L’Edda de Snorre Sturleson/Le Voyage de Gylfe

Traduction par Mlle  Rosalie du Puget.
EddaLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 15-88).

LE VOYAGE DE GYLFE




1. Gylfe régnait sur le pays appelé maintenant la Suède. On raconte que, voulant donner à une femme voyageuse une récompense proportionnée aux jouissances qu’elle lui avait procurées, il lui permit de prendre dans son royaume tout le terrain que quatre bœufs pourraient labourer en vingt-quatre heures. Cette femme, nommée Géfion, était de la race des Ases. Elle prit donc dans Jœtenhem[1] quatre bœufs, qui étaient ses fils, avec un géant, et les attela à la charrue. Cette charrue entra si profondément dans le sol, qu’il se détacha, et les bœufs l’entraînèrent dans la mer, en se dirigeant vers l’Occident ; ils s’arrêtèrent dans un détroit où Géfion fixa cette pièce de terre, qu’elle nomma Sélande. Un lac remplaça le terrain enlevé : c’est le Méler, dont les baies correspondent exactement avec les promontoires de la Sélande. Voici ce que dit à cette occasion le skald Brage l’ancien :

« Géfion, bien joyeuse, enleva au riche Gylfe le terrain qui devait agrandir le Dannemark. Les bœufs avaient tant de hâte, qu’un nuage de poussière marquait leur trace. Ils avaient entre eux quatre têtes et huit yeux. »

2. Le roi Gylfe, homme judicieux et sage, était fort surpris de voir comme toutes choses réussissaient aux Ases. Fallait-il l’attribuer à leur puissance, ou bien aux dieux qu’ils servaient ? Afin de résoudre cette question, Gylfe se mit en route pour Asgôrd ; il partit secrètement et sous la forme d’un vieillard, dans l’espoir qu’il ne serait pas reconnu. Mais les Ases avaient le don de deviner l’avenir, et ils étaient plus savants que Gylfe. Instruits de son voyage, ils firent les préparatifs nécessaires pour la vision suivante. Lorsque Gylfe entra dans la ville, il vit un palais tellement élevé, qu’on en distinguait à peine le faîte ; le toit était couvert de boucliers dorés. Le skald Thjodolf dit qu’il en est de même pour Walhall.

« Des hommes pensifs (ils avaient été tués à coups de pierres) portaient sur leur dos les toits des salles d’Odin. »

Gylfe vit dans le vestibule de ce palais un homme qui jouait avec de petits glaives, et si adroitement, que sept de ces glaives étaient constamment en l’air. Cet homme s’informa du nom du voyageur, et Gylfe répondit qu’il s’appelait Ganglere, qu’il venait de loin et demandait l’hospitalité pour la nuit ; de plus, il désirait savoir à qui appartenait ce palais. « Au roi, répliqua l’homme aux petits glaives ; je vais te conduire près de lui, afin que tu puisses lui demander toi-même son nom. » Ganglere suivit donc cet homme, et aussitôt les portes se fermèrent derrière lui. Il vit dans ce palais beaucoup d’hommes ; ces derniers étaient différemment occupés : les uns se livraient à divers exercices, les autres buvaient ou combattaient. Ganglere dirigeait ses regards de tous côtés ; mais la plupart des choses qu’il voyait lui paraissaient incroyables, et il s’écria :

« N’avance pas sans examiner les moindres coins, car tu ne sais dans lequel se tiennent tes ennemis. »

Ganglere vit trois trônes placés à différents degrés ; un homme était assis sur chacun de ces trônes. Il s’informa du nom de ces princes, et son introducteur lui répondit que l’homme assis sur le trône inférieur était le roi, et se nommait Har[2] ; le second s’appelait Jafnhar[3], et celui qui occupait le trône supérieur, Thridi[4]. Har questionna Ganglere sur le motif de son voyage, et ajouta que les vivres lui seraient fournis avec autant d’abondance qu’à tous les habitants de son palais. Ganglere répondit qu’il désirait savoir avant tout s’il y avait dans ce lieu un homme très-savant. Har répliqua que sous ce rapport il aurait sujet d’être content, à moins qu’il ne fût plus habile qu’eux.

« Et maintenant, tiens-toi debout pour m’interroger. Celui qui répond doit être assis. »

3. Ganglere commença de la sorte : Quel est le plus grand et le plus âgé des dieux ? — Har répondit : Dans notre langue, on l’appelle Allfader[5] ; il avait douze noms dans l’antique Asgôrd. Allfader, Herjan, Nikar ou Hnikar, Nikuz ou Hnikud, Fiœlner, Oske, Ome, Biflide ou Bliflinde, Svidor, Svidrer, Vidar, Jalg ou Jalk. — Où est Dieu ? demanda Ganglere, quel est son pouvoir ? qu’a-t-il fait de grand ? — Har répondit : Il gouverne son empire, et vivra éternellement ; il est le maître de toutes choses tant grandes que petites. — Jafnhar ajouta : Il a créé le ciel, la terre, l’air, et tout ce qu’ils contiennent. — Thridi, prenant la parole, dit : Ce qu’il a fait de plus important, c’est l’homme ; l’esprit qu’il lui a donné ne meurt pas, même lorsque son corps est réduit en terreau, ou en cendres par le feu. Les justes vivront et habiteront avec lui dans Gimle ou Vingolf ; les méchants, au contraire, seront livrés à Hel, puis envoyés à Niflhem, le neuvième monde inférieur. — Ganglere demanda : Avant de créer le ciel et la terre, que faisait Dieu ? — Har répondit : Il était alors chez les Hrimthursars[6].

4. Ganglere demanda : Quelle est l’origine de l’univers, qu’y avait-il avant sa création ? — Har répondit : Voici ce qu’on trouve à ce sujet dans la prédiction de Wola :

« Lorsque rien n’existait, ni le sable, ni la mer, ni les vagues fraîches, le matin appartenait au temps. Il n’y avait alors ni la terre ni le ciel, mais seulement l’abîme de Ginnung, et point d’herbe. »

Jafnhar dit : Niflhem fut créé bien longtemps avant la terre ; au centre se trouve un puits appelé Hvergelmer. Les fleuves suivants en sortent : le Svoel, le Gunndra, le Fiœrm, le Fimbul, le Thul, la Sled et le Hred, la Sylg et l’Ylg, le Vig, le Leipter et le Gœll, qui est le plus rapproché des clôtures de l’habitation de Hel. — Thridi ajouta : Avant la création de Niflhem, il y avait déjà au Midi un monde appelé Muspelhem ; il est resplendissant de clarté et si chaud, que les étrangers ne peuvent y demeurer. Surtur habite la limite de Muspelhem, la garde lui en est confiée ; il tient un long glaive à la main. À la fin du monde, il marchera en avant, combattra les dieux, les vaincra tous, et détruira la terre par le feu. Voici ce que dit Wola :

« Surtur vient du Sud ; il porte une torche scintillante ; son glaive répand de l’éclat, même sur le soleil des dieux. Les montagnes de granit craquent, les géants chancellent, les hommes se rendent auprès de Hel, et le ciel s’écroule. »

5. Ganglere demanda encore : Que se passa-t-il avant la création de l’espèce humaine ? — Har répondit : Lorsque les fleuves, désignés sous le nom d’Elivôgor[7], se furent tellement éloignés de leur source que leur courant empoisonné en fut desséché comme des scories, ils se congelèrent. Cette glace s’arrêta, se durcit, et les tourbillons de neige produits par le venin, se répandant sur la glace, devinrent du givre. Les couches de givre s’accumulèrent les unes sur les autres dans l’abîme de Ginnung. — Jafnhar ajouta : Le bord septentrional de cet abîme se couvrit d’un immense amas de glace pesante et de givre ; l’ouragan et la tempête y régnaient ; mais le bord méridional de l’abîme de Ginnung fut dégelé par les étincelles qui s’échappaient de Muspelhem. — Thridi ajouta : Si l’air glacé exhalé par Niflhem rendait ses environs affreux, ceux de Muspelhem, au contraire, étaient lumineux et chauds. L’abîme de Ginnung était aussi léger que l’air le plus pur. La chaleur, avançant toujours davantage, atteignit les glaces, les fondit, et forma des gouttes d’eau. La puissance de celui qui envoyait la chaleur leur donna la vie ; il en résulta une forme humaine qui fut nommée Ymer ; les Hrimthursars l’appellent Œrgelmer ; c’est l’auteur de leur race, comme il est dit dans le chant de Voluspa :

« Toutes les devineresses descendent de Vidolf, tous les devins de Vilmeid, tous les magiciens de Swarthœfde, tous les géants d’Ymer. »

Et dans la strophe suivante, le géant Vafthrudner dit :

« Comment Œrgelmur, le savant géant, le premier des fils de Jœtnar, a-t-il fait, quand des gouttes de poison, venues d’Elivôgor, ont créé, en s’accumulant, un Jœte ? » Nos races descendent de lui, c’est pourquoi nous sommes si rudes.

Ganglere demanda encore : Comment se fait-il que toutes les races descendent d’Œrgelmer ? d’autres hommes furent-ils créés, ou bien crois-tu que celui dont tu parles était un dieu ? — Nullement, répondit Har, car il était méchant ; tous ses descendants, que nous nommons Hrimthursars, le furent également. Voici ce qu’on raconte à ce sujet : Œrgelmer, s’étant endormi, tomba en sueur. Un homme et une femme poussèrent alors sous son bras gauche, et ses deux pieds engendrèrent un fils ; c’est l’auteur des différentes races des Hrimthursars ; nous appelons Ymer le plus ancien de ces géants.

6. Ganglere demanda : Où se tenait Ymer, et de quoi vivait-il ? — Har répondit : La glace étant fondue et l’eau écoulée, une vache appelée Odhumla s’approcha. Quatre rivières de lait coulaient de ses mamelles : ce fut la nourriture d’Ymer. — Ganglere demanda : De quoi vivait la vache ? — Har répondit : Elle léchait les pierres salines couvertes de givre. Le premier jour qu’Odhumla lécha les pierres, il en sortit des cheveux ; la tête parut le second jour, et le troisième jour un homme tout entier ; son nom fut Bure. Il était beau, grand et fort ; il eut un fils appelé Bœrr : celui-ci se maria avec une femme nommée Betsla, qui était fille du géant Bœelthorn. Ils eurent trois fils : Odin, Vile et Vé. Nous croyons qu’Odin et ses frères gouvernent le ciel et la terre. Nous donnons le nom d’Odin au maître de l’univers, parce que ce nom est celui du plus grand homme que nous connaissions. Il faut que les hommes l’appellent ainsi.

7. Ganglere demanda : Comment ces trois frères s’accommodèrent-ils ensemble ? lequel d’entre eux fut le plus puissant ? — Har répondit : Les fils de Bœrr ayant tué le géant Ymer, le sang sortit de sa blessure avec une telle abondance, que les vainqueurs y noyèrent toute la race des Hrimthursars, à l’exception d’un seul : il s’échappa avec les gens de sa maison ; les géants le nomment Bergelmer. Il monta dans un bateau avec sa femme, ce qui le sauva. Les nouvelles races des Hrimthursars descendent d’eux, comme on le voit dans le passage suivant :

« Bergelmer naquit plusieurs milliers d’années avant la création de la terre : mon plus ancien souvenir est la fuite en bateau de ce savant géant. »

8. Ganglere demanda : Puisque, suivant toi, les fils de Bœrr sont des dieux, dis-moi ce qu’ils firent. — Har répondit : C’est long à raconter. Ils portèrent d’abord le corps d’Ymer au milieu de l’abîme de Ginnung, et en firent la terre : son sang devint la mer et les lacs ; la terre fut faite avec sa chair ; les montagnes furent faites avec ses os, les pierres avec ses dents et ceux de ses os qui avaient été brisés. — Jafnhar ajouta : l’Océan a été fait avec le sang de ses blessures ; la plupart des hommes pensent qu’on ne peut franchir cette limite. — Thridi ajouta : Les fils de Bœrr ayant pris le crâne d’Ymer, en firent le ciel, et l’élevèrent au-dessus de la terre sur quatre angles saillants, supportés chacun par un nain. Voici leurs noms : Œstre, Vestre, Nordre et Sœdre[8]. Ils prirent ensuite les étincelles volantes qui s’échappaient de Muspelhem, et les placèrent dans le ciel immense, dessus et dessous, pour éclairer le ciel et la terre. Ils donnèrent aussi une place à tous les feux lancés par les éclairs ; les uns furent fixés au ciel, les autres restèrent mobiles sous la voûte céleste, et les fils de Bœrr tracèrent la route que les astres devaient parcourir. Suivant les skalds antiques, ces astres servent à compter les jours et les années. On trouve dans Wola ce qui suit :

« Le soleil ne savait où se placer, la lune ignorait le pouvoir dont elle était douée, et les étoiles étaient incertaines sur la position qu'elles devaient occuper. »

Ganglere dit : Ce que vous m’apprenez est remar­quable ; voilà bien de la besogne achevée et admirablement exécutée. Quelle forme a la terre? — Har ré­pondit : Elle est ronde, et le profond Océan l’environne. Les fils de Bœrr permirent aux géants d’habiter le ri­vage ; mais ils élevèrent un rempart autour de la terre pour la défendre contre les entreprises de ces géants ; ils se servirent pour cela des sourcils d’Ymer, et ap­pelèrent ce rempart Midgôrd ; ils prirent aussi la cer­velle d’Ymer, la jetèrent en l’air, et en firent des nuages. Il est dit :

« La terre fut créée avec la chair d’Ymer ; avec son sang on fit la mer, avec ses os les montagnes, avec ses cheveux les arbres, et le ciel avec son crâne. Les dieux propices construisirent Midgôrd avec ses sourcils, pour protéger les enfants des hommes. Les pesants nuages furent créés avec sa cervelle. »

9. Ganglere dit : Les fils de Bœrr ont fait de grandes choses en créant le ciel et la terre, en assignant une place aux corps célestes. Mais d’où viennent les hommes qui habitent la terre ? — Har répondit : Les fils de Bœrr allèrent sur le rivage de la mer ; ils y trouvèrent deux arbres ; ils les prirent et en firent deux êtres hu­mains. Odin leur donna l’âme et la vie, Vile la raison, et Vé le visage, la parole, l’ouïe et la vue. Ils leur donnèrent aussi des vêtements et des noms : l’homme fut appelé Ask et la femme Embla. C’est d’eux que descendent les enfants des hommes. Il leur fut permis de bâtir et d’habiter dans l’enceinte de Midgôrd. Les fils d’Odin élevèrent aussi une ville pour leur usage particulier au centre de la terre, et l’appelèrent Asgôrd ; nous lui donnons le nom de Troie ; c’est là que de­meuraient les dieux. Beaucoup d’événements et de choses se passèrent sur la terre et dans le ciel. Il y a dans Asgôrd une place appelée Hlidskjalf ; lorsque Odin s’y assied, son regard embrasse tout l’univers, toutes les actions des hommes, et il comprend tout ce qu’il voit. Sa femme se nomme Frigg, fille de Fjœrgvin. Les Ases sont leurs enfants; ils ont peuplé l’ancienne Asgôrd et les pays qui en dépendaient. Cette race est celle des dieux ; c’est pourquoi on donne à Odin le nom d’Allfader, ou père de tout. Il est en effet le père des dieux, des hommes et de tous les objets créés par sa puis­sance. La terre était sa fille et sa femme ; il eut d’elle son premier fils, Asa-Thor, qui était doué d’une vi­gueur et d’une force invincibles.

