***
L’Aventure de Fiume
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 653-670).
FIUME, L’ADRIATIQUE
ET
LES RAPPORTS FRANCO-ITALIENS

III [1]
L’ÉPILOGUE D’UNE DICTATURE


X. — LE MEMORANDUM DU 9 DÉCEMBRE 1919 <br/ LES NÉGOCIATIONS AVEC D’ANNUNZIO

Dès l’instant qu’Italiens et Américains n’ont pas pu se mettre d’accord deux à deux, il ne reste, pour le moment, qu’à reprendre les conversations à quatre, entre Italiens, Français, Anglais et Américains. C’est la conclusion naturelle à laquelle on en arrive à Londres et à Paris. M. Scialoja, s’étant rendu à Londres au début de décembre 1919, y reçoit de MM. Lloyd George, Clemenceau et Polk un mémorandum, daté du 9. C’est une consciencieuse et minutieuse mise à jour de la question ; une récapitulation des points sur lesquels l’accord est unanime, de ceux sur lesquels subsiste une divergence ; une discussion technique des demandes italiennes encore en litige ; une énumération, empruntée à un télégramme de M. Lansing, des concessions antérieurement faites aux vœux de l’Italie ; une démonstration de l’intérêt qu’elle trouvera à ne pas englober un plus grand nombre de Yougo-Slaves ; enfin, un pressant et très amical appel à l’esprit de conciliation de son gouvernement : le tout destiné à servir de point de départ et de base à un nouvel examen.

Du mémorandum du 9 décembre, le public italien n’a d’abord connu que la remise à M. Scialoja. De la teneur du document, il n’a su que ce que peut contenir une analyse de quelques lignes, n’insistant que sur la partie négative. Aussi l’a-t-il mal accueilli. Il y a vu une mise en demeure, presque une intimidation ; et, de nouveau, alliés anglais et français ont eu, en Italie, une mauvaise presse, accusés qu’ils furent de se solidariser avec l’associé américain et de se joindre à lui pour un acte de pression. Quand le texte a été intégralement publié, en février suivant, avec celui d’autres pièces du débat, quelques journaux ont convenu qu’il n’y avait pas eu de quoi tant s’offusquer et s’alarmer et que, en tout cas, toute intention de mise en demeure était étrangère à cet acte de courtoise et calme discussion. Mais l’impression première n’a pas été complètement effacée, et, même parmi les Italiens chez qui elle l’a été, il y en a encore beaucoup qui pensent que M. Scialoja aurait mieux fait de se refuser à recevoir ce mémorandum.

Les points sur lesquels l’accord n’apparaît pas réalisé sont la représentation diplomatique de Zara, demandée par l’Italie ; l’indépendance totale de Fiume-ville, détachée de l’Etat-tampon ; le contact direct entre la ville et le territoire italien par une langue de terre le long de la mer ; l’annexion à l’Italie de l’Ile de Lagosta. Comme le mémorandum ne laisse entrevoir de concession possible que sur le premier de ces points, la conversation en reste là, et l’affaire n’a pas fait un pas quand M. Scialoja rentre à Rome.

Faute d’une solution diplomatique, à la suite de laquelle il devienne possible de faire sortir d’Annunzio de Fiume, le gouvernement italien cherche à obtenir le départ du dictateur sans attendre cette solution. Mettant de côté toute considération d’amour-propre, il accepte la conversation avec celui qui l’a si copieusement vilipendé. Rien ne démontre mieux à quel point il est troublé par l’affaire de Fiume et désireux de l’acheminer vers un dénouement. En décembre viennent à Rome le major Giuriati, « chef d’État-major » de d’Annunzio, et le commandant Rizzo, commandant l’ « escadre du Quarnero. » Ils ont des pourparlers avec des membres du Cabinet et, quand ils repartent de Rome, l’entente est considérée comme en bonne voie. La négociation se poursuit, après leur départ, entre d’Annunzio et le général Badoglio, commandant l’armée de la zone d’armistice, par l’intermédiaire du chef d’État-major de cette armée, le colonel Siciliani. Le 15 décembre, la grosse cloche de Fiume appelle le peuple sur la place du palais du gouvernement et, de la loggia, d’Annunzio donne lecture des conditions acceptées par le général Badoglio, moyennant lesquelles le dictateur et ses volontaires pourraient quitter la ville. Aucun des textes de ce document, qui ont circulé en Italie et dont certains ont même paru dans la presse, n’est d’une authenticité établie ; il est donc préférable de n’en citer aucun. Tout ce que l’on peut affirmer, c’est que le gouvernement s’est engagé à ne pas accepter, pour la question de Fiume, de solution inférieure à un minimum, considéré par d’Annunzio comme suffisant pour lui permettre d’évacuer et de céder la place à des troupes régulières. Et cet engagement a dû être, pour le gouvernement, une raison de plus de ne pas céder au delà d’un certain point, dans les négociations qu’il a poursuivies depuis avec les alliés. Il est très probable en outre que, en définissant la solution minima au-dessous de laquelle le gouvernement s’engageait à ne pas descendre, le général Badoglio a dépassé les intentions du gouvernement lui-même, celui-ci n’ayant pas dû promettre plus que la solution Tittoni. Quoi qu’il en soit, sur la base des principes énoncés dans la déclaration lue aux Fiumains le 15 décembre, d’Annunzio est prêt à s’effacer, et le Conseil National, dans un ordre du jour également communiqué au peuple, approuve son départ. Mais un groupe d’intransigeants, résolus à ne le laisser, à aucun prix, partir vivant, réussit à lui en imposer, travaille la population et parvient à ce qu’un référendum, ordonné par le dictateur et favorable à l’acceptation de l’accord, soit tenu pour nul et non avenu. Les choses en sont, depuis lors, restées là.


