L’Aviateur inconnu/Texte entier

Éditions de la « Mode nationale » (p. 5-127).

L’AVIATEUR INCONNU


CHAPITRE PREMIER

— Papa !

— Ma fille ?

— Tu n’as pas l’air de te douter que le dîner est servi depuis dix minutes !

— J’arrive !

— Le potage refroidit, je t’en préviens !

— Me voici, mon enfant !

— Mais, papa, tu me répètes toujours la même chose et, au lieu de venir à table, tu restes dans le jardin à contempler le ciel !

Un troisième personnage apparut, sa serviette au poing. Il prononça, d’un ton sarcastique :

— Ton père, ma pauvre Elvire, est semblable à Archimède qui, sans cesse plongé dans de profonds calculs, ne s’aperçut pas que Syracuse était prise par les Romains. Avec cette différence, toutefois, que l’illustre savant est remplacé ici par un modeste amateur !

M. Bergemont cadet haussa les épaules et dit à son frère Tristan qui passait sa vie à l’asticoter :

— Je te prie de garder tes comparaisons et de ne pas me brocarder sans cesse devant ma fille. Tu diminues mon prestige paternel !

— Mais j’augmente mon prestige avunculaire ! riposta M. Bergemont aîné.

— Laisse-moi donc tranquille, esprit routinier !

— Je te laisserai tranquille, quand tu daigneras te mettre à table, esprit supérieur !

— Dieu merci, je ne suis pas comme toi un être matériel, uniquement préoccupé de l’heure des repas !

— Oui, tu préfères attendre la manne céleste… Tu retardes de trois mille ans, homme moderne !

M. Bergemont cadet, indigné, apostropha sa fille :

— Fais-moi le plaisir d’imposer silence à ton oncle… J’en ai assez de ses impertinences.

— Et moi, déclara M. Bergemont aîné, je suis las de ces repas décousus ! Elvire, ma nièce, je te conjure de rappeler ton père à l’ordre !

Elvire éclata de rire.

— Quand je pense, fit-elle, que pas un jour, pas un seul, vous ne pouvez suspendre vos querelles ! Je finis par croire que vous êtes sérieusement fâchés ! Voyons, je veux bien arbitrer ce nouveau différend : papa, pourquoi ne viens-tu pas dîner ?

— Parce que, répliqua M. Bergemont cadet, l’aviateur Marbeau doit survoler Pourville vers vingt heures et que je veux le saluer au passage !

— Eh bien, papa, je t’annonce ceci : Marbeau a remis à demain son départ du Bourget. Tu le guettes donc inutile­ment. Viens à table.

— Comment as-tu appris cela ? questionna le père d’Elvire.

Ce fut M. Bergemont aîné qui répondit :

— Hé ! par la T. S. F. ! Tandis que tu t’obstinais à scruter le firmament, nous autres, en mangeant la soupe, nous écoutions les dernières nouvelles. C’est bien la peine, vraiment, d’avoir chez soi les merveilles de la science, suivant tes propres expressions, pour ne pas en tenir compte ! Félix, mon ami, tu ne seras jamais qu’un enfant !

— Et toi, Tristan, tu es le type achevé du maître d’école !

Sur ces mots accompagnés d’une affectueuse bourrade, MM. Bergemont et la jeune fille regagnèrent la salle à manger.

Elvire avait raison, les deux frères passaient le temps à faire naître entre eux des discussions, voire des disputes, pour le plaisir d’échanger des propos aigres-doux.

Étroitement unis, d’ailleurs, habitués à vivre ensemble depuis de nombreuses années, ils se chamaillaient comme d’autres se complimentent. Ils avaient tous deux fait for­tune dans l’exploitation intelligente et prospère d’une filature de laine, puis, ayant cédé avantageusement la plus grande partie de leurs intérêts, ils s’étaient fixés, d’un commun accord, la soixantaine approchant, à Pourville, non loin de Dieppe, où ils avaient fait construire une spacieuse villa. Néanmoins leurs goûts, diamétralement opposés, se révélaient dans l’architecture de cette maison qui, de style très moderne jusqu’au deuxième étage, affectait ensuite un caractère moyen âge tout à fait imprévu. En bas, les portes et fenêtres étaient dignes de l’Exposition des arts décoratifs. En haut, l’ogive triom­phait. Rien de plus disparate, de plus baroque, mais les deux frères, enchantés d’avoir ainsi une demeure à leur convenance, sans être forcés d’habiter séparément, n’attachaient aucune importance au jugement du public.

L’aîné, Tristan, maigre, barbu, sentencieux et moqueur, se flattait d’être philosophe, avait beaucoup lu, beau­coup retenu et le démontrait par des citations abondantes. Le cadet, Félix, grassouillet, tout rasé, optimiste et enthousiaste, s’intéressait prodigieusement à toutes les découvertes et avait le culte aveugle de la science. Alors que Tristan professait un mépris absolu pour ses contemporains, très inférieurs, à son avis, aux penseurs de jadis, et enseignait à tout venant que le progrès est un mot vide de sens, Félix, abonné à toutes les revues de mécanique et d’électricité, ne pensait qu’à adopter les inventions sitôt qu’elles voyaient le jour. Tristan, logé au deuxième étage de la villa, y vivait au milieu des livres ; Félix ne rêvait que transformation de l’éclairage, du chauffage et de l’hydraulique. Tristan avait exigé, pour son usage personnel, le traditionnel feu de bois ; Félix employait des radiateurs électriques et, dans la cuisine, avait fait remplacer le classique fourneau par un appareil compliqué, mais ultra moderne, qui mettait au désespoir la cuisinière Noémi, cordon bleu fidèle aux vieux usages.

Par bonheur, Elvire était là pour maintenir le bon accord, en dépit de tant de divergences. La fille unique de M. Bergemont cadet n’avait pas seulement reçu en partage la beauté, le charme et la séduction, elle possédait encore une bonne humeur inaltérable, un caractère exquis et, pour tout résumer, elle était foncièrement bonne. Les jours où son père et son oncle, à la suite d’une algarade un peu vive, se tournaient résolument le dos et menaçaient d’éterniser la brouille, Elvire savait intervenir avec une telle adresse, un tact si parfait, que, bientôt, chacun retrouvait le sourire. Elle n’imposait jamais son autorité, mais l’exerçait avec une douceur insinuante qui triomphait des mines les plus renfrognées. Auprès des domestiques, elle avait le talent de faire admettre les caprices de Félix Bergemont et les fantaisies de Tristan ; elle réussissait à dérider Noémi dans les moments difficiles, elle était la fée du logis. Aussi chacun l’adorait-il et ne faisait-on rien sans la consulter tout d’abord. Son père, frappé de bonne heure par le veuvage, retrouvait en elle une maîtresse de maison incomparable, une confidente, une amie. Et quant à l’oncle Tristan, il ne jurait que par Elvire, il lui était reconnaissant d’écouter, sans témoigner de lassitude, ses dissertations sur ses auteurs préférés. Lorsqu’il éprouvait le besoin de criti­quer son frère, Elvire enregistrait ses doléances, de même qu’elle recevait les plaintes de Bergemont cadet à l’endroit de Bergemont aîné. Tout cela, bien entendu, sans témoigner la moindre partialité et même y attacher la moindre importance.

Au physique, Elvire était grande, mince, élégante mais très simple en sa mise, ce qui est le suprême cachet de la distinction. Les cheveux blonds cendrés, les yeux noisette, le teint d’un rose qui ne provenait d’aucune petite boîte, elle avait un visage délicat, infiniment sympathique. Si l’on eût interrogé son père, il eût déclaré, en confidence, que son unique défaut était d’avoir dix-neuf ans… car cet âge est celui auquel le mariage se dessine et les deux Bergemont, bien que le bonheur d’Elvire fût leur raison de vivre, songeaient avec épouvante à l’inévitable sépara­tion. Que deviendraient-ils, privés de leur affectueux arbitre, comment se dirigeraient-ils sans cette rassurante clarté. Félix et Tristan Bergemont, en continuelles divisions, ne tombaient d’accord que sur un principe : il ne faut pas qu’une fille se marie trop jeune ; il faut qu’elle connaisse l’existence avant de prendre des engagements définitifs, sinon Dieu sait à quoi elle s’expose !

Heureusement pour eux, ils habitaient toute l’année Pourville, qui est un village très agréable et mouvementé pendant la période balnéaire, mais le reste du temps, fort peu fréquenté. À partir de fin septembre, le père et l’oncle d’Elvire commençaient de se sentir plus à l’aise ; contrairement à l’opinion générale, ils ne ressentaient de bien-être que pendant la mauvaise saison. En effet, l’été ramène au bord de la mer les jeunes gens pleins de chic et d’audace qui ont tôt fait de remarquer les filles à marier… Il est vrai que M. Bergemont cadet avait trouvé un moyen machiavélique pour protéger Elvire contre les candidats à sa main : ce moyen consistait à admettre les assiduités de Jean-Louis Vernal, peintre de talent, quoiqu’il ne fût qu’un amateur assez riche pour ne rien faire, et garçon très agréable, courtois, spirituel, fort bien de sa personne. Lui aussi demeurait à Pourville toute l’année ; il avait loué un petit cottage, un bungalow non loin de la villa Bergemont, et les relations s’étaient nouées tout naturellement.

Que Jean-Louis Vernal et Elvire eussent plaisir à se rencontrer, c’était clair comme le jour. Mais M. Berge­mont père savait très bien ce qu’il faisait en tolérant avec bonhomie la recherche du peintre. Il avait son idée de derrière la tête, M. Bergemont père : Absolument résolu à garder sa fille aussi longtemps qu’il le pourrait sans risquer de lui causer de la peine, désireux, en outre, d’évincer les soupirants, il trouvait en Jean-Louis Vernal un gardien sûr, mais non pas un danger. Et cela pour cette raison péremptoire que sa volonté formelle était de marier sa fille à un homme bien moderne, à un ingénieur ou un inventeur, mais à aucun prix à un artiste.

— Loin de moi l’intention de vous blâmer, jeune homme, disait-il à Jean-Louis quand celui-ci venait passer la soirée à la villa, je n’ai pas de préjugé spécial contre la peinture… Pourtant laissez-moi vous faire observer que cet art, dont vous êtes si fiers, vous et vos pareils, est appelé à disparaître.

— J’en doute, monsieur ! répondait le peintre.

— Mais voyons, la science, mon cher, la science vous menace de jour en jour. Déjà la photographie vous a porté un coup terrible… Et quand on aura découvert le procédé de fixer sur le papier sensible la photographie en couleurs…

— Ce jour-là comme de tout temps, les artistes seuls sauront exprimer les sentiments, sans lesquels les aspects de la vie ne sont que de froides images !

Régulièrement l’oncle Tristan mettait son grain de sel dans l’entretien :

— Vous n’ignorez pas, monsieur Vernal, que mon frère est affligé d’une incompréhension chronique à l’égard des ornements de l’esprit.

— Toi, on ne te demande pas ton avis ! grondait M. Félix.

Et M. Tristan de répondre :

— C’est bien le tort qu’on a ! Si tu me consultais chaque fois que tu prétends discourir sur des sujets dont tu ne connais pas le premier mot, tu ne commettrais pas la faute de l’archevêque de Grenade !

Et, se tournant vers Jean-Louis Vernal, il interrogeait :

— Vous vous rappelez, n’est-ce pas, le fameux chapitre de Gil Blas ?

Le peintre se rappelait à merveille, mais il faisait sem­blant d’hésiter pour être agréable à son interlocuteur et lui permettre de placer une citation.

Un soir, l’oncle d’Elvire venait de formuler son appré­ciation, assez flatteuse, sur le talent de Jean-Louis Vernal, alors absent, quand Bergemont cadet s’écria :

— Peinture, littérature, tout ça, ce sont des balivernes ! Moi, j’estime qu’on doit vivre avec son temps, qu’on doit faire appel aux initiatives hardies, aux idées neuves…

— Il n’y a pas d’idées neuves, coupa son frère, il y a des idées éternelles qu’on a l’illusion de découvrir !

— Tu m’agaces ! J’appelle idées neuves, celles que le progrès nous oblige à avoir !

— Le progrès n’existe pas !

— Quel malheur d’avoir pour frère un être aussi borné ! Quoi ! le progrès n’existe pas ? Et la vapeur ? et l’automo­bile ? et l’aviation ?

— Ah ! si tu confonds la vitesse avec le bonheur de l’humanité…

— Enfin, nom d’un chien, la traversée de l’Atlantique, Lindberg, Byrd, Chamberlin, Costes, le rapprochement des peuples !…

— Plus les peuples se rapprochent, moins ils s’entendent !

— Tiens ! tu n’es qu’un monstrueux sceptique !

— Et toi un optimiste béat ! Tu t’épanouis en regar­dant en l’air pour contempler un avion !

— Je m’en vante ! s’écria Bergemont cadet ; si j’avais un fils, j’en ferais un aviateur, un pionnier de l’espace… Et si ma fille veut mettre le comble à mes vœux les plus chers, c’est un aviateur qu’elle épousera l — Allons bon ! exclama Bergemont aîné, voilà une nouvelle lubie !

— Ce n’est pas une lubie, c’est une excellente idée que je caresse depuis longtemps, affirma son frère, j’ai la plus déférente estime pour les champions de l’air, je suis convaincu que leurs exploits préparent au monde un immense avenir et je souhaite ardemment, je le répète, qu’Elvire partage assez mon sentiment pour me donner un gendre choisi parmi ces héros !

— Félix, tu bats la campagne !

— En aucune façon !

Elvire, qui venait d’entrer, n’avait entendu que les derniers mots. Elle demanda en souriant :

— Qu’y a-t-il encore de cassé ? Pourquoi mon oncle accuse-t-il mon père de battre la campagne ?

— Ah ! ma chère enfant, dit Tristan, tu n’auras jamais occasion plus légitime de prendre part à nos échanges de vues. Car, cette fois, c’est toi-même qui es en cause, c’est de toi qu’il s’agit ! Écoute et prépare-toi à rire ! Félix l’interrompit :

— Mais pas du tout, Elvire ne rira pas ! Elvire com­prendra toute la hauteur de ma pensée !

— Ah ! ma foi, j’en conviens, c’est une pensée haute ! ricana l’oncle Tristan ; ton père, ma pauvre petite, ton père veut te marier… devine à qui !

La jeune fille, saisie, devint toute rouge. Si les deux frères n’eussent été entièrement absorbés dans leur discus­sion, ils se fussent peut-être avisés de cette rougeur et surtout de l’expression de crainte et d’espoir mêlés qui passa sur la physionomie d’Elvire. Mais ni l’un ni l’autre n’était en veine de perspicacité… Goguenard, l’oncle insista :

— Devine un peu, cherche… Je te le donne en cent !

— Je n’ose comprendre… commença Elvire.

— N’essaye pas, cela dépasse l’imaginable ! Ton père ma petite Elvire, ton père veut que tu épouses un avia­teur !

— Comment, un aviateur ? fit la jeune fille stupéfaite.

— Oui, un champion de l’air, un pionnier de l’espace, et patati et patata ! Tel est le serment de ce moderne Jephté !

Bergemont cadet, en entendant ces paroles, piétinait de colère. Plus nerveux sans doute, moins patient qu’à l’or­dinaire, il déclara tout net :

— Je n’ai prononcé aucun serment, mais je suis tout prêt à le faire, ne serait-ce que pour montrer mon auto­rité paternelle constamment bafouée.

— C’est ta faute ! On ne peut prendre au sérieux les fariboles que tu débites !

— Les fariboles… ah ça ! mais, dis donc !

— Parfaitement ! Il est permis d’admirer les aviateurs, mais de là à leur offrir sa fille…

— Offrir ? mais tu m’insultes et tu insultes Elvire en parlant ainsi !

La jeune fille sentit que les choses se gâtaient ; vite elle s’interposa ;

— Papa, tu as mal compris, et toi, mon oncle, tu as parlé trop vite ! Un peu de sang-froid, s’il vous plaît !

— J’en ai, du sang-froid, cria Félix Bergemont qui ne se possédait pas, et je répète que l’on vient de m’outrager ! À la fin, ce persiflage devient intolérable… Oui, monsieur, je marierai ma fille à un aviateur ; parce que, moi badaud, moi jobard, comme vous vous plaisez à le répéter, je m’enthousiasme pour ces êtres courageux, dont le désin­téressement échappe à votre égoïsme. Et, puisque vous parlez de serment, continua-t-il en se grisant de sa propre colère, comme tous les faibles, je jure, entendez-vous, je jure que ma fille Elvire ici présente n’épousera qu’un aviateur, moi vivant !

— Oh ! papa ! fit Elvire d’un ton suppliant, tu n’es pas sérieux, voyons ! Mesure la portée de tes paroles !

— Mais j’en sais toute l’importance, mon enfant, je ne suis pas de ces ironistes, de ces amateurs de paradoxes (il foudroyait son frère du regard) qui parlent à tort et à travers, pour le seul plaisir de s’entendre ! Je répète que tu épouseras un aviateur, parce que c’est ma volonté, laquelle n’est pas inexistante, ainsi qu’on a par trop ten­dance à le croire.

— Tu oublies qu’on ne prend pas un mari à cause de la profession qu’il exerce… On le prend parce qu’on l’aime.

— Nous sommes d’accord ! Je n’ai pas l’intention de te marier à un aviateur que tu n’aimerais point !

— Mais je ne peux répondre de mon inclination, dit Elvire plus agacée qu’elle n’aurait dû l’être et comme si l’obstination de son père la blessait gravement, je ne peux m’engager dans une voie aussi arbitraire !…

— Bon, bon, nous verrons cela plus tard !

— Reconnais plutôt que tu as voulu plaisanter !

— Détrompe-toi !

— Enfin, s’exclama la jeune fille, irritée à son tour, peu m’importent, à moi, l’aviation et ses prouesses ! Je ne tiens pas du tout à être le gage de votre engouement, si justifié soit-il !

— Bravo ! approuva l’oncle en applaudissant du bout des doigts.

Bergemont cadet rassembla toute l’autorité dont il dis­posait pour répondre sèchement :

— J’ai dit !

Or, le père d’Elvire, s’il était, en réalité, dépourvu d’énergie, se signalait par un entêtement farouche beau­coup plus redoutable, en certains cas, que la volonté cons­ciente et lucide du véritable chef. Sa douceur, son tempé­rament débonnaire n’excluaient pas, chez lui, un acharnement systématique à poursuivre des desseins qui n’en valaient pas la peine ; incapable de s’adonner à un travail suivi depuis que sa fortune lui permettait l’oisiveté, il était non seulement assez obstiné pour ne pas se dessaisir d’une marotte lorsqu’il s’en était emparé, mais encore pour faire triompher son caprice envers et contre tous. Doux comme un mouton, oui, certes, mais mouton enragé quand il était piqué de quelque tarentule. Sa fille, qui connais­sait à merveille les replis de son caractère, avait donc sujet de ne point prendre à la légère ce projet, futile en apparence, de lui donner un aviateur pour mari.

Mais elle avait une autre raison de témoigner de la nervosité, une raison que Bergemont cadet ne soupçonnait guère, ni même Bergemont aîné ! Après un dîner où la bou­derie s’était prolongée jusqu’au dessert, les deux frères avaient regagné leur appartement, laissant Elvire à son office de maîtresse de maison. Bientôt, les domestiques s’éloignèrent, mais Elvire, au lieu de se retirer, elle aussi, dans sa chambre, jeta une cape sur ses épaules, — en septembre, au bord de la mer les soirées sont fraîches, — rouvrit la porte de la villa et se glissa dans le jardin. Celui-ci était clos, du côté de la route, par un mur bas surmonté d’une grille légère. Mlle Bergemont contourna la pelouse, entra dans un massif de troènes et se trouva contre la grille. De l’autre côté, une ombre accourut.

— Bonsoir, Jean-Louis, prononça la jeune fille.

— Bonsoir, Elvire chérie ! Je commençais à craindre de ne pas vous voir… Il est dix heures et demie bien son­nées !

— Nous avons dîné tard, à la suite d’une histoire ridi­cule, mais qui n’est pas sans me tourmenter un peu. Figurez-vous…

Elle relata la dispute des frères Bergemont, la part qu’elle y avait prise, puis la brusque fantaisie de son père, et, tout d’abord, le peintre s’en amusa fort.

— Un aviateur ! Mais c’est un choix très rassurant. Songez que M. Bergemont aurait très bien pu vous dési­gner un scaphandrier ou quelque chose dans ce genre ! Avec lui, on doit s’attendre à tout.

— Justement, c’est cela qui m’inquiète !

— Pourquoi donc, Elvire ?

— Parce qu’il faut compter avec son opiniâtreté contre laquelle nul ne peut rien !

— Oh ! pas en pareille occurrence, voyons ! Je conçois très bien que sa plaisanterie vous ait froissée, surtout s’il l’a un peu trop appuyée, mais vous n’allez pas prendre à la lettre des propos aussi saugrenus ! Épouser un avia­teur !… Mais c’est une farce, pas excellente, j’en conviens mais une farce tout de même et que votre père aura oubliée demain !

— Je ne suis pas de votre avis, repartit la jeune fille, je crois au contraire qu’il y songera demain avec plus de force et que chaque jour enfoncera en lui cette idée fixe. Elle s’exprimait d’une manière si positive que Jean-Louis en fut impressionné. Quittant le ton badin, il pro­nonça :

— Votre père n’a rien d’un barbare, il ne vous forcera jamais — d’ailleurs, le temps de ces violences est passé ! — à vous marier contre vos goûts. Mais supposons qu’il se mette à recruter des aviateurs et vous les présente et vous importune, vous serez toujours libre de les décourager l’un après l’autre !

— Assurément, Jean-Louis, aussi n’est-ce pas cela qui m’effraye ! Je n’ai pas peur de céder aux instances de papa, j’ai peur que, lui, résiste aux miennes lorsque je prétendrai épouser M. Vernal, artiste-peintre.

Jean-Louis, pour toute réponse, saisit les mains d’Elvire à travers les barreaux et les caressa longuement de ses lèvres. Elle murmura, plus émue qu’elle ne voulait le paraître :

— C’est le baise-main de la religieuse !

— Oui, de la religieuse que je voudrais bien arracher de son couvent !

— Oh ! fit-elle, la règle n’en est pas bien sévère. Toute­fois, l’incident dont je vous ai entretenu, Jean-Louis, me préoccupe dans le sens que je viens de vous indiquer. J’appréhende l’entêtement de mon père par crainte, non d’un mariage malgré moi, ce qui est impossible, mais d’un empêchement à notre union !

— Oh ! j’espère bien… commença le peintre.

— Il ne s’agit pas d’espoir, Jean-Louis ! Tenez, vous aviez l’intention de laisser entrevoir, prochainement, vos intentions à mon père… Eh bien, il est évident que, dans les circonstances actuelles, vous iriez droit à un refus ! Mieux vaut donc attendre…

— Ah ! Elvire chérie, toujours attendre… Quel supplice !

— Doutez-vous que je le partage ?

— Non, mon amour, mais vous, du moins, vous vivez parmi des gens affectueux, vous n’êtes pas du matin au soir la proie de vos pensées ! Moi je m’impatiente, je m’énerve… Par bonheur, je suis très pris par mon tra­vail…

— Oui, parlez-moi de votre travail, mon cher artiste… En êtes-vous satisfait ?

— L’idéal est un maître exigeant, vous savez… Enfin, j’ai conscience de ne pouvoir mieux faire… J’ai mis dans cette toile toute ma vigueur et toute ma sincérité !

C’était un très important tableau, d’une facture puissante et sobre, traité presque à la manière des primitifs, mais d’une couleur hardie et, surtout, plein de vie et de pensée. On y voyait le flanc d’un paquebot à quai, d’un steamer de commerce qui venait de jeter l’ancre dans le port de Dieppe. Les hommes d’équipage quittaient le bord pour se rendre à terre. Sur le quai, une double haie de femmes et de vieux : épouses, mères, parents aux faces tendues qui se penchent, qui cherchent et que la joie illumine… Mais, dans un coin, cette femme hagarde… ces deux vieillards hébétés, pourquoi ne partagent-ils pas l’allégresse du retour ?… C’est le sujet même du tableau : Celui qui manque ! Un mari, un fils, péri en mer, n’est point là !

— Quand j’aurai exposé ça, dit Jean-Louis Vernal, je ne sais si ma notoriété pourra rivaliser avec celle d’un avia­teur, mais il me semble que mon effort méritera une certaine considération ! Selon vous, Elvire, quand pourrai-je me risquer à parler à votre père ?

— Voici mon plan ! répliqua la jeune fille.


CHAPITRE II

Afin de mieux l’écouter, Jean-Louis Vernal s’assit d’un saut sur le soubassement de pierre, puis, collé contre la grille, au lieu de tendre l’oreille, tendit les lèvres. Il y eut un petit silence, après quoi Elvire reprit :

— En admettant que mon père, exagérément attaché à son idée, toute burlesque soit-elle, persiste dans l’intention de me marier à un aviateur, il me semble que notre pre­mier soin, à nous, les principaux intéressés, doit être de nous faire un partisan susceptible de lui tenir tête. Or qui pourrait tenir tête à Bergemont cadet sinon Bergemont aîné ?

— Parfait ! approuva le peintre. Vous voulez que votre oncle devienne notre allié !

— Mais oui et je suis bien sûre que je n’aurai pas grand’peine à le convaincre. Vous n’ignorez pas que ce célibataire endurci a des trésors d’affection dont je suis la bénéficiaire exclusive… Joignez à cela ses rivalités de goûts avec son frère et son penchant à dire noir quand l’autre dit blanc. Nous aurons en lui un partisan précieux !

— En effet… Mais j’y pense… Dans l’hypothèse où votre père m’accorderait sans difficulté votre main, votre oncle n’aurait-il pas le parti pris de le combattre ?

— Ah ! non, vous allez trop loin, protesta Elvire ; si mon oncle se fait un malin plaisir de contrarier mon père, il ne pousse pas l’esprit de contradiction jusqu’à causer mon malheur ! Donc, c’est, bien entendu : dès demain, je me confie à mon oncle, je vous donne ensuite le compte rendu de la conversation et, dans deux ou trois jours, vous faites une première tentative de demande…

— J’en tremble d’avance ! avoua Jean-Louis.

— Oh ! Papa n’est pas méchant !

— Serait-il le plus débonnaire, le plus magnanime des hommes, s’il me répond par un refus, je le tiendrai pour un affreux barbare. Elvire adorée, ne me demandez pas l’impossible, n’exigez pas que je sourie à mon bourreau !

Il parlait d’un ton pompeux, comme un acteur de tra­gédie classique. Elvire, tout en riant, lui donna une petite tape à travers les barreaux, mais il saisit les doigts au vol.

— Quand donc me sera-t-il permis, murmura-t-il, de glisser là un anneau… ou plutôt deux anneaux ! Celui de fiançailles, diamant et rubis, si je ne me trompe…

— Oui, le diamant au centre et, autour ; les rubis tail­lés en petits pavés plats…

— Vos ordres seront exécutés, mademoiselle ; fiez-vous à moi ! Ensuite, deuxième anneau, le vrai, le définitif : nous le choisirons tout en brillants, comme c’est la mode à présent !

Grondeuse, la jeune fille prononça :

— Monsieur, vous pourriez me dispenser de me faire l’article avant de savoir si vous obtiendrez le droit de me les offrir, ces bagues !

— À vrai dire, je ne suis pas extrêmement inquiet ! déclara le peintre.

— Voyez-vous cela !

— Parole d’honneur ! Oh ! certes, je m’attends à quelques difficultés, je n’ai pas la prétention d’emporter la place en un seul assaut, mais j’augure assez bien de l’entreprise, considérée d’une façon générale. Si je prévois des difficul­tés, je me sens de force à les vaincre. Même en supposant que votre père s’acharne à vous présenter toute une escadrille, je maintiens ma candidature, vaille que vaille ! J’ai beau exercer une profession sédentaire, je n’ai peur d’aucune comparaison sous le rapport de l’énergie et de la force. Je fais beaucoup de sport, j’ai une santé splendide, je…

— Mais avez-vous fini ? interrompit Elvire.

— Pourquoi ?

— Quelle utilité voyez-vous à me signaler ainsi vos mérites ? Votre force toute-puissante, Jean-Louis, votre gage de victoire, c’est l’amour que j’ai pour vous !

— Ma bien-aimée, je voulais simplement dire : aux yeux de votre père, je vaux bien un as de l’aviation, quoique n’ayant jamais accompli le moindre vol !

— Bon, bon, nous examinerons plus tard quels argu­ments il y aura lieu de lui opposer. Restons-en à notre convention pour le moment ; dès demain, je causerai avec mon oncle, c’est dit, et, comme il se fait tard, Jean-Louis, je me sauve !

— Déjà ! Oh ! encore cinq minutes !

— Savez-vous qu’il est onze heures passées !

— Encore cinq petites minutes !

— Je connais ça ! Je vais rester cinq petites minutes et il sera minuit et demi !

— Le temps passe vite quand on est nous deux !

— Mais bien lentement quand vous êtes loin de moi, Jean-Louis !

Il répondit :

— On devrait bien nous marier tout de suite… Si l’on tarde trop, nous aurons à peine le temps de nous aperce­voir de notre bonheur !

Pour toute réponse, Elvire se rapprocha de la grille… et la nuit n’entendit plus qu’un murmure indistinct. Il fallut que les douze coups de minuit retentissent à l’horloge de l’antichambre, toute proche, pour rappeler la jeune fille aux exigences de la réalité. Vite elle traversa le jardin, ouvrit sans bruit et, bientôt, se trouva dans sa chambre. Elle s’endormit à l’instant, mais son sommeil fut traversé de rêves insensés, dans lesquels Jean-Louis Vernal se promenait à travers les nuages tout en peignant avec sérénité le portrait de l’oncle Tristan.

Le lendemain, comme elle s’y était engagée auprès de son fiancé — car il était son fiancé, il faudrait bien en convenir officiellement un jour ou l’autre — elle prétexta le désir, après le déjeuner, de choisir un livre dans la bibliothèque de M. Bergemont aîné, bien sûre d’obtenir, par ce moyen, un tête-à-tête, car le vieux garçon ne pouvait supporter que ses bouquins fussent touchés par autrui. Il pria donc Elvire de l’accompagner et, lorsqu’ils furent dans la pièce réservée aux livres, il lui demanda quelle sorte d’ouvrage elle voulait.

— N’êtes-vous pas d’avis, mon oncle, dit-elle en sou­riant, que j’aurais intérêt à compulser l’histoire de l’aviation depuis ses origines jusqu’à nos jours, puisque, selon le vœu de papa, je dois devenir la femme d’un pilote ou, tout au moins, d’un observateur ?

Bergemont aîné secoua la tête.

— Ah ! ton pauvre père, fit-il, me rappelle ces deux hurluberlus de Bouvard et Pécuchet dont Flaubert a conté les vicissitudes. Tiens ! veux-tu lire ça ! Tu y retrouveras, trait pour trait, l’auteur de tes jours !

— Voyons, mon oncle, ce n’est pas sérieux, cette histoire d’aviateur ?

— C’est même bouffon, prononça Tristan Bergemont, mais ton père n’en veut pas démordre. La nuit ne lui a pas porté conseil, car ce matin même, il est revenu sur ce sujet avec beaucoup de complaisance. L’idée d’avoir un gendre aviateur le séduit de plus en plus !

— Et vous, mon oncle, qu’est-ce que vous en pensez ?

— Moi, mon enfant, je trouve ça du dernier grotesque !

— Alors, vous ne l’approuvez pas et vous seriez éven­tuellement disposé à empêcher un pareil projet aussi sau­grenu ?

— Oh ! par tous les moyens permis !

— Dans ce cas, mon oncle, dit Elvire, je n’hésite pas à vous proposer un pacte d’alliance et à vous confier mon plus cher secret !

M. Tristan Bergemont leva la tête et regarda sa nièce d’une manière plus goguenarde qu’interrogative.

— C’est le moment ou jamais, fit-il, de déclarer, en parodiant Racine, que je ne mérite peut-être :

Ni cet excès d’honneur ni cette indignité !

— Ah ! permettez, mon oncle, repartit Elvire, mon plus cher secret ne saurait renfermer une indignité quelconque !

— C’est juste, mon enfant ! pardonne-moi, j’ai été emporté par le plaisir de la citation. Ce cher secret, en quoi consiste-t-il ?

La jeune fille, plus embarrassée qu’elle ne s’y attendait, murmura :

— Mon oncle, il faut que vous sachiez tout d’abord que j’aime et que je suis aimée. Non pas dans les conditions que souhaite papa ; celui que je veux épouser n’est pas un homme de sport, un ingénieur, un savant, mais un artiste !

— Ah ! bah !

— Et vous devinez bien qu’il s’agit de…

— Naturellement ! de notre sympathique voisin Jean-Louis Vernal ! Tiens ! tiens ! une idylle s’est formée sans que ton pauvre aveugle de père s’en soit aperçu. Ce malheureux, à force d’imaginer des voyages dans la lune, ne voit même plus ce qui se passe sur la terre !

Elvire faillit répondre que l’aveuglement de Bergemont aîné valait celui de Bergemont cadet… Mais elle avait besoin de son oncle et tenait à le ménager. Au surplus, M. Tristan, tout heureux de prendre part à l’intrigue de sa nièce, oubliait que, deux minutes plus tôt, son ignorance à cet égard était absolue. De bonne foi, il se jugeait très perspicace.

— Une idylle ! répéta-t-il avec complaisance, une idylle dont mon absurde frère ne sait rien de rien ! Et l’on viendra encore nous rebattre les oreilles de la sagacité paternelle, de la prévoyance et de l’expérience, et patati et patata ! Quelle pitié ! Ah ! ce n’est pas moi qui montrerais une pareille naïveté !

