L’Eau dans le paysage et les Salons de 1903

L’Eau dans le paysage et les Salons de 1903
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 662-682).
L’EAU DANS LE PAYSAGE
ET
LES SALONS DE 1903

Les tendances les plus nouvelles qu’on puisse démêler chez les exposans, aux deux Salons de 1903, sont assurément les enquêtes des paysagistes, et, parmi les paysagistes, des peintres de la rivière, du torrent, du canal ou de la mer. Jamais les phénomènes pittoresques de l’Eau, de ses mouvemens et de ses reflets, n’avaient été si laborieusement étudiés. Jamais, à ce point de perfection, certains aspects de la nature qu’on croyait insaisissables n’avaient été saisis, ou quelques formules conventionnelles qu’on croyait inévitables rectifiées. Et il se trouve que cette recherche si originale est universelle.

Avenue d’Antin, dès qu’on a pénétré dans la salle II, on est entouré d’eaux : eaux multicolores de M. La Touche, eaux tourbillonnantes, eaux frissonnantes ou flaques d’eau reflétantes de M. Thaulow, eaux infinies de M. Mesdag, et la vision continue sur les cimaises de la salle suivante, avec les eaux royales des bassins de M. Le Camus et les eaux populaires des canaux de M. Marcette. Le flot bat encore les parois de la salle IV : ce sont les eaux bretonnes de M. Chevalier et les eaux méditerranéennes de M. Auburtin, de la salle VI, avec le miroir des mers sous l’arc-en-ciel peint par M. Harrison et les frissonnantes eaux d’hiver de nos plaines françaises peintes par M. Damoye. Dans la salle VIII, ce sont, dans les ports du Havre ou de Trouville, de M. Maurice Courant, les eaux inquiètes et remuées par l’aviron, et les eaux immobiles de Venise, de M. Iwill, nonchalantes et endormies sous le soleil, et les eaux maraîchères de M. Perret. Et voici, enfin, salle XII, l’eau des mers bretonnes étendue à l’horizon par M. Morrice et les eaux mortes de Bruges observées par M. Duhem, et les eaux nourrissantes de l’abreuvoir reproduites par M. Griveau. Salle XIV, les canaux belges de M. Gilsoul et les rivières de M. Lhermitte ; salle XV, les deux vues d’eaux hollandaises par M. Roger, les deux lacs antiques de M. Ménard et les cinq vues de falaises de M. Boulard ; salle XVI, les eaux observées par M. Waimann et par M. Meslé, et salle XVII, comme au début du Salon, comme dans la salle II, voici que les quatre ponts de M. Albert Moullé, les deux canaux de Venise, de M. Albert Smith, le pont de M. Gléry, les cinq marines bretonnes de M. Legoût-Gérard et les saisissantes visions du port de Hambourg, de M. Ulmann, ferment ce cycle d’eaux et de reflets qui, d’un bout à l’autre de ces salles, posées au bord des, cimaises, entourent le Salon, comme une île.

Au Salon de l’avenue Nicolas II, embarrassé de plus de toiles et alourdi par plus de retardataires, le phénomène est moins évident. Cependant, dès la première salle, le principal paysage, l’Étang des carpes à Fontainebleau, de M. Tenré, est une étude d’eaux, d’eaux pleines de nuages lumineux et de jaunes massifs d’arbres où des cygnes blancs passent. Cette recherche est très visible dans la grande étude de tourbillons du Moulin abandonné de M. Aston Knight, dans les reflets de l’Étude (N° 320) de M. Camoreyt, dans l’admirable Baie de Carqueiranne de M. Paulin Bertrand, dans la vue du Niagara, le Horseshoe de M. Paul Jobert, dans les tourbillons de l’Au bord de l’Eau de M. Cadwallader Washburn et dans Y Étang (N° 299) de M. Paul Buffet, et dans le Vieil étang de Ville-d’Avray de M. Grosjean, et le Canal de Bruges de M. Warren Eaton, et le Lac d’Amour de M. Franc Lamy, et dans l’excellente impression de reflets intitulée : Un hameau en Bretagne, de M. Abel Bertram, et dans bien d’autres toiles encore un peu perdues parmi les sujets plus éclatans ou les figures plus notoires qu’exposent à notre curiosité des peintres de la vie mondaine.

Plus humbles que leurs confrères, plus attentifs à surprendre les secrets de la vie universelle, les paysagistes nous apportent, sur la lente et féconde action des canaux, sur les bienfaits des rivières et les menaces des torrens, une foule de notes, d’aperçus infiniment variés. Eaux charretières des ports, et eaux danseuses des torrens ; eaux chanteuses des sources et eaux jaculatoires des geysers ; eaux projetées en panaches par les fontaines et eaux étendues en nappes par les cascades ou tordues en cordes, par les cascatelles, et enfin eaux disciplinées de la grande armée de l’Océan, s’avançant vagues par vagues selon un ordre prévu et venant finir sur les plages, comme une charge finale de cavalerie, à l’heure et au point fixés par un programme mystérieux et éternel, — telles sont les choses diverses que nos meilleurs paysagistes ont choisies cette année comme objets de leur contemplation.

Choisissons-les aussi comme objet de notre visite. Laissons la foule assiéger la vitrine où reposent des argumens en faveur d’un faux célèbre et s’entasser devant quelqu’une de ces familles illustres que les peintres à la mode se plaisent à représenter dans des parcs seigneuriaux ou dans des salons somptueux. L’art n’a rien à faire dans ces curiosités. Non plus dans ces images de feuilletons ou ces illustrations de magazines transposées avec un inutile talent sur des toiles immenses. Elles occupent tant de place sur les murs du Grand Palais, mais si peu dans le reliquaire de nos souvenirs ! Rejoignons plutôt la troupe modeste et silencieuse des paysagistes.