XI. — LE COMPROMIS NITTI. — l’ACCORD DU 14 JANVIER ET LA NOTE DU 20 JANVIER 1920.

Au début de janvier 1920, M. Nitti et M. Scialoja se rendent à Paris, à Londres et de nouveau à Paris. Les Etats-Unis se sont alors de plus en plus désintéressés des affaires encore en suspens. Après M. Wilson et M. Lansing, M. Polk a regagné Washington. Le Gouvernement américain ne se fait plus représenter au Conseil suprême, comme à la conférence des Ambassadeurs, que par un délégué chargé d’écouter et de rendre compte. Il semble donc normal de reprendre à trois, entre Français, Anglais et Italiens, l’examen de la question adriatique, au même titre que celui des autres questions non résolues. La réunion des trois Présidents du Conseil en fournit l’occasion, et la présence, à côté d’eux, de la délégation serbe-croate-slovène permet des conversations simultanées avec elle. Aussi est-il procédé de la sorte.

M. Nitti est parti de Rome, ayant arrêté les grandes lignes des propositions nouvelles, d’un « compromis » sur des bases sensiblement différentes des projets antérieurs. Les délégués yougo-slaves, M. Pachitch et M. Trumbitch, en reçoivent connaissance dès l’arrivée à Paris du premier ministre italien et avant le retour à Belgrade du Prince Régent, qui est venu en visite en France. Bien qu’ils répugnent à s’en accommoder, l’accueil qu’ils y font laisse espérer qu’ils tiendront compte de l’extrême et légitime désir des Puissances d’en finir avec cette affaire. Dans les entrevues de M. Nitti avec M. Lloyd George et M. Clemenceau, l’entente se fait, le 14 janvier, entre les trois chefs de gouvernement sur les bases suivantes : Fiume sous la souveraineté italienne, sans Sussak remis aux Slaves, sans le port ni le chemin de fer régis par la Société des Nations ; une bande de territoire reliant Fiume à l’Italie ; une rectification vers Senosecchia à la frontière d’Istrie ; les iles de Lissa, Lussin et Pelagosa à l’Italie, mais démilitarisées ; Zara indépendant, avec droit de choisir sa représentation diplomatique ; mandat italien sur l’Albanie diminuée au Nord d’une région remise aux Yougo-slaves et au Sud d’une région attribuée aux Grecs ; Vallona à l’Italie. A la communication officielle de ces propositions, la délégation yougo-slave répond par des objections sur tous les points. M. Nitti fait alors une concession importante, en renonçant à la souveraineté italienne sur Fiume, qui deviendrait ville indépendante dans les mêmes conditions que Zara. Cette concession laisse la délégation yougo-slave indifférente. Aussi bien n’est-ce pas à elle, M. Pachitch n’étant plus président du Conseil, mais au gouvernement de Belgrade qu’appartient la décision. Car ce qu’on a appelé le compromis Nitti lui est soumis le 20 janvier par les gouvernements français et anglais dans une note, qui lui laisse le choix entre cette solution et l’exécution pure et simple de la Convention de Londres.

A cette alternative, le gouvernement yougo-slave tente de se soustraire en entamant un marchandage : il lui est répondu que le compromis est à prendre ou à laisser, non à discuter. Il demande alors une prolongation du délai qui lui a été imparti pour répondre par oui ou par non : on la lui accorde. Il allègue ensuite qu’il ne connaît pas la Convention de Londres, pourtant publiée par les journaux : on lui en télégraphie le texte. Il répond enfin, le 28 janvier, mais ni par oui, ni par non. S’empressant de ne pas considérer sa réponse comme un refus définitif, les gouvernements français et anglais, par une démarche conjointe de leurs ministres à Belgrade le 8 février, par une lettre à M. Trumbitch le 13, lui rappellent qu’il s’agit d’une option et insistent pour connaître sa décision : nouveaux atermoiements ; une crise ministérielle, longue à résoudre, survient à propos ; on laisse prévoir qu’on optera pour le traité de Londres, parce qu’inexécutable par l’Italie, mais aucun parti n’est pris ; ainsi est laissé à une intervention américaine, qui se dessine depuis une quinzaine de jours, le temps de se produire. Il serait injuste de contester la réalité des difficultés, où l’alternative franco-anglaise a plongé le gouvernement serbe-croate-slovène. Force lui a été de tenir compte, dans cette affaire, des dispositions des Croates et des Slovènes, plus directement intéressés et plus intransigeants que les Serbes. Mais ce n’est pas s’aventurer beaucoup que de conjecturer qu’il a habilement gagné du temps pour attendre le secours de M. Wilson.

Dès que M. Wilson a connu l’option offerte par les Alliés à Belgrade, entre le compromis Nitti et la Convention de Londres, il est sorti de sa retraite pour formuler des observations. M. Lloyd George et M. Clemenceau lui ont répondu, en expliquant les raisons de leur initiative, se défendant d’avoir voulu agir à l’insu des Etats-Unis, et faisant valoir l’avantage, pour les Yougo-Slaves, de cette sorte de cote mal taillée qu’est le compromis Nitti.