— Enfin, mon oncle, quel est votre sentiment sur Jean-Louis ? interrogea Elvire.

— Oh ! je le trouve très gentil, très comme il faut ! Sa situation de fortune est convenable, paraît-il ?…

— Oui, sans être riche, il a son indépendance assurée. De plus, c’est un peintre de grand avenir !

— Je l’espère… Mais j’avoue que les garanties du présent me rassurent davantage ! Es-tu bien certaine de l’aimer, ma petite Elvire ?

— Mon oncle, si je ne l’épouse pas, je n’épouserai personne !

— À la bonne heure, voilà une réponse catégorique ! Note, mon enfant, que, si j’étais aussi égoïste que ton père, je m’emploierais à te décourager afin de te garder pour égayer mes vieux ans. Mais ne crains rien. Tu as bien fait de t’adresser à moi, de compter sur mon désintéresse­ment et mon aide, ils ne te feront pas défaut. Félix n’a qu’à se bien tenir !

Il allait et venait en se frottant les mains, tout joyeux à l’idée d’entrer en rivalité avec son frère. Elvire ne s’était pas trompée dans ses conjectures : si son père s’entêtait à s’opposer à son union avec Jean-Louis, l’oncle Tristan deviendrait un précieux auxiliaire. Elle demanda :

— Croyez-vous que papa soit réellement hostile à ce mariage ?

— Qui peut savoir ce que recèle le cerveau chimérique d’un être à jamais brouillé avec le bon sens ! s’exclama Bergemont aîné. Hier, ton père a cru découvrir que ton bonheur ici-bas était étroitement lié à la destinée d’un coureur de nuages. Tu le connais, tu sais qu’il abandonne difficilement ses caprices ! Tu te souviens que, l’année dernière, il engloutit un argent fou dans l’établissement d’une turbine adaptée au flux et au reflux de la mer pour fournir de l’énergie électrique. C’est un homme obstiné, qui est incapable de se consacrer à de grandes choses, mais dont l’opiniâtreté est extraordinaire quand il s’agit de commettre des erreurs !

— Je crois que vous exagérez un peu, observa Elvire, je ne puis me résoudre à penser, par exemple, que papa s’entête à vouloir que je me marie avec un conducteur de monoplan ou de biplan… Néanmoins, j’ai lieu de m’attendre à une certaine résistance de sa part lorsque Jean-Louis lui fera part de son intention. C’est à ce moment, mon oncle, que votre appui nous deviendra nécessaire.

— Je te suis tout acquis, ma petite… Quand le jeune homme risquera-t-il sa demande ?

— Dame, il vient passer la soirée avec nous demain… Je crois que l’occasion est propice !

— De toute manière, il est bon de savoir à quoi s’en tenir sur les dispositions de ton père… Va pour demain soir, nous nous unirons, s’il le faut, contre la résistance paternelle !

Ayant pris de la sorte toutes les précautions pour affronter l’épreuve redoutable, la jeune fille se sentit plus tranquille. Elle relata à Jean-Louis la conversation qu’elle avait eue avec son oncle et l’assura de ses bons offices. Puis, elle attendit, avec tout le sang-froid dont elle disposait, l’entrevue décisive.

— Le jeune peintre était là depuis une demi-heure ; toujours accueilli avec cordialité, il avait échangé divers propos avec Bergemont aîné et cadet, en prenant bien soin, surtout vis-à-vis de ce dernier, de ne jamais rien dire qui pût le contrarier le moins du monde. Tout au contraire, il s’étudiait à manifester une humeur affectueuse, un entrain mêlé d’attendrissement et c’est ainsi que, de fil en aiguille, il en arriva à parler en ces termes :

— Je ne saurais vous exprimer la satisfaction que j’éprouve à être reçu chez vous, à partager vos douces joies familiales. Songez que je ne connais personne sur la côte ; je suis venu aux environs de Dieppe avec le ferme désir de m’isoler pour travailler à mon grand tableau… Mais je comptais sans l’ennui qui vous guette en dépit du courage et de la volonté ! Car, enfin, on ne peut travailler douze heures par jour, il est indispensable de se distraire et de retremper son énergie ! Quand on est, comme moi, assez sauvage, il est bien malaisé de nouer des relations. Par bonheur, je vous ai rencontrés…

— Que diriez-vous, coupa M. Félix Bergemont, si vous étiez explorateur et perdu au centre du continent africain ou asiatique ? C’est plus dur qu’un séjour à Pourville, ça, mon ami !

Jean-Louis s’empressa de lui donner raison.

— Oh ! vous parlez d’or ! C’est dans ces heures-là que l’homme apprécie la société de ses semblables et connaît la valeur d’une bonne parole, d’un conseil, d’un encourage­ment… Voilà pourquoi je suis si content moi-même, monsieur Bergemont, d’entendre la voix de votre expé­rience dont je tire, croyez-le bien, le plus grand profit ! Aux accents de cette flatterie, Bergemont cadet s’épanouit, sans trop le laisser voir néanmoins… Mais Bergemont aîné réclama sa part de caresses.

— Remarquez, monsieur Vernal, fit-il, que si je n’étais pas là pour redresser les opinions de mon frère…

Le père d’Elvire sursauta :

— Plaît-il ? Ah ! bien ! comme redresseur d’opinions, je te retiens, mon cher, parlons-en !

— Précisément, dit le peintre avec son plus beau sourire, les différences que l’on constate dans votre façon de juger, à tous deux, permettent de se tenir à distance égale des extrêmes. Et vous savez que c’est la base de la sagesse… M. Tristan, qui est bon humaniste, se rappelle certainement le vieil axiome : In medio stat virtus.

L’oncle prit un air entendu, mais Bergemont cadet se mit à ricaner :

— Il ne sait pas un mot de latin. Moi non plus, d’ailleurs, mais moi, je l’avoue !

Devant la physionomie fâchée de son oncle, Elvire prit le parti de rire, pour dissiper le malaise. Et Jean-Louis continua :

— Toujours est-il que je suis, je le répète, extrêmement heureux d’être reçu chez vous.

Après un court silence, il ajouta :

— Dans une lettre à ma mère, j’ai longuement parlé de vous tous, de vous, messieurs, et de Melle Elvire et… et je n’ai pas dissimulé que si j’avais le bonheur… l’inexprimable bonheur d’être agréé par vous, je…

Tristan Bergemont se caressait la barbe, sentant la période difficile. Félix Bergemont avait brusquement levé les yeux et considérait Jean-Louis avec une espèce d’inquié­tude. Quant à Elvire, immobile et pâle, elle attendait son destin.

— Bref, continua l’artiste en se levant, j’ai l’honneur, messieurs Bergemont, de vous révéler que j’aime Melle Elvire et de vous demander sa main.

Un silence énorme se fit entre les quatre interlocuteurs. Bergemont aîné se gardait de lâcher le moindre mot, pré­férant ménager ses forces… Et Bergemont cadet, les mains étreignant ses genoux, le regard attaché sur le peintre, paraissait prêt à bondir. Finalement il prit la parole :

— Monsieur Vernal, je vous connais assez pour me sentir flatté de votre demande. Je dois dire que vous ne me déplairiez nullement, bien au contraire, si vous n’exerciez, par malheur, l’une des professions pour lesquelles j’ai le moins d’estime.

Jean-Louis voulut placer un mot, mais, du geste, il le pria de le laisser achever :

— Permettez ! Il s’agit de bien me comprendre ! Je n’ai pas à vous blâmer d’avoir embrassé telle carrière plutôt que telle autre, attendu que chacun se conduit comme il lui plaît. Mais vous concevez, je présume, qu’ayant passé ma vie à exalter l’action et à me détourner du rêve, à honorer les sciences et à négliger les beaux-arts, je m’infligerais à moi-même un démenti formel si j’accordais ce que j’ai de plus précieux à un rêveur doublé d’un artiste.

— Mon cher Jean-Louis, prononça alors l’oncle Tristan, vous saisissez bien, n’est-ce pas, que mon frère parle en son nom seul. Or, puisque vous nous avez adressé votre demande à tous deux, je réserve ma propre réponse !

Fâcheuse intervention, Elvire et Jean-Louis s’en ren­dirent compte tout de suite.

— Oh ! il est évident, fit Bergemont cadet s’adressant à son frère, que tu ne négligeras pas cette occasion de me bafouer en prenant parti contre moi !

— Mon cher, je te ferai remarquer que je n’ai encore rien dit, prononça Bergemont aîné ; mais, puisque tu le prends sur ce ton, je n’hésite pas à déclarer que ta réponse à M. Vernal est parfaitement incorrecte !

— Incorrecte !

— Mais non, protesta Jean-Louis, pas le moins du monde !

— Si, si, incorrecte et désobligeante, appuya l’oncle Tristan ; tu n’as pas à juger la profession de M. Vernal, profession qui dépasse tes faibles compétences, permets-moi de te le faire remarquer !

— Eh bien, non, justement, je ne te le permets pas ! s’écria Bergemont cadet, les yeux hors de la tête ; te figures tu, par hasard, avoir le monopole du bon goût ?

— Il n’est pas question de bon goût, mais de choix judi­cieux dans une circonstance sérieuse. Or, je me repré­sente sans déplaisir et sans difficulté notre Elvire mariée à un artiste peintre…

Jean-Louis, dans un élan de gratitude, fit un pas vers lui ; Elvire lui jeta un long regard ému.

— … Tandis, poursuivit Bergemont aîné, que je ne la vois pas du tout, mais pas du tout affublée d’un… d’un aviateur !

Et il mit dans ce mot un tel dédain que Félix Berge­mont en bondit de fureur.

— Ah ! c’est comme ça, rugit-il. Ah ! Monsieur essaye de me donner en spectacle, de me ridiculiser, de me cou­vrir d’avanies !… À vous entendre, n’est-ce pas, je suis un niais, un sot, un jocrisse…

— Oh ! monsieur ! exclama Jean-Louis.

— Papa, voyons, tu es fou ! fit Elvire.

Mais Bergemont cadet n’écoutait plus rien. Debout, congestionné, indifférent aux attitudes navrées de sa fille et de Jean-Louis, ne songeant qu’à foudroyer l’adversaire, il proclama :

— Celui qui voudra ma fille pour épouse viendra la chercher par la voie des airs ! Ou bien Elvire épousera un aviateur ou bien elle se mariera malgré moi ! C’est ma volonté formelle, irrévocable et absolue !


CHAPITRE III

L’apostrophe de Félix Bergemont avait plongé les deux jeunes gens dans une consternation difficile à dépeindre. Quant à Tristan, homme supérieur, il se bornait à regar­der ironiquement son cadet, avec un air de compassion et même de pitié qui ne pouvait qu’aggraver les choses. Il savait bien, pourtant, et il l’avait dit à Elvire, que l’on avait difficilement raison des entêtements de Félix ; par conséquent, sa politique aurait dû être de ménager ce caractère ombrageux… Mais l’oncle Tristan, si averti lorsqu’il ne se trouvait pas en contact avec son frère, devenait insupportable dès qu’une discussion venait exciter son tempérament combatif. Alors, il oubliait que, presque toujours, mieux vaut douceur que violence et il se lançait en pleine algarade, quitte à regretter ensuite d’avoir été trop loin.

Peut-être se rendit-il compte de sa maladroite intervention, en contemplant le champ de bataille, autrement dit la physionomie des témoins du conflit. Jean-Louis Vernal ne savait quelle contenance tenir ; il hésitait entre l’amour-propre qui lui conseillait de prendre congé sans demander son reste, et l’indignation qui le poussait à adresser au père d’Elvire des reproches bien sentis. Mais il ne parve­nait pas à se décider et demeurait perplexe, très embarrassé de sa personne, regardant à la dérobée la jeune fille et M. Bergemont cadet… bref, extrêmement ennuyé.

Il est à croire que Bergemont aîné eût quelque regret d’avoir créé une situation aussi difficile. C’était à lui de réparer le dommage qu’il avait en partie causé, de ramener les esprits à une plus calme et plus saine notion des événements. Il crut donc devoir prendre la parole en ces termes :

— J’estime qu’il n’y a pas lieu, jusqu’à nouvel ordre, de s’arrêter à des déterminations sans appel. M. Jean-Louis Vernal nous a adressé une demande… — … irrecevable ! coupa le père d’Elvire.

— Plaît-il ? fit l’oncle Tristan.

— Je dis et je répète : Une demande irrecevable. Hier, ce matin encore, j’aurais hésité à la qualifier ainsi, mais, du moment que l’on veut passer outre à mes idées et qu’on cherche à me faire une réputation de maniaque imbécile, c’est bien simple, je considère la demande de M. Vernal comme une mauvaise plaisanterie !

— Ah ! monsieur, exclama le peintre, cette fois vous devenez incivil !

— Entendez-le comme il vous plaira ! dit Bergemont cadet.

Elvire se hâta de s’interposer :

— Voyons, père… et vous, Jean-Louis, du calme, je vous en conjure !

— J’en ai, du calme, dit Jean-Louis, sans quoi je n’eusse pas supporté les allusions blessantes de M. Bergemont !

— Quelles allusions ? protesta le père d’Elvire ; j’ai exposé mes vues sur votre profession, comme j’en ai le droit, voilà tout ! Il m’est bien permis, je suppose, de ne point aimer les beaux-arts !

— Il ne s’agit pas de les aimer, il s’agit de comprendre leur rôle social, rôle aussi grand que celui de l’industrie et du commerce !

— Vraiment ! Eh bien, je serais curieux, monsieur Vernal, de vous entendre développer un raisonnement sur ce thème ! Alors, vous attribuez aux arts…

— Une mission sociale, parfaitement, affirma Jean-Louis, car on ne vit pas que de pain, monsieur Bergemont !

— D’accord, mais en quoi, je vous le demande, la peinture peut-elle contribuer au bonheur ?

Jean-Louis Vernal, ainsi mis au pied du mur, chercha un argument assez fort et en même temps imagé, qui fût de nature à ébranler l’obstiné Bergemont cadet :

— Monsieur, prononça-t-il, quand vous demandâtes la main de celle qui devait porter votre nom, obéîtes-vous exclusivement au désir d’avoir à vos côtés une bonne ménagère ?

— Hein ?… pourquoi cette question ?

— Votre intention fut-elle, continua l’artiste, de vous attacher en elle une bonne cuisinière, une bonne couturière, etc., sans vous préoccuper de sa beauté ?

— Mais, enfin…

— Répondez : cette beauté vous était-elle indifférente ?

— Mais pas du tout !

— Tiens, tiens ! vous l’avez prise en considération, cette beauté, vous en avez été flatté, avouez-le !

— Dame, c’est naturel… mais à quoi rime votre interro­gatoire ?

M. Bergemont, en examinant celle que vous vouliez prendre pour femme, autrement qu’au point de vue utilitaire, en appréciant son charme, sa grâce, la clarté de son regard, la douceur de son sourire, vous vous êtes montré artiste sans vous en douter. Car c’est justement cela qui est l’art, monsieur Bergemont, c’est le superflu dont il est impossible de se passer, qui ne sert à rien et sans quoi l’existence est insipide ; l’inutile, en un mot, dont un poète a dit :

L’inutile, ici-bas, c’est le plus nécessaire.

« Vous, monsieur Bergemont, en choisissant votre compagne, vous avez accordé autant d’importance et peut-être davantage, à sa beauté qu’à ses mérites… Eh bien, l’art, c’est la beauté de la vie !

Le père d’Elvire haussa les épaules et s’efforça de trouver une repartie foudroyante, mais l’inspiration lui manqua. Il grommela le mot de « fadaises ! » et sortit en claquant la porte. Les jeunes gens et l’oncle Tristan restèrent seuls.

— Vous l’avez désarçonné, dit Bergemont aîné, mais votre cause n’en est pas devenue meilleure, au contraire. Pour le moment, il est préférable de ne pas insister. Si mon frère est opposé à vos desseins, mes enfants, j’y suis, moi, favorable et je vous promets de travailler à leur réalisation. À propos, continua-t-il en s’adressant au peintre, de qui donc est ce vers que vous avez si heureu­sement cité tout à l’heure ?

— De François Coppée, répondit Jean-Louis.

— Parfait… vous savez que je suis amateur de ces sortes de choses… Allons, ne nous désespérons pas, nous finirons bien par avoir raison… Nous trouverons bien un moyen de tourner l’obstacle !

— Sans reproche, mon oncle, vous n’en avez pas pris le chemin ! déclara Elvire.

— J’en conviens, je me suis laissé aller au plaisir de la critique… Bah ! tout s’arrangera, vous verrez… Partez-vous, monsieur Vernal ? Je vous ferai un bout de conduite, si vous le permettez !

— Très volontiers, acquiesça le peintre. Encore un mot, avant de vous quitter, mademoiselle : croyez-vous qu’il me sera permis, malgré mon échec, de reparaître dans cette maison ?

L’oncle Tristan se chargea de répondre :

— Certainement ! mon frère vous accueillera sans enthousiasme, c’est probable, tout au moins au début, mais puisque j’ai de la sympathie pour vous et que ma nièce vous voit avec une certaine satisfaction, si je ne m’abuse…

— Mon oncle, vous êtes un taquin ! dit Elvire.

— Revenez donc, mon ami, acheva Bergemont aîné, déployez une obstination égale à celle de votre futur beau-père, en évitant toutefois de parler mariage. Il s’agit de guerroyer en douceur et d’opposer la ruse à la force. Sous ces réserves, il est permis de vous dire, comme au Cid :

Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix !

Sur cette belle citation, Bergemont aîné entraîna le jeune artiste, ce qui ne fut pas sans étonner Elvire, car c’était la première fois que son oncle manifestait l’intention d’accompagner Jean-Louis. Elle eut l’impression qu’il voulait lui faire des confidences, lui parler en secret… Puis, elle n’y pensa plus.

Et la vie reprit dans la villa de Pourville, les jours se succédèrent sans apporter, de faits bien significatifs. De la part de M. Félix Bergemont, Elvire devait en convenir, aucune hostilité ne se manifestait à l’égard de Jean-Louis Vernal et, pas davantage, au sujet de la demande qu’il avait formulée. Tout au plus la jeune fille pouvait-elle s’apercevoir que son père apportait un soin un peu trop assidu à écarter de la conversation tout ce qui pouvait être relatif à l’idée de mariage. Il en était arrivé à bannir du vocabulaire courant tous les termes dont la consonance pût rappeler, voire de loin, l’hyménée… et c’est ainsi qu’un jour, peu de temps après la fâcheuse soirée où il avait, d’une façon si péremptoire, affirmé sa résolution, M. Tristan Bergemont, ayant eu l’imprudence d’employer l’expression familière : « C’est le mariage de la carpe et du lapin », Bergemont cadet prit une mine si renfrognée qu’un terrible silence s’ensuivit.

Bref, de menus symptômes suffisaient à révéler que Félix Bergemont n’avait nullement désarmé, mais, au contraire, qu’il couchait sur ses positions, tout prêt à une offensive acharnée dans le cas où on aurait la témérité de lui chercher noise. Il va de soi qu’Elvire, bien que fille extrêmement déférente et qui avait pour son père et son oncle une tendresse pleine de respect, ne songeait pas à abdiquer son amour pour Jean-Louis Vernal. Celui-ci avait le ferme propos de reparaître chez les Bergemont ainsi qu’il s’en était ouvert à M. Tristan, mais entre cette intention et sa réalisation effective, il y avait un abîme. À vrai dire, une bonne semaine s’était écoulée sans que le jeune homme eût trouvé le courage d’affronter derechef Bergemont cadet. Il préférait se glisser aux abords de la villa dès que la nuit lui permettait de passer inaperçu et, au demeurant, il attachait plus de prix à ces entretiens secrets avec Elvire qu’aux soirées familiales toujours un peu contraintes et languissantes.

— Je vous atteste, Jean-Louis, lui disait Elvire, que rien ne s’oppose à ce que vous nous rendiez visite comme auparavant ! J’en ai acquis la certitude en causant avec papa.

— Vraiment ? et en quels termes s’est-il exprimé sur mon compte ?

— Oh ! je n’irai pas jusqu’à prétendre, avoua Elvire qu’il se montre extrêmement chaleureux à votre endroit… mais quand je me fus expliquée avec lui, après m’avoir entendu dire que le fait d’avoir demandé ma main sans succès n’imposait pas nécessairement une réserve mutuelle, que vous n’en étiez pas moins agréable à fréquenter, etc., mon père se borna à déclarer que, « généralement, il n’en allait pas ainsi… Néanmoins, ajouta-t-il, j’ai les idées assez larges pour partager ton sentiment là-dessus, et je crois que nous donnerons, M. Vernal et moi, une preuve d’esprit en maintenant nos bons rapports. » Vous voyez donc, Jean-Louis, que vous pouvez parfaitement reprendre vos habitudes.

— Je n’y manquerai pas, répliqua le peintre. Mais je suis plus friand, croyez-le, de nos rencontres cachées, malgré la grille qui nous sépare.

En effet, cet échange de paroles avait pour décor ce coin du jardin protégé par les taillis de troènes, limité par la grille de la villa, à travers laquelle les jeunes gens se parlaient de très près, quoique de la manière la plus chaste. Mais, si Elvire se sentait ainsi efficacement protégée, l’entreprenant Jean-Louis maudissait souvent cette barrière inopportune.

— Maudit soit l’architecte, maugréait-il, qui a eu la stupide idée d’enclore de la sorte votre maison !… Cette grille fait mon désespoir ! Songez-y, Elvire, nous n’avons que ces instants dérobés pour nous parler cœur à cœur, puisque le reste du temps il faut que je m’asservisse au protocole, et une grille massive m’empêche de vous expri­mer…

— En êtes-vous bien sûr ? fit malicieusement la jeune fille. Pour ma part, je ne vois pas en quoi ces barreaux méritent votre rancune.

Avec une hypocrisie qui ne le cédait en rien à celle de sa fiancée clandestine, Jean-Louis Vernal murmura :

— C’est moins le contact de cette grille qui me glace, que l’idée de sa présence entre nous. Je discerne là, mienne chérie, je ne sais quel symbole de séparation et, dans les circonstances où nous sommes, cette seule pensée me remplit d’angoisse. Ne consentiriez-vous pas, Elvire, à venir auprès de moi ?

— Mais non, répondit nettement la jeune fille, je ne tiens nullement à être aperçue avec vous à pareille heure… vous savez qu’il ne faut pas donner prise à la médisance.

— Alors, c’est moi qui vais escalader la grille.

— Non, encore ! vous risqueriez vous-même d’être vu dans une attitude plus digne d’un cambrioleur que d’un amoureux.

— Oui, oui, vous vous retranchez derrière toutes sortes de bonnes raisons… À la vérité, vous ne tenez pas du tout à ce rapprochement.

— Désirez-vous que je vous parle avec franchise ?

— Certes !

— Eh bien ! moi, je suis très contente que cette grille existe… L’architecte que vous maudissez, Jean-Louis, je le bénis au contraire, car j’ai, grâce à lui, le bonheur de vous voir, et aussi la sécurité !

Le peintre ne put se défendre de penser tout haut :

— Lorsque l’amour est en jeu, il me semble que l’idée de sécurité, de prévoyance, ne devrait pas avoir beaucoup d’empire.

Et comme la jeune fille se taisait, il continua :

— Vous vous méfiez de moi, Elvire, ce n’est pas bien !

— Qui sait ! prononça-t-elle, si je ne me méfie pas moins de vous que de moi-même.

Déjà repentant, Jean-Louis s’écria :

— Ma bien aimée, il n’est pas d’heure où je ne m’aperçoive que votre affection vaut mieux que la mienne. Quels trésors il y a en vous, Elvire, et combien je suis heureux de les découvrir ainsi de jour en jour. J’imagine que toute ma vie, passée auprès de vous, me réserve un émerveillement perpétuel… et que je n’aurai jamais assez de temps pour vous deviner toute et pour vous crier ma gratitude ! Je vous aime, chérie, je n’aimerai jamais que vous, et je saurai vous conquérir en dépit de votre père. S’il se montre tenace, je m’ar­merai de patience et d’acharnement et je finirai par triompher. Au fait, vous a-t-il reparlé d’aviateur ou d’avion ?

— Non pas, repartit Elvire, et cela pour l’excellente raison qu’il affecte de ne pas revenir sur ce fâcheux débat. Mais moi qui le connais bien, je ne suis pas dupe… Il suffirait de bien peu de chose, de la moindre étincelle pour rallumer l’incendie.

— On verra bien ! articula Jean-Louis d’un air de défi, après un court silence.

Ce qui lui attira cette question :

— Que voulez-vous dire ?

— Moi ?

— Oui, naturellement, vous ! insista la jeune fille. Qu’entendez-vous par : « On verra bien ! »

— Mais rien de particulier. J’ai dit cela comme n’importe quoi ! C’est une parole sans importance.

— Il m’avait paru, observa-t-elle, que cette parole, justement, avait l’accent d’une idée arrêtée.

— Vous vous trompez, Elvire, dit Jean-Louis, sans manifester d’embarras. Je vous répète que j’ai parlé sans arrière-pensée.

Et sans insister davantage, il détourna l’attention d’Elvire, tant et si bien que la demie de minuit avait sonné que les jeunes gens, Elvire dans le jardin, Jean-Louis appuyé au soubassement de la grille, devisaient encore. Apparemment, l’objet de leur conversation appartenait-il au domaine des confidences, car un passant, s’il s’en fût trouvé dans Pourville à cette heure tardive, n’eût pas manqué de constater que les deux charmants visages étaient singulièrement près l’un de l’autre.

Et la vie reprit aussi normalement qu’il était possible entre personnes dont l’état d’esprit présentait tant de dissemblances. Félix Bergemont, enfermé dans une dignité quelque peu maussade, s’efforçait de témoigner à sa fille la même affectueuse sollicitude que par le passé, sans toutefois réussir tout à fait à s’affranchir d’un peu de gêne. Elvire, de son côté, se croyait animée d’un naturel parfait, mais ne se rendait pas compte qu’elle manquait d’abandon et de spontanéité. Quant à l’oncle Tristan, c’était plus simple, il ne sortait presque plus de son appartement du deuxième étage, de peur, vraisemblablement, de se heurter au visage renfrogné de Félix ou à la mine soucieuse d’Elvire… Restait le pauvre Jean-Louis Vernal ! Celui-ci, encouragé par la jeune fille, et aussi par Tristan Bergemont avec qui, d’ailleurs, il semblait sympathiser de plus en plus, avait reparu, un soir, et, ma foi, n’avait pas été trop mal accueilli par le tyran de son destin. Bergemont cadet lui avait même tendu deux doigts sans hésitation aucune et c’est tout ce qu’il deman­dait, car il lui suffisait d’être toléré à la villa et d’appro­cher Elvire. Malheureusement, dès qu’il survenait, une gêne indéfinissable planait sur le groupe, gêne que le jeune artiste tâchait à dissiper de son mieux. Il égayait la conversation ou bien contait des histoires d’atelier, dans l’espoir d’arracher un sourire à Bergemont cadet, ce qui arrivait assez rarement, il faut en convenir. Jean-Louis s’était vite aperçu que toute allusion à la peinture devait être sévèrement condamnée, sous peine de mettre au supplice le père de celle qu’il aimait, en lui rappelant un entretien épineux. Toute la diplomatie des jeunes gens consistait donc à entretenir la conversation en évitant d’y prononcer des mots dangereux, tels que peinture, artiste, mariage, aviation, etc. Il en résultait parfois des périodes assez laborieuses, des silences pénibles et, d’une manière générale, la plus désagréable contrainte. Le seul qui conservât tout son laisser aller, c’était encore Bergemont aîné ; mais nous le répétons, il affectait de vivre désormais « en marge » et ne prenait part aux réunions du soir que lorsqu’il ne pouvait absolument s’en dispenser.

Ainsi la vie familiale se traînait, dans la villa de Pourville, et les intérêts du jeune couple n’avançaient guère, quand, à six semaines de là, se produisit un événement qui défraya soudain tous les propos.

C’était pendant, non pas l’horreur, mais le calme d’une profonde nuit, plus exactement vers les premières lueurs du matin, que le fait arriva. Elvire qui avait l’habitude de dormir, sa fenêtre grande ouverte, fut réveillée par un bruit aérien auquel il était impossible de se méprendre, le bruit puissant et très proche d’un moteur d’avion. Jusque-là, rien de particulier, car Pourville se trouve sur une ligne assez familière aux aéroplanes, étant donné surtout la proximité de l’aéroport de Buchy. Un moment attentive, Elvire avait prêté l’oreille au ronflement décroissant, puis s’était assoupie, mais pour se réveiller très vite : de nouveau, le bruit du moteur emplissait l’espace… La jeune fille sauta hors de son lit, courut à la fenêtre et tenta vainement de distinguer l’appareil dans la clarté confuse du petit jour… Pourtant l’avion était là, volant très bas sans aucun doute, à en juger d’après la sonorité de son bourdonnement. Tout auprès d’Elvire, des contrevents, brusquement repoussés, claquèrent contre la muraille et le visage de Bergemont cadet se montra, tourné vers le ciel.

— Entends-tu ? demanda-t-il à sa fille.

— Je crois bien, répondit Elvire, voilà trois quarts d’heure que ce ronflement m’empêche de dormir ! D’ordinaire, les avions passent, leur bruit décroît à mesure qu’ils s’éloignent… Celui-ci a l’air de tourner autour du pays !

— Peut-être est-il égaré ! fit Bergemont cadet. Qui sait si ce n’est pas quelque aviateur américain arrivant en France comme Lindberg et Byrd !

— Quelle idée !

— Logique, mon enfant ! L’Atlantique est très fréquenté, cette époque… Tiens ! tiens ! ajouta le digne homme en se penchant hors de la fenêtre, il est là… il est juste au-dessus de la maison !

— Tu vas tomber, papa, prends garde ! s’écria Elvire.

— Quel malheur qu’on ne puisse faire des signaux !

— À quoi bon… Tu ne prétends pas, j’imagine, inviter cet aviateur à atterrir chez nous, dans le jardin !

Une voix narquoise tomba, de l’étage supérieur.

— Que se passe-t-il donc ? interrogeait Bergemont aîné.

— Mon oncle, c’est un avion ?

— Belle rareté pour vous tenir debout à quatre heures !

— Oh ! toi… commença Félix.

Mais le bruit s’accrut tout à coup de façon telle qu’il requit toute son attention. À travers la brume matinale, l’avion apparut et bientôt s’effaça, prenant de la hauteur et filant vers l’intérieur des terres.

— Un biplan ! s’écria Bergemont cadet.

Maintenant, le bruit diminuait d’intensité. En peu de secondes, il s’éteignit tout à fait.

Les Bergemont retournèrent à leur lit. Dans la journée, on échangea encore quelques phrases au sujet de l’avion, sans y attacher d’importance, mais, vers midi, un gamin se présenta à la villa, porteur d’un objet singulier ramassé par lui sur la plage de Pourville. C’était une petite masse de plomb, en forme de cône et munie d’un anneau auquel était fixé un rectangle de carton portant ces mots en gros caractères.

Hommage à Mlle Elvire Bergemont

Pourville (Seine-Inférieure).


CHAPITRE IV

Décrire la stupéfaction des hôtes de la villa, réunis dans la salle à manger devant le cône de plomb et son étrange étiquette, c’est un effort qui dépasse les mots. Tour à tour, chacun prenait en main l’espèce de projectile, le soupesait, puis examinait la façon dont le message était retenu à l’anneau. Jusqu’aux domestiques, attirés par l’incident

qui formulaient leur opinion, après avoir, eux aussi, palpé l’envoyé du ciel. Mais, de tous, Elvire était la plus intri­guée, la plus violemment surprise, et même, à son étonne­ment, se mêlait une vague irritation.

— Enfin, il n’y a pas à tortiller, prononça Félix Bergemont, nous sommes en présence d’un fait positivement extraordinaire. Nul doute que ce morceau de métal ait été lancé, la nuit dernière, de l’avion que nous avons entendu. Je m’explique, à présent, son insistance à rôder dans ces parages ! Il repérait, sinon la maison, du moins la plage, pour déposer sa lettre le plus près possible de chez nous, le plus près possible de toi, fillette. Ah ! ces aviateurs !

En le voyant tout animé de naïve allégresse, sa fille ne put se contenir davantage ; elle s’écria :

— Mon pauvre papa, mais c’est fou, voyons ! Tu commences par déclarer que le fait est extraordinaire et, tout aussitôt, tu l’acceptes, tu l’enregistres comme la chose la plus naturelle du monde ! Réfléchis un peu, je t’en conjure.

— À quoi veux-tu que je réfléchisse ? fit-il, un peu saisi.

— Quoi ! tu admets qu’un aviateur absolument inconnu — puisque nous n’avons aucune relation dans le monde de l’air — ait pris la peine d’organiser toute cette mise en scène pour un autre dessein que de nous mystifier, et toi avant quiconque ?

— Comment ça, me mystifier !

— Mais ça saute aux yeux ! Tu as certainement confié à un indiscret ton bizarre désir d’avoir un gendre, la confidence n’a pas tardé à courir les champs et le résultat ne s’est pas fait attendre ! Quelque pilote désœu­vré s’est fait une joie de monter cette farce, dont le ridicule rejaillit sur moi !

— Le ridicule ?… Je ne vois pas…

— Oui, le ridicule ! Ne comprends-tu pas qu’à cette heure c’est moi qui défraye les plaisanteries de ces mes­sieurs ?

Bergemont aîné prit la parole.

— Il est certain, dit-il, que l’explication d’Elvire est la plus plausible. Tu auras bavardé, Félix, tu auras confié trop légèrement tes projets à un mauvais plaisant !

