L’Edda de Sæmund-le-Sage/Le Voyage de Skirner
Les Eddas, Librairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres, (p. 215-222).
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LE VOYAGE DE SKIRNER
Frey, fils de Njœrd, s’était assis dans Hlidskjalf, et promenait ses regards sur le monde ; il les abaissa sur Jœtenhem, et y vit une jeune et jolie fille qui allait de la maison de son père dans celle des femmes. Il en eut une grand maladie d’esprit. Le serviteur de Frey se nommait Skirner ; Njœrd le pria de questionner Frey, et Skade chanta.
1. Lève-toi, Skirner, va trouver notre fils, et demande-lui ce qui a pu irriter notre sage rejeton.
2. J’attends une fâcheuse réponse de votre fils, si je lui demande ce qui a pu irriter ce sage rejeton.
3. Frey, général de l’armée des dieux, réponds à la question que je vais t’adresser. Pourquoi mon prince reste-t-il assis solitairement tout le long du jour dans sa salle ?
4. Comment te peindrais-je l’immense douleur de mon âme ? Le soleil luit tous les jours, mais non pas pour me réjouir.
5. Le trouble de ton esprit n’est pas si grand qu’il ne soit inexprimable ; nous avons grandi ensemble, nous pouvons nous croire l’un l’autre.
6. J’ai vu passer dans l’habitation de Gymer la jeune fille que je désire. Ses bras étaient lumineux, et répandaient une vive clarté sur tout ce qui les environnait, sur la mer et dans l’air.
7. Je désire cette jeune fille avec plus d’ardeur qu’un homme dans ses jeunes années ne pourrait en avoir. Les Ases et les Alfes s’opposeront à ce que nous vivions ensemble.
8. Donne-moi un cheval qui puisse me porter à travers les brouillards et le feu prodigieux ; donne-moi le glaive qui frappe de lui-même les races de géants.
9. Je te donne le cheval qui te portera à travers les brouillards et le feu prodigieux ; je te donne le glaive qui frappe de lui-même, quand celui qui le porte est puissant.
10. Il fait sombre dehors, c’est un temps propice pour notre voyage ; hâte-toi de franchir les montagnes couvertes de rosée ; nous reviendrons ensemble, ou bien l’énorme géant nous aura pris tous les deux.
(Skirner chevaucha dans Jœtenhem vers la demeure de Gymer ; des chiens méchants étaient attachés à la porte de la palissade qui environnait la salle de Gerd. Skirner se dirigea vers un berger assis sur la colline, le salua et chanta.)
14. Dis-moi, berger assis sur une colline, et qui gardes toutes avenues, comment il faut s’y prendre pour parler à la jeune fille malgré les chiens de Gymer ?
12. L’un ou l’autre, tu es près de la mort ou déjà mort. . . . . Jamais tu ne parleras à la bonne fille de Gymer.
13. Pour celui qui a envie de voyager, il y a mieux à faire que de sangloter ; le nombre des jours de ma vie a été fixé.
14. Quels sons, quels accents ai-je entendus retentir dans notre demeure ? la terre tremble, et les maisons de Gymer en sont ébranlées.
15. Un homme est descendu de cheval en dehors de la palissade, il laisse paître cet animal dans l’herbe.
16. Invitez-le à entrer dans la salle et à boire le limpide hydromel ; mais, je le crains, c’est le meurtrier de mon frère.
17. Es-tu un Alfe, un Ase ou un Vane savant ? Comment as-tu traversé seul le feu prodigieux pour voir nos salles ?
18. Je ne suis ni un Alfe, ni un Ase, ni un Vane savant ; cependant j’ai traversé seul le feu prodigieux pour voir vos salles.
19. Voici onze pommes d’or ; je te les donne, Gerd, pour acheter la paix, et t’engager à dire que tu aimes Frey par-dessus tout.
20. Je ne prendrai jamais onze pommes d’or pour aimer un homme, et de ma vie nous n’habiterons ensemble, Frey et moi.
21. Je donnerai l’anneau qui fut brûlé avec le jeune fils d’Odin ; toutes les neuvièmes nuits il en tombe huit anneaux pareils.