On les oublie tout à fait, d’ordinaire. Ils vivent par force loin des coteries, hors des bureaux d’esprit et de gloire. Ils sont l’ordre contemplatif de la Peinture. Mais, à cette obscurité ou à ce recueillement, l’art gagne tout ce qu’il perd à l’agitation de leurs confrères. Comme le Paysage est un genre peu achalandé, ils ne se hâtent pas de produire. Ils savent qu’ils vendront difficilement ce qu’ils peignent : ils peignent donc seulement quand ils ont quelque plaisir à le faire, — ou quelque témoignage à porter devant nous d’un effet de nature qui les a séduits. Ils peuvent se tromper, balbutier, (en parlant : du moins ils ne parlent que lorsqu’ils ont quelque chose à dire. Let thy heart be without words rather than thy words without heart est un axiome qu’ils n’ont peut-être pas lu dans Bunyan, mais que la vie s’est chargée de leur enseigner. par-là, ils nous touchent. Leur âme légère s’éprend de mille phénomènes imperceptibles et pourtant précieux. Si, cette année, et depuis quelque temps déjà, ils se sont arrêtés de préférence au bord des rivières, sur la berge des canaux ou sur la mer, ce n’est point qu’un engouement subit ait poussé la foule à le leur demander. C’est qu’ils ont cru découvrir dans les figures de l’eau courante quelques beautés nouvelles, ce que nous croyons, les soirs d’hiver, voir monter dans les flammes de notre foyer : des figures mystérieuses et fugitives, sans cesse renouvelées. Mieux que les choses mêmes, ils ont aimé à étudier le reflet des choses dans le miroir des eaux immobiles, comme leur confrère M. Lobre les étudie dans les glaces du Palais de Versailles. Leurs découvertes incessantes et leur joie de les montrer sont parmi les plus douces des chimères humaines. C’est donc à elles que nous allons nous attacher, après avoir observé dans leur ensemble et rapidement décrit les tendances générales de la Peinture actuelle dans les deux Salons.


I

Elles sont les mêmes que les caractéristiques des précédens Salons, seulement soulignées par la répétition des mêmes traits, leur multiplication, leur persistance. Ce qui s’esquissait se dessine, ce qui s’élaborait se résout. Des évolutions que la critique moderniste se refusa longtemps à reconnaître, par exemple l’abandon de l’impressionnisme et le retour aux effets de clair-obscur, sont devenues aujourd’hui si visibles qu’il faut bien se résoudre à les enregistrer. Des tentatives bruyantes qu’on avait signalées, il y a quelque dix ans, comme le prologue d’un nouvel art ou d’un sentiment nouveau de la vie, telles que la modernité des scènes de l’Evangile transportées chez nos contemporains et nos compatriotes, ont tout à fait avorté, et sauf Notre-Dame de l’École, de M. Maurice Denis, on n’en trouve plus, dans les deux Salons, le moindre souvenir. Le Symbolisme, lui aussi, qui sembla, un instant, assez puissant pour chasser de l’art les réalités de la vie, n’a plus que de rares fidèles. A part le tableau anglais Balcony at Siena de M. Shaekleton surmontant la saisissante figure froide comme une formule d’algèbre, que M. Agache a nommée la Justice, voici que les essais de synthèse philosophique ont tout à fait disparu. L’Art chrétien n’a pas longtemps subi le patronage équivoque du symbolisme et rien n’est plus simple, plus sobre, plus naturel à la fois et plus religieux que le Repos à Béthanie de M. Burnand, au fond de la salle VIII, avenue d’Antin. Néo-christianisme, symbolisme, pointillisme, tous ces nouveaux venus auxquels furent promis par les prophètes de la littérature tant de brillantes destinées, s’en sont allés sans avoir fourni au patrimoine de l’art l’égal du portrait de M. Bertin d’Ingres ou du Marais dans les Landes de Rousseau.

D’autres tendances, au contraire, nées à la même époque, mais sans bruit, sans système, et à peine conscientes, d’un état d’esprit général et d’une pareille curiosité, se prolongent. La plus générale est l’indifférence pour les spectacles historiques, les mouvemens de foule et de guerre, le mélodrame que longtemps on appela l’histoire des nations. Pas un instant depuis quinze ans, cette indifférence n’a cessé de grandir. Il n’est pas, dans les deux Salons, un seul tableau de bataille digne d’attention. L’histoire contemporaine, ce qu’on appelle « les événemens, » est de moins en moins perceptible dans les belles œuvres de nos peintres ou de nos sculpteurs. Le miroir de l’art n’en saisit plus l’image. Où a-t-on vu l’assassinat de l’impératrice Elisabeth, par exemple, ou encore celui du roi d’Italie ? Où les drames de la guerre du Transvaal et de la défense des Légations ? Grâce à quel maître et dans quel chef-d’œuvre sont mémorables les fêtes des couronnemens, les rencontres des souverains ou les grands orages parlementaires qui souvent agitèrent toute la nation et parfois le monde tout entier ? — Non, rien de tout cela, mais un père rentrant du travail, à genoux, rit à son enfant, près d’un baquet, et voilà un tableau pour M. Buland, — ou bien des pêcheurs remontent du port, des laboureurs s’en reviennent, le soir, leur journée faite ; une sœur de Saint-Vincent-de-Paul visite des malades, de vieux ménages s’en vont à petits pas sur le chemin désormais sans but de leur vie, tout ce qu’indiquent des titres comme ceux-ci : Retour des champs, de M. Suzos-Coté, Soir paisible de M. Chigot, Fin de journée de M. Girardon, la Sortie du Communal de M. Debat-Ponsan, les Ramendeuses de Bretagne, de Mme Guyon, les Dentellières de Malines de M. Struys, — voilà ce qui suffit à toucher et à retenir de plus en plus les âmes contemporaines. Même moins encore : un canal, un vieux pont où nul ne passe, une vieille porte où nul ne s’accote, un bout de rue déserte, une boutique non achalandée où vieillissent et moisissent d’incertaines denrées dont le boutiquier lui-même doit avoir perdu le souvenir. Et M. Le Sidaner ou M. Paul Buffet trouvent que c’est assez pour nous retenir. Ces évocateurs subtils choisissent l’heure où la Nature se resserre et se referme, comme une maison, aux approches du crépuscule, où la lumière semble tamisée par les stores, le vent par les vitres, les pas par les tapis. Il y a en effet une obscure poésie dans l’apparition d’une vieille porte, d’un seuil usé, d’une grille ébréchée, d’une entrée de parc, ou de cottage, qu’avait bien exprimée Frédéric Walker dans son fameux tableau The old gate : la première bienvenue de la maison où l’on revient après le long voyage, le dernier adieu du foyer que l’on quitte quand il s’est éteint, le témoin des années écoulées et des amis disparus. Voilà ce que M. Thaulow, en sa Porte de marbre, M. Godeby, dans un Après le labour, près du clocher, M. Montcourt dans sa Rue Cassette, et surtout M. Marché, dans sa Vieille Porte, à la campagne, semblent s’être donné le mot pour exprimer. Aux grands spectacles, qui mettent en scène des personnages célèbres et indifférens, l’artiste préfère ces coins d’intimités où ne paraît personne, mais que chacun de nous peuple indéfiniment au gré de ses souvenirs.