Ces explications ne satisfont pas le président Wilson qui, le 13 février, adresse à Londres et à Paris une note, rétorquant tous les arguments de M. Clemenceau et de M. Lloyd George, critiquant sur tous les points la solution soumise à Belgrade, déclarant ne pouvoir l’accepter, et se terminant par la menace de retirer, si les gouvernements français et anglais persistent dans leur décision, le traité de paix avec l’Allemagne et le traité de garantie franco-américain. La réponse de M. Lloyd George et de M. Millerand, qui vient de succéder à M. Clemenceau, est d’une dignité et d’une fermeté parfaites. Après avoir discuté une fois de plus la solution proposée pour l’Adriatique, elle maintient très nettement l’obligation, pour la France et l’Angleterre, de respecter le traité de Londres, après une guerre qui a eu son origine dans la violation d’un traité signé près de cent ans auparavant ; elle remarque qu’aucune nation n’a le monopole de la moralité, en ce qui concerne les rapports européens et les conditions de la paix ; elle fait enfin ressortir la disproportion entre la question en litige et la menace de M, Wilson de détruire tout l’édifice des traités sortis de la Conférence de Paris. A cette réponse, M. Wilson réplique sur un ton plus modéré, mais sans se départir de son opposition au compromis Nitti ; il déclare toutefois ne pas mettre obstacle à un arrangement italo-yougo-slave, conclu en dehors de toute pression de tierces Puissances. Cette communication clôt l’échange de notes.


XII. — DE LA CONFÉRENCE DE SAN-REMO A LA CONFÉRENCE DE SANTA-MARGHERITA-LIGURE

Après l’échec de la campagne diplomatique de janvier-février 1920, la ressource indiquée par les circonstances, et la seule subsistante, ou peu s’en faut, est une entente directe avec les Yougo-Slaves : une entente recherchée non plus par des voies officieuses, mais par la voie officielle. C’est vers quoi s’oriente le cabinet de M. Nitti, à partir de mars 1920.

A diverses reprises, dans le cours de ce mois que M. Scialoja passe à Londres et à Paris, les journaux annoncent qu’il a rencontré M. Trumbitch et causé avec lui. Vraie ou fausse, la nouvelle prouve que l’idée est dans l’air. Et, en effet, des deux parts on s’y accoutume et l’on se prépare à aborder en tête-à-tète le redoutable problème.

A ce moment prennent un caractère aigu les difficultés surgies entre l’Allemagne et les Alliés, au sujet de l’exécution, ou plutôt de la non-exécution du traité de Versailles et, au début d’avril, la France procède à l’occupation de trois villes de la rive droite du Rhin. C’est alors qu’on a pu mesurer le tort fait en Italie par l’affaire de Fiume à la cause française. Une opération, qui, en d’autres temps, n’aurait soulevé aucune objection, étant donné les impérieuses raisons qui la justifiaient, non seulement ne rencontra aucune approbation au delà des Alpes, mais suscita une désapprobation, qui, même quand elle fut exprimée modérément et amicalement, n’en fut pas moins explicite. Beaucoup jugèrent la question en soi, sans y faire intervenir les désillusions nationales, ce qui ne veut pas dire sans en subir l’influence. Mais beaucoup aussi les y firent intervenir et pensèrent ou dirent : « Chacun son tour, chacun pour soi. » Sentiment peu équitable à quelques semaines de la menace encourue par la France de la part des États-Unis, pour son attitude envers la Yougo-Slavie.

L’opinion publique italienne aurait pu, alors, être redressée, dirigée dans une meilleure voie, et il faut reconnaître que malheureusement elle ne l’a pas été.

A la Conférence de San Remo, du 17 au 28 avril, la question de l’Adriatique n’a tenu qu’une petite place, tout à fait à la fin. M. Nitti, dans la dernière séance, a annoncé qu’il était prêt à se rallier à la solution de M. Wilson, moyennant quelques modifications. M. Millerand lui a répondu que le gouvernement français se considérait toujours comme lié par la Convention de Londres ; si le gouvernement italien se ralliait à la solution Wilson, il n’y avait qu’à en prendre acte ; mais s’il y proposait des modifications, on se trouvait en présence de nouvelles propositions, qui demandaient à être examinées. M. Lloyd George s’est associé à cette réponse. Elle venait d’être formulée, quand est parvenu à M. Nitti un télégramme de M. Trumbitch, s’excusant sur sa santé de n’avoir pu se rendre à San Remo, se déclarant disposé à chercher avec lui les bases d’une entente directe, et lui demandant une entrevue.

Cette ouverture a été accueillie. L’entrevue a été fixée à Pallanza. M. Scialoja venait d’y arriver et d’y prendre contact avec M. Trumbitch, quand la chute du Cabinet Nitti a coupé court aux pourparlers.

