L’Aviation militaire/Introduction

Berger-Levrault (p. v-xxvii).

INTRODUCTION


La guerre est la plus grande des calamités qui affligent l’humanité ; tout le monde en convient. Peut-on la supprimer ? Il n’y a que l’Europe qui puisse répondre à cette question et jusqu’à ce jour elle n’a donné, pas même, l’apparence d’une réponse affirmative. Tâchons donc d’en atténuer les maux.

Diminuer le nombre des victimes dans les combats, telle doit être la préoccupation générale ; si, à cette idée, on joint celle de servir son pays et le désir de préparer la défense nationale, on fera acte de bon citoyen et de bon patriote. L’aviation armée nous a toujours paru être l’instrument nécessaire pour obtenir ce double résultat bienfaisant ; du moins, cela a été de tout temps le fond de notre pensée.

Avant de travailler à la défense nationale, nous nous disions : si la science n’a pas de patrie, l’aviation en aura plusieurs. Notre naïveté d’inventeur et de patriote ne trouva alors qu’un moyen, celui de se renfermer dans le plus grand secret. Ainsi fut fait. Dans notre brochure : La Première Étape de l’Aviation militaire en France, nous avons raconté l’odyssée qui s’ensuivit. Nous prions nos lecteurs de lire ces tristes pages ; pour ceux qui ne les auront pas lues, nous rappellerons les faits principaux :

Le premier des avions fut l’Éole ; commencé en 1882, il fut essayé sur une piste rectiligne de 200 mètres, dans le parc d’Armainvilliers appartenant à la famille Pereire ; à l’une de ces expériences, le 9 octobre 1890, l’Éole fit une envolée de 50 mètres à une faible hauteur ; une grosse avarie ne permit pas de continuer.

L’année suivante, en 1891, à Satory, sur une piste rectiligne de 800 mètres, l’Éole s’envola de nouveau sur un parcours de 100 mètres ; il sortit de la piste et alla s’abîmer contre du matériel ayant servi à aplanir la piste. À cette expérience, comme à la précédente, nous conduisions nous-même l’Éole.

M. de Freycinet, alors président du conseil et ministre de la guerre, désira voir l’Éole ; il vint l’examiner accompagné du général Mensier, directeur de la 4e direction (génie), le 17 octobre 1891, dans le pavillon de la ville de Paris, où l’appareil était installé. M. de Freycinet décida de faire continuer les essais par le département de la guerre pour la défense nationale. Ce fut le premier pas de l’aviation militaire.

Comblé de joie, nous fîmes un projet général : Fondation d’une école d’aviation et d’avionnerie. − Établissement d’un arsenal pour la construction des avions. — Stratégie et tactique aériennes. — Création d’une armée aérienne aviatrice.

Un grand laboratoire fut bâti et outillé tout exprès ; il fut placé sous la juridiction des lois militaires et devint, de fait, la première école d’avionnerie (entre temps, nous préparions d’avance des notes pour les cours de la future école d’aviation militaire. Celles, justement, qui font l’objet de ce livre).

De ce laboratoire sortit l’Avion no 3 qui fut expérimenté sur une aire circulaire, préparée par le lieutenant Binet, au camp de Satory. Une commission avait été nommée par le ministre de la guerre, dont le général Mensier était le président. Le 12 octobre 1897, nous fîmes avec l’Avion le tour de la piste, environ 1.500 mètres, par petites envolées. Le 14 octobre 1897, la journée était mauvaise, le vent soufflait par rafales ; le général Mensier et le général Grillon étaient présents ; profitant d’une accalmie nous voulûmes partir quand même ; l’Avion venait de quitter le sol, lorsque le vent reprit très fort et nous porta hors de la piste ; instinctivement nous arrêtâmes la force motrice ; un malheureux atterrissage eut lieu aussitôt sur un terrain très rugueux, après une envolée de 300 mètres ; l’appareil fut brisé. L’Avion, instrument de guerre, fut abandonné par le ministre de la guerre ; puis recueilli par les Arts et Métiers, et c’est à son administration que doit revenir toute notre reconnaissance pour l’avoir sauvé de la ruine.