En même temps, aux jeux éclatans du plein soleil, il préfère les effets de clair-obscur. Et c’est la seconde tendance caractéristique de la peinture contemporaine. Sans doute, elle n’est pas absolument générale, car une des meilleures œuvres des deux Salons, la grande Fauchaison de M. Henri Martin, demeure toute pénétrée de l’idée juste du plein air et tout enrichie de ses découvertes. Mais le phénomène est bien visible. Partout ailleurs triomphent les Ténébreux, depuis le Benedicite des Dames de l’Hospice de Beaune, par M. Bail, qui est presque un chef-d’œuvre, jusqu’aux figures de M. Maurer et aux paysages de M. Ménard et de M. Griveau. M. Roll, lui-même, l’auteur du Centenaire à Versailles et des Joies de la vie, à l’Hôtel de Ville, le maître incontesté des carnations claires sous le soleil et dans la brise de Normandie, M. Roll s’est renfermé dans son atelier, a tiré les rideaux et a cherché, dans des effets de lampe cachée par une main, la poésie de sa Maternité. Ainsi l’excès du blanc de céruse et du papillotement coloré rejette les artistes dans l’excès du brun et de la concentration artificielle de l’effet. L’éclaircissement de la palette étant parvenu à l’absence de couleurs, par leur réunion dans le blanc, nous assistons à un obscurcissement systématique de la palette. Et ce n’est nullement là un mouvement nouveau, car il date bien de cinq ou six années, mais c’est depuis peu une tendance assez universelle pour modifier du tout au tout l’aspect de nos Salons. Tout aussi générale est celle qui substitue peu à peu au portrait individuel le portrait de la Famille. Et elle s’accorde bien avec certains sentimens modernes. Faire le portrait de l’enfant est une idée d’époque pessimiste. Aux époques pessimistes, inquiètes, où l’on doute de son œuvre, et c’est le cas sans doute de notre société contemporaine, l’enfant est appelé dans le portrait de la famille. Il l’envahit et en semble le véritable héros. Les parens n’apparaissent plus qu’accompagnés, protégés en quelque sorte par les enfans pressés autour d’eux, et, comme une revanche sur le mal qu’ils pensent du présent ou une excuse, ils semblent dire : « Oui, mais voici l’avenir ! » Jamais cette tendance n’avait été si générale, ni si frappante, que sur les mura des deux Salons de 1903.

Chacune de ces tendances est, d’ailleurs, commune à la peinture française et à la peinture étrangère. Ou plutôt il n’y a pas de « peinture étrangère, » mais il y a tant de peintres étrangers et qui ont si bien surpris les secrets ou prolongé l’effort de nos maîtres, qu’ils apparaissent parfois comme les triomphateurs de nos expositions nationales. Et c’est la dernière caractéristique des Salons de 1903. Si l’on retirait de l’avenue d’Antin les Préparatifs pour la course de taureaux de M. Zuloaga, qui est Espagnol, et les Trois demoiselles Hunters de M. Sargent, qui est Américain ; si l’on décrochait les paysages de M. Thaulow, qui est Norvégien, et les marines de M. Harrison, qui est Anglais ; si l’on oubliait le Portrait de Sem de M. Boldini, qui est Italien, et le Christ à Béthanie de M. Burnand, qui est Suisse, et les intimités de M. Walter Gay et les scènes familiales de Mlle Roederstein et le portrait de femme de M. John Lavery, et cet admirable bonhomme, le Vieux Radar de M. Wageman, — un des plus beaux morceaux de peinture qu’on ait vus depuis longtemps, et la manifestation à Barcelone, de M. Casas, et les toiles de MM. Frieseke, Morrice, Maurer, Gilsoul, — il resterait sans doute quelques œuvres fort honorables, mais ce qui fait cette année l’intérêt, l’éclat, la nouveauté du Salon de l’avenue d’Antin aurait disparu.

Au Salon de l’avenue Nicolas II, il n’en est pas de même. Et M. Henner, M. Bonnat, M. Roybet, M. Hébert, M. Harpignies demeurent, en dépit de toutes les fluctuations de la mode et de tous les engouemens des blasés, des maîtres auxquels personne en Europe ne peut être préféré. Cependant, il est étrange combien souvent il arrive, lorsqu’une note personnelle et neuve attire le regard, et qu’on s’approche du cadre pour lire la signature, qu’on découvre un nom étranger ! De qui est ce magnifique paysage. Au bord de la Somme ? De M. Alfred East. Et cet autre ? De M. Eaton. De qui ce garde de la Tour de Londres, renouvelé de Millais, avec une puissance nouvelle ? De M. Garratt. Et cette Dentellière de Malines ? De M. Struys ? Cet admirable portrait de la duchesse de Palmella ? De Mlle Juana Romani. — Ce sont ces étrangers pour la plupart formés à Paris, et tous inspirés de nos maîtres français, mais nés hors de nos frontières et de races différentes de la nôtre, qui donnent aux Salons et surtout à celui de la Société nationale leur saveur. L’art français l’emporte encore sur tous ses concurrens, mais grâce à sa « légion étrangère… »

Ainsi, que nous considérions les tendances les plus générales ou les particularités les plus minimes de l’art du peintre, nous trouvons qu’elles sont communes à toutes les écoles comme à tous les pays. Et cela est visible jusque dans cette préoccupation de peindre l’Eau que nous apercevons cette année, dans presque tous les paysages des salons, ce souci de pénétrer plus avant dans les secrets de la Nature et de fixer un de ses charmes les plus changeans.