Il n’a presque rien été su de l’entrevue de Pallanza. La chute du cabinet dont faisait partie le négociateur italien, M. Scialoja, a presque tout de suite suspendu les négociations. La crise ministérielle et la constitution d’un nouveau ministère Nitti, réduit à démissionner le jour de sa présentation devant les Chambres, ont fait diversion à l’entrevue interrompue et détourné d’elle l’attention. M. Trumbitch et M. Scialoja n’en avaient pas moins été en contact un ou deux jours. Leurs conversations n’avaient pu dépasser la phase initiale où chacun expose son point de vue. Mais, dans cet exposé même, des négociateurs tant soit peu experts savent bien discerner les points sur lesquels chacun est prêt à des concessions. Et par là la fugitive rencontre de Pallanza n’a pas été tout à fait inutile. De ce jour, on a eu lieu de penser en Italie qu’il y avait moyen, notamment, de s’entendre avec M. Trumbitch sur l’autonomie de Fiume.

Au ministère Nitti succéda le cabinet de M. Giolitti, où le portefeuille des Affaires étrangères fut confié au comte Sforza. Diplomate de carrière, partisan déclaré de l’alliance avec la France et l’Angleterre, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères sous le précédent gouvernement, le comte Sforza avait été ministre d’Italie auprès du gouvernement serbe pendant la guerre. Il avait toujours cherché à concilier les intérêts des deux pays ; il était favorable à l’établissement entre eux de rapports de bon voisinage et de collaboration, à condition d’assurer pleinement la sécurité de l’Italie, en obtenant pour elle sa frontière naturelle, et de sauvegarder la nationalité des principales agglomérations italiennes d’outre-Adriatique. C’est dire qu’il était acquis d’avance à la recherche directe d’un terrain d’entente avec les Yougo-Slaves, à la reprise des négociations interrompues à Pallanza ; en quoi il était d’ailleurs pleinement d’accord avec le nouveau président du Conseil.

Mais des difficultés extérieures et intérieures ont d’abord retenu l’attention du cabinet Giolitti. En Albanie a éclaté une insurrection générale. En Italie, des obstacles inattendus ont retardé ou empêché l’envoi à Vallona de renforts déjà tardifs. Cette situation a hâté une conversion qui était dans les intentions du président du Conseil italien. M. Giolitti tenait en effet pour la conception qu’il avait défendue au temps de la Triplice : l’Albanie aux Albanais. Cette politique, il ne la trouvait pas démodée dans les circonstances présentes et, si elle obligeait à renoncer au protectorat proclamé pendant la guerre et au droit à l’occupation militaire, il estimait que l’Albanie avait déjà coûté à l’Italie assez de milliards en pure perte. Son avis était partagé par le comte Sforza. "Des négociations furent entreprises sans délai avec le gouvernement albanais, l’Italie reconnaissant l’indépendance de l’Albanie et obtenant la concession de l’ile de Sazzeno, avec les deux pointes de la baie de Vallona. Ces négociations ont abouti à un accord de principe qui a conduit les deux parties à des relations diplomatiques suivies.

Les Yougo-Slaves ne s’étaient pas d’abord apitoyés outre mesure sur l’échec de la politique de protectorat et d’occupation militaire italienne en Albanie centrale. Mais, quand ils virent que cet échec conduisait l’Italie à l’adoption d’une politique diamétralement opposée, qui mettait en péril leurs propres prétentions sur l’Albanie du Nord, notamment sur Scutari, ils commencèrent à trouver l’aventure infiniment moins plaisante. Leur intérêt s’accrut à déblayer le terrain de la question essentielle, celle des frontières, avec ces voisins italiens qui jouaient serré, parvenaient à rétablir tant bien que mal une partie aussi compromise que la partie albanaise, n’avaient pas encore reconnu l’unité imparfaitement cimentée du royaume serbe-croate-slovène, et pouvaient être tentés de faire au Monténégro l’application du même principe d’indépendance qu’à l’Albanie. Aussitôt constitué le Cabinet Giolitti, le gouvernement de Belgrade avait fait savoir à Rome qu’il était prêt à rouvrir les négociations directes sur la question adriatique. Une certaine impatience de les reprendre effectivement devint sensible de sa part au fur et à mesure que le temps passa.

M. Giolitti et le comte Sforza déclarèrent, dès la première ouverture, qu’ils étaient décidés à les reprendre et n’attendaient que de le pouvoir. Le président du Conseil voulut toutefois se donner le temps d’étudier l’affaire, à laquelle il n’avait pas encore été personnellement mêlé, et de mettre sur pied un projet définitif de solution. Il voulut aussi obtenir d’avance l’assentiment des premiers ministres anglais et français à la solution de son choix. Ce fut un des objets de ses entrevues avec M. Lloyd George à Lucerne et avec M. Millerand à Aix-les-Bains. Après ces deux rencontres, M. Giolitti était assuré que tout règlement sur lequel il se mettrait directement d’accord avec les Yougo-Slaves aurait l’adhésion des gouvernements de Londres et de Paris. Après les conférences d’Aix-les-Bains, le 14 septembre, parut un communiqué où l’on relevait le passage suivant, relatif à l’Adriatique : « M. Millerand a marqué tout le prix qu’il attachait au prompt règlement de la question de l’Adriatique par l’entente directe entre les intéressés envisagée par le gouvernement italien et de nature à sauvegarder les légitimes aspirations de l’Italie ainsi que tous les intérêts en cause afin d’établir entre les nationalités voisines un état politique propre à développer entre celles-ci des rapports d’intérêts et d’amitié. La France accueillera un tel accord avec une profonde sympathie et y donnera d’avance sa pleine adhésion. »

