L’Aventure du colonel Fournier et la mystérieuse affaire Donnadieu/05

L’Aventure du colonel Fournier et la mystérieuse affaire Donnadieu
Revue des Deux Mondes5e période, tome 51 (p. 721-765).
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CONSPIRATEURS ET GENS DE POLICE

DERNIÈRE PARTIE[1]
L’AVENTURE DU COLONEL FOURNIER ET LA MYSTÉRIEUSE AFFAIRE DONNADIEU


I. — L’APPEL AU PEUPLE

La France poursuivait cependant le cours de sa destinée douloureuse, et vivait, en ce moment, une des plus tristes heures de se vie d’impuissante agitation.

Un grave événement politique s’était accompli durant le mois de floréal : le Sénat avait refusé à Bonaparte la dictature qu’il convoitait. Mais la résistance de ceux qui dirigeaient l’opposition, les Siéyès, Garat, Lambrechts, Lanjuinais, Destutt-Tracy, Grégoire, s’était montrée plus sournoise que vraiment courageuse. Ils avaient surtout finassé, feignant de ne pas comprendre, et l’histoire de leur furtive intrigue serait plaisante à raconter. De petites perfidies, mots chuchotes dans les couloirs, épigrammes, ironiques sourires, gestes d’ahurissement, avaient seules témoigné la bravoure des « derniers Romains. » Pourtant le Sénat consulaire n’était pas encore cette assemblée de comtes impériaux, si magnifiques sous la toque à panache, mais dont le nom est resté synonyme de lâche complaisance. Fils de la Révolution, reliques du Directoire, beaucoup de ces « pères-conscrits » conservaient un reste de fierté, et redoutaient l’omnipotence d’un maître, Cromwell sans conscience biblique, « Robespierre à cheval. » Ils eussent voulu pour gouvernant quelque Jefferson, citoyen dans une Maison-Blanche : leur candeur s’obstinait à croire qu’un peuple écœuré de licence a soif encore de liberté.

Le Sénat avait donc refusé à Bonaparte le Consulat à vie, objet de ses désirs. Mais dans cet acte de résistance, que de précautions oratoires et quel amphigouri d’obséquiosité ! L’adulante période par laquelle l’ombrageuse assemblée osa faire montre de caractère est demeurée fameuse, et la flagornerie de son indépendance étonne plus encore qu’un étalage de bassesse et de servilité. « Le magistrat suprême qui, après avoir conduit tant de fois les légions républicaines à la victoire, délivré l’Italie, triomphé en Europe, en Afrique, en Asie, et rempli le monde de sa renommée, avait préservé la France des horreurs de l’anarchie, brisé la faux révolutionnaire, dissipé les factions,… hâté le progrès des lumières, consolé l’humanité et pacifié les continens et les mers, » n’avait reçu pour récompense qu’une prorogation de sa magistrature : vingt années de consulat… Vingt années ; beaucoup plus qu’un « grand espace de vie humaine ! » aurait pu dire Tacite. Sur un sol toujours convulsé, en ce pays de France que secouent les orages et balaient sans trêve les tourmentes, ils parlaient d’avenir ; ils osaient croire à la durée !

Mais Bonaparte avait repoussé le cadeau. Tout ou rien ! était sa devise ; fataliste à son heure, cet homme prétendait cependant diriger son destin. Défait comme à Marengo, il avait voulu recommencer la bataille, tenter à nouveau la chance, « jeter les dés en l’air, » invoquer son étoile. Du reste, il connaissait la France, l’insanité de sa raison, les emportemens de son cœur, et la voyait se ruer vers la servitude. Un âpre besoin de despotisme la tourmentait. Affranchie depuis treize ans à peine de l’absolutisme bourbonien, ayant traversé sans pouvoir s’y unir la liberté politique, incapable de la comprendre, enthousiaste tour à tour des Necker, des Lafayette, des Pétion, des Danton, des Marat, des Robespierre, des Barras même, la Nation à fétiches adorait maintenant Bonaparte. Déjà, sa déité nouvelle lui imposait une foi, lui fabriquait une âme ; déjà, elle l’obligeait à croire que la grandeur d’un peuple est faite non pas de liberté, mais de force brutale, de puissance ou de richesse, que tout bonheur se trouve dans les fonctions publiques, les emplois d’émargeurs, les uniformes et les décorations. Conscience, devoir, dignité humaine, indépendance de caractère, esprit de sacrifice : absurdes chimères ! pensa toujours Napoléon. Et depuis plus d’un siècle, le virus moral qu’il nous inocula est passé dans notre être. En vain, les Royautés, les Empires et les Républiques ont pu se succéder dans un pays où tout lasse et tout casse, — l’âme que ce corrupteur façonna pour nos pères est demeurée notre âme ; nos vaines révolutions n’ont guère été qu’une âpre curée de places : hélas, un peuple esclave de ses convoitises ne connaîtra jamais la liberté !

Déçu par le Sénat, Bonaparte s’était donc adressé au maître des sénats : la Nation souveraine. Dans une séance agitée, son Conseil d’Etat avait ainsi libellé cet appel : « Le peuple français sera consulté sur la question : Napoléon Bonaparte sera-t-il Consul à vie ?… » La doctrine du plébiscite, dogme de la volonté nationale, allait devenir le « droit divin » des Bonaparte.

Aussitôt, des courriers extraordinaires partirent pour les départemens ; on placarda partout des affiches ; au roulement des tambours, bourgeois et paysans furent invités à se donner un dictateur. Dans les hôtels de préfectures, les quartiers généraux, les palais de justice, les mairies, les casernes, les études de notaires, on déposa des registres destines à recevoir les vœux de servitude : une vive agitation s’épandit sur la France affolée… Lui, pourtant, restait calme ; il travaillait. Retiré à la Malmaison, il poursuivait le cours de son inlassable labeur, recevant ses ministres, méditant ses décrets, dictant ses décisions, superbe de hautaine tranquillité ; certain toutefois de la victoire. Jamais plus féconde besogne n’avait encore été produite par cette ambition surhumaine. Dans ses projets, d’ailleurs, la « pourpre consulaire » devait se transformer bientôt en pourpre impériale. Tout en jouant sa comédie d’indifférence, il préparait la tragédie grandiose qui, de péripéties en catastrophes, de Notre-Dame à Austerlitz, de Wagram à Moscou, Leipsick, l’île d’Elbe et Waterloo, amena l’Homme de la destinée sur le piédestal de Sainte-Hélène, au martyre, à l’expiation, à l’apothéose… Génie destructeur dans la guerre, et génie fondateur dans la paix ; génie par la pensée créatrice et l’exécution impeccable, Bonaparte apparaissait plus grand que la grandeur même de la Révolution. Devant de tels colosses, les peuples effarés se prosternent ; mais malheur aux nations idolâtres qui, dans l’extase de leur admiration, s’abandonnent et s’anéantissent !


Les conspirations récemment découvertes, — l’affaire Donnadieu et le complot des Libelles, — pouvaient servir à ses desseins. Personne encore, dans la France abusée, ne soupçonnait chez Napoléon cet amour de la guerre, ni ce cruel dédain pour la douleur des peuples, qui plus tard soulevèrent contre lui l’Europe exaspérée par la souffrance. On croyait pacifique « le Pacificateur des Continens et des mers ; » on supposait humain le « Consolateur de l’Humanité. » Aussi, le jour de Pâques 1802, trois cent mille Parisiens avaient acclamé un victorieux qui renonçait à la victoire, et le tumulte de leur enthousiasme l’avait, un moment, fait sourire[2]. Maintenant, il voulait profiter de la menteuse légende, effrayer un pays désireux de repos, aviver sa terreur des nouvelles aventures, et transformer en péril public un danger personnel… « Le populaire, a dit un philosophe, est soupçonneux envers celui qui l’aime, simple et crédule envers celui qui le trompe. » Or, Bonaparte le trompait.

Pour mieux frapper l’imagination de la foule, il faisait montre de précautions. On ne le voyait plus que rarement à Paris. Son reposant château de la Malmaison ressemblait aujourd’hui à une citadelle que protégeaient des fantassins et des cavaliers de la Garde. Sur la route de Saint-Germain, dans les sentiers contournant le mesnil, des soldats se tenaient en faction… « Demi-tour ! Au large !… » Et le passant s’écartait, effrayé. Chaque fois que Bonaparte se rendait aux Tuileries, tout un escadron l’escortait. Les guides, sabres au poing et pistolets chargés, précédaient, suivaient, entouraient sa calèche ; dans l’avenue des Champs-Elysées, ces chasseurs partaient au galop, déblayaient la chaussée, repoussaient les voitures, dispersaient les curieux, pénétraient dans les contre-allées, en fouillaient les massifs : toute une ostentation de terreurs théâtrales ! Sceptique et narquois, le Parisien souriait, s’intrigant néanmoins ; mais, plus naïf, le provincial avait pris l’alarme…

Bientôt d’étranges rumeurs coururent dans les départemens, incroyables récits, relations de prodiges, contes mystificateurs… A l’une des revues décadaires, disait-on, alors que le Consul descendait de cheval, un vieillard s’était approché, tenant en main une pétition. Bonaparte avait pris la requête, et soudain le Nestor l’avait frappé d’un coup de stylet. Mais, — Dieu protège la France ! — le stylet aussitôt s’était brisé sur l’habit vert de l’homme providentiel… On se confiait encore que d’autres meurtriers, inventeurs de machine infernale, s’étaient hissés un soir sur le toit de la Malmaison : ils voulaient introduire dans une cheminée l’engin chargé de balles et de mitraille. Mais, — Dieu protège la France ! — une averse miraculeuse avait mouillé leur poudre, et de nouveau sauvé la vie de Bonaparte… On prétendait enfin que la Garde était acquise à l’anarchie : quinze grenadiers s’étaient juré d’abattre, au cours d’une parade, leur Petit Caporal. Mais, — Dieu protège la France ! — pris de remords, les quinze félons s’étaient poignardés ou pendus… De pareils racontages, absurdes billevesées, se débitaient partout, et mettaient en émoi les préfets, nobles faiseurs de zèle, et leurs commissaires de police, ardens pourvoyeurs de cachots.

Une frénésie de délation agitait un peuple énervé ; les lettres dénonciatrices affluaient aux Tuileries. Plusieurs de ces billets ont été conservés, et nous confondent par leur extravagance. Ici, dans Seine-et-Oise, c’est « un citoyen, homme simple, mais vrai, » qui envoie une liste de soixante généraux disposés, prétend-il, à tenter « une révolution courte et bonne. » Là, c’est dans la Nièvre un « prêtre catholique » qui conjure Bonaparte de faire déporter Moreau, Brune, Jourdan, Masséna et Augereau. A Nantes, Poitiers, Tours, Auxerre, Dijon, Lille, Bruxelles, mêmes invitations à sévir. Le préfet du Bas-Rhin fait jouer le télégraphe pour conter des sornettes : « un habitant de Strasbourg a déclaré par écrit avoir entendu dire que le Premier Consul serait assassiné avant la fin du mois. » Dans la Haute-Marne, un « conseiller d’arrondissement, » — quelque ventier sans doute, — vaguant à travers bois, surprend dans une clairière un conciliabule de conspirateurs ; il se cache et observe ; il les suit et les file : ô terreur ! les coquins ont gagné la route de Paris !… Parfois cependant, la haine ou la colère fait injurieuses ces lettres anonymes : « Bonaparte, qu’as-tu besoin de récompense ? Ne te suffit-il pas d’avoir pu servir ta patrie ? » « Citoyen Napoléon, tu seras mort avant un mois ! Ne prends pas en mauvaise part ma prophétie. » Mais de semblables épîtres, attestant des rancœurs jacobines, étaient rares et sans importance : la République croulait sous la poussée du peuple qui l’avait édifiée.

Alors, les journaux officieux et les gazettes de tolérance commencèrent à publier des adresses. Dans les cent deux départemens, d’Anvers à Bayonne, de Brest à Genève, conseils généraux et d’arrondissement, conseils municipaux, tribunaux d’appel, de première instance et de commerce, chambres d’avoués et de notaires, d’huissiers et de commissaires-priseurs, tout ce qui pérore, tout ce qui juge, tout ce qui chicane, tout ce qui émarge, se mirent à supplier Bonaparte d’accepter le cadeau du Consulat à vie. La Nation le déposait à ses pieds. N’était-il pas le bienfaisant Alcide de qui la massue généreuse venait de terrasser l’hydre de l’anarchie ; le nouvel Alexandre dont l’invincible main avait tressé pour la patrie les palmes du Liban ; le Solon législateur, flambeau déversant la lumière sur les peuples éblouis ?… Rhétorique et pathos, boursouflures dans la platitude, rien ne manquait à cette grandiloquence. Et cependant, naguère la Constituante, la Législative, la Convention, le Directoire avaient entendu les mêmes dithyrambes ; Louis XVIII, Louis-Philippe, Napoléon III les entendirent aussi, et peut-être en un jour prochain, quelque faiseur de coup d’Etat les entendra encore… O France, terre pourtant du scepticisme, peuple toujours ricanant, pourquoi donc, à certaines heures de ton histoire, ressens-tu un pareil besoin de servilisme, pis encore, de valetage ?


II. — LE BON LOUIS

Les précautions qu’affectait de prendre Bonaparte n’étaient pas cependant une simple comédie. Il redoutait un attentat ; « des poignards, au dire de sa police, voltigeaient en l’air, » et prudemment, le Consul se tenait sur ses gardes. En ce moment, les affiliés aux sociétés secrètes se remuaient, et parmi eux les compagnons de la Patience.

