L’Aventure sentimentale de J.-H. Bernstorff (1741-1748)

L’Aventure sentimentale de J.-H. Bernstorff (1741-1748)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 387-405).
L’AVENTURE SENTIMENTALE
DE
J.-H. BERNSTORFF
(1741-1748)

Le nom de Bernstorff, aujourd’hui porté par un zélé serviteur de Guillaume II, est celui d’une famille de hobereaux hanovriens qui se montrèrent parfois animés de la haine traditionnelle des Guelfes à l’égard des Hohenzollern. Cette famille a compté des hommes d’Etat éminens, adversaires irréconciliables de la monarchie prussienne. Au XVIIe siècle, André Bernstorff, dit l’ « Ancien, » s’attacha à la fortune de ces princes de Brunswick-Lunebourg-Hanovre qui aimèrent passionnément tout ce qui venait de France, s’entourèrent de beaux esprits français et parlèrent à merveille la langue de Racine et de Molière. Bernstorff l’Ancien avait fait, à vingt ans, un séjour à Paris et s’était épris des idées françaises. Il était même devenu amoureux de la belle duchesse de Châtillon, sœur du maréchal de Luxembourg, mariée en secondes noces à un duc de Mecklembourg-Schwerin qui résida quelque temps à la cour de Louis XIV. Mais la politique l’accapara bientôt entièrement. Il devint chancelier de l’Electeur de Hanovre George-Louis et son adroite diplomatie fit triompher les prétentions de son maître au trône d’Angleterre laissé vacant par la mort de la reine Anne. Pendant une grande partie du règne de George Ier, il dirigea les affaires extérieures de l’Angleterre dans un sens nettement hostile à la Prusse.

Son petit-fils, le baron J.-H. Bernstorff, arrière-grand-oncle de l’ambassadeur d’Allemagne aux Etats-Unis à qui M. Wilson a rendu ses passeports, entra au service du Danemark, d’abord comme agent diplomatique à l’étranger, ensuite comme ministre des Affaires étrangères. Grand ami de la France, il détestait le militarisme prussien et reprochait au roi de Prusse de s’être emparé de la Silésie sous l’hypocrite prétexte de servir le protestantisme. Il prononça des paroles prophétiques sur le péril que présentaient pour l’Europe les convoitises de la Prusse. Prévoyait-il que le Hanovre deviendrait au XIXe siècle, comme la Silésie, province prussienne ? Plus tard, son neveu A. -P. Bernstorff fut, lui aussi, ministre des Affaires étrangères de Danemark et montra la même sympathie pour la nation française. Pendant son ministère, le Danemark observa une attitude amicale envers la France qui, déchirée par la Révolution, luttait pour défendre son territoire contre ses ennemis du dehors. Le diplomate allemand dont la conduite est si contraire aux sentimens et aux opinions de ses ancêtres est donc un renégat.

Des trois Bernstorff dont l’histoire a retenu les noms, J.-H. Bernstorff est connu en France par sa correspondance politique avec le duc de Choiseul, son ami personnel. Cette correspondance constitue un document du plus grand intérêt. La carrière diplomatique du baron le mit en rapport avec toute la haute société française du milieu du XVIIIe siècle et se corsa d’une aventure sentimentale qui donne un attrait romanesque à la figure de ce Hanovrien.

Il grandit dans un intérieur morose. La manière de vivre de ses parens n’était pas empreinte de cette bonhomie simple et souriante qu’on a si longtemps attribuée aux Allemands. Un piétisme sévère les tenait à l’écart du monde. J.-H. Bernstorff put néanmoins, à dix-neuf ans, effectuer, sous la conduite d’un précepteur, un voyage en Italie, en France et en Angleterre. Paris l’éblouit. Installé à l’hôtel d’Anjou, rue Dauphine, il vit de près la Cour, fut reçu dans les ambassades, applaudit les danseurs et les chanteurs de l’Opéra. Lorsqu’il reprit le chemin du Hanovre, il emportait de son séjour en France l’impression d’une culture raffinée dont le souvenir nostalgique le poursuivit en Allemagne. A l’exemple de beaucoup de nobles allemands, il chercha un poste à l’étranger, dans la diplomatie, et il réussit à se faire attacher au ministère des Affaires étrangères de Danemark où il montra tant d’application et des aptitudes si heureuses que le roi Christian VI n’hésita pas à le nommer son représentant auprès du roi de Pologne Auguste III, le compétiteur de Stanislas Leczinski. On respirait en Pologne une atmosphère de batailles et de fol héroïsme. « C’est un pays où les grands ont trop d’ambition, » avait écrit la duchesse d’Orléans, princesse Palatine[1]. Admis à fréquenter la riche et puissante aristocratie, le jeune Bernstorff fut témoin des discordes et des rivalités qui régnaient parmi les grandes familles ; il put aussi constater le vif intérêt que la « société » polonaise portait à la France. Elle gardait vivans les souvenirs du règne de Jean Sobieski, le libérateur de Vienne ; elle s’entretenait encore d’un ambassadeur de Louis XIV à Varsovie, le marquis de Béthune, beau-frère de la reine Marie-Cazimire d’Arquien, cette Française que l’illustre Sobieski épousa par amour et qui gouverna longtemps la Pologne. Une petite-fille du marquis, Marie-Cazimire-Emmanuele de Béthune, était la femme du maréchal de Belle-Isle qui, dans la guerre de la succession de Pologne, remportait des succès sur le Rhin[2]. À cause de ses alliances de famille, on tenait Mme de Belle-Isle pour une demi-Polonaise ; ses deux tantes, filles de l’ambassadeur, s’étaient mariées en Pologne, l’une à un Jablonowski, l’autre à un Sapieha ; en outre, son oncle, Louis-Marie-Victoire comte de Béthune, était grand-chambellan de Stanislas Leczinski.

