L’Edda de Sæmund-le-Sage/Le Poème Grœnlandais sur Atle

anonyme
Traduction par Mlle  Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 407-426).


XVIII

LE POÈME GRŒNLANDAIS

SUR ATLE




1. Le monde entier a connu la résolution que prirent autrefois des guerriers dans l’assemblée du peuple ; elle fut confirmée par des serments. Ils eurent ensuite un long entretien particulier ensemble ; Odin était irrité contre eux et contre les fils de Gjuke, ceux qui furent victimes d’une perfidie.

2. La race de Skœld était mûre, elle devait mourir. Atle se donna un mauvais conseil ; cependant il avait du jugement. Il renversa ses puissants appuis, il combattit vivement contre lui-même, et envoya avec perfidie vers ses beaux-frères pour les inviter à venir promptement.

3. La dame du logis se hâta de tourner son esprit vers la sagesse ; elle entendit la conversation des guerriers et ce qu’ils se disaient en secret. Alors elle se trouva embarrassée, elle voulait prévenir ses frères ; ils avaient la mer à traverser, et elle ne pouvait se rendre auprès d’eux.

4. Elle se mit à tracer des runes ; Vingi les renversa avant de les remettre, et hissa la voile pour causer des malheurs. Les envoyés d’Atle traversèrent donc le golfe de Lima, au delà duquel habitaient les célèbres frères.

5. Gunnar et Hœgne se réjouirent de leur venue et allumèrent du feu, ne soupçonnant pas le sujet qui amenait les envoyés d’Atle. Ils reçurent les présents que le roi leur adressait, les suspendirent aux piliers, sans songer qu’ils pouvaient avoir une signification.

6. Alors vint Kostbera, la femme de Hœgne, cette femme soigneuse ; elle salua les deux envoyés. Glœmvor, qui appartenait à Gunnar, était contente aussi ; elle savait tout ce qu’il était convenable de faire, et veillait aux besoins de ses convives.

7. Les envoyés d’Atle invitèrent alors Hœgne à venir chez leur maître ; la perfidie était évidente, si les deux frères y avaient réfléchi. Gunnar promit de venir si Hœgne acceptait ; mais celui-ci nia ce qu’il pensait.

8. Alors les jolies femmes servirent l’hydromel ; les convives étaient nombreux. On vida bien des coupes avant d’en avoir assez.

9. Les époux s’arrangèrent pour reposer comme ils l’entendaient. Kostbera était célèbre : elle savait expliquer les runes, lire les bâtons runiques à la clarté du foyer. Elle n’avait besoin que de laisser sa langue au repos, et les deux frères auraient ignoré que des choses fâcheuses devaient leur arriver.

10. Kostbera se mit au lit avec Hœgne, fit des rêves et les dit au roi en s’éveillant.

11. « Hœgne ! tu te disposes à quitter la maison, prends garde à cet avis : peu de gens sont complètement sages, choisis une autre route.

12. « J’ai trouvé l’explication des runes envoyées par ta sœur ; elle ne t’invite point à venir. Une chose seulement m’étonne, c’est que cette femme savante ait mis tant d’incohérence dans la réunion de ces runes.

13. « Elles semblent annoncer votre perte à tous deux si vous venez promptement. Il y a des fautes dans l’orthographe de Gudrun, ou bien elles auront été faites par d’autres. » —

hœgne chanta.

14. Vous êtes tous enclins au soupçon ; je ne m’attends à aucune infortune. Nous avons des remerciments à faire, le roi veut nous parer avec de l’or rouge. Jamais je n’éprouverai de crainte, lors même que nous entendrions du bruit.

kostbera.

15. Si vous êtes décidés à faire ce voyage, ne l’entreprenez point sans défense. Une hospitalité bienveillante ne vous attend pas cette fois ; mes rêves me l’ont dit, Hœgne, et je ne te cache rien.

16. Il m’a semblé que je voyais brûler ton drap ; une haute flamme éclairait nos salles.

hœgne.

17. Il y a des toiles ici dont tu fais peu de cas ; elles brûleront sous peu : mon drap enflammé ne signifie pas autre chose.

kostbera.