Les projets d’aviation armée

Depuis les travaux préliminaires, en vue de l’aviation militaire, il s’est écoulé dix ans pour les plus récents, de quinze à vingt-cinq pour la plupart, beaucoup plus pour ceux du début. Ayant été, tous, élaborés à huis-clos, soit d’abord par notre simple résignation, soit ensuite par la volonté gouvernementale, leur apparition leur donne aujourd’hui l’aspect de revenants. Qu’est-ce ? nous demande-t-on de toutes parts. Nous essaierons de vous le dire. Mais pour les faire renaître de leurs cendres, puisque (sauf l’Avion no 3) ils ont été tous incinérés, il nous faudrait recommencer notre existence, tandis que nous sommes à son déclin. Nous nous bornerons donc à ce que la mémoire nous rendra et à ce que nous retrouverons dans les notes éparses qui ont échappé à la destruction.

Nos idées n’ont pas changé depuis vingt ans, au sujet de l’armée aviatrice que nous voulions organiser. Les deux primordiales étaient : 1o une construction irréprochable ; nous considérions, en effet, que l’aviation devait achever le triomphe de la mécanique ; 2o une observation rigoureuse des lois de la nature, pour les appliquer aux avions. Nous étions persuadé et nous oserons dire certain : que les vaincus de l’avenir seront ceux qui auront méconnu ces deux grands principes !

C’est encore, aujourd’hui, notre jugement, mais nous ne critiquerons personne ayant une conviction contraire ; surtout si elle se trouve devers nos ennemis éventuels. En Europe, aux débuts de l’aviation armée, on verra d’inévitables non-sens excessifs ; on assistera à des batailles aériennes incroyables ; au figuré, puisqu’il s’agit d’aviation, on pourrait les comparer à des combats de coqs contre des aigles. Nous nous sommes toujours méfié de ces deux extrêmes, bien qu’étant, les deux, des oiseaux parfaits pour leur fonction.

Ces idées nous éloignaient des avions à tout faire ; et ce raisonnement nous conduisait à la déduction bien simple que : chaque type d’avion devait être constitué pour la fonction qu’il était appelé à remplir. Cela paraissait, à première vue, tout naturel ; mais la réalisation n’était pas aisée, car la fonction n’était pas connue ; qu’on ne s’étonne pas si, à cette époque lointaine, nous l’avons, d’abord, cherchée. C’est ce qui motiva les travaux embryonnaires qui devaient être, plus tard, la base des cours à professer dans la future école d’aviation militaire. L’école d’avionnerie, c’est-à-dire la matérialisation et la mise en pratique de ces principes, devait venir après ; et c’était logique.

Nous étions seulement, alors, à quelques années après la guerre de 1870, un peu avant de commencer l’Éole ; notre génération avait cruellement souffert ; l’humiliation que subit la France affecta beaucoup tous les bons patriotes de l’époque, et nous en particulier. Notre but se traça, pour ainsi dire, tout seul, et se concentra ainsi : Organiser une armée aérienne pour venger l’affront national !

L’ensemble et les particularités de toutes nos prévisions, mûrement réfléchies, sur l’organisation et le fonctionnement d’une armée aviatrice, nous firent adopter trois catégories d’avions 1o les torpilleurs ; 2o les éclaireurs ; 3o les avions de ligne. Chacune de ces catégories pouvant être subdivisée en plusieurs types, selon les indications expérimentales et les nécessités que la fonction exigerait. Ce n’était pas tout ; il fallait se préoccuper de leur emploi ultérieur à la guerre, de leurs manœuvres, de leur groupement, de leur armement, de leur manière de combattre, de leurs évolutions sur les aires à l’envolement et à l’atterrissage, etc. ; pour en déduire, justement, la fonction, cette inconnue qui manquait à l’étude des projets des avions.

Cette manière de voir nous conduisit encore plus loin, et nous fit rechercher les obligations qui incomberaient aux chefs de cette armée aviatrice ; cela nous fit aborder les considérations stratégiques et les moyens tactiques ; parce que, si nous espérions un armement aérien sérieux, il nous fallait des chefs très instruits pour l’utiliser victorieusement dans les combats de l’air ; nous ne nous serions pas contenté d’un simulacre de manœuvres de guerre, tels les enfants avec des soldats de plomb, c’étaient de vrais stratégistes et d’habiles tacticiens que nous voulions former ; et, à l’école d’aviation militaire, des cours auraient été faits en conséquence. Nous nous expliquerons mieux : cette école d’aviation ne nous apparaissait qu’indispensablement très savante, pour le motif que la guerre aérienne deviendrait, elle-même, d’allure essentiellement scientifique, sans comparaison possible avec les armées de terre et de mer.