Le baron Bernstorff quitta Varsovie en 1737. Il était nommé ambassadeur du roi de Danemark auprès de la Diète de Ratisbonne. Ses amis polonais, sachant qu’il désirait ardemment le poste de Paris et qu’il espérait l’obtenir un jour, le munirent de lettres de recommandation auprès de plusieurs familles de l’aristocratie française, entre autres les Belle-Isle ; ils ne se doutaient pas des liens qui devaient l’unir plus tard à la femme du maréchal.

Après un stage d’un ennui mortel à Ratisbonne où tout se passait en tracasseries inutiles, il eut le bonheur d’être accrédité à Francfort. Un Congrès d’élection venait de s’y réunir pour donner un successeur à l’empereur Charles VI.


L’Europe entière avait les yeux fixés sur Francfort lorsqu’il y arriva au mois de juin 1741. La guerre de la Succession d’Autriche était commencée ; cela n’empêchait pas les fêtes de se suivre sans interruption dans la vieille ville libre, terrain neutre qui donnait au monde le spectacle d’une extraordinaire vie internationale. C’était un déploiement de pompe incomparable. Chaque jour les membres du Conseil de Francfort, qu’entouraient des gardes civils en uniforme bleu à broderies d’argent, allaient au-devant de députations. Les électeurs faisaient leur entrée escortés de gardes, de domestiques et de courtisans. L’envoyé d’Espagne, le comte Montijo, peuplait tout un quartier de ses cavaliers en costume espagnol. La multitude des carrosses dorés, des chevaux richement caparaçonnés, rendait la circulation presque impossible dans les rues étroites et tortueuses ; des chaises à porteurs encombraient les trottoirs ; des pages, heiduques et courriers jouaient des coudes pour se frayer un passage à travers la foule. La trompette des hérauts d’armes annonçait-elle un cortège princier ou une procession religieuse organisée soit par le nonce, soit par un ambassadeur catholique, des bourgeois vêtus de noir et des paysans en habits bariolés accouraient aussitôt, les yeux écarquillés.

Parmi les curieux, beaucoup d’étrangers venus pour chercher fortune : jeunes officiers, cadets de famille qui espéraient réussir auprès de quelque grand personnage, aventuriers de tout pays, cuisiniers et comédiens français, baladins allemands, médecins, charlatans, juristes à qui des contestations suscitées par les questions de préséance procuraient de la besogne abondamment. Au nombre des hommes de loi se trouvait un Danois nommé Terkel Kleve ; ces détails sur la vie de Francfort pendant le Congrès lui sont empruntés [3].

Le maréchal de Belle-Isle, représentant de Louis XV, menait un train splendide. De Mollwitz où il avait conféré avec Frédéric II, le petit-fils de Fouquet était arrivé avec une suite de cinquante gentilshommes français, somptueusement habillés à la dernière mode de Paris. Une armée d’ouvriers, venus de France, avaient installé son habitation où il logeait quinze secrétaires et trois cents domestiques, dont cent employés au service de la cuisine et de la table. Seul l’électeur de Bavière, le compétiteur de la reine de Hongrie Marie-Thérèse, le protégé de la France, avait une suite encore plus imposante ; elle comprenait sept cent quarante personnes et deux cent cinquante chevaux.

Terkel Kleve assista à des fêtes chez plusieurs ambassadeurs et prit soin, en se présentant dans les élégantes assemblées, de faire précéder son nom d’une particule. Il observe à ce sujet qu’ « en Allemagne la particule différencie la noblesse de la canaille roturière, comme l’âme distingue les hommes des bêtes. » Reçu chez M. de Belle-Isle, il admira fort la richesse des appartemens, surtout le grand salon suivi d’un autre plus petit où sous un dais se voyait un trône de velours rouge à franges d’or surmonté du portrait de S. M. Louis XV. Dans le premier salon étaient dressées cinq tables ; presque tous les soirs, plus de cent personnes y soupaient sur de la vaisselle d’argent. Dès qu’une assiette était vide, les laquais présentaient d’autres plats. Tout était servi si copieusement que le bon Kleve, trouvant très chers les repas à l’auberge, se privait de diner et réservait son appétit pour le souper chez l’ambassadeur de France. Beaucoup faisaient comme lui. Il y avait aussi les bals et les mascarades où l’on servait des rafraîchissemens « à la française : » thé, café, glaces et gâteaux. Ni vins, ni confitures, remarque Kleve qui devait être gourmand. Un pareil train de maison coulait des sommes folles et rendait soucieux, à Paris, le cardinal Fleury. Mais le maréchal soutenait que sur ce terrain comme sur tous les autres la France avait à conserver sa suprématie. De fait, l’éclat, le rayonnement de la France effaçaient tout.

L’ambassadeur français célébra par de grandes solennités la Saint-Louis de 1741 : « Toute la ville, toute la noblesse, tous les petits princes des environs, tous les ministres étrangers se pressant pour venir souhaiter la bonne fête au roi de France, les réjouissances, illuminations dans les jardins, comédie française, feu d’artifice, joutes sur l’eau, bals, etc. se prolongeant pendant plusieurs jours et l’aimable maréchale, plus jeune de vingt années que son mari, présidant à ces fêtes avec la dignité d’une reine [4] — » Quel brillant tableau !

Mme de Belle-Isle secondait à merveille son mari. Sa naissance illustre l’approchait de deux trônes. Petite-nièce de la reine de Pologne Marie-Cazimire et de Jean Sobieski, elle était cousine du prétendant Jacques Stuart, marié à une Sobieska, ainsi que de l’électeur de Bavière élu empereur à Francfort, grâce à l’appui de la France, sous le nom de Charles VII. Par sa mère Thérèse Sobieska, ce prince était petit-fils du vainqueur des Turcs.