Pourtant, leur entreprise d’assassinat paraissait désorganisée[3]. Nicolas, le mystérieux fournisseur de subsides, avait quitté Paris ; agent royaliste résidant à Londres, il espaçait ses courtes visites, n’apportant guère à ses amis que belles paroles et monnaie de singe. Déjà, la police avait enlevé un des chefs de la bande, le grand Marius Bernard, et ses copains du café Voltaire s’étaient aussitôt dispersés. Aurose, l’anarchiste, avait filé vers Lyon ; le jacobin Grégoire ne sortait plus de son atelier ; Coin-Clément et Anselme Truck, ayant perdu courage, dépensaient chez le traiteur les derniers fonds des conjurés ; le désarroi s’était mis dans la troupe : sous les quinconces du Luxembourg, les rafales à chapeau militaire s’exaspéraient, le ventre creux, la poche vide. D’ailleurs, plus de Brutus ! Argoud, le Romain répudié dans la Seine, avait déguerpi ; Donnadieu était sous les verrous : or, sans Brutus, comment frapper César ?… Mais soudain, ravivant les ardeurs de ces âmes attiédies, un nouvel émissaire était venu s’installer au quartier Latin.


C’était, celui-là encore, un bizarre personnage, le plus remuant des agités ; un homme aimant à pratiquer l’intrigue par plaisir maladif et fantasque passe-temps ; un maniaque du complot, Scapin expert en toutes les manigances et Mascarille narguant tous les bâtons ; une sorte de monomane qui recherchait avec délices la sensation d’être filé par le mouchard. Les gens de la police ne lui ménageaient pas l’émotion désirée. Observateurs, gendarmes, commissaires, magistrats de sûreté, tous les « curieux » de la République connaissaient bien cette face grassouillette qui s’enfonçait dans la mousseline d’une cravate empesée, ce menton de galoche, ce nez aquilin, cette bouche menue et pincée, ces yeux à fleur de tête sous leurs épais sourcils, ces favoris grisons, ces cheveux frisottans et coiffés à la « perroquet, » ces larges épaules, cette poitrine déjà bedonnante, bombant sous le jabot et l’habit à collet de velours. Mais la placide dégaine de ce bourgeois ventru ne donnait pas le change aux aigrefins qui lui faisaient la chasse. Ils le savaient futé, retors, hardi, prudent toutefois en ses audaces, et toujours revenus bredouilles, avouaient qu’un tel gibier était difficile à saisir…

Cet homme s’appelait Fauche-Borel, mais, courant l’aventure, vagabondait sous d’autres noms. Quand il partait pour ses expéditions, le malin compère s’affublait de pseudonymes variés : « M. Louis, » « le Bon Louis, » « l’Éveillé, » ou « Mlle Pauline : » — aimables sobriquets d’un trigaud tout aimable. Commis voyageur des Bourbons, courtier en fleur de lys, cet agent du roi de France n’était cependant pas Français, mais Suisse, « enfant de la libre Helvétie, » comme il aimait à dire, en se rengorgeant. Sa modeste origine ne pouvait expliquer l’ardeur de son royalisme, bien qu’il se prétendît de haut parage. Tout Suisse, d’ailleurs, bernois ou romand, exalte volontiers sa noblesse ; son âme républicaine est ainsi façonnée, et Fauche n’échappait pas à cette loi psychologique. Né dans la ville de Neuchâtel, au long des flots déferlans du lac à robe de turquoise, en face de ces neigeuses dentelures qui se déploient à l’horizon alpin, il avait tenu quelque temps une boutique de libraire. Nous possédons la liste des ouvrages qu’il y débitait : volumes d’histoire et de philosophie, romans à la mode, poésies de facile défaite, brochures politiques, et, par surcroît, mignonnes obscénités. Son commerce allait bien ; l’Émile se vendait presque autant que Faublas, quand, un jour, la manie des grandeurs avait mordu le cerveau de ce Jurassien. Plus d’ennuyeux négoce, de vie végétative au fond d’un magasin ; mais l’existence grisante, la politique, la conspiration ! Et devenu soudain commissionnaire en royalisme, ayant crédit ouvert et promettant de payer bien, le « Bon Louis, » « l’Eveillé, » « Pauline » s’était mis à rôder dans les camps, dans les villes… Bientôt, pour coups d’essai, des coups de maître ; deux importans maquignonnages de conscience : l’achat du crédule Pichegru et du roué Barras. Marché ferme ou simples pourparlers ? Nous ne savons, au juste ; l’opération demeura très secrète ; mais Pichegru sortit de l’aventure déshonoré et Barras plus avili encore. Seul Fauche avait gagné gloire et argent ; même il avait acquis dans l’Europe amusée le superbe renom d’un entremetteur sans pareil[4].

Resté tranquille pendant deux années, il venait de reparaître sur le théâtre de ses exploits, le pavé parisien. Un matin de prairial, la diligence de Calais avait déposé dans la cour des Messageries certain voyageur arrivant de Londres, nippé comme un milord, et plus pansu que Mr John Bull. Or, le John Bull à bottes anglaises, le fashionable milord, « swell » de Piccadilly, c’était l’Éveillé, le Bon Louis, Mlle Pauline, ce rusé Fauche-Borel. Dispos, guilleret, ayant écus en poche et confiance au cœur, il reprenait le cours de sa vie d’agité.

Tout d’abord, en excellent conspirateur, « l’Éveillé » s’était pourvu de deux domiciles ; l’un, au quartier du Palais-Royal, rue des Bons-Enfans ; l’autre, dans la rue Saint-Hyacinthe, à quelques pas du Luxembourg. Affairé, il n’usait pas son temps à courir les brelans ou les nymphes ; ses journées se passaient laborieuses, et, la nuit, il ne chômait guère : une galante émigrée, sa compagne de route, égayait le double logis. Il ne se cachait pas. Sans souci du mouchard, le bonhomme exhibait, par les rues, sa coiffure à la perroquet, l’énorme monument de sa cravate blanche, les magnifiques breloques rutilant sur son estomac… Mais pourquoi le « Bon Louis » se fût-il caché ? Libraire, il voyageait pour raison de commerce ; son séjour à Paris se pouvait aisément expliquer. Possédant, à l’en croire, des fragmens inédits de Rousseau, toute une prose éloquente, Fauche les apportait à un éditeur, Fauche offrait un régal aux philosophes de France. Aussi, durant le jour, voyait-on ce bienfaiteur des lettres installé, rue de Tournon, dans le magasin de son ami Bossange. Il y recevait des visites, dissertait sur Jean-Jacques, expliquait l’harmonie des phrases cadencées et ternaires, se pâmait sur les prosopopées, exaltait ce génie qui naît, spontané, sur les bords du Léman ; bref un lettré, un pur lettré ! Mais à la brune, métamorphose du personnage : ce lettré laissait là sa littérature, le naturel lui revenait au galop, et l’incorrigible intrigant se reprenait à intriguer.


Ayant acheté Pichegru, il voulait acquérir Moreau : difficile entreprise. Un soir, le racoleur du Roi s’était donc glissé Petite rue Saint-Pierre, dans la vaste et sombre maison qu’habitait la citoyenne Hulot.

Belle-mère du général, cette femme en était le mauvais génie. Hautaine et despotique, elle exerçait une déplorable autorité sur son gendre, mari déjà grison et fort épris de sa jeunette épouse. Il l’aimait d’un amour jaloux ; or l’Arnolphe qui aime commet bien des sottises. Impérieuses, et de mauvais conseils, la fille et la mère le faisaient souffrir ; il retrouvait en son hôtel les émotions du champ de bataille. Mme Hulot jalousait Joséphine, créole comme elle, mais plus jeune et beaucoup plus jolie ; elle exécrait aussi Bonaparte. Le Consul, d’ailleurs, ne la ménageait guère. Dans les causeries de la Malmaison, il criblait cette envieuse de grossières épi grammes, bons mots dont s’amusaient ses familiers, et qui sentaient le corps de garde. On les colportait ; de charitables amies, et parmi elles Fortunée Hamelin, redisaient les propos à l’irascible dame, en les agrémentant de commentaires. « Le caporal en jupes, » la citoyenne tenant « en laisse un vieux caniche, » la maman du « petit casse-noisettes, » — c’était elle, c’était son gendre, c’était sa fille !… Exaspérée par de tels quolibets, de plus fort ambitieuse et désirant un coup d’Etat, la mère d’Eugénie aiguillonnait de ses sarcasmes la vanité souffrante du malheureux Moreau. L’épouse intervenait dans cette comédie, pleurait, pleurait encore, incitant l’amoureux époux à risquer les plus folles équipées. Mais, âme irrésolue, et préférant d’autres campagnes, le grand soldat de Hohenlinden se refusait à marcher en avant.

Il avait cependant entr’ouvert sa porte, — la porte de sa belle-mère ! — à Fauche, le tentateur. Dans la maison de Mme Hulot, au fond d’un discret boudoir, derrière les portes closes, loin des valets de son hôtel, espions gagés par la police, Moreau avait conversé à voix basse. Des mois, rien que des mots !… « Armons-nous de philosophie ! Laissons passer les événemens ! Ici-bas, les hommes et les choses ont une courte durée ; Bonaparte ne saurait échapper à cette loi fatale. Attendons, croyez-moi, attendons ! »… Attendre ? Mais le Corse n’attendait pas ! Il allait s’emparer de la dictature ; bientôt, on le proclamerait empereur de la Gaule, César d’Occident ! « Ah ! mon général, pauvre France !… » Pauvre France, en effet ; mais que faire ? Et le maquignon de consciences avait quitté Moreau, peu satisfait[5].


Le Bon Louis, une fois la nuit tombée, faisait encore d’autres démarches. Envoyé par Charles Flint, surintendant de l’Alien Office, muni d’argent anglais, et missionnaire choisi pour activer les complots, il visitait dans leurs cachettes les directeurs d’agences royalistes. Chez eux, du moins, Fauche entendait de réconfortantes paroles, prophéties de catastrophes prochaines et de révolutions.

A Paris, ces agences étaient assez nombreuses. D’imprudens personnages, brouillons d’origines diverses, en rédigeaient les correspondances : ci-devant talons rouges, anciens robins, avocats, professeurs, policiers en retrait d’emploi, prêtres surtout. Les uns travaillaient sous le regard lointain et découragé du « Roi ; » les autres recevaient l’ardente et directe poussée de Monsieur, frère du Roi. Mais ils ne s’entendaient pas sur la façon de restaurer la fleur de lys. Le Roi prétendait conquérir la France, en payant d’un bon prix les détenteurs de son royaume ; Monsieur, plus économe, eût préféré le moyen moins coûteux du poignard ou de la machine infernale. A Mittau, chez Louis XVIII, l’amour des tripotages ; à Londres, dans l’entourage du Comte d’Artois, du goût pour l’assassinat…

La mieux rentée de ces agences avait longtemps été conduite par un ecclésiastique, l’abbé Ratel, dit « Le Moine. » C’était un homme d’église, expert théologien, sans doute, mais qui menait la vie d’un mécréant, disant fort peu la messe et pratiquant très mal l’observance de la chasteté : ces sortes de francs démons se rencontrent. Une demoiselle Julienne Derlang, sa belle amie, le secondait dans ses opérations ; jolie personne, au dire de la chronique, facile, galante, voire gaillarde, et que ses connaisseurs appelaient indiscrètement « Belle-Peau. » Avec un tel surnom, le secrétaire de l’abbé procurait à son Roi de nombreux partisans ; l’agence prospérait ; l’argent affluait à la cause. En outre, de forts subsides, aux frais de l’Angleterre, entretenaient le ménage sacerdotal, et soldait ses menées. Un jour, pourtant, il avait fallu déguerpir. Tracassé par la police, Ratel s’était enfui, abandonnant maints papiers d’importance, n’oubliant pas toutefois la bien-aimée Belle-Peau. Lamentable scandale ; désolation de l’abomination ! Mais un nouveau conspirateur, non moins prêtre et non moins malin, l’abbé Leclerc, dit « Boisvallon, » avait recueilli l’héritage et rouvert l’officine anglaise. Il était venu se blottir rue du Pot-de-Fer, dans un pieux quartier, sous l’ombre de l’ancien séminaire Saint-Sulpice et de l’ex-noviciat des Jésuites : ce fut en cette retraite que l’émissaire de Charles Flint lui apporta des instructions[6].

Le mystère dont la police française entourait l’affaire Donnadieu intriguait vivement les royalistes de Londres. Commentés par les correspondans d’agence, le dîner de Polangis, l’histoire des Libelles, l’arrestation du colonel Fournier, du capitaine Bernard et d’autres porteurs d’épaulettes semblaient au Comte d’Artois les indices précurseurs d’une insurrection militaire. Tout en maniant les cartes chez sa favorite, la phtisique Mme de Polastron, ce passionné du whist faisait un raisonnement serré : « Bonaparte est perdu ; alors, c’est l’anarchie ; elle doit fatalement ramener les Bourbons : va pour l’anarchie !… » L’anarchie, en effet, est un épouvantail dont aiment à jouer les prétendans au trône ; la guerre civile avec ses barricades, ses massacres, ses incendies ne déplut jamais à ces sauveteurs de peuples… Fauche avait donc reçu la mission d’entrer en rapport avec les mécontens de l’armée. Les compagnons de la Patience étaient au nombre des factieux ; on attendait à Londres l’instant où ils accompliraient leurs prouesses ; mais quémandeurs d’argent, ils tardaient beaucoup trop à se mettre en besogne. Pourquoi ? Et le Bon Louis questionna Boisvallon… « L’abbé connaissait-il les chefs de cette société secrète ?… » Il fut aussitôt édifié sur leur compte : l’abbé les connaissait.