Bergemont cadet fit un pas en arrière : — Sur la tête de mon enfant, prononça-t-il d’une voix émue, je jure que je n’ai soufflé mot à personne de ma prédilection touchant le choix d’un gendre ! Ce que j’ai pu dire, je l’ai dit ici, entre nous, dans le cercle familial… Le seul étranger qui l’ait entendu, c’est M. Vernal ! Donc, si une indiscrétion a eu lieu, c’est de ce côté qu’il faut orien­ter notre enquête !

— Je réponds de M. Vernal ! affirma Elvire avec viva­cité.

— D’ailleurs, je ne vois pas très bien, ajouta l’oncle Tristan, quel intérêt aurait eu M. Vernal à ébruiter cette fantaisie regrettable !…

— Regrettable !… oh ! mais, pardon… coupa Félix Ber­gemont.

Mais son frère reprit, sans s’attarder à un débat inopportun :

— Comploter un tel subterfuge non seulement serait indigne du galant homme qu’il est, mais encore pourrait tourner à sa confusion en lui suscitant un rival ! Moi, je persiste à croire qu’une indiscrétion a été commise ; puisque Félix est sûr d’avoir tenu sa langue, nous devons nous en prendre à un autre que lui. Pour ma part, je suis d’ores et déjà hors de cause ; j’ai trop blâmé mon frère de sa lubie pour n’avoir pas gardé secrète une turlutaine aussi peu flat­teuse pour son bon sens !

— Je remarque, dit Félix, que tu ne rates jamais l’occasion de me montrer sous un aspect grotesque !

— Arrivons à toi, ma petite Elvire, continua Bergemont aîné, as-tu la certitude de n’avoir révélé à personne cette malheureuse histoire d’aviateur ?

Elvire s’exclama presque indignée :

— Pouvez-vous me poser une pareille question, mon oncle ? Est-il supposable un instant que je me sois offerte de gaîté de cœur aux brocards des rieurs ? Oublier les paroles de papa, voilà ce que j’ai souhaité aussitôt, après les avoir entendues !

— À la bonne heure, fit Félix Bergemont d’un air pincé, c’est à qui me jugera le plus sévèrement ! J’ai l’impression, en vous écoutant, d’être un individu stupide, un incons­cient qui parle pour ne rien dire !

— Je te prie de reconnaître, mon bon ami, observa son frère, que si tu n’avais pas chanté la louange des aviateurs ainsi que tu l’as fait, si tu n’avais pas exprimé avec tant de lyrisme le vœu de donner ta fille à l’un d’eux, nous ne serions pas dans la nécessité, à cette heure, de chercher une solution à un problème infiniment désagréable !

— Mais je ne vois pas en quoi c’est si désagréable…

— Alors tu trouves bon que la dignité de ta fille serve de jouet à des jeunes gens qui, d’ordinaire, ne passent pas pour des modèles de convenance ? Va-t’en leur rendre visite à leur camp de Buchy, prête l’oreille aux propos de ces jeunes militaires audacieux par état, et tu m’en diras des nouvelles !

Elvire, gênée, changea la conversation.

— Étant donné que l’indiscrétion n’est imputable à aucun de nous, l’énigme reste insoluble, prononça-t-elle.

— À moins… commença l’oncle Tristan.

Il jeta un coup d’œil autour de lui, s’assura que la cuisinière et le valet de chambre-jardinier avaient regagné l’office.

— … À moins que les domestiques !

— Bah ! ce sont de bonnes gens, dit Félix Bergemont, pourquoi auraient-ils essayé de nous desservir ?

— Oh ! sans intention mauvaise, objecta son frère, sans même songer à mal ! Un mot est vite lâché et c’est assez, pour éveiller la malice d’un farceur ! Quoi qu’il en soit, nous sommes obligés de nous en tenir à une simple suppo­sition. Il va de soi que si nous interrogions nos domestiques, nous n’obtiendrions rien que des serments de fidélité. Donc, je suis d’avis de classer l’affaire et de n’y plus penser !

— Que va-t-on faire de ça ? demanda Bergemont cadet en montrant le cône de plomb et sa pancarte.

— Il faut le jeter, l’enterrer ! s’écria Elvire, je ne veux plus le voir !

— Je m’en charge, déclara son oncle, je rangerai là-haut, chez moi, ce vestige d’une plaisanterie de mauvais goût ! Maintenant, plus que jamais, bouche close !

Point n’était besoin de recommander le silence à la famille Bergemont ; Elvire elle-même se promettait bien de ne rien dire à Jean-Louis, mais elle comptait sans le malicieux hasard. La première parole que lui adressa l’artiste lorsqu’il la rejoignit, le soir, à la grille de la villa, fut pour l’interroger sur l’aviateur mystérieux et sur son message.

— Mon Dieu, qui vous a dit ?… comment avez-vous su ?… balbutia Elvire troublée.

Il répondit tranquillement.

— C’est très simple : le gamin qui vous a remis le car­ton et le poids auquel il était fixé, me porte souvent mon attirail de peintre quand je fais du « plein air ». Il sait les liens d’amitié qui m’unissent à vous et aux vôtres : tout fier de sa trouvaille, il s’est empressé de m’en infor­mer !

— C’est une aventure abominable, dit-elle, je ne puis vous exprimer l’embarras dans lequel je me trouve ! Quel est votre sentiment, à vous, Jean-Louis ?

— D’abord, qu’en pense votre père ? demanda le peintre, de quelle manière interprète-t-il cet envoi extravagant ?

— Lui ? oh ! il n’hésite pas ! il est sûr que l’objet a été lancé la nuit dernière, par l’avion que nous avons entendu !

— Ah ! vous avez entendu un avion ?

— Oui, avec persistance, un avion qui semblait tourner autour de la villa. Mais, d’autre part, mon père affirme qu’il n’a communiqué à personne ses intentions paradoxales touchant mon mariage avec un aviateur… Nous en sommes réduits à penser que quelqu’un de notre entourage a fait le jeu d’un mystificateur et que l’aviateur a prêté son con­cours à cette supercherie ! Et vous, Jean-Louis, votre idée ?

— Ma foi, je me range à votre avis, ma chérie. Mais, dites-moi, votre père a-t-il été froissé en recevant ce message ?

— Froissé ? Non pas… c’est tout juste s’il n’était pas enchanté !

— Par conséquent, son zèle en faveur des aviateurs n’est pas seulement théorique, il serait prêt, si l’occasion se présentait, à en témoigner dans la réalité ?

Elvire ne put s’empêcher de trouver à cette question quelque chose d’ambigu ; elle leva la tête et, cherchant le regard de Jean-Louis dans l’ombre, elle prononça :

— Je n’aperçois pas la raison d’une telle demande, mon ami. Que voulez-vous dire ? Quelle importance peut avoir pour vous le fait que mon père… Le peintre se hâta de la rassurer :

— Dame ! J’espérais que M. Bergemont avait tenu des propos purement fantaisistes, sans rapport avec ses inten­tions réelles. Mais si je me suis trompé, s’il est foncière­ment décidé à vous marier à un aviateur, le message de cette nuit prend, à mes yeux, le caractère d’un danger sérieux…

— En d’autres termes…

— En d’autres termes, Elvire aimée, je verrais ma propre candidature fort compromise si un aviateur surgis­sait pour de bon !

— Rassurez-vous, Jean-Louis, cette éventualité ne se présentera pas !

— Hé ! hé ! voici déjà un inquiétant prélude. Aujourd’hui un message, la carte de visite… Demain, peut-être…

— Mais aucun aviateur ne s’occupe de moi, excepté pour se moquer !

— Ni vous ni moi ne pouvons l’affirmer, ma chérie ! Le hasard est grand, Pourville est fréquenté, les lieutenants du centre d’aviation voisin y viennent chaque semaine. L’un d’eux a pu vous exprimer un peu cavalièrement sa sympathie, dans le moment même où votre père se jurait d’avoir un aviateur pour gendre. On a vu de ces coïnci­dences, vous savez…

— Mais on n’a jamais vu, en revanche, fit Elvire d’une voix altérée, un fiancé douter de celle qui lui a voué sa vie. Quand bien même un de ces lieutenants dont vous parlez viendrait combler les vœux de mon père, oubliez-vous que ma volonté, à moi, est la seule qui compte ?

Le pauvre Vernal, épouvanté d’avoir méconnu, ne fût-ce qu’un instant, la tendresse et la fierté de la jeune fille, éprouva un serrement de cœur indicible ! Il dit, et une poi­gnante sincérité vibrait dans ses paroles.

— Mon amour, ma bien-aimée, pouvez-vous croire que j’aie attenté à notre mutuelle confiance !… Mais non, mais je le sais que nous sommes unis, quoi qu’il advienne !… nos sentiments confondus nous arment contre toutes les vicis­situdes ! Ce que j’ai voulu indiquer, ma chère chérie, c’est que l’intervention d’un rival agréé d’avance par votre père serait de nature à nous causer beaucoup de tourment et de désordre !

— Oh ! nous ne sommes plus sous l’ancien régime, un père ne peut exiger que sa fille se marie contre son gré… Au reste, je serais étonné que le rival imaginé par vous s’obstinât à briguer ma main, sachant ma volonté formelle de la lui refuser !

— Hum ! il suffirait d’un ambitieux sans scrupule…

— Jean-Louis, vous battez la campagne ! J’aurais cent fois préféré que ce fâcheux événement ne vous eût pas été révélé. Vous en êtes à présent à vous forger des chimères, à construire tout un roman sur une farce de mauvais goût. Vous en arrivez même à me dire des choses pénibles…

— Moi, grands dieux !

— Vous, parfaitement, prononça Elvire avec un courroux simulé. Vous m’avez clairement laissé entendre que, dans le cas où un compétiteur apparaîtrait, vous jugeriez vos chances compromises, façon aimable de me déclarer qu’avec moi, le dernier qui parle à raison !

— Écoutez, chérie…

— Non, je n’écoute rien… vous êtes un méchant !

— Ce n’est pas vrai… Et puis, après tout, je suis très content que vous soyez en colère !

— Ah ! c’est le comble !

— J’ai ainsi l’assurance que les pires surprises du destin seront impuissantes à nous désunir !

— Alors, vous aviez besoin de cette expérience pour en acquérir la certitude ? Vous voyez bien que vous vous méfiez, vilain !

Ce dernier mot, articulé d’une certaine manière et par des lèvres adorées est tout l’opposé d’un affront. Proba­blement Jean-Louis Vernal y trouva-t-il un stimulant incomparable, car, se hissant au faîte de la grille et se penchant vers l’intérieur du jardin, il murmura, rieur et tragique :

— Pour effacer cette injure, Elvire, vous n’avez plus que la ressource de vous agenouiller sur le soubassement afin de rapprocher votre visage du mien. Gardez-vous de refuser… déjà les pointes de la grille m’entrent dans l’es­tomac ! Le temps presse !

— Jean-Louis, voulez-vous bien descendre !

— Sans avoir obtenu le prix de mon escalade ?… Plutôt mourir transpercé !

— Mais c’est du chantage !

— On fait ce qu’on peut… Allons, sacrifiez-vous, mal­heureuse enfant !

Le sacrifice ne devait pas inspirer à la jeune fille une bien grande horreur, car elle ne discuta pas davantage. Posant son genou sur l’appui de pierre, elle alla au-devant du suppliant. Un long baiser les réunit que Jean-Louis, malgré sa position hasardeuse, eût voulu éterniser.

En dépit des apparences réellement fantaisistes qui, à première vue, ôtait à l’envoi de l’hommage aérien tout caractère sérieux, M. Bergemont cadet n’y pensait pas sans une satisfaction secrète. Le propre des maniaques est, en effet, de croire sans difficulté que les circonstances sont volontiers avec eux, d’accord avec leur idée fixe. Bien que, selon toute vraisemblance, le témoignage laissé par le raid nocturne fût l’œuvre d’un railleur, le père d’Elvire, sans oser le dire tout haut, inclinait assez à le considérer comme sérieux et sincère. Dans son enthousiasme per­manent pour les exploits de l’aviation, pour les grandes randonnées par-dessus les océans, dont les journaux rela­taient les moindres détails, le brave homme, réellement aveuglé, se trouvait dans les meilleures conditions pour adopter d’emblée les pires calembredaines.

C’est pourquoi, dans les jours qui suivirent et lorsque la conversation, entre Elvire, son père et son oncle, revenait au message, la jeune fille avait beau montrer à quel point ce sujet lui était désagréable, son père, lui, s’y attardait malgré ses protestations, malgré l’opposition systématique de l’incorrigible Bergemont aîné.

— Avec ton aviation et tes aviateurs, mon ami, lui disait Tristan, tu finis par extravaguer ! S’il t’arrivait le même accident qu’à Eschyle, tu rendrais l’âme avec joie !

— Qu’est-ce que ça signifie ? gronda Bergemont cadet, moins familiarisé que son frère avec les récits de l’anti­quité.

Occasion magnifique, pour l’oncle Tristan, de s’aban­donner au plaisir d’une petite conférence.

— L’illustre poète tragique était chauve. Un jour qu’il se reposait dans une vallée, un aigle qui venait de captu­rer une tortue et qui, du haut des cieux, cherchait du regard quelque roche afin d’y précipiter sa proie pour en briser la carapace, prit pour une pierre le crâne poli d’Eschyle qui reçut la tortue sur la tête et fut tué net.

— Quel rapport y a-t-il entre moi et ce ridicule fait-divers ? demanda, froissé, Bergemont cadet. Je ne suis pas si chauve que ça, je n’ai pas de caillou !

Ce disant, il passait les doigts dans ses cheveux gris, encore abondants, mais qui, tout de même, s’éclaircissaient au centre.

— Le rapport ? fit Bergemont aîné ; mais, mon pauvre Félix, s’il t’était arrivé de recevoir en plein occiput le morceau de plomb lancé par l’aviateur nocturne, je gage que tu aurais péri en bénissant ton bourreau !

— Je me bornerai à répondre que l’aviateur nocturne, mon cher, a été suffisamment adroit pour ne blesser per­sonne. Ton aigle à la tortue était un idiot, comparé à lui !

Elvire interrompit la controverse.

— Je croyais qu’on devait parler le moins possible de cette insolente parodie !

Bergemont cadet se regimba :

— Insolente parodie, c’est bientôt dit ! fit-il ; jusqu’à plus ample informé nous sommes en droit d’accorder au visiteur un minimum de confiance ! Nous sommes aussi bien fondés à croire à sa galanterie qu’à son imperti­nence !

— Allons, tu n’en veux pas démordre ! lança Tris­tan.

— Mais je m’en vante… Je n’hésite nullement à défendre cet inconnu, quitte à m’avouer bafoué si une nouvelle expérience me démontre ma méprise !

— Une nouvelle expérience ! s’écria Elvire ; est-ce que tu te figures, papa, que ton aviateur viendra se rappeler à notre souvenir ?

— S’il est de bonne foi, c’est plausible !

— À ta place, ricana Tristan, je me ferais construire, sur le toit, un petit belvédère où je m’installerais chaque nuit pour scruter le lointain.

— Pauvre père ! gémit comiquement la jeune fille, je me le représente là-haut, en pan de chemise, la longue-vue à l’œil et éternuant toutes les minutes !

Cette vision drolatique fit éclater de rire celui même qui en était le héros et, comme presque toujours, la dispute se termina en gaîté. Le dernier trait fut décoché par Tristan, au moment du coucher, tandis que les habitants de la villa se souhaitaient le bonsoir :

— Dors bien, recommanda-t-il à son frère, et si l’avia­teur entre cette nuit dans ta chambre, appelle-moi pour que j’aie le plaisir de faire sa connaissance !

Or, peu s’en fallut que cette baliverne fût une pro­phétie.

Tout reposait dans Pourville : le clair de lune éblouis­sant promettait un temps radieux pour le lendemain, l’air était calme, la mer palpitait doucement. Vers deux heures du matin, un vrombissement d’énorme insecte vint troubler la paix des êtres et des choses. Très vite s’accrut le tapage qui, en quelques instants, remplit tout l’horizon. L’avion, venant de l’intérieur, filait droit vers le large, le bruit dimi­nua, parut s’éteindre, mais pour renaître avec une intensité plus grande. L’aéroplane, ayant décrit une courbe en mer, s’était rapproché et commençait de tourner autour du village. Çà et là, des fenêtres s’éclairèrent et l’on vit des têtes s’avancer au dehors.

Celle de Félix Bergemont avant toute autre ; ayant pris à peine le temps de passer un pyjama, le maniaque de l’aviation fouillait les espaces sidéraux pour y découvrir l’appareil. Mais le clair de lune rendait malaisée cette opération, en sorte que le père d’Elvire, docile au bruit, tournait la tête en même temps que se déplaçait l’onde sonore. Il se trouva bientôt adossé à la barre d’appui de sa fenêtre, le visage dirigé vers le ciel et c’est ainsi que son frère, en se penchant à son tour à son balcon, l’aperçut au-dessous de lui.

— Qu’est-ce que tu fais, mon bon ami ? lui demanda-t-il, serais-tu tombé en extase ?

Félix négligea de riposter, pour suivre son idée la plus chère.

— Je n’arrive pas à le repérer, fit-il, on l’entend, mais on ne le voit pas. Pourtant, il ne doit pas être très haut !

— Qu’en sais-tu ? Peut-être te figures-tu qu’il t’apporte une nouvelle épître !

— Tiens ! tiens ! cria Bergemont cadet, il approche, il revient !

En effet, le ronronnement du moteur venait de se renforcer. Un moment, le bruit fut extrêmement fort, puis s’éteignit assez vite.

— Il est parti, annonça Bergemont cadet, il a rebroussé chemin ! Je ne m’explique pas sa manœuvre !

— Tu y connais donc quelque chose ?

— Naturellement ! Je ne fais pas partie de ces badauds ignorants qui assistent aux prodiges de la Science sans y comprendre goutte ! Moi, je m’informe, je me documente, je m’intéresse !

Bergemont aîné persifla :

— Continue, tu m’intéresses, moi aussi ! Alors, cet avion qui est parti comme il était venu, en quoi te semble-t-il anormal ?

— En ceci qu’un vol de nuit est toujours justifié par une raison sérieuse, raison qui, je l’avoue, m’échappe dans ce pays paisible. J’aurais compris que le pilote effectuât un vol de reconnaissance en mer… Mais non, il s’est contenté de s’approcher du rivage…

— Pour moi, il te cherchait ! conclut Tristan, de son air figue et raisin, tu aurais dû faire des signaux !

Visiblement blessé de ce ton facétieux, Bergemont cadet rentra dans sa chambre et se remit au lit, cependant que l’oncle Tristan, demeuré à son balcon, riait tout seul d’une manière inexplicable.


CHAPITRE V

Il était midi et demie à peu près ; les Bergemont venaient de se mettre à table pour déjeuner, on attaquait les hors-d’œuvre lorsque le valet de chambre vint annoncer qu’on demandait Mlle Elvire Bergemont.

— Qui ça « on » ? interrogea l’oncle Tristan.

Le domestique répondit :

— Monsieur, c’est un homme de la campagne !

L’oncle grommela :

— Ce garçon s’exprime comme une tireuse de cartes !

Mais déjà Elvire s’était levée et avait gagné l’office, où l’on avait fait rentrer un brave homme, au visage coloré, qui tenait à la main un petit paquet confectionné avec un journal.

— Ma chère demoiselle, commença-t-il en son parler plein de bonhomie, faut vous expliquer premièrement que j’eus un jardin de maraîcher à Rouxmesnil, qu’est une petite localité pas loin d’ici, comme vous savez p’tèt’ben !

— Je connais Rouxmesnil, dit Elvire, et alors ?

— Alors, ce matin, comme à l’accoutumée, j’me dirige donc du côté de mes plants de choux pour aller au marché à Dieppe, quand voilà que j’aperçois une si drôle d’affaire que, censément, j’ai eu un coup dans l’estomac, vu que j’avais cru d’abord voir une bombe ! Ah ! dame, par le temps qui court faut s’étonner de rien, pas vrai ?

— Mais je me demande en quoi tout ça me concerne ! interrompit la jeune fille.

— Attendez, vous allez voir, ma chère demoiselle, vous allez voir, c’est une vraie histoire à raconter… Ce machin qu’était dans mes choux, c’était pareil qu’une espèce de grosse cartouche, un genre de tube si vous aimez mieux. Après un moment et voyant qu’il n’y avait pas de mèche au bout, je l’ramasse, je l’trouve assez lourd et j’m’aperçois tout d’un coup que c’est un truc qui se dévisse, un étui !

— Et vous l’avez dévissé ?

— Et je l’ai dévissé, répéta le rural qui tenait à ménager ses effets et à tirer de son récit le maximum d’avantages, et dedans, j’ai vu un papier. Une enveloppe, pas davantage, mais avec des mots écrits dessus… Et savez-vous quoi ? Votre nom, ma chère demoiselle ! Hein ! C’est-y curieux, tout de même ?

— Mon nom ?

— Écoutez, je ne pense pas qu’il y ait d’erreur, fit le commissionnaire en dépliant son papier, vous allez pouvoir en juger par vous-même, car j’ai tout apporté, le contenant et le contenu…

Et il exhiba aux yeux d’Elvire un court cylindre de métal, semblable à ces étuis dans lesquels les marins enferment les papiers pour les soustraire à l’humidité. Ayant dévissé la partie supérieure, il tira du tube une enveloppe fermée dont la suscription était rédigée ainsi :

« La personne qui trouvera cet objet est priée de bien vouloir faire parvenir la présente lettre à Mlle Elvire Bergemont, Villa Cypris, Pourville (Seine-Inférieure). Très urgent. »

— Justement, acheva le maraîcher, je venais aujourd’hui à Dieppe, rapport au marché ! Je me suis dit que c’était pas gênant, avec ma bagnole, de faire un crochet en m’en retournant. J’ai demandé si on vous connaissait par ici. Et voilà comme quoi je suis venu vous voir, ma chère demoi­selle !

Elvire sentait venir la suite de la mystification. Pressée de rejoindre les siens, elle offrit au campagnard un rafraîchissement qu’il accepta sans se faire prier, puis, après lui avoir glissé un billet, revint dans la salle à manger.

— Nous ne sommes pas délivrés, prononça-t-elle, et sa voix frémissait de colère, le plaisantin à qui nous avons affaire a juré de nous tourmenter sans pitié. Savez-vous ce qui nous arrive ?

En quelques mots brefs, elle conta la découverte de l’étui dans les environs de Pourville.

— Il est évident, remarqua l’oncle Tristan en tournant le cylindre entre ses doigts, que ce tube est cousin du cône de plomb de l’autre matin. Toutefois ma petite, avant de te mettre martel en tête, tu devrais bien lire la lettre qui t’est adressée.

— Je vous avoue que je répugne à le faire, répliqua Elvire.

— Pourquoi ? Nous n’avons aucunement droit de supposer que l’envoyeur est répugnant le moins du monde !

Cette protestation émanait de Bergemont cadet ; dans le cas où la lettre provînt d’un aviateur ou, du moins, eût été lancée d’un avion, il prenait position pour défendre ses favoris.

Elvire déchira l’enveloppe, déplia le feuillet qu’elle renfermait et lut ces lignes tracées d’une écriture imper­sonnelle :

J’ai eu la joie infinie de rencontrer Mlle Elvire Bergemont. Je n’ai pu affranchir ma mémoire de son image. Il ne m’est pas encore permis de me révéler à elle. Jusqu’au jour où je serai autorisé à rompre l’incognito, qu’elle veuille bien accueillir sans déplaisir les témoignages de respectueuse constance que je lui adresserai du ciel.

Et c’était signé : L’Aviateur inconnu.

— Ah ! pour le coup, ça dépasse les bornes ! s’exclama Tristan Bergemont en assénant sur la table un magistral coup de poing.

Elvire ajouta ;

— Les bornes de la décence, oui, certes ! Cette fois, nous ne pouvons invoquer la coïncidence, le hasard… que sais-je ! Non, non, je suis bien la victime que s’est désignée le misérable auteur de cette épître ! L’Aviateur inconnu… je vous demande un peu ! Mais c’est du roman feuilleton de dernière catégorie !

Félix Bergemont avait ajusté son pince-nez et lisait la lettre ; il déclara :

— Tout ce que tu voudras, ma fille, mais ce plaisantin, à supposer que c’en soit un, n’a pas du tout un mauvais style. La formule qu’il emploie me paraît pleine de courtoise déférence !

— Je discerne précisément là, repartit Elvire, une condition aggravante. J’aimerais mieux être aux prises avec un homme vulgaire, dont on se débarrasse par le mépris.

Bergemont cadet, absorbé dans la contemplation de l’étrange missive, n’entendit qu’imparfaitement cette phrase. Mais Tristan y démêla un sens tout particulier : Elvire à son insu venait d’avouer qu’elle accordait de l’attention à l’entreprise dirigée contre elle. Cependant, il garda pour lui sa réflexion.

— La moralité de cette nouvelle tentative, continua la jeune fille, c’est la confirmation que des gens sont au courant des paroles prononcées ici par toi, papa, au sujet d’aviateurs et de mariage. Nous avons certainement été trahis et, maintenant, on s’acharne à nous importuner. Dieu sait comment tout ça finira ?

Sans vouloir écouter les protestations de son père, elle mit son chapeau et sortit pour tenter de dissiper son mécontentement. Elle se voyait engagée dans une mésa­venture des plus scabreuses ; elle savait son amour-propre à la merci d’un écervelé, sinon de plusieurs, enchantés de rire à ses dépens. Quand elle eut erré sans but, pendant près d’une heure, elle revint par la plage et, comme elle l’espérait, aperçut Jean-Louis Vernal en train de brosser une étude sous son parasol de peintre. À sa vue, il posa précipitamment pinceaux et palette. En lui décochant un salut cérémonieux afin de tromper la vigilance d’un groupe de baigneurs tout voisin, il lui dit, assez bas pour qu’elle seule put entendre :

— Chérie adorée, voilà une rare faveur ! Je n’ai pas souvent la chance de vous voir, dans la journée sans garde du corps… surtout depuis que votre père m’a signifié son opposition !

— Ah ! Jean-Louis, c’est un peu pour cela que je viens à vous ! Il y a du nouveau et j’en suis bien agacée.

Derechef, il lui fallut narrer l’histoire de la lettre. Le jeune homme suivit le récit sans l’interrompre, sans trop s’étonner même. Lorsqu’elle eut achevé, il posa cette question :

— Et M. Félix Bergemont, que pense-t-il de ces façons d’agir ? Est-ce qu’il ne se repent pas de son imprudente détermination ?

— Non, pas du tout. Il continue de voir ça d’une manière plutôt flatteuse… Son opinion est que L’Aviateur inconnu n’est pas dénué de tact, que sa lettre est empreinte de bonne éducation, car…

Elle laissa sa phrase en suspens, brusquement frappée d’un soupçon. La voyant pensive, Jean-Louis voulut connaître sa soudaine inquiétude.

— C’est singulier, répondit-elle, je viens de m’aviser tout à coup que mon père, dans les deux circonstances où j’ai manifesté mon mécontentement d’être en butte à des persécutions anonymes, a plaidé pour les auteurs de celles-ci.

— Plaidé ?… Que voulez-vous dire ?

— Oui, la première fois comme aujourd’hui, mon père, n’a pas fait chorus pour accabler le ou les imposteurs. Loin de là, il leur a trouvé des excuses, il a paru atténuer leur geste. Je l’entends encore déclarer en lisant la lettre signée L’Aviateur inconnu qu’elle montrait de la déférence et de la courtoisie.

— Eh bien, chérie, qu’est-ce que vous en concluez ?

Elle hésita un peu. Puis, lentement :

— J’en arrive à me demander si mon père n’est pas derrière toutes ces manigances, s’il n’est pas l’organisateur de cette comédie dont ma crédulité fait tous les frais !

Chose imprévue, le peintre, qui n’avait cessé de fixer sur la jeune fille un regard anxieux, sembla soulagé par cette parole. Avec un empressement un peu trop vif pour être réellement sincère, il rétorqua :

— Vous n’y songez pas, Elvire ! Quoi ! Supposer que votre père lui-même ait ourdi, en quelque sorte, un complot contre vous ? Mais il faudrait donc admettre que sa prédi­lection pour les aviateurs atteignît à la divagation !

— Tout cela est bel et bon, reprit Elvire, mais il n’en demeure pas moins, que tout bien considéré, c’est mon père qui a le plus grand intérêt à faire intervenir un avia­teur dans nos débats de famille. Vous vous rappelez qu’il a prononcé un sermon ou peu s’en faut… Vous vous rappe­lez son attitude péremptoire quand vous êtes venu lui demander de me donner à vous… Blâmé par notre silence plein de réprobation, raillé impitoyablement par mon oncle, rien d’étonnant qu’il veuille prendre une éclatante revanche, et… de là à aider les événements…

Le peintre réfléchissait, un indéfinissable sourire se jouait sur ses lèvres, et l’on eût juré même qu’il employait tous ses efforts à réprimer une légère hilarité. Il dit :

— Vous prononcez, ma chérie, un véritable réquisi­toire contre l’auteur de vos jours, vous lui prêtez des instincts presque perfides, des intentions quasi criminelles ! Si M. Félix Bergemont était capable d’aller jusqu’à un tel forfait, le mot n’est pas trop fort, il faudrait en déduire qu’il ne craint pas de devenir votre adversaire.

— Mon Dieu, répliqua la jeune fille, la vanité contra­riée peut pousser le meilleur des hommes à des erreurs parfois très regrettables. Si mon oncle Tristan était là, il ne manquerait pas de vous citer, car lui aussi a sa manie, l’exemple du fils du célèbre Nostradamus, qui, ayant pré­dit l’incendie de la ville de Pouzin, y mit lui-même le feu pour être bien sûr que l’oracle s’accomplît. C’est un peu le cas de mon père : Il a juré que je n’épouserai qu’un aviateur, et je ne serais pas surprise qu’il inventât de toutes pièces un candidat, pour la seule satisfaction de n’avoir pas juré en vain.

Jean-Louis Vernal l’avait laissé dire sans essayer de combattre cette version. Mais lorsqu’elle eut achevé, il la supplia de ne pas s’abandonner à une opinion peut-être légère, et en tous cas, funeste à sa tendresse filiale.

— Les apparences sur lesquelles vous fondez votre raisonnement sont trompeuses, affirma-t-il ; que votre père cherche à pallier les malheurs dont vous êtes la victime, c’est, somme toute, logique, puisque, dès le premier jour il s’est déclaré un champion des hommes de l’air. Quant à imaginer que cet homme débonnaire et placide, en dépit de ses frénésies scientifiques, ait trouvé le temps et les possibilités matérielles de construire une telle mystifi­cation, croyez-moi, c’est invraisemblable !

Longuement il lui parla sur ce ton, s’ingéniant à la ramener à une juste notion des choses, lui représentant que si elle adoptait l’idée de voir en son père un ennemi, sa vie en allait être douloureusement perturbée. Il dut s’avouer, dans son for intérieur, que ses instances res­taient en grande partie superflues.

Elvire Bergemont, douée de toutes les qualités, de toutes les vertus qui font la séduction d’une femme, avait cependant hérité quelque peu de l’entêtement de son père. Quand elle avait adopté une manière de voir, il ne fallait guère compter que sur le temps pour y apporter un changement, et les plus subtils conseils, l’insistance la plus affectueuse ne servaient de rien. Bergemont cadet, embusqué dans sa résolution baroque, eût préféré donner sa tête que revenir sur le projet fantasque d’avoir un aviateur pour gendre. Pareillement, Elvire, accrochée désormais à la sourde suspicion que son père pût être la cheville ouvrière de la farce dont elle était le jouet, se complaisait à ce doute, et n’en voulait plus démordre. Un tel état de sentiments devait, nécessairement, tôt ou tard, déterminer entre le père et la fille une crise extrêmement préjudiciable à l’harmonie de la maisonnée.

Pourtant Elvire n’était pas assez impulsive pour s’abandonner sans résistance à sa nouvelle inquiétude. Si elle était bien la digne fille de son père sous le rapport de l’idée fixe, elle ne manquait ni de bon sens, ni de pondé­ration. C’est la raison pourquoi, après avoir ruminé sa crainte subite, elle se promit, avant que de questionner délibérément M. Bergemont cadet, d’attendre que les mystificateurs signalassent de nouveau leur existence. « Au moindre retour d’offensive, se dit-elle, je m’assure­rai que papa s’obstine à excuser les actes monstrueux qui m’exposent à me perdre de réputation, et je lui mettrai le marché en main, en le sommant de déposer une plainte. Après tout, c’est la meilleure manière d’en finir ; s’il est complice, il sera le premier épouvanté, s’il ne l’est pas il comprendra que la patience a des limites. »

Ces belles déterminations n’empêchaient pas Elvire d’éprouver un pénible malaise dans cette atmosphère d’in­trigue où elle se trouvait. Encore que les trois habitants de la villa Cypris fussent unis par les plus étroits senti­ments d’affection, Elvire, dans les circonstances exception­nelles, avait souvent constaté l’embarras que peut atteindre une jeune fille privée de contact féminin. Il est en effet des nuances de caractère et surtout de sentiment qui, chez une jeune fille, ne peuvent être interprétées, comprises, admises que par une autre jeune fille, une sœur, une amie, lorsque la mère n’est plus là. C’était le cas pour Elvire Bergemont, privée trop tôt de cette douce épaule si accueil­lante, au front lourd de souci, entre son oncle Tristan, qui affectait le scepticisme, et le sarcasme de son père, toujours fourré dans des manuels scientifiques, Elvire connaissait parfois des moments de découragement et de fatigue morale ; la présence de Jean-Louis chassait bien vite ses papillons noirs, mais elle ne pouvait voir l’artiste qu’à l’insu de ses parents, ce qui répugnait à son âme droite. La seule personne susceptible de la réconforter était sa petite tante Flossie, jeune sœur de sa mère, Anglaise comme elle, et pour le moment domiciliée à Brighton. Flossie, il est vrai, passait chaque année quelques semaines chez les Bergemont, mais seulement au déclin de l’été. Elvire estima, dans le cas où les manifestations de L’Aviateur inconnu continueraient de friser le scandale, aggravant ainsi son propre état d’âme, que la situation deviendrait assez urgente pour que Flossie avançât son voyage et lui apportât le secours de son flegme britannique, de son sens pratique et de son amitié.