Un écrivain français qui fut contemporain du ménage de Belle-Isle atteste que la maréchale était « une femme respectable, d’une piété austère et d’un esprit profond, qui négocia elle-même, pendant des absences de son mari, des objets très importans à la Diète de Francfort [5]. » Le plus souvent elle était seule à faire les honneurs du palais de l’ambassade, car M. de Belle-Isle, absorbé par son travail, assistait rarement aux réceptions du soir. Elle accueillait les invités avec une aisance, un tact admirables. « Avant le souper, raconte Terkel Kleve, Madame se divertit au jeu dans le petit salon. Elle n’est pas grande, mais n’en est que plus charmante ; avec cela douce et sans affectation. Ses manières gracieuses la font adorer. »

Sa qualité d’envoyé d’un souverain du Nord ouvrit au baron Bernstorff tous les salons, y compris celui des Belle-Isle. La recommandation de quelques grands seigneurs polonais, les Czartorisky, les Poniatowski, le mit tout de suite sur un pied d’intimité dans la maison du maréchal. Ses rapports avec ce dernier furent empreints de cordialité. Il découvrit chez son hôte « une réunion de qualités dont une seule eût suffi à rendre célèbre une personnalité. » Son admiration s’accrut lorsque Belle-Isle eut fait venir de France en Bavière, en moins de trois semaines, une armée de 90 000 hommes. Ce grand chef avait tout prévu. « Je l’ai vu, écrivait Bernstorff au ministre des Affaires étrangères de Danemark, quitter son cabinet après onze heures de travail ininterrompu, ayant le cerveau net et l’entrain d’un homme qui aurait fourni un court labeur intellectuel.)’Bref, le baron tenait le maréchal pour un génie militaire et politique de la plus haute valeur.

A Francfort, J.-H. Bernstorff fut entouré d’une grande considération. Le Conseil voyait en lui un diplomate éminent et le lui prouva en lui faisant cadeau d’un muid de vin. Le Collège des Princes de l’Empire sollicita plusieurs fois son avis. Son succès ne fut pas moindre dans les fêtes mondaines. Il se livrait à des dépenses de représentation bien supérieures aux appointemens que lui allouait l’Etat danois. Il était de tournure élégante, s’habillait avec goût et avait le ton et les manières du parfait courtisan. Entre l’exquise Mme de Belle-Isle et lui, une sympathie très vive naquit rapidement. Dans une ville où la femme du représentant de la France réglait la vie mondaine et en était le centre, ils se rencontrèrent tous les jours : au bal, à souper, à la Comédie où des acteurs de Paris se faisaient applaudir. On les voyait toujours ensemble. Il faut que la conversation du baron ait été très attachante pour que Mme de Belle-Isle y ait pris tant de plaisir. Lui, de son côté, appréciait fort l’agrément d’un délicat esprit féminin. Ils eurent de longs entretiens dans le boudoir de la maréchale où celle-ci travaillait à une broderie.

Ces relations nouées à Francfort préludaient à la future intimité sentimentale. Déjà le baron et Mme de Belle-Isle échangeaient des appellations très affectueuses : « Chère et inoubliable reine », « cher frère. » Mais ils durent se séparer au printemps de 1742. Elle retournait à Paris, lui restait à Francfort. Ils prirent congé l’un de l’autre avec tristesse, en se promettant de s’écrire fréquemment : ils ne savaient s’ils se reverraient jamais.

L’année suivante, Bernstorff accompagna l’Empereur Charles VII dans sa retraite précipitée sur Augsbourg. Les voitures impériales, fuyant l’armée de Marie-Thérèse, avançaient difficilement sur des routes encombrées de neige. Après ce pénible voyage qui altéra la santé du baron, le gouvernement danois le récompensa de son zèle en le nommant ministre à Paris.


L’amitié amoureuse était alors de mode en France. M. de Belle-Isle, entre autres, avait eu deux intrigues restées platoniques, la première avec Adrienne Lecouvreur. C’était en 1726. Il était marié à Henriette-Françoise de Durfort de Civrac dont il n’eut point d’enfans et qui le laissa veuf après peu d’années de mariage [6]. Adrienne habitait, rue des Marais, l’hôtel de Ranes, proche de l’hôtel de Belle-Isle, qui était situé sur le quai d’Orsay, au coin de la rue du Bac. La comédienne illustre adressait au maréchal de camp, déjà célèbre pour maint acte de bravoure, des billets « remplis du tendre intérêt qu’elle prenait à ses affaires : « Quand pourrez-vous venir dans cette petite rue du Marais ? Vous y pourrez parler de gloire tant qu’il vous plaira, vous serez sûr d’être écouté avec avidité et transport, et quand il faudra quelque intervalle, nous y mêlerons un peu de sentiment. »

Une autre fervente admiratrice du petit-fils de Fouquet était Juliette-Charlotte de Gontaut-Biron, femme de ce fou plein de génie, le comte de Bonneval, qui alla chercher des aventures en Turquie, devint pacha à trois queues, réorganisa l’armée ottomane sur le modèle européen et gagna sur les Autrichiens la bataille de Grotzka. Mme de Bonneval, qu’il abandonnait après un mois de mariage, ne devait jamais le revoir. La délaissée était jolie, spirituelle, aimable et bonne. Elle trouva des consolations à son malheur dans son amitié très vive pour le comte de Belle-Isle. Pendant qu’il était à l’armée du Rhin, elle lui envoyait des nouvelles de Paris et lui exprimait en même temps les sentimens qu’elle nourrissait à son égard : « Vous avez, à ce que je crois, plus de talens que personne. La fortune et la gloire sont complètes quand les cœurs ajoutent l’affection à l’estime ; je veux que l’on chante vos louanges de toute façon. Soyez bien sûr que rien n’est si constant que l’attachement inviolable que j’aurai toute ma vie pour vous. Je me plais à avoir un ami tel que vous... C’est un fait que vous n’avez personne dans le monde qui vous aime aussi tendrement que moi [7]. »