Homme habile et indulgent casuiste, ce prêtre, suivant le conseil de l’Apôtre, employait volontiers la femme à ses œuvres pies autant que politiques. Une citoyenne Hénot, dite la « Nicolas, » — encore ce sobriquet ! — appartenait à l’agence du Pot-de-Fer, lui consacrant ses jours, même ses nuits, avec un zèle de diaconesse. Amie de la Derlang Belle-Peau, naguère en relation avec l’abbé Ratel, cette aimable personne complotait avec désinvolture, et Boisvallon utilisait les divers talens de la dame. Le cas, d’ailleurs, n’était pas rare d’une ambulante à tunique échancrée, servant en ses ébats les intérêts du Roi : Madeleine, bravant les Madelonettes, aimait alors à conspirer. Ruinée dans son commerce par la Révolution, se plaignant des grippe-sou, potentats de la République, la cocotte ne sentait aucun goût pour le nouveau régime. Presque toutes, les Palmyre, les Célina, les Adeline, les Cydalise, dryades à Tivoli, ou napées du Parc Mousseaux, regrettaient le monsieur d’autrefois, marquis, président, fermier général, les temps légendaires des riches entreteneurs, les heures fortunées des lucratives caresses. Mais en se lamentant, plusieurs de ces demoiselles Phryné faisaient les sœurs-écoute, pour renseigner les agences qui les payaient bien…

La Nicolas était une de ces laborieuses et fidèles amantes du passé. Souvent, dans son logis de la rue Saint-Martin, elle recevait des Chouans que traquait la police, offrait intrépidement sa couche à quelque chevalier du Clair de Lune, procurait une « cache » à l’un des Rampe-à-terre de la brousse vendéenne. Quand George Cadoudal se risquait à Paris, le « Papa » se gîtait parfois chez la vaillante Hénot, car ce Papa n’aimait guère les bégueules. Pourtant, l’hospitalière personne accueillait volontiers beaucoup d’autres Français ; sa chambre n’était pas un sanctuaire exclusif, et Donnadieu, à l’insu de Julie, l’avait fréquentée. Bavard, inconsidéré, vaniteux, il avait au cours des rapides passades, confié d’intéressans secrets à cette maîtresse de rencontre. Or, un secret, fût-il politique, ne restait pas longtemps sur l’oreiller de la Nicolas ; il était vite transmis à Boisvallon, et l’ingénieux abbé absolvait la pécheresse en profitant de son péché.

Il put donc renseigner aisément l’envoyé de ses princes… Et soudain, Coin-Clément le Tondu emboursa de l’argent ; la caisse des compagnons était vide ; par miracle, des écus y tombèrent ; veules et découragés, les frères et amis recouvrèrent de l’audace : « l’Eveillé, le Bon Louis, Mademoiselle Pauline, » avait fourni l’argument péremptoire, — celui qui détruit les scrupules, met à néant les objections… « En tout complot se cache un payeur, » nous apprend un adage de police : ce payeur, croyons-nous, n’était pas difficile à trouver[7].

Ranimés dans leur foi, les chefs de la société secrète se décidèrent enfin à exécuter le tyran. Un troisième Brutus leur était nécessaire, Romain, cette fois, loyal et résolu ; Coin-Clément aussitôt chercha une âme antique : il ne fut pas long à se la procurer.


III. — ANTONIO PÉRETTI

Dans l’une des vieilles maisons, suintantes bâtisses qui étranglaient alors la rue du Four-Saint-Germain, au numéro 279, habitait un officier en réforme, le capitaine Giuseppe Belgrano, dit Belgran. Il était Piémontais, né près d’Azeglio, non loin du lac Viverone, l’étang morose qui recouvre et recèle toute une ville engloutie. Pareille à la cité d’Is dont le peuple s’agite dans l’onduleux suaire de l’Océan, cette autre cité maudite vit, respire, frissonne sous le linceul des eaux stagnantes, et dans la nuit de la Toussaint, on entend le glas de ses cloches implorant des prières pour les trépassés. Maintes légendes, de semblable origine, sont racontées sous la moraine alpestre, en ce pays d’Ivrée dont l’habitant conserve encore l’âme et l’esprit de ses aïeux celtiques : où le cette passa, il a semé toute une grande poésie populaire… Mais Belgrano s’inquiétait peu des morts ; philosophe, il préférait s’occuper des vivans.

Capitaine déjà à la bataille de Marengo, le vieux soldat s’était distingué dans de nombreuses rencontres ; même, en un jour de demi-bonheur, il avait commandé une bicoque ligurienne. On l’avait néanmoins mis en réforme. Privé de sa dragonne, n’osant pas retourner à Turin, l’Italien vivait donc à Paris, pestant contre Bonaparte, et l’Italienne, sa femme, enrageait autant que le mari. Tous deux possédaient une modeste fortune qu’ils dépensaient avec ostentation. Dans son étroit appartement, au coin de la rue du Sabot, la citoyenne Belgran avait des jours de réception, tenait des assemblées, offrait d’affriolantes dînettes. La bière et les brioches du somptueux Piémontais, ses tables d’écarté et de dominos attiraient chez lui bien des camarades. Gens de bel appétit, ils fréquentaient une salle à manger alléchante, y amenaient l’épouse ou la maîtresse, et pour de tels galas, endossaient l’uniforme :… un salon !…

Pittoresque salon, d’ailleurs, qu’un romancier se plairait à décrire ! Ici, des militaires à l’habit élimé, blaguant, sacrant, fumant peut-être ; et là, des viragos, leurs compagnes d’occasion, s’exprimant comme à la cantine, servant le coq-à-l’âne, et dégoisant les mots de la « grivoise. » Entre deux verres de ratafia, on critique, on nasarde, on bafoue ; le « nabot corse » est plastronné ; turlupinées aussi, « maman La Joie, » sa mère, cette rêche et sèche Mme Lætitia, ou « la Poulette, » sa sœur, Pauline Leclerc, si calomniée. Mais tandis qu’ils clabaudent, un des plaisantins écoute, observe, prépare son rapport : la police a su se faufiler dans le logis du Piémontais… Giuseppe Belgrano, l’Italien, vous auriez dû connaître ce cri de prudence italienne : « Je me défie de mes ennemis ; de mes amis que Dieu me garde ! »

L’ornement de la maison frondeuse, son Brummel, son Lauzun, était le commandant réformé Coin-Clément. Quand il-ne vaguait pas dans le Palais-Royal, le Tondu allait, rue du Four, trinquer avec les camarades. Son épaulette à graines d’épinards brillait alors, superbe, au milieu des petites épaulettes, et sa coiffure à la Titus rendait pensive la maigre Virginie comme la plantureuse Malvina.

Or, un soir de prairial, Coin-Clément remarqua, parmi ces mangeurs d’échaudés, un capitaine à tournure de gavache, et qui ressemblait plutôt à un escarpe de la rue Galande qu’à un officier de l’armée française. Noiraud, petit, bien musclé, il portait l’uniforme de l’Infanterie légère. Une femme l’avait accompagné, brunette d’aussi minable apparence, vêtue comme une ouvrière dans son fourreau d’indienne défraîchi. Coin-Clément connaissait la figure de ce personnage : Péretti, Antonio le Corse, un des Brutus qu’avait naguère proposé Nicolas ; mais les meneurs de la Patience n’en avaient point voulu. La face patibulaire et l’aspect inquiétant de ce marmiteux avaient effarouché leur délicatesse : un Brutus, pensaient-ils, devait payer de mine, porter du linge, avoir aux pieds des chaussures moins béantes… Imbéciles scrupules, se dit aussitôt le Tondu : une pareille misère se vendrait à bon compte !… Et il se dirigea vers Péretti :

— La mise en réforme, capitaine, aurait dû épargner un vaillant tel que vous.

L’autre, tout en dévorant, grognonna :

— Les temps sont durs, mon commandant !

— Durs, très durs en effet ! Seule une révolution pourrait nous ramener des jours heureux. Mais il faudrait un brave qui osât l’accomplir.

Per Bacco, qu’était cela ?… Antonio devint attentif : ce Coin-Clément l’intéressait[8].


Originaire de Levia (Liamone), Antonio Péretti était Corse, né au pays de la farouche vendette et des bandits vengeurs. Contadin ou bourgeois ; croquant ou caporale ? nous l’ignorons. Son père, toutefois, n’avait pu être un de ces richards qui jadis, allongés sur l’herbe, et la carabine au côté, regardaient, méprisans, le Lucquois travailleur récolter leurs châtaignes : à en juger par sa détresse, Antonio ne possédait pas même un arpent de maquis. Illettré, pacant sans la moindre orthographe, jargonnant à peine le français, il était, néanmoins, capitaine à la 31e d’Infanterie légère. Comment, par quel miracle de bravoure, avait-il pu conquérir ce grade ? Les états de service d’un pareil capitaine seraient curieux à consulter ; mais aux Archives de la guerre, son dossier n’existe plus. Tout est mystère et intrigante énigme autour de Péretti.

Mis en réforme par le Premier Consul, il était venu, à Paris, implorer en vain le ministre Berthier. Sa femme et leur jeune garçon l’avaient accompagné. Créature ingénue, séduite par l’épaulette de ce petit noiraud, la signora, elle aussi, était Corse, mais timide et laborieuse personne. On rencontrait alors dans l’île sauvage et indomptée de nombreux porteurs d’escopettes qui comprenaient d’étrange manière la vie conjugale et les joies du foyer. A l’épouse le travail ; au mari le noble farniente : madame peinait à la maison ; monsieur chassait le merle. Cette façon d’utiliser la femme était au goût de Péretti, car son passage dans les demi-brigades ne l’avait pas changé… Ayant, au cours de ses campagnes, gagné plus de blessures que d’assignats, il était resté pauvre, et le grenier où gîtait sa famille eût semblé misérable, même à quelque montreur de marmotte. L’Hôtel de la Fraternité, logis d’Antonio, était situé sur la place Cambrai, dans un fouillis d’immondes ruelles qui serpentaient, s’enlaçaient, se tordaient aux environs de la vieille Sorbonne, — fangeux cloaques, dépotoirs d’ordures, sentines, puanteurs, contagion. Des artisans et des carabins, des ouvrières à la journée et des demoiselles à la nuit formaient la clientèle de cette maison meublée. Tous les trois jours, la tenancière exigeait son loyer ; mais Antonio ne pouvait la payer qu’en promesses… « Patientez, citoyenne ! Foi d’officier, je solderai mes comptes… » Il était beau menteur : on patientait. Parfois, cependant, la logeuse devenait menaçante : « Un acompte, ou sinon, l’huissier !… » Alors c’était une frénésie de rage au cœur du pauvre hère… « Quoi, étalés, vendus sur le pavé l’uniforme de gloire, le sabre, des batailles ? Canailles de créanciers, coquins de Continentaux ! »… Mais sa femme déployait aussitôt toutes les ressources de sa vaillance ; elle ceignait le tablier bleu, puis s’armant du balai, un torchon sur le bras, se faisait la servante de ce taudis à filles. D’ailleurs, aucun salaire : l’épouse d’un capitaine ! Et dans le sang de Péretti, Corse à « l’oreille fendue, » couvaient les plus féroces rancunes, désirs forcenés de vendette… Buonaparte, faiseur de dispetto Ah ! si, d’un coup de carabine, il avait pu, maudit, t’abattre et venger son injure !…

Il travaillait pourtant, mais dans les cabarets. Sans cesse à la poursuite de la pièce de cent sous, ce famélique était devenu escroc, enjôleur de dupes, détrousseur d’imbéciles. Une plaisante aventure dont il fut le héros nous fait connaître son astucieuse audace, et nous apprend aussi quel était le honteux renom de Bourrienne, secrétaire du Premier Consul.

Dans l’un de ces cafés où la bouteille de schnick le consolait de ses tristesses, Antonio rencontrait souvent un Italien, capitaine au long cours. Naïf jusqu’à la niaiserie, encore qu’il fût Génois, cet homme plaidait, depuis un an, contre l’Etat, n’obtenait pas justice, et se lamentait. « Ne vous désolez pas, mon brave, lui dit un jour son compagnon de petit verre ; j’irai parler de vous au Premier Consul. Napoleone est Corse ; il ne me refuse rien : nous cousinons… Oui, mais l’ami Buonaparte est affligé d’un secrétaire, — ah, per Giove, quel secrétaire ! — un gaillard dont la poche est un gouffre insatiable. Versons dans cet abîme une quarantaine de louis ; vous acquerrez un protecteur, et vous gagnez votre procès. » Convaincu, le Génois confia les huit cents francs destinés à corrompre Bourrienne, puis attendit : Bourrienne ne donna pas de ses nouvelles. Péretti, alors, s’indigna : « Un vampire ! Le brigand n’est pas satisfait ; il vous demande un chronomètre, et tend effrontément la main. Mettons-y, croyez-moi, la chaîne et les breloques, sans oublier la montre, que j’aperçois à votre gilet. Oh ! quel pendard de secrétaire ! » Croyant encore cette autre bourde, le débaucheur de conseiller d’État se laissa de nouveau dépouiller ; Péretti empocha le bréguet, et ne revint plus aux rendez-vous : un fort joli coup de haute pègre ! La police, avisée, se mit en campagne, sans parvenir à dénicher le prestigieux escamoteur… Mais allez donc chercher, dans un pouillis à cinq sous la nuitée, l’ami, le confident, le cousin du Premier Consul[9] !

Ainsi vivait, sinistre malandrin, le capitaine qu’avait entrepris le Tondu. D’autres fripons, atteints par la réforme, fréquentaient sans doute avec lui l’étonnant salon Belgrano. Cruauté de la faim ! Naguère, soldats sans peur, ils avaient affronté la mitraille, soutenu sans faiblir les charges de cavalerie, ou foncé, sabre au poing, sur les carrés de baïonnettes, et la mort cependant les avait épargnés ; mais l’impitoyable misère, en leur laissant la vie, avait eu raison de l’honneur.

Maintenant Antonio venait de conclure avec Coin-Clément un marché de bandit : il lui avait vendu un fier coup de stylet… « Garde-toi, Buonaparte, je me garde ! » Et le vendettatore regagna joyeux son hôtel. Des songes de volupté durent, pendant quelques nuits, enchanter son sommeil : le Consul abattu râlait à ses pieds ; la Fortune descendait par la lucarne de son galetas.

— Tout va bien ! dit-il à son aubergiste… Avant la fin du mois, j’aurai payé mes dettes[10].


IV. — CONTRETEMPS

Hélas ! ses rêves aux visions d’or se dissipèrent bien vite : on l’avait cruellement trompé.