Enfin ! nous aurions eu une armée aviatrice ! Quelle inexprimable joie était la nôtre, lorsque nous caressions l’idée de voir la France la première prête en Europe ! Et combien cette joie grandissait lorsque nous apercevions le moyen de conserver cette avance, par l’organisation d’une école d’aviation militaire, dont nous possédions les premiers éléments !

Les travaux d’avionnerie

Parallèlement aux projets d’organisation ci-dessus, marchaient les recherches et les essais en avionnerie : les premiers guidant les seconds et avançant ensemble. La fonction, cette inconnue si nécessaire, devenait désormais de plus en plus tangible et les projets d’avion de plus en plus réalisables et pratiques.

Il fallut d’abord savoir comment se comporterait un avion d’un type général, c’est-à-dire, s’il volerait. Nous construisîmes l’Éole, le premier des avions, dont les études commencèrent en 1882 et les travaux finirent en 1889. L’appareil était fort bien conditionné ; il était du genre chauve-souris ; il se pliait très bien au repos et n’était pas encombrant. Aux essais, en 1890, il vola sur 50 mètres seulement, l’année après sur 100 mètres seulement encore ; des avaries et des maladresses dans la conduite de la machine mirent fin à ces deux essais. Mais l’Éole avait volé, par deux fois, ayant un homme intérieurement et avec sa propre force motrice : c’était tout ce que nous voulions savoir.

Sans perdre du temps à des expériences nouvelles avec l’Éole, qui nous auraient pris une ou deux années, nous établissions les avant-projets des trois catégories distinctes d’avions dont nous parlions plus haut : 1o les torpilleurs ; 2o les éclaireurs ; 3o les avions de ligne.

La première catégorie. − Nous commencions en 1892 les projets et les travaux pour la réalisation des torpilleurs, que nous divisions en quatre types :

Premier type. — L’Avion no 3, genre chauve-souris, dont les ailes se plient au repos, avec la vapeur du poids de 3 kilos par cheval, comme force motrice ; il aurait pu être fait en grandes dimensions, à cause de sa force motrice qui n’était pas si limitée qu’avec les moteurs à essence. Cet appareil est, lui-même, aux Arts et Métiers, ce qui nous dispense de le décrire plus longuement. Il a volé en 1897 au camp de Satory, pour le compte du département de la guerre.

Deuxième type. — L’Avion no 4, avec une membrure et une voilure pareilles au précédent, mais avec un moteur à essence ; les cylindres auraient été maintenus à une température de 100°, par un refroidissement secondaire ; l’eau étant autour des cylindres et l’alcool liquide, ou sa vapeur, dans un petit condenseur ou radiateur comme celui de l’Avion no 3. Ce type serait resté dans les dimensions usuelles. Les moyens d’atterrissage auraient été très perfectionnés. Il aurait conservé ses deux propulseurs, mais pointe à pointe ; ils se seraient repliés comme celui de l’Éole. Le ministre de la guerre ne permit pas de faire cet Avion no 4.

Troisième type. — L’Avion no 5 aurait profité des perfectionnements apportés à ses devanciers ; toujours à double traction, avec moteur à essence, il se serait distingué des précédents par ses ailes de chauve-souris, extensibles et rétractiles pendant l’action du vol, pour en augmenter et en diminuer la surface, ainsi qu’en modifier la courbe spirale de sustentation. Il se serait très bien comporté dans l’atmosphère en temps difficile et dans les voies aériennes. Il aurait fourni un type de torpilleur de haute altitude.

Quatrième type. — L’Avion no 6 venait achever la catégorie des torpilleurs ; ses ailes auraient été du genre vautour ; pliantes pendant le vol, avec des gauchissements et des modifications de courbe spirale semblables aux ailes de chauve-souris précédentes. Une petite queue extensible et mobile en tous sens venait contribuer un peu à la direction, pendant que les ailes demeuraient dans une position fixe. Cet Avion no 6 n’aurait été exécuté qu’après la réalisation des types des deux autres catégories qui suivent et qui pressaient davantage.

