L’Edda de Sæmund-le-Sage/Le Festin d’Æger
Les Eddas, Librairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres, (p. 183-197).
VII
LE FESTIN D’ÆGER
Æger, appelé aussi Gymer, avait préparé l’hydromel destiné aux Ases dans la marmite apportée comme on vient de le dire. Odin se rendit à ce festin, ainsi que Frigg sa femme. Thor n’y vint pas, car il était en expédition dans l’Orient ; mais sa femme Sif y fut, ainsi que Brage et Idun sa femme. Tyr s’y trouva également : il était manchot, le loup Fenris lui ayant arraché la main lorsqu’on l’enchaîna. Il y avait encore à ce festin Njœrd et Skade sa femme, Frey et Freya, Vidarr, fils d’Odin, Loke, Beygver et Beyla, les serviteurs de Frey, et une foule d’Ases et d’Alfes.
Æger avait deux serviteurs, Fimafeng et Elder. L’or lumineux remplaçait la lueur du feu, et la bière forte remplissait d’elle-même les coupes. Ce lieu était sévèrement en défends. On loua beaucoup l’habilité des serviteurs d’Æger ; Loke ne voulut pas en convenir, et tua Fimafeng. Alors les Ases secouèrent leurs boucliers, coururent sur Loke en criant et le chassèrent vers la forêt ; puis ils revinrent au festin. Loke retourna également sur ses pas ; il trouva Elder en dehors de la salle, et le salua.
LE CHANT DIFFAMATOIRE DE LOKE.
1. Dis-moi, Elder, avant de faire un pas, quels discours de buveurs les fils des dieux tiennent là-dedans.
2. Les fils des dieux parlent de leurs armes, de la gloire des combats. Les Ases et les Alfes qui sont dans la salle ne te ménagent point en leurs discours.
3. J’entrerai dans la salle pour voir la compagnie ; je porterai le bruit et le trouble parmi les Ases, et je mélangerai leur hydromel d’amertume.
4. Si tu entres dans la salle d’Æger pour voir la compagnie et proférer des injures contre les puissances propices, elles te les feront payer.
5. Tu le penses, Elder ? Dans le cas où nous nous chercherions querelle, je serai riche en mes réponses, si tu dis beaucoup de paroles.
(Loke entra dans la salle ; quand tous ceux qui s’y trouvaient l’aperçurent, ils gardèrent le silence.)
6. Lopter est altéré ; il vient de loin pour demander aux Ases une rasade du limpide hydromel.
7. Comment se fait-il, dieux, que vous vous taisez si tristement ? Vous ne pouvez plus parler ! Indiquez-moi un siège et une place au festin, ou chassez-moi.
8. Jamais les Ases ne te donneront un siège ni une place au festin ; ils savent quels sont les hôtes qu’on peut inviter à la fête joyeuse.
9. Odin, te souviens-tu des temps anciens ? Nous avons mêlé notre sang : tu juras alors de ne jamais boire une rasade s’il n’y en avait autant pour moi.
10. Lève-toi Vidarr ! Le père du loup aura une place au festin, afin qu’il ne nous adresse point d’invectives dans la demeure d’Æger.
(Vidarr se leva, versa à boire à Loke, qui salua les Ases avant de porter la coupe à ses lèvres, et chanta.)
11. Vivent les Ases ! vivent les Asesses et tous les dieux saints, en exceptant seulement Brage, qui est assis là-bas sur le banc !
12. Avec mes trésors je te donnerai, pour t’apaiser, un cheval, un glaive et un bracelet. N’irrite point les Ases contre toi, afin qu’ils ne te fassent point payer ta méchanceté.
13. Tu seras éternellement privé d’un cheval et d’un bracelet, Brage : car, de tous les Ases et les Alfes qui sont ici, tu es le plus lâche dans le combat.
14. Si je n’étais pas dans la salle d’Æger en ce moment, je porterais maintenant ta tête sur ma main : c’est la récompense que je te souhaite pour ton mensonge.
15. Tu es prudent dans la salle des festins ; ce n’est pas ainsi que tu dois agir, Brage, l’ornement des bancs ! Abats ton ennemi tandis que tu es en colère ; le brave ne réfléchit pas.
16. Je t’en prie, Brage, au nom des liens de famille, de nos enfants et de tous les Einhærjars, n’échange point d’invectives avec Loke dans la salle d’Æger.
17. Tais-toi, Idun ! Il n’est point de femmes plus amoureuses des hommes que toi ; après avoir bien lavé tes bras, blancs comme la neige, tu les passas au cou du meurtrier de ton frère.
18. Je n’adresserai pas de paroles injurieuses à Loke dans la salle d’Æger. Je cherche seulement à calmer Brage, échauffé par l’hydromel, afin que le dieu du combat ne soit pas irrité.