CHAPITRE VI

Lorsque Elvire, dans son désarroi, eut résolu d’en appeler à sa petite tante Flossie et de lui demander de venir à Pourville plus tôt que les années précédentes, elle n’hésita pas à exécuter son dessein tout de suite, elle lui écrivit une longue lettre bien détaillée, lui relatant par le menu ce qui s’était passé. La lettre expédiée, elle se sentit moins désemparée, elle recouvra le calme, mais néan­moins attendit la réponse avec impatience. Elle était lasse de se trouver isolée, pour ainsi dire, en face de son père, son oncle et Jean-Louis, le premier, constamment épris de sa marotte, le deuxième, observateur narquois, le troisième, enfin, dépourvu de l’énergie qu’elle eût sou­haitée. C’était là le principal sujet de la préoccupation d’Elvire : elle s’étonnait que le peintre se montrât aussi nonchalant devant le risque sérieux auquel se trouvait exposé son amour. Comment se faisait-il que Jean-Louis Vernal ne fût pas inquiet davantage quand un adversaire aussi acharné que l’Aviateur inconnu entreprenait subite­ment de lui disputer la femme qu’il aimait ? Certes, Elvire, un soir, lui avait donné tous les apaisements désirables sur la force de ses propres sentiments… Mais quelle amante, même après avoir dit : Je n’aimerai jamais que toi ! n’escompte pas, malgré tout, la jalousie de l’homme préféré ? Bien qu’Elvire eût rassuré Jean-Louis, elle n’admettait pas qu’il n’eût pas l’ombre, d’une crainte ni qu’il acceptât avec tant de philosophie l’intrusion du rival aérien. « Il me semble qu’à sa place, son­geait Mlle Bergemont, je ne me tiendrais pas, comme lui, sur une prudente réserve ! Je remuerais ciel et terre pour découvrir l’auteur de ces déclarations impertinentes et je le sommerais d’y mettre fin sous peine d’une sévère cor­rection. Tandis que Jean-Louis se contente de partager mon indignation, et encore sans beaucoup de chaleur, mais, pour ce qui est d’agir, il se garde bien de me le proposer. Pourtant, si papa est vraiment l’instigateur de ces visites nocturnes, Jean-Louis a tout avantage à le convaincre de mauvais procédés à son égard. C’est son rôle plutôt que le mien, puisqu’il s’agit de vaincre les résistances paternelles ! Je suis déçue de constater sa nonchalance… On jurerait qu’il est étranger à la situation !

La pauvre Elvire se débattait ainsi dans ses perplexi­tés quand l’Aviateur inconnu se remit à donner des marques de son insupportable constance. Coup sur coup, dans la huitaine qui suivit, le fatal ronflement de moteur troubla le repos des Pourvillais, trois messages furent lancés qui, l’un après l’autre, parvinrent directement à Mlle Bergemont. L’un, découvert sur la terrasse du Casino, consistait en une forte enveloppe de toile lestée d’un simple galet ramassé au bord de la mer, enveloppe conte­nant une carte de visite au nom de l’Aviateur inconnu « avec l’expression de son respectueux attachement ». L’autre avait chu dans la rue, devant la mairie ; c’était un portefeuille de cuir solide dans lequel se trouvait une photo de lieutenant aviateur en grande tenue, mais dont le visage était remplacé par un ovale entièrement blanc. Quant au troisième message, une botte de pensées multicolores liée à un poids de balance, il avait causé une véritable panique chez l’excellente vieille Mme Le Hochepie, respectable rentière, car le bouquet et son poids de cuivre étaient tombés sur une serre, avaient crevé le châssis vitré avec un tel fracas que la bonne dame, réveillée en sursaut, avait cru son dernier jour arrivé. Bien entendu, au dos de la photo et autour du bouquet se retrouvait la même écriture impersonnelle avec des compliments insidieux.

On conçoit que ce jeu finit par avoir à Pourville une répercussion énorme. Il n’y était plus question que de Mlle Bergemont et de son adorateur mystérieux. Les amis de Bergemont cadet ne se privaient pas de l’inter­viewer, de le harceler, à tel point qu’il dut s’interdire d’aller faire sa partie de billard au café, ainsi qu’il en avait l’habitude. Plus distant, moins accessible aux interroga­toires, Bergemont aîné, qui n’était pas toujours commode, se borna à rechercher, pour ses promenades quotidiennes, les endroits peu fréquentés… Mais Elvire, obligée, en sa qualité de maîtresse de maison, de voir quantité de gens, à commencer par les fournisseurs, en était à appréhender de franchir la grille de la villa, surprenant dans les regards de chacun et sous les moindres paroles, une joyeuse moquerie prête à fuser en éclats de rire.

Il est facile de se représenter l’état d’énervement dans lequel cette atmosphère déprimante précipitait la jeune fille. Un jour, à déjeuner, elle n’y tint plus et, mue tout ensemble par l’espèce de sourde rancune qu’elle ressentait à tort ou à raison envers son père, et par son irritation permanente, elle s’écria :

— Enfin voyons, il est impossible que cette tyrannie continue, que nous la subissions d’une façon aussi débonnaire.

— Eh ! que veux-tu que nous fassions ? émit l’oncle Tristan.

— Ah ! je ne sais… ce n’est pas à moi de trouver des stratagèmes, des mesures de protection… c’est à vous, par contre, de me mettre à l’abri d’une déconsidération dont je souffre au dernier point ! Je vous assure, cela devient intenable… je suis la fable du pays, et c’est tout juste si l’on ne me chansonne pas au Casino. Dois-je vous l’avouer, je trouve que vous êtes bien calmes en présence d’un tel préjudice.

Cette apostrophe parut toucher M. Félix Bergemont. Il se dressa et dit à la jeune fille :

— D’abord, mon enfant, je ne vois pas ce qui peut te mettre dans un état pareil ! Les faits ne valent que par l’apparence qu’on leur donne et la façon dont on les décrit. Tu viens de nous faire un tableau très sombre, mais qui, selon moi, ne correspond pas à l’exacte vérité.

— Pas possible ! lança Elvire d’une voix stridente qui annonçait la fureur. Et qu’est-ce donc qui correspond à la vérité ?

— Ma foi ! je ne vois pas pour ma part, déclara Bergemont cadet, que cette série de missives ait le caractère accablant que tu leur prêtes, ma fille, j’accorde que cette manière de faire la cour est tout à fait en dehors des rites habituels, mais en vaut-elle moins pour cela ? Que tu sois poursuivie, traquée même, je le reconnais… seulement, cette âpreté n’implique pas que l’aviateur inconnu…

Elvire employait toute son énergie à se contenir ; la bonhomie avec laquelle s’exprimait son père sur un sujet qui lui tenait tant à cœur, la jeta hors des gonds.

— Laisse-moi te dire, papa, s’exclama-t-elle, que tu prends par trop à la légère un événement funeste à mon honneur ! j’en suis à m’interroger pour savoir…

Elle se mordit les lèvres, reculant devant la grave parole qu’elle allait prononcer. L’oncle Tristan, surpris, hasarda :

— Tu te demandes… va, mon enfant, achève ! La jeune fille se tournait vers lui pour n’être pas contrainte de regarder son père en face et elle articula :

— Je me demande, en vérité, si papa n’a pas un intérêt quelconque à tolérer que des individus mettent ma répu­tation en lambeaux ! Chaque fois que j’ai eu à porter un jugement sur « l’Aviateur inconnu », comme il lui plaît de se baptiser, j’ai constaté que si, vous, mon oncle, vous réprouviez avec moi ses agissements, papa, au contraire, s’ingéniait à les justifier. Il est tout de même bien douloureux de compter des antagonistes dans sa propre famille.

Bergemont cadet avait écouté avec stupeur la diatribe de sa fille. Les premiers mots ne l’avaient pas atteint, car il était à cent lieues d’une accusation aussi lourde. Mais, à mesure qu’Elvire parlait, le digne homme mesurait la vio­lence de l’attaque. Tout pâle, il fit un pas en avant, interrompit du geste les phrases véhémentes.

— Je te défends, proféra-t-il, je te défends, tu m’entends, de faire des suppositions dégradantes pour ma dignité paternelle ! Malheureuse ! tu oses me jeter à la figure que je souscris à l’équipée de cet aviateur, que j’y mets une complaisance équivoque ! Mais, va jusqu’au bout ! Dis tout de suite que cet aviateur n’est qu’une marionnette dont je tiens le fil !

Elvire ne répondit pas ; toutefois, son silence et son regard eurent quelque chose de si révélateur que Félix Bergemont, au comble de l’émotion, poursuivit :

— Mais elle le croit, Dieu me pardonne ! Tu le crois, fille dénaturée ! Je suis certain que, dans le fond de ta pen­sée, tu me charges de toutes les responsabilités en me reprochant d’avoir stipendié un pilote pour te donner des sérénades !

Et comme Elvire ne protestait pas, ne se dérobait pas, mais, au contraire, gardait son regard assuré et son atti­tude impérieuse, l’oncle Tristan, témoin de la diatribe, sentit que son devoir était d’intervenir avec vigueur.

— Ma chère petite, prononça-t-il, ton agacement est parfaitement légitime… crois bien que ce n’est pas moi qui t’en blâmerai. Permets-moi donc de porter au compte de ta mauvaise humeur les paroles que tu viens d’arti­culer, car elles ne résistent pas au contrôle du bon sens !

— Libre à vous de penser ainsi, mon oncle, dit Elvire, libre à moi de juger comme je l’entends.

— Elle est folle ! cria son père.

— Oui, folle ! riposta la jeune fille, folle d’avoir compté sur vous pour me libérer.

— Allons, allons ! reprit Bergemont aîné. On n’a pas idée de se chamailler à propos d’une chose aussi burlesque ! Félix, rends-toi compte que ta fille est exaspérée… et toi, mon enfant, je t’en conjure, cesse de voir en ton père un complice de l’aviateur inconnu ! C’est d’une invraisem­blance criante, ça ne tient pas debout !

Mais Elvire tenait bon ; elle était non moins têtue que son père, nous le savons ; comme lui, elle obéissait docile­ment à l’idée fixe. Et Félix Bergemont, averti par la voix de la nature, discerna que le soupçon était ancré dans l’âme de sa fille… Il n’y tint plus : assénant sur la table un coup de poing retentissant, il dit avec un surcroît d’emportement :

— Bon ! bon ! c’est bien ! tu prétends que je me désinté­resse du dommage qu’on t’inflige, tu ne crains même pas d’avancer que ton persécuteur est dirigé par moi… je saurai te prouver que si je persiste à souhaiter pour gendre un aviateur, je ne suis ni assez sot ni assez misérable pour provoquer sa recherche ! Plus un mot sur ce sujet… je vais travailler à ma revanche et à ta confusion !

Il est aisé à comprendre que cette algarade eut pour immédiate conséquence de faire régner, à la villa Cypris, une gêne sensible entre ceux qui y résidaient. Une fois de plus, les lois de l’hérédité avaient triomphé des raisons de sentiment ; l’identité de caractère chez le père et la fille s’avérait plus impérieuse que leur mutuelle affection, tant il est vrai que, trop souvent, c’est la tête qui gouverne le cœur.

Félix Bergemont, extrêmement froissé des allusions d’Elvire, blessé dans son amour-propre, ne savait à quoi attribuer une colère aussi imprévue. Sa fille, naguère toute pondération, experte à effacer les impressions mauvaises, sa fille, arbitre de la paix familiale, venait de se méta­morphoser en accusatrice pleine de rigueur ! Où était-il le temps des sereines médiations, lorsque quelque mésintel­ligence divisait les deux frères ? Aujourd’hui, Elvire, aban­donnant la branche d’olivier, se hérissait en fagot d’épines… Plus de sourires indulgents, plus de paroles conciliantes, mais des mots cinglants et des regards furibonds… Le malheureux Félix, peu habitué à ces rigueurs, maudissait la versatilité féminine dont il éprouvait les injustes cruautés.

Est-ce à dire qu’il regrettait de s’être engagé dans un mauvais chemin en prônant l’aviation et les aviateurs ? Non pas, son entêtement ne faiblissait point, car il se savait innocent des poursuites dirigées contre la jeune fille. Était-ce une raison, parce qu’il avait exprimé le désir, très naturel selon lui, d’avoir un gendre aviateur, pour qu’on le rendît responsable de ce qui se passait actuelle­ment ? Pur hasard, il ne cessait de se le répéter, si l’insis­tance de l’aviateur inconnu s’était manifestée juste à la suite de la demande en mariage formulée par Jean-Louis Vernal. Ne voit-on pas à chaque instant des coïncidences analogues ? Elvire était d’une iniquité scandaleuse, voilà la vérité ; elle cédait probablement à un état nerveux com­préhensible jusqu’à un certain point, mais qui, pourtant, n’excusait pas la véhémence de son langage.

— N’est-ce pas que j’ai raison ? demanda-t-il à Tristan, peu après la querelle, n’est-ce pas que cette petite a passé les bornes ?

Il n’avait pas hésité à confier ses doléances à son frère, bien qu’il lui déniât d’ordinaire toute valeur de jugement. Mais, rebuté par sa fille, il n’avait plus que la ressource de s’accrocher à lui.

— Je ne peux disconvenir, dit Bergemont aîné, qu’Elvire ait exagéré ses griefs. Ceci posé, tu aurais mauvaise grâce à ne pas te reconnaître fautif dans une certaine mesure.

— Moi ?

— Hé oui, toi ! C’est toi qui as attaché le grelot, c’est toi qui as mis sur le tapis les mérites de ces hommes volants dans lesquels tu persistes à voir des demi-dieux. Si tu n’avais pas si carrément pris parti pour eux, nous n’en serions pas à subir tous ces désagréments !

— Mais, bon sang, ce n’est pas ma faute ! Il n’y a aucun rapport entre ce que j’ai pu dire et ce qui est arrivé !

— Allons donc ! Tes propos, mon cher, n’ont pas été perdus, quelqu’un les a interceptés, sois-en sûr, s’en est emparé pour son compte ! Ne t’en déplaise, il existe un rapport étroit entre tes paroles de l’autre soir et les faits présents. Donc, ta fille est dans le vrai en t’adressant des reproches… Par malheur, elle a exagéré, mais, au fond, elle n’a pas tort.

— Ah ! ça m’aurait bien étonné de ne pas avoir tort, bougonna Bergemont cadet, avec toi, je suis toujours bon à pendre, c’est réglé comme du papier de musique ! Enfin, ta conclusion ?

— Ma conclusion, c’est que nous avons donné prise à la malignité publique, chose toujours ennuyeuse, et qu’il nous faut retenir la leçon. J’aime à croire que les aviateurs ne t’ont pas assez réussi pour que tu persévères dans ta résolution de les faire entrer dans la famille ?

Le père d’Elvire ne répondit pas, hormis par un haussement d’épaules. Tristan le connaissait trop bien pour essayer de le convaincre et, comme c’était l’heure de sa promenade, il prit son chapeau et sa canne et s’en fut.

Sans doute ses pas le conduisirent-ils à la rencontre de Jean-Louis Vernal, car on put les voir, peu après, cheminant de compagnie sur la plage, du côté le plus désert. Ils avaient l’air de discuter avec animation sur un sujet passionnant. L’oncle Tristan, avec force gesticulations, paraissait acharné à démontrer au peintre une nécessité évidente, à quoi Vernal opposait toutes sortes d’objec­tions… Apparemment, c’était une controverse artistique, qui les mettait ainsi aux prises.

En tous cas, un ralentissement se produisit dans les exhibitions de l’Aviateur inconnu. Une semaine entière s’écoula sans que Pourville entendît, aux approches du petit jour, le ronflement précurseur du message aérien. Mais, par la raison que Pourville n’est pas très éloigné du camp de Buchy et se trouve, en outre, sur une trajectoire d’aéronautique, de temps en temps, un avion traversait son ciel, attirait aussitôt les curieux aux fenêtres et faisant lever le nez des passants. Désormais tout monoplan ou biplan évoluant au-dessus de la petite station balnéaire ne pouvait, dans l’imagination des Pourvillais, que s’intéresser à Mlle Bergemont… Puis, plusieurs expériences n’ayant été suivies d’aucun envoi au nom de cette dernière, l’émotion des gens se calma et l’on n’y fit plus la moindre attention. C’est à ce moment que Flossie, la petite tante d’Elvire, annonça aux Bergemont son arrivée dans les quarante-huit heures.

— Tiens ! exclama Félix, en lisant la lettre, d’où vient que ma belle-sœur débarque ici à fin juillet au lieu de fin septembre ?

— C’est moi qui l’en ai priée, répliqua Elvire, je m’ennuie, je suis excédée… J’ai besoin de son entrain et de sa gaîté, sinon je tomberai dans la neurasthénie !

Quoiqu’un peu de contrainte flottât encore dans les entretiens de Bergemont cadet avec sa fille, ils ne se boudaient pas positivement… Mais leur arrière-pensée demeurait nuageuse.

— Ma foi, j’en suis très content, déclara Félix, je la vois toujours avec joie, cette amusante Flossie que ta pauvre mère chérissait tant ! D’abord, c’est une jolie personne, ce qui ne gâte rien !

Fixant sur sa fille un regard complexe, il reprit, après un silence :

— Ne te fais pas trop de mauvais sang, au surplus ! J’ai lieu de penser que, prochainement, celui qui s’est permis de t’importuner s’apercevra de sa méprise !

— Ah ! vraiment ! fit Bergemont aîné. Et peut-on savoir ?…

— Du tout, on ne peut rien savoir, interrompit Ber­gemont cadet, hormis ceci que la sanction et ma justifi­cation personnelle ne feront qu’un ! Sur ce, inutile de m’en demander davantage !

Tristan articula froidement :

— J’espère que tu n’as pas renouvelé la bêtise de l’ours qui, pour chasser une mouche sur la joue de son maître, se servit d’un pavé !

— Dieu ! que cet individu est détestable ! s’écria Ber­gemont cadet, il ne cessé d’assimiler mes actions à des balourdises ! Dernièrement il s’agissait d’une tortue lancée sur mon crâne et maintenant voilà un pavé sur la figure d’autrui !… Mais, sacré nom d’un chien, fiche-moi donc la paix !

Bergemont aîné, toujours flegmatique, affirma :

— Ne te fâche pas, Félix ! Si je te dis ça, c’est pour te rendre service !

— Oui ? oh bien, tu m’assommes ! Oui, parfaitement, c’est toi, l’ours au pavé, pour me servir de ta sotte comparaison !

— Pas si sotte ! De la mouche à l’avion, il n’y a pas si loin !

C’est dans cette ambiance de pathétique et de bouf­fonnerie mêlés que la belle-sœur de Bergemont cadet, Flossie, arriva par le bateau venant de Newhaven. Il est impossible d’entreprendre de décrire ce nouveau person­nage sans évoquer instantanément la poupée britannique avec toutes ses grâces alertes, son humour et aussi sa beauté. Flossie, c’était le type accompli — et ce terme doit être pris dans son acception la plus rigoureuse — de la ravissante Anglaise keepsake, savoir : cheveux dorés et flous, grands yeux bleus, teint de nacre et, brochant sur le tout, cet inimitable air d’innocence qui, bien souvent, dissimule de secrètes roueries. Mais, en ce qui concernait Flossie, on devait s’abstenir de porter un tel jugement par la raison que la petite tante d’Elvire n’avait pas la moindre astuce. Elle était rieuse, elle était même espiègle sans abandonner pour cela l’exacte notion des contingences, mais son âme avait la pureté d’un cristal. À peine avait-elle vingt-huit ans ; elle était donc la sœur lointaine de la mère d’Elvire et dix années tout juste la séparaient de sa nièce. Autant dire deux camarades, qui n’avaient point de secrets l’une pour l’autre et se comprenaient admira­blement, bien que l’une fût par excellence une fille de France, avec le respect des traditions que le mot implique, et l’autre aussi indépendante que peut l’être l’Anglaise pur sang.

Bref, l’arrivée de Flossie apporta dans l’intérieur quelque peu tourmenté des Bergemont, une médiation salutaire. Le père d’Elvire appréciait beaucoup sa petite belle-sœur et quant à l’oncle Tristan, il daignait faire trêve en son honneur à l’ironie dont il était coutumier, pour lui témoigner une galanterie toute farcie de citations historiques ou littéraires, à l’éclat desquelles, il faut bien le dire, elle restait complètement insensible.


CHAPITRE VII

Le premier soin que prit Elvire Bergemont, après les compliments de bienvenue, après les détails de l’installa­tion de Flossie à la villa Cypris, fut d’entraîner dans sa chambre sa petite tante pour lui relater par le menu les événements dont elle était, bien à contre-cœur, l’héroïne. Elle traça rapidement le portrait moral de son père, plus que jamais toqué de progrès, de sciences nouvelles et de perfectionnement social, portrait qui n’étonna guère Flos­sie. Au cours de ses précédentes vacances, elle avait pu, en effet, se rendre compte des manies de son beau-frère, sans y attacher d’importance, d’ailleurs, car ces manies, étaient bien inoffensives. Mais quand elle apprit que l’amateur d’aviation était devenu assez dangereux pour mettre en péril le bonheur d’Elvire, elle commença de se passionner… Puis, mise au courant des faits réellement extraordinaires qui se déroulaient à Pourville, en l’honneur d’Elvire, elle témoigna d’un enthousiasme auquel la jeune fille était loin de s’attendre.

— Mais c’est très amusant, ce que tu me racontes, dit-elle, c’est tout à fait very exciting ! Tu me parles de cela comme d’une calamité, ma chère… je ne trouve pas qu’il y ait sujet de se tourmenter, voyons !

— Ah ! je te demande pardon ! rétorqua Elvire ; com­prends donc que mon honorabilité, mon amour-propre sont en jeu ! De quoi ai-je l’air, je te le demande ?

— Tu as l’air… tu as l’air… mais d’une personne qui a du succès, puisque l’on n’hésite pas à lui faire la cour par des moyens exceptionnels ! Je t’assure que si, en Angle­terre, pareille chose avait lieu, tout le monde y serait très sympathique !

— Je ne dis pas le contraire, mais nous sommes en France, dans un pays où il est toujours désagréable de se faire remarquer ! Sais-tu comment on m’appelle, dans Pourville, à l’heure qu’il est ? On m’appelle la bien-aimée de l’aviateur.

— Et puis après ?

— On me tourne en dérision… Quoi ! ça te semble tout naturel ?

L’Anglaise se mit à rire.

— Vous êtes drôles, vous autres Français, fit-elle, vous vous vantez à chaque instant d’être un peuple libre, vous avez toujours à la bouche les mots d’indépendance et de droit… Et quand l’un de vous commet une action un peu spéciale, vous vous scandalisez… You are funny, certainly !

— Le droit et la liberté n’ont rien à voir en cette cir­constance, dit Elvire. Ce farceur qui m’a choisie pour victime est absolument libre d’agir comme il lui plaît, à condition de n’importuner personne. Or, il me tracasse et me fait du tort !

— Tu n’as qu’à ne lui accorder aucune attention ! Le ciel est à tout le monde !

— Mais les lettres qu’il a l’audace de semer dans tous les coins du pays !

— Déchire-les sans les lire ! Ou encore, refuse-les ! Tu verras que ton aviateur finira, plus tôt que tu ne crois, par se lasser de ton indifférence !

Elvire garda le silence un instant. Visiblement ce pro­cédé ne lui paraissait pas assez radical. Elle prononça :

— Non, je veux savoir à quoi m’en tenir, je tiens à avoir raison de mon tourmenteur, à le confondre…

— Bon… en ce cas, il t’intéresse ! dit Flossie. Avoue qu’il t’intéresse, darling !

— Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de montrer à papa que je ne suis pas sa dupe, car, pour moi, aucun doute n’est permis, papa est l’âme du complot.

Flossie, à son tour, demeurait silencieuse. Mlle Berge­mont insista :

— Tu es bien de mon avis, n’est-ce pas ? C’est mon père qui a ourdi toute cette machination ?

— Ça m’étonnerait beaucoup, répondit Flossie. Autant Félix est l’homme des enthousiasmes irréfléchis et, souvent, absurdes, autant il est incapable d’organiser cette espèce de raid. Il n’a pas assez de suite dans les idées pour réa­liser un tel programme. Songe donc que ça ne s’improvise pas en quelques minutes… D’abord, a-t-il des rapports avec l’aviation, ton père ?

— Non, pas que je sache !… Mais il a pu en créer !…

— Raisonnons un peu, repartit la pratique Anglaise, si Félix n’avait pas, en réserve, un aviateur candidat à ta main…

— Évidemment non… Du reste, sa frénésie pour l’avia­tion, son serment de n’accepter qu’un aviateur pour gendre, tout cela est né d’un moment d’exaspération !

— Donc, il ne préméditait rien. Donc, il lui aurait fallu, pour forcer les circonstances à lui donner raison, entreprendre des démarches, se mettre en contact avec des professionnels de l’air… Est-il beaucoup sorti, ces der­niers temps ?

— Non, il n’a pas quitté Pourville !

— A-t-il écrit ou reçu des lettres plus nombreuses qu’à l’ordinaire ?

— Mais non !

— Eh bien, tu admettras qu’il ne suffit pas de pronon­cer un serment comme le sien, pour, instantanément, faire apparaître celui qui doit en bénéficier. On ne dispose pas d’un aviateur comme d’un cycliste, c’est très difficile, en général, de mobiliser ces messieurs-là !

Les objections présentées par Flossie étaient trop sen­sées pour ne pas frapper Elvire. Toutefois, elle exigeait une explication bonne ou mauvaise ; elle reprit :

— Si papa n’est pas à l’origine de la mystification, d’où vient que celle-ci a coïncidé avec son caprice ?

— Darling, on constate les coïncidences, on ne les explique pas ! déclara Flossie. Le mieux, jusqu’à nouvel ordre, est d’attendre, de patienter, d’observer pour essayer de se faire une opinion. Mais rien ne sert de boule­verser sa vie à cause d’une histoire, au fond, plutôt humo­ristique !

Mais il était écrit que les hôtes de la villa ne connaî­traient jamais le repos. Vingt-quatre heures après cet entretien, une offensive se produisit, non plus dans le ciel, mais sur la terre.

Le surlendemain de l’arrivée de Flossie, au moment où Elvire après le déjeuner matinal, pris en commun à la salle à manger, venait de regagner sa chambre, elle aperçut, délicatement posés sur le jeu de brosses de sa coiffeuse, deux journaux. Deux journaux dans lesquels elle reconnut tout de suite des feuilles qui lui étaient familières : Le Pourvillais, organe de la petite commune, et Le Réveil de Dieppe, qui embrassait un plus large segment de population, car il était lu à trente kilomètres à la ronde. Quelle main discrète avait placé là ces journaux ? qui avait eu soin de les disposer de telle sorte qu’Elvire, en s’approchant, fut frappée par un entrefilet marqué au crayon bleu et rédigé en ces termes :

M. Félix Bergemont, domicilié villa Cypris, à Pourville (Seine-Inférieure), fait savoir que, lassé des mauvaises plai­santeries dirigées contre des personnes de sa famille par un aviateur inconnu, intime à celui-ci défense expresse de per­sévérer dans une audace qui frise l’outrage, faute de quoi il sera dans la nécessité de porter plainte devant les tribunaux.

Dans Le Réveil de Dieppe aussi bien que dans Le Pour­villais, le texte était le même, preuve que ces deux jour­naux n’avaient fait que de se conformer aux indications de l’intéressé et que l’insertion avait été payée par lui.

Telle était donc l’admirable revanche promise par le père d’Elvire lorsqu’il s’était écrié : « Je saurai te prouver que je ne suis ni assez sot ni assez misérable pour provo­quer sa recherche ! » Il n’avait rien trouvé de mieux, le naïf honnête homme, avec l’intention, bien certainement, de clore à jamais l’incident qui bouleversait sa vie, il n’avait rien trouvé de mieux que d’assurer, par la voie des journaux, une publicité retentissante à ses déboires.

« Ainsi, pensait Elvire, après le premier moment de stupéfaction, jusqu’à présent la malignité publique ne s’exerçait à mes dépens qu’à Pourville. À dater d’aujour­d’hui, c’est le canton tout entier, c’est presque l’arrondis­sement qui vont faire des gorges chaudes ! Certes, l’in­nocence de mon pauvre père m’apparaît maintenant et je vois que Flossie n’avait pas tort… mais, je ne puis m’em­pêcher de donner raison à l’oncle Tristan lorsqu’il parle du pavé de l’ours. »

Au surplus, cette malheureuse affaire recevait à chaque pas des complications tellement ahurissantes que la jeune fille, peut-être gagnée par l’optimisme britannique de sa tante, ne trouvait plus assez de ressort en soi pour s’exas­pérer. Et quand, au repas de midi, en franchissant le seuil de la salle à manger, elle aperçut la mine satisfaite de son père, évidemment très heureux de la riposte qu’il avait trouvée, elle ne put se défendre d’éclater de rire. Cette hilarité surprit Bergemont cadet et presque le contraria, car il s’attendait à un témoignage de reconnais­sance.

— Alors, papa, c’est ainsi que tu comptes avoir raison de l’Aviateur inconnu ? lui demanda Elvire.

— Mais, parfaitement, ma fille, répondit-il. Tu as voulu que je te fournisse une justification… Tu reconnaîtras, j’espère, que je n’en ai pas mesuré les termes.

Bergemont aîné intervint.

— Que s’est-il donc passé ? interrogea-t-il.

En quelques mots, Elvire le mit au courant, ainsi que Flossie, de la déclaration de guerre de son père. La nou­velle eut pour effet immédiat de provoquer chez l’oncle Tristan une explosion d’ironie.

— Ah ! je l’aurais juré. Tu ne pouvais nous ménager qu’une équipée dans ce genre. Tu es tout pareil à Gribouille, mon pauvre ami, tu te jettes à l’eau de peur d’être mouillé.

Ahuri, Félix Bergemont n’arrivait pas à comprendre pourquoi l’on interprétait si mal une démonstration dont il estimait fort la vigueur. S’adressant à son frère, il s’écria :

— C’est à croire que tu as juré de me comparer sans cesse aux personnages les plus ridicules ! Gribouille !… Je vous demande un peu ! Et pourquoi Gribouille, Monsieur l’homme d’esprit ?

— Mais, parce que l’aviateur, pour peu qu’il ait du cran, — et tu sais que les aviateurs n’en manquent point, tu nous l’as assez répété, — ne manquera pas de réagir à la lecture de ton petit pamphlet. Tu choisis le moment où nous avions recouvré la tranquillité pour agiter de nou­veau la torche de la discorde ! Achille paraissait avoir pris le parti de se retirer sous sa tente et voici que tu le pro­voques !

— Ne devais-je pas me laver des soupçons de ma fille ! prononça majestueusement Bergemont cadet.

My dear Félix, dit Flossie, vous aussi, my dear Tris­tan, il est inutile de nous disputer à propos d’une chose qui est faite. Si vous voulez mon avis, je pense que mieux eût valu laisser les journaux tranquilles. Enfin, puisque maintenant c’est imprimé, tâchons d’examiner si, à côté du désavantage de cette publication, il n’y a pas là dedans, pour nous, un certain bénéfice.

— Je me demande lequel ? fit Bergemont aîné, en haussant les épaules.

— Eh bien ! mais, poursuivit Flossie, je ne trouve pas mauvais que l’Aviateur inconnu soit poussé de la sorte à reparaître. C’est la seule manière de l’obliger à se démasquer, chose qu’il fera tôt ou tard, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.

Elvire objecta ;

— Pourquoi se démasquerait-il ? La mystification ne peut que l’amuser. Il y persévérera le plus longtemps possible.

— Oui, répliqua Flossie, mais, à la longue, tout se sait. N’oublions pas que notre mystificateur n’emploie pas des moyens ordinaires ; il se sert d’un avion, instrument qui n’est pas à la portée de tout le monde ; un jour ou l’autre, il attirera l’attention de l’autorité, sans même que nous nous en mêlions. Si j’ai un conseil à donner, c’est encore une fois de patienter…

Tandis que Flossie parlait de la sorte, la physionomie de Félix Bergemont était à peindre. À coup sûr, il s’atten­dait, de la part des siens, à des félicitations pour l’énergie et l’ingéniosité de son initiative… Et voilà qu’Elvire le blâmait d’avoir pris position, que Tristan le traitait de Gribouille ! que Flossie elle-même, exprimait le regret qu’il se fût découvert à ce point… C’était à dégoûter d’avoir du caractère !

Dans l’après-midi, l’Anglaise, passionnée de golf, ayant prié sa nièce de l’accompagner, toutes deux s’acheminèrent vers les falaises où sont établis, entre Pourville et Dieppe, les plus beaux links de France. Flossie ne s’y rendait pas pour jouer ce jour-là, mais pour renouer connaissance avec les amateurs rencontrés par elle au cours de son précédent séjour et aussi pour se faire inscrire. Comme elle venait de régler sa cotisation et rejoignait Elvire, elle vit, conversant avec elle un jeune homme en tenue de jeu. C’était Jean-Louis, golfeur très assidu, lui aussi.