La deuxième catégorie. — Les éclaireurs seraient venus demander une plus grande somme de travail, d’étude et de fabrication ; mais cela ne nous décourageait pas, nous en serions venu à bout tout de même. Vu les difficultés, nous n’aurions fait, d’abord, qu’un seul type, du genre aigle de préférence, sauf plus tard à en étudier un deuxième du genre frégate ; ces deux types auraient porté les noms d’Avions no 7 et no 8. Ils auraient été pleinement constitués pour leur fonction capitale, c’est-à-dire une rapidité de vol excessive.

Ces éclaireurs auraient été caractérisés comme suit : Un petit corps très effilé. Un cou long portant un tracteur unique. L’arrière en fuseau terminé par une queue directrice. Le tracteur à surface et à pas variables, avec bras susceptibles de s’allonger, de se raccourcir et de se plier tout à fait, pendant son inaction, en aviant dans les voies aériennes ou en descendant. Un moteur très puissant et très léger, avec cylindres en acier recuit. Un radiateur dorsal pour refroidissement secondaire, les cylindres par l’eau, l’eau par l’alcool, l’alcool par le radiateur. Les ailes, genre aigle ou frégate, essentiellement pliantes pendant l’action du vol, pour modifier à volonté leur surface, dans les proportions de 5 à 1, au moins. La queue très mobile, facile à déployer et à ployer ; actionnée par un compensateur de force, ainsi que les ailes, d’ailleurs. Pas. d’armement ou très peu ; toute la charge en essence pour faire de longues envolées. Montés par un officier pour les observations et les signaux, avec son mécanicien pour la conduite.

La troisième catégorie. — Les avions de ligne demandaient à être établis intermédiairement entre les torpilleurs et les éclaireurs ; en effet, comme fonction, ils devaient tenir de l’un et de l’autre. Cette catégorie se serait composée de deux types, du genre chauve-souris et du genre oiseau ; ils auraient été désignés par Avions no 9 et no 10 ; c’est par le premier que nous aurions commencé, à cause des études et des facilités d’exécution déjà acquises. Mais tous les deux auraient profité des avantages réunis dans les Avions no 5 et no 7. Leur traction était nécessairement projetée double, actionnée par un moteur puissant, approprié au besoin de la grande faculté d’évolution qu’on aurait exigée d’eux. Pour la même raison, les ailes devaient se mouvoir avec facilité, en tous sens, avec changement de surface et de courbe spirale.

Ces avions de ligne seraient devenus la base de l’armée aviatrice. Nous aurions pu en établir de plusieurs grandeurs, mais nous n’en aurions introduit qu’une seule dans chaque bataillon et peut-être par légion ; la sécurité des manœuvres dépendait de cette condition. Leur armement consistait en torpilles, grenades et flèches, etc., ainsi qu’en harpons pour les charges.

On pourra regretter, un jour, d’avoir étouffé dans l’œuf cette première couvée d’avions. Ils ne seraient peut-être pas tous venus à terme, mais on nous accordera que pendant les onze années qui se sont perdues, après l’Avion no 3, il en serait éclos quelques autres.

Nous arrêterons là ce petit exposé, trop sommaire pour expliquer l’œuvre que nous avions entreprise, mais suffisant pour permettre au lecteur de s’en faire une première idée. Dans les pages qui vont suivre, il en sera encore un peu question ; mais ce sera plus tard, dans les notes qui concerneront l’avionnerie, que nous développerons, le mieux possible, la technique de tout ce que nous pourrons retrouver de ce bagage scientifique et pratique qui a malheureusement disparu, à l’exception de l’exemplaire qui a été recueilli par les Arts et Métiers.

Que faire ?

Ici, en écrivant ces lignes, au mois d’octobre 1908, nous sommes bien indécis. Voilà onze ans, jour pour jour, que nous étions au camp de Satory, avec l’Avion no 3, et qu’une minute fatale suffit pour ruiner tous nos projets. Depuis, épave inutilisée, nous n’avons rien fait que gémir sur la destinée qui nous a arraché à nos devoirs envers notre pays, sans que personne, sauf de rares amis, nous ait compris. Nous avons voulu, néanmoins, essayer quelque chose.