A cette époque, le maréchal était depuis cinq ans le mari de Mme de Béthune. Le ménage était fort uni. La différence d’âge n’empêchait pas ces époux de bien s’entendre. M. de Belle-Isle savait inspirer l’amour. Son biographe Chevrier dit qu’ « il était naturellement froid, ses conversations n’étaient pas gaies, mais instructives, il savait parler avec netteté et bien raconter un fait... Il n’était pas éloquent, mais il persuadait. Haut avec les grands, il était affable et prévenant avec les gens au-dessous de lui. » Ce jugement concorde avec celui qui fut porté par Terkel Kleve. Chevrier ajoute que cet homme grave, né sobre, n’aimant ni le jeu ni la table, avait beaucoup de penchant pour le beau sexe, et qu’il sut toujours cacher cette passion. Le marquis d’Argenson affirme que le maréchal partageait son cœur entre la nature et l’ambition et tirait de ce partage une fidélité domestique que ne connaissaient pas les autres courtisans [8]. » Au plus fort de son attachement pour Bernstorff, Mme de Belle-Isle faisait à ce dernier cet aveu : « J’aime M. de Belle-Isle peut-être ridiculement pour son âge et le mien. »

Les multiples occupations du maréchal le forçaient à de fréquentes et longues absences. D’où le besoin qu’éprouvait sa femme d’une amitié vive et tendre. Elle était ainsi faite qu’elle ne pouvait s’intéresser à quelqu’un sans y mêler un peu de passion. Pendant que Bernstorff était encore à Francfort, elle pensait avec exaltation à ce frère d’élection qui avait si vite gagné sa confiance grâce aux secrètes affinités de leurs âmes. Elle lui écrivait des lettres pleines d’une sollicitude qui étonne lorsqu’on songe qu’ils ne s’étaient connus que pendant une année. Plusieurs passages de ces lettres sont à citer :

« Je veux vous parler à cœur ouvert, et croire que je suis au milieu de cette petite cellule, travaillant à mon métier, où les heures passaient comme des éclairs... Je suis inquiète pour vous, je crains les dangers d’une campagne ; je sais bien que vous ne serez pas exposé autant qu’un autre, et il serait même ridicule que vous le fussiez, mais il arrive tant de choses qu’on ne peut prévoir que je ne peux pas être tranquille ; de plus, la fatigue m’effraie pour vous ; vous avez du courage, il soutient longtemps, mais à la fin, l’on succombe. »

Elle l’adjurait de lui donner fréquemment de ses nouvelles :

« J’exige que, si dans le cours de la campagne il arrivait quelque événement où je pusse avoir quelque lieu de craindre pour vous, que si vous étiez en bonne santé, vous chercheriez le moment, l’occasion de m’écrire sur une enveloppe, — si vous n’aviez pas autre chose, — et cachetée avec une épingle. Autre obligation que je vous impose : de me donner bien régulièrement de vos nouvelles, et, si vous étiez malade, encore plus exactement, et d’ordonner à vos gens que si malheureusement vous aviez une maladie assez sérieuse pour n’être pas en état d’ordonner que l’on m’écrivit, que votre valet de chambre m’écrivît tous les jours l’état où vous seriez, mais avec vérité et exactitude ; j’en userai de même... »

Elle se montrait pleine d’ingéniosité pour assurer l’expédition des lettres et leur remise en bonnes mains, chose particulièrement difficile en temps de guerre, car il fallait déjouer l’indiscrète surveillance exercée par les commandans d’armée :

« Je vous déclare que le maréchal de Broglie a un talent tout particulier pour faire ouvrir les lettres ; ainsi il faut bien de la circonspection ; mais si par hasard vous vouliez me mander quelque chose de plus particulier que les nouvelles courantes, il faudrait mettre une seconde enveloppe adressée à Mme du Fresnay, directrice de la poste à Strasbourg, avec un petit billet dedans, sans signature, et qui ne dirait autre chose, sinon qu’elle est priée de me faire passer seulement la lettre ci-jointe... Vous êtes un peu comme moi : vous aimez à conserver les lettres de vos amis ; mais vous allez faire un métier où quelquefois messieurs les hussards s’emparent des équipages, et si mes pauvres lettres allaient être prises, j’en serais fâchée. Il y a si peu de gens qui savent ce que c’est que l’amitié, qui la connaissent, et de mon côté je suis si tendre, si expressive pour mes amis que, si l’on trouvait mes lettres, je suis persuadée qu’il y a quantité de gens qui penseraient des choses fort étranges de moi. »

Ses amis de Paris, informés de sa liaison avec Bernstorff, essayèrent de l’en détourner. Parce que le Hanovre suivait la politique anglaise et soutenait Marie-Thérèse dans la guerre de la Succession d’Autriche, ils représentèrent le baron comme un ami des Autrichiens, comme un intrigant dangereux qui se servait d’elle pour se procurer des renseignemens nuisibles aux intérêts de la France. Ces perfides accusations ne modifièrent pas les sentimens de la maréchale. Elle s’en expliqua très franchement avec Bernstorff :