10. Nœrve ou Narfve, tel est le nom d’un géant qui habitait Jœtenhem. Il avait une fille appelée Natt ; con­formément à son origine, elle était noire et sombre. Elle se maria d’abord avec un homme appelé Naglfare, et eut un fils nommé Œd ; puis elle épousa Anar, dont elle eut une fille appelée Jord. À la fin, elle posséda Delling, de la race des Ases ; leur fils fut Dag ; il était lumineux et beau comme son père. Odin prit Natt et Dag son fils, leur donna deux chevaux, deux haquets, et les plaça au ciel pour faire le tour de la terre en vingt-quatre heures. Natt s’avança la première avec Hrimfaxe, son cheval ; il répand tous les matins l’écume de son mors sur la terre : c’est la rosée. Le che­val de Dag se nomme Skenfaxe ; l’air et la terre sont éclairés par sa crinière[9].

11. Ganglere demanda : Comment Odin dirige-t-il la course du soleil ? — Har répondit : Un homme appelé Mundelfœre avait deux enfants tellement beaux qu’il nomma son fils Lune et sa fille Soleil ; il maria cette der­nière à un homme appelé Glen. Les dieux, irrités de tant d’orgueil, enlevèrent les enfants de Mundelfœre, les placèrent au ciel et chargèrent la jeune femme de con­duire les chevaux du char du soleil ; ce dernier avait été fait avec les étincelles qui s’élevaient de Muspelhem ; il devait éclairer le ciel. Voici le nom des chevaux du soleil : Arvaker et Alsvider. Les dieux mirent sous leurs épaules deux soufflets destinés à les rafraîchir ; quelques skalds donnent le nom d’Isarnkol à ces soufflets. Lune fut chargée de conduire l’astre dont il avait pris le nom, et enleva de la terre, au moment où ils s’éloi­gnaient de la fontaine de Byrger, deux enfants appelés Bil et Hjuke ; ils portent sur leurs épaules un seau nommé Sæg, et une selle appelée Simul. Leur père est Vidfinn, et ils suivent toujours la lune, comme on peut le voir de la terre.

12. Ganglere dit : Le soleil court avec vitesse comme s’il avait peur ; il ne pourrait mettre plus de hâte s’il craignait pour son existence. — Har répondit : Cette célérité ne doit surprendre personne, car l’ennemi du soleil n’est pas loin ; le seul moyen de lui échapper, c’est de fuir promptement. — Ganglere demanda : Quelles sont les causes de cette inquiétude du soleil ? — Har répondit : Deux loups. Skœll, l’un d’eux, suit le soleil, qui appréhende très-fort d’être atteint ; l’autre loup le précède : il s’appelle Hate, fils de Hrodvitur ; son dessein est de prendre la lune ; il y réussira à la fin. — Ganglere demanda : Quelle est l’origine de ces loups ? — Har répondit : Une géante habite à l’orient de Midgôrd dans la forêt de Jernvid ; les géantes qui ont fixé leur demeure dans cette forêt sont désignées sous le nom de Jernvidjor. La vieille géante donna la vie à beaucoup de fils, tous géants avec forme de loup. Ceux dont je viens de parler descendent de cette race, dont le plus puissant se nomme, dit-on, Mônegarm ; il se nourrit de la vie des mourants ; il avalera la lune, et aspergera en même temps le ciel et l’air de sang ; le soleil en perdra son éclat, et les vents mugiront de tous côtés. Voici ce qu’on trouve dans la prédiction de Wola :

« La vieille habite à l’orient, dans la forêt de fer ; elle y donne la vie à des enfants qui sont loups. L’un d’eux avalera la lune en empruntant une forme magique. Il se nourrit de la vie des mourants et asperge la terre de sang rouge. L’éclat du soleil s’obscurcira, et l’année suivante tous les vents gémiront. Me comprenez-vous ? »

13. Ganglere demanda : Quel chemin faut-il prendre pour aller de la terre au ciel ? — Har répondit en souriant : Tu ne m’adresses pas cette fois une question raisonnable. N’as-tu pas ouï dire que les dieux ont fait un pont pour unir la terre au ciel ? Ce pont se nomme Bæfrœst ; tu l’as vu, et lui donnes peut-être le nom d’arc-en-ciel. Il est de trois couleurs ; on a employé pour le construire plus d’art et de force que pour tout le reste, ce qui ne l’empêchera pas de crouler quand les fils de Muspelhem y passeront à cheval. Ils seront alors obligés de traverser de grands fleuves à la nage avec leurs chevaux ; c’est de la sorte qu’ils arriveront au but. — Ganglere dit : Il me semble que les dieux n’ont pas construit ce pont avec loyauté, puisqu’il peut se rompre ; ils avaient le pouvoir de le faire selon leur volonté. Har répondit : Les dieux ne méritent point de blâme à ce sujet ; mais rien ne pourra subsister dans l’univers quand les fils de Muspelhem s’armeront en guerre.

14. Ganglere demanda : Que fit Odin lorsque Asgôrd fut bâtie ? — Har répondit : Il commença par établir des magistrats chargés de diriger les destinées des hommes et de prendre soin de la ville. Leur installation eut lieu dans un endroit appelé Idavallen, qui est au centre d’Asgôrd. La première chose qu’ils firent, ce fut d’élever un temple où il y avait des sièges pour douze d’entre eux et un trône pour Odin. C’est le plus grand et le plus magnifique édifice qui ait été construit sur la terre ; l’intérieur et l’extérieur sont couverts de pla­ques d’or : les hommes lui ont donné le nom de Gladshem. Les magistrats firent bâtir un autre temple où il y a des autels pour les déesses : il est fort beau ; on l’appelle Vingolf. Ils firent ensuite un âtre, et y fabriquèrent un marteau, des tenailles et une enclume, dont ils se servirent pour faire des outils nécessaires ; puis ils travaillèrent la pierre, le bois, les métaux et l’or en si grande abondance, que tous leurs ustensiles de ménage étaient de ce métal. C’est pourquoi cette époque est appelée l’âge d’or ; mais l’arrivée des fem­mes de Jœtenhem le fit disparaître. Les dieux ayant pris place sur leurs trônes, entrèrent en délibération, et se rappelèrent que les nains s’agitaient dans le terreau des entrailles de la terre comme les vers dans la chair. Ils avaient été les premiers à subir une transformation et à prendre vie dans la chair d’Ymer ; ils étaient autre­fois des vers. Les dieux décidèrent de leur donner la raison et la forme humaine ; mais les nains n’en rési­dent pas moins dans la terre et les pierres. Mjœdsogner et Duren sont des nains. Voici ce que dit Wola :

« Les dieux augustes s’assirent sur leurs trônes et délibérèrent sur la création des nains avec les os et le sang bouillonnant du géant. Il en résulta beaucoup de formes humaines ; ce sont les nains qui habi­tent dans la terre, comme Duren le raconte. »

Voici les noms que Vœluspa leur donne : Nye, Nide, Nordre et Sœdre, Œstre et Vestre, Althjof, Dvalinn, Nar, Nainn, Niping, Dainn, Bifur, Bafur, Bœmbœr, Nore, Ore, Onar, Oinn, Mjœdvitner, Vig et Gandalf, Vindalf, Thorin, File et Kile, Fundinn, Vale, Thror, Throinn, Theck, Litr, Viter, Nyr, Nyrad, Reck, Radsvider. Ces nains habitent dans la terre, et les suivants dans les pierres : Drœporer, Delgthvare, Hœrr, Hugstare, Hledolf, Gloinn, Dore, Ore, Duf, Andvare, Hepte, File, Harr, Siar. Mais ces nains allèrent de Svaringshœg à Jernvallen dans Œrvang ; les Lovrs proviennent d’eux. Voici les noms de ces derniers : Skirver, Virver, Skafid, Ai, Alf, Inge, Eikinskjalde, Fal, Froste, Fider, Gennar.

15. Ganglere demanda : Quelle est la première et la plus sainte place suivant les dieux ? — Har répondit : C’est auprès du frêne Yggdrasel ; les dieux s’y assem­blent tous les jours. — Ganglere demanda : Que dit-on au sujet de ce frêne ? — Jafnhar répliqua : Ygg­drasel est le plus grand et le plus beau de tous les arbres ; ses rameaux s’étendent sur tout l’univers et s’é­lèvent au-dessus du ciel. Il est soutenu par trois racines qui se prolongent fort loin : l’une d’elles s’étend vers les Ases ; la seconde vers les Hrimthursars, jus­qu’à l’endroit où était autrefois l’abîme de Ginnung ; la troisième atteint Niflhem, où Nidhœgg la ronge par le bout près du puits Hvergelmer ; mais en dessous de la racine qui touche aux Hrimthursars se trouve le puits de Mimer ; la Raison et la Sagesse y sont ca­chées. Mimer est plein de science, parce qu’il boit de l’eau de ce puits dans la coupe Gjallar. Odin vint un jour en ce lieu, et demanda une gorgée de cette eau ; il ne put l’obtenir qu’après avoir mis son œil en gage. Wola dit à ce sujet :

« Je sais, Odin, où tu as caché ton œil, c’est dans le puits limpide de Mimer. Mimer boit tous les matins l’hydromel dans le gage d’Odin. Me comprenez-vous ? »

La troisième racine du frêne Yggdrasel atteint le ciel, elle abrite une fontaine d’une sainteté particu­lière ; c’est la fontaine d’Urd ; les dieux se réunissent près d’elle pour tenir leur cour de justice. Ils s’y ren­dent tous les jours à cheval, en passant par Bæfrœst, qu’on appelle aussi le pont des Ases. Voici les noms de leurs chevaux : Sleipner, c’est le meilleur de tous ; il a huit pieds, et appartient à Odin ; Glad est le se­cond, Gyller le troisième, Gler le quatrième, Skeidbrimer le cinquième, Silfrintopp le sixième, Siner le sep­tième, Gils le huitième, Falhofner le neuvième, Gulltopp le dixième, Lættfot le onzième. Le cheval de Balder a été brûlé avec lui. Thorse rend à l’assemblée à pied, et traverse à la nage les fleuves suivants :

« Thor passe tous les jours à la nage le Krœmt, l’Œrmt et les deux Kerlœger, pour se rendre à l’assemblée près du frêne Yggdrasel, car le pont des Ases est en feu et les saintes eaux se gonflent. »

16. Ganglere demanda : Est-ce véritablement du feu qui brûle sur ce pont ? — Har répondit : La couleur rouge de l’arc-en-ciel est du feu. Les Hrimthursars et les géants des montagnes escaladeraient le ciel s’ils pou­vaient passer par le pont des Ases quand ils le veulent. On trouve dans le ciel beaucoup d’endroits agréables que les dieux protègent. Il y a sous le frêne Yggdrasel, et près de la fontaine d’Urd, un très-bel édifice d’où l’on voit sortir trois vierges nommées Urd, Verdande et Skuld. Ces vierges disposent de la vie de tous les hommes ; ce sont les Nornes. Il y a plusieurs sortes de Nornes : celles qui assistent à la naissance des hommes pour leur donner la vie sont de race divine ; il y en a de la race des alfes et de la race des nains, comme il est dit dans ce passage :

« Toutes les Nornes n’ont pas, je crois, la même origine. Les unes sont de la famille des Ases, les autres de la race des alfes ; quelques-unes sont filles de Dvalinn. »

Ganglere dit : Si la destinée des hommes dépend des Nornes, il faut convenir qu’elles y apportent une grande variété ; les uns vivent dans l’abondance et les richesses, les autres sont heureux et célèbres ; il y en a qui vivent longtemps, d’autres peu de jours. — Har répondit : Les Nornes d’origine céleste donnent le bonheur ; quand les hommes tombent dans l’infortune, c’est aux méchantes Nornes qu’il faut l’attribuer.

17. Ganglere demanda : Connaît-on encore d'autres particularités remarquables sur le frêne Yggdrasel ? — Har répondit : Oui, et en grand nombre. Un aigle vit dans son feuillage, il est fort instruit ; il a entre les yeux un épervier appelé Væderfœlner. Un écureuil, nommé Ratatœsh, monte et descend le long d’Yggdrasel, et cherche à exciter la discorde entre l’aigle et Nidhœgg ; quatre cerfs tournent autour d’Yggdrasel et mangent les extrémités de ses branches ; ils se nomment Daim, Dvalen, Dunneyr et Durathor. Mais il y a tant de serpents dans Hvergelmer, près de Nidhœgg, qu’il est impossible de les compter. Il est dit ici :

« Le frêne Yggdrasel endure plus de souffrances qu’on ne peut le supposer. Le cerf mord ses branches, et Nidhœgg ronge ses racines. »

Et dans un autre endroit il est dit :

« Il y a plus de serpents sous le frêne Yggdrasel qu’un fou ignorant ne pourrait l’imaginer. Gœnn et Mœnn sont les fils de Grufvitner. Grôbak et Grôskin, Ofner et Svafner, rongeront éternellement, je crois, les rameaux d’Yggdrasel. »

Les Nornes qui demeurent près de la fontaine d’Urd y puisent, dit-on, de l’eau tous les matins, et ramassent de la terre glaise sur ses bords : elles arrosent avec ce mélange le frêne Yggdrasel, pour empêcher ses rameaux de se flétrir. L’eau de cette fontaine a tant de vertu, qu’elle blanchit à l’instant tout ce qu’on y jette. Il est dit :

« Je connais un frêne, arbre élevé et saint, Yggdrasel est son nom. On l'arrose avec de la terre glaise blanche ; c'est ce qui produit la rosée dans les vallons. Son feuillage, toujours vert, ombrage la fon­taine d'Urd. »

La rosée qui tombe de ce frêne sur la terre est ap­pelée pluie de miel ; c’est la nourriture des abeilles. Deux oiseaux sont nourris dans la fontaine d’Urd : ils se nomment cygnes ; toute l’espèce de ce nom provient d’eux.