Pour former son Brutus, Coin-Clément lui donnait de nombreux rendez-vous. Ils se rencontraient sur les terrasses du Luxembourg, et dans cette solitude propice, l’alter ego de Nicolas fabriquait un dernier Romain. Ses instructions étaient précises : « Au jour fixé pour l’exécution du tyran, vous revêtirez l’uniforme. Plusieurs de nos amis vous attendront au Carrousel, compagnons résolus, ayant épée au flanc et pistolet en poche. Dès que Bonaparte aura terminé sa revue, nous vous pousserons vers lui. Alors, vous présentez une pétition : il la prend, l’examine, et vous lui enfoncez un poignard dans le ventre. Le reste nous regarde !… Est-ce compris ? » — « Compris !… Mais l’argent ? » — « Ah ! oui, l’argent ! Vous en recevrez bientôt : Nicolas doit en rapporter… » A vrai dire, Nicolas ne se hâtait guère de reparaître ; Boisvallon n’ouvrait pas volontiers sa caisse ; les fonds versés par l’ami Fauche procuraient surtout des Flora, et les finances de la conjuration ressemblaient fort à celles du défunt Directoire.

Quand le Brutus se trouva mis au point, on lui fit prêter un serment solennel. La cave ou l’appentis du menuisier Grégoire, 88, rue de la Liberté[11], fut le sanctuaire où se passa la cérémonie. D’après quels rites s’accomplit-elle ? Les documens de la Police auraient bien dû nous renseigner. Nous pouvons cependant, sans trop d’invraisemblance, imaginer quelque sinistre comédie. Ayant déjà conspiré à Milan, les chefs de la Patience imitaient peut-être les théâtrales et funèbres mises en scène à l’usage des « ventes » italiennes. Le néophyte allongea-t-il la main sur des épées ou des poignards, des crânes ou des fémurs ; à la clarté des torches ou dans l’horreur de terrifiantes ténèbres ; devant des hommes masqués, vêtus de noir ou d’écarlate ? Nous ne savons, et c’est dommage : il serait plaisant de connaître jusqu’où allait, à cette époque, la niaiserie romantique. Du reste, squelettes et francs-juges n’étaient pas mascarades à effaroucher Péretti ; il avait vu bien d’autres farces dans les caveaux du Palais-Royal. Les chefs de la société secrète comptèrent une avance à leur Brutus, et il jura de « tuer ou de mourir. »

L’assassinat du Premier Consul avait été décidé pour le 25 prairial ; mais soudain de fâcheux événemens jetèrent le désarroi dans une entreprise aussi bien agencée.


Tandis que Coin-Clément façonnait Antonio, le Bon Louis continuait à narguer la police. L’impunité l’avait enhardi. Fin gourmet, joyeux drille, il dînait chez ses confrères, les éditeurs, ébauchait avec eux des affaires de négoce, et, don Juan de la librairie, présentait à ces puritains la demoiselle, délice de son double logis. Mais, nous apprend le fabuliste, « tel cuide engeigner autrui, qui souvent s’engeigne soi-même. » Le badin Fauche-Borel, qui lisait tant Rousseau, ne pratiquait pas assez La Fontaine.

Un soir qu’il traversait le carrefour de la Croix-Rouge, le cher homme s’entendit appeler :

— Monsieur Fauche, à Paris ? Quelle heureuse rencontre !

— Heureuse pour moi surtout, monsieur de Noisy !

Mais, au fond de son cœur, le Bon Louis se disait : « La peste soit du petit homme ! » Le petit homme en effet, le citoyen Le Clerc-Noisy n’était pas un monsieur à trop fréquenter…

Fils d’un médecin fameux anobli par Louis XV, il avait récemment encore parcouru l’Europe, agent du Comte d’Artois, travaillant pour les Princes et renseignant le ministre Pitt. Toutefois, son goût de la guinée anglaise avait fait place à d’autres goûts : Noisy préférait, à présent, les jaunets de la police consulaire. Elle l’employait à surveiller les royalistes. Ayant les grandes façons d’un Tuffière à catogan, reçu dans les salons où ricanaient messieurs les vidâmes, charmant la chanoinesse, plaisant à la douairière, l’agent provocateur s’acquittait à merveille de son triste métier. Le drôle avait de l’esprit et du style. Dans sa correspondance, il compare Bonaparte à « un chêne protecteur dont les puissans rameaux abritent une humble fortune. » Superbe métaphore qui fait honneur à ce gentilhomme !… Du reste, grâce à Desmarest, certains « observateurs » n’étaient pas, alors, un simple fretin de police. Issus de vieille bourgeoisie ou d’antique noblesse, élèves des Jésuites ou des Oratoriens, ces beaux fils de famille savaient trousser la prose académique, et la lecture de leurs rapports est souvent un régal. Cherchez donc de nos jours, dans la ménagerie de notre « Tour Pointue, » des lettrés fignolant aussi bien la phrase ! On ne les trouverait pas : hélas ! tout dégénère… Les deux copains d’intrigue se pressèrent chaleureusement la main, et chacun d’eux alla où l’appelait son devoir : le libraire, au quartier Latin ; le mouchard, à la rue des Saints-Pères.

Tout autre que l’effronté Fauche-Borel eût sans retard plié bagage, retenu sa place à la diligence de Calais, puis prestement filé vers l’Angleterre : il n’en fit rien.

Le surlendemain, à l’heure des soucis littéraires, il vit entrer dans le magasin de Bossange le meilleur de ses vieux amis, son confrère en complot, un royaliste à la façon de Noisy, bien que d’essence plus fine encore : le citoyen Dossonville. Chargé par Bonaparte d’éclaircir l’affaire Donnadieu, l’auxiliaire de Davout était venu musarder dans la rue de Tournon. Le rapport de l’espion gentilhomme l’intriguait… « L’Eveillé, à Paris ?… » Il refusait de croire à tant d’audace, désirait voir, voir de ses yeux d’Argus, pour rédiger ensuite un mémoire au Consul, et desservir ainsi Fouché… Mais non ; le fluet M. de Noisy n’avait pas conté une histoire : l’Eveillé était là, dans l’arrière-boutique, dépouillant — à quelle fin ? — une liasse de gazettes !…

Aussitôt, scène de reconnaissance, effusions, embrassade : « Mon bon Fauche à Paris ! » — « Pour objet de commerce. » — « De commerce ! Vous ne conspirez plus ? Mon cher, vous êtes vraiment un sage ! » On causa, jaserie d’intellectuels ; on parla de Rousseau, de l’Emile, du Contrat Social : de purs chefs-d’œuvre ! puis Dossonville demanda son adresse à ce cher voyageur… Son adresse ? Parbleu ! rue Saint-Hyacinthe, au quartier des libraires : « Venez donc avec moi, dans mon appartement. J’ai apporté une collection de livres rares ; vous y pourrez choisir quelques princeps, elzévirs ou plantins… » Pourquoi blesser un cœur rempli de telles délicatesses ? L’ami accepta donc ce présent d’un ami…

Douze heures plus tard, comme il entrait dans la rue du Petit-Lion, Fauche-Borel fut enlevé par le terrible Pâques, flanqué de commissaire et d’agens. On le poussa dans un fiacre ; la voiture prit le chemin du ministère de la Police ; le même jour l’Eveillé, Pauline, le Bon Louis était incarcéré dans le donjon du Temple… L’elzévir n’avait pu corrompre l’incorruptible Dossonville[12].


V. — FACHEUSE DÉCISION

Tout, du reste, allait mal pour les compagnons de la Patience ; avant même que Fauche eût été arrêté, leur bande avait déjà pris peur.

Dossonville, à présent en crédit près du Premier Consul, était devenu une puissance occulte. Ayant à peu près supplanté son chef, le général Davout, il dirigeait à sa guise la police des Tuileries, avivait les méfiances d’un maître soupçonneux, jouait de ses terreurs, attisait ses colères, et les portes du Temple, de La Force, de Pélagie, s’ouvraient, chaque jour, à de nouveaux prévenus. Sergent-Marceau, l’artiste péroreur, se taisait maintenant, enfermé au Donjon ; Lebois, Colin, et d’autres commensaux de la belle Emira étaient sous les verrous ; on ne discourait plus dans la pension bourgeoise de la rue du Sentier : La Chevardière avait dénoncé, et Dossonvillereçu la délation. Sa police d’amateurs, désormais bien payée, écoutait partout, — dans la rue, le café, le restaurant, la maison de jeu, la tabagie militaire, la salle à manger du bourgeois, le boudoir de la marquise. Et lui qui commandait à toute une armée, restait simple, dédaignant le faste inutile et les coûteux plaisirs, vivant en philosophe dans son quartier Poissonnière, buvant la bavaroise au Salon des Arcades, mêlant les dominos sur les tables d’estaminets ; bon époux, excellent père de famille, âme antique… La crainte de tels mouchards effarait Paris : « Nous n’osons plus parler, écrit au Prétendant un de ses informateurs : parler est trop dangereux. Aucun répit dans les emprisonnemens ! L’arc se tend de plus en plus : le monstre fait des siennes… » Le « monstre, » c’était Bonaparte, — déjà Napoléon[13].

Effrayés par tant d’arrestations, les directeurs de la Patience se réunirent et tinrent conseil.

Inconnus des comparses, les chefs de la société secrète, — nous l’avons dit[14], — conféraient entre eux dans des comités clandestins. Tel jour, ils se rencontraient, rue de la Liberté, chez Grégoire, et, tel autre, chez Aurose, l’ancien garde-française, le cordonnier de la rue de Verneuil. Mais la chambre du menuisier était d’ordinaire la « loge » où se donnaient les furtifs rendez-vous. Ami du grand Marius, vaillant conspirateur, buveur plus intrépide encore, le citoyen Grégoire a joué un premier rôle en la sinistre parade dont le dénouement allait être un assassinat… Que se passa-t-il dans leur conciliabule ? Les événemens qui suivirent nous ont renseignés.

Coin-Clément dut exposer la situation. Elle était peu brillante : plus d’argent ; Nicolas n’envoyait ni fonds, ni nouvelles ; crainte ou indifférence, il tardait à venir. Pourquoi ? Fauche-Borel, dans sa correspondance, avait-il desservi les compagnons ? Voulait-on, à Londres, leur couper désormais les vivres ? Peut-être ; mais n’importe ! L’heure des sublimes résolutions avait sonné : coûte que coûte, il fallait agir !… Non ! opina Anselme Truck ; mieux valait se montrer prudens, se disperser au plus vite, s’égailler à la façon des Chouans ! Quant à lui, il allait sans retard quitter ce dangereux Paris. Aurose, revenu de voyage, appuya cet avis : il retournait à Lyon… Le mirliflore et l’ancien La Tulipe prenant ainsi la poudre d’escampette, la peur devint contagieuse ; on écouta cette conseillère. Donc affaire différée, et… « patience, patience !… » renvoyée à des temps propices : mal payés, ces jacobins avaient perdu la foi…

Restait pourtant une grosse question : qu’allait-on faire du Péretti-Brutus ?

On s’était toujours méfié de ce Corse, conjuré de raccroc, mais surtout compagnon dans la grande armée de misère. Abandonné à sa détresse, le mendiant était homme à vouloir solder sa logeuse avec l’argent de la police ; il irait à « Jérusalem, » y conterait son aventure, et alors, alors… Et puis, si le Brutus parlait, d’autres frères et amis pourraient imiter son exemple. A tout prix, il fallait prévenir les délations, donner un salutaire avertissement, épouvanter les traîtres. Problème délicat à résoudre !… Mais soudain, Coin-Clément, l’endiablé de la bande, trouva la solution. Elle était des plus simples : « Citoyens, Péretti nous gêne ? Supprimons Péretti ! »

Adopté !


VI. — L’HOMME DE LA RUE DES FOSSOYEURS

Ce jour-là, 24 prairial, Antonio était venu joyeux à un rendez-vous de son digne ami, le Tondu : Brutus et Scévola devaient conférer ensemble, loin des rumeurs de la ville, sous le couvert des marronniers.

La veille, Coin-Clément avait dit à ce brave :

— Peut-on toujours compter sur toi ?

— Toujours, et toujours, commandant !

— Alors, haut le cœur, camarade ! Le tyran sera frappé, après-demain. Tiens-toi prêt !

— C’est bien !… Quelles sont vos instructions ?

— Je les apporterai demain. Attends-moi donc ici, au Luxembourg, trois heures précises, sur la terrasse de droite. Nous te réservons une surprise.

De l’argent, parbleu ! Et Péretti attendait.