18. Il m’a semblé qu’un ours était entré dans notre demeure, qu’il brisait les poutres de la maison ; nous étions fort effrayés, car il nous tenait dans sa gueule, de sorte que nous ne pouvions rien faire. Le peuple aussi faisait un grand bruit.

hœgne.

19. Le vent se lèvera sans doute et se transformera bientôt en un ouragan. Il viendra de la pluie d’orient, du côté où tu as cru voir l’ours blanc.

kostbera.

20. Il m’a semblé qu’un aigle voltigeait le long de la maison ; nous serons tous frappés, car il éclaboussait du sang : ses menaces m’ont fait penser qu’il était le fantôme d’Atle.

hœgne.

21. Nous abattons fréquemment des bestiaux, et nous voyons alors du sang. Souvent, lorsqu’on voit des aigles en songe, cela signifie qu’on verra des bœufs. Malgré tes rêves, le cœur d’Atle est loyal. » Ils se turent ensuite : toutes les conversations finissent ainsi.

22. Les princes s’étant éveillés se promenèrent ensemble. Glœmvor observa que des événements funestes lui avaient été annoncés pendant le sommeil, et ôtaient à Gunnar la faculté de choisir entre deux chemins.

23. « J’ai cru voir dresser une potence, et tu allais être pendu ; des serpents te dévoraient vivant, et le crépuscule des dieux[1] te surprenait. Que peut signifier ce songe ?

24. « Il m’a semblé qu’on tirait un glaive sanglant de ta cotte de mailles. Les prophètes de malheur disent que ces rêves sont fâcheux. J’ai vu un javelot te percer de part en part ; des loups hurlaient à ses deux extrémités. »

gunnar.

25. On entend hurler les loups dans les lieux où ils se réunissent. Souvent la voix des chiens annonce que les lances volent.

glœmvor.

26. Il m’a semblé voir couler un fleuve le long de la salle ; il mugissait avec colère, passait par-dessus les bancs, cassait les jambes à Hœgne et à toi. Rien ne résistait à ce fleuve : c’est un présage de malheur.

27. Il m’a semblé que des femmes mortes se dirigeaient de ce côté ; elles n’étaient pas convenablement vêtues, et t’invitaient à prendre place sur leurs bancs. Tes déesses protectrices se sont, je pense, éloignées de toi.

gunnar.

28. Ces avertissements viennent trop tard ; nous ne renoncerons pas à notre voyage. Bien des présages cependant nous annoncent que nous n’avons pas longtemps à vivre.




29. Quand les premières lueurs du jour parurent, tous les braves se levèrent, les autres tardèrent encore. Ils partirent cinq : cela n’était pas prudent ; les gens de la maison auraient pu fournir une troupe plus nombreuse.

30. Snœar et Solar étaient fils de Hœgne ; l’homme qui accompagnait ce dernier s’appelait Orkning ; ce porteur pacifique du bouclier était frère de Kostbera.

31. Ils marchèrent tous ensemble jusqu’au moment où le golfe les sépara. Leurs femmes eurent recours à tous les raisonnements pour les engager à ne point effectuer ce voyage ; mais ils ne voulurent pas s’en laisser dissuader.

32. Glœmvor, la femme de Gunnar, prit la parole et dit à Vingi : « J’ignore si tu nous indemniseras de notre peine avec de la joie ; si un malheur arrive, tes intentions étaient perfides. »

33. Vingi jura, tant il pensait peu à son bien, que les géants pouvaient le prendre s’il était un trompeur, et la potence de même, s’il avait des pensées contraires à la paix.

34. Bera à l’esprit doux prit la parole : « Voguez avec bonheur, que la victime vous favorise ! Puissiez-vous être exempts du moindre trouble. »

35. Hœgne répondit, car il était bon pour ses parents : « Ayez courage, mes amis, quelle que soit l’issue de ce voyage. Beaucoup de gens parlent ainsi malgré la douleur causée par la séparation, et il y en a peu qui s’inquiètent de la manière dont ils ont été reconduits. »

36. Puis on échangea des regards tant que la distance le permit ; leur destinée à tous fut alors, je crois, fixée, et leurs voies se partagèrent.

37. Ces rois puissants furent obligés de ramer, d’éloigner le navire de la côte avec le corps incliné en arrière, de travailler avec ardeur. L’aviron fut brisé ainsi que l’échome ; ils n’attachèrent leur navire qu’a près avoir sauté à terre.

