que, sous Louis-Philippe, la même passion qui sévit aujourd’hui avait provoqué le sac de l’archevêché, de Paris. En 1848, l’assemblée constituante était déiste, et avait fait précéder le préambule de la constitution de ces mots ; « En présence de Dieu… » Jamais personne ne demanda alors de supprimer le nom de Dieu du serment judiciaire. Comment tout cela a-t-il changé ? Que les amis des réactions et des compressions nous expliquent comment la réaction de 1860, un régime de silence pendant les dix premières années de l’empire, un régime de faveur, et de protection pour l’église pendant toute la durée de ce gouvernement, le succès des idées monarchiques en 1870, comment tous ces faits, au lieu de christianiser la France comme on le voulait, ont précisément déchaîné un esprit d’irréligion des plus violens. Comment une telle expérience, confirmant celle de la restauration, n’ouvre-t-elle pas les yeux des hommes éclairés ? Comment ne voit-on pas que toute tentative pour ramener sous le joug la société nouvelle ne peut avoir pour résultat que de faire éclater toutes les passions contraires ? La cause du mal étant connue, le remède est tout indiqué, et il n’y en a qu’un. Il faut accepter la société moderne et vivre avec elle. Demander la liberté et rester en état de guerre sont deux attitudes contradictoires. La liberté, c’est la confiance réciproque. Comment une telle confiance serait-elle possible en présence d’une hostilité absolue ? On dit qu’une telle réconciliation n’est pas possible, car n’est-ce pas l’église elle-même qui a déclaré par la bouche de son chef infaillible que « c’est une erreur de dire que l’église doit se réconcilier avec le progrès et la liberté moderne ? » Mais l’église a des trésors d’interprétation infinis dont les laïques ne sont pas juges. Déjà l’évêque d’Orléans, M. Dupanloup, s’était efforcé de prouver que le Syllabus ne signifiait pas ce qu’on croyait, et qu’il pouvait s’entendre dans un bon sens. Au lieu de pousser l’église à outrance et de la forcer de prendre à la lettre les doctrines qui nous blessent, favorisons ces interprétations complaisantes ; ouvrons la porte et déclarons-nous tout prêts à faire sa place à l’église dans la société moderne le jour où elle voudra s’y prêter. Nous ne pouvons lui céder l’état, cela est impossible, c’est une question tranchée ; l’état est laïque et restera laïque ; l’éducation doit être comme la loi, c’est une conséquence évidente. Mais dans une société laïque peut bien vivre une société religieuse qui consentirait à en reconnaître les lois. L’église vit paisiblement en Angleterre sous un régime de protestantisme officiel, Après avoir été persécutée pendant deux siècles ; elle vit paisiblement en Amérique sous un régime de liberté illimitée des cultes et des opinions ; pourquoi ne vivrait-elle pas en paix avec une société laïque qui repose sur les principes de la raison ? La distinction de la morale naturelle et de la morale révélée nous offre un terrain commun sur lequel les deux puissances peuvent s’entendre. « Les gouvernemens sont de droit humain, dit saint Thomas ; prœlatio et dominium sunt de jure humano. » S’il en est ainsi, il n’y a pas de difficulté insurmontable à reconnaître la société de 1789, qui n’est pas autre chose que l’application de ce principe. Il y a deux vérités également certaines : c’est que l’église ne peut exterminer la révolution et que la révolution ne peut exterminer l’église. Dans ces termes, il n’y a qu’une solution possible : c’est l’accord. Il faut toujours compter avec les grandes puissances ; or l’église est une grande puissance, il faut s’arranger avec elle. Nul doute qu’elle consente si on sait s’y prendre. Mais, pour cela, il ne faut pas de tracasseries inutiles, et surtout il faut se garder de blesser la conscience religieuse.

Nous sommes persuadé, pour notre part, que les passions antireligieuses de notre temps sont des phénomènes passagers qui disparaîtront d’eux-mêmes lorsque la cause qui les a produites aura disparu ; nous ne voulons pas croire que l’on puisse avoir intérêt à attiser ces passions, et c’est aux hommes sages de tous les côtés d’amener l’apaisement. En attendant, le nouvel établissement n’en sera pas moins un progrès sérieux pour le développement de la culture réfléchie. La raison, disent tous les théologiens, n’est point contraire à la foi. Développer la raison n’est donc pas combattre la foi. Nul n’a intérêt à soutenir qu’en éclairant les hommes, on les éloigne de la religion. Si les femmes prennent dorénavant une part plus grande au patrimoine commun, c’est un gain pour tous, et ce n’est un danger pour personne.