« Je n’ai jamais eu le moindre soupçon de votre façon de penser et de votre conduite. La personne qui me parlait prétendait que, comme Hanovrien, tous vos vœux étaient pour les succès de vos compatriotes, au préjudice de l’empereur Charles et de la France ; que vous aviez l’esprit pénétrant et que cela pourrait être dangereux ; que vous ne vous étiez pas même caché de dire que tout ce que vous pourriez deviner et savoir, vous en feriez votre profit. Vous connaissant comme je le fais, est-ce votre caractère, votre façon de parler ? Cela vous ressemble-t-il ? Je répondis que comme particulier vous étiez fort attaché à la France, que comme ministre ce n’était pas à moi à entrer dans vos vues ; que j’avais beaucoup vécu avec vous, que vous m’aviez donné toutes sortes de marques d’amitié ; que je vous avais trouvé toutes les qualités de l’âme, de l’esprit et du cœur les plus respectables, les plus estimables et en même temps les plus aimables ; que je vous étais tendrement attachée ; que moi, misérable femme, je n’étais pas assez au fait des affaires pour vous en instruire quand je le voudrais ; que nos lettres roulaient sur ce qui nous regardait et nous touchait personnellement, parce que j’avais grande confiance en vous, et qu’ainsi il n’y avait rien à changer dans ma conduite... Vous savez comme je suis, lorsque je suis convaincue que j’ai raison, et que c’est surtout mon cœur qui me le dicte ; rien n’est capable de m’ébranler et communément même l’on n’y essaie pas [9]. »

Il est bien fâcheux que les papiers de Mme de Belle-Isle aient été détruits sous la Révolution, car nous ne pouvons connaître une seule des réponses de Bernstorff à son amie, réponses qui devaient être fort tendres. Quand la maréchale sut que le baron était nommé ministre à Paris, sa joie fut grande. Pendant des mois elle caressa le projet d’aller en voiture au-devant de son « cher petit baron » lorsqu’il arriverait à Paris. Elle lui écrivit, en s’intitulant son « premier chambellan, » pour demander, comme une preuve de confiance, qu’il voulût bien la charger de faire choix d’un hôtel et de le meubler.


La retraite de Prague avait rendu populaire le nom du maréchal de Belle-Isle. On le chansonnait dans des vaudevilles. Le peuple de Paris affichait des vers sur la porte de son hôtel :


Quand Belle-Isle sortit
De Prague la nuit,
A petit bruit,

Il dit à la lune :
Astre de mes jours,
Compagne de ma fortune,
Soutenez-moi toujours.


Mais Fleury mourut et sa mort entraîna la disgrâce du maréchal. En son hôtel du quai d’Orsay, il vivait en particulier riche lorsque J.-H. Bernstorff vint habiter Paris.

Le « cher baron » arriva le 2 avril 1744, à quatre heures du matin. La maréchale ne pouvait courir au-devant de lui à cette heure matinale. Elle en éprouva une vive déception, mais elle eut ce même jour la surprise de le voir à son lever, et leur entrevue fut très affectueuse.

Il savait toutefois à quoi s’en tenir : il devait accepter de n’être jamais que le second dans le cœur de sa charmante amie. Pendant leur séparation, elle lui avait écrit :

« Mon amitié pour vous est inébranlable et votre place sera toujours la même, après M. de Belle-Isle : mon gouverneur et vous (cette façon de parler n’est pas trop polie, mais elle prouve ma vérité), vous êtes tous deux ce que j’ai de plus cher dans le monde et dont je ne cesse d’être occupée. »

Le baron apporta dans son rôle de sigisbée un tact, un savoir-vivre accomplis. « C’était, a dit le duc de Luynes, une manière de philosophe, capable de grands attachemens. » Il prit domicile d’abord à l’hôtel de Hollande, rue de Vaugirard, et chaque jour, à la même heure, il vint s’entretenir avec la belle maréchale. Dans un long et tendre bavardage, ils se renseignaient mutuellement sur leur santé et se communiquaient les potins du jour.

Cela continua après que Bernstorff se fut installé rue Bourbon, dans un hôtel retenu par Mme de Belle-Isle. Il trouvait dans la matinée la maréchale en négligé, à sa table de toilette, quelquefois au lit, raconte le biographe danois des Bernstorff, l’historien A. Friis. L’ami entrait, l’épée au côté, des fleurs et des fruits dans les mains, toujours habillé avec élégance, guidé dans l’arrangement de ses costumes par Mme de Belle-Isle, qui lui brodait manchettes et jabots et choisissait ses perruques. Elle ne pouvait se passer de lui à son lever ; même souffrante, sa porte étant défendue à tout autre visiteur, elle le recevait.

J.-H. Bernstorff se meubla très richement, eut une trentaine de serviteurs dont un ou deux polonais qui vécurent chez lui en parasites désœuvrés. Il eut une tenue de maison parfaite en tous points, mais son véritable chez-soi fut au quai d’Orsay. Il était de toutes les réceptions, grandes ou petites, qui avaient lieu chez le maréchal, il accompagnait Madame dans ses promenades, en carrosse et à cheval, se chargeait de ses menues emplettes, parfums, pommades, savons de toilette, et lui servait de secrétaire. Ne pouvant passer ensemble la journée entière, ils échangeaient quotidiennement, dans le courant de l’après-midi, des billets, parfois chiffrés. Des courriers allaient constamment de l’un à l’autre.