38. Ils virent un peu plus loin (je raconte la suite de ce voyage) le domaine de Budle ; les barrières étincelèrent fortement quand Hœgne frappa.

39. Vingi dit alors une parole qu’il aurait pu s’épargner : « Allez loin d’ici, ce terrain n’est pas sûr pour vous ; je vous verrai bientôt brûler, vous serez mis à mort. Je vous ai invités avec politesse à faire ce voyage ; elle cachait la ruse. Si vous le préférez, attendez en ce lieu, tandis que j’irai dresser votre potence. »

40. Hœgne chanta ce qui suit, car il ne pensait pas à fuir et ne redoutait aucune épreuve : « Ne songe point à nous effrayer, tu y réussiras difficilement. Si tu ajoutes un mot, tu t’en trouveras mal pendant longtemps. »

41. Ils attaquèrent ensuite Vingi et le tuèrent ; ils le frappèrent avec la hache tandis qu’il rendait l’esprit.

42. Les gens d’Atle s’assemblèrent et se revêtirent de la cotte de mailles ; ils mirent le mur entre eux et les arrivants ; de part et d’autre, des paroles également empreintes de colère furent échangées. « Depuis longtemps nous avons résolu de vous ôter la vie. »

43. « Votre affaire prend un mauvais aspect, puisque vous avez tenu conseil à son sujet étant désarmés. Et cependant un homme a été tué : il était des vôtres. »

44. Ces paroles enflammèrent la colère des gens d’Atle ; ils tendirent les doigts, saisirent la corde de l’arc, tirèrent vivement et se couvrirent de leurs boucliers.

45. Ce qui se passait au delà des murs fut raconté dans la maison ; un esclave criait en dehors de la salle.

46. Gudrun s’irrita en apprenant ce chagrin, tandis qu’elle était parée de colliers ; elle les arracha tous, et lança la chaîne d’argent avec tant de violence, que tous les anneaux en furent brisés.

47. Elle sortit ensuite, et n’ouvrit pas la porte doucement, car Gudrun n’agissait point avec crainte. Elle salua ses frères, accourut près des descendants de Nifl ; ils se dirent quelques paroles encore, ce furent les dernières.

48. « J’ai eu recours au sortilège pour vous éviter ce malheur, mais personne ne peut fuir sa destinée : il a fallu que vous abordiez ici. » — Gudrun parla avec sagesse aux deux partis pour les réconcilier, mais ce fut inutilement ; tous répondirent non !

49. En voyant que ses frères jouaient un jeu difficile, Gudrun prit une forte détermination, et jeta loin d’elle sa robe de cérémonie. Elle saisit un glaive nu, et défendit la vie de ses frères. Partout où elle portait la main, les coups étaient rudes.

50. Deux guerriers succombèrent devant la fille de Gjuke ; elle frappa le frère d’Atle d’un tel coup qu’on l’emporta ; il avait perdu un pied. La pesante main de Gudrun envoya un autre guerrier encore vers Hel, et cela sans trembler.

51. Alors eut lieu un combat dont la célébrité s’étendit au loin ; mais les exploits des fils de Gjuke surpassèrent ceux de tous les autres guerriers ; c’est pourquoi l’on disait d’eux qu’ils savaient diriger l’attaque du glaive, briser les cottes de mailles et fendre les boucliers, suivant l’impulsion donnée par leur courage.

52. Ils combattirent toute la matinée jusqu’à midi ; c’est ainsi que se passèrent les premières heures de la journée. La lutte avait été vigoureuse, le rempart était couvert de sang ; dix-huit hommes tombèrent encore ; les deux fils de Bera et son frère survécurent seuls.

53. Le vaillant Atle, quoiqu’il fût en colère, se mit à dire : « Ce spectacle est douloureux à voir, et c’est vous qu’il faut en accuser. Nous étions trente hommes propres au combat ; onze survivent, une grande perte a été faite.

54. « Nous étions cinq frères lorsque nous perdîmes Budle ; la moitié seulement subsiste ; deux ont été tués.