17. Ganglere dit : Tu m’as donné de précieux ren­seignements sur le ciel ; mais quels sont, après la fon­taine d’Urd, les autres endroits célèbres qu’on y trouve ? — Har répondit : Ils sont nombreux. Je citerai d’abord Alfhem ; c’est la demeure des alfes lumineux. Les alfes noirs habitent dans la terre. S’ils diffèrent des pre­ miers par l’extérieur, ils en diffèrent bien davantage encore par leurs oeuvres. Les alfes lumineux sont plus beaux que le soleil, les alfes ténébreux plus noirs que la poix. Un autre endroit du ciel se nomme Breidablick ; c’est le plus magnifique de tous. Glitner est une habi­tation céleste dont les murailles et les colonnes sont d’or ; le toit est couvert en argent. Il y a aussi, à l’ex­trémité du ciel, une montagne appelée Himingbjœrg ; elle est à l’extrémité du ciel, à l’endroit où le pont de Bæfrœst se réunit au ciel. On y voit une grande habitation nommée Valaskjalf ; elle appartient à Odin. Les dieux l’ont bâtie et couverte en argent épuré. Dans cet édifice, on trouve le trône Hlidskalf, d’où Odin embrasse d’un regard tout l’univers. À l’extrémité mé­ridionale du monde est un palais magnifique appelé Gimle et plus resplendissant que le soleil ; il survivra à la destruction du ciel et de la terre. Les justes l’ha­biteront pendant toute l’éternité. Wola dit :

« Je sais une salle plus belle que le soleil, plus précieuse que l’or ; on la trouve dans Gimle. Les hommes vertueux l’habiteront ; ils y se­ront éternellement heureux. »

Alors Ganglere demanda : Comment ce palais sera-t-il préservé quand les flammes de Surtur dévoreront le ciel et la terre ? — Har répondit : On raconte qu’au sud et au-dessus du ciel qui couvre nos têtes, il en est un autre appelé Andlông ; un troisième ciel se trouve au-dessus d’Andlông, on le nomme Vidblain : nous croyons que Gimle est situé dans ce dernier, et que les alfes lumineux habitent seuls ses environs.

18. Ganglere demanda : D’où vient le vent ? sa force est telle qu’elle soulève l’Océan et produit l’incendie, cependant personne ne le voit ; c’est donc une création étrange ? — Har répondit : À l’extrémité septentrio­nale du ciel est assis un géant appelé Hræsvelg (rava­leur de cadavres) ; il a la forme d’un aigle. Lorsqu’il vole, les vents sortent de dessous ses ailes, comme le dit la strophe suivante :

« Hræsvelg est le nom d’un géant qui est assis à l'extrémité du ciel sous la forme d’un aigle. Le battement de ses ailes produit, dit-on, le vent qui souffle sur tous les hommes. »

19. Ganglere demanda : Pourquoi l’été est-il chaud et l’hiver froid ? — Har répondit : Un homme instruit ne devrait pas faire cette question, à laquelle chacun peut répondre. Mais puisque tu es seul assez ignorant pour la produire, je t’apprendrai ce que tout le monde doit savoir. Svasad est le père de l’été ; celui de l’hi­ver est appelé Vindlone ou Vindsval, il est fils de Vasad ; ses descendants furent cruels et froids de cœur, l’hiver a leur caractère.

20. Ganglere demanda : Quels sont, parmi les Ases, ceux que les hommes doivent adorer ? — Har répon­dit : Les Ases divins sont au nombre de douze ; les Asesses leur sont égales en sainteté et en puissance. — Thridi ajouta : Odin est le premier et le plus ancien des Ases ; il règne sur toutes choses, et les autres dieux le servent comme des enfants soignent leur père. Sa femme est Frigg ; elle connaît les secrets de l’ave­nir des hommes et ne les révèle à personne, comme Odin le dit lui-même dans cette strophe où il s’adresse à Loke, l’un des Ases :

« Tu es furieux et insensé, Loke ; ne saurais-tu te contenir ? Frigg connaît, je crois, toutes les destinées ; mais elle en garde le secret. »

On donne à Odin le nom d’Allfader, père de tout, parce qu’il est le père des dieux, et celui de Yalfader, père des prédestinés, parce que les guerriers qui suc­combent sur les champs de bataille sont ses élus. Ils ont des places à Walhall et à Vingolf, où ils portent le nom d’Einherjars. Odin s’appelle encore Hangagud, le père des pendus ; Haptagud, le dieu des dieux ; Farmagud, le dieu des fardeaux. Il se donna encore d’autres noms quand il vint chez le roi Geirrœd.

« Je m’appelle Grimer, Herjan, Hjelmbære et Gangrader, Thuder, Uder, Helblinde et Har, Sader, Svipall, Sanngætal, Herteit, Hnikar, Bileyg, Balevg, Bœlverk, Fjœlner, Grimner, Glapsvider, Sidhœtter, Sidskægg, Sigfader, Hnikad, Thecker, Thridi, Allfader, Atrider, Oske, Ome, Jafnhar, Biflinde, Gœndler, Harbard, Svidurr, Svidrer, Jalk, Kjalar, Vidurr, Thor, Ygger, Thunder, Vaker, Skilving, Vafvad, Hroptatyr, Gœter. »

Ganglere dit : Vous donnez beaucoup de noms à Odin ; une instruction fort étendue serait nécessaire, je crois, pour connaître les événements auxquels ils doivent leur origine. — Har répondit : Il faudrait être, en effet, très-savant pour en donner une explica­tion satisfaisante ; mais on peut présumer aussi qu’ils sont le résultat des efforts que les divers peuples de la terre ont faits pour approprier le nom d’Odin à leur langage, afin que chacun pût le prier et l’invoquer dans son idiome particulier. On peut aussi chercher la signification de plusieurs de ces noms dans les voyages d’Odin, dont les antiques sagas nous ont conservé le souvenir. Tu ne saurais avoir la prétention d’être un savant, si tu ignores les exploits remarquables d’Odin.

21. Ganglere demanda : Quels sont les noms des autres Ases ? Que font ces dieux, ou, pour mieux dire, qu’ont-ils fait de grand ? — Har répondit : Thor est le premier des Ases après Odin ; on l’appelle encore Asa-Thor et Ok-Thor ; c’est le plus fort des dieux et des hommes. Il règne dans le royaume de Thrudvang ; son palais se nomme Bilskirner ; il contient cinq cent quarante chambres ; c’est le plus vaste édifice élevé par la main des hommes II est dit dans le poëme de Grimner :

« Cinq cents chambres et quarante en sus se trouvent, je crois, dans Bilskirner. De toutes les maisons dont je connais les toits, celle de mon fils me paraît la plus grande. »

Thor a deux boucs, Tanngnjother et Tanngriser ; ils traînent son char, c’est pourquoi cet Ase est appelé Ok-Thor[10]. Il possède aussi trois objets précieux :le marteau Mjœllner, connu des Hrimthursars et des géants de montagne, car il a brisé bien des têtes parmi eux ; puis le ceinturon de la force ; quand Thor le serre autour de ses reins, il double sa vigueur divine ; enfin des gantelets de fer, dont il ne peut se passer pour tenir le manche de son marteau. Mais il n’est pas un savant capable d’énumérer tous les exploits de Thor. Je pourrais t’en raconter un si grand nombre, qu’une journée ne suffirait pas pour te dire tout ce que je sais sur ce sujet.

22. Ganglere dit : Parle-moi des autres Ases. — Har continua : Le second fils d’Odin est Balder ; il y a beaucoup de bien à dire sur son compte ; c’est le meilleur des Ases, ils en font tous l’éloge. Le corps de Balder est si beau, si lumineux, qu’il répand la lu­mière autour de lui. Il y a une plante que l’on compare aux sourcils de ce dieu ; c’est la plus blanche de toutes les fleurs ; juge par là de la beauté du corps et des che­veux de Balder. Il est le plus sage, le plus éloquent, le plus clément des Ases ; ses arrêts sont irrévocables. Il habite un endroit du ciel appelé Breidablick ; rien d’impur ne peut y entrer, comme il est dit ici :

« Balder a construit sa demeure à Breidablick ; cette contrée est celle où il y a, je crois, le moins de souillure. »

23. Le troisième des Ases se nomme Njœrd ; l’en­droit qu’il habite dans le ciel est appelé Noatun. Il est le maître des vents, il apaise l’Océan et le feu ; on l’in­voque sur mer et à la pêche. Njœrd est si riche, si puissant, qu’il peut donner de la fortune et le superflu à ceux qui lui en font la demande. Il a été élevé à Vanahem ; mais les Vannes le donnèrent en otage aux dieux, et reçurent en échange un homme appelé Hæner. Njœrd devint le médiateur de la réconciliation entre les dieux et les Vannes. Skade, sa femme, est fille du géant Thjasse ; elle voulait habiter avec son père, c’est-à-dire dans les montagnes de Thrymhem, et Njœrd sur le rivage de la mer. Ils convinrent donc de passer neuf nuits à Thrymhem et trois à Noatun. Mais lorsque Njœrd revint des montagnes, il chanta ce qui suit :

« Je me suis ennuyé dans les montagnes, où, cependant, je n’ai passé que peu de temps, seulement neuf nuits. Les hurlements des loups m’ont paru affreux, comparés au chant du cygne. »

Et Skade chanta de son côté :

« Les cris lamentables des oiseaux m’empêchaient de dormir sur le rivage de la mer. La mouette, qui vient de l’Océan, me réveillait tous les matins. »

Skade s’en fut alors dans les montagnes, et fit bâtir à Thrymhem. Elle court beaucoup en raquettes sur la neige, et tue des animaux avec son arc. On l’appelle la déesse des raquettes ; le skald dit :

« Thjasse, l’informe géant, habite Thrymhem ; Skade, la fiancée lumineuse de Njœrd, réside maintenant dans l’ancienne demeure de son père. »

24. Njœrd de Noatun eut ensuite deux enfants : son fils se nommait Frey, et sa fille Freya ; ils étaient beaux de visage et puissants. Frey est le plus brillant des Ases ; il dispose de la pluie, du soleil, des moissons ; c’est lui qu’il faut invoquer pour obtenir de bonnes récoltes et la paix ; il est aussi le maître des propriétés des hommes. Freya est la plus belle des Asesses ; elle possède dans le ciel le palais de Folkvang, et lorsqu’elle se rend à cheval sur un champ de bataille, une moitié des hommes tués lui appartient ; l’autre est à Odin, comme il est dit ici :

« Folkvang est le nom du palais où Freya dispose à son gré des sièges de sa salle. Une moitié des hommes tués lui appartient, le reste est à Odin. »

Sesrymner, la salle des festins de Freya, est vaste et belle : quand la déesse sort, on atelle deux chats à son char. Elle est favorable à ceux qui l’invoquent ; elle aime les chants d’amour ; les amants font bien de l’adorer.

25. Ganglere dit : Ces Ases me semblent fort importants à connaître. Il n’est pas étonnant que vous soyez si puissants, car vous savez le dieu qu’il faut invoquer dans chaque circonstance. Y a-t-il encore d’autres dieux ? — Har répondit : Tyr est le plus hardi et le plus courageux des Ases ; la victoire dépend de lui, aussi les guerriers ont-ils soin de l’invoquer. Quand un homme surpasse tous les autres en courage, on dit qu’il est vaillant comme Tyr. Cet Ase a tant de sagesse que l’on dit encore d’un homme remarquable sous ce rapport : Il est sage comme Tyr. Il a donné une preuve de sa hardiesse lorsque les Ases parvinrent, en employant la ruse, à attacher le loup Fenris avec une chaîne appelée Gleipner. Fenris refusa d’essayer cette chaîne tant que l’un des Ases n’aurait pas mis une main dans sa gueule. Tyr eut seul ce courage, et les Ases n’ayant pas voulu déchaîner Fenris, il coupa d’un coup de dent la main de Tyr, à la place appelée aujourd’hui, en mémoire de cet événement, le Joint-du-Loup. Tyr est donc manchot ; cependant les hommes ne le considèrent pas comme un pacificateur parmi les hommes.

26. Brage est le nom d’un autre Ase, remarquable par sa sagesse, son éloquence et la facilité de son élocution ; c’est un maître en poésie. Sa femme se nomme Iduna ; elle conserve dans une boîte des pommes dont les dieux se nourrissent quand ils se sentent vieillir ; elles leur rendent la jeunesse ; il en sera de même jusqu’à Ragnarœcker. Ganglere dit : Il est essentiel pour les dieux qu’Iduna veille avec soin sur ce dépôt. — Har répliqua en souriant : Ils ont manqué se trouver fort mal de leur confiance dans Iduna. Je pourrais te raconter cette histoire ; mais il faut auparavant que je te dise le nom des autres dieux.

27. Il y en a un appelé Heimdall ; on le nomme aussi l’Ase blanc ; il est saint et puissant. Neuf vierges, qui étaient sœurs, le mirent au monde. On lui donne encore les noms de Hallinskide et de Gyllentanne, dents d’or, parce que ses dents étaient de ce métal. Son cheval s’appelle Guldtopp. Heimdall habite à Himmelsbjœrg, près de Bæfrœst ; il est la sentinelle des dieux. Assis sur la limite du ciel, il veille à ce que le pont ne soit pas envahi par les géants des montagnes. Il lui faut moins de sommeil qu’à un oiseau, et sa vue est aussi longue de nuit que de jour ; il voit les objets à une distance de cent milles[11], entend croître l’herbe sur la terre et la laine sur les brebis. Des sons plus forts ne lui échappent pas davantage. Il a une trompe appelée Gjallar ; quand il en sonne, tous les mondes l’entendent. Le glaive de Heimdall se nomme Hufvudet, comme il est dit ici.

« L’habitation de Heimdall porte, dit-on, le nom de Himmelsbjœrg. La sentinelle des dieux boit gaiement l’hydromel dans cette maison, où règne une douce chaleur. »

Heimdall dit ailleurs de lui-même :

« Je suis l’enfant de neuf mères ; je suis le fils de neuf sœurs. »

28. L’un des Ases se nomme Hœder ; il est aveugle, mais très-fort. Les dieux voudraient peut-être l’oublier ; mais le souvenir de ses actions est trop profondément gravé dans leur mémoire et dans celle des hommes.

29. Un autre Ase se nomme Vidarr ; c’est l’Ase silencieux. L’un de ses souliers est très-épais. Vidarr est le plus fort après Thor ; il est très-utile aux dieux dans les aventures dangereuses.