Les délais subis par la reprise des négociations directes donnèrent le temps de se produire à une autre circonstance digne d’être notée. D’Annunzio et le Conseil National de Fiume proclamèrent l’indépendance de la ville. Comme l’indépendance, et non pas l’annexion à l’Italie, était précisément ce que le gouvernement italien avait l’intention de demander, cette proclamation facilitait sa tâche. Elle le justifiait aux yeux des plus ardents nationalistes d’Italie de ne pas demander l’annexion. Malheureusement, d’Annunzio gâta une mesure judicieuse en y mettant son cachet personnel d’outrance et de fantaisie. Il institua, sous le nom de Régence Italienne du Quarnero, un Etat dont les frontières mal définies pouvaient être étendues ultérieurement par décision du gouvernement de la Régence. Il le dota d’une constitution, qui est plutôt la reconstitution archéologique et artistique d’une République italienne de l’époque de la Renaissance. Le gouvernement de Fiume se composa désormais d’un Conseil des Illustres, d’un Conseil des Recteurs, d’une Assemblée dénommée Arengo. Encore les dénominations eussent-elles importé peu, si cette savante restitution du passé avait été pratique, et surtout si l’on avait su avec précision à quel territoire devait s’étendre la juridiction du gouvernement de la Régence. Mais ce point restait dans le vague.

En octobre, le comte Sforza acheva d’arrêter avec M. Giolitti, qui villégiaturait à Cavour, tous les articles du programme à présenter aux Yougo-Slaves. L’amiral Millo, gouverneur de la Dalmatie, fut mandé de Zara à Rome pour s’entendre avec le Gouvernement. Le général Caviglia, commandant l’armée de la zone d’armistice, vint également s’entretenir avec les ministres. Dans les deux hypothèses du succès comme de l’échec des négociations, il convenait de coordonner d’avance l’action militaire avec l’action diplomatique. Les chefs de l’armée et de la marine devaient être informés de ce qu’ils auraient à tenir et à évacuer. En même temps, les communications d’usage furent échangées entre Belgrade et Rome pour s’inviter les uns les autres dans toutes les formes, fixer le lieu et la date de la rencontre. Enfin, après beaucoup de précautions, sans doute nécessaires pour ménager, dans les deux pays, les partis contraires à la conciliation, le comte Sforza et M. Bonomi, ministre de la Guerre, se trouvèrent, le 8 novembre, en présence de M. Vesnitch, président du Conseil, de M. Trumbitch, ministre des Affaires étrangères, et de M. Stojanovitch, ministre des Finances, à Santa-Margherita-Ligure. Il avait été annoncé que M. Giolitti, premier plénipotentiaire italien, se rendrait à la Conférence quand le besoin s’en ferait sentir.

Le comte Sforza était résolu à ne pas laisser la discussion s’éterniser. Toutes les données du problème étaient plus que connues, rebattues. Toutes les cartes du jeu l’étaient aussi. Italiens et Serbes savaient que même M. Wilson s’était déclaré, en février 1920, prêt à souscrire à tout accord librement établi entre eux et qu’au surplus l’élection de M. Harding à la succession du Président en exercice ne laissait guère à la Yougo-slavie l’espoir d’un appui américain, si elle repoussait des conditions italiennes modérées et équitables. Serbes et Italiens savaient que la France et l’Angleterre éprouvaient un vif désir de voir clore le litige ; que le gouvernement français avait instamment conseillé la conciliation à Belgrade, ce qu’il pouvait faire en se prévalant d’une amitié cimentée par une glorieuse confraternité d’armes et d’une assistance prêtée fidèlement à la vaillante nation yougo-slave, aussi bien pendant les héroïques épreuves de la guerre qu’autour des tables de la Conférence de la Paix.

Il s’agissait donc moins de discuter que de constater si l’on était disposé à en finir.

Aussi la conférence fut-elle rapide. Saisis des propositions italiennes, les négociateurs yougo-slaves manifestèrent d’abord une hésitation à les accepter, qui fit craindre une rupture. Mais ils avaient trop de bon sens pour renouveler la faute de janvier 1920 ; et il se résolurent à souscrire à l’essentiel de ce qui leur était soumis. Ramassée en quelques jours, la négociation aboutit, le 12 novembre, à un traité que M. Giolitti vint signer et qui règle enfin, par un accord direct entre les intéressés, la question adriatique. L’Italie obtient, à l’Est, sa frontière naturelle, passant par le Monte Nevoso, couvrant efficacement Trieste et lui laissant la totalité de l’Istrie, avec la voie ferrée qui relie Fiume par Saint-Pierre à Laybach (Lubiana). Elle acquiert les îles de Cherso, Lussin, Lagosta et Pelagosa, Zara lui est attribuée en toute souveraineté avec un petit hinterland. Fiume est érigée en Etat indépendant, formé du corpus separatum et d’une bande de territoire établissant la contiguïté territoriale avec le royaume. Toute la partie de la Dalmatie que la convention de Londres réservait à l’Italie et toutes les îles dalmates autres que les quatre iles citées plus haut sont dévolues à la Yougo-Slavie. Des garanties spéciales sont stipulées en faveur des Italiens englobés dans les limites de l’Etat serbe-croate-slovène et des Yougo-slaves englobés dans celles de l’Italie.