V

Il nous reste à examiner le plan d’études et les programmes votés récemment par le conseil supérieur, et à rechercher si ces programmes sont la juste mesure, si c’est là cet enseignement de femmes savantes que l’on impute au nouveau système, s’il est vrai de dire que l’on veut faire des pédantes, des raisonneuses, des libres penseuses. Il suffit de jeter les yeux sur le plan d’études pour s’assurer du contraire. Bien loin d’élever l’enseignement à un niveau exagéré, le conseil a su se défendre contre ceux qui lui ont reproché de l’avoir abaissé. En effet, dans la Revue de l’enseignement secondaire des jeunes filles, le rapporteur même de la loi, M. Camille Sée, a reproché au conseil d’avoir créé non pas un enseignement secondaire, mais seulement un enseignement primaire supérieur. Nous ne croyons pas ce grief fondé ; mais il prouve cependant que le conseil, bien loin d’exagérer, comme on le croit, le niveau des études, s’est tenu dans une juste mesure. Voici comment raisonne M. Camille Sée. « La loi, dit-il, a demandé qu’il y ait pour les jeunes filles un enseignement correspondant et analogue à celui des garçons, et, dans le rapport présenté à la Chambre des députés, il était dit que cet enseignement, comme celui des garçons, devait comprendre huit ou neuf années, de neuf ans à dix-sept ans. Or qu’a fait le conseil ? Il a réduit le cours d’études à cinq années, et encore il divise ces cinq années en deux périodes dont la première est complète en trois ans et se termine par un certificat d’études, de manière que les jeunes filles puissent quitter le collège à quinze ans ; les deux années supplémentaires ne sont plus des classes, mais des cours, de sorte que les cinq années se réduisent à trois : c’est donc trois ans au lieu de neuf que l’on a décrétés ; l’esprit de la loi est entièrement méconnu. »

Il est facile de répondre à cette argumentation. La loi a voulu, en effet, que l’enseignement secondaire des filles correspondît à celui des garçons ; mais il ne faut pas oublier que nous avons aujourd’hui dans nos lycées deux sortes d’enseignemens secondaires, l’un destiné aux études classiques, l’autre à ce que l’on appelle l’enseignement spécial : c’est celui qui a été fondé par M. Duruy et qui vient aussi d’être remanié par le conseil supérieur. Auquel de ces deux enseignemens devait être assimilé celui des jeunes filles ? Au second sans aucun doute, et par une raison péremptoire, c’est que, dans l’enseignement classique, nos jeunes gens apprennent tout ce qu’apprendront les jeunes filles, mais de plus le grec et le latin. Ces deux études, qui sont encore malgré tout la base de tout le reste, font défaut dans l’enseignement des filles, et demandent donc par là même plus de temps. Comment donc calquer l’enseignement nouveau sur un type absolument différent de celui qu’il faudrait appliquer ? Au contraire, l’enseignement spécial, qui est un enseignement tout moderne, est absolument le même que celui des filles, sauf un plus grand développement donné aux sciences. En supposant que cette différence quant aux sciences soit compensée par les travaux féminins proprement dits, il reste que le temps des études de l’enseignement spécial est précisément celui qui convient pour l’enseignement des filles. Or qu’a-t-on fait ? On a calqué le plan d’études pour les filles sur le plan d’études de l’enseignement secondaire spécial. On a donc admis de part et d’autre une durée de cinq années à partir de l’âge de douze ans, et on a divisé ces cours en deux périodes : une première période de trois ans avec certificat d’études à la fin, et une période de deux ans avec diplôme. Cette division est fondée sur l’expérience. Il est établi par les faits que, dans tous les établissemens d’instruction publique, il y a un très grand nombre de familles qui, se bornant au strict nécessaire, font quitter les études à quinze ans. Cela est vrai, même des lycées classiques ; et il existe aussi dans ces lycées, à la fin de la quatrième, un diplôme appelé certificat de grammaire qui a des effets légaux (par exemple, le droit d’études en pharmacie). C’est en vertu des mêmes principes et des mêmes raisons que l’on a établi dans les deux plans d’études de l’enseignement spécial et de l’enseignement des filles un premier cycle de trois ans pour les enfans dont les familles ne pourront pas supporter plus longtemps les frais de l’éducation. Mais, après ces trois ans, viennent deux ans d’études plus approfondies et plus sérieuses. Les distinctions de classes et de cours sur laquelle M. Camille Sée insiste ne signifient pas grand’chose. Dans nos lycées, les professeurs de rhétorique font une classe, et nos professeurs d’histoire font un cours, parce qu’ils font des leçons suivies : mais c’est bien le même enseignement, en réalité aussi utile, aussi efficace sous forme de cours que sous forme de classe. Mais, dira-t-on, pourquoi cinq ans, tandis que nous en avions demandé au moins huit ? C’est sans doute que l’on a pensé qu’il était plus sage de laisser soit à l’enseignement primaire, soit à l’enseignement privé le soin des trois premières années. On a admis toutefois que, suivant les localités, cet enseignement élémentaire serait organisé dans le lycée même, quand il paraîtrait nécessaire. Il est probable que c’est pour ménager les dépenses et diminuer la complication de toutes ces créations nouvelles que l’on a ajourné l’établissement de ces classes élémentaires ; d’ailleurs cet enseignement antérieur sera garanti par un examen d’entrée dans la première classe. Après tout, ou ne peut pas dire qu’un enseignement perde son caractère d’enseignement secondaire, parce qu’on a laissé en dehors de lui l’enseignement primaire. Ce qui caractérise l’enseignement secondaire, ce n’est pas la durée, c’est l’esprit de cet enseignement. Ce qui le caractérise avant tout, c’est l’étude des langues et de la littérature. Jusqu’ici, dans l’éducation des filles, l’étude des langues n’a été qu’un accessoire. L’anglais et l’allemand se payaient à part comme le dessin ou la musique. Dans le nouveau système, les langues modernes (anglais ou allemand) doivent être la base des études ou en tirera des avantages analogues à ceux que nous obtenons dans les lycées de garçons par l’étude des langues anciennes. En outre, la culture générale de l’esprit se fait par la littérature, d’abord et avant tout par la littérature française, mais aussi par les littératures anciennes et modernes. Nos jeunes filles seront, soit par la langue elle-même, soit par la traduction, mises au courant des chefs-d’œuvre modernes et des chefs-d’œuvre de l’antiquité. C’est cela qui constitue un enseignement secondaire des filles. La hauteur de cet enseignement est garantie par les épreuves imposées aux maîtresses, par les écoles normales qui doivent les former et qui sont aujourd’hui en pleine activité, enfin par l’esprit de l’Université qui a depuis longtemps la pratique des études élevées.