Ces billets devinrent si nombreux que Mme de Belle-Isle conseilla au baron d’en jeter une bonne partie au feu : « Cela serait raisonnable, car à l’âge que nous avons, si nous vivons longtemps, il faudrait bâtir une maison pour nos lettres. »

Mais Bernstorff ne les brûla pas. Au château de Wotersen, dans le Lauenbourg, propriété de sa famille, on a retrouvé des centaines de lettres et billets de la maréchale, dont fort peu sont datés. Il en est d’une puérilité qui fait sourire. Beaucoup ont pour objet l’état de santé du cher frère et de son incomparable reine ; les « vapeurs » de l’une, les douleurs rhumatismales de l’autre, ainsi que les caprices de leur estomac. L’effet produit par des remèdes destinés à « humecter, amollir et rafraîchir les entrailles » est noté avec minutie. « Vous ne sauriez trop vous ménager, écrit la maréchale. Dormez et mangez des choses saines. » Les yeux délicats de Bernstorff sont un gros sujet d’alarmes : « Il y a toujours une chose qui m’effraie, c’est le temps énorme de vos écritures. N’écrivez point la nuit. Je suis bien malheureuse de ne connaître personne en Dannemarc, car je vous ferais donner l’ordre par le Roi votre maître de prendre un secrétaire. »

La maréchale est-elle souffrante, elle envoie à Bernstorff plusieurs bulletins de santé dans la même journée. Souffre-t-il d’une indisposition, elle a recours à une saignée pour calmer l’agitation où la jette cette mauvaise nouvelle. D’autres fois, l’on s’écrit pour dire que tout va bien : « J’ai bien dormi, mon cher frère, je suis fort aise que vous soyez content de votre nuit ; votre sœur vous aime de tout son cœur. »

Lorsque le ministre de Danemark dut accompagner le Roi dans les Pays-Bas, sur le théâtre de la guerre, l’amie poussa des cris d’épouvante : « C’est encore un sacrifice qu’il faut faire que cette absence de quelques mois ; il faut espérer que jamais je ne me trouverai exposée à d’autres plus cruelles, »

Le temps passait sans diminuer cette affection réciproque. Mme de Belle-Isle accordait tous les ans un souvenir romanesque à la date du 22 juillet qui était celle de leur premier entretien sérieux à Francfort. Dans un de ses rares billets datés (il est du 13 octobre 1746) elle écrit : « Les instans que nous pouvons passer ensemble me deviennent chaque jour plus chers parce que j’apprends à vous mieux connaître. »

M. de Belle-Isle et Bernstorff s’aimaient comme père et fils. Le maréchal et son frère, le chevalier de Belle-Isle, furent chargés d’une mission diplomatique à Berlin ; ils entrèrent imprudemment dans le Hanovre, furent arrêtés par des troupes hanovriennes et envoyés à Londres comme prisonniers de guerre. Par l’intermédiaire de son frère, haut fonctionnaire hanovrien, Bernstorff put leur procurer des adoucissemens dans leur captivité qui dura une année, de l’automne de 1746 à celui de 1747. Pendant tout ce temps, Mme de Belle-Isle fut en proie à une inquiétude affreuse qui se renouvela lorsque son mari fut envoyé se battre en Provence. Heureusement, Bernstorff était là pour la distraire de ses soucis.

Dans les instans où ils se sentaient graves, ils causaient religion. La maréchale était d’une dévotion réelle. Elle montrait même une tendance au mysticisme assez fréquente chez les femmes de la maison de Béthune. Une sœur du marquis de Béthune, ambassadeur en Pologne, Anne-Berthe de Béthune-Selles, abbesse de Beaumon-les-Tours, mérita d’être surnommée la Lydwine de Touraine, étant d’une religiosité non moins ardente que celle de la sainte de Schiedam. Mme de Belle-Isle souhaitait de convertir au catholicisme le protestant Bernstorff. L’aimable femme se désolait à l’idée que la différence de foi religieuse les séparerait pour l’éternité.

« A mesure, lui écrivait-elle, que mon attachement augmente, que mon estime se fortifie, que mon respect pour votre caractère et la beauté de votre âme me paraît mieux fondé, mes vœux deviennent plus vifs pour que vous acquériez la seule chose qui vous manque et qui est tout. Si j’avais assez de foi, assez d’amour de Dieu, je désirerais uniquement pour sa gloire qu’une si belle âme fût à lui, mais j’avoue que je suis assez imparfaite pour que l’excès de ma tendresse pour vous, mon cher frère, y entre pour beaucoup ; je ne peux envisager sans horreur qu’un avenir malheureux — et de quelle durée ! — vous est prédestiné. Il faut que j’aie autant de confiance que j’en ai en vous pour vous parler ainsi, car je sens tout ce qu’il y a d’humain dans les vœux ardens que je fais pour vous ; n’en soyez point scandalisé, mon cher frère, plaignez-moi d’être encore si attachée à tout ce qui n’est pas Dieu !... »

Si Bernstorff resta protestant, du moins fut-il toujours profondément respectueux des opinions religieuses de la maréchale. « Cette vertueuse femme, cette tendre amie ajoutait une vive et sincère piété à toutes ses grâces... Elle n’avait pas de corps mais un voile qui recouvrait son âme. » Ainsi s’exprimait-il longtemps après pour accentuer le caractère purement sentimental de leur liaison.

La réputation de vertu de Mme de Belle-Isle était si bien établie que les assiduités du baron à l’hôtel du quai d’Orsay ne prêtèrent pas à la médisance. Un seul homme, le cardinal de Tencin, en voulut au diplomate de son intimité avec la maréchale. Le cardinal, ministre d’Etat, avait conçu une passion pour Mme de Belle-Isle, « amour platonicien et proportionné à l’âge de l’amant et à la piété de l’objet aimé. Le baron Bernstorff, envoyé de Dannemarc, fréquentait assidûment l’hôtel de Belle-Isle ; voilà le vieux cardinal agité des furies et n’entendant plus les intérêts du Nord que par sa haine contre le ministre danois [10]. »

Le cardinal amoureux suscita des difficultés à son heureux rival et menaça de faire échouer certaines négociations entre la France et le Danemark.