Ce traité termine le différend à des conditions plus avantageuses pour l’Italie qu’aucun des projets de transaction discutés auparavant. Il le termine néanmoins à des conditions dont les Yougo-Slaves n’ont pas à se repentir. Chacun des deux peuples, dont certaines aspirations-restent insatisfaites, doit et peut raisonnablement attendre d’une amélioration de leurs rapports la récompense de ses concessions. Pareille amélioration, dont les négociateurs se sont immédiatement appliqués à donner l’impression, peut-être pour les deux pays d’un prix inestimable. Elle est le complément logique du traité, qui prévoit entre eux des accords économiques et qui a donné lieu entre les signataires à des déclarations du plus heureux augure.


XIII. — L’ÉPILOGUE DE LA DICTATURE DE GABRIEL D’ANNUNZIO.

Italiens et Yougo-Slaves d’accord ; alliés des uns et des autres consentant d’avance à leur arrangement direct et empressés à s’en féliciter : la question de l’Adriatique pouvait être considérée comme réglée. C’était compter sans M. d’Annunzio.

A peine le soupir de soulagement qui a salué le traité de Rapallo [2] a-t-il eu le temps de s’exhaler des poitrines italiennes et alliées, qu’un souci est venu s’y mêler et, pour ainsi dire, le comprimer : que fera d’Annunzio ? Et, faute d’une réponse à cette troublante question, un vœu général s’est exprimé : pourvu qu’il ne fasse pas des siennes !

S’il a entendu ce vœu, le poète dictateur ne l’a, en tout cas, pas exaucé. Fiume n’ayant pas été partie au traité de Rapallo, il a prétendu ne pas le reconnaître. Fiume, c’est-à-dire lui. Car il est hors de doute que, si la population de Fiume eût été libre de ses décisions, elle eût accepté l’accord italo-yougo-slave dans le même esprit de conciliation où il avait été conclu. Mais, de la Régence qu’il avait créée M. d’Annunzio pouvait dire : l’Etat c’est moi. Maître de la ville par ses légionnaires, sa volonté faisait loi ; et sa volonté ne s’est pas inclinée devant un règlement intervenu en dehors de lui.

Son refus s’est manifesté sans délai par l’occupation des iles de Veglia et d’Arbe et de la position de Castua, laissées par le traité en dehors des limites de l’État de Fiume. Le gouvernement italien s’est ainsi trouvé mis au défi d’exécuter l’accord qu’il venait de signer, autrement dit de faire honneur à sa signature.

Le gouvernement royal a judicieusement mis à profit la période de réflexion qu’il avait laissée à M. d’Annunzio, pour s’assurer de la parfaite discipline du contingent italien d’occupation en Dalmatie et pour faire ratifier à Rome le traité de Rapallo. La discussion à laquelle cette ratification a donné lieu dans les deux Chambres a été pour le comte Sforza l’occasion de justifier son œuvre diplomatique et de rendre hommage a l’appui des Alliés. Le Ministre des Affaires étrangères n’a pas eu de peine à prouver que le traité donnait à l’Italie, entre le Brenner et la mer, une frontière alpestre qui complétait entièrement son unité géographique. Il a justement mis en lumière le danger qu’il y aurait eu à englober un plus grand nombre de Slaves dans les limites italiennes et a insisté sur les rapports de bon voisinage que l’arrangement conclu rendait possibles entre l’Italie et l’État serbe-croate-slovène. Quant aux concours des Alliés, « l’œuvre accomplie à Rapallo fut, dit-il, rendue moins ardue par l’appui cordial des gouvernements de France et de Grande-Bretagne, qui, jusqu’à la rivière ligure, firent parvenir aux Ministres serbes-croates-slovènes les recommandations les plus vives, dans l’intérêt même, d’ailleurs, du jeune royaume. C’est pour nous un agréable devoir d’en porter témoignage au Parlement et au pays : il est bon que ceux-ci le sachent, comme ils savent que, dans la crise adriatique maintenant heureusement résolue, la cause italienne a été servie par diverses voies. »

La ratification du traité acquise à une grande majorité et approuvée par le Roi, cet acte est devenu loi de l’Etat. Il a eu pour lui la volonté nationale et l’approbation royale, qui avaient sanctionné l’initiative gouvernementale. C’est le moment qu’attendait pour en finir le gouvernement italien. Un ultimatum fut alors adressé en son nom par le général Caviglia à M. d’Annunzio, lui enjoignant de souscrire, dans le délai de 24 heures, à l’évacuation des îles et positions indûment occupées, au libre départ de Fiume des bâtiments de la Marine Royale arbitrairement retenus dans ce port, à la restitution des autos blindées séquestrées, au licenciement de tous les légionnaires natifs d’ailleurs que Fiume et son territoire. Dédaignant les éclaboussures dont la colère du poète l’avait gratifié, le général Caviglia avait joint à cet ultimatum une lettre où il l’exhortait encore fraternellement à prononcer la parole d’obéissance aux ordres du Roi et à la volonté de la Patrie. A l’expiration du délai fixé lui parvint une réponse de M. d’Annunzio, qui ne laissait aucune espérance de voir celui-ci s’incliner devant la loi.