II

Ce souci est nouveau. C’est même le plus nouveau de l’Art avec celui des mouvemens rapides du cheval. Il y ressemble, d’ailleurs, et comme il est certain que les chevaux de Meissonier et de M. Aimé Morot ont dû l’exactitude et la nouveauté de leurs mouvemens aux expériences de M. Muybridge et de M. Marey, il est probable que M. Thaulow n’eût pu réaliser les merveilleux courans ou remous, ou tourbillons de ses Laveuses à Quimperlé en 1902, ou de sa Marée basse, cette année, si nous ne vivions dans un temps où, sans le vouloir, sans même le savoir, chacun de nous est pénétré des enseignemens de la photographie instantanée. Ces enseignemens sont même plus utilisables par l’artiste quand ils disent la course de l’eau, que lorsqu’ils retracent celle de l’homme ou du cheval, parce que les mouvemens que la photographie décèle et les formes qu’elle enregistre dans les ondes de remous et leurs losanges ou dans les langues liquides ne sont pas si rapides que l’œil, en s’y appliquant, ne puisse les percevoir, et, par conséquent, les reconnaître dans la représentation qu’on lui en fait. Ils ne durent guère moins d’un dixième de seconde, qui est la limite en deçà de laquelle notre œil ne perçoit plus la modification des formes et beaucoup d’entre ces figures durent infiniment plus. Quelques-unes s’étalent paresseusement, font et défont sans hâte leur broderie. C’est pourquoi un peintre de chevaux ou d’hommes à la course ne peut faire passer dans l’Art qu’un centième ou peut-être qu’un millième des attitudes nouvelles découvertes par la science ; mais un paysagiste de remous, ou de vagues, ou de tourbillons ou de cascades, peut venir raconter à nos yeux presque tout ce que la chambre notre a enregistré : il sera compris.

L’eût-il été autrefois ? Peut-être, mais il ne le cherchait pas. Le paysage ancien a dédaigné l’étude de l’eau courante. On y peignait un Neptune plus volontiers qu’une marine, une nymphe plus souvent qu’une rivière. A peine un frottis régulier simulait l’eau parmi les rochers comme il la simule encore aux pieds de la Vague de M. Bouguereau. Les primitifs n’ont peint l’eau que lorsqu’ils ne pouvaient point faire autrement : afin d’y tremper le vaisseau où s’entassent les têtes rieuses des onze mille vierges, sur la châsse de Sainte-Ursule, ou la nef qui doit emporter vers des îles meilleures Paris et Hélène, sur le cassone de Benozzo Gozzoli. La mer était signifiée par un ton verdâtre, et un semis d’accons circonflexes régulièrement espacés d’un ton plus faible ou plus fort témoignaient aux spectateurs bénévoles la présence des vagues. Pareillement, les classiques, si attentifs à tout découvrir et à tout révéler des attitudes humaines, l’étaient, comme on le sait, infiniment moins des effets naturels, et parmi ces effets, aucun ne leur parut moins digne d’attention que ceux de l’eau en mouvement. Rien n’est plus faible dans les admirables canaux de Venise de Canaletto ou de Guardi que le canal lui-même. Rien n’est plus conventionnel dans tout l’œuvre de Poussin que son Déluge, et Claude Lorrain, en reproduisant toujours le même effet de soleil reflété dans la mer, n’a pas plus cherché à exprimer l’épaisseur fluide et la mobilité de l’eau qu’un peintre d’intérieur lorsqu’il représente le reflet d’une lampe ou du jour sur un parquet bien ciré. Seuls, les Hollandais le voulurent, le tentèrent et, dans une large mesure, y réussirent. Mais l’eau, même chez leurs peintres de marines, même chez Van de Velde et van Goyen, ne fut jamais leur sujet principal. Le sujet principal, chez les Hollandais, c’est le ciel. Les grands nuages échafaudés dans l’air limpide partant des basses lignes de l’horizon, puis passant par-dessus les arbres, par-dessus les clochers, par-dessus les mâts jusqu’à l’extrémité supérieure de la toile, tout baignés de lumière à leurs sommets et traînant leurs flancs dans l’ombre et l’ambre, voilà ce qui les a séduits dans le paysage de leur pays et voilà ce qu’ils ont étudié de façon à désespérer tous leurs successeurs. L’eau qui clapote au-dessous n’est qu’un repoussoir.

Notre grande école de paysage moderne elle-même n’a pas étudié la vie particulière des ondes mouvantes ou reflétantes. Elle s’en est tenue à l’aspect horizontal des surfaces liquides étendues sous les arbres ou sous le soleil. Regardez dans la salle Thomy-Thierry, au Louvre, les admirables exemples de l’art de Rousseau, de Dupré, de Daubigny. Il n’y a pas là une étude d’eau courante, sauf l’Inondation de Huet. Ces maîtres ont peint admirablement au fond de leurs paysages les lignes horizontales de l’étang ou de la mer : il ne se sont pas penchés sur le bord. Ils ont tous cherché la construction du paysage, et il est difficile de construire un paysage d’arbres, de montagnes, ou de plantes et de moissons, si l’on se penche sur l’eau, pour en surprendre toutes les physionomies. L’eau était pour eux une ligne d’horizon, une finale, un accord tenu à la fin des harmonies du paysage : elle n’était pas elle-même une symphonie. Tel l’inoubliable Marais dans les Landes, de Rousseau, à la salle des États au Louvre, ou, à la salle Thomy-Thierry, son Matin. Même après l’école de Barbizon, il y avait encore tout un domaine du paysage à découvrir et toute une science à fonder.

Cette science est extrêmement difficile. L’eau n’est pas seulement un miroir, c’est un être vivant. Elle ne fait pas que répéter : elle interprète, elle transpose, elle transforme parfois les figures ou les monumens qui se tiennent sur ses bords, les grandissant et les détaillant comme un acteur détaille une tirade, ou bien en omettant tout bonnement un morceau, les défigurant au gré de ses colères ou les assouplissant au gré de ses alanguissemens, mêlant à la substance de l’objet reflété quelque chose de sa propre substance et à son immobilité quelque chose de son propre mouvement. Elle efface et elle transfigure : elle éteint et elle colore, se plissant au moindre souffle d’air, dépliant et repliant les paysages reflétés à sa surface comme la main d’une élégante plie et déplie le paysage peint sur les feuilles de son éventail. Elle a sa nature propre, sa couleur à elle, qu’il faut faire voir, son fond qu’elle laisse parfois transparaître au-dessous de ses stries superficielles et à travers même ses reflets verticaux. Il faut donc montrer d’abord ce qui se peint en elle verticalement. Ensuite, ce qui se passe à sa surface, horizontalement, et enfin, elle-même, c’est-à-dire sa substance et quelquefois son fond, ce qu’elle a en elle, en sa profondeur et selon les couches d’ondes sous l’onde accumulées. Ce dernier aspect n’est pas toujours visible. Si un étang reflète un paysage et des objets très lumineux et colorés, par exemple un ciel bleu et des nuages clairs, le fond de l’eau sera tout à fait invisible et la couleur spécifique de l’eau éteinte. Mais il suffit que l’objet reflété soit obscur comme un massif d’arbres noirs, pour qu’aussitôt le fond de la rivière apparaisse dans le reflet lui-même et pour que la couleur de l’eau vienne s’y mêler.