30. Ale ou Vale, fils d’Odin et de Rind, est vaillant dans le combat et bon archer.

31. Uller est fils de Sif et beau-fils de Thor ; il est si habile à tirer de l’arc et court si bien en raquette, que personne ne peut rivaliser avec lui. L’extérieur d’Uller est agréable, ses manières sont martiales : il est bon de l’invoquer dans les combats singuliers.

32. Forsete est fils de Balder et de Nanna, fille de Nep. Il possède dans le ciel une salle appelée Glitner. Ceux qui viennent le trouver dans leurs différends s’en retournent réconciliés. Les dieux et les hommes ne connaissent pas de meilleur tribunal.

« Glitner est le nom d’une salle soutenue par des piliers d’or et couverte en argent. Forsete y passe la plus grande partie de son temps à pacifier les querelles. »

33. Il y a encore un autre Ase, appelé par quelques skalds le détracteur des dieux. C’est l’auteur des perfidies, de tout ce qui déshonore les dieux et les hommes. On le nomme Loke ou Lopt : il est fils du géant Farbœte ; Lœfœ ou Nal est sa mère, Bilejst et Helblinde sont ses frères. Loke est beau de corps, mais son caractère est méchant et fort léger. Il a entraîné les dieux dans plus d’une aventure dont il les a souvent tirés par son esprit inventif. Sa femme se nomme Sigyn, et le fils qu’il eut d’elle, Nare ou Narve.

34. Mais Loke avait encore trois autres enfants avec Angerboda, géante de Jœtenhem : le loup Fenris, Jordmungand le serpent de Midgôrd, et Hel. Les dieux ayant appris que ces trois enfants de Loke étaient élevés à Jœtenhem et leur seraient une cause de malheurs, puisqu’on ne pouvait en attendre rien de bon du côté maternel et encore moins du côté paternel, Odin ordonna aux Ases d’enlever ces enfants et de les amener devant lui. Lorsqu’ils y furent, Odin jeta le serpent dans la mer profonde qui environne tous les continents. Le reptile grandit tellement, qu’il ceint, dans le fond des eaux, le globe de la terre, et peut en outre mordre sa queue. Odin précipita Hel dans Niflhem et lui donna puissance sur neuf mondes, afin qu’elle pût faire changer de demeure aux hommes qu’on lui envoie, c’est-à-dire qui meurent de maladie et de vieillesse. Elle y possède de grandes habitations entourées de murailles excessivement hautes. Sa principale salle se nomme Eljudener, son écuelle Hunger (la disette), son couteau Svælt (la faim), son esclave mâle Senfærdig (lent), son esclave femelle Sena (lente). Le seuil de la porte par laquelle on passe pour entrer chez Hel est appelé Fællande-Svek (piège perfide), son lit Tivnsot (la phthisie) ; les rideaux de ce lit sont nommés Fœrtærande-Sorg (chagrin dévorant). Une moitié du corps de Hel est bleue, l’autre a la carnation humaine ; son aspect est effrayant et sinistre : elle est très-connue.

Le loup Fenris fut nourri chez les Ases ; Tyr eut seul le courage de lui porter à manger. Quand les dieux virent combien Fenris grandissait chaque jour, et toutes les prédictions s’accordant à dire qu’il était destiné à leur nuire, ils prirent la résolution de fabriquer une chaîne très-forte ; ils l’appelèrent Læding et la portèrent à Fenris pour l’essayer. Celui-ci, ne la trouvant pas redoutable, laissa faire les Ases comme ils le voulaient ; mais aussitôt que Fenris s’étendit, la chaîne se rompit et il fut dégagé. Les Ases en firent une seconde, une fois plus forte que la première, et la nommèrent Drome ; ils la portèrent à Fenris pour l’essayer, et lui dirent qu’il deviendrait très-célèbre si cette chaîne ne pouvait lui résister. Fenris vit bien qu’elle était plus solide que la première, mais ses forces avaient également augmenté depuis l’épreuve de Læding. Il pensa aussi qu’on n’acquérait point de gloire sans courir des dangers, et se laissa enchaîner. Lorsque les Ases eurent fini, Fenris s’agita, frappa des pieds, et battit la chaîne contre terre, en sorte que les débris en furent lancés au loin. Après ce nouvel échec, les Ases commencèrent à craindre qu’il serait impossible d’enchaîner Fenris. Odin envoya alors un jeune homme appelé Skirner, et qui était messager de Frey, vers les nains de Svartalfhem ; il y fit fabriquer une chaîne appelée Gleipner. Elle se composait de six substances différentes : du bruit des pas de chat, de barbe de femme, de racines de montagnes, de tendons d’ours, d’esprit de poisson et de salive d’oiseau. Quoique ces matières te soient inconnues, tu dois croire à leur existence comme au reste, tout en sachant que les femmes n’ont pas de barbe, que les pas de chat ne font point de bruit, que les montagnes n’ont point de racines. — Ganglere dit : Je comprends fort bien le sens des figures dont tu te sers. Mais explique-moi le travail de cette chaîne ? — Har répondit : Je puis te satisfaire. Gleipner était unie, souple comme un lacet de soie, et néanmoins forte et solide. Lorsqu’elle fut apportée aux Ases, ils remercièrent leur messager d’avoir si bien réussi dans sa commission ; ensuite ils se rendirent sur le lac Amsvartner, vers un îlot appelé Lyngve, et invitèrent Fenris à les accompagner. Ils lui montrèrent le lacet de soie, en le priant de le casser, et ajoutèrent qu’il était peut-être plus fort qu’on ne pouvait le supposer par sa grosseur. Les Ases se passèrent de l’un à l’autre ce lacet, en essayant de le rompre, mais ce fut inutilement ; ils assurèrent que Fenris en viendrait à bout. Le loup répondit : À voir ce lacet, il n’y aura pas de gloire à le rompre ; toutefois, s’il a été fabriqué avec ruse et artifice, jamais, malgré sa faiblesse apparente, il ne touchera mes jambes. — Les Ases dirent alors qu’il lui serait très-facile de venir à bout d’une chaîne aussi mince, puisque Lœding et Drome n’avaient pu lui résister ; mais, ajoutèrent-ils, si tu ne peux rompre ce lacet, tu ne saurais être redoutable pour les dieux, et nous t’en débarrasserons. — Fenris répondit : Si vous serrez ce lien de manière à ce que je ne puisse m’en débarrasser moi-même, vous planerez tellement au-dessus de moi que votre secours m’arrivera tard. Je n’ai donc aucune envie de me laisser attacher avec ce lacet. Cependant, afin que vous ne m’accusiez pas de lâcheté, je propose à l’un de vous de mettre sa main en gage dans ma gueule, pour me donner la certitude que tout se passera loyalement. Les Ases se regardèrent, car cette condition leur paraissait dure, et personne ne présentait le gage demandé. Enfin Tyr avança la main droite et la mit dans la gueule de Fenris. Celui-ci commença à remuer les jambes pour rompre le lacet, mais plus il faisait d’efforts, plus Gleipner le serrait. Tous les Ases se mirent à rire, excepté Tyr, qui perdit la main. Quand les Ases virent Fenris bien attaché, ils prirent Gelgja, le bout de la chaîne, le passèrent à travers une dalle appelée Gjœll, et la fixèrent profondément en terre. Ils prirent ensuite une autre grande pierre nommée Thvite, avec laquelle ils enfoncèrent la dalle encore davantage. Le loup ouvrit une gueule épouvantable, se démena beaucoup et voulut mordre les Ases ; mais ils lui traversèrent la gueule avec un glaive dont la poignée s’arrêta dans la mâchoire supérieure ; c’est sa muselière. Fenris hurle d’une manière effroyable ; l’écume qui sort de sa gueule devient un fleuve appelé Von. Il restera couché en cet endroit jusqu’à Ragnarœcker.

Ganglere dit : Les enfants de Loke sont méchants ; mais pris séparément ils sont admirables. Puisque les Ases n’attendent que du mal de Fenris, pourquoi ne l’ont-ils pas tué ? Har répondit : Les dieux ont tant de respect pour leur sanctuaire et leurs saintes demeures, qu’ils ne veulent pas les souiller avec le sang de ce loup. Toutes les prédictions s’accordent cependant à dire que Fenris sera le meurtrier d’Odin.

35. Ganglere dit : Parle-moi des Asesses. — Har répondit : Frigg est la première d’entre elles ; son palais se nomme Fensal ; il est très-beau. La seconde Asesse est Saga ; elle habite Sœkqvabæck. Ce palais est vaste. Eir, la troisième, est le meilleur médecin. La quatrième est Géfjon ; elle est vierge, et toutes les vierges lui appartiennent. La cinquième est Fulla, vierge aussi ; elle a les cheveux flottants, un ruban d’or lui ceint la tête ; elle porte la boîte de Frigg, a soin de sa chaussure et participe à ses conseils secrets. Freya est la seconde Asesse après Frigg pour la puissance ; elle est mariée à un homme appelé Od. Leur fille se nomme Hnoss ; elle est si belle, qu’on donne son nom à tout ce qui est beau et de quelque valeur. Od voyage au loin ; Freya pleure son absence, et ses larmes sont d’or rouge. Elle a beaucoup de noms suivant les peuples qu’elle a visités en allant à la recherche d’Od. Les voici : Mardœl, Hœrn, Gefn et Syr. Freya possède le collier Brising ; elle est aussi appelée Vanadis. La septième Asesse est Sjœfn ; elle a le pouvoir de disposer les cœurs à l’amour ; Lofn, la huitième, est si vertueuse, si bonne à invoquer, qu’Odin et Frigg lui permettent d’unir les hommes et les femmes malgré tous les obstacles. La neuvième est Var ; elle écoute les promesses, les serments que les hommes et les femmes se font, et punit les parjures. Var est sensée, questionneuse ; rien ne lui est caché. Syn, la dixième Asesse, garde la porte du palais, et la tient fermée à ceux qui ne doivent pas entrer ; elle est aussi chargée de veiller, près de l’assemblée des dieux, sur les cas qu’on veut nier. La onzième est Hlin ; ses fonctions se bornent à veiller sur les individus que Frigg veut préserver des dangers. La douzième est Snotra ; elle est prudente, ses manières sont agréables. La treizième est Gna ; c’est la messagère de Frigg dans tous les mondes. Son cheval, nommé Hofvarpner, traverse les airs aussi bien que l’eau. Quelques Vannes l’ayant aperçue un jour chevauchant dans l’espace, l’un d’eux dit :

« Que voyons-nous voltiger ? Que voyons-nous traverser les airs ? »

Gna répondit :

« Je ne voltige pas ; je traverse l’espace sur Hofvarpner, engendré par Hamskerper avec Gardrofva. »

Sol et Bil sont aussi comptés parmi les Asesses ; il en a été question plus haut.

36. Il y a encore d’autres femmes à Walhall ; elles sont chargées de verser à boire, de frotter les tables et les coupes. Voici leurs noms, comme on les trouve dans le poëme de Grimmer :

« Je veux que Hrist et Mist m’apportent la coupe ; que Skeggjœld et Skœgul, Hild et Thrud, Hlœk et Herfiœtur, Gœll et Geirahœd, Randgrid, et Reginleif, servent la bière forte aux Einhœrjars. »

Elles sont appelées les Valkyries. Odin les envoie sur tous les champs de bataille ; elles savent quels sont les guerriers qui succomberont, et disposent de la victoire. Gunn, Rota, et Skuld, la plus jeune des Nornes, sont toujours à cheval ; elles marquent les guerriers qui doivent périr, et dirigent le cours de la bataille. Jord, la mère de Thor, et Rind, la mère de Vale, font aussi partie des Asesses.

37. Gymer est le nom d’un homme qui avait pour femme Œrboda, de la race des géants de montagne ; Gerd, leur fille, était la plus belle de toutes les femmes. Frey s’assit un jour sur le trône Hlidskjalf ; en regardant de tous côtés, il tourna les yeux vers le Nord, où il vit une belle et vaste maison. Une femme se dirigeait de ce côté, et lorsqu’elle leva les mains pour ouvrir la porte, il en jaillit une lueur si vive, que l’air, l’eau et le monde entier en furent illuminés. Frey, en punition de ce qu’il s’était assis sur le trône sacré, se retira le cœur plein d’amour. Rentré chez lui, il ne parlait à personne, ne dormait plus ; il avait renoncé à boire ; on n’osait lui adresser la parole. Alors Njœrd fit appeler Skirner, le page de Frey, et le pria d’aller trouver son maître, de lui demander ce qui avait excité sa colère au point de ne plus parler. Skirner promit de remplir le message, quoique ce fût contre son gré, tant il comptait sur une réponse désagréable de la part de Frey. Arrivé près de ce dernier, il lui demanda la cause de sa taciturnité, et d’où venait qu’il ne parlait à personne. Frey répondit qu’il avait vu une femme extrêmement belle, et mourrait bientôt s’il ne la possédait. « Va la demander en mariage pour moi, dit-il ; tu l’amèneras ici : que son père y consente ou non, et je te récompenserai. » Skirner se chargea du message, mais à la condition que Frey lui donnerait son glaive, arme excellente qui combattait seule et sans le secours de personne. Frey ne fit aucune difficulté pour accepter cette proposition, il donna son glaive à Skirner. Le page partit et remplit sa mission auprès de Gerd ; il en reçut la promesse qu’après neuf nuits elle se rendrait à Barœ, pour y célébrer ses noces avec Frey. Lorsque Skirner dit à son maître le résultat de sa négociation, Frey chanta :

« Une nuit est longue, deux nuits sont longues, comment pourrais-je en passer trois dans l’attente ? Souvent un mois m’a semblé plus court que la moitié d’une de ces nuits. »

Voilà pourquoi Frey était désarmé lors de son combat contre Belje, qu’il tua avec un bois de cerf. — Ganglere dit : Il est fort extraordinaire qu’un guerrier comme Frey ait pu consentir à se priver d’un aussi bon glaive, sans en avoir un autre d’égale valeur. Cette perte lui donna beaucoup de désavantage dans sa lutte avec Belje ; je présume qu’il regretta alors sa générosité. — Har répondit : Ce malheur avait peu d’importance relativement à Belje, Frey aurait pu le tuer d’un coup de main ; mais cette circonstance sera bien autrement fâcheuse pour lui, quand les fils de Muspelhem s’armeront en guerre.