Sur les instances de quelques vaillants aviateurs, débutant dans leurs essais, auxquels on refusait les encouragements les plus élémentaires — à tel point que cela provoqua une campagne de presse — nous venons d’adresser une lettre ouverte au président de la République[1] (on la trouvera, reproduite tout au long, à la fin de l’introduction). Nous craignons bien, d’après certains indices, qu’elle ne plaise pas à nos gouvernants, et cependant si on la relit on n’y trouvera rien de personnellement agressif, mais seulement une intention : celle d’un Français désirant être utile à ses concitoyens dans l’intérêt général, exprimée sous forme de supplique adressée au chef de l’État. On ne saurait y voir, non plus, de la politique, car si, peut-être, nous nous sommes laissé égarer, un peu trop, par des sentiments patriotiques, de la politique, nous n’en avons fait de notre vie.

Eh bien ! quand même, nous voulons espérer les meilleurs résultats de cette tentative. D’abord, elle a beaucoup plu aux aviateurs et quelques-uns nous ont témoigné leur satisfaction dans leurs lettres (nous en reproduisons une, des meilleures, à la fin de l’introduction, à la suite de celle adressée au Président). Il n’est pas difficile de constater que, jusqu’à ce jour[2], les pouvoirs publics n’ont presque rien fait pour l’aviation ; et si notre humble coup d’épaule pouvait porter ses fruits, nous nous en réjouirions. Qui sait ? Peut-être ces messieurs les accorderont-ils ces 10 millions que nous leur demandions ! Qu’ils nous permettent de leur prédire, encore, que les circonstances en exigeront bientôt 100. Et ce ne sera que le commencement !

Nous avons, plus haut, déclaré notre embarras et notre indécision. Maintenant, une question se pose, pour nous, devant la situation actuelle. Nous avons fait, jadis, ainsi que nous l’avons déjà annoncé, des notes ayant rapport à l’aviation armée et que nous destinions aux premiers cours de l’école d’aviation militaire, dont nous demandions, désespérément, la fondation. Et, hélas ! tout espoir, de ce côté, s’est évanoui pour toujours.

Beaucoup de ces notes ont disparu ; de celles qui restent, que faut-il en faire ?

Doit-on les publier ? Vaut-il mieux les laisser perdre ?

Nous avons hésité jusqu’ici, retenu par des scrupules bien compréhensibles. Au début, nous pensions que, vu l’extrême importance de sa destination inévitable, l’aviation prendrait, d’abord, un caractère exclusivement militaire et que, par conséquent, son avènement aurait lieu sous la tutelle de l’État. Aujourd’hui, c’est à l’inverse de cette prévision que nous assistons, au moins, si on en juge par les apparences du jour ; nous voyons clairement que ce sont les sports qui vont prendre les devants et nous avons pris la décision de nous rallier à eux, pensant qu’en retour, ils se rallieront à nos idées ; nous avons dans cette phalange bon nombre d’amis et nous sommes sincèrement le leur. N’étant le compétiteur de personne, notre indépendance d’action nous permettra d’émettre quelques conseils, par la voie du livre ou de la presse ; très heureux s’ils peuvent être écoutés et s’ils deviennent utiles.

Nous ferons donc connaître les notes dont il s’agit plus haut, et nous avouons, franchement, que c’est avec l’agréable espoir que bien des aviateurs s’adonneront à la question. Dans ce qui va suivre, ils y trouveront les premiers éléments nécessaires à leur instruction d’aviateurs militaires, puisque ces notes devaient servir de point de départ aux cours de cette école d’application.

Voyons, chers amis ! L’armée n’est-elle pas un sport ? Sport sublime, puisqu’il défend notre patrie et notre liberté !

La première compagnie aviatrice n’est pas encore formée, et lorsqu’elle apparaîtra, dans n’importe quel pays, ce sera en Europe un grand événement. Si ce n’est pas chez nous, ce sera un affront !

Ensuite, dès que les légions aériennes seront en organisation, enrôlez-vous. Vous y trouverez, pour vos goûts sportifs, une indicible satisfaction, tout en accomplissant un grand devoir !

Vous, surtout, jeunes officiers, adoptez l’arme nouvelle ; votre carrière est toute ouverte, la gloire vous y attend !

Travaillons, tous, résolument, n’ayons de cesse que lorsque nous aurons doté la France d’une armée aviatrice !