Que si le conseil s’est tenu en garde contre une certaine exagération dans la rédaction, des programmes de l’enseignement des filles, c’est qu’il avait devant les yeux l’excès qui, depuis le commencement de ce siècle, s’est produit dans l’éducation des garçons. Chaque régime, chaque gouvernement, chaque ministère est venu à son tour accroître le champ de l’enseignement dans nos lycées. Ceux qui crient le plus contre les excès des programmes sont les premiers à demander un petit accroissement, comme dans la discussion du budget tout le monde réclame des économies et finit par la demande d’un crédit. On est maintenant suffisamment averti pour ne pas tomber sciemment dans la même faute, et c’est avec raison que le conseil a dû s’en tenir au strict nécessaire.

Le conseil a également été très préoccupé de donner à ce nouvel enseignement un caractère essentiellement féminin. Non-seulement les travaux de couture y occupent une place importante ; mais de petits enseignemens d’économie domestique et d’hygiène, si appropriés au rôle des femmes dans la maison, ont été organisés : ce seront plutôt des conversations familières que de véritables cours ; on amusera les élèves en les instruisant. On a même été, sur la proposition d’un des membres les plus illustres du conseil, jusqu’à introduire des notions de cuisine, afin que le bonhomme Chrysale n’ait plus à se plaindre qu’on lui brûle son rôt ou qu’on ne lui sale pas son potage.