Dès son arrivée à Paris, J.-H. Bernstorff s’était vu attaqué de plusieurs côtés. Frédéric II, qui haïssait sa famille, avait écrit à Louis XV pour le représenter comme un espion de Marie-Thérèse. Il lui fallut beaucoup de tact et de souplesse pour triompher des défiances. Il y réussit assez rapidement et se fit apprécier de la haute société où Mme de Belle-Isle l’introduisit. Il fréquenta chez les duchesses de La Vallière, de Luxembourg, de Boufflers et de Mirepoix, chez Mme Du Deffand, Mme Geoffrin, et le président Hénault. « L’envoyé de Dannemarc a l’air jeune, dit le duc de Luynes dont la femme était dame d’honneur de la reine de France. Il a de la finesse et du goût... il est homme d’esprit et de bonne société... il sait la langue française beaucoup mieux que bien des Français [11]... Il est extrêmement mesuré dans ses démarches, écoute beaucoup, parle peu et toujours en bons termes et à propos. »

J.-H. Bernstorff retrouvait à Paris le parfum de haute élégance dont il avait reçu dans sa vingtième année la très vive et durable impression. L’influence des femmes dans les salons était inconnue en Allemagne ; il goûtait fort l’attrait de la causerie féminine. Il fut du cercle de la Reine où il se lia avec le baron Thiers qui, riche de cent mille écus de revenus, marié à une Laval-Montmorency et père de trois charmantes filles, avait une maison splendide à Paris, beaucoup de belles et bonnes terres et menait doucement sa vie tout en regrettant le règne de Louis XIV et en déplorant la frivolité du siècle [12].

Bernstorff fut aussi des intimes de Mme de Pompadour. Lorsqu’il connut la favorite, celle-ci n’était encore que Mme d’Etiolles. Elle conçut, ainsi que Mme Poisson, sa mère, beaucoup de sympathie pour le ministre du roi de Danemark et le reçut plusieurs fois au château d’Étiolles. Un billet de Mme Poisson, daté du 18 octobre 1744 (et dont l’orthographe est ici respectée) montre que la mère et la fille souhaitaient qu’il fût plus assidu encore.

« Deux dames qui ne sont pas si chiene ce plaigne beaucoup de Votre Exelence, Monsieur. Comment, il y a trois mois que nous n’avons eu le plaisir de vous voire, vous écrive, vous nous scavé à Étioles, et vous ne vené pas y passer une huitaine de jours avec nous, c’est un crime de lèze amittié, qui ne peut être pardonable qu’en partant aussitôt la présente reçue. Je m’imagine vous voire levé les épaules et dire : A propos de quoi ces femmes veult elle croire que j’ay de l’amittiez pour ellel Voilà bien l’amour-propre des française. Et bien, Monsieur, vous avez tore, en véritté, vous devé nous rendre ce que nous vous avons pretté de sy bon cœur dès les premiers momens que nous vous avons connu. Bonjour, Monsieur, vous êtes désiré, souhaité et atendu pour le plus tard mercredi, sans quoy guères déclaré entre nous. »

Mme Poisson mourut l’année suivante. Devenue marquise de Pompadour, sa fille continua de se montrer bienveillante à l’égard de Bernstorff qui de son côté la voyait avec plaisir, la jugeant bonne, douce, aimable, incapable de se mêler de politique. Il dut, dans la suite, revenir sur cette opinion, mais il ne cessa d’être empressé auprès de la marquise dont il fut bien souvent l’hôte au château de Crécy, à la Celle-Saint-Cloud. Mme de Pompadour lui fit la faveur de l’admettre à son théâtre des petits Cabinets.

Il eut aussi de précieuses amitiés masculines : Voltaire, Maupertuis, Bernis, Fontenelle qu’il connut à Etiolles, et le comte de Stainville, plus tard duc de Choiseul, de qui Bernstorff disait « qu’il était fait pour jouer un rôle ou pour succomber dans la lutte pour y atteindre. »

« Fort peu de gens sont aussi bien instruits que le baron Bernstorff de ce qui se passe dans le royaume, » dit encore le duc de Luynes. Observateur attentif, il examinait tout, voyait tout. Il admirait les ressources qu’offrait la nation française, les richesses dont elle pouvait disposer, les sacrifices qu’elle s’imposait de bon cœur pour la gloire de la France. Louis XV, qu’il approchait souvent, lui paraissait bon envers ceux qui lui plaisaient, mais jaloux des marques extérieures du pouvoir. Le caractère du Roi était difficile à saisir, étant fait de contrastes : orgueil et affabilité, bonté et dureté, mollesse et énergie.

Plusieurs années après qu’il eut quitté l’ambassade de Paris, l’ami de Mme de Belle-Isle donna à son neveu A. -P. Bernstorff, qui faisait à son tour, accompagné d’un précepteur, un voyage d’études en France, les instructions et conseils suivans : « Les Français sont naturellement bons, indulgens, polis et faits plus qu’aucune autre nation du monde pour l’amitié, pour la société et pour la conversation agréable et douce. Mais ils sont sévères contre tous les ridicules et délicats sur les procédés. Parlez peu, ne cherchez pas à faire paraître votre esprit, cela est trop dangereux ; paraissez docile sans être bas, louez tout ce qui est louable et ne blâmez rien, mais ne paraissez transporté ni étonné de rien… On ne saurait aller trop souvent à Paris chez ceux qui tiennent maison, parce qu’on leur fait toujours plaisir ; on ne saurait assez ménager le temps de ceux qui n’en tiennent pas ou qui ont des affaires ou des devoirs à remplir. »

Il recommande à son neveu de rechercher la société de quelques-uns « de ces sages aimables et hauts qu’on ne trouve guère qu’en France, » et il nomme le baron Thiers et le duc de Nivernois. Le modèle du parfait grand seigneur, il le trouvait en M. de Belle-Isle qui joignait à la sobriété du soldat les manières du vrai gentilhomme.