Une lumineuse soirée de juin, aux reposantes tiédeurs ; l’ombrage encore fleuri des arbres ; les senteurs des parterres diaprés ! Le quinconce solitaire étendait sur les flâneries le dôme épais de ses branchages ; friche odorante, le Jardin des Chartreux exhalait les fragrances de ses chèvrefeuilles, et du sauvage fouillis de ses verdures montait le babil des oiseaux : tout était quiétude, amour, bonheur de vivre autour de l’agité Péretti. Pourtant, l’homme au stylet ne trouvait aucun charme à cette joie de la nature : il pestait. Trois heures !… Cinq heures !… Six heures ! Et Coin-Clément n’arrivait pas… « Malappris ! »… Vêtu de son haillon d’uniforme, coiffé du bicorne à plumet rouge, le capitaine allait et venait, déambulant à petits pas, semblable à quelque Céladon soupirant après sa Climène… Sept heures et demie, maintenant ? Ah ! mais non : assez d’une telle faction ! Un officier d’infanterie légère n’était pas un amoureux transi, le jocrisse qu’on fait poser sous l’orme ! Partie remise, sans doute ! Pourquoi n’avoir pas averti ? En tout cas, le Tondu savait où trouver son Brutus : hôtel de la Fraternité, sixième étage, sous les ardoises… Mais quel Continental ! Accidente, gredin !…

Furieux de sa déconvenue, Péretti se dirigea vers la rue de Vaugirard. Soudain, il retourna la tête : on le suivait…

Un homme qu’il ne connaissait pas, bourgeois nippé de gris, en frac, et coiffé du chapeau de haute forme, l’observait depuis quelque temps. Il semblait pris de vin, titubait sur ses jambes, fredonnait des « Mère Godichon ; » mais son regard restait rivé sur le Brutus… Bizarre !… Au lieu de Coin-Clément, un pékin de louche apparence ! Que voulait cet olibrius ?… Péretti accéléra sa marche : l’autre précipita la sienne ; Péretti s’arrêta : l’autre aussitôt fit halte… Diavolo ! Une filature ; un mouchard qui donnait la chasse ! On saurait bien le dépister…

Remontant la rue de Vaugirard, Antonio tourna brusquement à gauche, et s’engagea dans la ruelle des Fossoyeurs. Elle était en ce moment déserte : çà et là, de rares et taciturnes maisons ; presque partout des murs bordant la misérable venelle. Et lui marchait à larges enjambées, espérant gagner du terrain… Là-bas, l’un des portails de Saint-Sulpice !… Il se glisserait dans l’église, se faufilerait au long des piliers, sortirait par la porte de l’abside ou se cacherait dans un confessionnal : un simple jeu d’enfant ! « Courage ! sachons nous défiler ; surtout point de panique !… »

Tout à coup, l’inconnu prit son élan, dépassa Péretti, se retourna, et brusquement lui planta un poignard dans le côté droit. Il se remit aussitôt à courir. Sous le choc, le Corse tomba :

— Ah ! canaille ! Ah !…

Non ! pas un cri : silence ! L’autre voudrait revenir pour l’achever ! Mieux valait se tordre, et feindre l’agonie !… Mais déjà l’assassin avait disparu. Alors Péretti respira… « L’imbécile ! coup manqué ! »

A l’appel du blessé, de lointains passans arrivèrent… « Un meurtre ? Il faut prévenir la police !… » Mais le voleur de chronomètre n’avait jamais aimé les commissaires : « le quart d’œil » à écharpe, le « curieux, » magistrat de Sûreté, n’étaient pas des gens à son goût… « Inutile, mes amis ! Rien qu’une égratignure, la caresse d’un ivrogne qui passait dans la rue. Ah ! le drôle a le vin mauvais, et les jambes excellentes ! D’ailleurs, je n’ai pu l’entrevoir… » On porta ce stoïcien chez l’apothicaire ; un Fleurant du quartier Saint-Sulpice fit un premier pansement, puis quatre citoyens soulevèrent le brancard, et prirent le chemin de la place Cambrai. Sur la route, les musards de la rue lui faisaient escorte ; apprentis, petits clercs, patronnets : un bien joyeux divertissement ! Antonio semblait évanoui ; mais « chat qui dort est chat qui veille : » le gaillard avait toute sa connaissance ; seulement il méditait… « Mauvaise stilettata ! Frapper un homme au côté droit, le poignarder de haut en bas est le propre d’un ignorant ! Le moindre de nos Corses eût été plus habile. Quel est donc le Français qui s’est montré si maladroit ?… Un compagnon de la Patience ! »

L’arrivée de la civière mit en émoi l’hôtel de la Fraternité. Logeuse, carabins, ouvrières de jour et demoiselles de nuit entourèrent le blessé ; la signora, sa femme, poussait des cris plaintifs et commença ses voceri. Mais Antonio coupa court à ces lamentations : « Pas de police ! Je me porte à merveille : une simple aventure de café ; la suite d’une partie de piquet !… Ouf, montez-moi dans ma chambre !… »

Sa chambre ? Un débarras juché sous la toiture, le perchoir à lucarne où, dans un rêve d’or, il avait vu descendre la Fortune !


VII. — FIN DE COMPLOT

Péretti revenait de loin, — de « l’avide Achéron, » comme eût pu dire Luce de Lancival, le classique. Frappé au cœur, on aurait ramassé son cadavre dans la rue, on l’eût ensuite porté à l’ignoble morgue de la Grande-Geôle, et la police ne se fût jamais occupée de cet assassinat. Mais les francs-juges de la Patience avaient mal choisi l’exécuteur de leurs arrêts. L’ivrogne du Luxembourg, le citoyen habillé de gris, n’était qu’un piètre spadassin ; son couteau n’avait taillé qu’une simple boutonnière : en toute œuvre, d’art on doit employer un artiste.

Dès qu’il se vit couché sur sa paillasse, le moribond se retrouva dispos, gaillard, plein de santé, ne songeant plus qu’à l’avenir… Qu’allait-il faire, à présent ? Il réfléchissait. Sa logeuse était femme, c’est-à-dire indiscrète ; elle irait avertir le commissaire, et bientôt ce monsieur exhiberait son écharpe dans l’hôtellerie de la Fraternité. Déplaisant tête-à-tête : le railleux et le pégriot ! Pourtant, Brutus désirait se venger, surtout tirer parti de son égratignure… Au cours de telles méditations, l’idée lui vint d’écrire directement au Premier Consul. Sa haine pour Buonaparte s’était subitement dissipée ; maintenant il le trouvait grand, très grand, même aussi grand que Paoli : Napoleone était la gloire du maquis corse, le salut de la République française ! Et puis, chanceux compatriote, il disposait de fonds secrets ; l’argent n’est jamais indigeste, et Antonio, le crève-misère, ressentait de furieuses fringales. Une place de choix dans la police particulière, en compagnie de huppés personnages, n’aurait pas déplu à ce repenti… « Ben trovato !… »

L’épouse veillait en larmes au chevet de l’époux ; Antonio l’invita à sécher ses pleurs, lui ordonna de prendre la plume, et dicta une lettre pour le Premier Consul.

Cette lettre existe encore, curieuse épître qui fait honneur à l’apertise de Péretti. Il y raconte d’ingénieuse manière son aventure, relate les propositions faites à sa détresse, vante l’intégrité de sa conscience, se pose en incorruptible, écoutant pour révéler : «… Rempli de l’ardent désir de déjouer les conspirateurs, je feignis constamment d’être moi-même très mécontent, et de vouloir les seconder. Ils jugèrent à propos de m’associer à eux, et m’en firent la proposition. J’eus l’air de me prêter entièrement à leurs vues, et je sollicitai d’être mis au fait de la conjuration. On me fit, alors, prêter un serment solennel ; je n’hésitai pas, car je voulais être à même de pénétrer dans les secrets. Les conjurés me dirent qu’il fallait assassiner le Premier Consul, dans le temps où il passait une revue au Carrousel. On me donna rendez-vous le 24 prairial, pour régler les derniers détails de l’exécution… » Agent provocateur ? Non, certes ; mais ce finaud se calomniait[15]

La supplique fut mise à la poste ; un Corvisart du quartier Maubert, esculape à 2 francs la visite, pansa de nouveau le blessé, puis le révélateur attendit la Fortune.

Elle apparut enfin.

Deux jours plus tard, un inspecteur de la Préfecture montait dans le galetas, et s’asseyait, affable, au chevet de l’indicateur… « Suivez-moi ! Une voiture est à votre porte : le préfet va recevoir lui-même votre déclaration… » Lui-même ? Le conseiller d’Etat, citoyen Dubois ! Ainsi, pas d’intermédiaire ; de chef, sous-chef, secrétaire de chef, ou autre paperassier ! Antonio s’habilla prestement : ce diable d’homme avait l’âme chevillée dans le corps… Ce jour-là, dans l’hôtel du quai des Orfèvres, huissiers et garçons de bureau durent se regarder, ébahis : M. le conseiller d’Etat daignait recevoir, en personne, un loqueteux à bottes éculées !


Dans le cabinet préfectoral était assis un fonctionnaire de superbe tournure : grand ; taille élancée ; visage sans nageoires ni moustaches ; menton avançant ; lèvres charnues ; nez aquilin ; yeux futés sous d’épais sourcils ; front large et fuyant, caché par la coiffure ; cheveux noirs, fournis, ramenés en coup de vent ; air d’importance et d’infatuation…

Agé de quarante-quatre ans, — le bel âge pour un bon préfet, — Jacques-Nicolas Dubois était, dans l’existence privée, un fort aimable compagnon, très peu collet monté, aucunement janséniste ; commettant la peccadille mignonne, voire le gros péché ; vivant avec Lisette, naguère sa femme de chambre, et même avec Lison, fille de sa Lisette ; leur payant tuniques athéniennes, joyaux étrusques, turbans à la Zétulbé avec un argent, hommage des maisons de tolérance ; offrant à ses collègues de plantureux soupers ; glissant sous leurs serviettes nouveautés libertines et récentes pornographies ; goûtant lui-même, avec délices, la saveur de cette littérature, et préférant à un traité de Cabanis la prose du marquis de Sade ou de Rétif de la Bretonne, — bref, resté procureur de l’ancien Châtelet, c’est-à-dire le plus folâtrant des avoués… Mais le voleur et l’assassin connaissaient un autre Dubois, préfet de police très policier, le plus vilain « daron de la rousse, » au dire de ceux qu’il faisait bâtonner. Il était l’effroi de tous les fauteurs de complots. Ressentant une égale horreur du chouan et de l’anarchiste, le préfet conseiller d’Etat employait d’industrieux moyens pour les ramener aux sains principes : la torture des poucettes, le gourdin moralisateur, la moisissure indéfinie dans un cul-de-basse-fosse, à Bicêtre. Brutal, tout en restant sournois, il était détesté. Son nom, sa morgue, ses prétentions, ses scandaleuses amours, défrayaient les plaisanteries ; on riait de ce tortionnaire, à une époque où même le rire était réputé séditieux : «… Du bois bon à peine à scier ! Du bois dont on ne fait pas des flûtes ! » et autres calembredaines qui couraient cafés et salons. Bonaparte méprisait un tel personnage et néanmoins le maintenait dans son emploi. Un philosophe à la Préfecture de police n’eût certes pas été son homme ; il préférait y voir un maître-gonin. A chacun son métier, pensait ce contempteur de l’âme humaine : Talleyrand, pour les diplomates, et Dubois, pour les malandrins[16].

La délation de Péretti arrivait au moment favorable. Dubois, à l’insu de Fouché, venait de débrouiller l’imbroglio des Libelles ; il soupçonnait partout des conspirations, les découvrait ou bien les inventait, et chaque jour racontait, à la Malmaison, de merveilleux romans. Chargé par le Consul de recevoir la déclaration du révélateur, il espérait prouver à Bonaparte que l’homme au teint bilieux et de tournure chafouine, le ministre du quai Voltaire, n’était qu’un maladroit félon. Antonio fut donc le bienvenu… « Asseyez-vous, citoyen Péretti ; nous avons à causer ensemble… »

Ils causèrent.

Le soir de ce 27 prairial, Coin-Clément et Anselme Truck étaient appréhendés. Vils et lâches tous deux, ils prirent peur, avouèrent, trahirent ; huit jours plus tard, la bande presque entière emplissait cachots et cabanons… « Patience ! toujours, patience ! » la société secrète n’existait plus.


VIII. — LE TROISIÈME BRUTUS

Un superbe coup de filet ! Et cependant, Bonaparte n’était pas satisfait encore.

Deux « Brutus. » servaient, à présent, la police, bien payés, ardens zélateurs : Donnadieu et Péretti ; mais un troisième Romain se cachait quelque part, et elle voulait s’en emparer. Elle cherchait donc, comme elle cherche toute chose, — au hasard et à l’aveuglette. Où se terrait ce meurt-de-faim lyonnais qui, dans une heure de désespoir, s’était précipité dans la Seine et que Nicolas avait ramené sur la berge ? Nous avons conté cette histoire, décrit le personnage, exposé le pacte de mort par lui conclu avec son sauveteur ; nous avons dit encore comment l’inventif Nicolas s’était vu cruellement dupé[17]. Parjure à son serment, le premier des Brutus avait pris la fuite, emportant secrets et argent ; les chefs de la Patience qui l’auraient voulu poignarder n’avaient pu le découvrira Lyon : au pays de Guignol, bourgeois ni canuts ne connaissaient ce mystificateur !… Dossonville, toutefois, prétendait se montrer plus habile.

Donnadieu consulté désigna un général Argoud… Etait-ce l’indélicat Brutus ? Oui, peut-être ; non, plutôt ! En tout cas, le dossier de cet homme relatait de pendables méfaits : escroqueries, rapines de guerre, inconduite, trigamie, jacobinisme ; Berthier l’avait mis en réforme : « Va donc pour cet Argoud !… » Dossonville employa deux mois à le découvrir.

Après un long vagabondage, Argoud habitait, maintenant, Saint-Florentin dans l’Yonne, et y vivait, mari d’une quatrième épouse. Il avait semé, le gaillard ! ses trois autres moitiés au long des garnisons, les avait oubliées en Alsace, dans la Bresse, en Bourgogne, mais possédait enfin la femme selon son cœur. Brutus, d’ailleurs, ne criait plus famine ; il possédait un petit pécule, — était-ce l’argent de Nicolas ? — et tenait près des Halles un cabaret pour anarchistes. Les jacobins du cru, Champenois à principes, fréquentaient un joyeux bouchon où l’on parlait des Droits de l’Homme, en lutinant des Paméla ; chaque soir, ils y faisaient tapage, hurlant la chansonnette obscène ou la « carmagnole » subversive. Maints couplets séditieux, produits de Tyrtées royalistes, se fredonnaient alors dans les tabagies, outrageant le Consul ; ineptes pantalonnades et calotines grossières :


De l’Égypte quand il revint,
Voici le discours qu’il nous tint :
« La paix et le bonheur !
Je suis votre sauveur. »
Ah ! ah ! quelle carmagnole !

Du peuple français assassin,
Le bandit corse, de sa main,
Nous a bien travaillés,
Nous a bien mitraillés…
Ah ! ah ! quelle carmagnole !