19. Comment deux Ases peuvent-ils se quereller ainsi, en employant des paroles si offensantes ? Lopt oublie qu’abandonné par la magie, il encourt la peine de mort.
20. Tais-toi, Gefjon ! sinon je raconterai ton amour pour le jeune adolescent qui te donna un collier et reposa dans tes bras.
21. Tu es un extravagant, Loke, d’exciter la colère de Gefjon, car elle connaît aussi bien que moi la destinée de tous les hommes.
22. Tais-toi, Odin ! jamais tu ne sus ordonner une bataille. Souvent tu as donné la victoire à ceux qui ne la méritaient pas, à des lâches.
23. Tu ignores si j’ai donné la victoire à ceux qui ne la méritaient pas, à des lâches. Tu as passé huit hivers sous terre, occupé à traire des vaches comme une femme, et à mettre des enfants au monde ; c’est ce que je trouve avilissant pour un homme.
24. On dit que tu as exercé la magie à Samsœ, que tu t’es occupé de maléfices comme une Vala[1]. Sous la forme d’une sorcière tu as erré dans le pays ; c’est ce que je trouve avilissant pour un homme.
25. Ne racontez jamais vos aventures aux races humaines, ni ce que deux Ases ont fait dans les temps anciens. Oubliez tout ce qui est vieux.
26. Tais-toi, Frigg, fille de Fjœrgyn ! tu as toujours été amoureuse des hommes. Quoique femme de Vidrer, tu as serré dans tes bras Vile et Ve.
27. Si j’avais dans la salle d’Æger un fils semblable à Balder, on ne te laisserait pas sortir, et tu succomberais au milieu de ta fureur.
28. Frigg, tu as encore d’autres reproches à m’adresser. Si Balder ne chevauche plus vers ton château, c’est moi qui en suis cause.
29. Tu es fou, Loke, de raconter tes méfaits. Frigg connaît toutes nos destinées, sans les annoncer elle-même.
30. Tais-toi, Freya ! je te connais parfaitement, tu n’es pas exempte de fautes : les Ases et les Alfes assis dans cette salle ont tous joui de tes faveurs.
31. Ta langue est chargée de mensonges, elle occasionnera ta perte. Les Ases et les Asesses sont irrités contre toi ; le retour dans ta demeure sera triste.
32. Tais-toi, Freya ! tu es une empoisonneuse, et tu pratiques la magie. Par tes enchantements, les puissances propices sont devenues défavorables à ton frère : ce que tu fis alors est infâme.
33. Il est à peu près égal que les femmes cherchent un amant ; mais ce qui a lieu de surprendre, c’est la présence dans ce lieu d’un Ase accusé de lâcheté et d’avoir porté des enfants.
34. Tais-toi, Njœrd ! l’Orient t’a donné aux dieux comme otage ; les filles de Hymer ont fait de toi un vase ignoble.
35. Si j’ai été envoyé de loin en otage chez les dieux, j’ai la consolation d’avoir engendré un fils que personne ne blâme. Il est au premier rang parmi les Ases.
36. Arrête, Njœrd, et modère-toi ! Je ne cacherai pas plus longtemps que tu as engendré un fils semblable avec ta sœur ; on pouvait s’attendre à moins.
37. Frey est le premier des héros qui se trouvent dans les demeures des Ases. Il ne cause du chagrin ni aux jeunes filles ni aux femmes, et brise les chaînes de tout le monde.
38. Tais-toi, Tyr ! jamais tu n’as su pacifier une querelle, et Fenris t’a arraché la main droite.
39. J’ai perdu une main, mais tu as perdu le loup ton fils ; nous avons éprouvé tous les deux une grande perte, et Fenris ne courra plus, puisqu’il attendra dans les liens le soir des dieux.
40. Tais-toi, Tyr ! ta femme a porté un fils de moi, et jamais, misérable que tu es, on ne t’a donné ni argent ni composition pour cette injure.
41. Je vois le loup couché devant l’embouchure du torrent ; il y restera jusqu’au moment où les puissances périront. Tais-toi maintenant, Loke, si tu ne veux être enchaîné sous peu.
42. Tu as acheté avec de l’or ta femme, la fille de Gymer, et tu as perdu ton glaive. Lorsque les fils de Muspell arriveront à cheval par Mœrkved, tu n’auras point d’arme pour les combattre.
43. Apprends, corneille de malheur, que, si je descendais d’une race aussi illustre que celle d’Ingun Frey, et si j’avais une habitation aussi splendide que la sienne, je te pulvériserais plus fin que le sable, et te briserais les membres l’un après l’autre.
44. Quel est ce vermisseau qui se tord là-bas et bavarde avec tant d’extravagance ? Il devrait être constamment suspendu aux oreilles de Frey, ou devrait hurler près des moulins.