38. Ganglere continua : Tu m’as dit que tous les hommes morts sur le champ de bataille depuis la création du monde sont maintenant à Walhall avec Odin. Comment ce dieu trouve-t-il de quoi nourrir une foule qui doit être considérable ? — Har répondit : Elle est en effet très-nombreuse et s’accroîtra bien davantage encore ; cependant elle sera insuffisante quand le loup Fenris viendra. Quel que soit le nombre des Einhærjars, le porc Sæhrimner ne les laissera pas manquer de lard. On le fait cuire tous les jours, et le soir il est de nouveau entier. Mais il est peu d’individus, je crois, assez instruits pour répondre à la question que tu viens de m’adresser. Le cuisinier de Walhall se nomme Andhrimner, et la marmite Eldhrimner, comme il est dit ici :

« Andhrimner met Sæhrimner dans Eidhrimner pour le faire cuire. Ce lard est délicieux ; peu de gens savent comment les Einhærjars sont nourris. »

Ganglere demanda : Odin a-t-il le même ordinaire que les Einhærjars ? — Har répondit : Ce qui est servi sur sa table, il le donne à deux loups appelés Gere et Freke. Odin n’éprouve aucun besoin ; le vin lui sert de nourriture et de boisson.

« L’auguste père des armées nourrit Gere et Freke de sa main ; le belliqueux Odin vivra éternellement avec du vin. »

Deux corbeaux, perchés sur ses épaules, lui racontent à l’oreille tout ce qu’ils ont vu et entendu. On les nomme Hugen et Munen ; ils partent à la pointe du jour, parcourent la terre, et sont de retour pour le déjeuner. Odin sait ainsi tout ce qui se passe ; on l’appelle aussi le dieu aux corbeaux.

« Hugen et Munen font chaque jour le tour du globe. Je crains que Hugen ne revienne pas ; je crains encore davantage pour Munen. »

39. Ganglere demanda : Où trouve-t-on de quoi désaltérer les Einhærjars ? boivent-ils de l’eau ? — Har répondit : Tu me fais maintenant une singulière question. Odin inviterait-il chez lui des rois, des jarls ou autres hommes illustres, pour leur donner seulement de l’eau à boire ? La plupart de ceux qui viennent à Walhall trouveraient, je crois, que cette eau leur coûte cher ; je parle des guerriers dont les blessures et la mort ont été douloureuses. Mais j’ai autre chose à te raconter à ce sujet. Il y a dans Walhall une chèvre appelée Hejdrun ; elle mange les feuilles de Lerad, sapin célèbre ; de ses mamelles coule l’hydromel nécessaire pour emplir une cuve très-grande et enivrer tous les Einhærjars. — Ganglere dit : Cette chèvre est fort étonnante, et l’arbre dont elle mange les feuilles doit être précieux. — Har répliqua : Le cerf Ekthyrner est plus remarquable encore ; il mange aussi les feuilles de Lerad, et il sort de son bois une rivière qui descend jusqu’à Hvergelmer ; elle produit les fleuves suivants : Sid et Vid, Seken et Eken, Svœl, Gunndro, Fjœrm, Fimbulthul, Gipul, Gœpul, Gœmul, Geirvimul. Ces fleuves arrosent tout le pays des Ases ; on les nomme encore Thyn, Vin, Thœll, Boll, Grad, Gunnthrainn, Nyt, Nœt, Nœnn, Hrœnn, Vina, Vegsvinn, Thjodnuma.

40. Ganglere dit : Tu me racontes là des choses extraordinaires. Il faut que Walhall soit un édifice immense ; la foule doit en rendre l’entrée et la sortie fort difficiles. — Har répondit : Pourquoi ne demandes-tu pas combien il y a de portes à Walhall, et quelle est leur dimension ? Quand tu le sauras, tu conviendras qu’il serait singulier que chacun n’en sortît et n’y entrât pas commodément selon sa volonté. Il n’est pas plus difficile de trouver place à Walhall que d’y entrer. Il ya dans le chant de Grimner le passage suivant :

« Walhall possède, je crois, cinq cents portes et quarante encore. Huit cents Einhæijars peuvent sortir de front par chacune de ses portes, quand ils vont combattre le loup. »

41. Ganglere dit alors : Walhall est peuplée d’une multitude immense, et Odin doit avoir bien de l’habileté, pour gouverner tant de monde. Mais à quoi les Einhærjars passent-ils leur temps quand ils ne sont pas occupés à boire ? — Har répondit : Tous les jours, après avoir fait leur toilette, ils prennent leurs armes, se rendent dans la cour pour combattre et se vaincre mutuellement ; ce sont leurs jeux. Vers le moment du déjeuner, ils rentrent à cheval dans Walhall, et se mettent à boire comme il est dit ici :

« Tous les Einhærjars combattent chaque jour dans la cour d’Odin ; puis ils reviennent s’asseoir à la table du festin et sont amis comme auparavant. »

Odin est en effet un grand général, il en a donné beaucoup de preuves. Voici ce qu’on trouve dans le poëme des Ases :

« Le frêne Yggdrasel est le plus excellent des arbres, Skidbladner le plus excellent des vaisseaux ; Odin est le plus excellent des Ases, Sleipner le plus excellent des chevaux, Bæfrœst le plus excellent des ponts, Brage le plus excellent des poètes, Habrok le plus excellent des éperviers, et Garm le plus excellent des chiens. »

42. Ganglere demanda : À qui appartient le cheval Sleipner, et que raconte-t-on de lui ? — Har répondit : Tu ignores l’origine de Sleipner, et serais bien aise de la connaître. Dans le commencement du premier âge des dieux, quand ils eurent élevé Midgôrd et bâti Walhall, un architecte vint les trouver, et offrit de construire en trois ans un château tellement fort, qu’il serait impossible aux géants des montagnes et aux Hrimthursars de s’en emparer, lors même qu’ils auraient pénétré dans l’enceinte de Midgôrd. Mais il demanda pour récompense Freya, ainsi que le soleil et la lune. Les Ases s’assemblèrent pour délibérer sur cet objet, et dirent à l’architecte que ses demandes lui seraient accordées s’il bâtissait ce château dans l’espace d’un hiver ; mais si le premier jour de l’été il restait quelque chose à faire à cet édifice, la convention serait nulle ; il ne devait pas non plus prendre d’aide. Quand l’architecte eut connaissance de ce résultat, il demanda la permission de se servir de son cheval Svadelfœre, et Loke l’ayant appuyé, elle lui fut accordée. Il commença dès le premier jour de l’hiver la construction du château, et toutes les nuits il apportait des pierres avec le concours de son cheval. Les Ases étaient surpris de voir les grandes montagnes que Svadelfœre traînait, et de ce que cet animal faisait deux fois autant d’ouvrage que son maître. La convention arrêtée entre les Ases et l’architecte avait été confirmée en présence de bons témoins et avec beaucoup de serments ; car le géant trouvait peu sûr pour lui d’habiter parmi les Ases sans une bonne garantie, Thor pouvant revenir d’un moment à l’autre de l’expédition qu’il faisait contre les démons en Orient. Vers la fin de l’hiver, le château était très-avancé, tellement élevé et si fort, que personne n’aurait pu l’attaquer. Trois jours avant l’été, l’architecte n’avait plus que la porte à faire. Les dieux s’assirent alors sur leurs trônes pour délibérer, et s’entredemandèrent qui avait donné le conseil de marier Freya en Jœtenhem, de détruire l’air en donnant le soleil et la lune aux géants. Tous s’accordèrent à dire que ce mauvais conseil avait été donné par Loke, source du mal. Ils le menacèrent donc d’une mort ignominieuse, s’il ne trouvait un expédient pour empêcher l’architecte de terminer son travail à l’époque fixée. Loke eut peur, et jura d’arranger les choses de manière à ce que l’architecte ne reçût point la récompense promise. Le même soir, le géant sortit pour aller chercher des pierres avec Svadelfœre, et une jument accourut de la forêt en hennissant. Aussitôt Svadelfœre devint rétif, cassa la bride et courut après la jument ; mais celle-ci se sauva dans le bois, et l’architecte la suivit pour rattraper son cheval. Ils coururent ainsi toute la nuit et l’ouvrage s’en trouva négligé. Le jour suivant, on ne travailla pas comme de coutume, et l’architecte, voyant que le château ne serait pas terminé, fut pris de la rage des géants. Les Ases ayant acquis la certitude qu’ils avaient reçu chez eux un géant de montagne, n’eurent plus aucun égard aux serments qu’ils avaient faits. Ils appelèrent Thor, qui vint de suite, souleva Mjœllner, et acquitta la dette contractée pour la construction du château ; le géant ne retourna point à Jœtenhem. Du premier coup, Thor lui brisa le crâne en petits morceaux et l’envoya à Niflhem ; mais Loke avait été poursuivi si vivement par Svadelfœre, que peu de temps après il donna le jour à un poulain gris qui avait huit pieds : c’est le plus excellent des chevaux. Il est dit dans Wola :

« Alors toutes les puissances, les dieux augustes, allèrent s’asseoir sur leurs trônes, et se demandèrent qui avait infecté l’air, ou promis de donner la femme d’Od à un rejeton des géants.
« Tous les serments, toutes les promesses et les conventions furent rompus. Thor seul amena ce résultat, car il reste rarement tranquille quand, dans sa colère, pareilles choses viennent à ses oreilles. »

43. Ganglere demanda : Puisque Skidbladner est le plus excellent des navires, je voudrais savoir les particularités qui le concernent. Est-ce qu’on ne trouve pas de vaisseau aussi bon et aussi grand que lui ? Har répondit : Il n’en est aucun qu’on puisse lui comparer. Skidbladner a été construit avec un art infini ; mais Nagelfare, le navire de Muspell, est plus grand. Skidbladner est l’ouvrage de quelques nains fils d’Invalde, qui le donnèrent à Frey ; ce vaisseau est si vaste, qu’il peut prendre à bord tous les Ases à la fois, avec armes et bagages. Aussitôt que sa voile est hissée, un vent favorable la gonfle, n’importe la côte vers laquelle on veut se diriger. Skidbladner se compose d’une multitude de morceaux réunis avec tant d’habileté, qu’on peut le plier comme un mouchoir, et le porter dans sa poche.

44. Ganglere continue : Skidbladner est un bon navire, bien des sortilèges ont été nécessaires pour sa construction. N’est-il jamais arrivé à Thor de trouver son maître en force, en puissance et en magie ? — Har répondit : Peu d’hommes, je crois, seraient en état de traiter ce sujet ; cependant Thor a éprouvé de rudes traverses. S’il a rencontré un vainqueur, c’est un secret à garder ; tout le monde doit croire que personne ne l’égale en puissance. — Ganglere dit : J’ai donc fait une question à laquelle vous ne pouvez satisfaire ? — Jafnhar répliqua : Nous avons ouï raconter des choses qui nous ont paru incroyables. Celui qui pourrait te donner des renseignements précis à cet égard n’est pas loin. Il te dira la vérité ; jamais il n’a menti. — Ganglere dit : Je vais donc attendre une réponse à ma ques­tion, et je vous déclarerai vaincus si je n’en reçois pas. — Thridi prit la parole : Je vois clairement que tu veux savoir, même les choses qui nous semblent peu honorables à raconter ; mais le secret est une obliga­tion pour toi comme pour nous. Ok-Thor roulait dans son char attelé de boucs, et celui des Ases auquel on a donné le nom de Loke était avec lui. Vers le soir, ils arrivèrent chez un paysan qui leur accorda l’hospi­talité. Thor prit ses boucs, les tua, les fit dépouiller et mettre dans une marmite. Quand ils furent cuits, Thor se mit à souper avec ses compagnons, en invitant le paysan, sa femme et leurs enfants à prendre leur part de ce repas. Le fils du paysan se nommait Thjalfe, et sa fille Rœska. Thor plaça la peau des boucs auprès du feu, en ordonnant à ses convives de jeter les os sur ces peaux. Thjalfe tenait à la main l’os de la cuisse de l’un des boucs ; il le cassa avec son couteau pour en tirer la moelle. Thor passa la nuit dans cet endroit ; il se leva de bonne heure le lendemain, s’habilla, prit le marteau Mjœllner et le leva au-dessus de la peau des boucs : aussitôt ces animaux se redressèrent, mais l’un d’eux boitait d’une jambe de derrière. Thor s’en aperçut, et dit que le paysan ou quelques-uns des siens avaient manqué de soins à l’égard des os de ces boucs, puis­ que l’un d’eux avait la cuisse cassée. Je n’ai pas besoin de dire, car tout le monde le devinera, combien le paysan fut effrayé lorsqu’il vit les sourcils de Thor se froncer ; il se consola un peu en pensant qu’il serait la seule victime de sa colère. Thor serra les mains si for­tement autour du manche de son marteau, que les nœuds de ses doigts en blanchirent. Le paysan et tous les gens de sa maison se comportèrent comme on pou­vait s’y attendre ; ils crièrent tous horriblement en demandant grâce, et offrirent en indemnité tout ce qu’ils possédaient. Mais lorsque Thor vit leur effroi, sa colère disparut ; il se contenta de prendre, comme un gage de réconciliation, Thjalfe et Rœska, qui devin­rent ses serviteurs ; ils l’ont suivi partout depuis lors.