Alors a suivi son cours l’application de mesures de coercition concertées entre l’autorité militaire et le Gouvernement, mesures efficaces, mais encore sagement graduées. D’abord, un resserrement du blocus, qui le rend effectif et l’applique à l’approvisionnement de vivres. Ensuite, en raison de l’altitude de plus en plus menaçante que prenait M. d’Annunzio et de divers actes offensifs accomplis par ses légionnaires, une avance des forces royales sur Fiume. Bien que destinée à continuer jusque dans la ville même, si c’était nécessaire, cette avance a été conduite par le général Ferrario, commandant la 45e division, avec toute la prudence et la lenteur voulues pour diminuer les risques d’effusion de sang. Ce n’est pas sans avoir essayé d’abord de la persuasion qu’il s’est résolu, ou plutôt résigné à employer la force. Des négociations ont été entamées et poursuivies par l’intermédiaire du général Caviglia, commandant en chef l’armée de la Vénétie Julienne. Des conférences ont été tenues entre ce général et le dictateur. Le traité de Rapallo a été officiellement communiqué à M. d’Annunzio, des éclaircissements, des apaisements, des assurances lui ont été données. Rien n’y fit et rien n’y pouvait faire, dès l’instant qu’il émettait la prétention de faire modifier le traité. A défaut d’autres prétentions inacceptables, celle-là suffisait à rendre stérile ce suprême effort de conciliation, le gouvernement italien ne pouvant évidemment laisser remettre en question, fût-ce sur les limites de l’État de Fiume, ce dont il avait convenu avec le gouvernement serbe-croate-slovène.

A la patience méritoire du Gouvernement de sa patrie, M. d’Annunzio ne s’est pas contenté d’opposer l’intransigeance la plus absolue. Il a répondu par l’insolence la plus cinglante et parfois par l’insulte, répliquant à des communications courtoises par de sèches fins de non-recevoir, n’épargnant même pas le général unanimement respecté, qui, jusqu’au bout, s’astreignait envers lui à la déférence. Hanté, comme toujours, par des réminiscences historiques ou littéraires, il a, quand la fermeté de son contradicteur ne lui a plus laissé d’espoir d’obtenir gain de cause, paraphrasé le Ave César, morituri te salutant, dans un manifeste où il criblait de sarcasmes M. Giolitti et le général Caviglia. Après pareille apostrophe, l’insuccès de la tentative d’accommodement était patent. Le dictateur s’était coupé les ponts en annonçant son sacrifice et celui de ses fidèles. Répugnant à le consommer et décidé à épuiser toutes les ressources avant d’en venir là, le gouvernement italien a encore procédé par étapes. Son premier pas dans la voie de la répression matérielle a été de proclamer et d’établir le blocus de Fiume. En même temps, le général Caviglia, qui avait déjà sommé M. d’Annunizo de ramener ses troupes dans les limites fixées par le traité, intimait aux légionnaires du poète l’ordre de rentrer dans la légalité. La flotte de Pola allait faire une démonstration navale devant le port du Quarnero.

A ce moment est parti de toute l’Italie, à l’adresse de M. d’Annunzio, un appel à la soumission. De toutes parts et de tous les partis, sans en exclure les nationalistes, les voix les plus autorisées se sont élevées pour l’exhorter à céder et à lui rappeler la noble réponse de Garibaldi, lui aussi invité à obéir à sa patrie et à son Roi : Obbedisco, « j’obéis. » Sensible comme il l’est aux souvenirs historiques, M. d’Annunzio n’a pas manqué de s’inspirer de ce mémorable précédent. Mais ce fut pour en prendre le contre-pied et répondre : Desobbedisco, « je désobéis. » En vain une commission de sénateurs et de députés, choisis dans tous les groupes des deux Chambres, se rendit-elle auprès de lui pour lui transmettre le vœu de la nation. Elle ne put le faire démordre de son parti pris de résistance. En vain aussi quelques-uns de ses plus notables collaborateurs, le général Ceccherini, M. Pantaleoni, Font-ils quitté, désapprouvant son obstination et ne voulant pas entrer en lutte contre leur pays. Leur exemple n’a pas éclairé sa conscience aveuglée par une conception différente et certainement fausse de son devoir.

Aux premières mesures prises pour le réduire, il a riposté en déclarant « l’état de guerre avec le Roi d’Italie, » — (comment cette énormité n’a-t-elle pas fait reculer l’ancien commandant d’escadrille aérienne ? ) ; en malmenant le général Caviglia dans de nouveaux manifestes qu’on hésite à croire authentiques et où il déclarait lui répondre par le « mot de Cambronne ; » enfin en opposant la force à la force. En tentant de s’opposer à la marche des troupes régulières, il a rendu inévitables des engagements, au cours desquels les deux partis eurent à déplorer des pertes, heureusement peu nombreuses, mais dont le seul fait devait forcément importer plus que les proportions. La responsabilité qu’il crut devoir prendre d’une lutte fratricide rend totalement inexplicable une assurance que, selon toute la presse italienne, il venait de donner solennellement : « Le sang fraternel ne sera pas versé. »