Certes, ce n’était pas du Pindare ; le sublime Lebrun eût rimé beaucoup mieux ; mais la haine et l’insulte n’ont guère besoin de vers académiques… Le patron du café faisait chorus à ces buveurs. Il siégeait au comptoir, vêtu en général, sabre au côté, épaulettes sur l’uniforme, coiffé du chapeau à étoiles : un scandale !… Pourtant, le préfet de l’Yonne, l’austère La Bergerie, — gentil nom de préfet ! — veillait sur son bercail ; même il avait en vain averti Fouché : « Le cabaret de l’ex-général est une sentine de crapule !… Que dois-je faire ? Envoyez-moi des instructions. » Et Fouché de répondre, mais en style administratif : « Laissez-le boire, laissez-le rire !… » Police accommodante, préfet réduit à l’impuissance ; aussi, dans la « sentine de crapule, » le charivari continuait.

Or, dans les derniers jours de l’été, tandis qu’en la guinguette carmagnoles et couplets licencieux faisaient rage, un commissaire en poussa la porte, suivi de ses gendarmes. Oh ! ce fut une défense héroïque, un autre siège de Mayence ! Argoud se rebiffa, protesta, s’indigna, tira le sabre et gâta complètement son affaire… « Bah ! empoignez cet homme, » et en route pour Oléron ! — l’île d’Oléron était la dernière étape de ceux qu’on expédiait à la Guyane. Une charrette attendait, avec sa botte de paille pour seuls coussins et capitons ; sans lui permettre de changer d’habit, on y jeta le général ; les gendarmes lui passèrent les menottes ; on partit…

Alors, commença un supplice d’ignominies et de souffrances. Au long de l’interminable chemin, dans les poudreuses traverses de l’Orléanais, de la Touraine, du Poitou et de la Saintonge, sous les brûlures d’un soleil estival, — rien pour la faim, ni pour la soif ! Déporté politique, Argoud devait se nourrir à ses frais ; il n’avait pu se munir d’argent : ses gardiens furent obligés de lui donner leur pain. Lorsqu’on entrait dans un village, les habitans sortaient de leurs maisons ; la vue de ce forçat couvert de broderies mettait les campagnards en liesse ; ils huaient le vendeur d’orviétan : aux pays rabelaisiens, les humeurs de piot durent en conter de belles… Fouaillé par tant d’outrages, le soldat releva la tête : « A quoi bon vos gendarmes ? écrivit-il au Premier Consul… Un ordre m’eût suffi : j’ai su commander ; je sais obéir. » A défaut de raison, l’officier de l’an II avait enfin recouvré l’honneur…

Mais, à l’île d’Oléron, sa démence le reprit. Le détenu recevait, maintenant, quarante sous par jour, et cependant faisait des économies, car il avait en tête de grands projets. Un matin, il s’évada, traversa le Pertuis, et se fit débarquer à Rochefort : son superbe uniforme habillait encore sa minable personne. Aussitôt, la plus navrante des bouffonneries ! Dans la rue, il avise deux sergens, les accoste et les apostrophe :

— Salut, mes braves ! Dégustons-nous ensemble une bouteille de cognac ?

Un général offrant à boire ? Parbleu, ils acceptèrent. Argoud paya le fil-en-quatre, puis, l’ivresse opérant, confia ses grandioses desseins :… « Le Corse est un tyran ! Aidez-moi à soulever la garnison de Rochefort ! Nous marcherons sur Paris pour proclamer une Convention !… » Les autres s’ébahirent, mais, ce blagueur parti, le dénoncèrent…

A Saintes comme à Rochefort, ce fut alors un bel émoi bureaucratique. Préfet, commissaires, général, colonel prodiguèrent, très émus, des lettres compliquées ; on enferma le fauteur de révolte dans la forteresse d’Oléron, puis la frégate Cybèle l’emporta vers la Guyane, cette grande mangeuse de déportés… « Argoud, bavard dangereux ; éducation très négligée ; conduite à surveiller strictement, » disaient les instructions transmises au gouverneur. Mais Victor Hugues, ce gouverneur, n’eut pas longtemps à exercer sa surveillance : une fois encore, Argoud disparut…

Il disparut si bien qu’aucune nouvelle du « bavard dangereux » n’arriva jamais en Europe. Vingt ans plus tard, sa fille, une religieuse, — ce polygame avait produit une religieuse ! — écrivit au ministre d’alors pour obtenir des renseignemens. La réponse fut administrative : « Argoud ? Inconnu !… » Les années s’écoulèrent. En 1840, un autre fils du déporté voulut avoir enfin le mot de cette énigme. La succession restait vacante ; — quelle succession ! — un notaire s’occupait de la chose ; on fit donc des recherches… O surprise ! Argoud, Argout ou Argoult était mort, à peine débarqué à Cayenne : ses os, s’ils existaient encore, se devaient trouver dans quelque cimetière : on les tenait à la disposition de la famille… Renseignée désormais, la famille n’alla pas les chercher.

Ainsi se termina, — destinée lamentable ! — la vie de ce Brutus, premier espoir de Nicolas… Ignobles procédés, sévices infâmes ! Si bas qu’il fût tombé, cet homme avait été soldat, et soldat intrépide ! Ses états de service relatent six campagnes, des actions d’éclat, quatre blessures, et Saint-Just, ce connaisseur de la vaillance, l’avait jugé digne de commander à quatre mille braves. « Viens me voir, Argoud, lui écrivait Pichegru ; je te confierai un poste digne de ton courage. »… Pauvre « dur à cuire » de 93, acteur dans la grande épopée, général du pas de charge ! Lui aussi avait entraîné les bataillons de Sambre-et-Meuse, — à cheval, en avant des baïonnettes croisées, agitant son chapeau piqué sur le bancal, hurlant le Ça ira, vociférant la Marseillaise, et d’un élan sublime « épouvantant les rois. » Ignare, grossier, brutal, rapineur, — oui, sans doute ; mais comme ses pareils aimant d’un amour idolâtre une noble et sainte maîtresse : la Patrie en danger ! Le pacte avec la mort ou avec la victoire, lui aussi Pierre Argoud l’avait conclu, — et pour prix de tant d’héroïsme la mise en réforme, la déportation, la fosse commune de Cayenne !… Ah ! certes, Nicolas eût mieux fait de ne pas ravir à ce désespéré son dernier bonheur, le suicide, et d’abandonner à la Seine une épave de la vie !…

Mais vraiment son Brutus se nommait-il Argoud ?


IX. — LA RÉCOMPENSE DE DONNADIEU

Donnadieu, cependant, était en passe de devenir un personnage. Guéri de ses billevesées jacobines, il servait à présent la police des Tuileries, empochait gentiment le denier du mouchard, racontait, expliquait, et se montrait garçon d’esprit. Bonaparte l’ayant désormais en estime, le jugea digne d’une récompense.

Un matin, à l’heure du rapport, Davout fit appeler son protégé : «… Cinq cents louis à gagner ! Pas de refus, j’imagine ? Bien. Vous allez partir pour l’armée de Hollande, et vous faire attacher à son état-major. A La Haye, vous déserterez. Un bâtiment vous conduira en Angleterre, et vous irez vous établir à Londres. Là, vous direz partout qu’outré de votre emprisonnement au Temple, et jacobin rallié au royalisme, vous offrez vos services à l’émigration. On vous présentera, sans doute, à Pichegru ; il est accueillant, léger, assez naïf, et voudra vous mettre en rapport avec le frère du prétendant. Ecoutez, observez, et renseignez-nous… Mission diplomatique ! »

Mission diplomatique ? — on nommait ainsi ce genre d’espionnage : accepté !… Davout avança quelques milliers de francs à son agent secret, et bientôt Donnadieu montait dans l’énorme et cahotante voiture des Messageries.

Il n’avait pu trouver en cette diligence toujours encombrée qu’une incommode place de « cabriolet. » L’automne était venu ; la bise déjà soufflait frisquette, et abrités par une simple capote, les malfaisans cabriolets étaient ouverts à tous les rhumes. Au premier relais, cependant, un monsieur qui s’était chaudement installé dans la rotonde, en descendit, malade et maugréant : de mauvaises odeurs incommodaient ce délicat. Il vint s’asseoir près du voyageur, et une aimable causerie s’engagea. Le monsieur connaissait bien Paris, ses salons, ses cafés, ses théâtres ; le faubourg Saint-Germain et la rue du Mont-Blanc ; le civil et le militaire :

— Excusez mon indiscrétion ! N’êtes-vous pas le chef d’escadron Donnadieu ?

— En effet !… Et vous-même ?

L’autre lui servit un nom, Durand, Dupont, ou Dufour ; ses profession et qualités, notaire ou avocat, banquier ou riz-pain-sel. Ami de Bernadotte, il avait souvent aperçu l’officier de dragons aux « assemblées » du général… Heureux d’être en rapport avec un citoyen du meilleur monde, flatté dans sa gloriole, Donnadieu se sentit en verve :

— Bernadotte ! Un franc républicain, le suprême espoir de la France ; mais trop honnête, hélas ! Pourquoi donc, commandant en Bretagne une armée de quarante mille soldats, n’avait-il pas marché sur Paris ? On l’eût acclamé, et Bonaparte se fût effondré dans la honte de son despotisme.

— Eh oui, pourquoi ? Nous avons déploré comme vous les scrupules d’une trop vertueuse conscience…

En pareil voisinage, un homme à peine sorti des mains de Léopard aurait dû retenir sa langue, jouer le niais de Sologne, éprouver un invincible besoin de dormir ; mais Donnadieu était encore novice : il bavarda. Son voyage s’acheva dans une charmante intimité ; jasant et médisant, ils arrivèrent à la ville de La Haye, et soudain le monsieur s’éclipsa…

Donnadieu ne s’en mit pas en peine. Le pays lui plaisait : d’accortes Hollandaises, coiffées de casques d’or ; de bons et gras Bataves, aux caves bien remplies ; le schiedam, la pipe, et pas d’argousins de police : un paradis !… Donc, musant par les villes, il ne s’embarqua point pour l’Angleterre : son missionnaire diplomatique avait dupé Davout.

Mais, après quelques mois de paresseuse bombance, le fêtard se trouva sans argent. La pudeur n’étant pas sa vertu dominante, il osa écrire à Paris pour réclamer un nouvel acompte. A l’en croire, il n’avait point perdu son temps et, observateur consciencieux, connaissait les hommes et les choses de toute la Néerlande. Son portefeuille était bourré de notes sur des banquiers, des négocians, des industriels, des armateurs qui l’avaient reçu à leur table ; Donnadieu les signalait et les dénonçait : reconnaissance de l’estomac.

La demande fut mal accueillie. Bonaparte croyait son émissaire installé à Londres : sa surprise tourna à l’indignation. D’ailleurs, il était trop tard pour partir. La paix d’Amiens venait d’être rompue ; la lutte recommençait de « Carthage » et de « Rome, » de « l’infâme Albion, opprobre du genre humain » et du « féroce Boney, » bête apocalyptique ; les frégates anglaises donnaient la chasse aux caboteurs français ; de sinistres men-of-war, tout noirs de caronades, bloquaient ports et rivages ; le Chouan, le Barbet, le chevalier à brassard vert et le gars mainiau s’agitaient ; des complots royalistes étaient signalés ; George, le « jacobin blanc, » le terrible « Papa, » s’apprêtait, disait-on, à reprendre la brousse, — et ce Donnadieu de malheur qui n’avait pas voulu renseigner !

Consul à vie, maintenant, proclamé dictateur par un Sénat contrit et pardonné, Bonaparte commençait, alors, un voyage demeuré mémorable. L’habit vert de chasseur de la Garde, la redingote grise, le petit chapeau, devaient, lui semblait-il, être montrés dans les pays de Flandres, de Brabant, de Huinaut, ses bons départemens aux villes industrieuses. Il s’acheminait donc vers Bruxelles, dans l’apparat fastueux d’un César visitant son empire. Harangues, vivats, feux d’artifice, cantates, distributions de victuailles, soûleries de l’enthousiasme, tout allait à merveille : il était content…

Mais voici qu’à la sous-préfecture de Lille[18], un officier de gendarmerie, le lieutenant Meckenem, lui annonça une déplaisante nouvelle : on avait aperçu Donnadieu qui rôdait dans la rue Esquermoise. Cette rue Esquermoise, jadis la parure, l’orgueil, la Cannebière de la brumeuse cité, menait droit à la sous-préfecture. Et soudain, un soupçon traversa l’esprit de Bonaparte : acheté par l’Angleterre, le policier indigne s’était rendu à Lille pour l’assassiner… « Empoignez-moi ce misérable !… » Mais le misérable avait pris la fuite ; on ne put le rattraper qu’à Flessingue pour lui passer les menottes, et lui apprendre les saints devoirs de son métier… Un espion qui ne renseigne pas vaut moins encore qu’une sentinelle s’endormant à son poste : ainsi pensa toujours Napoléon. Et puis, l’homme de la diligence, le séduisant monsieur, ami de Bernadotte, mouchardant un mouchard, avait raconté son voyage.