45. Thor laissa ses boucs en cet endroit, et com­mença son expédition contre Jœtenhem, à l’orient vers la mer. Après avoir traversé cette dernière à la nage, il prit terre avec Loke, Thjalfe et Rœska. Quand ils eurent marché un peu de temps, ils atteignirent une grande forêt, où ils errèrent toute la journée jusqu’à ce qu’il fît nuit. Thjalfe était un excellent marcheur et portait le sac aux vivres ; mais on ne pouvait trouver de gîte. Lorsque l’obscurité fut complète, ils finirent par découvrir une maison très-spacieuse ; à l’une de ses extrémités était une entrée aussi large que la mai­son. Les voyageurs s’y établirent pour la nuit. Mais à minuit, ils s’aperçurent qu’un violeut tremblement de terre ébranlait le sol et la maison. Alors Thor se leva et appela ses compagnons. Ils s’avancèrent en tâtonnant, et trouvèrent au milieu de la maison, à droite, un corps de bâtiment dans lequel ils entrèrent. Thor s’assit à la porte ; les autres étaient assis plus avant et avaient bien peur. Thor tenait le manche de son marteau pour se défendre. Ils entendirent beaucoup de bruit et de fracas. Lorsque le jour commença à poindre, Thor sortit, et vit un homme couché dans la forêt ; cet homme était grand : il dormait et ronflait très-fort. Le dieu comprit alors la cause du bruit qu’on avait entendu pendant la nuit, et serra autour de lui le ceinturon, qui doublait sa force divine. Au même instant, cet homme s’éveilla, et se leva de suite. On raconte què cette fois Thor fut surpris et n’osa point frapper avec son marteau. Il se contenta de demander à cet homme comment on l’appelait ; celui-ci prit le nom de Skrymer, et ajouta : « Je n’ai pas besoin de m’informer de ton nom, tu es Asa-Thor ; mais qu’as-tu fait de mon gant ? » Skrymer se baissa pour ramasser son gant, et Thor vit que c’était la maison où il avait passé la nuit ; le bâtiment extérieur était le pouce du gant. Skrymer demanda à Thor s’il voulait l’admettre dans sa compagnie ; ce dernier y consentit. Le géant ouvrit alors son bissac et se disposa à déjeuner ; Thor et ses compagnons firent de même. Skrymer proposa ensuite de mettre les provisions de voyage en commun, et le tout fut enfermé dans un sac qu’il prit sur le dos. Skrymer marchait le premier et faisait de grands pas ; le soir il chercha un gite sous un immense chêne, et dit à Thor : « Je vais dormir, prenez le bissac et soupez ; » après quoi Skrymer s’endormit et ronfla fortement. Thor ayant pris le bissac, voulut l’ouvrir, et chose incroyable, il ne put en défaire un seul nœud, pas un des bouts de ruban ne voulut céder. Quand Thor vit qu’il lui était impossible d’ouvrir le bissac, la colère s’empara de lui, il saisit son marteau, fit un pas vers la place où Skrymer dormait, et le frappa à la tête. Le géant se réveilla, et demanda si une feuille d’arbre était tombée sur sa figure, si ses compagnons avaient soupé, et s’ils étaient prêts à se coucher. Thor répondit qu’ils allaient se livrer au repos. En effet, ils se placèrent sous un autre chêne, et je suis forcé d’avouer qu’ils ne s’endormirent pas sans crainte. Vers minuit, Thor entendit Skrymer ronfler, avec une telle force que la forêt en retentit. Alors il se leva, s’approcha de lui, leva promptement son marteau et le frappa au milieu du crâne ; le marteau lui parut profondément enfoncé dans la tête de Skrymer, qui s’éveilla et dit : « Un gland serait-il tombé sur ma figure ? Y a-t-il du nouveau, Thor ? » Thor recula vivement et répondit qu’il venait de s’éveiller, qu’il était minuit et encore temps de dormir. Thor pensa que s’il pouvait donner un troisième coup, lcgéahtne reverrait jamais le jour ; il attendit donc le moment où Skrymer serait de nouveau endormi. Un peu avant le jour, il reconnut que le géant dormait profondément ; il se leva, marcha vers lui, et le frappa à la tempe avec tant de force que le marteau enfonça jusqu’au manche. Skrymer se leva, passa la main sur sa joue, et dit : « Des oiseaux se seraient-ils perchés dans ce chêne au-dessus de moi ? il m’a semblé que de la fiente était tombée des arbres ; ou bien te serais-tu réveillé, Thor ? Il est temps de se lever et de s’habiller, quoique nous ne soyons pas fort éloignés du château d’Utgôrd. Vous avez dit entre vous que je ne vous paraissais point de petite taille ; mais vous verrez des hommes bien autrement grands que moi, si vous arrivez à Utgôrd. Je veux vous donner de bons conseils à ce sujet. Ayez de l’humilité, car les courtisans de Loke d’Utgôrd n’endureront pas l’orgueil de jouvenceaux de votre sorte. Si vous ne voulez point profiter de mes avis, retournez sur vos pas, c’est ce que vous aurez de mieux à faire. Mais si vous voulez continuer votre voyage, tirez à l’orient ; je vais au nord, vers les montagnes que vous voyez. » Skrymer prit ensuite le bissac sur son dos et entra dans la forêt. On ignore si les Ases désirèrent de le revoir sain et sauf.

46. Thor continua de marcher avec ses compagnons jusqu’à midi. Ils découvrirent alors dans une grande plaine un château si élevé, qu’on en distinguait à peine le faîte, et s’avancèrent de ce côté ; une grille fermée entourait le château. Thor s’approcha de cette grille, mais il ne put l’ouvrir ; c’est pourquoi il fut obligé, ainsi que ses compagnons, de se glisser entre les barreaux pour pénétrer dans le château. Ayant trouvé la porte ouverte, ils entrèrent et virent un grand nombre d’hommes, dont la plupart étaient d’une taille très-élevée, assis sur des bancs. Les voyageurs se présentèrent ensuite devant le roi Loke d’Utgôrd, et le saluèrent. À peine s’il daigna leur accorder un regard ; il dit en souriant : « Quand les nouvelles viennent de loin, il est difficile de les avoir véridiques. Suis-je abusé par une vision en prenant cet enfant pour Ok-Thor ? Tu es peut-être plus grand que tu ne le parais. Compagnons, à quels exploits êtes-vous préparés ? Pour être souffert parmi nous, il faut se distinguer dans un art ou une science quelconque. » — Celui des compagnons de Thor qui était entré le dernier, c’est-à-dire Loke, répondit : « Je possède un talent dont je puis donner des preuves à l’instant. Pas un de vous ne mange aussi vite que moi. » Loke d’Utgôrd répliqua : « C’est, en effet, un talent ; nous allons le mettre à l’essai. » Il appela alors Loge, l’un des hommes assis sur le banc, et le chargea de rivaliser avec Loke. On plaça au centre de la salle une auge remplie de viande ; Loke s’assit à l’une des extrémités, et Loge à l’autre. Ils mangèrent tous deux à qui mieux, et se rencontrèrent au milieu de l’auge. Loke avait mangé toute la viande de son côté, mais Loge avait mangé la viande, les os et l’auge. Tous les spectateurs s’accordèrent à dire que Loke avait perdu la partie. Alors Loke d’Utgôrd demanda : « Que sait faire ce jeune homme ? » Thjalfe répondit : « J’essayerai de lutter à la course avec telle personne que vous désignerez. » Loke d’Utgôrd dit : « C’est bon ; tu dois être fort habile à la course pour oser entreprendre une pareille lutte. Nous allons te mettre à l’épreuve de suite. » Loke d’Utgôrd se leva et sortit ; la grande plaine était très-favorable pour la course. Loke d’Utgôrd appela un jeune homme nommé Huge, et lui dit de lutter avec Thjalfe. Les deux concurrents firent un premier tour ; mais Huge prit tellement d’avance, qu’arrivé au but, il se tourna vers Thjalfe. Loke d’Utgôrd dit : « Il faut allonger davantage, Thjalfe, si tu veux gagner la partie. Cependant je dirai à ta louange que nous n’avons encore vu personne ici plus agile que toi. » On désigna un autre but ; mais lorsque Huge y fut arrivé, Thjalfe était encore à une longue portée de flèche en arrière. Loke d’Utgôrd dit : « Vous courez bien tous les deux ; je doute pourtant que Thjalfe gagne la partie : c’est ce que nous montrera la troisième course. » On choisit un nouveau but ; mais lorsque Huge l’eut atteint, Thjalfe n’était pas à la moitié de la lice. Tous les spectateurs dirent unanimement que ces épreuves étaient suffisantes. Alors Loke d’Utgôrd demanda à Thor par quels exploits il se proposait de soutenir sa renommée et la célébrité de ses grands travaux. Thor répondit qu’il préférait lutter à qui boirait le mieux. Loke d’Utgôrd y consentit ; il rentra au château, appela son échanson et lui ordonna d’apporter la coupe dont les courtisans avaient coutume de se servir. L’échanson obéit à l’instant, et remit la coupe à Thor. Loke d’Utgôrd dit alors : « Vider cette coupe d’un trait, c’est ce que nous appelons bien boire. Quelques-uns la vident en deux coups, mais aucun de nous n’est assez mauvais buveur pour ne point la vider en trois. » Thor regarda la coupe et ne la trouva pas trop grande, quoique passablement longue de pied. Ayant soif, il l’approcha de sa bouche, et but beaucoup, pensant qu’il la viderait. À la fin, n’en pouvant plus, il ôta la coupe de ses lèvres, et ne fut pas médiocrement surpris en voyant qu’elle était presque aussi pleine qu’auparavant. Loke d’Utgôrd dit : « Tu as bien bu, mais pas trop cependant. Jamais je ne me serais figuré qu’Asa-Thor ne pourrait boire davantage. Je suis certain que tu videras cette coupe au second trait. » — Thor ne répondit pas ; il rapprocha la coupe de sa bouche avec l’intention de la vider, et but de toutes ses forces ; mais lorsqu’il la regarda, il lui parut que son contenu avait moins baissé que la première fois ; cependant on pouvait la porter maintenant sans craindre d’en rien répandre à terre. Loke d’Utgôrd dit : « Comment te trouves-tu, Thor ? Ne te ménage pas à présent. Je crois que tu videras la coupe cette fois ; mais si tu n’es pas plus habile sous d’autres rapports, tu ne seras pas un grand homme parmi nous comme parmi les Ases. » Thor, en entendant ces paroles, saisit la coupe avec colère, l’approcha de sa bouche, et fit d’incroyables efforts pour la vider, sans pouvoir y parvenir ; il la rendit et ne voulut pas boire davantage. Le contenu de la coupe avait cependant un peu baissé. Loke d’Utgôrd dit : « Nous voyons clairement que ta puissance est bien inférieure à ta renommée. Veux-tu tenter une autre épreuve ? » — « J’y consens, répliqua Thor ; mais la manière dont je viens de boire n’aurait point mérité le mépris chez les Ases. Quelle épreuve me proposez-vous ? » Loke d’Utgôrd dit : « Quelques jeunes gens pensent qu’il serait digne de toi de chercher à enlever mon chat de terre. Je n’aurais pas osé faire cette proposition à Asa-Thor, si je n’avais pas reconnu combien son habileté est inférieure à sa renommée. » Dans ce moment, un chat gris, extraordinairement grand, accourut. Thor s’avança, le prit par-dessous le ventre et le souleva ; mais à mesure qu’il levait la main, le chat arrondissait le dos, et le résultat de tous ses efforts fut de faire lever un peu l’une de ses pattes. Thor perdit donc encore cette partie. Loke d’Utgôrd reprit : « Cette épreuve s’est terminée comme je m’y attendais. Mon chat est très-grand, et Thor est petit en comparaison des hommes qui sont ici. » — Thor dit alors : « Malgré ce que vous appelez ma petitesse, j’invite l’un de vous à lutter avec moi ; car je suis en colère maintenant. » — Loke d’Utgôrd répondit en se tournant vers le banc : « Toutes les personnes que je vois ici regarderaient comme un badinage de lutter avec toi. » Puis il ajouta : « Faisons appeler la vieille Ellé, ma nourrice ; Thor essayera ses forces contre cette femme, s’il le veut. Ellé a vaincu des hommes qui paraissaient plus vigoureux que lui. » — Une vieille femme entra dans la salle, et Loke d’Utgôrd lui dit de lutter avec Asa-Thor. Plus celui-ci faisait d’efforts, plus Ellé tenait ferme, et aussitôt qu’elle commença à donner des crocs-en-jambes, Thor chancela, et de rudes secousses s’ensuivirent ; il ne tarda point à tomber sur un genou. Loke d’Utgôrd s’avança en invitant les combattants à cesser leur lutte, et il ajouta que Thor renonçait sans doute à mesurer ses forces avec d’autres personnes de la cour. La nuit approchait : Loke d’Utgôrd désigna des gîtes pour Thor et ses compagnons ; ils y restèrent jusqu’au lendemain et furent bien traités.

47. Le matin suivant, dès que le jour parut, Thor et ses compagnons se levèrent ; ils s’habillèrent et se disposèrent à se retirer de suite. Loke d’Utgôrd survint alors, fit avancer une table bien garnie de vivres et de boissons. Au moment de se séparer de Thor, il lui demanda ce qu’il pensait de son voyage, et s’il reconnaissait qu’il avait trouvé quelqu’un plus fort que lui. — Thor répondit : « Je ne puis rien dire, sinon que mon expédition m’a valu beaucoup de honte. Vous allez me traiter en homme sans considération, ce qui me cause un grand dépit. » — Loke d’Utgôrd répondit : « Je te dirai la vérité, maintenant que tu es sorti de mon château, où tu ne rentreras jamais si cela dépend de moi, et où tu ne serais jamais venu si j’avais su combien tu es fort et puissant. Tu as manqué de nous plonger dans un grand malheur. Toutes tes aventures de ces jours passés n’ont été que des visions produites par mon art. Le géant que tu as rencontré dans la forêt, c’était moi ; lorsque tu voulus dénouer la corde du bissac, c’était un cercle de fer auquel j’avais donné cette forme ; c’est pourquoi tu n’as pu l’ouvrir. Tu m’as frappé ensuite de trois coups de marteau ; le premier fut le plus faible ; cependant il m’aurait tué si j’avais été atteint. Tu as vu près de mon château un rocher dans lequel il y a trois trous carrés, dont l’un est extrêmement profond : ce sont les marques de ton marteau. Je rendis ce rocher invisible, et le plaçai entre moi et tes coups ; il en a été de même pour les épreuves que vous avez subies toi et tes compagnons. Voici comment la chose s’est passée pour Loke : Ayant très-faim, il mangea avec vivacité ; mais son adversaire était le feu, qui dévora l’auge et la viande. Huge, avec lequel Thjalfe a lutté, était ma pensée ; il était donc impossible de la vaincre à la course. Quand il te sembla que la coupe ne se vidait point, tu venais d’opérer un prodige dont je ne m’attendais pas à être témoin ; le fond de la coupe était dans la mer, ce dont tu ne t’aperçus pas. Quand tu t’approcheras de l’Océan, tu verras combien il a diminué ; tu as produit ainsi la marée. Je ne fus pas moins étonné quand tu soulevas mon chat, et, en vérité, nous fûmes tous fort effrayés lorsque l’une des pattes de cet animal abandonna le plancher ; ce n’était pas un chat que tu soulevais, mais le serpent de Midgôrd, dont le corps entoure la terre. À peine s’il fut assez long pour tenir à la terre par sa tête et sa queue, et tu le soulevas à une telle hauteur, qu’il touchait presque au ciel. Tu opéras encore un grand prodige en luttant contre Ellé (la vieillesse) ; jamais elle n’a été, jamais elle ne sera vaincue par les personnes qui atteignent un âge avancé. Il faut nous séparer maintenant. Dans notre intérêt à tous deux, je te conseille de ne plus venir chez moi ; mais si tu voulais encore tenter cette aventure, je défendrais mon château par les artifices, et tu ne pourrais rien contre moi. » Lorsque Thor entendit ce discours, il saisit son marteau, le souleva ; mais au moment de frapper, il ne vit plus Loke d’Utgôrd. Il retourna alors vers le château, bien décidé à le détruire, il était remplacé par de belles et vastes plaines. Thor retourna donc à Thrudvang, et se proposa, durant ce voyage, d’essayer s’il ne pourrait point mettre la main sur le serpent de Midgôrd, ce qui arriva plus tard. Personne ne pourra te raconter plus véridiquement que je ne l’ai fait ce voyage de Thor.