— Flossie, dit Elvire, je suis heureuse de te présenter, M. Vernal, artiste peintre de très grand talent…

Jean-Louis se hâta de l’interrompre.

— Votre sympathie vous égare, mademoiselle !

— Mais pas du tout, prononça la jeune fille, rien ne sert d’affecter une fausse modestie, surtout devant ma petite tante Flossie qui est au courant de nos espoirs !

— En vérité, Mlle Flossie, fit l’artiste, vous êtes une tante paradoxale ! vous n’avez ni chapeau démodé, ni châle à franges, ni lunettes… On n’a jamais vu de tante comme vous, c’est déconcertant !

La jolie Anglaise, toute souriante, agita un doigt sévère :

You’re a funny boy ! un garçon tout à fait drolatique, mais n’oubliez pas que votre devoir est d’agir envers moi exactement de la même façon que si j’étais une parente grognon ! Je vous engage, dans votre intérêt, à chercher à me plaire pour vous attirer mes bonnes grâces !

— Diable ! s’exclama Jean-Louis… Et croyez-vous que j’y parviendrai ?

— Hum ! je ne sais trop ! J’ai appris que vous désirez devenir le mari de ma nièce, mais je sais aussi que mon beau-frère ne vous voit pas d’un bon œil !

— C’est parce qu’il regarde trop haut ! il regarde en l’air, dans le ciel ! dit Jean-Louis.

Flossie, abandonnant le ton badin, continua : — Il est certain que vous êtes sérieusement concurrencé ! Vous avouerai-je que les exploits de l’aviateur mystérieux ne m’inspirent pas la moindre indignation ?

L’artiste se contenta de répondre par une mimique éva­sive qu’on aurait pu traduire par « À votre aise ! » Flossie poursuivit :

— Peut-être ai-je tort de manifester de la considération pour votre rival, mais j’apprécie assez sa crânerie et son humour… voyons, en dehors de toute question personnelle, ne trouvez-vous pas qu’il agit avec une certaine élégance ?

Elle prenait plaisir à taquiner le pauvre amoureux, mais elle avait affaire à forte partie. Non moins sérieux qu’elle, Jean-Louis répliqua :

— Vous avez entièrement raison. Cet aviateur est digne d’estime… J’ajoute même que s’il réussit à conquérir Mlle Bergemont, je reconnaîtrai volontiers sa supériorité !

— Plaît-il ! s’écria Elvire, vous osez admettre ma propre défection, vous envisagez avec calme le succès de votre compétiteur ?…

— Il n’y a pour moi qu’une alternative, affirma Jean-Louis : Ou bien vous serez ma femme ou bien vous épouserez l’aviateur qui vous écrit si fidèlement. Je consens à soutenir la lutte contre lui, mais contre personne autre !

— Mais c’est déjà trop ! insista Elvire presque fâchée de trouver son fiancé débonnaire à ce point, vous feriez mieux, il me semble, de courir sus à cet effronté pour le traiter comme il le mérite !

Le jeune homme crut s’apercevoir qu’il était allé trop loin.

— Je l’aurais fait depuis longtemps, répondit-il, si une pareille attitude n’était pas de nature à déterminer un surcroît de scandale dont vous feriez tous les frais. Je n’ai aucun droit au titre de défenseur, ne l’oubliez pas, Elvire !

Mlle Bergemont parut frappée de cette remarque. Mais Flossie eut tôt fait de rendre à l’entretien un tour plus alerte :

— Le temps des tournois est passé, on ne rompt plus de lances pour la main d’une belle et, au surplus, je ne me représente pas très bien l’un des paladins au fond des cieux et l’autre sur le sol. Tout bien réfléchi, acheva-t-elle en tendant la main à Jean-Louis Vernal, celui qui est sur la terre me plaît beaucoup… Quant à celui qui chevauche à travers l’azur, c’est un mari qui ne m’inspire pas beaucoup de confiance… Il est trop dans les nuages !

L’aviateur inconnu fut-il instruit de ces commentaires et voulut-il prouver sa constance ? C’était à croire qu’un démon familier le poussait à surgir au moment le plus opportun. Douze heures après cette conversation, il faisait de nouveau parler de lui.

. . . . . . . . . . . . . . .

Conformément au rite établi par lui-même, l’Aviateur signala son approche au déclin de la nuit, lorsque les premières clartés de l’aube commençaient de rosir l’orient. Le vrombissement de son moteur grandit avec une rapidité telle que lorsque, çà et là, les persiennes s’entr’ouvrirent, l’avion était déjà au-dessus de la bourgade. Elvire, à tra­vers son sommeil, entendit avant tout le monde le tumulte aérien. Mais, au lieu de bondir à la fenêtre ainsi qu’elle l’avait fait jusque-là, elle frappa violemment à la cloison pour avertir Flossie dont la chambre était contiguë à la sienne. En même temps, elle criait à tue-tête : « Le voilà, Flossie, voilà l’Aviateur inconnu, mets-toi au balcon ! »

La jeune Britannique ne sauta pas hors des draps comme l’eût fait une impulsive Française ; réveillée par le tin­tamarre provoqué par sa nièce, elle demeura un moment recueillie, puis tendit l’oreille et enfin consentit à pousser ses contrevents. À sa gauche, Elvire, les yeux fouillant le ciel, lui dit :

— Voilà la cérémonie qui recommence ! C’est ainsi qu’il opère chaque fois… Il s’avance jusqu’à la mer, rebrousse chemin en décrivant un grand cercle, puis s’en retourne et on ne l’entend plus.

— En tout cas, on l’entend fort en ce moment, constata Flossie. Il a un moteur très puissant, cet avion. Est-ce que tu te connais en avions, Elvire ?

— Du tout, répondit la jeune fille, et je confesse que ça ne m’intéresse guère !

— Moi, ça m’intéresse ! Je ne suis pas encore venue en France par la voie de l’air, mais j’ai exécuté quelques vols assez importants autour de Londres… Oui, continua-t-elle, en suivant du regard l’aéroplane, qui, maintenant, piquait vers la rade, oui, c’est un appareil de vitesse, taillé pour la course. Tiens ! le voilà qui tourne…

— Oui ! fit Mlle Bergemont, toujours son manège coutumier. Le bruit décroît d’abord, puis s’accen­tue de nouveau, et, son petit circuit accompli, Monsieur daigne nous laisser dormir. N’est-ce pas du dernier ridicule.

— C’est amusant, répliqua Flossie et bien inoffensif. Mais, puisque chaque visite est suivie d’une manifestation et d’une déclaration, j’avoue que je suis curieuse de con­naître celle que le jour nous réserve.

Elle fut debout de bonne heure, cette délicieuse Flossie et se mit en campagne, intriguée par la visite fugitive. En son absence, Elvire, qui avait refusé de sortir, reçut, un peu avant midi, des mains d’un fournisseur des alentours, un petit dispositif des plus curieux qui consistait en un léger parachute de soie, supportant, en guise de nacelle, une enveloppe close, portant son adresse, alourdie par plusieurs épais cachets de cire. Et quand Elvire eût ouvert ce pli, elle n’en tira qu’une simple carte, sur laquelle était tracée, en traits massifs, la lettre A.

Elle se demandait ce que signifiait cette nouvelle facétie, lorsque la bonne Noémi, revenant du marché, en rapporta deux parachutes absolument pareils au premier, ramassés sur la place par les commerçants arrivés de bonne heure. Leurs enveloppes livrèrent chacune une lettre majuscule : savoir un J et un E.

Et la farce continua. Successivement, Flossie qui était allée prendre l’air du Casino, exhiba, toujours dans une enveloppe où figurait la même adresse, suspendue au même parachute, un U ; le jardinier, dans un arbre, aperçut un peu plus tard, le même objet insolite qui révéla un O ; le facteur se chargea d’apporter encore un E… Bref, à la fin de cette journée mémorable, les habitants de la villa Cypris disposaient de neuf lettres majuscules qu’il ne fut pas nécessaire de manipuler bien longtemps pour former cette phrase éloquente ;

Je ous aime.

Seul le v manquait, emporté sans doute par un espiègle coup de vent.

CHAPITRE VIII

Dire que Mlle Elvire Bergemont, après cette avalanche d’un genre si particulier, fut anéantie de stupéfaction ou d’émotion serait exagéré. Les divers incidents qui avaient marqué les apparitions de l’avion inconnu au-dessus de Pourville l’avaient petit à petit accoutumée à ne s’étonner de rien. Elle avait, la première fois, manifesté une indi­gnation sincère, puis, à mesure que les événements s’étaient déroulés, sa véhémence s’était accrue jusqu’au moment où elle avait atteint son apogée. Mais, elle avait fini par se blaser sans même s’en rendre compte, elle avait si fré­quemment parlé soit à son père, à son oncle, soit à Jean-Louis Vernal et en dernier lieu à Flossie, qu’elle avait dit tout ce qu’il était possible de dire. La nouvelle incartade de l’énigmatique aviateur ne pouvait donc amener de sa part que la répétition à peu près identique des mots déjà prononcés. Elle fut plutôt consternée : quelques hausse­ments d’épaules, un murmure certainement plein de répro­bation furent les seuls symptômes de sa colère intérieure, colère qui avait perdu de son intensité. Mais, sa mine plus piteuse que furibonde était si plaisante aux yeux de Flossie devant les petits parachutes et leur singulier bagage que l’Anglaise ne put retenir son hilarité.

— Je t’assure, Elvire, que tu es impayable ! lui dit-elle. Tu parais ne pas savoir s’il convient d’être fâchée ou amusée de cette débauche d’aérostats.

Elvire esquissa un geste de lassitude.

— Ah ! j’avoue que je ne sais plus à quel saint me vouer ! De la part d’un pareil adversaire, je dois m’attendre à tout.

Flossie opina :

— Il est de fait que ce jeune homme, car, ce ne peut être qu’un jeune homme, et très bien de sa personne, j’en jurerais, m’a tout l’air de posséder une invention fertile ! Énumérons un peu les modes d’envoi auxquels il a recouru jusqu’ici pour te témoigner sa sollicitude.

Et, comptant sur ses doigts, la railleuse tante d’Elvire poursuivit :

— Le cône de plomb, l’étui métallique et les parachutes. C’est déjà un joli petit matériel et, pour peu que ton avia­teur persévère dans ses intentions, tu pourras, darling, te constituer une dot en ouvrant un magasin de curiosités célestes.

— Ah ! oui, tu peux bien plaisanter, fit Elvire avec accablement. N’empêche que me voilà à la merci de ce per­sonnage et que mon repos est à jamais compromis. Tiens ! il y a des moments où je me demande si je ne ferais pas mieux de quitter Pourville !

— La fuite ! déclara Flossie, n’a jamais fait qu’aggraver les choses. Du reste, je ne vois pas pourquoi tu battrais en retraite… Ta position n’a rien de déprimant, elle est même assez flatteuse !

— Flatteuse !

— Mais oui ! je le répète : si, comme je le crois, cet aviateur est d’aimable tournure, il te faut l’attendre de pied ferme. Tu penses bien qu’il se fatiguera vite de son incognito.

— Qui sait ! Il y a des farceurs infatigables.

Flossie, excédée, frappa ses mains l’une contre l’autre.

— Mais ce n’est pas un farceur, you stupid girl, c’est un amoureux ! Un farceur ne procède pas avec cette délica­tesse et cette recherche dans l’hommage ! Non, non, c’est un amoureux et de très bonne race, j’en fais volontiers le pari.

— Amoureux ou farceur, que m’importe !

— Mais il importe beaucoup, my dearl ! Il est toujours très intéressant d’inspirer de l’amour à un homme intré­pide… Peut-être celui-ci t’apporte-t-il le bonheur sur les ailes de son biplan.

Elvire, à ces mots, leva la tête et regarda fixement Flossie avec une nuance de reproche. Elvire était surprise de trouver dans les paroles de sa jeune tante un tel laisser-aller, puisqu’elle lui avait fait la confidence de ses secrètes fiançailles. Elle oubliait qu’une Anglaise professe au plus haut point la religion du flirt et que tous les fiancés du monde ne l’empêcheront jamais d’accueillir les galante­ries et d’y répondre. Au surplus, Flossie était fort intui­tive, elle le prouva en ajoutant :

— Tu peux très bien aimer ton artiste sans pour cela renoncer à avoir ce que le firmament te réserve !

Mais le sang des Bergemont coulait dans les veines d’Elvire, le sang d’une race honnête, pondérée, bourgeoise, qui ne pactisa jamais avec les erreurs de conscience. Encore que Flossie fût une parente et la plus affectueuse des amies, Elvire ne se déroba pas un instant à ce qu’elle considérait, vis-à-vis d’elle, comme un élémentaire devoir de probité.

— À Dieu ne plaise, prononça-t-elle nettement, que je prenne mes engagements assez à la légère pour accorder mon attention à un autre homme que Jean-Louis ! Je sais qu’il m’aime et qu’il m’attendra aussi longtemps que papa demeurera inflexible. Á sa confiance, je dois répondre par une confiance égale.

— Parfaitement, nous sommes d’accord, fit l’Anglaise, mais ce n’est pas rassurant, my darling. Si j’osais te parler sans détours…

— Mais je te supplie de le faire !

— Eh bien, je préférerais trouver chez M. Vernal un peu moins de résignation, un peu plus d’enthousiasme. Dame, écoute donc… Il te sait convoitée par un coureur d’espace, et il n’en éprouve, semble-t-il, aucune inquié­tude ! Moi, à sa place…

— Oui, on dit ça !… Mais si tu étais à sa place, ma petite tante Flossie…

Celle-ci serra les poings, tapa du pied et s’écria d’un ton héroïque :

— Je t’enlèverais un beau soir, de façon à te compro­mettre irrémédiablement, d’obliger ton père à consentir au mariage et de retirer tout espoir à mon concurrent ailé ! Trois bénéfices pour un seul acte d’énergie, je crois que ça en vaut la peine !

— Je n’aime pas les solutions violentes, dit Elvire. Mais elle avait articulé ces mots sans conviction. Certes, elle préférait que tout s’arrangeât d’une manière placide et néanmoins, la profession de foi qu’elle venait d’entendre flattait assez, au fond d’elle-même, le désir d’en finir. En outre, ce geste délibéré eût été à ses yeux une preuve éclatante de l’amour de Jean-Louis. Toutefois, elle ne voulait pas se ranger à l’avis de sa tante pour préserver le jeune peintre de la moindre critique. Désirant ne pas poursuivre une controverse délicate, elle se rapprocha de la fenêtre — car cette conversation entre elle et Flossie avait lieu dans sa chambre — et, comme elle jetait un regard distrait au dehors, elle aperçut, juste en face de la villa, Jean-Louis Vernal qui paraissait attendre d’être remarqué.

— Mais c’est lui ! s’exclama-t-elle, en lui faisant signe d’entrer.

Jean-Louis, visiblement, hésitait : Flossie s’en étonna :

— Quelle drôle d’idée de monter ainsi la garde au lieu de sonner tout bonnement.

— Il ne faut pas oublier, expliqua Elvire, que Jean-Louis, bien que nos relations avec lui n’aient pas été rompues, ne se sent pas très à son aise chez nous. Aussi se borne-t-il à une courte visite de temps en temps, le soir, à l’heure familiale… Veux-tu que nous descendions ? Il doit avoir quelque chose à me dire !

— Allons ! acquiesça Flossie.

Une minute après, toutes deux rejoignaient le peintre et s’éloignaient avec lui d’un pas de promenade.

— Alors, une nouvelle démonstration s’est produite ? commença Jean-Louis : il n’est question que de para­chutes, de missives cachetées… que sais-je ! On ne parle que de cela !

En quelques phrases, Elvire le mit au courant, puis Flossie, légèrement agacée par le calme du jeune homme, hasarda cette observation.

— Un fait pareil équivaut, à votre égard, à une véritable déclaration de guerre, à mon avis. De deux choses l’une : ou bien l’aviateur ignore — et c’est très probable — que le cœur d’Elvire n’est pas libre, et, dans ce cas, il convient de tout mettre en œuvre pour le lui apprendre. Ou bien il le sait… et j’estime qu’il vous provoque !

— Soit, mais il ne risque guère, répondit Jean-Louis. Comment voulez-vous que je lui en demande raison ?

— Ah ! je ne sais, dit l’Anglaise, mais enfin vous ne comptez pas supporter indéfiniment ses bravades !

— Reconnaissez que la partie n’est pas égale… Je n’ai même pas la ressource de lui lancer un défi, de lui crier ce que je pense de son manège… Il ne m’entendrait pas, voyons !

Flossie parut indignée de le voir si calme, si philosophe. Elle insista, espérant le piquer au jeu :

— Oui, vous avez raison, la partie n’est pas égale… D’un côté un aviateur entreprenant, courageux, à qui le communiqué de M. Bergemont aux journaux n’a fait que donner un peu plus d’audace…

— Singulière idée, entre nous, de publier cette histoire dans les journaux, interrompit le peintre.

— Oui, mais c’est fait, n’en parlons plus… Et, de l’autre côté, vous-même qui avez pour vous la garantie d’une présence permanente, mais, qui, en revanche, permettez-moi de vous le dire, n’avez plus le prestige du mystère !

— Peste ! voilà une condamnation en bonne forme ! pro­nonça Jean-Louis avec un sourire railleur qui eut pour résultat d’exaspérer Flossie.

— Félicitez-vous, reprit-elle, qu’Elvire ne soit pas roma­nesque… sans quoi l’inconnu pourrait très bien vous… comment dit-on en français ?… vous damer le pion ! Cette attaque brusquée ne fut pas du goût d’Elvire. Elle déclara, un peu froissée :

— Je t’en prie, Flossie, ne me prête pas, même par hypothèse, une irrésolution que je ne saurais avoir. Je per­siste à considérer l’aviateur qui me harcèle comme un indiscret, un plaisantin détestable. Nous sommes, Jean-Louis l’a fort bien dit, dans l’incapacité absolue de le rap­peler à l’ordre, nous ne pouvons que ronger notre frein… il n’y a rien à faire !

— Pourtant, Elvire, fit Jean-Louis, Mademoiselle votre tante vient de parler avec une telle vivacité que je suis fondé à éprouver quelque crainte. Se pourrait-il que l’aviateur inconnu vous eût touché par son empressement ?

Il aurait dû poser cette question avec une certaine appré­hension, un certain trouble, puisqu’il s’agissait de son bon­heur. Mais non, sa voix restait posée, son regard tran­quille, voire malicieux. Flossie en fit soudain la remarque.

— Jean-Louis, dit Elvire avec force, je vous jure que les déclarations de ce despotique visiteur me contrarient au plus haut point. Je veux, d’ailleurs, vous rassurer plei­nement, mon ami : vous savez que mon père a juré de me donner un aviateur pour mari… Eh bien, moi, je fais à mon tour le serment de ne jamais épouser un aviateur !

— Ah ! Merci, Elvire ! s’écria le peintre, je sais que je peux avoir foi en vous… Je suis rassuré ! quoi qu’il arrive !

Cette explosion de contentement eut pour conséquence de déterminer chez Flossie une vive surprise. Elle ne put s’empêcher de penser : « Il ne lui en faut pas beaucoup à ce garçon pour se sentir délivré de souci ! Un autre à sa place conserverait un peu d’inquiétude ! Doit-on déduire qu’il n’aime pas profondément Elvire ou qu’il appartient à la catégorie des optimistes que rien n’émeut ! À le voir cependant, il paraît déterminé, énergique… Vraiment, il me semble que, devant la rivalité qui se présente à lui, ce fiancé aurait intérêt à témoigner un peu plus de vigi­lance ! »

Ce petit monologue intérieur amena Flossie à concevoir quelque doute sur l’état d’esprit de Jean-Louis Vernal. Se refusant à admettre, de la part d’un amoureux, une telle mansuétude, elle se demanda, d’une manière encore con­fuse, si le peintre, pour être à ce point placide, n’avait pas des raisons supérieures de l’être et si, dans toute cette mésaventure, bien loin d’en être la dupe, ce n’était pas lui qui dupait les autres.

Mais, elle eut soin de garder pour elle ce mouvement de défiance, car elle préférait, avant de s’y abandonner, acquérir par sa propre expérience, et grâce à la suite des événements, une réelle conviction. Elle feignit donc de prendre pour argent comptant la déclaration de l’artiste et négligea momentanément de faire partager à Elvire le vague soupçon qui s’élevait en elle. D’ailleurs, ce terme de soupçon eût mal traduit son sentiment secret ; c’était plu­tôt une espèce de trouble, d’hésitation, difficilement expri­mables et qui avaient besoin d’un contrôle. Bref, elle dis­simula ses pensées dans un sourire tout à fait amical, comme si elle approuvait Jean-Louis d’afficher une telle résignation.

Mais elle avait son idée…

Il fut aisé de se rendre compte que le moyen employé par Félix Bergemont pour imposer silence à l’aviateur inconnu avait de beaucoup dépassé le but qu’il essayait d’atteindre. Comme Bergemont aîné lui en avait donné la quasi-assurance, ce maudit aviateur, apparemment sti­mulé par l’entrefilet paru dans les feuilles locales, ne tarda pas à démontrer qu’il n’était pas si facile à intimider. Quarante-huit heures ne s’étaient pas écoulées qu’il reve­nait à la charge, lançant par-dessus bord, en mer cette fois, mais pas très loin au rivage, une bouée analogue à celles dont on fait usage sur les paquebots et qui, à la place où figure généralement le nom du navire, portait un nouvel hommage à Elvire, rédigé en ces termes :

L’Aviateur inconnu aime Elvire Bergemont.

Puis, les choses allèrent leur train : la semaine apporta encore des témoignages de cette assiduité sous des formes diverses, tant et si bien que Mlle Bergemont devint le point de mire, non seulement des oisifs de Pourville, mais aussi des habitants de la région environnante et que l’on vint de Dieppe même en pèlerinage, afin de contempler les traits d’une personne adulée avec tant de ferveur. Il s’ensuivit nécessairement un surcroît de malaise à la villa et le mal­heureux Bergemont cadet, responsable de cette recrudes­cence, ne cessa plus n’être en butte aux goguenardises de l’oncle Tristan.

— Ah ! tu as fait un beau coup ! lui disait celui-ci. Pourquoi diable ne m’as-tu pas consulté avant de te lancer à l’aveuglette ainsi que tu l’as fait ! Tiens ! tu me rappelles le fameux Érostrate.

Le pauvre Félix tendit le dos ; il redoutait les comparai­sons lettrées de son frère, toujours habile à souligner ses maladresses.

— Qu’est-ce que c’est encore que cet Érostrate ? bougonna-t-il.

Belle occasion pour Tristan de se lancer dans une petite dissertation ; il n’y manqua pas.

— Érostrate, qui brûlait du désir de faire parler de soi et d’immortaliser son nom par quelque action extraordi­naire, ne trouva rien de mieux, un jour, que de mettre le feu au temple de Diane, qui était l’une des sept merveilles du monde. Quand il eut accompli cet odieux forfait, le Sénat promulgua une loi qui défendait à tous les Grecs de prononcer le mot d’Érostrate. Mais, étant donné que jadis, tout comme aujourd’hui, on faisait juste le contraire ce que la loi voulait, chacun s’empressa de parler d’Érostrate qui, de la sorte, passa à la postérité.

Bergemont cadet réfléchit une minute, puis avec beau­coup de bon sens, répondit :

— Je ne vois pas du tout en quoi cet incendie se rapporte à mes propres actions ? Je n’ai rien brûlé, mon ami.

L’oncle Tristan haussa les épaules et, d’un aîr non dénué de mépris :

— Je m’aperçois une fois de plus de ton inexpérience à dégager les symboles d’un récit ! J’ai voulu te démontrer qu’en cherchant à obtenir le silence, tu as obtenu le tumulte ! Non, certes, tu n’as rien brûlé, sinon toi-même !

— Eh bien ! mon cher, prononça le père d’Elvire, sans se courroucer comme il le faisait d’ordinaire, je suis bien fâché de te dire que ta narration ne cadre pas le moins du monde avec les faits. Si, quelquefois, j’en conviens volon­tiers, tu mets dans le mille, aujourd’hui, en revanche, tu m’as tout l’air de te fourvoyer.

Elvire et Flossie, témoins de cette passe d’armes, riaient de bon cœur, en remarquant le léger embarras de Berge­mont aîné. Elles aussi trouvaient que l’exemple d’Érostrate était assez mal choisi et s’amusaient grandement des efforts que déployait l’oncle pour justifier sa citation. Par malheur, son frère, heureux de triompher du perpétuel ergoteur, ne lâchait pas prise.

— Tu as gaffé, mon bon ami, lui répétait-il, ton iné­puisable mémoire t’a trahi ! Ton Érostrate, avec son temple, ne tient pas debout ! Allons ! conviens-en de bonne grâce. Reconnais que tu t’es mis le doigt dans l’œil !

Après quelques brocards de ce genre, Bergemont aîné, très froissé dans son amour-propre d’avoir essuyé un échec, cessa de soutenir une cause décidément mauvaise et sortit en claquant la porte.

Le soir qui suivit, Elvire retrouva Jean-Louis à l’angle de la grille de la villa. Bien que l’existence de la famille Bergemont, naguère si paisible, eût été marquée depuis près d’un mois par bien des vicissitudes, la jeune fille n’avait jamais négligé de se rendre à son observatoire nocturne. Lors de l’arrivée de sa tante Flossie, une cer­taine perturbation l’avait empêchée d’abord d’y être assi­due mais, peu à peu, elle était parvenue à recouvrer sa liberté en faveur de son ami le plus cher. Et parce que Flossie, avec son ferme jugement britannique, l’avait fortement engagée, à maintes reprises, à compter sur le dévouement de Jean-Louis pour sortir de l’embarras où elle se trouvait, Elvire, dans les derniers temps, ne ménageait point les allusions. Ainsi, revenant toujours à ce perfide aviateur, elle demandait : — N’êtes-vous pas d’avis que cette situation ne peut se prolonger ? Et qu’il faut que nous trouvions, l’un ou l’autre, un moyen quelconque d’y apporter un terme.

— Assurément, ma chérie, répondait Vernal. Mais comment ?

— Je ne sais pas ! Je m’épuise à m’interroger moi-même. Mais vous, Jean-Louis, qu’est-ce que vous me conseillez ?

— Je vous conseille, répliquait Jean-Louis, de ne pas attacher trop d’importance à des exhibitions qui…

— Il ne s’agit pas d’exhibitions ! Je m’en moque des exhibitions ! Ce qui m’irrite, ce qui me déprime, ce sont ces lettres qui me tombent du ciel au su et au vu de tout le monde ! Je suis ridiculisée, ne comprenez-vous pas ?

— Oh ! ridiculisée !…

— Mais si, mais si… et je m’étonne un peu, je l’avoue, que nous n’en éprouviez pas du mécontentement.

Et toujours lorsque l’entretien arrivait au tournant dangereux, — car il ne se passait guère de soir sans qu’Elvire révélât sa détresse, — Jean-Louis Vernal, de sa voix la plus douce, et la plus convaincante, murmurait :

— Elvire bien-aimée, je vous conjure de traiter la croi­sade de l’Aviateur inconnu comme une bagatelle. Je vous supplie de vous réfugier dans notre amour, de ne songer qu’à notre avenir et de vous répéter le serment que vous avez prononcé : « Je jure de ne jamais épouser un aviateur ! »

— Et cela vous suffit ! s’étonna la jeune fille.

— Mais oui, parce que j’ai confiance en vous, une con­fiance aveugle.

— Vous avez raison… toutefois, j’aimerais que votre imagination nous fournît quelque chose, de moins… patient !

— Voilà que vous me reprochez la patience, et cependant c’est la patience que vous a prêchée votre tante, à peine arrivée ! Non, non, croyez-moi, Elvire, tout cela se terminera de la façon la plus satisfaisante, je vous le promets. Comme dans les contes, nous serons heureux et nous aurons beaucoup d’enfants !

Jean-Louis, bien entendu, s’empressait d’accompagner ces paroles apaisantes de baisers aussi doux que le permettaient les barreaux de la grille et, finalement, Elvire s’en retournait à peu près consolée, en souhaitant que la nuit se passât sans aviateur.

— Je t’assure, disait-elle à Flossie, que le bruit de cet odieux moteur me paraîtrait moins insupportable, si Jean-Louis était près de moi… je me sentirais moins isolée, mieux protégée…

Cette doléance ne fut pas perdue, Flossie ne tarda pas à en donner la preuve, d’abord pour satisfaire son impres­sionnable nièce, et ensuite pour vérifier le doute qui n’avait point abandonné son esprit… Car elle avait son idée !…


CHAPITRE IX

Idée qu’elle ne tarda pas à mettre à exécution de la manière la plus naturelle du monde et sans avoir même besoin de se confier à qui que ce fût.

Comme à l’accoutumée, l’adorateur aérien d’Elvire Bergemont, après avoir laissé deux nuits de suite les hôtes de la villa Cypris reposer paisiblement, tint à leur rappeler son existence. À l’heure fatidique, dans les lueurs diffuses annonciatrices de l’aube, l’aéroplane annonça son approche par le ronflement de son moteur et, fidèle à sa trajectoire, passa au-dessus de la villa pour survoler la rade, et revenir ensuite vers les terres. Quoique son manège eût perdu tout caractère d’originalité, les deux frères Bergemont, ce matin-là comme les précédents, sautèrent à bas de leur lit pour suivre des yeux le fan­tasque biplan, tandis qu’Elvire et Flossie, chacune à sa fenêtre, commençaient d’échanger des réflexions ! Mais, Flossie, au lieu de s’en tenir à des plaisanteries, ainsi qu’à l’ordinaire, formula ce matin-là une réflexion d’un caractère plus particulier. Elle demanda à sa nièce :

— Dis-moi donc, Elvire, est-ce que M. Vernal a déjà été témoin de la visite de ton aviateur ?

— Je ne sais, répondit Mlle Bergemont. La première fois, il n’a dû y prêter qu’une attention distraite, mais à présent, je présume que, pareil en ceci à la plupart des Pourvillais, il est à sa croisée comme nous sommes à la nôtre, avec cette différence, bien entendu, que son anxiété est plus vive que la leur, puisqu’il s’agit de mon repos.

— Très bien, acquiesça Flossie. Mais, enfin, tu n’as jamais ressenti, au moment où l’avion paraît, le besoin de l’avoir à tes côtés, de s’appuyer sur son affection ?

Elvire murmura :

— Peut-être, mais à quoi bon ! Jean-Louis ne peut être auprès de moi dans cette maison et je ne puis décemment me précipiter à sa recherche !

— Demeure-t-il très loin d’ici ?

— Mais non. Il habite, juste en face le Casino, une petite maison rose, une maison à pergola. C’est la seule du pays, d’ailleurs.

— J’ai grande envie, prononça Flossie, d’aller l’inter­viewer sur ce raid nocturne.

— Toi, quelle idée !

— Pas si étrange ! j’aimerais savoir quelles sont ses impressions, et, surtout, s’il est aussi attentif que tu le crois !

— Ah ! Flossie, fit la jeune fille d’un petit ton réproba­teur, tu es tentée d’accuser Jean-Louis d’indifférence, je t’assure que tu as tort !

— Soit ! mais, enfin, j’aurais plaisir à voir sa physiono­mie à l’instant même où l’avion de son rival se profile sur l’horizon. Laisse-moi faire ; j’y vais de ce pas.

— Comment, tu vas sortir maintenant ?

— Le temps de passer une robe, répliqua l’Anglaise qui, déjà, s’habillait.

— Je ne suis pas autant que toi, ma chère Elvire, prison­nière du décorum, et l’idée de me promener au petit jour ne me paraît pas si subversive. Et puis, à défaut de Jean-Louis en personne, tu auras tout au moins une traductrice fidèle de ses sentiments.

— Mais, Flossie, tu es folle !

— Qui sait, qui sait ! Je t’en prie, permets-moi d’exé­cuter mon projet.

Et malgré la résistance d’Elvire, qui ne concevait point que l’on pût avoir une lubie semblable et à son avis si parfaitement inutile, l’entreprenante Flossie alla tirer les verrous de la porte d’entrée et se glissa au dehors, sans être aperçue des frères Bergemont, dont les chambres s’ou­vraient sur la façade opposée.

Il ne lui fallut pas longtemps pour repérer le logis de Jean-Louis Vernal grâce à l’indication fort précise de la pergola. Insoucieuse de ce que pouvaient penser les curieux aux aguets, à supposer qu’il y en eût à cette heure matinale, elle sonna, à plusieurs reprises ; à travers l’huis, elle entendit le carillon que déclenchait son geste, mais elle eut beau provoquer tout le vacarme dont elle était capable, aucune lumière ne brilla derrière les persiennes et personne ne vint lui ouvrir.

Mais elle n’en fut pas étonnée ; bien plus, un sourire satisfait se jouait sur ses lèvres. Lorsqu’elle eut réintégré sa chambre à la villa Cypris, elle répondit aux questions pressantes d’Elvire la vérité toute simple, savoir que le peintre n’était pas chez lui.

— Impossible ! s’exclama sa nièce, Jean-Louis m’a affirmé à plusieurs reprises que la nuit, il ne s’absentait jamais. Je le sais mieux que personne !

— Vraiment ! que signifie « que personne », darling ?

Elvire s’en tira par un geste évasif. Elle ne tenait pas à instruire Flossie de ses conciliabules secrets au bien­heureux coin de la grille, à l’abri du massif de troènes. Mais elle était sûre que sa petite tante était dans l’erreur ; elle se rappelait que souvent, elle et Jean-Louis avaient entendu minuit sonner au beau milieu de leur conversa­tion clandestine. Seulement, elle n’avait pas la présence d’esprit de se demander si, les nuits où elle s’entretenait ainsi avec le jeune peintre n’étaient pas justement celles où l’Aviateur inconnu se gardait de se manifester.