Ce qui paraît avoir provoqué le plus d’objections contre l’institution nouvelle, c’est l’introduction des sciences dans l’éducation féminine. Eh quoi ! ’s’écrie-t-on, nos femmes sauront la chimie, la physique, la cosmographie ! Il nous semble que ce n’est pas là une chose bien nouvelle et bien extraordinaire. On a toujours plus ou moins enseigné dans les institutions et dans les pensions quelques élémens des sciences. La cosmographie en particulier est une science qui, au moins dans ses élémens, convient très bien aux femmes : c’est pour elles que Fontenelle écrivait son charmant livre de la Pluralité des mondes. Il y a ici deux préjugés à combattre : le premier, c’est que les sciences ne font pas partie de la culture générale de l’esprit ; le second, c’est que cette sorte de culture convient aux hommes et non aux femmes. Ce sont là deux erreurs. Il est impossible aujourd’hui de limiter la culture d’un esprit élevé aux connaissance littéraires. La connaissance générale des lois de la nature et des méthodes prodigieuses, quoique simples, par lesquelles on les a découvertes, ouvre aujourd’hui à l’esprit des perspectives d’admiration aussi hautes et aussi nobles que Virgile et Sophocle. Outre la grandeur théorique de ces connaissances, la grandeur pratique de la science dans l’histoire de la civilisation est un fait devant lequel il n’est pas permis d’être aveugle ; et se borner à un étonnement stupide devant ces nouveaux miracles sans chercher à les comprendre n’est pas digne de l’homme. Il faut donc se faire une idée nouvelle de la culture de l’homme distingué dans les temps nouveaux. S’il en est ainsi, en vertu du principe si souvent mentionné, qu’il ne faut pas un trop grand écart entre l’instruction des hommes et celle des femmes, on admettra que la femme ne doit pas rester étrangère à ce qui intéresse si vivement son mari et ses enfans. Tout dépend du degré. Or nous croyons que, dans le plan d’études, la limite la plus modeste n’a pas été dépassée. En effet, une heure par semaine de géométrie en troisième année, une heure de cosmographie en quatrième année, voilà pour les mathématiques (sauf l’arithmétique), ce qui est strictement obligatoire. Une heure par semaine de physique pendant trois ans, une heure de chimie pendant les troisième et cinquième année ; une heure d’histoire naturelle pendant quatre ans : voilà pour les sciences physiques et naturelles. Il n’y a rien là d’exagéré : un degré au-dessous, il n’y aurait plus rien. Si maintenant on compare, dans son ensemble et dans ses proportions, l’enseignement littéraire avec l’enseignement scientifique, on trouve que les sciences, dans leur totalité, ne forment pas le tiers de l’enseignement littéraire (15 heures contre 55), et il y a en outre la couture, le dessin, la musique, l’économie domestique, qui sont des travaux essentiellement féminins, de sorte que, si on les compte, les sciences n’occupent pas le quart de la totalité des études ; encore plaçons-nous dans ce quart l’arithmétique, qui est d’un usage absolument indispensable, et qui prend elle-même le quart du quart. Voilà à quoi se réduit ce débordement de sciences que l’on a dénoncé !

Il est clair, d’ailleurs, que nous ne sommes qu’au début de l’institution. Il n’y a encore que des plans : l’édifice commence à peine à s’élever. Ce sera à l’expérience à prononcer. Mais ce qu’il est permis de demander, c’est que cette expérience ne soit pas troublée par des préventions systématiques. Il n’y a rien à attendre des partis, ni rien à leur demander. Mais les esprits éclairés, sages, impartiaux, qui forment le fond d’une société et qui considèrent beaucoup plus les choses que l’étiquette, seront frappés des faits et des raisons que nous avons résumés ; et, bien loin de s’opposer au succès de cette expérience hardie, mais sage, ils l’appuieront de tous leurs vœux en l’aidant et en l’éclairant. Pour nous, nous n’avons aucun doute sur le succès. Il en sera cette fois encore comme de tant de bonnes choses dans le monde, qui ont pu être introduites dans le monde par la passion, mais qui ont été acceptées, perfectionnées et maintenues par la raison.

Ne l’oublions pas, tous les progrès de l’intelligence humaine n’ont été obtenus qu’avec peine et en luttant contre le préjugé. Au moyen âge, la culture des sciences passa d’abord pour de la sorcellerie, et plus tard pour de l’athéisme ; au XVIIe siècle, un évêque de l’église anglicane, l’évêque Sprat, écrivait un livre pour démontrer que la méthode expérimentale de Bacon n’était pas contraire à la religion et à l’évangile : voilà pour les sciences. Quant à l’instruction, on a cru d’abord qu’elle n’était bonne que pour les prêtres, et que les seigneurs n’en avaient pas besoin. Quand on vit qu’elle constituait une supériorité, on a pensé qu’il fallait la réserver aux classes élevées ; on a inventé l’argument des déclassés ; aujourd’hui on est obligé d’accepter l’éducation populaire, mais on se rejette sur l’éducation féminine ; ce n’est plus une question de classe, mais de sexe ; c’est un autre ordre de préjugés, mais au fond, c’est toujours le même principe, la difficulté de se plier à des faits nouveaux. Les faits anciens, les faits acquis ne nous causent aucune gêne : nous y sommes accoutumés dès l’enfance ; nous en avons pris le pli comme de nos vêtemens. Les faits nouveaux représentent l’inconnu, et cet inconnu nous fait peur. De là la résistance à tous les progrès. A chaque nouvelle étape, même effroi, même lutte ; ajoutons aussi : même victoire. Les faits nouveaux s’établissent ; ils deviennent des faits anciens ; de nouveaux conservateurs naissent au milieu de ces faits et s’y habituent à leur tour ; et ils s’étonnent quand ils viennent à apprendre qu’ils n’ont pas toujours existé. Voilà l’histoire de la civilisation. Si l’on refuse d’admettre dans le passé le paradoxe de Rousseau qui voit dans la civilisation l’origine de tous les maux, il ne faut pas adopter ce même paradoxe quand il s’agit de l’avenir. Les raisons qui nous font aimer pour nous-mêmes les lumières et les connaissances doivent nous porter à les communiquer sans distinction de classe et de sexe, et, dans la mesure du possible, à tous nos semblables. Après avoir joui des fruits de l’arbre de la science, ne tirons pas l’échelle après nous, même pour le sexe qui, d’après une tradition sacrée, en aurait fait jadis un si mauvais usage. C’est aujourd’hui le libre arbitre et non l’ignorance qui, pour la femme aussi bien que pour l’homme, est le fondement de la dignité et de la personnalité morales.