48. Ganglere dit : Loke d’Utgôrd doit être un homme très-puissant et fort occupé de visions et de magie ; les courtisans si puissants qu’il possède augmentent beaucoup la considération dont il jouit ; mais Thor ne s’est-il jamais vengé de son aventure ? — Har répondit : Les plus ignorants savent combien il s’est indemnisé des humiliations qu’il avait éprouvées. Il ne resta pas longtemps au logis, et partit avec tant de hâte, qu’il ne fut accompagné ni par ses boucs, ni par ses compagnons. Il enjamba Midgôrd sous la forme d’un jeune homme, et arriva un soir chez le géant Hymer, où il passa la nuit. Hymer se leva à la pointe du jour, s’habilla et se disposa à ramer sur la mer avec l’intention de pêcher. Thor se leva également, s’habilla bien vite, et demanda au géant la permission de l’accom­ pagner. Hymer répondit qu’un homme petit et jeune comme lui ne pouvait être d’aucune utilité, et ajouta : « Tu seras gelé, si je rame aussi loin et si mon absence se prolonge autant que de coutume. » Thor répliqua qu’il savait ramer sur mer, et n’était pas certain lequel de Hymer ou de lui manifesterait le premier l’envie de retourner à terre. Sa colère s’enflamma en même temps contre le géant, et peu s’en fallut qu’il ne lui fît à l’instant goûter son marteau ; mais il se contint, voulant mettre ses forces à l’épreuve d’une autre manière. Thor demanda ensuite à Hymer où était leur appât pour la pêche. Le géant lui dit d’en chercher. Thor alla donc vers un troupeau de bœufs qui appartenait à Hymer, choisit le plus beau, qui se nommait Himinbrioter, lui arracha la tête, et l’emporta vers le rivage. Hymer avait déjà poussé la barque dans l’eau. Thor y entra, s’assit sur le banc d’arrière, prit deux rames, et rama avec tant de force, que Hymer trouva qu’on faisait bonne route. Le géant ramait aussi sur l’avant, la barque avançait donc très-vite. Hymer annonça qu’ils étaient arrivés dans l’endroit où il avait l’habitude de pêcher ; mais Thor répondit qu’il avait envie de ramer beaucoup plus longtemps ; et ils firent encore un bout de chemin. Alors Hymer dit qu’ils s’étaient tellement avancés, qu’on ne pouvait s’arrêter en cet endroit à cause du serpent de Midgôrd. Thor voulut ramer encore un peu de temps, ce qui déplut à Hymer. Thor leva enfin les rames, prépara une ligne très-forte et pourvue d’un hameçon analogue. Il y attacha la tête de bœuf, la jeta dans la mer ; elle alla au fond. Assurément le serpent de Midgôrd ne fut pas moins attrapé cette fois que Thor ne l’avait été chez Loke de Utgôrd. Il ouvrit la gueule pour saisir la tête de bœuf, et l’hameçon lui entra dans la mâchoire. Lorsque le serpent s’en aperçut, il tira si vivement, que les deux poings de Thor se heurtèrent contre le bord du bateau. Thor se mit alors en colère, prit sa force divine et appuya ses pieds si fortement contre la barque, que ses deux jambes passèrent à travers et s’arrêtèrent au fond de la mer ; il tira ensuite le serpent sur le bord. C’était un spectacle effrayant de voir les yeux de Thor s’agrandir en regardant le serpent, et celui-ci lancer son venin. On dit que le géant Hymer changea de couleur et pâlit d’effroi, lorsqu’il vit le serpent et l’eau pénétrer dans le bateau ; mais au moment où Thor prit son marteau et le leva pour frapper, Hymer saisit son couteau et coupa la ligne. Le serpent plongea donc de nouveau dans la mer. Thor lança, il est vrai, son marteau après lui, et l’on raconte qu’il l’atteignit à la tête ; mais il est probable que le serpent vit encore. Thor, après avoir donné un coup de poing au géant, qui tomba à la renverse par-dessus le bord et les jambes en l’air, revint à gué vers le continent.

49. Ganglere demanda : Y a-t-il encore d’autres choses remarquables à raconter au sujet des Ases ? Thor a fait un magnifique exploit durant ce voyage. — Har répondit : Je pourrais assurément te dire beaucoup de choses bien plus importantes pour les Ases. Voici le commencement de ces relations : Balder le Bon avait des rêves pénibles ; ils lui annonçaient que sa vie était en danger ; lorsqu’il les raconta aux Ases, ceux-ci délibérèrent entre eux, et résolurent de demander en faveur de Balder des garanties contre tout danger. Frigg fit prêter serment au feu, à l’eau, au fer, à toutes espèces de métaux, aux pierres, à la terre, aux arbres, aux maladies, aux animaux, aux oiseaux, à tous les poissons et aux serpents, de ne faire aucun mal à Balder. Ces précautions ayant été prises à la connaissance de tous, les Ases imaginèrent, pour s’amuser, de placer Balder au milieu de l’assemblée, de tirer des flèches contre lui, de le frapper, de lui lancer des pierres ; mais rien ne lui faisait mal, ce qui fut trouvé fort honorable pour lui. Quand Loke, fils de Lœfœ, vit ceci, il en éprouva du chagrin, et se rendit auprès de Frigg, à Fensal, sous la forme d’une femme. Frigg demanda à cette femme si elle savait à quoi les Ases s’occupaient dans leur assemblée. « Tous attaquent Balder, dit cette femme, mais rien ne lui fait mal. » Alors Frigg répliqua : « Ni les armes ni les plantes ne peuvent lui nuire, car j’ai fait prêter serment à toutes choses. » La femme demanda : « Toutes les choses créées ont-elles juré d’épargner Balder ? » Frigg répondit : « À l’orient de Walhall est une bouture appelée Mistelten ; elle m’a paru trop jeune pour lui faire prêter serment. » La femme se retira, mais Loke déracina Mistelten, et se rendit à l’assemblée. Hœder se tenait à l’extrémité du cercle, parce qu’il était aveugle. Loke lui dit : « Pourquoi n’exerces-tu pas ton adresse contre Balder ? » Hœder répondit : « Je n’y vois pas, et n’ai point d’armes. » Loke reprit : « Tu devrais cependant contribuer comme les autres à la gloire de Balder ; je vais t’indiquer où il est, puis tu lanceras ce bâton contre lui. » Hœder prit Mistelten, et le lança dans la direction indiquée par Loke ; Balder fut traversé, et tomba à terre sans vie. Ce malheur est le plus grand qui soit arrivé aux dieux et aux hommes. Lorsque Balder tomba, les Ases restèrent muets et perdirent toute contenance ; de sorte qu’ils ne songèrent point à relever le corps. Ils se regardaient les uns les autres, tous respiraient la vengeance contre l’auteur de cette infortune ; mais il n’était permis à personne de se livrer à ce sentiment, à cause de la sainteté du lieu. Lorsque les Ases revinrent à eux-mêmes, leurs sanglots éclatèrent avec tant de violence, qu’ils ne purent exprimer autrement leur douleur. Odin fut bien plus affecté qu’eux encore de ce malheur, car il appréciait parfaitement tout le dommage que les Ases éprouveraient de la mort de Balder. Quand les dieux furent un peu remis de leur émotion, Frigg demanda lequel des Ases voudrait acquérir sa bienveillance en se rendant à cheval dans le monde inférieur, pour chercher Balder et offrir à Hel une rançon, afin qu’elle lui permît de revenir à Asgôrd ? Hermod le Courageux, fils d’Odin, se chargea de cette commision. On fit avancer Sleipner, le cheval d’Allfader ; Hermod y monta et s’éloigna rapidement.

Les Ases prirent le corps de Balder et le portèrent sur le rivage de la mer ; le navire de ce dieu se nommait Ringhorne : c’était le plus grand de tous les vaisseaux. Les dieux essayèrent de le pousser à la mer pour brûler le corps dessus ; mais Ringhorne ne voulait pas bouger de sa place. On envoya donc un messager à Jœtenhem, pour chercher la géante Hyrrocken ; elle vint montée sur un loup, et avait des vipères pour brides. Lorsqu’elle descendit de sa monture, Odin chargea quatre preux du Nord de garder ce loup ; mais ils ne purent en venir à bout qu’en le couchant à terre. Hyrrocken s’approcha du navire ; un seul effort lui suffit pour le lancer à la mer, et cela avec une telle vigueur, que les roulettes placées dessous firent feu, et toute la terre trembla. À cette vue, la colère s’empara de Thor ; il saisit son marteau, et brisa la tête de Hyrrocken avant que les dieux eussent eu le temps d’intercéder en sa faveur. On porta ensuite le corps de Balder sur le vaisseau. Quand sa femme, Nanna, fille de Nep, vit ces apprêts, elle en éprouva tant de douleur, que son cœur se brisa. Son corps fut placé sur le bûcher à côté de celui de Balder, Thor, debout près du bûcher, le bénit avec son marteau, et un nain appelé Lit gambadant devant lui, il le lança d’un coup de pied dans le bûcher, de sorte que ce nain fut aussi brûlé. Toutes sortes d’individus assistèrent aux funérailles de Balder. On y vit Odin et ses corbeaux, Frigg et les Valkyries. Frey était dans un char auquel on avait attelé le porc appelé Gyllenborste ou Slidrugtanne. Heimdall montait Gulltopp, et Freya était dans son char attelé de chats. Des Hrimthursars, des géants de montagnes, et une foule d’autres personnes se pressèrent autour du bûcher, Odin y jeta l’anneau Drœpner ; depuis lors, toutes les neuvièmes nuits huit anneaux du même poids tombent de Drœpner. Le cheval de Balder et tout son équipement furent aussi placés sur le bûcher.

Voici ce qu’on raconte du voyage de Hermod. Il chevaucha durant neuf nuits et neuf jours dans des vallées sombres et profondes, et ne vit la lumière qu’en arrivant auprès d’une rivière appelée Gjall et en passant sur le pont Gjallar, qui est pavé d’or luisant. Modgunn, la vierge chargée de la garde de ce pont, demanda à Hermod quel était son nom, sa naissance, et ajouta que le jour précédent, cinq bandes d’hommes morts avaient passé sur Gjallar : « Mais tu fais, ajouta-t-elle, autant de bruit à toi seul qu’eux tous ensemble ; tu n’as point la couleur des morts, comment se fait-il que tu suives la même route ? » Hermod répliqua : « Je me rends chez Hel pour chercher Balder ; ne l’aurais-tu point vu dans ces environs ? » Modgunn lui dit que Balder avait passé à cheval sur Gjallar ; mais que la route conduisant chez Hel était plus basse et plus au nord. Hermod continua d’avancer, et atteignit enfin la clôture du domaine de Hel. Alors il descendit de cheval, serra davantage la sangle, se remit en selle et donna de l’éperon à sa monture. Sleipner s’élança avec tant de vigueur, qu’il passa de beaucoup par-dessus la clôture. Hermod chevaucha ensuite vers le palais, descendit de cheval, et vit son frère Balder assis à la première place ; Hermod passa la nuit dans ce lieu. Le lendemain matin, il demanda à Hel la permission d’emmener Balder, et lui peignit la douleur qui régnait parmi les Ases. Hel répondit : « Nous allons voir maintenant si Balder est aussi aimé qu’on le prétend. Si toutes choses, tant vivantes que mortes, le pleurent, il lui sera permis de retourner chez les Ases ; mais si quelqu’un s’excuse et refuse de pleurer, il restera avec moi. » Hermod se leva pour partir ; Balder l’accompagna hors du palais, et envoya comme souvenir à Odin l’anneau Drœpner. Nanna y joignit pour Frigg quelques bijoux, et un anneau d’or pour Fulla. Hermod retourna à Asgôrd, où il raconta tout ce qu’il avait vu et entendu.

Les Ases envoyèrent des messagers partout, en invitant chacun à pleurer, afin de racheter Balder de la puissance de Hel. Les hommes, les animaux, la terre, les pierres, les arbres, pleurèrent Balder ; les métaux firent de même : tu as dû les voir pleurer quand ils passent du froid au chaud. Les messagers, après avoir rempli leur commission, retournaient chez eux, lorsqu’ils rencontrèrent dans une grotte une géante appelée Thœck ; ils la prièrent de pleurer pour tirer Balder du pouvoir de Hel, mais la géante répondit :

« Thœck pleure la mort de Balder avec des yeux secs. Cet Ase ne m’a causé de joie ni durant sa vie, ni par sa mort ; que Hel garde sa proie ! »

Il est facile de deviner que Thœck était Loke, fils de Lœfœ, qui a occasionné tant de maux aux Ases.