Transféré d’abord au château de Bellegarde., ensuite à Saint-Jean-de-Luz, l’ « agent diplomatique » dut traverser la France en fâcheuse compagnie. On l’avait attaché à une chaîne de forçats et… « marche donc, coquin !… » sous les pluies de brumaire, par les chemins fangeux, les « cognes » le poussèrent de brigade en brigade. Donnadieu arriva ainsi, traînant la jambe et grelottant de fièvre, à Nîmes, sa ville natale. Il espérait la traverser inaperçu, échapper aux insolens lorgnons des citoyennes, merveilleuses du Mont Cavalier ; mais quelqu’un l’avait attendu au passage. Le convoi des voleurs allait entrer dans la prison, son gîte pour la nuit, quand tout à coup une vieille femme s’élança, éplorée : c’était la pieuse dame huguenote, née Planchon, mère de Donnadieu… « Gabriel ! mon Gabriel traité de la sorte ! Atroce gouvernement !… » Mais lui, — on l’écoutait : — « Ne vous indignez pas, ma mère. Le Consul a été trompé. Son âme est équitable, et son cœur magnanime : il confondra bientôt mes calomniateurs. Moi, je suis résigné… » Le pardon d’un martyr !… L’officier de gendarmerie prit note d’une pareille repentance ; puis au matin on se remit en route…

Voulant, toutefois, hâter la justice immanente, la bonne dame Donnadieu écrivit au ministre Berthier. Nous possédons sa lettre ; elle est touchante en sa prière naïve, et fait honneur à la noble créature qui l’a rédigée : « Une mère infortunée, autant et plus qu’épouse malheureuse, ose jeter vers vous un cri de désespoir… Il me restait un fils pour toute fortune et toute consolation, et je l’ai vu conduit comme un criminel parmi les misérables que leur pays rejette de son sein !… Ah ! pauvre femme, comment ne suis-je pas morte de honte et de douleur !… » Oui, pauvre femme ; veuve d’un alcoolique et d’un suicidé, mère d’un enfant rivé à la brancade ! Hélas ! pourquoi subissait-elle d’aussi cruelles épreuves ?… Mais ses pasteurs, les austères messieurs à robe d’avocat, sans doute lui expliquèrent l’inexplicable chose : les décrets du Très-Haut restent impénétrables ; il veut des réprouvés puisqu’il veut des élus, et l’homme a tort, madame, de discuter la Providence… Fut-elle consolée ? Nous ne le croyons pas.

Au surplus, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ; Malebranche avec Leibnitz, et après eux Pangloss, nous l’ont congrûment démontré… Des gendarmes et des menottes devaient donc être la récompense de Donnadieu.


ÉPILOGUE

Raconter en détail ce que devinrent les personnages apparus, un instant, au cours de ce récit serait sortir de notre sujet. Le roman de leur destinée se prolongea longtemps encore, rempli de pittoresques aventures, de faits bizarres et surprenans ; mais notre tâche est achevée. Disons, toutefois, en quelques mots comment, heureuse ou malheureuse, s’accomplit cette destinée, œuvre fatale de nos passions.

Donnadieu continua de mener son existence de « Donne au diable, » sa vie d’extravagance, voire d’insanités. A Saint-Jean-de-Luz pourtant, cette irréductible cervelle avait semblé réduite ; sa superbe s’était humiliée devant Napoléon, empereur ; il avait crié grâce et supplié ; « Sire, je fus malheureux !… L’existence pour moi serait une prolongation d’agonie, si les généreuses vertus de votre grand cœur ne s’étendent sur ma tête… Je réclame votre munificence, et j’en suis digne… Ah ! si vous pouviez lire au fond de mon âme ! Mais privé de ce bonheur, je me jette à vos pieds pour implorer deux fois la vie. » En termes moins pompeux, il demandait qu’on lui rendît son grade, et qu’on payât ses dettes. L’Empereur et Roi se laissa fléchir ; il restitua l’épaulette, solda les créanciers, puis envoya au loin le dragon repentant sabrer le Napolitain, le Prussien, le Russe, l’Autrichien, l’Espagnol et l’Anglais ; en fit un colonel, un général, même un baron de l’Empire. Au reste, c’était justice, car Donnadieu, le risque-tout, avait brillamment guerroyé. Il eut cependant à subir quelques nouveaux ennuis. Des éplucheurs de comptes découvrirent qu’étant colonel, monsieur le baron avait opéré divers emprunts forcés dans la caisse de son régiment. Napoléon n’aimait pas ce genre d’espièglerie : le prévaricateur fut derechef mis en réforme…

Au retour des Bourbons, la victime de l’Ogre de Corse reçut de nombreux témoignages de la faveur royale : vicomte, cordon rouge, plaque fleurdelisée de la Légion d’honneur, écharpe de lieutenant général. Sa vie, dès lors, appartient à l’histoire, et à la plus mauvaise, de la Restauration. On en connaît les actes de frénésie… Commandant à Grenoble, Donnadieu massacre, féroce et forcené, de naïfs paysans dauphinois, même des gamins de quinze ans, coupables d’avoir crié : « Vive Napoléon II ! » — le fils de l’Homme, de l’homme de Sainte-Hélène… Élu député par les admirateurs des Trestaillons, l’enfant du tonnelier nîmois va siéger à la Chambre, à côté de ces gentilshommes, fauteurs de Terreur blanche, et qui furent les Couthon, les Barère, les Saint-Just des fleurs de lis ensanglantées… Vicomte et commandeur de Saint-Louis, l’assommeur de grisette assaille à poings fermés, en pleine rue, un vieillard, un ministre, le duc de Richelieu, qu’il a jugé trop libéral. Il est devenu l’homme de toutes les violences, l’espoir de toutes les réactions ; Charles X en raffole : encore un peu de temps, et Donnadieu sera promu peut-être maréchal de France…

Mais après les « Glorieuses, » décadence complète ! Le ministre Gérard met à la retraite ce fusilleur d’enfans, et Donnadieu ne respire plus que haine et que fureur. L’époque est aux pamphlets ; il se fait pamphlétaire. Méchant trousseur de phrases, il outrage tant et tant Egalité second, l’ignoble escamoteur de couronne, le mandrin, le tartufe à tête de poire, — cette grande et noble figure de roi : Louis-Philippe, — qu’un jury d’honnêtes gens condamne cet insulteur à deux ans de prison[19]. Ce fut la dernière aventure d’une existence si bien remplie. Gabriel, vicomte Donnadieu, lieutenant général, grand officier de la Légion d’honneur, commandeur de Saint-Louis, mourut en 1849, plein d’années, sinon de gloire, ayant toujours ignoré le bien, mais inconscient aussi du mal qu’il avait pu commettre… Au demeurant, un impulsif, fils de suicidé.


Fournier sortit du Temple, pour être interné à Sarlat, son pays natal. Il y vécut trois ans, sous l’œil des préfets, des commissaires et des gendarmes, s’irritant, se désespérant. A la fin, l’Empereur leva les arrêts et lui rendit son grade. « Dans votre affaire, je veux un baptême de sang ! » lui dit alors Napoléon. L’ « affaire, » c’était le dispetto à l’italienne, ce geste injurieux, incongru, dont l’homme aux hanches sculpturales avait gratifié Bonaparte[20]. Le sang qu’on lui demandait, il le prodigua. Colonel, général de brigade, puis de division, mais toujours cavalier battant l’estrade ou fonçant sur les baïonnettes, il chargea à Eylau, Friedland, Lugo, Smolensk, Borodino, la Bérésina, Lutzen, Bautzen, Dresde, Leipsick. La souillure étant bien lavée, Napoléon créa Fournier commandant de sa Légion d’honneur et comte de son Empire. Cependant, en décembre 1813, il le destitua. Pourquoi ? Acte d’indiscipline, révolte contre un maître qu’abandonnaient le bonheur et la gloire ?… Le motif d’une pareille rigueur est resté un mystère…

Avec la Royauté, l’ex-jacobin, comte de l’Empire, se fit royaliste : il avait à se plaindre de Napoléon, et ses rancœurs furent tenaces. Autant que Donnadieu, Fournier se posa donc en champion des ultra-réacteurs ; mais du moins, aucune éclaboussure de sang ne macula son blason plébéien. Pécheur impénitent, opiniâtre amoureux, il n’avait guère amendé sa vie. Malgré l’approche de la vieillesse, l’« enfant chéri des dames » demeurait séduisant libertin, hussardant les ménages, « fort bien avec les femmes ; mal avec les maris. » Il avait à peu près oublié sa caressante espionne, Mme Hamelin, vieillie d’ailleurs et très consolée ; à maîtresse perdue, quinze ou vingt remplaçantes : le « premier polisson de France » s’était vu pardonné gaîment. Fortunée, en retour, ne gardait pas rancune à ce volage, car Savary avec Montrond, pour ne citer que les plus connus, suffisaient à son cœur… Et puis, autres temps, autre manière d’aimer ! La femme de 1820 était rêveuse et façonnière ; Elvire donnait ses rendez-vous sur un lac plutôt qu’en son alcôve ; elle chantait, au lieu d’agir ; son âme était pudique, et sa robe taillée par des couturières à principes ; mais le diable n’y perdait rien ; son don Juan non plus. Toujours charmé et toujours charmeur, François comte Fournier-Sarlovèse mourut, en 1827, à l’heure où les conquêtes lui allaient devenir difficiles : un heureux d’ici-bas !… Son nom est resté légendaire. Soldat superbe, à une époque pourtant féconde en grands soldats, le hussard de Friedland et de Lugo a bien mérité de la France. Sans doute, les Murat, les Bessières, les Montbrun, les Lassalle, entraîneurs d’escadrons qui forçaient la victoire, ont laissé dans le peuple un plus long souvenir ; mais moins fameux peut-être, Fournier aussi occupe une large place dans les capiteuses fumées de la gloire.


Le général Delmas fut mis en surveillance, durant onze années, à Porrentruy, pays du boucher Weter dont il avait, croyait-il, épousé la fille. Là, resté franc luron, le « Sauvage » ne changea rien à sa vie coutumière : ardent chasseur, buveur inassouvi, lutinant la bourgeoise avec la servante, jacobin jusque dans les moelles, critiquant le pouvoir, persiflant la soutane ; effroi des commissaires, scandale de son curé…

Mais, à l’heure des revers, quand l’immense édifice impérial, branlant de toutes parts, commença de crouler, le vainqueur de Magnano oublia ses griefs, secoua sa torpeur, offrit son épée. « La patrie en danger ! » Et Delmas, à la tête d’une division partit pour la campagne de Saxe. Vêtu de son vieil uniforme à « système, » la queue de rat sur la nuque, le bancal au côté, ce revenant de la Révolution apparut, excitant le rire des états-majors à la mode. Mais, bah ! des pommadins, fainéans ayant besoin de cartouches pour se ruer sur l’ennemi ! « En avant, les conscrits de 1813, et à la baïonnette ! » comme en l’an II. L’officier de 93, le général de Sambre-et-Meuse, revivait ses jours d’autrefois ; allant au feu, hirsute et moustachu ; bon enfant et folâtre ; dominant de sa taille énorme ses régimens de frêles clampins. A Bautzen, un biscaïen fait sauter son chapeau : « Va donc voir si ma tête n’est pas restée dedans, » dit-il, blaguant la mort, à son aide de camp effrayé. Mais la mort est une compagnonne qui ne se laisse pas ainsi railler : Delmas tomba bientôt, les hanches fracassées, dans l’épouvantable carnage de Leipsick, la tuerie des nations…

Les Français battant en retraite, on porta le blessé dans une ambulance des alliés vainqueurs. Bernadotte, jadis son émule en jacobinisme, vint lui faire visite. L’ancien sergent « Belle-Jambe » était, à présent, Son Altesse royale Monseigneur Charles-Jean, prince héritier de Suède ; il exécrait Napoléon, n’écoutait que sa haine et osait conduire ses soldats au dépeçage de son pays. L’entrevue de l’Altesse et du camarade fut donc douloureuse. Compagnons jadis de bivouac, ils se tutoyèrent. Mais alors, le « Gascon, » — un sobriquet de Bernadotte, — tenta d’offrir une gasconnade : « Tu es mon ami ; viens servir sous mes ordres. » — « Sous tes ordres ? Contre ma patrie ? Jamais !… Je ne sais pas trahir, moi !… » Hélas ! combien d’autres, en ce lamentable effondrement de l’Empire, maréchaux ou grands dignitaires, sénateurs, conseillers d’État, préfets, voulurent se montrer plus savans !… Ainsi mourut l’intraitable jacobin, le Sauvage aux agrestes manières, l’indompté, l’indomptable Antoine-Guillaume Delmas, premier général d’avant-garde de la République : ce fut un grand soldat, un grand Français, un grand honnête homme.


Coupable d’avoir connu et même hébergé Donnadieu, Sergent-Marceau fut enfermé au Temple. On ne l’y garda point trop longtemps, mais il reçut l’ordre d’avoir à vider Paris. Adieu donc la pension bourgeoise de la rue du Sentier, les réceptions mondaines d’Émira, la belle philosophe, ses goûters holbachiens où tribuns et feuillistes brocardaient la Calotte, dissertaient sur le Grand Peut-être ! Fermée, à jamais fermée, cette académie mal pensante ! En quels lieux discourir, maintenant ; où porter avec soi les dieux de la patrie ?… La France n’étant plus la Rome des Fabricius, Sergent, chercheur des vertus antiques, s’imagina de les aller quérir parmi les branlantes colonnes, les temples effondrés et les cirques moussus de la vieille Italie. Il ne les put trouver ; l’ « hôtellerie des douleurs » était alors une joyeuse auberge où s’ébattaient la danseuse et le scaramouche : les jours des Mazzini, ces fils du désespoir, ne s’étaient pas encore levés. A Venise, pourtant, le charme fascinateur que dégage cette enchanteresse retint longtemps en la cité des rêves un artiste épris d’idéal. Il y put voir, administrant la Vénétie, un de ses dénonciateurs, l’avantageux Menou, porter allègrement le poids de ses trois cent mille francs de dettes, étaler dans la ville des doges un luxe de Grand Turc, et se fondre d’amour pour une moqueuse et cruelle divette. Ingénu Sidi Abdallah : se rendre ridicule, même au pays des carnavals !…

« Ah ! l’exil est impie ! » a crié le poète, et cependant, ô poète, il est parfois utile, lorsqu’il oblige à travailler… Renonçant désormais à ses manies politiquantes, le graveur reprit son burin, recouvra du talent, et critique d’art, publia d’intéressans ouvrages. Inférieur à Moreau, Boilly et Debucourt, il les eût égalés peut-être, si la rage ne l’avait mordu de jouer les Aristide quand il n’était qu’un Momoro… Sergent mourut à Nice, en 1847, vieillard de quatre-vingt-seize ans, bel âge assurément pour un martyr.