PAUL JANET.

  1. Il ne faut pas que ce même titre de recteur nous trompe ici. Ce titre désigne en Belgique et en France deux sortes de fonctions très différentes. En Belgique comme en Allemagne, une université est un ensemble de facultés formant un corps et s’administrant elles-mêmes. Le recteur est le représentant de l’université, désigné par l’élection de ses collègues pour un temps déterminé. En France, le recteur est un fonctionnaire public, représentant de l’administration, nommé par le pouvoir exécutif pour un temps indéterminé, et administrant, non-seulement l’enseignement supérieur, mais tous les enseignemens à tous les degrés dans une académie, c’est-à-dire dans une circonscription composée de plusieurs départemens. À Paris, il n’y a qu’un vice-recteur, parce que le ministre lui-même est censé être le recteur.
  2. Nous ne donnons ici que les résultats consignés dans le rapport de M. L. Trasenster. Ceux qui voudront étudier la question plus à fond pourront consulter la Revue internationale de l’enseignement (15 janvier 1882), qui a publié un travail spécial et approfondi sur cette question : de l’Enseignement supérieur des femmes en Angleterre, en Écosse et en Irlande, par M. B. Buisson, examinateur à l’université de Londres. — Voir également sur la question en général le travail de M. de Laveleye (Revue de Belgique, nov. 1882) ; et enfin celui de M. Émile Beaussire : Quelques Mots sur les questions d’enseignement, dans la Revue du 1er août 1882.
  3. Ce dernier diplôme, qui ne répond à rien de pratique, est celui que l’on obtient à l’issue des cours de la Sorbonne.
  4. M. Dupanloup, Femmes savantes et Femmes studieuses. (Le Correspondant, 1868.)
  5. Kilian, de l’Instruction des filles à divers degrés, p. 23. Pour apprécier l’importance de cette idée, il ne faut pas oublier que M. Kilian était un haut fonctionnaire de l’administration de l’instruction publique. C’était donc dans le monde officiel lui-même que l’on commençait à penser a cette époque à des lycées de jeunes filles.
  6. Saint Thomas enseigne que l’on doit aimer mieux son père que sa mère, parce que le père représente le principe actif et la mère le principe passif de la génération. Mais cette théorie grossière et barbare est réfutée par le cœur de tous les fils.
  7. Voir la brochure : Baccalauréat et Communisme.
  8. Rapport à la chambre des députés, 20 mars 1833. M. Renouard ne parle ici à la vérité que de l’instruction primaire ; mais les paroles qu’il emploie sont assez générales pour s’appliquer à tous les degrés d’instruction. On voit d’ailleurs que les mêmes préjugés qui combattent aujourd’hui l’enseignement secondaire des filles s’appliquaient alors à l’enseignement primaire pour le même sexe. Ils n’ont pas plus de fondement d’un côté que de l’autre.
  9. Revue de l’enseignement secondaire des jeunes filles. (Juillet 1882, p. 5.)
  10. Dieu, la Conscience, le Devoir, par l’abbé de Broglie. Ce petit ouvrage est un vrai traité de morale laïque.
  11. Excepté le meurtre de l’archevêque de Paris, qui a été un acte isolé, et peut-être l’œuvre d’un scélérat, mais non pas le résultat d’une passion politique.