45. Je m’appelle Beygver ; les hommes et les dieux m’ont surnommé l’habile : c’est pourquoi je parle librement, tandis que tous les fils d’Odin vident ensemble les coupes d’hydromel.
46. Tais-toi, Beygver ! tu ne sauras jamais distribuer les vivres aux hommes de guerre ; à peine si l’on a pu le trouver dans la paille des lits, lorsqu’on s’est battu.
47. Tu es ivre, Loke ; c’est pourquoi tu parles comme un fou. Ne te lasseras-tu point de ces injures ? L’ivresse empêche l’homme de savoir ce qu’il dit.
48. Tais-toi, Heimdall ! Dès le commencement du temps, tu as été destiné à avoir le dos mouillé, en servant éternellement de sentinelle aux dieux. Cette existence est misérable.
49. Tu es en gaieté, Loke ! mais tu ne t’amuseras pas longtemps, car les dieux t’enchaîneront sur les rochers pointus, avec les intestins froids comme la glace de l’un de tes fils.
50. Si les dieux m’enchaînent sur les rochers pointus, avec les intestins froids comme la glace de l’un de mes fils, je n’en ai pas moins été le premier et le plus courageux à frapper lorsque nous avons tué Thjasse.
51. Si tu as été le premier et le plus courageux à frapper lorsque les dieux ont tué Thjasse, mes ongles et mes martinets ne te laisseront pas manquer de bons conseils.
52. Tu avais des paroles plus douces pour le fils de Lœfœ[2], lorsque tu m’invitas à partager ton lit ; c’est ce que tout le monde saura, si nous en venons à faire l’énumération exacte de nos défauts.
(Beya s’avança, remplit un gobelet d’hydromel écumeux, le présenta à Loke et chanta.)
53. Vive Loke ! Prends ce gobelet plein de vieux hydromel, afin que Skade reste seule sans reproche parmi les Asesses.
(Il regarda Sif, la femme de Thor. Loke prit le gobelet, le vida et chanta.)
54. Si tu étais timide et cruelle envers les hommes, tu serais unique ; mais Thor a un rival que je connais ; c’est le malin Loke.
55. Toutes les montagnes s’ébranlent, Hloride doit être en route ; il trouvera le moyen d’imposer silence à celui qui injurie les hommes et les dieux.
56. Tais-toi, Beyla ! tu es femme de Beygve et versée dans les maléfices ; personne n’a plus de malignité que toi parmi les Ases : tu es entièrement souillée.
57. Tais-toi, hideux démon ! Mjœllner, l’agile marteau, imposera silence à ta langue ; il t’abattra la tête, et tu auras vécu.
58. Te voilà, fils de la terre ! pourquoi crier ainsi, Thor ? Tu n’oseras point me frapper quand il s’agira de combattre le loup qui doit avaler Odin.
59. Tais-toi, hideux démon ! Mjœllner, l’agile marteau, imposera silence à ta langue. Je te ramasserai, te lancerai à l’Est, et personne ne te reverra.
60. Ne parle jamais aux mortels de tes expéditions à l’Est ; lorsque tu te cachas dans le pouce du gantelet, tu ne croyais plus être Thor.
61. Tais-toi, hideux démon ! Mjœllner, l’agile marteau, imposera silence à ta langue. Ma main droite te frappera avec le meurtrier de Hrungner, et tous tes os seront brisés.
62. Malgré tes menaces, j’espère vivre longues années. Tu croyais que la corde de Skrymer était très-forte, tu ne trouvas point de nourriture, et tu fus obligé d’endurer la faim.
63. Tais-toi, hideux démon ! Mjœllner, l’agile marteau, imposera silence à ta langue. Le meurtrier de Hrungner t’enverra chez Hel, aux portes de la mort.
64. J’ai chanté devant les Ases et devant leurs fils tout ce qui m’est venu à l’esprit ; toi seul me fais sortir, car tu peux, je le sais, m’assommer.
65. Tu as brassé de la bière forte, Æger, mais tu ne donneras plus de festins ; le feu dévorera tout ce qui est ici, il te brûle le dos.
Après cela, Loke se cacha dans la chute d’eau de Franônger, sous la forme d’un saumon, et c’est là que les Ases le prirent. Il fut attaché avec les intestins de son fils Nare, et Narve, son second fils, fut changé en loup. Skade prit un serpent venimeux et l’attacha au-dessus de la figure de Loke, les gouttes de venin tombèrent sur son visage. Sigyn, la femme de Loke, est assise près de lui, et tient un vase dans lequel elle reçoit le venin du serpent ; mais, lorsqu’il est plein, elle le vide. Les gouttes de venin qui tombent dans cet intervalle sur Loke le font frémir avec tant de violence que tout le globe en est ébranlé : c’est ce qu’on appelle maintenant un tremblement de terre.