50. Ganglere dit : Cette action de Loke est très-mauvaise ; il cause d’abord la mort de Balder, puis il empêche sa délivrance. N’a-t-il pas été puni de ce méfait ? — Har répondit : Sans doute, et il l’a payé d’une manière qui ne s’effacera de longtemps de sa mémoire. Quand Loke vit les dieux fort irrités contre lui, il s’enfuit et se cacha dans une crevasse de rocher, où il bâtit une maison avec quatre portes, afin de voir de tous côtés ce qui se passait. Souvent, pendant le jour, il prenait la forme d’un saumon et se cachait dans la chute d’eau de Frananger, où il cherchait à deviner la ruse que les Ases pourraient employer pour le prendre dans cet endroit. Une fois, étant dans sa maison, il prit du lin et du fil, en fabriqua un filet comme on a appris depuis à les faire ; le feu brûlait devant lui. Loke vit dans ce moment que les Ases n’étaient pas loin : Odin avait découvert de Hlidskjalf l’endroit où il se tenait caché. Loke se leva de suite et courut vers la chute d’eau, après avoir eu la précaution de jeter le filet dans le feu. Quand les Ases arrivèrent auprès de la maison, Qvaser, le plus sage des dieux, entra le premier ; en voyant le filet, il comprit que ce devait être un instrument de pêche, et le fit remarquer aux Ases. Ils prirent donc du lin, du fil et en firent un filet d’après celui qu’ils virent sur le feu. Leur besogne achevée, ils allèrent vers la rivière, et jetèrent le filet dans la chute d’eau. Thor le tenait par un bout, et le reste des Ases le tenaient par l’autre ; ils tirèrent tous à la fois. Loke s’échappa en glissant entre deux pierres, le filet passa donc par-dessus lui ; cependant les Ases remarquèrent qu’il y avait là quelque chose de vivant. Ils allèrent une seconde fois vers la chute d’eau, jetèrent le filet, et y attachèrent un objet si pesant, que rien ne pouvait s’échapper par-dessous. Loke se retira devant le filet, et voyant que l’embouchure de la rivière était proche, il rentra dans la chute d’eau en sautant par-dessus le filet ; les Ases surent donc de quel côté Loke avait dirigé sa course. Ils remontèrent une seconde fois vers la cascade, se partagèrent en deux bandes (Thor marchait dans le fleuve), et s’avancèrent ainsi du côté de la mer. Loke ne vit plus que deux moyens d’échapper à ce danger : soit en se jetant dans la mer au risque d’y périr, soit en essayant de sauter une seconde fois par-dessus le filet. Il se décida pour ce dernier moyen ; mais Thor tendit la main pour le saisir, le prit, et comme ce saumon glissait entre ses doigts, il ne put le bien tenir que par la queue ; c’est pourquoi cette espèce de poisson a la queue pointue. Loke fut donc pris sans aucune condition. Les Ases le menèrent dans une grotte, où ils dressèrent trois dalles dans lesquelles ils firent trois trous. Ensuite ils prirent les fils de Loke, Vale et Nare ou Narve ; donnèrent à Vale la forme d’un loup, après quoi il déchira son frère Narve, dont les intestins servirent aux Ases pour attacher Loke au-dessus des trois dalles. L’une d’elles était sous ses épaules, la seconde sous ses reins, et la troisième sous ses genoux ; les liens se sont transformés en fer. Skade suspendit au-dessus un serpent venimeux, dont le venin tombe goutte à goutte sur le visage de Loke ; Sigyn, sa femme, est assise auprès de lui, et tient un bassin sous le serpent. Quand le bassin est plein, elle le vide ; le venin tombe dans l’intervalle sur la figure de Loke, ce qui l’agite tellement que la terre entière tremble ; c’est ce que les hommes appellent un tremblement de terre. Loke restera attaché jusqu’à Ragnarœcker.

51. Alors Ganglere demanda : Que raconte-t-on sur Ragnarœcker ? je n’en ai pas entendu parler auparavant. — Har répondit : On rapporte à ce sujet beaucoup de choses fort importantes. Il y aura d’abord un hiver, appelé hiver de Fimbul ; la neige tombera dans toutes les directions, une gelée très-rigoureuse et des vents piquants feront disparaître la chaleur du soleil. Cet hiver se composera de trois hivers pareils, qui se succéderont sans été ; mais auparavant il y aura trois hivers durant lesquels le monde entier sera livré à la guerre, et le sang répandu avec une extrême abondance. Les frères se tueront par avarice, et il n’y aura pas même de ménagement entre les pères et leurs enfants. Wola dit :

« Les frères combattront l’un contre l’autre et se tueront ; les neveux et les nièces oublieront les liens du sang. Les temps seront durs. Il y aura un âge de hache, un âge de glaive. Les boucliers seront fendus. Il y aura un âge de tempête, un âge de meurtre, avant que le monde finisse. »

Alors, pour le malheur des hommes, le loup qui poursuit le soleil l’avalera ; le second loup saisira la lune et causera aussi beaucoup de dommage. Les étoiles tomberont du ciel, la terre tremblera, les arbres seront déracinés, les montagnes crouleront, toutes les chaînes, tous les liens seront rompus, et le loup Fenris sera en liberté. L’Océan sortira de ses limites, car le serpent de Midgôrd sera pris de la rage des géants, et tentera de se jeter sur le continent. Le vaisseau Nagelfare sera débarrassé de ses entraves. Il est construit avec les ongles des hommes morts, ce qu’il est bon de savoir ; car si un homme meurt sans avoir les ongles coupés, il hâte la construction de ce navire : les dieux et les hommes doivent désirer qu’il ne soit pas achevé de sitôt. Mais dans ce désastre, Nagelfare sera à flot ; c’est le géant Hymer qui le gouverne. Le loup s’avancera la gueule béante ; sa mâchoire supérieure touchera au ciel et sa mâchoire inférieure à la terre ; si l’espace ne lui manquait pas, il ouvrirait la gueule encore davantage. Le feu lui sortira par les yeux et les narines. Le serpent de Midgôrd lancera tant de venin qu’il en infectera l’air et l’Océan ; il sera fort redoutable, et se tiendra à côté de Fenris. Pendant ce fracas, le ciel se fendra, et les fils de Muspell en sortiront à cheval, conduits par Surtur, qui est précédé et suivi par un feu dévorant. Son glaive est admirable et brillant comme le soleil. Quand les fils de Muspell passeront sur Bæfrœst, ce pont croulera ; puis ils avanceront dans la plaine de Vigrid, où se rendront aussi le serpent de Midgôrd et le loup Fenris. Loke s’y trouvera également, ainsi que Hrymer et tous les Hrimthursars ; toute la suite de Hel sera avec Loke. Les fils de Muspell ont un ordre de bataille qui leur est particulier. La plaine de Vigrid a cent milles[12] d’étendue sur chaque face.

Quand ceci arrivera, Heimdall se lèvera et donnera de la trompe de toute sa force ; les dieux se réveilleront et tiendront conseil. Odin sera à cheval auprès du puits de la sagesse pour demander un bon avis à Mimer. Le frêne Yggdrasel tremblera, tout sera dans l’effroi au ciel et sur la terre. Les Ases et les Einhærjars s’armeront et s’avanceront dans la plaine ; à leur tête chevauchera Odin avec un casque d’or, sa jolie cotte de mailles, et Gugner son javelot : c’est ainsi qu’il marchera contre Fenris. Thor combattra auprès d’Odin sans pouvoir le secourir, car le serpent de Midgôrd lui donnera de la besogne. Frey luttera contre Surtur, et il y aura là un rude combat qui se terminera par la mort de Frey, événement qu’il aurait évité s’il n’eût point donné son bon glaive à Skirner. Garm, le chien attaché au banc de rocher de Gnipa, brisera aussi sa chaîne ; il occasionnera le plus grand malheur ; en combattant avec Tyr, ils se tueront mutuellement. Thor aura la gloire de vaincre le serpent de Midgôrd ; mais à peine se sera-t-il éloigné de neuf pas, qu’il tombera mort, empoisonné par le venin que le serpent aura lancé contre lui. Fenris avalera Odin ; Vidarr se précipitera alors contre ce loup, et placera un pied sur sa mâchoire inférieure. Ce pied est chaussé d’un soulier fabriqué avec toutes les lanières de cuir rognées de la pointe et du talon des souliers, et réunies de toute antiquité. C’est pourquoi ceux qui veulent venir en aide aux Ases ne doivent pas manquer de jeter ces lanières. D’une main, Vidarr saisira la mâchoire supérieure de Fenris et lui déchirera la gueule. Loke combattra contre Heimdall, ils se tueront tous deux. Surtur lancera ensuite du feu sur la terre et brûlera le monde. Voici ce que dit Wola :

« Heimdall souffle avec force dans sa trompe, qu’il tient très-haute. Odin parle avec Mimer ; le saint frêne Yggdrasel tremble ; cet arbre antique est brisé, et le géant (Loke) est lâché.
« Qu’arrive-t-il aux Ases ? qu’arrive-t-il aux Alfes ? Tout Jœtenhem craque, les Ases sont en délibération. Les Nains, ces sages habitants des montagnes, reprennent haleine aux portes de pierre. Me comprenez-vous ?
« Hrymer arrive de l’Orient, son bouclier est devant lui. Le Jormungand est saisi de la rage des géants ; le serpent bat les flots, et les aigles crient. Nidfœl déchire les cadavres ; Nagelfare reprend sa liberté.
« Ce vaisseau vient de l’Orient ; les fils de Muspell viendront par mer ; Lofie dirige leur navire. Tous les enfants de la folie sont à bord : le frère de Bilejst est avec eux.
« Surtur vient du Sud avec des torches flamboyantes ; son glaive est éclatant comme le soleil des dieux. Les montagnes de granit craquent, les géants chancellent, les hommes prennent la route qui conduit vers Hel : le ciel se fend.
« Hlyn éprouvera un nouveau chagrin lorsque Odin partira pour combattre le loup, et le lumineux vainqueur de Belje pour se mesurer avec Surtur. C’est là que l’époux de Frigg succombera.
« Le fils d’Odin va combattre le loup. Vidarr enfonce avec la main, en travers de la route, son glaive dans le cœur du fils du géant, cette bête féroce, et son père est vengé.
« C’est avec peine que l’admirable fils de Lodyn échappe au reptile pervers. Quand le serpent de Midgôrd combat avec rage, tous les hommes disparaissent de la terre.
« Le soleil s’obscurcira, la terre s’enfoncera dans la mer, les brillantes étoiles tomberont du ciel. La vapeur fermentera et s’élancera du feu flamboyant : la flamme attaquera le ciel lui-même. »

On trouve encore dans le passage suivant :

« Vigrid est la plaine où se rencontreront Surtur et les dieux cléments. Elle a cent milles sur chaque face. C’est là que sera livrée la bataille. »

52. Ganglere demanda : Qu’arrivera-t-il quand le ciel et la terre seront brûlés, quand tous les dieux, les Einhærjars et les hommes auront cessé de vivre ? Et cependant vous m’avez dit que les hommes vivront éternellement quelque part. — Har répondit : Il y a beaucoup de bonnes et de mauvaises habitations ; Gimle est la meilleure. Ceux qui aiment à boire un bon coup trouveront facilement à se satisfaire dans une salle appelée Briner ; elle est aussi dans le ciel. Il y a encore une bonne demeure nommée Sindre ; elle est bâtie en or rouge sur les montagnes de Nida. Les hommes bons et loyaux habiteront le ciel. Sur le rivage des morts est une vaste et affreuse habitation dont les portes sont tournées vers le nord. Mal joints comme un séchoir, ses murs sont composés de dos de serpents tressés, dont toutes les têtes pendent dans l’intérieur de la maison et y lancent leur venin, de sorte que le plancher en est innondé. Les parjures et les assassins baignent dans ce venin, comme il est dit ici :

« Je sais qu’il existe sur le rivage des morts, et bien loin du soleil, un palais dont les portes sont tournées vers le nord ; des gouttes de venin tombent par les lucarnes. Le palais est construit avec des dos de serpents tressés ensemble. Les parjures et les assassins s’y promènent en luttant contre de pesants courants de venin. »

Mais c’est dans Hvergelmer qu’on est le plus mal.

« Nidhœgg y suce le corps des morts. »

53. Ganglere demanda : Quelques dieux survivront-ils à ce désastre ? Y aura-t-il encore une terre et un ciel ? — Har répondit : Il sortira de la mer une terre verte et belle, sur laquelle les céréales croîtront sans avoir été semées. Yidarr et Vale existent encore ; ils n’ont été blessés ni par la mer ni par les flammes de Surtur, et ils habitent la plaine d’Ida, où était autrefois Asgôrd. Les fils de Thor, Magne et Mode, les y rejoindront en apportant Mjœllner ; Balder et Hœder reviendront aussi de chez Hel. Ces dieux seront assis l’un près de l’autre ; ils s’entretiendront ensemble de ce qui leur est arrivé, des événements d’autrefois, du serpent de Midgôrd et du loup Fenris. Ils retrouveront dans l’herbe les tablettes d’or possédées par les Ases, comme il est dit ici :

« Vidarr et Vale habiteront la maison des dieux quand les flammes de Surtur seront éteintes. Mode et Magne posséderont Mjœllner quand Vingner (Thor) aura cessé de combattre. »

Mais deux hommes, appelés Lif et Lif-Thraser, se soustrairont aux flammes de Surtur, dans le bois de Hoddmimer ; ils se nourriront de la rosée du matin. De ces hommes descendra une famille si nombreuse, qu’elle peuplera le monde entier, comme il est dit dans ce passage :

« Lif et Lif-Thraser se cacheront dans les bois de Hoddmimer. Ils se rassasieront tous les jours avec la rosée du matin. Toutes les races descendront d’eux. »

Ce qui te surprendra sans doute, c’est d’apprendre que le soleil donnera le jour à une fille aussi belle que lui ; elle le remplacera comme on le dit ici :

« Le soleil, avant d’être avalé par le loup, donnera le jour à une fille. Quand les dieux seront morts, elle parcourra la carrière de sa mère[13]. »

Je ne pense pas que tu puisses m’adresser d’autres questions ; c’est tout ce qu’on m’a raconté sur les destinées de l’univers. Sois content de ceci.

54. Là-dessus, Ganglere entendit un grand bruit de tous côtés. Il se retourna, et se trouva entièrement seul ; il ne vit qu’une plaine unie, mais point de palais ni de château. Alors Ganglere se retira ; il revint dans son royaume, où il raconta les choses qu’il avait vues et entendues. Ces récits passèrent ensuite de bouche en bouche.


  1. Plusieurs contrées ont été désignées sous ce nom ; mais le Jœtenhem, ou pays des géants, dont il s’agit ici, était situé dans une région froide, au nord et à l’est d’Asgôrd. Le climat, la manière de vivre des habitants de Jœtenhem, et surtout leurs guerres continuelles avec les Ases, ont donné naissance à une multitude de récits surprenants émanés des partisans d’Odin. Suivant eux, les habitants de Jœtenhem étaient des êtres difformes, des monstres cruels, des démons hideux, d’une force et d’une taille extraordinaires, des magiciens, des sorciers de la plus mauvaise nature, enfin les ennemis des dieux. Ils menaçaient l’armée entière des Ases des plus grands malheurs, et les dieux savaient que ces géants causeraient leur perte et détruiraient le monde. (Tr.)
  2. Le sublime.
  3. L’égal du sublime.
  4. Le troisième. (Tr.)
  5. C’est-à-dire le Père de tout. (Tr.)
  6. L’un des noms donnés aux géants.
  7. Quelques auteurs présument qu’il est question ici de la Dwina, de Petsora ou Oby. (Tr.)
  8. Orient, Occident, Nord et Sud. (Tr.)
  9. Natt, la nuit. Dag, le jour. Jord, la terre. (Tr.)
  10. C’est-à-dire qui va en voiture. (Tr.)
  11. Deux cent cinquante lieues. (Tr.)
  12. C’est-à-dire deux cent cinquante lieues, le mille suédois valant deux lieues et demie. (Tr.)
  13. Le soleil est féminin en suédois. (Tr.)