55. « Ma famille est illustre, je ne dois pas le cacher ; j’ai une femme redoutable ; elle n’est point un sujet de joie pour moi, nous sommes rarement d’accord. Depuis que tu m’appartiens, Gudrun, j’ai souvent été trahi ; j’ai perdu mes parents, et tu as envoyé ma sœur vers Hel ; cette peine surtout m’a paru pesante. »

56. Peux-tu parler ainsi, Atle, toi qui fus le premier à nous donner ces funestes exemples ? Tu as pris et assassiné ma mère pour t’emparer de ses trésors ; tu as fait mourir la fille de ma sœur. Tu me sembles ridicule en énumérant tes chagrins ; je rends grâce aux dieux de ce qu’il t’arrive du mal.

atle.

57. Jarls ! augmentez, je vous y engage, la grande douleur de cette femme orgueilleuse, j’en serai le spectateur. Frappez de manière à faire gémir Gudrun, je verrai ses afflictions avec plaisir.

58. Prenez Hœgne, ouvrez-lui le corps avec un couteau, tirez-en le cœur : hâtez-vous. Attachez le cruel Gunnar au gibet, serrez le nœud avec vigueur, et invitez les serpents à ce festin. » —

hœgne chanta.

59. Fais ce que tu voudras, ma gaieté n’en sera point altérée ; tu me trouveras intrépide. Autrefois j’ai été plus heureux ; vous éprouviez de la résistance quand j’étais intact ; maintenant je suis tellement couvert de blessures, que tu es le maître d’agir à ta guise.

60. Beiti, le serviteur d’Atle, dit : « Prenons Hjalle et ménageons Hœgne ; cet esclave nous donnera moitié moins de peine ; il mérite la mort ; sa vie est trop longue et sera toujours appelée misérable. »

61. Le gardien de la marmite fut fort effrayé en entendant ces paroles, et ne resta pas longtemps en place ; il se glissa dans tous les coins. « Votre lutte avec moi est malheureuse, dit-il, et ce jour est triste pour moi, puisqu’en mourant il faut que je me sépare de mes porcs et de toutes les magnificences dont ma vue est récréée. » —

62. Alors l’esclave de Budle prit le couteau et le dirigea vers Hjalle, qui se mit à hurler d’une manière pitoyable, avant même d’en sentir la pointe. « J’aurai maintenant, disait-il, le temps de fumer les champs, d’entreprendre les travaux les plus pénibles, si vous me sauvez de ce danger, et je deviendrai joyeux si vous me laissez la vie. »

63. Hœgne (peu d’hommes auraient agi comme lui) résolut alors de sauver cet infortuné. « Je n’aime point à voir prolonger ce badinage, ces cris d’effroi me poursuivraient sans cesse. » —

64. On prit donc le roi : les joyeux guerriers n’avaient pas le loisir de différer plus longtemps l’exécution de la sentence. Hœgne se mit à rire : les fils du jour avaient entendu raconter ses exploits ; il supporta courageusement la douleur.

65. Gunnar prit une harpe, et en tira les cordes avec les rameaux de la plante du pied ; il savait jouer de cet instrument de manière à faire pleurer les femmes, et il attristait les hommes qui l’écoutaient. Quand il chantait, les poutres éclataient.

66 Ces princes rares moururent : leurs exploits leur survivront longtemps. Bientôt il fit jour.

67. Atle s’enorgueillissait d’avoir attiré ses beaux-frères dans le piège, et il annonça leur mort à sa femme en termes ironiques : « Le jour est levé, Gudrun ! tu as perdu ceux qui étaient chers à ton cœur. Il y a de ta faute dans cet événement. » —

gudrun.

68. Tu te réjouis, Atle, de pouvoir raconter ce meurtre ; mais le remords tombera sur toi quand tu sauras tout, et le mal ne se séparera pas de toi tant que je vivrai.

atle.

69. Je puis le prévenir ; nous rejetons souvent le bien. Je pourrai t’apaiser avec des présents précieux, des esclaves ou de l’argent blanc comme neige : tu n’auras qu’à choisir.

gudrun.

70. Cet espoir est vain, je repousserai tes présents ; j’ai rompu le lien de l’amitié pour une cause moins grave. Autrefois on m’a trouvée cruelle, maintenant je le serai encore davantage. Tant que Hœgne a vécu, j’ai étouffé mon mécontentement.