En aucun moment ses succès mondains n’empêchèrent Bernstorff de rester fidèle à sa liaison avec la maréchale. Il revenait s’asseoir au coin du feu, chez son amie, en célibataire qu’attiraient un foyer et une douce présence féminine. Il appréciait dans ses moindres détails l’excellente tenue de cette maison. Ses entretiens avec Mme de Belle-Isle roulaient fréquemment sur des questions de ménage. Ils échangeaient des avis sur l’ordonnance d’un diner et mêlaient très judicieusement le souci de leur bien-être matériel aux effusions sentimentales. Bernstorff invita la maréchale et quelques intimes à des soupers qui furent très estimés des gourmets parisiens.

L’été apportait d’autres douceurs : la villégiature à la somptueuse résidence de Bisy, en Normandie. Un appartement y était réservé au baron et toute liberté lui était laissée de travailler. Là encore il assistait tous les jours au lever de Madame, il l’accompagnait dans ses promenades et le soir, lorsque tous les hôtes du château circulaient, deux par deux, dans les jardins, c’était lui qui offrait le bras à la maréchale, privilège que personne ne songeait à lui disputer.

Cette intimité charmante durait depuis six ans lorsqu’elle prit fin brusquement : le roi de Danemark rappelait Bernstorff pour lui confier les fonctions de premier ministre et secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Il fut affligé, car la France lui était comme une seconde patrie. Le tout Paris, le tout Versailles regrettèrent son départ[13]. Et pour Mme de Belle-Isle la séparation était cruelle. Bernstorff dut lui promettre de revenir bientôt ; mais la tendre femme ne se faisait pas d’illusion. Elle pressentait que l’ami allait être accaparé par les devoirs de l’homme d’État, qu’un délicieux épisode de sa vie était clos.

Son cœur ne la trompait pas. J.-H. Bernstorff, qui s’attendait à n’occuper que provisoirement le poste de premier ministre, le garda vingt années et ne revit jamais la France. Il fut un des plus grands ministres qu’ait possédés le Danemark. Par lui fut réunie à la couronne danoise la totalité des duchés de Slesvig et de Holstein dont la Prusse, aidée de l’Autriche, s’est emparée en 1864. Il appela en Danemark des généraux, des écrivains et des architectes français, et il introduisit à Copenhague, où le germanisme régnait depuis longtemps, des modes et des coutumes de France. Frédéric II de Prusse rechercha son alliance ; ayant échoué, ce souverain essaya plusieurs fois d’obtenir sa disgrâce, mais le roi de Danemark, Frédéric V, le maintint au pouvoir, lui conféra les plus hautes dignités du royaume et le créa comte. La famille royale d’Angleterre le considérait comme un ami personnel. On ne lui connut jamais l’insupportable fatuité, ni la rapacité des Allemands.

Il fut enfin renversé par le célèbre Struensée, favori de Christian VII, et mourut deux ans après sans laisser de postérité.

Il avait épousé une riche héritière ; cette union lui permit de reconstituer sa fortune largement entamée par le grand train de maison qu’il avait mené à Paris. Mme de Belle-Isle, chargée d’acheter la corbeille de mariage, s’acquitta de ce soin avec un touchant empressement.

La place laissée vide auprès d’elle par le départ de Bernstorff ne fut pas occupée par un autre. Elle cultiva le souvenir de cet amant platonique et continua de lui adresser des lettres un peu mélancoliques, toujours très tendres, qui le tenaient au courant des événemens de Paris. Mais elle mourut en 1755, âgée de quarante-huit ans. « Il ne me reste, dit Bernstorff, qu’à pleurer sa perte et respecter sa mémoire. »


MARTINE RÉMUSAT.

  1. Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans.
  2. Mme de Belle-Isle était fille de Louis marquis de Béthune, mestre de camp de cavalerie, tué à Hochstedt en 1704, et d’Henriette d’Harcourt-Beuvron.
  3. Journal de voyage de Terkel Kleve (Bibliothèque royale de Copenhague).
  4. Duc de Broglie : Frédéric II et Marie-Thérèse.
  5. De Chevrier : Vie du maréchal de Belle-Isle.
  6. De sa seconde femme, Mlle de Béthune, il eut un fils unique, le comte de Gisors.
  7. Capitaine Sautai : Deux admiratrices du comte de Belle-Isle.
  8. Mémoires du marquis d’Argenson.
  9. Ces lettres de Mme de Belle-Isle au baron Bernstorff ont été publiées à Copenhague, ainsi que les autres lettres et billets cités dans cet article, par le distingué historien danois A. Friis, dans son intéressant ouvrage sur les Bernstorff.
  10. Mémoires du marquis d’Argenson.
  11. Cela est confirmé par Voltaire qui, envoyant au baron Bernstorff les Prémices du Siècle de Louis XIV, lui écrit : « A la manière dont vous parlez notre langue, ce serait se tromper de ne pas vous prendre pour un Français et pour un des plus aimables. »
  12. De retour en Danemark J.-H. Bernstorff fit construire près de Copenhague, sur le modèle de Tugny, au baron Thiers, le joli château qui porte son nom, qui a vu, sous S. M. Christian IX, de belles réunions de souverains et qui est aujourd’hui la propriété de S. A. R. le prince Valdemar de Danemark.
  13. Trois ans après son départ, Stainville-Choiseul put encore lui écrire : « On parle de vous comme si vous étiez parti hier ; cela n’est pas commun. Je crois que vous êtes le seul absent dont on se souvienne avec autant de regret. »