Il faut donc d’abord représenter la matière de l’eau et pour cela lui trouver une matière. C’était un axiome autrefois chez les artistes que chaque objet différent devait être peint d’une façon différente, qu’une maison, par exemple, devait se distinguer par sa facture d’un arbre et un mouton d’une pièce d’eau ou d’une locomotive ; qu’il n’y avait pas seulement un ton « local, » mais que la facture même devait varier selon l’objet qu’elle était censée réaliser. On n’appliquait pas la couleur pour figurer un mur comme pour figurer des feuilles d’arbre ni pour un visage comme pour un parquet de bois. La matière représentante devait varier comme la matière représentée. La touche était posée à plat ou en virgule, ou plus sèche ou plus humide, par longues traînées ou par points, par raies verticales ou par traits horizontaux ou en coups de sabre, en « banderoles, » ou bien blaireautée en fourchette, ou encore appuyée comme une pression sur un bouton électrique, ou légère comme des passes magnétiques, selon qu’il s’agissait de signifier la ronde bosse d’un rocher ou la plate épaisseur d’une muraille, ou l’échevèlement d’un arbre dans le vent. L’Impressionnisme a changé tout cela. Son principe étant de peindre l’enveloppe lumineuse des objets plutôt que les objets mêmes, il a tout fait vibrer dans un égal scintillement. Dans ses œuvres les plus fameuses, tout est peint de la même manière. Une locomotive parait floconneuse comme un nuage ; une maison frissonnante comme un arbre et un bonhomme tient à la fois du nuage et de la maison. Une touche partout égale, que l’objet soit liquide, solide ou aérien, le calfeutre d’une sorte de ouate colorée. C’est très visible dans les vues du Lac de Genève de M. Lebourg, au Salon de l’avenue d’Antin. Tant qu’il ne s’agit que d’une impression d’ensemble, comme celle qu’on peut avoir d’un pays, lancé dans une machine à 80 kilomètres à l’heure, cela peut suffire, mais ne peut plus être admis lorsqu’on veut faire d’un des élémens principaux du paysage, par exemple de l’Eau, une monographie.

La matière et la couleur de l’eau étant trouvées, il faut faire voir ce qui nage et passe à sa surface. Il y a des cas où la matière liquide est invisible. Dans le recueillement d’un bassin de parc, couvert d’ombre, où tout se reflète exactement comme dans un miroir noir : les statues, les vasques, les arbres, les rocailles, les mousses, on n’aurait aucune idée que cette vision renversée est une pure image. Alors montent du fond invisible des eaux endormies, les fouilles étranges des nénuphars, des sagittaires, des plantains, des myriophylles, des cornifles et toute la famille des lentilles d’eau ou canetilles, qui viennent nager à la surface comme des ballons captifs retenus par le fil de leur tige, et coupent, de leurs feuilles horizontalement étalées, la vision verticale et illusoire des reflets.

Dans l’agitation des eaux courantes, la surface n’est plus indiquée par les plantes parasites des eaux inutiles, mais par les broderies que l’eau en mouvement fait et défait sans cesse et qui la font ressembler souvent à quelque vieux morceau de point d’Alençon aux mailles irrégulières. Mais ce qui serait irrégulier pour une œuvre de main humaine représente, dans un phénomène naturel, une surprenante régularité. Ce qui fait que l’œil reconnaît ou qu’il ne reconnaît pas, dans une peinture, la ressemblance de ces mille figures insaisissables, inconnues, qu’il entrevoit dans la rivière fuyante, comme les faces d’une foule qui s’écoule avec des gestes et des cris confus, c’est bien qu’elles ont ou qu’elles n’ont pas certains traits persistans, sous leur multiforme complexité. Un de ces traits, le voici : chaque accident du rivage, chaque tronc d’arbre ou angle de terrain, le plus minuscule promontoire, le moindre éboulis, chaque pieu planté sur le bord ou pile de pont, un paquet d’herbes arrêté par une branche, le moindre caillou travaille à cette broderie liquide. En s’opposant au courant, il divise la nappe d’eau en deux lignes qui, aussitôt l’obstacle passé, cherchent à regagner le centre du courant, se rejoignent, se dépassent, en se croisant et en formant un premier losange, vont se heurter des deux côtés à des courans plus forts ou au rivage qui les rejettent violemment vers le centre, se croisent encore, en une seconde figure de rhombe, et, de là, repartent dans une infinie diversité de formes, dominées par la force qui les attire toujours vers le centre, en dépit des obstacles, et marque ainsi la direction du courant. En même temps, l’inclinaison des lignes en marque la vitesse. Hokousaï, dans certaines vues du Fuji-Yama, n’a pas manqué de noter ces figures générales de l’eau en mouvement, à chaque pieu qui lui fait obstacle : les losanges. Et le peintre n’a pas besoin de les avoir étudiés scientifiquement, ni de faire sentir le moins du monde leurs apparences géométriques : il suffit qu’il ne les peigne pas dans son atelier, de recette, mais qu’il les observe sur place, pour sentir peu à peu la régulière harmonie de cette trame inlassablement tissée par les infiniment petits du rivage, d’après d’inviolables lois.

L’observation immédiate des choses réputées les mieux connues est pour les artistes ce qu’est pour les philosophes la révision des idées les plus généralement reçues. Elle conduit toujours à quelque découverte nouvelle ou à quelque nouvelle précision, et en Art, sinon en philosophie, à quelque nouvelle beauté. Telle est l’étude des chutes d’eau depuis la plus humble auxiliatrice de moulin jusqu’à la cataracte du Niagara, de la cascatelle des Alpes ou des barrages des plaines tombant en nappes étalées : le spectacle naturel qui attire le plus les foules, d’autant qu’il s’y mêle souvent un autre élément d’admiration universelle : les couleurs du prisme. Eh bien, l’eau tombant par grandes masses ou ruisselantes de grandes hauteurs a été fort mal rendue par les paysagistes anciens. Ruysdaël et Hobbema en donnent bien une idée approximative. Mais la division de la nappe en veines triangulaires, sa chute, en cordons tremblotans, l’élargissement de ces cordons en nappes saccadées, intermittentes, le bouillonnement au bas de la chute où toutes les molécules parties d’en haut se retrouvent après une course folle en zigzags, tout cela n’a jamais été exprimé avant notre époque. Je n’en citerai qu’un exemple. Le plus souvent l’eau d’une cascade tombant du haut d’un rocher est figurée par une série de traits verticaux ou obliques, comme si l’on voulait représenter les fils d’un métier de haute lisse, ce qui est tout à fait contraire à la nature. En réalité, l’eau tombe par nappes, par paquets, qui se tiennent cohérens dans le sens horizontal, mais non pas dans le sens vertical et, si rapide que soit leur succession, elle ne l’est pas assez pour que l’œil ne perçoive, à tout instant, des solutions de continuité qui donnent à la cascade cet aspect saccadé, vibratoire, et, pour tout dire, vivant, qui fait son charme. Le même phénomène est visible dans les jets d’eau qui s’élèvent non point par lignes ininterrompues comme des tiges de lys, mais par paquets liquides, successifs, comme une série de bouquets blancs lancés dans une bataille de fleurs. Le peintre, en figurant l’eau non telle que l’éducation le lui apprit, mais telle que son œil la voit, lui restitue la vie que la formule des lignes verticales avait arrêtée.