Que Jean-Louis Vernal se trouvât ou non à Pourville, aux heures choisies par l’aviateur pour y apparaître, c’était sans grande importance, et, au fond d’elle-même, Elvire en convenait volontiers. Pourtant, elle eût préféré ne rien savoir de cette absence à laquelle Jean-Louis ne l’avait aucunement préparée… L’imagination, chez une jeune fille, mérite bien son nom de « folle du Logis » ; Elvire, malgré qu’elle en eût, n’arrivait pas à chasser une obscure inquiétude cramponnée à son esprit : comment se faisait-il que l’artiste quittât Pourville, lorsqu’il lui avait maintes fois parlé de ses goûts sédentaires ? Il lui cachait donc quelque chose ? Une liaison peut-être ? Une liaison qui lui devenait d’autant plus chère que Mlle Bergemont, objet d’hommages assidus de la part du maudit pilote, ne lui appartenait plus tout entière… Ainsi rêvait la jeune fille, en proie à l’insomnie, lasse de cette emprise, des dis­cordes qu’elle avait occasionnées, incapable, en un mot, de recouvrer la claire et saine vision des choses.

Elle témoigna de cette perturbation morale dans une cir­constance curieuse, à quelque temps de là, au casino de Pourville. En compagnie de son aimable tante Flossie, chape­ron d’un chic, d’une beauté, d’une jeunesse qui juraient avec ce rôle revêche, Elvire avait assisté à une représentation théâtrale donnée par une grande vedette en tournée. Au cours du premier, puis du second entr’acte, elle avait bien remarqué, dans les couloirs, un officier d’une sobre élé­gance, aux traits énergiques, égayés par un regard vif et un peu ironique, regard qui ne l’avait pas quittée pendant un long moment. Le hasard, ou bien l’insistance de l’officier avait fait qu’Elvire et Flossie, à deux ou trois reprises, s’étaient trouvées face à face avec celui-ci et, bien qu’il se fût respectueusement effacé pour leur livrer passage, elles avaient senti sur elles le poids d’une atten­tion presque gênante. Il n’y avait pas lieu d’en prendre ombrage, évidemment, car tout homme, pourvu qu’il soit bien élevé, a le droit de fixer les yeux sur une femme qui passe… Jamais, si elle avait eu son équilibre de naguère, Elvire n’en eût même pris souci, mais il ne faut pas oublier qu’elle était dans des conditions d’énervement toutes particulières.

— N’as-tu pas l’impression, demanda-t-elle à Flossie, que cet officier nous observe ? Il s’arrange toujours pour marcher à notre rencontre, afin de mieux nous dévisager !

— Oui, dit Flossie, je l’ai déjà obligé à détourner son regard appuyé sur le mien… un beau regard, d’ailleurs !

— Tiens, j’aurais juré qu’il me regardait, moi seule ! fit Elvire.

L’Anglaise n’avait pas la moindre coquetterie ; elle répondit tout bonnement :

— Toi ou moi, peu importe ! c’est peut-être toi et moi ! On assure que les officiers français sont friands de con­quêtes !

Elvire laissa tomber l’entretien ; à ce moment, elles furent rejointes par Bergemont aîné et Jean-Louis Vernal. On les voyait fréquemment ensemble, depuis la fatale soirée de la demande en mariage ; Tristan Bergemont, moins casanier que son frère, fréquentait le Casino, écou­tant un concert, ou perdait son argent au Cercle, et paraissait goûter l’amitié de Vernal, qui le lui rendait bien.

— Eh bien, la représentation vous a-t-elle satisfaites, mesdames ? interrogea le peintre.

Elvire répondit par quelques mots distraits. Son esprit était ailleurs ; dès qu’elle apercevait Jean-Louis — c’est-à-dire une vingtaine de fois par jour, comme le veut la familiarité des plages — elle se le représentait courant loin de Pourville à un rendez-vous de nuit. Mais elle s’était bien gardée de lui communiquer ses appréhensions et avait fait promettre à Flossie d’imiter sa réserve.

Si la jeune fille n’était point prodigue de réflexions tou­chant la représentation qui venait de finir, Flossie, elle, ne négligea pas d’en faire la critique. Moins de la pièce, à vrai dire, que de l’interprète, célèbre sociétaire de la Comédie-Française.

— Je ne parviens pas, déclarait-elle à Tristan, dont elle appréciait l’humeur fantasque, à comprendre pourquoi, chez vous, les vieilles actrices veulent absolument jouer des rôles de jeunes personnes !

Tristan Bergemont, d’un air dogmatique :

— Cela fait partie des traditions nationales.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— En France, ma chère Flossie, nous sommes habitués à certaines choses insupportables, qui nous manqueraient si nous en étions tout à coup privés. Exemple : les lenteurs administratives, les bureaux de postes mal tenus, les actrices très âgées dans des rôles juvéniles.

— Mais c’est absurde !… Sans compter que le spectateur éprouve devant cette anomalie théâtrale une impression désagréable, presque choquante !

Avec le plus grand sérieux, Bergemont aîné arti­cula :

— Ça dépend des goûts. En général, on vénère la beauté des ruines !

Flossie allait houspiller ce plaisantin d’oncle Tristan, lorsque la réapparition de l’officier sollicita derechef son intérêt. Bien pris dans son uniforme sombre, cet officier, décidément curieux, passa lentement et ne manqua pas de considérer tour à tour la tante et la nièce, l’une et l’autre fort jolies et si différentes. Plus émotive que la flegmatique Anglaise, Elvire murmura :

— Cela tourne à la poursuite ! Il faut croire que nous intriguons ce monsieur !

Brièvement elle instruisit Vernal et son oncle de l’obstination de l’officier. Le peintre se contenta de témoigner une surprise modérée ; quant à Tristan, il prononça d’un ton quelque peu malicieux :

— C’est un capitaine aviateur !

— Vraiment ! exclama Elvire saisie.

— Dame ! il en porte les insignes ! C’est bien la peine d’avoir, comme toi, un père entiché d’aviation, pour ne pas remarquer…

Mais Elvire l’interrompit :

— Je ne m’étonne plus de cette contemplation ! Il nous connaît, cet officier, il a entendu parler de nous, il doit savoir que je suis la Dulcinée d’un moderne Don Qui­chotte… Ah ! c’est vraiment flatteur !

— Allons, ne t’énerve pas ! dit Flossie.

— Je ne m’énerve nullement, riposta la jeune fille qui, en réalité, ne contenait plus son agitation, je constate simplement que je suis devenue un objet de risée. Cet officier a voulu me voir de près, il a entendu parler de moi par ses camarades, par celui qui s’acharne à troubler ma vie. Peut-être même est-ce lui, le mystificateur !

— Tu es folle ! s’écria son oncle, vas-tu t’imaginer main­tenant, chaque fois que tu rencontreras un aviateur…

— Mais je n’en rencontre jamais ! Celui-ci est le premier… Et tu admettras bien que sa façon d’agir est signi­ficative ! Qu’en pensez-vous, Jean-Louis ?

L’interpellé répliqua sans s’émouvoir :

— Chère mademoiselle, les éléments dont vous disposez sont bien faibles pour justifier…

— Je ne suis pas de votre avis, coupa la jeune fille, et j’ai foi dans mon pressentiment. Je mettrais ma main au feu que l’officier attaché à mes pas est renseigné sur mon compte, qu’il est mêlé de près ou de loin au complot. Au fait, Jean-Louis, vous pourriez très bien vous présenter à lui et le questionner !

Cette proposition parut décontenancer Vernal qui, aussitôt, tenta de l’éluder :

— Je ne vois pas que ce soit réalisable. Il y a là quelque chose de très délicat et qui risque de froisser mon interlo­cuteur !

— Pas du tout ! rétorqua Elvire, car, on le sait, elle n’abandonnait pas facilement ses idées, rien ne s’oppose à ce que, très courtoisement, vous procédiez à une petite enquête !

— Ma chère Elvire, vous oubliez, dit Jean-Louis, que je ne suis pas autorisé à faire une telle démarche. Je ne suis ni votre parent, ni, hélas ! votre fiancé officiel… En outre, si ce capitaine, chose possible, n’est au courant de rien en ce qui vous concerne, mieux vaut ne pas augmenter le nombre des railleurs.

— Dans le doute, abstiens-toi ! ajouta Bergemont aîné.

Visiblement, Elvire ne trouvait pas à son goût l’absten­tion de Jean-Louis. Elle se rabattit sur Tristan.

— Alors, vous, mon oncle, vous qui avez qualité pour intervenir…

— Tu me la bailles belle ! fit-il, on n’a jamais qualité pour commettre une gaffe ! Et c’est à quoi tu m’engages, ni plus ni moins ! Cet officier aviateur, auprès de qui tu veux me déléguer, songe qu’il est animé de l’esprit de corps et, pour rien au monde, ne consentirait à partager tes critiques à l’égard d’un des siens. Il représente à lui seul toute l’aviation, ma chère enfant… Il peut dire, comme le personnage de tragédie :

Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis !

— Je constate, résuma Elvire, très mécontente, que chacun trouve à point nommé des raisons capitales pour rester à l’écart. C’est bien, j’agirai sans le secours de per­sonne !

— Elvire, permets-moi de te répéter… commença l’oncle Tristan.

Mais elle ne l’écoutait plus.

— Ou plutôt, poursuivit-elle, avec le secours de Flossie qui, je le suppose, ne me le refusera pas.

— Ça dépend de ce que tu as l’intention de faire, dit l’Anglaise prudemment.

— Nous allons aborder poliment ce capitaine aviateur et lui demander quelques éclaircissements sur les faits dont j’ai à me plaindre. Après tout, il n’y a là rien de paradoxal… C’est une question de formes !

— Elvire, tu vas au-devant des réflexions désagréables ! affirma Bergemont aîné.

Cependant que Jean-Louis prononçait avec toute la persuasion dont il était capable :

— Renoncez à ce dessein, Elvire, il est indigne de vous !

Vains efforts. Elvire les quittait déjà pour se diriger vers l’officier. Flossie hésitait à la suivre, mais Jean-Louis réellement agacé, ajouta !

— Tâchez de la raisonner, retenez-la :

Flossie n’en eut pas le temps. À peine sa nièce avait-elle fait quelques pas dans le hall que l’officier aviateur repa­raissait, se disposant à passer de nouveau devant le groupe où se trouvait Elvire. La rencontre inopinée de cette dernière suspendit son élan ; il s’arrêta court et son regard, après avoir effleuré la jeune fille, se posait sur Flossie, lorsque Elvire, armée de son sourire le plus séduisant, lui adressa la parole :

— Voulez-vous me permettre, monsieur, dit-elle, de lier conversation avec vous, bien que je n’aie pas le plaisir de vous connaître ?

Le capitaine, contre toute attente, ne parut pas interdit. Tête nue devant la jeune fille qui revêtait son énervement d’une bonne grâce achevée, il repartit :

— Je me considère comme très honoré, croyez-le made­moiselle !

— Quand je dis que je ne vous connais pas, je me trompe peut-être, reprit Elvire.

— Ah ! j’aurais eu déjà la faveur de vous approcher ?

— Je suis Mlle Bergemont !

L’officier, fronçant les sourcils, sembla chercher au fond de sa mémoire.

Mlle Bergemont, répéta-t-il… Mon Dieu, je suis inexcusable, mais je ne me souviens pas !

Mlle Bergemont, villa Cypris, à Pourville ! insista Elvire.

Ces précisions n’amenèrent d’autre résultat que d’accroître l’incertitude du capitaine. Alors, Elvire débita d’un trait ;

— Monsieur, tout le monde à Pourville peut vous dire que j’ai eu le malheur d’intéresser un aviateur et que, deux et trois fois chaque semaine, l’avion qu’il conduit tourne autour de ma maison et s’arrange pour laisser, dans ses environs immédiats, de brûlantes missives dont je suis, en toutes lettres, la destinataire. Je n’ai pas besoin de vous dire que cette tyrannie m’est odieuse, que je donnerais beaucoup pour en être délivrée. Or vous êtes, monsieur, officier aviateur… Vous est-il possible de me donner un espoir de libération ?

En parlant ainsi, elle le regardait bien en face. Mais elle ne put rien lire sur la physionomie de l’officier, hormis un étonnement sincère.

— Voilà qui est tout à fait curieux, fit-il, et ses yeux détaillaient bien plus le visage de Flossie que celui d’Elvire ; un aviateur … Mais montant quelle sorte d’avion ?

— Ah ! vous nous en demandez trop ! dit Flossie, qu’Elvire s’empressa de nommer :

— Miss Flossie Standhill, ma tante !

— Capitaine Henri de Jarcé, chef d’escadrille attaché au ministère de la Guerre, déclina-t-il à son tour. Il serait précieux de savoir justement si ce visiteur falot est un aviateur civil, propriétaire d’un appareil et naviguant à sa guise, ou bien s’il est militaire, ce qui me semble improbable.

— N’y a-t-il pas, interrogea Flossie, un camp d’aviation près de Pourville.

— Si fait, le camp de Buchy, créé tout récemment. C’est là que je suis en mission d’inspection…

— Et vous n’avez jamais entendu parler… prononça Elvire.

— Je peux vous certifier que, parmi les aviateurs que j’ai sous mes ordres, aucun ne se permettrait pareille fan­taisie ; l’usage des avions est sévèrement contrôlé, chez nous… Non, non, plus j’y réfléchis, plus j’ai tendance à croire que vos investigations doivent s’orienter vers les aviateurs amateurs… Et je ne saurais dissimuler que la recherche est des plus ardues !

— Pourquoi ? interrogea Flossie.

— Parce que, miss Standhill, il en est de l’avion comme de l’auto. Un propriétaire est libre de s’élever de chez lui et d’y atterrir, pourvu que son jardin ou son parc soit assez spacieux pour le lui permettre. Mais comment savoir d’où il vient, où il va, sans lui donner la chasse ?

— Eh bien, qu’à cela ne tienne ! n’accepteriez-vous pas de vous en occuper ?

Cette suggestion de Flossie amusa beaucoup le capi­taine. Il répliqua :

— Nous ne sommes pas exactement les policiers de l’air, nous avons des travaux plus importants. Croyez-moi, cette enquête est bien difficile. The best, Miss Standhill, is to trust to luck !

Oh ! you speak English ! s’exclama Flossie.

Et l’entretien de continuer en anglais, qu’Elvire com­prenait assez bien, mais parlait fort mal. Du reste, elle avait l’impression que la jolie Anglaise exerçait sur M. de Jarcé plus d’attraction qu’elle-même.

S’apercevant tout à coup que l’usage d’une langue étrangère isolait Mlle Bergemont, le capitaine s’empressa de revenir au français :

Je suis au regret, mademoiselle, dit-il à Elvire, de ne pouvoir vous être utile, mais je ne m’en félicite pas moins d’avoir échangé quelques mots avec vous. Et dans le cas où vous seriez curieuses, vous et Miss Standhill, de visiter le camp de Buchy, je serais enchanté d’y être votre cicerone.

— Merci, monsieur, mais je n’ose vous promettre…

Flossie, elle, n’hésita pas :

— Pour ma part, j’accepte ! C’est à deux pas, Buchy, en auto !

— Seulement, je vous signale, reprit M. de Jarcé, que toute cette semaine, je serai de service pour les vols de nuit. Mieux vaudrait donc attendre la semaine pro­chaine !

Flossie ne répondit que par un mouvement de tête et un sourire, tandis qu’il s’inclinait pour prendre congé !


CHAPITRE X

Le village de Buchy, situé à une vingtaine de kilomètres de Rouen, entre les rivières de l’Arc et de l’Andelle, est un modeste chef-lieu de canton de la Seine-Inférieure qui, jusqu’à l’année 1928, n’eut d’autre illustration que d’avoir, en 1870, arrêté 40 000 Prussiens. Depuis cette époque héroïque, l’activité du pays ne s’était guère manifestée que dans le commerce local des chiffons, rien ne semblait pré­parer la modeste localité à un éclatant avenir, lorsque les services nationaux de l’aviation décidèrent un jour de mettre à profit la configuration du sol pour installer à Buchy un camp d’aviation.

Tout comme si quelque enchanteur avait frappé le sol de son bâton magique, le village de Buchy, endormi la veille dans sa routine, passa brusquement de rien à tout. Où ne s’étendaient que des champs inutilisés, sauf par des cultures secondaires, où régnaient l’inertie et l’indifférence, prenaient place le mouvement et l’entrain. Aussitôt qu’un accord eut été conclu entre ministère et conseil de préfec­ture, les habitants virent arriver d’innombrables fourgons chargés de matériel d’installation ; en quelques semaines le terrain d’atterrissage était dessiné, les hangars se dres­saient, des cantines, ateliers, dortoirs s’élevaient rapide­ment et formaient à l’écart du village même une agglomé­ration infiniment plus étendue et plus bruyante.

Il va de soi que Buchy, après avoir pris quelque humeur de cette intrusion soudaine, comprit vite tout le parti qu’il pouvait tirer de son voisinage.

Se représente-t-on Flossie, la blonde Flossie débarquant dans Buchy au beau milieu des manœuvres d’aviation et, sans se soucier des difficultés qui pouvaient l’y attendre ? Difficultés non négligeables, si l’on veut bien réfléchir que Flossie, très désireuse, comme elle l’avait dit à sa nièce, de répondre à l’invitation du capitaine de Jarcé, avait décidé, avec sa fantaisie habituelle, de visiter le camp d’aviation de Buchy non pas le jour, mais la nuit. Elle s’était dit, cette intrépide Flossie, incapable d’agir comme tout le monde, elle s’était dit que l’aspect d’un camp d’aviation, s’il était fort intéressant en plein midi, devait l’être bien davantage lorsque les appareils s’élèvent ou atterrissent dans la lumière des projecteurs. Et voilà pourquoi, mal­gré les reproches d’Elvire, elle avait mis à exécution le projet logé dans sa charmante tête, savoir : d’aller sur­prendre M. de Jarcé au moment où il prenait son service

Était-ce vraiment le seul amour du pittoresque, la seule intention d’assister à des départs ou des arrivées dans l’irradiation des pylônes lumineux qui amenaient l’Anglaise à agir de la sorte ? Bien fin qui eût pu le dire ! En tous cas nul doute que Bergemont cadet se fût empressé de l’encou­rager à se documenter sur place si Flossie n’eût préféré ne mettre qu’Elvire dans la confidence. Pour des raisons toutes personnelles, et surtout dans l’intention de garder toute sa liberté d’action, elle avait prétexté un voyage à Paris… et cependant que les frères Bergemont la croyaient occupée à des emplettes toutes féminines, Flossie, débrouillarde et délurée comme l’est en voyage tout natif de la Grande-Bretagne, s’installait, à l’heure du crépuscule, dans l’auberge de Buchy, depuis peu baptisée Grand-Hôtel.

Mais le plus délicat pour elle restait à accomplir. L’essen­tiel ne consistait pas dans le petit voyage de Pourville à Buchy, mais bien dans la façon de se comporter pour surprendre au camp des choses intéressantes. Quelles choses intéressantes ? C’était là le secret de Flossie, devenue en quelque sorte une détective amateur, mais bien résolue à rentrer auprès d’Elvire avec de triomphantes précisions. Restait maintenant à recueillir celles-ci, c’est-à-dire à examiner d’autant plus près les gens et les choses que l’on s’efforcerait peut-être de les lui cacher. Elle laissa la nuit se clore, se fit servir à dîner et mangea de bon appétit sans prendre garde à l’intérêt que sa beauté blonde provoquait parmi les clients habituels de l’auberge. D’ailleurs Flossie, en véritable Anglaise, se déplaçait sans tenir compte des contingences, vivant pour elle, indifférente à tout ce qui, en voyage, n’était pas ses besoins ou ses inté­rêts propres. Tel est l’art de voyager, pratiqué par les Anglo-Saxons, très égoïste, c’est évident, mais aussi très commode. Il convient d’ajouter que le camp d’aviation et ses hôtes attiraient depuis quelque temps à Buchy assez de visiteurs et non des moindres pour que la curiosité populaire commençât à perdre de son acuité, et Flossie put fumer une cigarette sans produire de scandale.

De son côté, le chauffeur qui l’avait amenée avait pris tous les renseignements souhaitables pour la conduire promptement au camp d’atterrissage. On lui avait confirmé qu’il y avait vol de nuit ; il ne s’agissait donc, pour Flossie, que de se présenter à l’entrée du camp et de demander le capitaine de Jarcé, ce qu’elle fit dès que brillèrent les projecteurs.

Avisant un groupe de soldats à la porte du camp, elle s’informa :

— Le capitaine de Jarcé n’est-il pas de service ce soir ?

Le soldat qu’elle interrogeait fit un geste d’ignorance et posa à son tour la question à un camarade qui répondit par l’affirmative. Lui-même se chargea de renseigner Flossie :

— Parfaitement, le capitaine est là, madame ; désirez-vous lui parler ?

— Mais oui, si c’est possible.

Le militaire partit à la recherche du capitaine, tandis que Flossie observait les abords du camp. Son attente fut longue, mais aussi couronnée de succès, car elle vit arri­ver Henri de Jarcé qui, en la voyant, poussa une exclama­tion de surprise :

— Par exemple, c’est vous, mademoiselle, vous à pareille heure ! Quel bienheureux hasard vous attire dans cette région perdue ?

— Mais, tout simplement, capitaine, répondit Flossie, l’intention de mettre à profit votre si cordiale invitation. Depuis que vous me l’avez adressée, je n’ai cessé d’y pen­ser… Ma foi, je ne me suis pas senti la force de patienter davantage. J’ai loué une auto et me voici.

— Vous êtes seule ? demanda l’officier sur la physionomie duquel se lisait un étonnement agréable, mitigé de vague appréhension,

En riant Flossie prononça :

— Est-ce que cela vous choque. Voudriez-vous que je me sois fait accompagner d’une duègne ?

— Non, mais, fit de Jarcé en hésitant, je pensais que peut-être Mlle Bergemont, elle aussi, serait curieuse de…

— Elle n’a pu se résoudre à courir les routes au milieu de la nuit, expliqua Flossie résolument.

Le capitaine ne pouvait se débarrasser d’une certaine gêne. Il reprit :

— Je suis absolument ravi de vous voir… Cependant, je croyais vous avoir conviée à venir à Buchy de préfé­rence dans l’après-midi, de façon que je puisse vous con­sacrer plus de temps. Ne vous ai-je pas dit que deux ou trois fois par semaine, je suis accaparé par mon service de nuit ? Ce soir, par exemple…

— Oui, peut-être, répliqua délibérément Flossie, mais l’important c’est que vous soyez là, capitaine. Vous ne me laisserez pas m’en retourner, j’espère, sans me permettre d’assister aux évolutions de vos pilotes.

— Certes non, quoique… Enfin, je vais m’arranger pour…

Il paraissait assez perplexe, le pauvre capitaine de Jarcé, mais Flossie ne s’en préoccupait nullement. Toute souriante elle montrait par son attitude qu’elle était fermement résolue à ne pas reculer d’une semelle et que, bon gré mal gré, elle comptait sur l’empressement de l’officier. Celui-ci brusquement mis par elle en demeure de tenir la promesse faite au Casino de Pourville, et enchanté au fond de recevoir la jeune femme, s’exécuta. Il dit un mot à l’intérieur du camp.

Il faut croire que des apparitions comme celle de la jolie tante d’Elvire étaient assez fréquentes au camp de Buchy, car Flossie, sur son passage ne souleva qu’une faible curiosité. Elle longea d’abord une interminable ligne de baraquements, dont l’attrait, pour une jeune femme, ne pouvait être bien vif. Ce qui l’intéressait, c’était naturellement le terrain d’atterrissage, le spectacle de l’arrivée ou du départ des appareils, mais, chose étrange, le capitaine de Jarcé ne tarissait pas de détails sur des banalités au lieu de la conduire promptement aux véritables attractions.

— Est-ce que je ne verrai pas des aviateurs en chair et en os ? s’enquit-elle enfin. C’est très joli, vos ateliers de réparations, vos hangars, vos dortoirs, mais le moindre avion en plein vol ferait beaucoup mieux mon affaire !

— Oh ! oh ! comme vous êtes nerveuse ! fit le capitaine je croyais au contraire que vous en étiez saturée, des avions, depuis cette histoire que m’a racontée Mlle Birge… Barge…

— Bergemont. Oui, ma nièce est en droit de prendre en aversion les aviateurs, mais veuillez remarquer que rien ne m’oblige à partager ses goûts.

— Bravo ! Si vous aviez pris le parti de détester profession, j’en aurais été très chagrin, je vous jure !

— Chagrin vous ? Je ne vous vois pas très nettement dans les rôles tristes.

— Bah ! et la raison, s’il vous plaît ?

— La raison, c’est que vous avez des yeux qui trahissent votre esprit moqueur, vous devez adorer les farces !

— Mais pas du tout, je suis entièrement sérieux dans la vie.

— Dans la vôtre, peut-être. Mais pas dans celle des autres… Enfin, revenons à ce que vous disiez. Quel sujet auriez-vous d’être chagrin si j’avais eu, comme Elvire…

— Qui ça, Elvire ?

Mlle Bergemont. Si j’avais eu, comme elle, les aviateurs en abomination ?

— Mademoiselle, répondit de Jarcé, je ne tiens nullement à votre antipathie.

— Et à ma sympathie, est-ce que vous y tenez ?

Cette riposte, que Flossie ne fit pas attendre, car elle avait, du flirt, une expérience surprenante, troubla quelque peu Henri de Jarcé par sa netteté même. D’autant plus que, Flossie, en parlant, avait coutume de ne pas quitter du regard son interlocuteur… Et quel regard ! pétillant de malice, chargé d’effluves ! Ah ! quand la belle parente des Bergemont voulait plaire, elle y réussissait au delà de toute espérance.

Pour retrouver une atmosphère moins étourdissante, l’officier, au lieu de répondre, questionna :

— A-t-on revu, dans le ciel de Pourville, l’aviateur fantôme ?

— Non, dit Flossie.

— Il a dû se lasser… Ça ne laisse guère de place aux réalités, une semblable poursuite. Notez que je parle au hasard, n’ayant eu qu’un récit fort succinct de ces raids insolites… J’aime à croire que Mlle Bergemont ne m’en a pas donné une version exagérée ?

— Elle est restée au-dessous de la vérité. Mais, entre-nous, je ne m’explique pas son indignation, sa mauvaise humeur… Si j’étais à sa place, je prendrais l’aventure avec plus de simplicité… et surtout, j’y verrais moins de sarcasme que de courtoisie !

— Je vous approuve en tous points, dit Henri de Jarcé, vous me paraissez avoir une compréhension plus exacte, vous, étrangère, que Mademoiselle votre nièce.

— C’est possible, mais il faut considérer que ma nièce est une jeune fille et, par conséquent, un peu plus ombra­geuse au point de vue sentimental. Convenez que l’offen­sive dirigée contre elle a un caractère assez brusque.

Puis, changeant de ton :

— Avez-vous l’intention, capitaine, de me promener longtemps encore à travers les dédales du camp ? J’aimerais bien me rapprocher de cet espace lumineux que je vois là-bas !

— Vous êtes comme les papillons, vous allez droit à la lumière ! fit de Jarcé.

Renonçant à instruire Flossie de particularités qui lui étaient totalement indifférentes, le capitaine abandonna la pénombre pour guider sa compagne vers les projecteurs. Sur le terrain de travail, l’animation régnait. Autour de deux avions, fixés au sol, les mécaniciens s’affairaient, vérifiaient les moteurs, dont le vacarme emplissait l’étendue. De Jarcé dut hausser la voix pour documenter la visiteuse.

— Puis-je assister à des manœuvres ? demanda celle-ci, ces avions que je vois vont-ils s’envoler ?

— Oui ! nous procédons à des essais de reconnaissances nuit. On soumet les pilotes à un entraînement progressif. Les épreuves élémentaires consistent dans l’observation d’un périmètre limité : les élèves doivent, dans le minimum de temps, parcourir un certain secteur et en tracer la carte sommaire. Tenez, voici l’un d’eux.

il lui désignait un jeune homme qui s’avançait vers les avions captifs ; Flossie le vit endosser un vêtement de cuir et se hisser dans la carlingue. Il s’installa, échangea quelques paroles avec le chef d’équipe, puis les mécani­ciens s’écartèrent et l’avion démarra, roula presque jusqu’à l’extrémité du terrain où il décolla péniblement, prenant très vite de l’attitude. Lorsqu’il repassa au-dessus de Flossie et du capitaine, après avoir décrit une vaste boucle, il était déjà haut : bientôt il disparut dans la nuit.

— Mauvais départ, prononça de Jarcé, mais mieux vaut encore cela qu’un mauvais retour. En ce moment, nous cassons beaucoup de bois.

— J’espère bien avoir la chance de voir un atterrissage, dit Flossie.

— Hé ! Hé ! Ce n’est pas sûr ! Nos apprentis pilotes tiennent l’air assez longtemps… Et il est déjà tard, miss Flossie !

— Oh ! personne ne m’attend ! repartit l’Anglaise… — Pourtant, vous avez bien l’intention de retourner à Pourville ?

— C’est selon.

— Comment ça, c’est selon ?

— Hé ! oui, cher monsieur, rien ne s’oppose à ce que je passe la nuit à Buchy, au Grand-Hôtel, où j’ai dîné tout à l’heure !

— Oh ! le Grand-Hôtel n’est pas digne de vous abriter ! protesta le capitaine.

— Croyez-vous ? Il m’a paru très suffisamment conve­nable ! J’ai connu en Sicile, en Afrique, dans mille endroits, car j’ai beaucoup voyagé, des aménagements moins confortables que celui d’une hôtellerie normande !

Le capitaine de Jarcé dissimulait mal l’inquiétude où le mettait le caprice de Flossie. C’était à croire que sa visiteuse le gênait, l’exposait à quelque déboire. Elle, qui l’étudiait du coin de l’œil, s’en aperçut sans doute, car elle ajouta, sans se froisser le moins du monde :

— J’ai idée que vous commencez à regretter ma promp­titude à profiter de votre invitation. Are you not ?

L’officier se confondit en dénégations entremêlées d’excuses. Elle se trompait, il était absolument ravi, elle partirait toujours trop tôt à son gré « Je vous ai tout bonnement avertie, lui dit-il, que mon service de nuit me relient ici jusqu’au jour levant. J’appréhendais pour vous la perspective d’une veillée monotone, voilà tout ! »

— Bien à tort, affirma la tante d’Elvire, vous savez que les Anglais sont avides de toute instruction sportive. Ce que je suis venu chercher, ce n’est pas un spectacle à la portée de n’importe quel badaud, c’est toute une série d’impressions neuves, c’est l’agitation frémissante de votre ruche… Il est vrai, continua-t-elle en riant, que cette agitation, ce soir, est des plus modérées. Vous me dites que les aviateurs travailleront jusqu’à l’aurore… Où sont-ils donc ? Pourquoi demeurent-ils invisibles ?

— C’est que les vols sont échelonnés d’heure en heure, répondit de Jarcé ; les mécaniciens tirent des hangars et règlent les appareils, et, pendant ce temps, les pilotes se préparent, ou bien se réunissent à la popote en attendant leur tour.

— Popote… quel est ce mot ?

Something like a Mess, a club, do you understand ? Oh ! yes… Mais alors, c’est là qu’il faut me conduire, monsieur de Jarcé !

— Vous ?

— Mais bien sûr… Vous me présenterez ces messieurs, ce sera très amusant !

Le capitaine commençait à trouver Flossie diablement exigeante. Il avait compté l’introduire au camp pour quelques minutes, mais pas du tout, elle s’y installait comme chez elle. La renvoyer, il n’y songeait pas, cependant, très séduit qu’il était par sa grâce et sa verve. On a beau vénérer le devoir… et la discipline, mieux vaut, quand il faut être debout toute la nuit, avoir à ses côtés une femme charmante que se morfondre tout seul.

— Eh ! bien, allons, fit-il avec un mouvement d’épaules qui pouvait se traduire par « on verra bien » !

Quelques pas leur suffirent pour atteindre un baraquement d’apparence plus profane que ceux qui l’environnaient. Une vive clarté s’échappait par ses fenêtres ouvertes, l’on entendait un grand bruit de conversations et le son d’un piano. Au moment d’entrer, le capitaine dit à Flossie :

— Veuillez patienter une seconde. Je vais vous annon­cer, ce sera plus convenable !

— Inutile !

— Si, si, ça vaut mieux, c’est plus correct… Laissez-moi faire ! Une minute et je reviens !

Il entra. Le silence se fit instantanément. Mais Flossie était trop indocile pour se conformer aux recommanda­tions du capitaine ; elle s’approcha d’une fenêtre, risqua un regard, parut observer avec la plus grande attention et soudain une expression de triomphe passa sur ses traits. Sans bruit elle longea le baraquement jusqu’à l’extrémité opposée à celle de l’entrée. Une autre porte était pratiquée dans la paroi perpendiculaire. Mais Flossie n’essaya pas de pénétrer dans la cantine ; elle avait l’air d’être à l’affût. Soudain la porte s’entre-bâilla, une silhouette masculine se dessina sur le seuil, un homme sortit précipitamment… et se trouva nez à nez avec Flossie, qui prononça d’une voix claire :

Monsieur Vernal, ne vous sauvez donc pas, nous avons à causer !