Et, en attendant que vous ayez un général[3], nous aurons l’honneur d’être votre caporal instructeur, hors cadre.

Si cela vous convient, nous adopterons comme devise :

« Aviation, Patrie, Humanité. »
Octobre 1908.

C. Ader.

RENVOI DES LETTRES
annoncées dans l’introduction


Lettre ouverte de M. Ader à M. le Président de la République[4]

Paris, 12 octobre 1908

 Monsieur le Président,

Pardonnez à un humble pionnier de la science de venir attirer votre attention sur une question considérée par tous les aviateurs comme un point d’honneur national. Il est sur toutes les lèvres et dans tous les cœurs français un désir et cette conviction : que, désormais, la défense nationale ne deviendra effective que par le concours de l’aviation.

Et nos jeunes aviateurs sont bien découragés. Ah ! si vous saviez, monsieur le Président, combien est froissé l’amour-propre de cette légion, plongée dans les méditations, courbée sur le travail, attendant fébrilement le moment des essais à l’entrée d’une piste, qu’on lui accorde miséricordieusement. Tandis que des expérimentateurs d’un autre pays ; auxquels, d’ailleurs, nous rendons pleinement justice, en admirant leur savoir et leur courage, viennent en France pour négocier leurs services et trouvent chez nous une complaisance exceptionnelle.

Est-il-besoin d’avoir recours aux étrangers pour apprendre aux Français à se défendre chez eux, en cas de guerre aérienne ? Ne fera-t-on rien pour savoir s’ils en sont capables eux-mêmes ?

En mon âme et conscience, il y a onze ans, j’aurais eu droit à une récompense nationale de 1 million. Spontanément, avant toute décision, je déclarai l’abandonner au profit de la création de la première école d’aviation militaire[5]. Aujourd’hui, monsieur le Président, je viens réclamer, avec toute l’énergie d’un homme qui a vu s’accomplir une grande faute au détriment de la patrie, et qui craint de la voir se renouveler, ce million qui m’était destiné, pour l’employer à la fondation d’un prix national à décerner au premier aviateur français qui réaliserait un avion monté par deux officiers, et capable de faire le trajet, plusieurs fois répété, du camp de Satory au polygone de Vincennes, en passant sur Paris (but final de mes expériences de 1897).

Au nom de tous les amis de l’aviation, je vous supplie, monsieur le Président, vous trouvant au sein du conseil des ministres, de proposer une demande de 10 millions au Parlement, pour organiser une école d’aviation militaire et procéder aux études et essais que cette institution comportera ; et le Parlement, oubliant les discussions de parti, s’unissant dans un élan patriotique, vous accordera tous les crédits à l’unanimité.

Puis, monsieur le Président, vous avez la jeune ligue nationale aérienne avec ses aînées et ses filiales adhérentes ; son titre vous est une garantie de sa destination ; demandez-lui ses services, elle sera heureuse de vous les apporter.

Aussitôt après, les expériences succéderont aux expériences. Les ingénieurs, les officiers, les aviateurs s’instruiront rapidement. Et le succès final sera la récompense des efforts de tous.

Cependant, si, par impossible, la fatalité amenait des insuccès persistants ; après avoir épuisé tous les dévouements, reconnu la science française impuissante ; après être certain, enfin, que notre vieille Gaule ne sait plus forger ses armes, oh ! alors, monsieur le Président, le gouvernement devrait s’adresser à l’étranger.

Puissiez-vous entrevoir dans un songe l’aspect terrifiant d’une compagnie d’aviateurs ennemis torpillant une ville française ! Et cette compagnie se doublant, se triplant, se décuplant, augmentant sans cesse, jusqu’à former une grande armée aérienne, arrivant par surprise devant notre capitale, vous réveillant ensuite au milieu du plus épouvantable des cauchemars qui vous représenterait Paris tout en flammes ! Rêve seulement ? Réalité prochaine à craindre ! L’heure est solennelle. Toute Europe va armer aériennement. N’hésitez plus, monsieur le Président.

Puissiez-vous songer encore, que vous êtes devant l’histoire, que de grandes pages se préparent pour vous et vos collaborateurs du gouvernement, et qu’elles peuvent être glorieuses ou néfastes !