L’informateur La Chevardière reçut la récompense de ses révélations : Bonaparte le promut d’emblée au consulat général de Hambourg. Cette scandaleuse nomination fit grimacer MM. de la carrière qui trouvaient peu décoratif l’ancien porteur de carmagnole. Ils l’avaient mal jugé. Le citoyen à l’habit gris perle se montra diplomate de rare élégance, mais en revanche de fort vulgaire moralité. A peine installé à son poste, La Chevardière ne songea plus qu’à s’enrichir. Il se mêla d’affaires véreuses, se compromit en de louches tripotages, et finalement dut être destitué. Sorti de la pénombre, ce délateur rentra dans la nuit… Espion imparfait, médiocre dans son art, il n’a pas mérité le haut renom d’un Méhée de La Touche ou d’un Montgaillard, ces maîtres incontestés en la science de bien trahir. L’historien l’ignore, et seuls les curieux de vilenies humaines le regardent et passent.


Coin-Clément et Anselme Truck subirent sept années d’emprisonnement, puis un jour de Saint-Napoléon, l’Empereur et Roi daigna les gracier. Moins chanceux, cependant, que l’ami Donnadieu, n’étant généraux ni barons, le Tondu et le mirliflore ressentaient de cuisans chagrins, quand, par bonheur pour eux, Louis le Bien-Aimé rentra parmi les siens… « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ?… » La curée des places et pensions commençait ; les deux compères de Nicolas réclamèrent donc des pensions et des places. Ils firent valoir la foi toute royaliste de leur jacobinisme, et prétendirent, non sans raison peut-être, avoir servi de modèle à George Cadoudal. Mais les grands assassins de l’an XII étaient mieux patronnés ; on s’occupa d’abord de ces gentilshommes, et les deux croquans, petits scélérats de l’an X, furent obligés de prendre patience. Enfin, on les rémunéra ; la munificence de Louis XVIII leur daigna octroyer une somme de cinq cents francs : ces Bourbons sont demeurés fameux par le sans-gêne de leur gratitude. Si royalement traités, le Tondu grisonnant et le muscadin fourbu connurent-ils encore d’heureux soirs chez le fricasseur à quarante sous et l’accueillante demoiselle ? Nous ne savons… Au surplus, deux ingrats ! Leurs dossiers ne contiennent aucun dithyrambe de reconnaissance.


Entré dans la vie sous une maligne étoile, — « l’astre injurieux » de nos classiques, — Marius Bernard, le grenadier poète, éprouva toutes les rigueurs du sort. On l’interna dans l’île d’Oléron, loin du café Voltaire, des guéridons et des rogommes d’une tabagie trop aimée. C’était, au demeurant, un brave homme, plus naïf que mauvais, un poursuivant de la chimère qu’il atteignait souvent au fond de la bouteille. Ivrogne, le pauvre hère, mais d’une ivresse consolatrice ! Soumis à ses surveillans, bien noté, ayant pris, un jour, le fusil pour repousser l’Anglais, Marius se comporta en détenu modèle. Aussi, le duc de Rovigo, ministre de la Police, s’efforça-t-il de le faire élargir. Il proposa la grâce d’un homme que trouaient cinq blessures ; Napoléon fut inexorable : un Donnadieu lui suffisait. Perdant alors toute espérance, rongé par la phtisie, courbant sous la douleur sa taille de minable colosse, le soldat de Novi se dégrada lamentablement. Il fréquenta les cabarets, devint la proie des ruffians et des filles, abrégeant à plaisir une vie qu’avait abandonnée l’honneur…

Au retour des Bourbons, usé, caduc, tête chenue, Bernard demanda à reprendre l’épée. Son ambition était modeste : capitaine depuis plus de vingt ans, il se résignait à rester capitaine. Par ces jours d’éhontées quémanderies, alors que chaque émigré prétendait devenir au moins colonel, l’humble requête parut acceptable. Marius allait donc endosser l’uniforme blanc, quand soudain le ministre du Roi éprouva un scrupule… Impossible ! Ce vieux avait mauvaise tournure !… Et le vieux ne fut pas nommé. Comment, dès lors, vécut le camarade et le complice du lieutenant général, cordon rouge, vicomte Donnadieu ? on le devine : des jours sans pain, et des nuits enfiévrées. Enfin, la mort compatissante le délivra de son atroce misère, et Bernard put savoir si la tombe ouvre un paradis où les dieux festoient les poètes… Demeure en ton obscurité, pauvre Grand Marius, toi qu’une méchante fée a poursuivi de ses maléfices ; soldat resté sans récompenses, auteur ignoré du libraire, homme cependant des plus fières audaces, sauveur d’une arrière-garde en déroule, et inventeur d’un vers de quatorze pieds !


Et Péretti, que devint-il ?… Selon toute apparence, l’ennemi de Buonaparte entra dans sa police. Les émolumens du mouchard, la gratte et les petits profits, lui permirent sans doute de solder sa logeuse ; peut-être même locataire important, le Brutus juché sous les toits descendit au premier étage de son hospitalier pouillis… Fortune tant convoitée, insaisissable Fortune, il t’avait donc enfin conquise !

Telle fut la destinée des divers personnages qui jouèrent un rôle dans la « Mystérieuse Affaire Donnadieu. »


Cette affaire Donnadieu fut, malgré son mystère, une comédie d’intrigue, bizarre et compliquée, plutôt qu’un drame à situations poignantes. Toutefois, les tragédies abondent, au temps du Consulat, ensanglantées souvent, toujours ténébreuses, où s’agitent d’étonnans personnages, royalistes et jacobins ; des Saint-Réjant ou des Aréna. Mais un être de légende, figure à la fois farouche et joviale, superbe et grimaçante, domine tous ces hommes de complots, de scélératesse et d’assassinat : le meunier de Kerléano, George Cadoudal. Nous essaierons, en de nouveaux récits, de montrer le Chouan formidable, à Paris, au milieu de ses chevaliers de la brande, et de mettre « M. Larive, » « Gédéon, » le « Papa, » aux prises avec le Grand Consul, ses délateurs et ses policiers. La Conspiration de l’an XII sera donc notre prochain sujet d’étude.

Les aventures de pareils compagnons, — un Fournier, un Donnadieu, un George Cadoudal, — doivent être contées, pensons-nous, d’après les procédés qu’emploie notre roman moderne : l’observation des caractères, la peinture des mœurs, et la description des milieux sociaux ; la couleur locale et son pittoresque, le mouvement et la mise en scène. Le narrateur a l’obligation de faire œuvre de psychologie… Mais l’âme d’une génération absorbée dans la mort est assez difficile à comprendre. Nos pères ne sont pas tout entiers passés en nous, et l’ancêtre de 1802, aimant ou détestant, est autre que l’enfant de son fils, notre contemporain. Son étrange conception d’une société qu’il estima possible : — l’union sexuelle sans le mariage ; « l’amie » tenant lieu d’épouse ; l’amour n’engendrant pas le devoir familial ; l’absolutisme valant mieux que la liberté ; la victoire absolvant la conquête, et l’humanité n’ayant aucun besoin d’un dieu, — effarouche, aujourd’hui, nos préjugés, révolte nos croyances. Son langage même a changé ; il a vieilli : la grandiloquence de sa rhétorique ou les mièvreries de ses badinages nous étonnent et nous font sourire. Rien ne reste plus de cet homme, — rien qu’une poussière de tombeau.

Mais les documens d’archives, les Mémoires et les journaux, le roman et le théâtre sont là pour nous renseigner. Les uns relatent des faits ; les autres dévoilent des âmes. Or, ceci nous fait comprendre cela, car la raison d’un acte s’explique par la mentalité de son auteur…

L’Histoire, psychologie du passé, devrait interroger davantage ces manieurs de l’âme humaine, le romancier et le dramaturge. Toute société se reflète en sa littérature, miroir fidèle de ses beautés et de ses laideurs… L’Hermione, la Roxane, l’Eriphile d’un Racine, ces furies de l’amour, sont les contemporaines des Brinvilliers et des Montespan, dévergondées comme elles, comme elles meurtrières… Si Rousseau, produisant sa Julie, n’a pas entendu les huées, c’est qu’alors duchesses et présidentes envièrent le bonheur d’une fille de la noblesse osant s’abandonner à un « doux ami, » croquant de la roture. La Nouvelle Héloïse, applaudie, acclamée, nous montre l’état d’âme d’un vieux monde qui va finir ; elle est la messagère annonçant l’approche d’une révolution… Le succès d’enthousiasme obtenu, plus tard, par cette mystique et perverse Valérie nous apprend ce qu’était la femme aux temps des « cœurs sensibles » et des rêveuses mélancolies : une créature d’égoïsme et d’impudeur, sans autre idéal que sa vanité. Pourtant, la Valérie fut trouvée adorable ; l’effrontée confession devint un catéchisme enseignant la décence ; cette trop aimable Mme de Krüdener se trouva soudain professeur de vertu ; même un tsar de toutes les Russies lui voulut confier l’éducation de sa conscience !… Oui, la moralité d’une époque apparaît dans l’œuvre de ses écrivains, et cette moralité n’est pas toujours de la morale. Aussi, des actes passionnels qu’un philosophe jugeant en l’absolu de son éthique peut déclarer coupables, le romancier et le dramaturge dépeignant une société, nous les font absoudre. Vérité dans un temps, erreur dans un autre, ce qu’on appelle « vertu » n’est, après tout, qu’une convention.


Ayant donc observé, nous avons cherché à décrire. Explorant le passé, interrogeant la tombe, nous avons tenté d’y découvrir des hommes, de les rendre, un instant, à leurs croyances, leurs préjugés, leurs travers d’esprit, leurs habitudes, leur parler même ; de montrer une âme et une chair obéissant aux lois de la chair et de l’âme ; d’interpréter la créature humaine, et de faire passer dans la mort les palpitations de la vie. Entreprise périlleuse où sans doute a échoué notre insuffisance !… Et cependant, nous avons cru voir, fantôme hantant notre labeur, l’aïeul apparaître à nos yeux, l’entendre converser en sa langue pompeuse ou triviale, et nous expliquer la raison de ses actes par l’exposé de ses passions.


GILBERT AUGUSTIN-THIERRY.

  1. Voyez la Revue des 1er avril, 1er mai, 1er juin 1908 et 1er juin 1909.
  2. Voyez la Revue du 15 octobre 1902 et notre Complot des Libelles.
  3. Voyez la Revue du 1er mai 1908.
  4. Voyez, dans la belle Histoire de l’Émigration de M. Ernest Daudet, le détail des intrigues ourdies par Fauche-Borel avec Pichegru et Barras.
  5. Nous reviendrons plus longuement, en de prochains récits, sur cette importante entrevue.
  6. Le Superintendant of Aliens, Charles W. Flint, créé plus tard baronet et devenu sir Charles, se trouvait en 1802 sous les ordres du secrétaire d’État, lord Pelham. Ce fut donc, en réalité, le gouvernement anglais qui dépêcha sournoisement à Paris Fauche-Borel, âme damnée de Pichegru, et fauteur de tant de complots. N’est-il pas curieux de constater qu’en pleine Paix d’Amiens, et tout en prodiguant au Premier Consul de nombreux témoignages d’amitié, le ministère du pacifique Addington agissait de la même façon que le cabinet du belliqueux William Pitt ?… England for ever !
  7. Divers documens d’archives semblent bien établir que Fauche-Borel fut, par l’intermédiaire de l’abbé Boisvallon, mis en rapport avec les conspirateurs de la Patience.
  8. «… Se trouvant chez Belgrano avec beaucoup d’autres personnes, Clément s’approcha de lui (Péretti) et lui demanda pourquoi il avait été mis en réforme. Il (Péretti) se prêta à cet interrogatoire, et s’aperçut qu’il était au milieu de mécontens du Gouvernement. Clément lui dit que les choses ne pouvaient plus aller ainsi, etc. » (Supplique de Péretti au Premier Consul.)
  9. Plainte adressée au préfet de Police par le citoyen Chiazza, capitaine au long cours.
  10. Bulletins de police.
  11. Rue Monsieur-le-Prince. Les maisons, en 1802, étaient numérotées par quartier.
  12. Fauche-Borel, dans ses Mémoires rédigés par Alphonse de Beauchamp, ne parle ni de sa rencontre avec Noisy, ni de la visite que lui fit Dossonville. Mais son dossier est beaucoup moins discret. Du reste, ces prétendus Mémoires, simple spéculation de librairie, fourmillent d’inexactitudes et contiennent d’impudens mensonges.
  13. Cent quarante rapports ou mémoires que Dossonville rédigea, vers cette époque, attestent la finesse de son entregent et les roueries de son audace. Ils sont curieux à compulser ; l’espionnage s’y fait doctrinaire, mais l’espion a souvent du coup d’œil politique et de la divination. Dans un intéressant travail intitulé : Observations d’un bon Français, il signale notamment les menées de l’ambassadeur d’Angleterre, à Paris, lord Withworth, s’efforçant de rapprocher les royalistes et les jacobins pour les unir contre Bonaparte.
  14. Voyez la Revue du 1er mai 1908.
  15. Suit le récit de la tentative d’assassinat et de la ruse imaginée par Péretti pour ne pas être achevé par le spadassin. Le signalement de l’homme vêtu de gris et qui simule l’ivresse se trouve dans une déclaration subséquente.
    La ruelle des Fossoyeurs se nomme à présent rue Servandoni. Elle était, en 1802, peu construite et presque partout bordée par des murs de jardins ou par d’anciens couvens… On sait qu’en 1793 Condorcet, mis hors la loi, y trouva un asile, dans la pension bourgeoise de la citoyenne Vernet.
  16. Voyez, dans notre Complot des Libelles, le portrait que nous avons tracé de Dubois, et le récit de sa lutte avec Fouché.
  17. Voyez la Revue du 1er mai 1908.
  18. Ce fut au cours de son voyage dans les départemens belges qu’un arrêté du Premier Consul transféra de Douai à Lille la préfecture du Nord.
  19. Deux ans de prison, 5 000 francs d’amende et interdiction des droits civils ! Audience de la Cour d’assises du 24 juillet 1837 : procès de la Quotidienne. — Gazette des Tribunaux, n° 3705.
  20. Voyez la Revue du 1er juin 1908.