L’Italie a été profondément émue par ce qui n’était matériellement que des escarmouches et moralement beaucoup plus. Elle les a ressenties comme une épreuve douloureuse à tous sans exception. Cette douleur s’est manifestée plus particulièrement chez ceux que la participation à la politique ou les habitudes d’esprit rendent plus vibrants aux épisodes de la vie nationale : parlementaires, édiles, journalistes, universitaires et étudiants. Des pavillons furent mis en berne ; des discours prononcés, des proclamations affichées, des articles publiés, qui interprétaient l’émotion générale et le deuil public. Le pénible conflit fut assimilé à une tragédie cornélienne, où la passion lutte contre le devoir. Mais, à l’exception de quelques nationalistes exaltés, l’opinion publique italienne n’a pas considéré un seul instant que la tragédie fût et dût se terminer autrement que par le triomphe du devoir sur la passion. Elle est restée, en somme, parfaitement sereine dans son émotion. Il n’y a pas eu à enregistrer la moindre hésitation à cet égard, ni chez les civils qui ont regardé appliquer le douloureuse consigne, ni chez les militaires qui l’ont exécutée. Et c’est avec justesse qu’un journaliste en vue, raillant l’inutilité des conseils de sagesse et des appels à la raison multipliés par certains de ses confrères, a pu dire que la nation n’en avait nul besoin, étant assez grande pour se passer de bonne d’enfant et de nourrice.

Est-ce la constatation de ce fait qui a enfin eu raison de l’intransigeance de M. d’Annunzio ? Il est infiniment probable qu’elle y est pour quelque chose. Sans doute s’était-il imaginé qu’il pourrait soulever l’Italie dans un élan d’indignation contre la violence dont il était l’objet et raidir Fiume dans un effort de résistance à outrance. L’attitude de la population italienne et de la population humaine, qui lui ont l’une et l’autre signifié qu’elles ne le suivraient pas, parce que l’une et l’autre étaient satisfaites par la solution du traité, lui a enlevé cette double illusion. Et en la lui enlevant, elle a fait s’écrouler son rêve. Persister à être indéfiniment plus exigeant pour eux-mêmes que les Fiumains et que les Italiens eût été d’un illogisme passant les bornes, en admettant que ce fût matériellement possible. Pour faire le bonheur des gens, il faut tout de même tenir compte un peu de leurs vœux.

C’est le 30 décembre que M. d’Annunzio s’est résolu à en tenir compte, en autorisant ses plénipotentiaires, le Syndic de Fiume et le ministre de la Guerre de la Régence, à souscrire aux conditions de soumission posées par le général Caviglia. Par le fait même il renonçait à mourir, ce qui est fort heureux, et à faire tuer les autres, ce qui ne l’est pas moins. Il a ratifié cette sage mais tardive résolution en termes peu courtois pour ses compatriotes. L’Italie ne méritait pas qu’il fit pour elle « la dépense de mourir. » Ce n’était pas la peine qu’il « sacrifiât sa vie au service d’un peuple qui ne se souciait pas de distraire même un instant sa gloutonnerie des ripailles de Noël. » Mauvais mot de la fin ; triste désaveu à des actes de bravoure, en considération desquels ses compatriotes ne lui tiennent pas rigueur d’une parole amère.

Les conditions de la convention intervenue entre ses mandataires et le commandant des troupes régulières sont en train de s’exécuter. M. d’Annunzio a abdiqué ses pouvoirs civils et militaires et dissous ses légionnaires, salués par lui d’une dernière proclamation qu’il a appelée un « Alala funèbre. » Tout permet d’espérer que le point final est mis à l’aventure de Fiume,


Nous avons suivi depuis l’origine jusqu’à son terme la laborieuse négociation du règlement de la question adriatique. Nous nous sommes attaché à en montrer, au fur et à mesure, le contre-coup sur les rapports franco-italiens. Ce contre-coup a longtemps, en dépit des efforts du gouvernement français, été préjudiciable aux intérêts de la France en Italie.

La dernière phase de l’affaire a été plus propice à la bonne entente des deux côtés des Alpes. Cela est fort heureux, car cette harmonie des rapports franco-italiens est éminemment désirable.

A ce point de vue, on ne saurait mieux conclure cette étude qu’en rappelant les paroles prononcées par un des meilleurs juges des questions franco-italiennes, notre éminent ambassadeur à Rome, M. Barrère, au cours d’un discours prononcé devant la colonie française, le 14 juillet 1919 [3] :

« La liquidation du défunt empire austro-hongrois est en cours. Personne ne saurait mettre en doute la sympathie qui correspond, de notre part, à l’intérêt si légitime avec lequel nos alliés italiens en attendent la suite et la fin, derrière la frontière naturelle, la barrière stratégique inviolable, dont elle leur assure déjà, dans l’avenir, le bénéfice inappréciable : bénéfice qu’on n’estime à sa juste valeur que lorsqu’on ne l’a pas soi-même ! Un jour prochain viendra, j’en ai la confiance, où, dans leur unité réalisée, en présence de leurs destinées nationales accomplies, nos alliés italiens d’hier, d’aujourd’hui et de demain, prononceront, sur le rôle de chacun, le jugement serein, équitable et pratique, dont nous répond leur haut sens national. En attendant, aucune difficulté passagère, encore moins aucune rancœur ne doivent nous détourner de maintenir unis, dans cet après-guerre que nous pourrons bientôt appeler la paix, les deux peuples généreux qui l’ont été dans la guerre. »


XXX.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier et du 1er mars.
  2. Le traité italo-yougo-slave a pris le nom de Rapallo, localité voisine de Santa-Margherita-Ligure.
  3. Nouvelle Revue d’Italie du 15 janvier 1920. Discours à la Colonie française, par M. Camille Barrère.