71. Nous avons été nourris dans la même maison, nous avons joué et grandi dans le même bosquet.

Grimhild nous donnait alors avec abondance de l’or et des colliers. Jamais tu ne pourras m’indemniser du meurtre de mes frères ; il ne m’arrivera plus rien dont je puisse retirer de la joie.

72. La suprématie que les hommes s’arrogent opprime la destinée des femmes ; la main tombe sur les genoux quand le bras se fane ; l’arbre s’affaisse si l’on détache ses racines. Qu’Atle règne seul maintenant !

73. Le roi commit une imprudence en croyant à ces dernières paroles ; leur perfidie était évidente s’il y avait réfléchi. Gudrun était alors opprimée ; elle ne pouvait parler suivant son cœur, et se soulageait en jouant avec deux boucliers.

74. Elle prépara un grand festin pour les funérailles de ses frères ; Atle fit de même pour les hommes qu’il avait perdus.

75. Gudrun et le roi s’étaient entendus à cet effet. Les boissons étaient prêtes et le festin avait été or donné avec la plus grande magnificence. Gudrun, cette femme altière et cruelle, songeait à anéantir la race de Budle ; elle voulait tirer une horrible vengeance de son mari.

76. Elle attira ses fils et les mit sur le bloc ; ces enfants courageux furent effrayés, mais ils ne pleurèrent pas. Ils se jetèrent dans les bras de leur mère, en demandant ce qui allait leur arriver.

77. Point de question ; je songe à vous ôter la vie à tous deux. Depuis longtemps j’ai le dessein de vous protéger contre la vieillesse.

78. « Sacrifie tes enfants comme tu l’entendras, personne ne s’y opposera. Si tu réfléchissais à notre âge, encore si tendre, nous en serions plus heureux. » Elle leur coupa la tête à tous deux.

79. Atle demanda en quel lieu ses fils étaient allés jouer, qu’il ne les voyait pas.

gudrun.

80. Je vais traverser la salle pour te répondre. La fille de Grimhild ne doit pas cacher la vérité, et tu seras peu joyeux en l’apprenant, Atle. Tu as réveillé beaucoup de haine en tuant mes frères.

81. J’ai peu dormi depuis qu’ils ont succombé ; j’avais intercédé vivement en leur faveur ; maintenant je te donne un souvenir. Tu m’as annoncé, ce matin, une nouvelle dont je me rappelle parfaitement, et, ce soir, tu en apprendras une pareille de moi.

82. Tu as perdu les fils engendrés par ton âge mûr ; tu as vu leur crâne transformé en coupe ; j’ai mélangé ton breuvage, et l’ai teint avec leur sang.

83. J’ai pris aussi leurs cœurs et les ai fait rôtir à la broche ; puis je te les ai servis en disant que c’étaient des cœurs de veaux. Tu n’as point ménagé ce mets ; tout a été mâché, parfaitement mâché par tes dents molaires.

84. Tu connais maintenant le sort de tes enfants ; il est peu de nouvelles plus pénibles à apprendre. Mon œuvre est accomplie, mais je ne m’en loue pas.

atle.

85. Tu as montré de la cruauté, Gudrun, en mélangeant mon breuvage avec le sang de tes enfants, en pressurant le sang de ta race, et tu laisses peu d’intervalle entre mes chagrins.

gudrun.

86. Je désire aussi te tuer ; rarement on agit complètement mal contre un roi comme toi. Tu as été le premier à commettre une action barbare, féroce, inouïe parmi les hommes.

87. Le meurtre que tu viens d’effectuer en augmente encore l’horreur. Tu as une grande dette à payer ; tu as bu la bière forte de tes funérailles.

atle.

88. Puisses-tu être brûlée sur le bûcher, après avoir été lapidée, lorsque tu auras atteint ce que tu désires.

gudrun.

89. Parle ainsi jusqu’à demain ; mais c’est une mort plus belle qui me fera entrer dans la lumière d’un autre monde.

90. Ils étaient assis dans la même pièce, et faisaient l’échange de leur mécontentement en se lançant des mots piquants. Aucun des deux ne s’en trouva bien. Un descendant de Nifl, il portait une grande colère dans son sein, parut devant Gudrun, et lui dit pourquoi il était irrité contre Atle.