22. Je ne prends pas cet anneau, quoiqu’il ait été brûlé avec le jeune fils d’Odin. Je ne manque pas d’or dans les demeures de Gymer ; je jouis de la fortune de mon père.
23. Jeune vierge, vois-tu ce glaive, mince et brillant, que je tiens à la main ? Je puis t’enlever la tête, si tu refuses ton consentement.
24. La violence ne me fera jamais aimer un homme ; mais j’ai le pressentiment que si tu rencontres Gymer-le-Belliqueux, vous aurez envie de vous battre.
25. Jeune vierge, vois-tu ce glaive, mince et brillant, que je tiens à la main ? Le vieux géant s’évanouira devant lui, et ton père deviendra un lâche.
26. Avec la gaulette, jeune fille, je t’apprivoiserai à mon gré : tu seras obligée d’aller dans un lieu d’où les fils des hommes ne te verront jamais revenir.
27. Tu seras assise de bonne heure sur la motte de gazon de l’aigle, en tournant le dos à la terre et regardant Hel ; ta nourriture te paraîtra plus affreuse que le serpent brillant de venin n’est repoussant pour les hommes.
28. Quand tu sortiras, tu deviendras un monstre ; Hrymner fixera ses yeux sur toi ; tu deviendras plus célèbre que le gardien des dieux, et tu aspireras à sortir de ta prison.
29. La solitude et l’horreur, la contrainte et l’impatience augmenteront tes larmes avec douleur ! Assieds-toi, que je répande sur toi un fleuve d’affliction et d’horribles tourments.
30. La terreur te défigurera dans les demeures des géants ; tu chancelleras, tu seras oubliée dans tous les partages ; tu erreras vers les salles des Hrimthursars, sans prendre part à la joie.
31. Les pleurs seront la récompense de ta gaieté ; tu porteras la douleur avec larmes ; tu traîneras éternellement ton existence avec un géant à trois têtes, ou bien tu n’auras point de mari.
32. Du matin au matin, ton âme sera la proie de l’angoisse, tu ressembleras au chardon qui dépérit après la tardive moisson.
33. Je suis allé dans le désert, dans la jeune forêt, pour chercher une baguette magique, et je l’ai trouvée.
34. Odin est en colère contre toi, le général des Ases te hait, et Frey te détestera encore plus promptement, méchante fille, que tu ne ressentiras la juste colère des dieux.
35. Écoutez, géants, écoutez Hrimthursars fils de Suttung, écoutez, Ases, la malédiction que je prononce sur cette fille, en la condamnant à être privée de toutes les joies de la vie.
36. Hrimgrimer est le nom du géant qui la possédera en dessous des portes de la mort ; là des esclaves te présenteront du pissat de chèvre ramassé dans les racines des arbres.
37. Jamais, jeune fille, tu n’auras, de mon gré, un meilleur breuvage.
38. Je te jetterai trois sorts : langueur, feu dévorant et impatience. Je puis les retirer s’il en était besoin.
39. Sois le bienvenu, prends la coupe écumante remplie de vieux hydromel. Jamais je n’aurais supposé que je serais obligée d’aimer un descendant des Vanes.
40. Il faut que ma commission soit remplie entièrement avant mon départ d’ici. Quand accorderas-tu un entretien au fils de Njœrd ?
41. Barre est le nom du bosquet de Lungfærd, que nous connaissons tous deux. C’est là qu’après neuf nuits Gerd donnera de la joie au fils de Njœrd.
Skirner retourna au logis. Frey était à la porte ; il le salua, et lui demanda des nouvelles.
42. Dis-moi, Skirner, avant d’ôter la selle de ton cheval et de faire un pas en avant, ce que tu as fait à Jœtenhem pour ma satisfaction et la tienne.
43. Barre est le nom du bosquet de Lungfærd, que nous connaissons tous deux. C’est là qu’après neuf nuits Gerd donnera de la joie au fils de Njœrd.
44. Une nuit est longue, deux le sont davantage ; comment en passer trois ? Un mois m’a souvent paru plus court que la moitié d’une nuit d’attente.