Vernal… Jean-Louis Vernal en personne, revêtu d’un épais chandail, botté, n’ayant plus qu’à passer son manteau, à coiffer son casque à lunettes pour être, de pied en cap, le parfait aviateur. Mais, en dépit de cet harnachement prestigieux, il faisait bien piteuse figure, l’aviateur Vernal, devant Flossie, enchantée de son succès.

— Ne m’en veuillez pas, cher ami, reprit-elle, d’avoir percé à jour le secret de l’aviateur inconnu. Il ne faut pas oublier que je suis du pays de Sherlock Holmes… et que les devinettes, quand j’étais toute petite, me passionnaient déjà… Vous concevez bien que ma présence ici à pareille heure n’est pas précisément l’œuvre du hasard ? Elle se tut en voyant arriver le capitaine de Jarcé qui s’étonnait de ne plus la retrouver où il l’avait laissée. On devine quel fut son ébahissement… Quoi ! les deux per­sonnages dont il redoutait, par-dessus tout, la rencontre, étaient en train de converser ! C’était pour rien qu’il avait pris tant de peine et dépensé tant de diplomatie !

— Vous aussi, capitaine, il faut m’excuser, articula Flossie, je vous ai un peu joué, je le confesse… Mais, de grâce, poursuivit la rieuse Anglaise, incapable de tenir son sérieux à la vue des deux hommes consternés, ne prenez pas cet air sépulcral … Si l’Aviateur inconnu vient de recevoir un coup mortel, nous sommes, Dieu merci, vous et moi bien vivants et tout prêts, j’espère, à nous entretenir comme de bons amis !

— Mais enfin, miss Flossie, comment vous êtes-vous doutée… commença le capitaine.

— Ça ne date pas d’aujourd’hui ! À parler franc, Monsieur Vernal, vous avez mal manœuvré ; votre atti­tude était suffisamment au point pour tromper Elvire, trop impressionnable pour garder la faculté de l’obser­vation, mais, à mes yeux, il y avait, dans votre manière d’être, quelque chose d’incompréhensible. Vous n’avez pas assez détesté l’Aviateur inconnu, votre rival, votre adversaire, en somme !

— Ah ! tu vois, je te l’avais bien dit ! s’exclama Henri de Jarcé.

— Vous avez eu l’occasion, insista Flossie, de manifes­ter votre indignation et votre haine envers l’aviateur, et vous l’avez laissé échapper. Votre résignation trop empreinte de philosophie m’a donné l’éveil. Je me suis demandé d’abord, en parente pleine de sollicitude, si vous aimiez réellement ma nièce…

— Oh ! le rôle que j’ai joué vaut toutes les preuves, il me semble ! interrompit le peintre.

— D’accord, mais le Jean-Louis du ciel a bien failli causer préjudice à celui de la terre, je ne crains pas de vous le dire. Et si je me suis mêlée de vos affaires au point de courir les routes et de tourmenter cruellement ce pauvre capitaine…

— Qui vous en sera éternellement reconnaissant ! souli­gna de Jarcé en lui baisant la main.

— … C’est justement qu’il m’a paru très à propos d’intervenir, sous peine de voir se rompre, entre Elvire et vous, un accord que je souhaite excellent. Mais tout n’est pas fini, tant s’en faut !

M. de Jarcé, à la tournure que prenait l’entretien, voulut, par discrétion, se retirer. Mais Jean-Louis Vernal le retint.

— Non pas, non pas ! Tu as été trop mêlé à ce roman, mon cher ami, pour que je t’éloigne de ses conséquences. Demeurons ensemble et causons une bonne fois, de manière à ne plus contrarier nos efforts. Si miss Flossie veut bien accepter la modeste hospitalité que je peux lui offrir à l’unique hôtel de Buchy.

— L’hôtel où j’ai dîné… parfait ! Mais, M. de Jarcé n’est-il pas de service ?

Oh ! à présent, cette consigne est moins rigoureuse, fit le capitaine, puisque je n’ai plus besoin de me retran­cher derrière elle. Le temps de prévenir mon remplaçant et je suis à vous !


CHAPITRE XI

Jean-Louis Vernal ne s’était pas aventuré en offrant à Flossie de se réfugier au Grand-Hôtel de Buchy afin d’y causer à l’aise. De mémoire d’homme, à vrai dire, la modeste auberge n’était jamais restée ouverte passé dix heures du soir, tout au moins avant la création du camp. Mais l’arrivée des aviateurs avait bouleversé les mœurs paisibles de ce canton normand ; les exigences multiples et renouvelées des jeunes gens qui venaient faire là leur apprentissage de pilote eurent vite raison de l’inertie paysanne ; on vit surgir comme par enchantement des commerces dont les habitants de Buchy n’avaient qu’une idée approximative, tels que parfumerie, coiffeur, librai­rie-papeterie. Nul doute qu’un café-bar fût en perspective ; en attendant, le Grand-Hôtel faisait de son mieux pour encourager sa nouvelle clientèle. En temps ordinaire, il fermait ses portes à minuit ; dans la période des manœuvres nocturnes, le patron se faisait un devoir de se tenir jusqu’à trois heures du matin à la disposition des consommateurs.

Dans la grande salle, d’ailleurs fort peu spacieuse, Flossie et ses deux compagnons s’installèrent à une table et commandèrent des boissons qui n’étaient pas encore bien raffinées, mais témoignaient pourtant d’un effort sincère, savoir des citronnades avec des pailles. Hormis la présence d’un lieutenant occupé à écrire et de deux dames qui, visiblement, attendaient quelqu’un, le café permettait à ses hôtes une conversation suivie. Flossie ouvrit le feu en demandant à Jean-Louis Vernal un récit succinct mais complet de la machination qu’il avait ourdie pour se transformer d’artiste peintre en Aviateur inconnu.

— Mon Dieu ! c’est très simple, répondit le jeune homme. Lorsque j’eus la conviction que mes instances resteraient vaines pour faire changer d’avis M. Félix Bergemont, je me dis que la conquête d’Elvire justifiait les moyens les plus romanesques et, puisque son père avait fait le serment de ne prendre pour gendre qu’un aviateur, je commençai, je l’avoue, par envisager le projet de devenir officiellement pilote, ou, tout au moins, observateur. Pour cela, il me fallait d’abord l’avis d’un professionnel et c’est alors que je songeai à mon vieil ami Henri de Jarcé. Je lui écrivis donc…

— Et je te répondis, coupa le capitaine, en te deman­dant si tu avais perdu la tête, attendu que ta résolution ressemblait en tous points à un acte de démence.

— Pourquoi cela ? demanda Flossie.

— Mais parce que Vernal a beaucoup de talent, qu’il est travailleur et, au point de vue matériel, tout à fait à son aise. Aucune raison profonde ne déterminant sa résolution, je ne comprenais pas qu’il voulût abandonner son art pour courir inutilement des dangers.

Le peintre poursuivit :

— Oui, mais lorsque de Jarcé fut au courant de la situation très particulière dans laquelle je me trouvais, il cessa de me morigéner pour entrer dans mes idées. Avec cette différence qu’au lieu de faire de moi un aviateur militaire, au prix de mille formalités désagréables, il me proposa de diriger mon éducation au titre de simple amateur.

Comme un berger alterne avec l’autre, dans les Églogues antiques : Amant alterna Camenæ, Henri de Jarcé reprit la parole :

— Ce qui t’obligea, mon bon ami, à dépenser beaucoup d’argent, et aussi beaucoup d’influences. Heureusement que tu connaissais le ministre.

— Oui, confirma Jean-Louis. Au début, ça n’allait pas tout seul et je crus bien que mon dessein n’aurait jamais de suite. Puis, je songeai à l’obstination de M. Bergemont cadet, je me promis de déployer un entêtement pareil, d’autant plus que M. Bergemont aîné me secondait de tout son pouvoir :

— Pas possible, exclama Flossie. L’oncle Tristan était du complot !

— À telle enseigne que le projet de devenir aviateur fut esquissé par lui-même. Je l’entends encore me dire, le soir où j’essuyai auprès de son frère un échec si formel : « Quel dommage que vous ne puissiez arriver un beau matin en avion demander la main d’Elvire ! »

— Ah ! le sournois ! fit l’Anglaise en riant. Il a pu assister à toutes ces péripéties sans se trahir ! Je ne l’aurais pas cru si cachottier !

— Toujours est-il que cette simple remarque, pour­suivit Jean-Louis Vernal, déclencha dans mon esprit la machination dont vous venez de surprendre le secret. Pour forcer dans ses derniers retranchements le père de celle que j’aime, il me fallait à tout prix devenir aviateur. Et je le suis devenu, grâce à cet ami dévoué, acheva-t-il en ten­dant la main au capitaine.

— Ce qu’il ne dit pas, enchaîna Henri de Jarcé, c’est que je n’ai eu personnellement aucun mérite. Vernal est un grand sportif ; il ignore l’émotion, le vertige et la peur. Ses premiers vols ont laissé prévoir une sûreté rare… Quel dommage qu’il ne fasse de l’aviation qu’en fantaisiste !

Flossie ne put s’empêcher de déclarer, un peu émue :

— Savez-vous, monsieur Vernal, que c’est very nice, très charmant, ce que vous avez fait ! Il n’y a que les Fran­çais pour se lancer dans les galanteries héroïques !

— Que voulez-vous ! répondit Jean-Louis, nous n’avons plus la ressource de partir pour la croisade, ni de lutter dans un tournoi en l’honneur d’une belle, ni de parcourir le monde, comme Don Quichotte, en exaltant les mérites de notre Dulcinée… Il faut bien être modernes !

— Croyez-vous l’être tant que cela ? murmura Flossie ; je suis bien sûre que si l’oncle Tristan vous entendait, il s’empresserait de citer l’histoire de Persée enfourchant l’hypogriffe pour délivrer Andromède. En somme, c’est à peu près ce que vous avez accompli !

— Avec cette différence qu’Andromède est toujours enchaînée et que je n’ai pas encore détruit le monstre marin qui la surveille… Ce qu’à Dieu ne plaise, conclut-il, car enfin, ce brave homme de monstre est mon futur beau-père !

La jolie tante d’Elvire lui posa cette question :

— Vous ne songez plus, je suppose, à troubler désormais les nuits de Pourville ? Il est temps de mettre fin à votre persécution… À propos, que je vous félicite, vous en avez de l’imagination pour varier vos messages !

— Je dois beaucoup, avoua Jean-Louis, à la collabora­tion de Jarcé !

— Tiens ! tiens ! vous avez participé à cette mauvaise action, capitaine ! Et c’est sans doute pour vous repaître de notre confusion, que vous avez poussé la hardiesse jusqu’à venir nous lorgner au Casino !

— Oh ! vous lorgner, mademoiselle… vous voir, rectifia Henri. Écoutez donc, je commençais à en avoir assez, moi, d’entendre parler sans cesse d’Elvire Bergemont et de vous-même… J’ai tenu à connaître les personnes avec les­ quelles je me mesurais !

— Bref, le calme va renaître ! répéta Flossie.

— Mais ce n’est pas du tout certain ! L’Aviateur inconnu n’a pas fini d’étonner les populations !

Flossie protesta énergiquement.

— Non pas, non pas, cher M. Vernal, il faut à présent vous fier à mon intervention. Mon beau-frère Bergemont cadet a juré de ne donner Elvire qu’à un homme volant. De son côté, Elvire a juré de ne jamais s’unir à un aviateur. Vous avez manœuvré de telle sorte — et je vous en fais compliment — que personne ne s’expose à se parjurer. Vous êtes en effet aviateur la nuit et artiste peintre le jour !

A good joke ! appuya le capitaine.

— Maintenant, reprit l’Anglaise, c’est à moi de tout arranger. Dès demain, mon cher monsieur Vernal, veuillez venir à la villa Cypris vers la fin du déjeuner. Je préviendrai les domestiques de m’avertir de votre arrivée, et vous n’entrerez que sur un signal de moi. Vous pensez bien que nous devons, à présent, précipiter les choses et en finir avec l’Aviateur inconnu… Songez aux nerfs de votre fiancée !

— Sans compter ceux de M. Bergemont, dit dramatique­ment le capitaine. Depuis qu’il a recours aux journaux, on est inquiet, ici !

— Oh ! vous, exclama Flossie, je voudrais bien savoir ce qui réussirait à vous inquiéter !

— Vraiment ? Eh bien, soyez satisfaite, miss Standhill : votre départ !

— Vil flatteur !

— Oui, votre départ et la fin de cette merveilleuse aventure. À dater d’aujourd’hui, je rentre dans l’ombre, je ne compte plus, pareil à l’outil un moment indispensa­ble et qu’on oublie aussitôt qu’on n’en a plus besoin.

— Tu plaisantes ! riposta Jean-Louis, j’espère bien te voir souvent à Pourville ! Elvira en sera enchantée !…

— Connu ! on dit ça, et puis… D’ailleurs, fit le capitaine avec une gravité risible, il est un peu humiliant, pour un pilote breveté, de se présenter à pied devant une personne que toi, élève des Beaux-Arts, tu as conquise en avion !

— Est-ce que, par hasard, interrogea Flossie, vous auriez l’intention, capitaine, de disputer ma nièce à M. Vernal ? Une tragédie va-t-elle éclater entre vous ? En parlant ainsi, elle fixait sur Henri de Jarcé un regard où la malice n’excluait pas une certaine inquiétude. Mais l’ami de Jean-Louis ne répondit pas, se bornant à prendre une physionomie évasive. Après quelques paroles emprein­tes de la même sympathie, le capitaine et le peintre pri­rent congé de la jolie Anglaise, ce dernier promettant de se trouver au rendez-vous fixé par elle à la villa Cypris.

On s’étonna bien un peu, chez les Bergemont, de voir revenir Flossie à une heure qui ne correspondait à aucun train arrivant à la gare de Dieppe qui dessert Pourville, mais la jeune femme était trop foncièrement indépendante pour qu’il fût possible de lui faire subir le moindre ques­tionnaire. Seule, Elvire, instruite de son escapade, la pressa de lui en faire le récit.

— Oh ! je n’ai été témoin d’aucune prouesse, lui dit Flossie, j’ai vu M. de Jarcé comme je m’y attendais, mais la visite du camp ne m’a pas extrêmement intéressée, je dois en convenir !

— Au moins as-tu insisté pour qu’il nous aide à identi­fier l’Aviateur inconnu ?

— Oui, mais en pure perte ! Ce serait un tort de comp­ter sur lui pour venir à bout de l’énigme. Aussi n’en avons-nous guère parlé !

En quoi elle était rigoureusement sincère, puisque, si elle avait découvert Jean-Louis sous son harnachement d’emprunt, le capitaine n’y avait été pour rien. Néanmoins, cette déclaration déçut la jeune fille.

— Je m’aperçois, prononça-t-elle, que les assiduités dont je suis l’objet ont eu pour conséquence principale d’orienter ta curiosité vers les choses de l’aviation ! M. de Jarcé ne t’est pas indifférent, me semble-t-il !

— C’est tout à fait un agréable gentleman, répliqua Flossie.

— Soit ! mais, en attendant…

Flossie ne lui permit pas d’achever. Elle la prit dans ses bras et, gentiment, du ton le plus affectueux et le plus persuasif :

— Darling, te rappelles-tu mon premier conseil ? Je t’ai recommandé la patience ! Aujourd’hui moins que jamais il ne faut t’énerver !

— Pourquoi aujourd’hui ?

— Je te répondrai comme aux enfants : « Parce que ! » Attendons, espérons ! Au fait, l’Aviateur est-il venu cette nuit ?

— Non !

— Tant mieux ! As-tu vu M. Vernal hier soir ?

Elvire devint toute rouge ; elle balbutia :

— Plaît-il… Hier soir ?

— Te figures-tu, dit Flossie avec bonhomie, que vos petits conciliabules m’aient échappé ? Tu sais bien que je vois surtout ce qu’on me cache… Au surplus, c’est normal et je me garderai bien de t’en blâmer !

Une soudaine mélancolie étreignait la jeune fille qui murmura :

— Non, hier, je n’ai pas vu Jean-Louis. Naguère je le voyais chaque soir… Depuis quelque temps il est moins assidu… Il invoque des prétextes ! C’est vrai qu’il s’éloi­gne de Pourville pour aller passer la nuit ailleurs, il me l’a avoué ! Ah ! j’ai bien peur que tout ne soit fini !

Un sanglot brisa sa voix. Pour elle, aucun doute n’était permis : ces absences fréquentes révélaient un nouvel attachement, son fiancé, las de se heurter à des difficultés sans nombre, abandonnait la partie et se consolait auprès d’une autre.

Malgré tout son désir de la rassurer, Flossie, qui dési­rait ne rien changer au plan qu’elle s’était tracé, se con­tenta de lui serrer la main en lui répétant : Patience et confiance. Puis elle passa chez elle pour procéder à sa toi­lette, un peu négligée au cours de son séjour à Buchy, ce qui lui permit d’éviter toute nouvelle question. Lorsque Noémi, en frappant le gong de l’antichambre, avertit la maisonnée que le déjeuner était servi… elle reparut, prit place à table, répondit le plus allègrement possible aux questions des deux Bergemont, étonnés que son voyage à Paris eût été si rapide. Enfin, au dessert, elle lança réso­lument sa première vague d’assaut.

— Je vous dois un aveu, articula-t-elle ; je vous ai laissé croire jusqu’ici que je m’étais rendue à Paris… c’est un mensonge.

Bergemont cadet, occupé à éplucher une pêche, leva la tête et la regarda d’un air surpris. Tristan sourit d’un air élégamment railleur et plaça une citation :

— Perfide comme l’onde, a dit Shakespeare.

— Non, reprit Flossie, ce n’est pas à Paris que je suis allée, c’est à Buchy, au camp d’aviation.

Ce mot d’aviation jouissait dans la famille Bergemont d’un prestige si particulier que l’attention devint aussitôt générale. Elvire elle-même, qui était au courant, sentit confusément que quelque chose d’insolite se préparait. L’Anglaise poursuivit :

— Et si je suis allée à Buchy, c’est parce que diverses observations recueillies par moi et longuement méditées, m’ont donné à croire que l’Aviateur inconnu n’était pas sans relations avec le terrain d’atterrissage qui s’y trouve.

— Vraiment, tu supposes que… commença le père d’El­vire.

— Je n’en suis plus à la période des suppositions. Mon expérience a été entièrement convaincante et j’ai le plai­sir de vous apporter aujourd’hui cette nouvelle considé­rable : Je sais qui est l’Aviateur inconnu.

Ces mots déclenchèrent un triple sursaut de stupéfaction. Bergemont cadet bondit en criant :

— Non, pas possible ?

Tristan modula un « Oh ! oh ! » qui n’était pas exempt d’inquiétude ; Elvire devint toute pâle, à la seule idée que son tourmenteur prenait soudain consistance. Sans attendre qu’ils reprissent leur sang-froid, la tante d’Elvire acheva :

— Je l’ai vu, je lui ai parlé, j’ai acquis la certitude qu’il était animé des meilleures intentions, qu’il adorait Elvire et ne voulait que son bonheur… Bref, j’ai tenu à vous le présenter.

— Tu es folle, interrompit Bergemont aîné. Tu as été jouée par un imposteur. Ce que tu dis est invraisem­blable.

Et Bergemont cadet demandait en même temps :

— Nous le présenter ! Alors, il est à Pourville ?… Tu l’as autorisé…

Flossie montra la porte du doigt :

— Il est là ! Il attend, bien sagement, que je l’invite à vous présenter ses devoirs… Permettez-moi donc de ne pas le laisser se morfondre, et de l’introduire, sans céré­monie.

Sur ce, elle se leva, courut à la porte, et la famille Ber­gemont, abasourdie, se trouva en présence de Jean-Louis Vernal.

Il est impossible de décrire la stupeur que causa cette apparition. Le premier, Bergemont cadet crut à une plaisanterie ; il se tourna vers Flossie en haussant les épaules, cependant que Tristan arborait une drôle de phy­sionomie, moitié colère, moitié confuse. Mais la plus pro­fondément étonnée était sans contredit Elvire, absolument incapable de saisir à quoi rimait le manège de son espiègle parente.

— Qu’est-ce que cela signifie ? grommela Félix.

« Qu’est-ce que M. Vernal peut avoir de commun avec l’Aviateur inconnu ?

Alors, Flossie, avec une verve étourdissante, et un humour irrésistible, se mit à conter l’emploi de sa nuit. Elle décrivit sa randonnée, son déjeuner à l’auberge de Buchy, son intrusion au camp, la surprise gênée du capi­taine de Jarcé, sa propre insistance… De tout cela, elle sut faire un tableau d’un pittoresque achevé et termina en ces termes :

— Voilà comment, grâce à mon flair et ma ténacité, je suis arrivée à trouver, comme vous dites en France, la pie au nid ! J’étais sûre que M. Jean-Louis seul pouvait pui­ser dans son amour pour ma nièce, le courage de risquer sa vie. J’estime, mon cher Félix, qu’il a maintenant tous les droits à ton admiration puisqu’il est aviateur, mais que de ton côté, Elvire, tu peux lui ouvrir les bras, puisque l’hélice ne lui fera jamais oublier sa palette. Mes enfants, je vous bénis, embrassez-vous !

Elvire et Jean-Louis n’auraient pas demandé mieux que d’obéir à cette injonction, quoique la jeune fille, encore toute éberluée, ne se rendît pas exactement compte de ce qui arrivait. Mais Félix Bergemont, rassemblant toute sa dignité, entreprit de questionner le jeune homme :

— Quoi, c’est vous ! qui semiez aux quatre coins du can­ton ces déclarations d’amour ?

— Oui, monsieur, répondit modestement l’artiste.

— C’est vous qui voliez ainsi de nuit au-dessus de nos têtes ? Voyons, voyons, c’est inadmissible ! On n’obtient pas sans de longues études l’expérience nécessaire à de pareils exploits !

— J’avais un bon maître et sans doute n’étais-je pas un trop mauvais élève !

— Tout de même, s’entêta Bergemont cadet, j’ai peine à comprendre… je…

Heureusement, son frère accourut à la rescousse.

— Ah ! je t’en prie, Félix, ne sois pas mauvais joueur ! Tu as voulu un aviateur pour gendre, tu en as un ! Et doublé d’un artiste peintre, ne te plains pas que la mariée soit trop belle ! Tu as en face de toi deux jeunes gens qui ont bien mérité leur bonheur, lui par son audace, elle par sa constance… Allons, assez d’objections. J’invoque mon droit d’aînesse pour te sommer de donner ton consentement.

Et Jean-Louis prononça sur le ton le plus protocolaire :

M. Bergemont, l’Aviateur inconnu, pilote de l’avion Chat-Huant, ainsi baptisé parce qu’il ne sortait que la nuit, a l’honneur de vous demander la main de mademoiselle votre fille pour son ami le plus intime : Jean-Louis Vernal.

Cette fois, Bergemont cadet s’avoua vaincu ; il tendit la main au jeune homme :

— Ma foi, mon cher, dit-il, vous me délivrez d’un grand poids ! Je commençais à craindre, devant les mines attristées de ma fille, d’être obligé de manquer à mon serment… Vous m’apportez la possibilité d’y rester fidèle, en comblant ses vœux… Mariez-vous donc et puissé-je voir un jour mon petit-fils voler sur vos traces !

Ce qui ne l’empêcha, quelques instants plus tard, cependant que les fiancés bavardaient avec Flossie, de confier à l’oreille de Tristan :

— J’ai bien voulu désarmer, mais, pour moi, l’Aviateur inconnu ce n’était pas lui !

CHAPITRE XII

L’observateur le plus sceptique, s’il lui avait été donné, quelques jours après, d’examiner l’état psychologique de la famille Bergemont, eût été obligé de reconnaître que toutes choses était rentrées dans l’ordre. Il ne restait pas trace dans les esprits de la profonde perturbation causée par les raids nocturnes de l’Aviateur inconnu. Tout au plus, quand les événements des dernières semaines venaient sur le tapis, évoquait-on en se raillant soi-même les transes qu’ils avaient provoquées. Jean-Louis Vernal, considéré désormais comme enfant de la maison, rendait visite à Elvire plusieurs fois par jour et, à chaque entrevue, trouvait la jeune fille aussi rieuse et confiante qu’au temps où l’avion fantastique était encore ignoré. Les causeries des deux fiancés n’avaient plus ce tour empesé, contraint, de naguère, mais tout l’abandon et toute l’aisance qui conviennent à un jeune couple près d’être consacré par M. le Maire et M. le Curé. Flossie, aussi heureuse de leur satisfaction que si elle-même avait travaillé pour son compte, se félicitait de sa clairvoyance… Et quant aux frères Bergemont, l’aîné passait son temps à citer les passages les moins scabreux de Daphnis et Chloé, ou bien évoquait les ombres des amoureux célèbres ; Dante et Béatrix, Pétrarque et Laure, Renaud et Armide, pas toujours à propos, il faut en convenir.

Le seul à la villa Cypris qui persistât à montrer quelque réserve dans les manifestations de son contentement, c’était Bergemont cadet. Non pas que son entêtement n’eût été vaincu par le vivant témoignage fourni par sa belle-sœur, mais cet homme singulier gardait néanmoins dans le tréfonds de l’esprit, une espèce de doute, pour ne pas dire de crainte. Malgré l’évidence, il n’arrivait pas à se persuader que Jean-Louis, l’artiste peintre, si épris de son art, et qui, un soir, à ce sujet, lui avait si bien rivé son clou, eût trouvé assez de facultés morales et physiques pour se transformer si rapidement en aviateur. Non ! cela, Félix Bergemont ne pouvait se résoudre à le croire ! Ce rêveur qu’était Jean-Louis Vernal à ses yeux, cet idéaliste et ce méditatif, habitué à la palette, ne rêvant que de succès artistiques, lui paraissait être à cent lieues des chevaucheurs de nuages.

Toutefois, il se gardait de laisser voir l’incertitude dont il était habité, car il se rendait compte qu’on eût fort mal reçu l’expression de son doute. Il se taisait donc, affichait toute la bonne humeur dont il était capable, mais lors qu’il était seul, il se répétait inlassablement : « Je suis joué ! On s’est entendu pour me faire tomber dans un piège, Jean-Louis avait certainement un complice ! »

Au début, il avait bien essayé, nous l’avons vu, d’intéresser son frère à son tourment secret, mais Tristan, confident de Vernal dès la première heure, n’avait pas manqué de lui faire de violents reproches sur son incrédulité.

— Comment, tu refuses d’accorder à ce garçon, lui disait-il, la noblesse de caractère, le courage personnel dont justement tu réclamais des preuves ! Mais, mon pauvre ami, je t’assure que tu es atteint du délire de la persécution ! Tu surpasses saint Thomas, car lui, au moins, a cessé de nier lorsqu’il eut touché les plaies du Sauveur ! Toi, tu as vu ton aviateur et tu lui cherches encore des chicanes !

— Il ne s’agit pas de saint Thomas, ripostait Bergemont cadet. Tu m’ennuies avec tes comparaisons évangéliques… D’abord, je n’ai rien vu du tout ! Ou plutôt j’ai vu l’avion dans la nuit, et Vernal en plein jour ! Es-tu capable de me démontrer que les deux ne font qu’un ?

— Mais, puisque je te répète que c’est moi qui ai lancé Jean-Louis sur cette piste, et que s’il est devenu aviateur, c’est à la suite de notre conversation.

— Je sais, je sais… N’empêche qu’il a très bien pu s’assurer le concours d’un camarade… Voyons, tu n’es pas en mesure de m’affirmer, ni toi ni personne, que Jean-Louis Vernal, tandis que l’avion tournait au-dessus de nous, était bien dans la carlingue de cet avion et non pas dans son lit !

— Mais, du moment que Flossie l’a vu à Buchy en grande tenue de vol…

— Mise en scène ! Stratagème ! Faux semblant !

Et la discussion se terminait toujours de la même façon : Tristan plantait là Félix et s’éloignait en grommelant :

— Tu m’assommes ! Tu es pire que la Pauline de Corneille ! Tu vois, tu sais ! Tu refuses de croire et d’être désabusé !

Nonobstant ces dispositions aigres-douces de la part du père d’Elvire, la date du mariage avait été fixée et, bon gré mal gré, il fallait bien que Bergemont cadet s’acheminât vers le grand jour. Il fallait bien aussi qu’il fît bonne mine au fiancé de sa fille et, ma foi, on doit convenir que, sous ce rapport, on ne pouvait rien lui reprocher. Il échangeait avec Jean-Louis Vernal des propos plaisants et même, prenait à la conversation l’intérêt le plus vif, pour peu que Jean-Louis contât ses impressions de vol. L’intérêt le plus vif, nous le répétons, cependant un observateur attentif eût discerné quelque chose de singulièrement goguenard dans l’attention qu’il portait aux récits du jeune homme. Ce dernier, au surplus, ne cherchait nullement à tirer vanité de son apprentissage, se bornant à relater avec humour les vicissitudes qu’il lui avait fallu traverser. Mais, tandis qu’il parlait, les approbations de Félix Bergemont avaient un je ne sais quoi de railleur, dont personne ne s’apercevait, hormis peut-être cette fine mouche de Flossie.

Par exemple, il arrivait que Vernal s’exprimât en ces termes :

— Les plus grandes difficultés, à mon avis, consistent dans les différences de visibilité la nuit. Au cours de la même soirée, l’œil rencontre des masses ténébreuses variables. Cela tient à la qualité du sol et aussi au courant qui accumule les nuées, puis les disperse.

— Oui, oui, je vois ça, faisait alors Bergemont cadet ; en somme, l’aviateur parfait devrait avoir des yeux de rechange.

— Comme Argus, ponctua naturellement Bergemont aîné.

Jean-Louis reprit :

— Sans aller jusque-là, je vous assure que l’œil humain a fort à faire pour sonder les profondeurs en vol de nuit, et même en vol de jour.

— Seulement, voilà, fit Bergemont cadet, vous teniez, vous, à voler de nuit, à montrer que vous n’aviez peur de rien pour vaincre mes résistances ! Ah ! vous êtes un héros !

— N’exagérons rien ! protesta le peintre.

— Si, si, je maintiens, que vous êtes un type extraordinaire !… J’ai idée que vous ne reculez devant rien, mon ami.

L’ambiguïté de phrases pareilles, accompagnées de sourires bienveillants, n’échappait point à Flossie. Bien qu’elle se déclarât incapable, dans son for intérieur, d’apporter à son beau-frère des éléments de conviction plus définitifs que ceux qu’elle avait déjà fournis, elle se disait : « Il n’a pas l’air de prendre Vernal au sérieux ! Je me demande ce qu’il lui faut ! Cela tourne, ma parole, au délire de la persécution ! » Aussi, lorsque Tristan Bergemont lui eut fait part de l’état d’esprit de Félix, relativement à la sincérité de Jean-Louis, finit-elle par déclarer :

— Pour le coup, je considère Félix comme un malade et je renonce à dissiper ses stupides soupçons. Laissons-le ruminer sa méfiance, l’essentiel, après tout, c’est que Jean-Louis épouse Elvire le plus tôt possible.

Elle avait raison de parler de la sorte, car le spectacle offert par la tendresse des jeunes gens incitait aux meilleures espérances.

Depuis que nulle servitude ne pesait sur Elvire et son fiancé, leur mutuel amour s’était accentué comme ces fleurs, captives d’un lien trop serré, s’épanouissent aussitôt qu’on les en délivre. Plus de causeries furtives, à l’abri des troènes du jardin, plus de gymnastique hasardeuse pour dérober un pauvre petit baiser… à présent, une indépendance presque absolue laissait les jeunes gens l’un à l’autre ; indépendance dont ils n’abusaient pas, encore qu’ils en usassent largement. Si bien qu’à force de contempler leurs tendres regards, leurs mains unies, à force de surprendre, sans l’avoir prémédité, leurs apartés, toujours à l’abri des troènes, mais à l’intérieur du jardin, ce qui indiquait un grand progrès, puisque la grille était franchie, Flossie, jeune femme à la fleur de l’âge, n’était pas sans éprouver une troublante irritation.

Ajoutons que le capitaine Henri de Jarcé s’était empressé de reparaître à Pourville sous le prétexte de savoir ce qu’il advenait des projets d’amour de son pupille. Renseigné, il avait présenté à Elvire ses compliments, il avait déjeuné à la villa, et, il faut bien le dire, la jolie Anglaise n’était pas sans apprécier l’élégante courtoisie et l’agréable prestance du chef d’escadrille.

Existait-il, dans l’esprit de Flossie, une relation entre la vue permanente des amoureux et les égards du capitaine ? Bien fin qui eût pu le dire, mais, en tout cas, la jeune femme se sentait envahie d’une émotion qu’elle n’avait jamais connue.

Au surplus, rien ne permettait de supposer que M. de Jarcé éprouvât, pour Flossie, un autre sentiment que celui de la simple camaraderie. La tante d’Elvire, entraînée de longue date, aux finesses du flirt tel qu’il est pratiqué outre-Manche, savait parfaitement que l’empressement, l’amabilité persistante ne signifient pas grand’chose, excepté le plaisir de la fréquentation. Elle se trouvait donc dans un état d’esprit fort singulier, puis qu’elle se déclarait incapable, si profondément qu’elle s’interrogeât, de déterminer si le capitaine avait pour elle une prédilection marquée, ou bien s’il agissait envers elle comme il l’aurait fait vis-à-vis de toute autre femme séduisante.

Elle finit par s’ouvrir de ses réflexions à Elvire, un matin. Elle lui demanda, d’un ton enjoué à dessein, presque distraits :

— Que te semble de l’attitude à mon égard de M. de Jarcé ? Je le trouve assez assidu, ne crois-tu pas ?

— C’est indéniable, répondit la jeune fille, il ne cherche pas à dissimuler que ta compagnie lui plaît !

— Et qu’est-ce que tu en conclus ?