Une difficulté de plus apparaît lorsque le mouvement de l’eau se combine avec les reflets, et que dans l’intervalle des rides régulières ou des moirures, il se produit une succession d’images interrompues, qui donnent au paysage renversé dans l’eau une apparence prismatique et fantastique. Supposons un arbre reflété dans une eau çà et là plissée par le vent. Là où le reflet vertical atteint la strie lumineuse horizontale, il s’arrête. Immédiatement au-dessous de la strie lumineuse, le reflet de l’arbre recommence à plonger dans l’eau et il recommence au point précis où la ride l’a interrompu, ce qui fait qu’il s’allonge de toute l’épaisseur de la ride. Si beaucoup de rides sur l’eau viennent ainsi interrompre le reflet d’un objet, ce reflet, s’allongeant de toutes les rides additionnées, pourra être infiniment plus long que l’objet lui-même. C’est ce qu’on voit parfaitement observé dans les reflets des arbres du tableau intitulé la Péniche, de M. Thaulow. C’est d’ailleurs, ce qui est évident, quand un objet rond — le soleil, la lune, une lampe — se trouve reflété par une eau striée de plis nombreux : il paraît ovale et parfois même ressemble à une colonne de feu s’effondrant, de flot en flot, jusque sur le rivage. Moins observé pour les autres objets naturels, arbres, maisons, figure humaine, le phénomène cependant est tout aussi accentué.

Après les reflets, les ombres. Une opinion assez accréditée est qu’il ne peut y avoir d’ombres sur l’eau. C’est tout à fait faux. Si l’eau était parfaitement limpide comme un miroir, sans doute, les objets placés entre le soleil et sa surface n’y projetteraient point d’ombre. Un miroir ne reçoit pas d’ombre. Comme une âme pure, il ignore ce que les choses projettent de sombre autour d’elles. Mettez un objet opaque entre votre fenêtre et une feuille de papier blanc placée horizontalement. Cette feuille recevra une ombre portée. A la place du papier posez un miroir : l’ombre portée aura disparu. L’objet interposé aura perdu son ombre. Mais l’eau est loin d’être toujours agencée comme un miroir et il arrive souvent qu’assez calme et limpide pour refléter les objets proches, elle soit cependant assez trouble et colorée pour recevoir une ombre. Il peut même y avoir, à la fois, ombre et reflet projetés par le même objet, comme cela se voit souvent sous une barque au soleil. Et si l’eau reçoit et charrie des ombres, il faut les montrer.

Il faudra donc la montrer diverse, changeante comme une âme humaine, tantôt bouleversant les images que la terre et le ciel lui confient, tantôt calme, confiante, répétant docilement toutes les formes des nuages, des boulingrins, des statues posées sur ses bords, laissant traîner des herbes à sa surface, portant les plantes qu’elle nourrit comme une bonne mère, ou bien, à Venise, égrenant chaque pierre d’un palais, reflet par reflet, comme un joaillier fait glisser, une à une, les perles d’un collier précieux pour les faire mieux valoir : ou encore, sa fantaisie aidant, laissant des cygnes blancs flotter sur les nuages noirs qu’elle reflète ou des gondoles s’insinuer parmi les fenêtres et les balcons des monumens qu’elle renverse dans son miroir. Telle est la tâche du paysagiste moderne.


III


L’a-t-il remplie ? Une simple visite aux Salons de 1903 suffit pour en juger. Deux toiles, au moins, la Péniche et Marée basse de M. Thaulow apparaissent comme ce qui a été jusqu’ici, dans ce domaine, le plus parfaitement réalisé. L’une représente les remous de l’eau trouble et maculée dans un coin de canal, au confluent de la mer, l’autre un canal de Flandre, en pleine campagne sous le ciel bleu. Une péniche y passe, une rangée d’arbres penchés par le vent s’y reflète, la surface de l’eau s’y moire sous le souffle de l’air, et aux endroits où elle perd sa limpidité, elle prend le ton du ciel. Ces deux sujets seraient sans accent et ces deux toiles sans objet si l’artiste n’avait reproduit, comme en un portrait, la physionomie de l’eau. Plus on la regarde, plus on constate que les trois aspects qui la composent : l’aspect de surface avec les rides, les tourbillons et les remous, l’aspect vertical avec les reflets de la barque, des arbres, de la voile et du ciel et enfin l’aspect de fond avec la matière même de l’eau, sont admirablement rendus. On sent la masse, la fluidité et la profondeur, là où les meilleures œuvres des écoles impressionnistes ne nous procuraient qu’une sensation : celle de papillotement. Il est difficile, d’ailleurs, aux écoles qui proscrivent l’empâtement et préconisent la peinture sans préparation et sans dessous, d’aborder ces effets de masse fluide, et il semble qu’une préparation et des dessous très solides soient quasi indispensables pour les obtenir.

Moins heureuse, mais infiniment méritoire aussi est la tentative de M. Aston Knight de reproduire les remous de l’eau d’une rivière après le ? barrages, autour d’un Moulin abandonné, avenue Nicolas II (n° 1010). C’est, avec les toiles de M. Thaulow, la contribution la plus sérieuse à l’étude et à l’histoire de l’eau en mouvement. Les mille aspects de la surface révélés par la photographie y sont visibles, avec ce courant central apparu comme une rivière plus rapide, dans la rivière même et que la présence d’un obstacle produit avant et après lui, dans le cours naturel d’une masse d’eau.