Que ma faible parole monte jusqu’à vous et s’arrête dans votre cœur de patriote. Elle vous demandera de donner à la France, par l’aviation, la sécurité dont elle a impérieusement besoin. En retour, la reconnaissance de tous les Français en sera le prix ineffable.

À mon dévouement, monsieur le Président, j’ai l’insigne honneur de joindre mon respect le plus profond.

C. Ader.

Lettre de M. Henry Farman à M. Ader[6]


Paris, 14 octobre 1908

À Monsieur Ader, à Paris.

 Cher Monsieur,

C’est avec grand plaisir que j’ai lu votre lettre ouverte adressée à M. le Président de la République, parue dans le Matin du 12 octobre et je me permets de vous présenter mes sincères félicitations pour votre belle initiative, d’autant plus précieuse qu’elle vient de la part du premier pionnier de cette nouvelle science, science si difficile mais qui a fait tant de prosélytes.

Je suis, en effet, un de vos fervents admirateurs et je me souviens avec un grand plaisir qu’étant enfant, j’ai entendu parler de vous et de vos expériences ; je me rappelle que, même à cette époque, j’ai été très intéressé par vos recherches. J’ai vu votre belle œuvre, l’Avion, et il est profondément à regretter que les circonstances ne vous aient pas permis de donner plus d’essor à une science qui était à son embryon, car je suis convaincu qu’avec l’appui qu’on vous devait et que l’on ne vous a pas donné, vous auriez réussi, et l’aviation serait aujourd’hui en pleine évolution.

Aussi, je suis doublement heureux de votre appel. J’estime que c’est le devoir de tous ceux qui le peuvent, de nous faciliter la tâche, et le meilleur moyen de nous faciliter cette tâche ardue, c’est de ne pas nous ménager les encouragements moraux et l’aide pécuniaire au besoin.

Je suis anxieux de voir cette science essentiellement française prendre un large essor et ne pas se laisser distancer par les nations rivales qui, attentives, suivent nos progrès en en pesant tous les avantages.

Tous mes efforts tendront toujours à rendre définitive cette conquête de l’air, mais pour cela, il est nécessaire que soient supprimés tous les obstacles qui barrent sa route. Le résultat sera acquis grâce à une sage protection et grâce à l’entente de tous ceux qui apportent leur tribut à cette science si complexe de l’aviation.

H. Farman

Réponse de M. Ader à M. Henry Farman


Beaumont, le 21 octobre 1908

 À Monsieur Henry Farman, à Paris.

 Cher Monsieur,

Votre lettre me parvient ici, elle me va droit au cœur. À vous le vaillant parmi les vaillants de l’aviation, je dirai : Ne vous découragez pas ; afin que vous le répétiez à vos confrères aviateurs. Oui, on vous doit des encouragements moraux et pécuniaires. Et c’est au gouvernement qu’incombe, surtout, le soin de vous les donner, parce que vous travaillez tous pour la Patrie. Et c’est pour cette raison, lorsqu’ils l’auront comprise, que nos gouvernants vous accorderont tout ce qu’il vous faudra.

Vous avez raison, la nouvelle science est très difficile ; mais les difficultés n’en sont pas insurmontables. En ce qui me concerne, je ferai mon possible pour mettre en évidence quelques principes d’aviation, dans des livres ou dans des conférences ; puis l’Avion no 3 en démontre certains, lui-même.

En attendant, je vous désire de pleins succès, et j’en apprendrai toujours la réalisation avec la plus vive satisfaction.

Bien sincèrement à vous et avec vous.

C. Ader.
  1. Lettre publiée dans le journal Le Matin, le 12 octobre 1908.
  2. Ce jour était au mois d’octobre 1908.
  3. Depuis que ces lignes sont écrites, le gouvernement a institué « l’Inspection permanente de l’Aéronautique militaire », dont le titulaire est actuellement le général Roques.
  4. Voir le journal Le Matin du 12 octobre 1908.
  5. Voir ma lettre au ministre de la guerre, en date du 18 octobre 1897 dans la brochure : La Première Étape de l’Aviation militaire en france.
  6. Par une coïncidence bizarre, la lettre adressée au président de la République porte la même date, 12 octobre, jour de la première expérience à Satory ; celle de M. Farman 14 octobre, jour de l’accident.