Elvire la regarda d’un air surpris :

— Mais… je ne sais ! C’est plutôt à toi, Flossie, d’en tirer une conclusion !

— Évidemment… Mais, comprends-moi, darling, je ne suis pas du tout accoutumée aux galanteries des Français, en sorte que ma perplexité est grande. Si M. de Jarcé était mon compatriote, je lirais en lui comme dans un livre et je ferais sans difficulté la part du simple agrément et celle de la recherche sincère. Tandis que la manière française me laisse perplexe… En vérité je ne sais ce que je dois croire !

Ce curieux embarras parut amuser considérablement Mlle Bergemont.

— Voilà qui est inattendu, fit-elle… voyons, tu as bien remarqué le choix de ses paroles et le son de sa voix ?

— Oui, sans doute !

— Est-il ému en te parlant… se montre-t-il inquiet, troublé ?

— Non… Tu sais, il est très maître de lui… et plutôt gai que sérieux !

— Du moins, te dit-il des mots aimables ?

— À profusion !

— Fait-il allusion à une intimité plus accentuée que celle de l’amitié toute simple ?

— Oui, autant qu’il m’est permis d’en juger… Mais ça, Elvire, c’est du flirt !

— Soit… les phrases tendres, cependant…

— C’est du flirt !

— Les regards éloquents…

— Toujours du flirt !

— Ah ! tu me désorientes, Flossie ! Ton expérience du flirt, autrement dit de la stérile coquetterie mondaine, est devenue en toi si absolue qu’elle t’empêche de voir l’amour authentique. Habituée au masque, tu te détournes du visage en te disant : Je ne le connais pas !

La jolie Anglaise parut frappée de la comparaison qui renfermait un jugement si sévère. Elle rêva un moment, puis, d’une voix altérée :

— C’est vrai, prononça-t-elle, je constate aujourd’hui l’erreur d’éducation qui consiste, pour les femmes, à écouter trop complaisamment les hommages, à y répondre sur le même ton badin, si bien, qu’à force de tourner autour de l’amour, nous finissons, nous autres flirteuses, par en connaître — ou croire en connaître toutes les faces. Nous sommes pareilles à des oisives qui tromperaient l’ennui en étudiant de beaux livres de botanique, tout pleins d’images de fleurs superbes et qui, le jour où elles sont mises en présence des fleurs vivantes, ont peine à les reconnaître. Comment faire, darling, pour chasser de mon esprit le faux rayonnement de l’erreur, pour avoir la vraie lumière ? Comment distinguer l’amour du plaisir ?

— À mon tour de te répondre : « Patience ! » dit Elvire. Si Henri de Jarcé est épris de toi, il saura t’inspirer confiance ! Mais, d’abord, toi-même, as-tu pour lui de l’inclination ?

— Il est charmant !

— C’est une réponse de flirteuse et non d’amoureuse, Flossie !

— Ah ! ne me replonge pas dans mon dédale, s’exclama miss Standill. Je fais tout ce que je peux pour m’en évader et tu veux que j’y retourne !

Elvire eut alors cette réflexion savoureuse :

— Quelle situation extraordinaire ! Voici la nièce qui entreprend d’instruire sa tante des choses de l’amour ! C’est le monde renversé !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une huitaine de jours s’écoula sans amener parmi les hôtes de la villa Cypris aucun changement digne d’être enregistré. À coup sûr, la vie n’y était point monotone, tout au moins pour ceux qui se préparaient à accomplir l’acte le plus sacré qui soit, en d’autres termes pour Elvire et Jean-Louis. Aux yeux de ceux-ci, évidemment, chaque journée apportait une féerie plus radieuse, chaque instant était riche de charme et d’émotion. Mais le commun des mortels, représenté en l’occurrence par Tristan et Félix Bergemont, et même par Flossie, assistaient au défilé des menus événements quotidiens sans leur trouver de particulier intérêt. Et c’est ainsi, dans le grand calme recouvré, qu’un fait éclata comme une bombe.

Elvire avait eu l’idée charmante, pour marquer d’une façon tout intime ses fiançailles, qui n’étaient pas encore officielles, de réunir les meilleurs amis de sa famille, ses camarades de pension, tous ceux qu’elle avait toujours connus à Pourville, soit qu’ils y fussent installés à demeure fixe, soit qu’ils y revinssent chaque été. Soirée sans prétention d’ailleurs et qui n’était que le prélude aux fiançailles publiques. Quinze ou dix-huit personnes seulement avaient été conviées, dont plusieurs jeunes filles et jeunes hommes qui s’étaient empressés d’organiser au son du gramophone un petit dancing.

Ah ! il est bien difficile de déterminer, quand on se met à danser, où cela finira. De fox-trot en charleston, on passa le cap de minuit sans même s’en rendre compte ; le départ de quelques « couche-tôt » n’eut aucune influence sur l’entrain général et, comme les deux Bergemont jouaient au bridge avec fureur, la soirée se prolongea le plus agréablement du monde. Il était tout près de trois heures du matin lorsque enfin le gros de la troupe manifesta le désir catégorique de se retirer.

Et, selon l’usage, avant de se quitter, on se mit à échanger dans l’antichambre et jusque dans le jardin, force congratulations et remerciements. C’est au milieu de ce brouhaha qu’un bruit bien connu accourut du fond de l’horizon, emplit le ciel et força les bavards à faire silence et à lever la tête : un avion, avec le même bourdonnement que naguère, passait à la même heure au-dessus de la villa.

Les gens qui se trouvaient là étaient, répétons-le, des intimes. Ils n’ignoraient donc rien de la romanesque aventure provoquée par Jean-Louis Vernal, lequel, il faut en convenir, recueillait l’admiration unanime. Il va de soi que tous les regards convergèrent sur lui au moment où l’aéroplane survola le jardin ; Elvire, toute rose d’émotion, se rapprocha de son fiancé et lui dit :

— Vous pouvez vous imaginer, Jean-Louis, grâce à cet avion, notre état d’esprit à tous quand vous surgissiez dans le ciel pour lancer vos troublants messages.

— Au fait, remarqua Bergemont cadet, c’est la première fois, depuis la dernière visite de Jean-Louis, que nous entendons un avion à pareille heure.

Quelqu’un, le nez en l’air, prononça :

— Il pique droit sur l’Angleterre… Écoutez, le bruit décroît rapidement.

Ces mots étaient à peine prononcés que la rumeur de l’hélice redevenait assourdissante. L’avion, invisible dans la nuit assez brumeuse, revenait certainement vers la terre. Félix Bergemont, étonné, s’écria :

— Mais, c’est tout à fait le manège de l’ancien avion, de celui qui nous a tant préoccupés !

— C’est vrai ! approuva Vernal ; j’accomplissais toujours la même boucle, de manière à tourner autour de la maison.

— Eh bien ! répliqua son futur beau-père, vous avez des imitateurs, mon cher Jean-Louis ! C’est à croire que celui-ci veut voler sur vos brisées !

Déjà le tumulte aérien s’éteignait. Après quelques paroles insignifiantes, nul n’y prêta attention, excepté cependant Bergemont cadet qui, en se frottant les mains, et en ricanant comme Méphisto en personne, glissa dans l’oreille de Tristan ces mots acidulés :

— C’est bien drôle ! Le pilote Vernal a beau être auprès de nous en chair et en os, ça n’empêche pas l’Aviateur inconnu de revenir ! Il faut croire que son avion marche tout seul !… C’est bien drôle !

CHAPITRE XIII

Aurait-on jamais pensé que cette aurore, marquée par le passage dans le ciel de Pourville d’un avion semblable à celui de Jean-Louis dût être l’aurore du triomphe pour Bergemont cadet ? Et pourtant il en fut ainsi, car la matinée s’achevait à peine que deux jeunes gens, deux des invités d’Elvire à la soirée de la veille, sonnaient à la grille et, riant comme des fous, exhibaient aux regards de Mlle Bergemont une pancarte d’épais carton portant ces mots en lettres massives : « Hommage à la belle de la villa Cypris ! »

D’abord, Elvire crut à une mauvaise plaisanterie, très mauvaise même et qui passait les limites… Mais bientôt, en entendant l’explication des porteurs de la pancarte, explication entrecoupée de rires, elle fut bien obligée d’accueillir cette vérité monstrueuse : Les messages aériens recommençaient, l’Aviateur inconnu, un moment oublié, se manifestait de plus belle !

Oui, telle était l’écrasante évidence ! Que Jean-Louis Vernal fût sans cesse présent aux côtés de sa fiancée, cela n’empêchait point, apparemment, qu’il circulât dans les airs ! Il trouvait le moyen de faire en même temps sa cour à Elvire et sa course nocturne ! Tout cela, Elvire l’enregistra en un instant, ses pensées s’assemblèrent avec une rapidité fulgurante, et, cédant au premier mouvement, laissant dans le jardin ses amis qui commençaient à regretter de lui avoir apporté la pancarte, elle rentra dans le vestibule et cria :

— Flossie ! papa ! mon oncle ! venez-vite ! il se passe des choses qui me rendent folle !

On imagine bien que ce pathétique appel révolutionna le placide intérieur. Flossie fut tout de suite en bas ; Tristan arriva ensuite, mais la jeune fille avait déjà commencé de narrer la nouvelle prouesse de l’Aviateur inconnu lors que Bergemont cadet, bon dernier, fit son apparition. Il avait une excuse ; il était en train de se raser, en sorte qu’il se montrait le visage mal essuyé, une joue lisse et l’autre râpeuse.

— Ah ! par exemple, s’exclama-t-il, comprenant tout en quelques mots. Voilà le comble des combles ! Que penses-tu de ça, monsieur mon frère ? ajouta-t-il, s’adressant à Tristan d’un air de triomphe.

— Je pense, je pense, fit celui-ci, que… mais… je ne pense rien !

— Tu as tort ! grand tort, insista Félix. Ton devoir, en pareille occurrence, est de penser que nous sommes des dupes, ou je me trompe du tout au tout !

— Papa, prends garde à ce que tu vas dire ! s’écria sa fille.

— Et pourquoi donc mesurerais-je mes paroles ? Nous sommes en face d’un fait scientifique…

— Oh ! oh ! modula Tristan.

— Je maintiens le mot ; scientifique. Ce matin, entre trois et quatre heures, M. Jean-Louis Vernal faisait le joli cœur ici même, cependant que l’Aviateur inconnu reprenait la série de ses habituelles politesses. Or, à moins d’avoir le don d’ubou… d’ibi…

— D’ubiquité, précisa charitablement son frère,

— C’est ça, d’uquibi… enfin, peu importe… à moins d’avoir ça, Vernal ne peut être à la même minute au « plafond » et sur le plancher des vaches !

— Et après, quelle déduction fais-tu, papa ? interrogea Elvire, déjà contractée.

Bergemont cadet, avec une fausse bonhomie, répliqua :

— Cette déduction, mon Dieu, que notre petit ami Vernal a oublié de prévenir son collaborateur et que celui-ci, croyant bien faire, s’est montré trop tard ou trop tôt.

— Mais non… non, fit Tristan. Il ne faut pas penser des choses pareilles !

Inutile effort. Le père d’Elvire voulait extraire de son sujet tous les effets possibles.

— Savez-vous ce que ça me rappelle, demanda-t-il. Ça me rappelle l’histoire du brave curé qui, voulant frapper l’esprit de ses paroissiens, le jour de la fête du Saint-Esprit, avait posté dans les combles de l’église un gamin chargé de lâcher au bon moment une blanche colombe. Jugez du désespoir de l’honnête pasteur quand il entendit, un quart d’heure avant le moment fixé, la voix de son complice qui criait : « Dépêchez-vous, M. le Curé, y a votre pigeon qui me mord ! »

Flossie, qui jusque-là ne s’était point mêlée à la conversation, avait observé en revanche que la blague du père d’Elvire mettait l’amour-propre de la jeune fille en assez grave péril pour qu’elle en ressentît du chagrin. Il lui parut que le moment était venu d’intervenir, ne fut-ce que pour empêcher entre le père et la jeune fille une nouvelle scission :

— Permettez-moi de donner mon avis, fit-elle avec autorité. Vous ne devez pas oublier que c’est à moi qu’est due la révélation du stratagème de Jean-Louis Vernal. C’est par moi que vous avez appris sa métamorphose de paisible artiste peintre en aviateur téméraire… Il me semble que dans la circonstance présente, mon avis personnel a une certaine valeur.

— Nul ne le conteste, repartit Bergemont cadet, mais, ma chère, tu conviendras que nous sommes en droit de témoigner de la surprise.

— Incontestablement, affirma l’Anglaise. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que le problème de l’Aviateur inconnu s’est présenté à vous d’une façon hermétique jusqu’au jour où je l’ai résolu.

— Résolu ! résolu ! interrompit Félix Bergemont. Nous avons eu cette nuit la preuve du contraire !

— Pardon ! pardon ! n’anticipons pas ! je le répète, je vous ai apporté la solution du problème de l’Aviateur inconnu et jusqu’à nouvel ordre je la tiens pour définitive. De ce problème, un autre semble jaillir : je vais l’étudier, je le retournerai en tous sens et j’en viendrai à bout, c’est certain. En attendant je ne vois pas la nécessité de mettre M. Vernal en cause et surtout de l’accuser, attendu qu’il est peut-être lui-même la première dupe.

Malgré l’assurance que montra Flossie en formulant cette déclaration, son beau-frère ne se tenait pas pour battu. Il essaya derechef de prendre l’offensive. Mais alors, ce fut sa fille qui le rabroua :

— Ah ! non ! je t’en prie, papa. Ne te lance pas à corps perdu dans les idées préconçues. Tu accuses Jean-Louis sans avoir une preuve sérieuse de sa culpabilité.

— Comment pas de preuves ! s’exclama Félix Bergemont.

— Mais non, reprit Flossie, nous sommes exactement dans la même situation qu’auparavant : nous ignorons d’où vient cette manifestation. Eh bien !… il faut chercher, s’enquérir et surtout réfléchir. Inutile de parler en pure perte.

Mais lorsqu’elle eut regagné sa chambre, promptement rejointe par Elvire, elle se montra beaucoup moins affirmative. Ainsi qu’elle l’expliqua tout de suite à la jeune fille, son dessein avait été de dissiper l’orage qui déjà menaçait… À vrai dire, la pancarte jetée par le nouvel Aviateur inconnu lui causait quelque désarroi.

— Je n’y comprends rien, avoua-t-elle, je suis toute disposée à croire que ton fiancé a été absolument véridique, j’ai, de mes yeux, constaté qu’il était sur le point de partir en avion quand je l’ai déniché à Buchy, j’ai moi-même recueilli l’attestation du capitaine de Jarcé, mais…

— Oh ! fit Elvire tout à coup.

— Quoi donc ?

— Rien, continue. Tu disais que M. de Jarcé !

— Oui, M. de Jarcé n’a pas essayé un instant de me déguiser la vérité. J’ai donc tout lieu de penser que l’Aviateur inconnu de naguère et Jean-Louis Vernal n’ont jamais fait qu’un… Néanmoins…

— Tu ne trouves pas, interrompit Mlle Bergemont, que le capitaine de Jarcé se fait bien désirer ? Il y a longtemps que nous ne l’avons vu.

Flossie, étonnée, la regarda.

— Pourquoi me dis-tu cela, Elvire ?

— Mais pour rien, une association d’idées, tu te rappelles que je l’ai invité à se joindre à nous hier soir. Je comptais recevoir un petit mot tout au moins pour exprimer son regret de ne pouvoir assister à la petite fête.

Et comme Flossie demeurait silencieuse, elle ajouta, d’un ton léger :

— Il est très pris, sans doute… ou bien, qui sait, il est sollicité par d’autres occupations plus captivantes. En ce cas, c’est toi qui aurais raison en ne discernant chez lui qu’un flirt passager à ton égard !

Ce disant elle appuyait sur sa petite tante un regard pénétrant et elle put constater que ses paroles ne laissaient pas de troubler la jolie Anglaise.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’inconvénient des pays restreints, c’est qu’il est impossible d’y garder longtemps pour soi les choses confidentielles. Si la joie y déborde aisément, les secrets, eux aussi, s’échappent vite… On se figure bien que l’histoire de la pancarte trouvée non loin de la villa Cypris n’avait pas tardé à courir les champs ; mais, ce qui avait amusé, quelques semaines plus tôt, commençait aujourd’hui, non seulement de ne plus intéresser le public, mais encore de lui fatiguer les nerfs. Les Pourvillais avaient assisté avec curiosité aux manifestations de l’Aviateur inconnu, puis s’étaient solidarisés avec les Bergemont, puis avaient accepté avec une satisfaction visible le dénouement si heureux de cette romanesque aventure. Mais à présent que tout semblait devoir se terminer par un mariage, comme dans les honnêtes comédies, les gens ne voulaient plus entendre parler de péripéties supplémentaires… En sorte que Mlle Bergemont, quand elle eut échangé quelques mots avec les personnes du voisinage, s’aperçut que la sympathie dont elle était entourée d’ordinaire, se mêlait à présent d’agacement et d’impatience.

— De toute nécessité, dit-elle à son fiancé, qu’elle avait rejoint sur la plage, il nous faut sortir de cette équivoque. Je ne suis pas comme mon père, Jean-Louis, je ne mets pas en doute votre bonne foi, mais…

— Ah ! M. Bergemont me refuse sa confiance ? interrogea le peintre.

— Oui, j’aime mieux vous en avertir. Papa, au fond, n’a jamais été tout à fait content de me donner à vous, non par antipathie mais parce qu’il a été obligé de s’avouer battu. Jugez donc s’il a saisi l’occasion de reprendre espoir !

— « Reprendre espoir » est une expression vraiment charmante lorsqu’il s’agit d’un futur beau-père qui souhaite ne l’être jamais !

Elvire ne releva pas cette réflexion amère ; passant au principal objet de sa préoccupation, elle reprit :

— Si papa conserve une secrète défiance, tout le reste de la maison est avec vous, Jean-Louis… Nous savons bien que l’Aviateur inconnu, c’était vous… Nous ne gardons à ce sujet aucune arrière-pensée !

— Vous me le dites avec tant de force, murmura Jean-Louis, que vous semblez chercher à vous convaincre vous-même !

— Oh ! mon ami !…

— Je ne vous en fais pas grief, Elvire chérie ! À la vérité, il m’arrive une complication par trop extraordinaire. Pour obtenir votre main, je n’hésite pas à affronter des périls, sur la nature desquels, évidemment, j’aurais mauvaise grâce à insister, mais qui n’en sont pas moins appréciables ; je réussis à m’embaucher dans l’aviation : grâce à des dispositions particulières, je parviens assez vite à piloter un appareil, j’exécute mon programme, je force, en un mot, M. Bergemont à être fidèle à son serment tout en comblant mes vœux… Et, au moment où je recueille le fruit de mes efforts, il faut qu’un misérable l’éloigne de mes mains… Je vous assure, Elvire, que malgré tout mon optimisme, je me demande s’il n’est point absurde de lutter quand l’être qui m’est le plus cher au monde ne paraît pas très sûr de mon honnêteté !

Sous cette petite mercuriale d’autant plus accablante que Vernal l’avait prononcée sans colère aucune, d’une voix douce et résignée, Elvire se sentit bourrelée de remords. Elle songea que rien ne justifiait l’ombre qui avait passé sur son amour, qu’elle était en faute vis-à-vis de Jean-Louis. Et, parce qu’elle était droite et franche, elle lui dit sans faux embarras :

— Vous ne m’adresserez jamais autant de reproches que moi, Jean-Louis ! Mais non, n’attachez pas plus d’importance qu’il ne faut à un mouvement de fatigue morale. Ce que vous éprouvez a passé en moi d’abord et voici que nous souffrons du même mal !

Est-il besoin d’ajouter que le long regard dont cette phrase était accompagnée acheva de restituer à Jean-Louis Vernal une sécurité que, déjà, il croyait en fuite. L’épreuve n’avait point altéré l’amour qui l’unissait à Elvire, son angoisse n’avait duré qu’un instant, mais si poignante qu’elle eût été, il ne la regrettait pas puisqu’elle avait, en somme, fortifié les sentiments qui l’unissaient à la jeune fille. Celle-ci ne gardait à son égard, il le savait, il le percevait à travers toute sa sensibilité, aucun soupçon ; elle était sûre de lui comme il était sûre d’elle, tous deux pouvaient s’embarquer sur le fleuve de la vie sans craindre le naufrage de leurs illusions.

Mais il n’en demeurait pas moins qu’un Aviateur inconnu, un plagiaire éhonté, avait osé paraître au moment où ses équipées aériennes n’étaient plus qu’un souvenir. Que signifiait cette manœuvre ? Qui donc, connaissant l’histoire héroï-comique de Jean-Louis Vernal, avait l’audace de l’imiter au risque de jeter bas l’édifice de son bonheur ?

Question qui restait sans réponse, car les deux jeunes gens s’interrogeaient en vain et ne pouvaient que se lancer dans le champ infini des hypothèses.

Le capitaine de Jarcé arriva fort à propos pour jouer une fois de plus le rôle de confident. Toutefois, Mlle Bergemont commença par le gronder de ne pas s’être rendu à l’invitation qu’elle avait eu soin de lui faire parvenir.

— Ne m’accablez pas, mademoiselle, dit le capitaine, je ne viens à Pourville que pour vous adresser mes excuses. Je me suis présenté chez vous, on m’a dit que vous étiez sortie avec Vernal, et je me suis mis à errer dans Pourville, bien certain de vous rencontrer sur la plage ou au Casino.

— Vous savez, prononça Elvire, que vous nous avez beaucoup manqué, monsieur de Jarcé.

— N’aggravez pas mon désespoir ! Ce sont là les méfaits de la grandeur et de la servitude militaires ; ce soir-là, en effet, il m’a fallu me rendre au ministère, à Paris.

— Enfin, te voilà, c’est l’essentiel. Nous désirons, Elvire et moi, connaître ton opinion sur un nouvel épisode de l’histoire de l’Aviateur inconnu.

— Encore !

— Eh oui ! mon ami ! Et, cette fois, je suis le premier à n’y rien comprendre ! En peu de mots, tu vas être au courant.

Mais Elvire interrompit son fiancé :

— Un instant !… j’ai un coup de téléphone à donner. Je vais jusqu’au Casino, tandis que vous instruisez le capitaine de l’embarras dans lequel nous sommes. Je reviendrai pour entendre son avis.

Et elle se sauva, légère, cependant que Jean-Louis racontait par le menu à son ami l’incompréhensible apparition de l’Aviateur inconnu seconde manière et le préjudice auquel il se trouvait lui-même exposé, sinon dans l’esprit d’Elvire, tout au moins dans celui de Bergemont cadet. Le chef d’escadrille écouta attentivement le récit, puis, après avoir médité, répliqua :

— Je ne puis discerner là qu’une imposture dont un de nos camarades s’est rendu coupable envers toi. Pourtant, je suis à peu près sûr de mes pilotes… Tu te souviens que la plupart d’entre eux ont ignoré tes desseins et t’ont considéré, au cours de ton séjour à Buchy, soit comme un aviateur régulier, soit comme un amateur désireux de se préparer à l’aviation civile. À première vue, j’ai tout lieu de croire qu’une indiscrétion a été commise et qu’on a voulu se gausser de toi. Je te promets d’ouvrir une enquête, c’est, je crois, tout ce que je puis faire.

Mlle Bergemont revint au moment où il articulait ces mots. Elle se mit tout de suite au diapason de la conversation :

— Remarquez bien, dit-elle au capitaine, que nous ne tenons nullement, ni Jean-Louis ni moi, à ébruiter cette affaire qui n’a que trop défrayé la chronique. Peu nous importe de savoir qui s’est rendu coupable de ce mauvais procédé… en revanche, ce qui est désirable, c’est qu’il ne se renouvelle point. En tout cas, votre témoignage auprès de mon père peut seul effacer sa mauvaise impression. Accepteriez-vous de causer avec lui et de lui affirmer, en termes péremptoires, que Jean-Louis fut votre élève à Buchy ?

— Mais certainement, répondit de Jarcé.

— Alors, faites-nous l’amitié de venir à la villa dès ce soir, si rien ne vous en empêche.

— Ma foi, non, je suis venu en auto, je peux très bien repartir vers dix heures, par exemple, afin d’arriver au camp sur le coup de minuit.

— Eh bien ! c’est entendu, termina la jeune fille. Lorsque mon père aura votre parole d’honneur que l’Aviateur inconnu et Jean-Louis Vernal n’ont jamais fait qu’une seule et même personne, je suis fondée à penser, connaissant sa vénération pour les aviateurs en général, et son estime pour vous en particulier, qu’il rendra pleine justice à Jean-Louis. Pour le moment, nous n’en voulons pas davantage, et quant à l’imitateur qui nous a importunés l’autre soir, nous finirons bien, tôt ou tard, par connaître et son identité et son but.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la villa Cypris, le capitaine Henri de Jarcé avait été, comme bien on pense, accueilli à merveille, étant donné que sa personnalité devenait inséparable de celle de Jean-Louis, dont il avait été le collaborateur le plus intime dans la conquête d’Elvire. Sous un prétexte quelconque, Henri de Jarcé, fidèle à sa promesse, s’était arrangé pour prendre Félix Bergemont à l’écart ; on l’avait vu lui parler avec vivacité, avec énergie même, et l’on avait observé aussi que le père d’Elvire paraissait impressionné par ses affirmations. Bref, quand tous deux se rapprochèrent du groupe formé par Elvire, Jean-Louis, Flossie et l’oncle Tristan, ceux-ci notèrent avec satisfaction une certaine détente sur la physionomie du chef de la famille… Au reste, Henri de Jarcé n’hésita pas à prononcer les paroles qu’il fallait.

— J’ai eu la bonne fortune de documenter M. Bergemont, dit-il, sur le camp d’aviation de Buchy et sur la manière de s’y comporter. M. Bergemont croyait impossible qu’un pilote non militaire pût y être admis… Je viens de lui démontrer que les exceptions confirment la règle et que la discipline peut fléchir en faveur de l’amour. Je lui ai donné assez de détails — et de formelles assurances — ajouta-t-il en souriant, pour qu’il se déclare entièrement satisfait.

On ne pouvait mieux envelopper le sens exact de sa démarche. Tout heureux que son amour-propre n’eût point à souffrir, Bergemont cadet fit chorus.

— Mais oui, mais oui ! Les petites présomptions que j’avais n’ont pas résisté à l’argumentation du capitaine. Je me rends compte, à présent, du beau travail que vous avez accompli, mon cher Jean-Louis, et je vous en félicite… Mais, avec tout cela, nous ne savons toujours pas qui est ce deuxième visiteur nocturne. Ce n’est pas une raison, parce que je me suis mis en tête de marier ma fille à un aviateur pour que je doive en agréer deux.

Elvire, d’une voix tranquille, repartit :

— Reste à savoir si ce deuxième visiteur nocturne est bien venu pour moi !

— Plaît-il ?

— Dame ! il y a deux femmes à la villa Cypris.

Flossie, ainsi mise en cause, eut un sursaut :

— Darling ! Mais que vas-tu chercher là ! Mais tu es folle ! s’écria-t-elle.

— Pas du tout, répondit Elvire, sans s’émouvoir. Je trouverais tout naturel qu’un autre suivît l’exemple de Jean-Louis et tentât de réussir comme il a réussi lui-même.

— Tu es folle ! répéta la jolie Anglaise avec un singulier embarras. Tu oublies que je ne connais personne ici, que je… Non ! non ! il ne faut pas faire des suppositions pareilles !

— Vraiment ! s’exclama la jeune fille, riant sous cape, comme c’est drôle, moi, qui ai beaucoup d’imagination, je l’avoue, je m’étais figuré ceci. Un ami de Jean-Louis, un bon ami, un ami sûr, ayant eu la bonne fortune de te connaître, ma chère Flossie, à la faveur de tous ces événements, a pensé qu’il serait piquant de troubler une seconde fois la famille Bergemont pour un aussi bon motif que celui de mon fiancé ; dans ma rêverie, ou plutôt dans mes divagations, pour reprendre tes propres termes, je voyais très bien ce bon ami, cet ami sûr, reprendre la voie des airs, et laisser tomber une carte de visite d’un format inusité, non plus à mon adresse, mais bien à la tienne.

— Mais, ce carton ne portait pas mon nom, objecta Flossie.

— Il n’en portait aucun ! On y lisait : Hommage à la belle de la villa Cypris ! Accorde-moi, Flossie, qu’une telle suscription peut te concerner aussi bien, sinon mieux que moi !

Puis se tournant vers Henri de Jarcé :

— N’est-ce pas, capitaine, que vous eussiez agi de la sorte si, par un hasard extraordinaire, l’idée vous fût venue de toucher le cœur de Flossie.

Il se fit, entre les six personnages, un silence où l’étonnement avait autant de part que la contrainte. Les Bergemont se demandaient pourquoi Elvire avait si franchement abordé ce sujet, tandis que Jean-Louis, entrevoyant la vérité, s’amusait de la témérité de la jeune fille. Enfin, Henri de Jarcé se déclara vaincu :

— Allons, dit-il, les plus fins détectives ne sont que des enfants auprès des femmes, quand elles se mêlent de débrouiller les pistes, fût-ce à travers les airs… Miss Flossie, c’est à vous que mon ami Vernal est redevable de son bonheur. Mais c’est à Mlle Bergemont que je devrai le mien, si… Il n’acheva pas, regardant la jolie Anglaise d’une manière qui valait bien des phrases. Et celle-ci riposta :

You’re a hateful man ! Ceci est un compte que nous réglerons ensemble ! Mais je tiens à vous dire tout de suite que je vous déteste !

Ce disant, elle lui tendit la main et l’expression de son visage démentait trop ses paroles pour que le chef d’escadrille en conçût un dépit bien vif. Mais, tout à coup, une réflexion suspendit son élan vers Flossie. Considérant Elvire d’un regard sévère et la menaçant du doigt, il l’apostropha en ces termes :

— Vous qui surpassez en déduction tous les maîtres, d’après quoi donc avez-vous conjecturé que j’étais l’Aviateur inconnu bis ?

— Ah ! j’ai moins de mérite que Flossie, répondit Mlle Bergemont, je n’ai pas pérégriné comme elle jusqu’à Buchy, au milieu des ténèbres. J’ai, tout bonnement, soupçonné que le capitaine n’avait peut-être pas dit la vérité en invoquant, pour n’être pas venu à notre soirée de fiançailles, l’obligation de se rendre à Paris, au ministère !

— Voyez, la fine mouche !

— Diverses observations enregistrées par moi, continua Elvire, votre manque d’assurance, capitaine, et la perplexité de ma petite tante…

— Oh ! quelle trahison ! s’écria miss Standhill.

— … me déterminèrent à croire que si j’obtenais la certitude que ce ministère existait seulement pour les besoins de la cause, je tiendrais le fil conducteur…

— Le fil d’Ariane ! cita Bergemont aîné.

— Voilà pourquoi, tantôt, je vous quittai pour téléphoner au camp de Buchy : « Allô ! allô ! Ici le ministère de la Guerre… »

— Comment ? vous avez eu l’aplomb de téléphoner de la part du ministère… Ah ! ça c’est le comble !

— Je m’aperçus immédiatement, poursuivit la jeune fille, que ces mots mettaient là-bas tout le monde en ébullition, mais il était trop tard pour reculer. Finalement, une voix se fit entendre, me demanda qui j’étais : Je répondis : la secrétaire du chef de cabinet…

— De mieux en mieux !

— Elle ne doute de rien ! admira Bergemont cadet.

— Et je repris : « Pouvez-vous m’assurer que le capitaine de Jarcé n’a pas oublié son rendez-vous avec le chef du cabinet jeudi soir ? — Mais non, je n’ai aucune connaissance de cela ! — Savez-vous si le capitaine était, ce même soir, au camp de Buchy ? — Oui, mademoiselle ! — Vous en êtes certain ? — Oh ! oui, car le capitaine a fait un vol de nuit, je m’en souviens parfaitement. — Très bien ! » Et je raccrochai le récepteur, laissant mon interlocuteur assez interdit, je suppose. Mais je tenais de quoi détruire votre alibi, monsieur de Jarcé… Le reste n’était plus qu’une affaire de probabilités !

Henri de Jarcé s’était glissé auprès de Flossie ; il lui demanda, en désignant Elvire :

— Devons-nous lui pardonner ?

— Je ne sais trop ! dit malicieusement la charmante Anglaise, c’est l’avenir seul qui en sera juge !

— Oh ! je réponds de tout !

— Cette petite, tout de même, fit l’oncle Tristan, elle est, dans son genre, aussi forte qu’Œdipe !

— Mais moins tragique, heureusement, corrigea la jeune fille ; avec moi, l’énigme finit, non seulement par un mariage, mais par deux !

ÉPILOGUE

Extrait du journal Le Pourvillais :

« Au milieu de la plus élégante affluence, deux brillants mariages ont été célébrés à Pourville : celui de Mlle Elvire Bergemont avec M. Jean-Louis Vernal, l’artiste peintre bien connu, dont la dernière œuvre « Celui qui manque » vient d’être acquise par l’État, et celui de miss Flossie Standhill avec le capitaine aviateur Henri de Jarcé. L’escadrille du camp de Buchy avait tenu à participer à la fête ; lorsque le cortège nuptial sortit de l’église, dix avions exécutèrent au-dessus de la foule de vertigineuses acrobaties en l’honneur des nouveaux époux. »

Et ce pince-sans-rire de Tristan Bergemont émit cette moralité :

— C’est sans doute parce que tous les avions se présentèrent en plein midi qu’il n’en resta pas un seul de disponible, cette fois, pour troubler le recueillement de la nuit de noces !

FIN