L’aspect familier des vagues étales de la mer quoique plus facile à reproduire parce qu’il se ressemble toujours, ne tente pas très souvent les peintres. Ces lames apaisées qui viennent mourir sur les plages en y promenant circulairement leurs langues humides comme pour y effacer une tache sans cesse renaissante, avec leur léger bourrelet d’écume, prennent trop aisément l’aspect de glaces rondes posées les unes sur les autres. La difficulté croît encore s’il faut qu’elles reflètent un ciel mi-partie orageux et mi-ensoleillé, — et enfin s’arrondissant, sur le tout, un arc-en-ciel, — comme dans le tableau de M. Harrison au Salon de l’avenue d’Antin. C’est là, pourtant, ce qui rend saisissante et précieuse sa recherche. L’arc-en-ciel est presque la seule figure de formes absolument géométriques et de couleurs absolument pures qu’on puisse observer dans la Nature. Il en est d’autres, sans doute, comme les cristallisations, mais moins visibles et moins importantes. D’ordinaire, la Nature dissimule son harmonie sous d’apparentes confusions et ses lois sous d’apparentes libertés. Un torrent n’obéit pas à des lois moins rigoureuses qu’un arc-en-ciel, mais il ne les révèle qu’après une longue observation. Ici, la Nature semble nous faire, tant sur les couleurs que sur la forme déterminée par l’intersection du cône lumineux avec le plan du nuage d’ombre, une leçon de physique et de géométrie, crûment, avec pédanterie : une figure « au tableau. »

Aussi, est-ce une vision brutale et sans grand agrément, sauf si elle signifie pour nous, comme pour le patriarche, la fin d’un orage et le renouvellement d’un pacte divin. Heureusement, ce qui est si défini dans le ciel, devient, dans la mer, un feu-fantôme. Les lois qui régissent les reflets de chacune des couleurs de « l’écharpe d’Iris » en font une riche parure pour les eaux qui les reçoivent, et il n’est pas de palais merveilleux qui donne à la surface d’un canal ce qu’apporte d’irisations douces et de fleurs éparses, l’arc-en-ciel à la surface calmée des mers. Maintes et maintes fois les passagers des mers du Nord ont vu ce que M. Harrison, avec un prestigieux bonheur, leur met aujourd’hui sous les yeux.

Et chaque jour, les habitans de la Riviera voient l’effet que M. Paulin Bertrand, dans sa Baie de Carqueiranne, au Salon de l’avenue Nicolas II, a su nous restituer. Ce ne sont plus les grands spectacles de la haute mer, l’étendue déserte où flottent les écharpes des fantômes du ciel : c’est le rocher où vient se briser la dernière l’âme et les recoins et les creux où l’eau qui a dépassé la limite, un jour de tempête, est retenue prisonnière et sous le soleil, s’assoupit, s’endort et meurt. Mille petites vies animales naissent et se nourrissent de ces délaissés. Au-dessus du rocher, les plus s’abaissent. Et, à quelques pas, se déroule, blanchissante d’écume, la vague qui ira baigner des presqu’îles et des îles chantées par les poètes. Ce n’est pas un effet de plein soleil, mais de lumière voilée comme il en est si souvent sur ce coin du Midi. Sur les arbres, sur les roseaux et la mer, brille une fine poussière d’argent, et le scintillement propre aux eaux méditerranéennes a été justement rendu.

Ces eaux sont si changeantes ! Il ne semblerait pas, après avoir vu la Baie de Carqueiranne de M. Paulin Bertrand, qu’en observant la Marine (n° 53) de M. Auburtin, avenue d’Antin, on se trouvât devant la même mer. C’est la même cependant et l’effet est d’une justesse aussi absolue. Les théoriciens qui ont voulu réduire à telle formule de luminosité moderniste le paysage contemporain n’ont jamais observé deux fois la Méditerranée. En mille endroits de la côte, et particulièrement sous l’Estérel, on ressent l’éblouissement multicolore que procure la toile de M. Auburtin. Les rochers d’un jaune et d’un rouge intransigeant plongeant, à cru, dans une eau d’un bleu violent où serpentent des traînées de Vert vif, donnent cette sensation de feu d’artifice, — ou de fontaine lumineuse, — et dès que le soleil s’éteint et qu’on descend sous les rochers de façon à ne plus voir le fond de la mer, mais seulement sa surface, l’eau telle que l’a peinte M. Auburtin s’efface et l’eau, telle que l’a peinte M. Bertrand, apparaît.

Après les grandes agitations de la mer ou du torrent, il y a encore une vie multiforme et indéfiniment curieuse à observer dans les eaux paisibles de nos plaines françaises. Celles de la Marne par M. Lhermitte, dans son grand tableau exposé avenue d’Antin, n’ont malheureusement rien du charme des rivières de France, de ces rivières qu’un étranger, Turner, a pris si longtemps pour thèmes de ses rêveries : ni la justesse du ton, ni la fluidité de la matière, ni l’harmonie des verts sur les bords. Un effet dispersé, une lumière fausse, des arbres sans consistance, des eaux sans mouvement, tels sont ces Bords de la Marne. Il n’est d’erreurs intéressantes que de grands artistes, et la difficulté de peindre l’eau courante n’est prouvée que par l’échec d’un maître aussi admirable qu’est, cette année encore, M. Lhermitte. Qu’on tourne le dos à cette vue de la Marne, qu’on regarde la Moisson dans la plaine, qui lui fait face (n° 849). Jamais, peut-être, le peintre des Paysans n’avait plus fortement, plus sobrement, exprimé la vie rurale et, dans toute notre école de paysagistes on ne trouverait peut-être pas, du même sujet, une aussi définitive expression. Le succès de M. Lhermitte, dans les œuvres de cet ordre, est si accoutumé que l’habitude émoussé notre admiration. Mais les choses ne doivent pas être admirées seulement pour leur nouveauté : elles doivent l’être aussi pour leur puissance. Qu’on se place en face de cette œuvre, avec des yeux neufs, avec le souvenir vivant et présent de ce que sont nos plaines françaises, par une chaude journée d’été, sous un ciel voilé, chargé de nuages, les moissonneurs perdus dans la masse lourde et dorée des blés, où l’on fauche et ramasse à pleins bras le pain de l’avenir, les coteaux bleuissant au loin, l’oblique rayon de soleil filtrant à travers les nuages et colorant de sa lueur jaune, passagère, la charrette chargée, qui traîne ses épis à terre comme un monstrueux bison sa fourrure, et l’on sentira la vérité profonde et le charme harmonieux de ce petit tableau qu’on peut, qu’on doit appeler hautement un chef-d’œuvre.