91. Gudrun se rappela la manière dont Hœgne avait été traité, et assura qu’il serait heureux si on le vengeait. Alors Atle fut tué assez promptement, dit-on, par le fils de Hœgne et Gudrun.

92. Le roi commença à parler quand on le réveilla, et mit vivement la main sur sa blessure, en observant qu’un bandage était inutile. « Dites-moi la vérité, qui a frappé le fils de Budle ? Je suis trahi. Je n’ai point l’espoir de vivre. »

gudrun.

93. La fille de Grimhild ne te cachera rien. J’ai voulu arrêter le cours de ta vie, et j’ai excité le fils de Hœgne à te frapper.

atle.

94. La fureur t’a portée à un meurtre contre nature ; c’est mal de trahir celui qui se confiait à toi. Je suis allé demander la main de Gudrun.

95. Tu étais restée veuve ; on disait que tu avais un esprit supérieur, et nous l’avons éprouvé dans l’occasion. Tu nous as accompagnés ici ; nous étions suivis d’une armée ; tout se passa d’une manière royale dans notre voyage.

96. Beaucoup de choses honorables en relevèrent l’éclat. Des bœufs furent tués, nous en mangeâmes avec abondance ; il y avait profusion de vivres, et bien des gens en eurent leur part.

97. Le lendemain de notre noce, je donnais beaucoup de joyaux à ma noble femme ; des esclaves, au nombre de trois fois dix, et sept bonnes suivantes, des guerriers et encore plus d’argent.

98. Tu reçus le tout avec indifférence. Le pays dont j’ai hérité de Budle était tranquille ; cependant tu le minas si bien, que je n’en retirai rien.

99. Tu as souvent fait répandre à ta belle-sœur des larmes abondantes, et depuis lors le cœur de ces époux n’a point été joyeux.

gudrun.

100. Tu manques maintenant à la vérité, Atle ; peu importe cependant. À compter de cette époque, j’ai rarement été douce ; toi aussi tu étais inquiet. Vous vous êtes battus entre frères, la discorde a été au milieu de vous. La moitié de ta maison est allée vers Hel, et tout ce qui devait causer votre bonheur a croulé.

101. Nous étions trois, et nous ne paraissions pas craindre le danger. Nous quittâmes notre pays pour suivre Sigurd, en nous abandonnant au vent ; chacun de nous gouvernait à son tour le navire pour chercher la fortune, et nous arrivâmes enfin dans l’Orient.

102. Nous tuâmes le premier roi du pays et prîmes possession de son royaume ; les Herses nous vinrent en aide, ce qui leur apprit à nous craindre. Ceux qui étaient poursuivis sans cause furent sauvés du bûcher par nous, et nous fîmes la fortune de ceux qui ne possédaient rien.

103. Le héros Hun mourut, et avec lui succomba mon bonheur. La jeune femme éprouva alors un rude chagrin ; elle eut le lot d’une veuve. Je regardais comme un tourment ma vie et ma venue dans la maison d’Atle. Autrefois j’appartenais à un héros ; sa perte me fut amère.

104. Quand tu venais d’une assemblée, nous demandions si tu avais vengé une injustice ou opprimé les autres ; tu voulais toujours céder, ne jamais tenir pied, et garder le silence à ce sujet. — — —

105. « Tu manques maintenant à la vérité, Gudrun ! mais notre sort ne pouvait être meilleur. Nous avons tout assassiné. À présent, Gudrun, veille à ce qu’il me soit rendu des honneurs quand on m’emportera d’ici.

gudrun.

106. J’achèterai un navire, puis un cercueil en pierre, et une toile bien cirée pour envelopper ton cadavre. Je veillerai aux moindres détails comme si j’étais bienveillante pour toi. »

107. Atle devint cadavre, le chagrin de ses parents fut grand. Gudrun accomplit tout ce qu’elle avait promis. La savante fille de Gjuke voulait perdre la vie ; elle différa quelques jours, et mourut une autre fois.

108. Heureux ceux qui engendrent pour la gloire une fille comme Gudrun ; ils se survivront à eux-mêmes dans tous les pays, et leur saga, souvent répétée, trouvera toujours les hommes disposés à l’écouter.



  1. Ragnarœker. (Tr.)