Revenant à cette physionomie des rivières calmes de nos plaines, M. Damoye nous en a montré le mouvement. Grises, pâles, frissonnantes sous un ciel d’hiver, glissant parmi des arbres dépouillés, dans des campagnes endormies, les eaux qu’il a peintes révèlent en chacun de leurs globules autant de force que les eaux méditerranéennes de M. Auburtin et les mers du Nord de M. Mesdag : elles courent vers leur but avec le frémissement de la vie.

Et voici, au contraire, les Eaux mortes ! ces miroirs humides qui reposent au fond d’un cadre de pierres : Béguinages, Hospices, Musées, dans cette étrange ville de Bruges, où rien ne bouge plus, que les nuages. Est-ce la réunion des Primitifs, l’été dernier, qui fit se pencher sur ce miroir tant de contemplateurs comme M. Warren Eaton ou M. Franc Lamy ou M. Duhein, cherchant ce que devient une maison, un cygne, un nuage, un rayon de soleil, une destinée, dans les mornes profondeurs d’un Lac d’Amour ? Toujours est-il qu’ils ont exprimé mieux que leurs devanciers quelque chose de ces eaux : anonymes eaux, eaux passives, qui prennent le nom des maisons ou des villes bâties sur leurs bords, qui ne portent pas le nom d’un courant, qui ne naissent pas d’une montagne, qui ne vont pas vers un océan, qui, à aucun moment, ne dansent en cascades, ni ne tourbillonnent, ni ne pleurent, ni ne chantent et ont besoin pour se colorer et se réjouir qu’une figure paraisse à quelque fenêtre et se penche sur elles avec cette interrogation inutile qu’on fait à un confident sans personnalité.

Voici encore des Eaux plus passives, s’il est possible, les eaux purement décoratives des bassins de Majorque, peintes par M. Rusinol, dont la forme est tracée par le dessinateur des jardins, comme celle d’un quinconce ou d’une corbeille de fleurs, bonnes à répéter seulement le plus docilement possible la chanson fugitive des feuilles, ou l’inflexible leçon des ifs taillés sur leurs bords. Ici, la peinture n’en est pas plus malaisée que celle des glaces de Versailles où M. Lobre fait voir les mille reflets d’un buste de marbre jauni ou d’un lustre de cristal rose, et, pour jouir d’un coin de Nature, il faut à notre œil de plus utiles et plus vivantes eaux.

Enfin, voici l’Eau la plus dédaignée, la plus piétinée, la plus humble : la flaque d’eau dans l’ornière du chemin. Rien ne l’a préparée, sinon la pluie et les pieds des chevaux ; personne n’y prend garde, sinon pour l’éviter. Le passant qui suit la route défoncée n’a pas un instant la pensée qu’il puisse y avoir là un motif d’art, et, si l’on le priait de la représenter sur une toile, il le ferait par une tache d’un brun sale, par de la boue. Qu’un artiste s’arrête, la regarde attentivement : il y verra autre chose.

M. Thaulow y a vu le soleil couchant et des arbres et tout un coin de l’immense nature. Et il l’a peinte avec le même soin et le même bonheur que cette Porte de Marbre, qui donne son nom au tableau. L’antithèse est saisissante. Ici, du marbre, ce qu’il y a de plus précieux dans le monde, la matière dont on fait les autels, les figures des héros et des dieux ; là, ce qu’il y a de plus vil, ce qu’on jette au paria : de la boue. Mais le marbre dur et glacé ne reflète rien. Il se tient dans la nature comme ce qui est parvenu depuis des siècles à la plus haute dignité dans le règne de la pierre, mort, froid, figé dans son isolement, n’acceptant rien de la végétation qui l’entoure, s’échauffant à peine au soleil qui l’éclaire, ne participant plus à la vie de tout ce qui autour de lui fleurit, se fane, s’effeuille et meurt…

Mais cette flaque d’eau, au pied de la Porte de Marbre, il ne faut pas la dédaigner. Il y a en elle un pouvoir sublime qui est tout le pouvoir dont se puisse enorgueillir la pauvre âme humaine : c’est de refléter le ciel. Autant qu’un miroir de Venise dans son cadre damasquiné, cette eau de pluie, dans sa gaine de boue, peut réfléchir les rayons d’en haut. Il y a en elle la capacité de recevoir l’image des corps des dieux, si des dieux viennent à planer au-dessus. Il y a en elle de quoi reproduire les plus glorieuses teintes du soleil et des nuages, c’est-à-dire, en somme, de tout ce que nous avons imaginé de plus beau pour accompagner les visions des saints ou des puissans de ce monde : la splendeur des nuages rouges au couchant. Tout cela se voit, ici, dans deux ou trois centimètres de peinture, en ce coin de tableau, sur ce chemin ombragé, le long d’un vieux mur de parc, déjà semé de feuilles mortes, vu au moment où la rouille des grands marronniers s’enflamme aux derniers rayons du soleil.

Botticelli, assure-t-on, avait coutume de dire que l’étude du paysage était vaine, « car il suffisait de jeter contre le mur une éponge imbibée de différentes couleurs pour obtenir sur ce mur une tache dans laquelle on peut toujours distinguer un paysage. » — Boutade ou axiome, quelle que fût, pour l’auteur lui-même, la portée de ce mot, il représente assez l’opinion de la plupart des peintres de la figure humaine, habitués à construire des nez, des yeux, des mains, des deltoïdes, à l’égard de ceux qui ne savent que figurer des nuages et des eaux, et il marque plaisamment leur dédain. Les peintres de figures le font paraître, d’ailleurs, encore mieux, dès qu’ils s’avisent, par passe-temps ou gageure, de rivaliser avec les Rousseau, les Corot, les Daubigny. En effet, il semble bien qu’ils jettent « contre un mur une éponge imbibée de diverses couleurs. » Seulement cela ne fait pas du tout un paysage. Cela fait un fort mauvais tableau. Ce n’est pas ainsi que s’y prend le vrai paysagiste, l’observateur attentif. Il ne voit pas moins de traits particuliers dans les arbres que dans les figures, ni de rides significatives sur la face de l’eau que sur une face humaine. Ces lois de proportions et de directions des lignes, pour être plus mystérieuses dans la Nature, n’en sont pas moins intéressantes, ni, pour être plus fugitives, moins précieuses. Nous venons de voir tout ce qu’il faut d’attention, de patience et d’amour pour exprimer seulement la physionomie d’un coin de rivière ou de fleuve, et c’est aux meilleurs paysages des Salons de 1903 que nous devrons cet enseignement.


ROBERT DE LA SIZERANNE.