L’Avenir politique de l’empire allemand

Revue des Deux Mondes tome 43, 1881
George Valbert

L’Avenir politique de l’empire allemand


L'AVENIR POLITIQUE
DE
L'EMPIRE ALLEMAND

Il y a dix ans révolus que le nouvel empire germanique a été proclamé au. château.de Versailles, dans la galerie des glaces, en face d’un autel recouvert d’un drap rouge où se détachait l’image de la croix de fer prussienne. Dix années bien employées comptent dans la vie d’un peuple, et il est naturel qu’au commencement de 1881, beaucoup d’Allemands aient senti le besoin de se recueillir, de rentrer en eux-mêmes, de faire leur inventaire et leur bilan, de dresser l’état de leurs profits et de leurs pertes. — Où en sommes-nous ? se sont-ils demandé. Noire situation présente répond-elle aux espérances que nous avions conçues ? Nous avons fondé notre nouvel établissement politique à la sueur de nos fronts ; Dieu sait tous les efforts, tout le sang qu’il nous a coûtés. Un avenir glorieux et tranquille lui est-il réservé ? nos peines ont-elles été suffisamment payées ? ceux qui nous gouvernent savent-ils bien où ils vont et nous mènent-ils où nous voudrions aller ? bref, sommes-nous contens et avons-nous le droit de l’être ?

« Notre jeune empire allemand vient d’achever son deuxième lustre, lisons-nous dans une, brochure récemment publiée, par un ministre d’état du grand-duché de Baden, devenu président de la haute cour des comptes. Quand on considère le chemin parcouru, on devrait s’attendre à rencontrer partout ce sentiment de douce satisfaction qui convient à un peuple, lorsque après des siècles de vaines aspirations et de laborieux efforts, il a vu ses rêves s’accomplir. Il n’est pas même nécessaire de regarder au dehors pour que celui d’entre nous qui a l’humeur la plus chagrine sente battre son cœur en comparant les honneurs qui sont rendus aujourd’hui au nom allemand avec cette sorte de tolérance dédaigneuse et compatissante dont nous étions autrefois l’objet. A l’intérieur aussi, les progrès accomplis défient toute comparaison… Et pourtant, dans une foule d’esprits, la reconnaissance pour les résultats obtenus, la confiance joyeuse dans l’avenir ont fait place à un certain malaise. Il ne manque pas de raisons pour expliquer cette fâcheuse disposition, si commune aujourd’hui. Les conséquences des calamités économiques qui nous avaient frappés n’ont pas encore été réparées, quoique un mieux sensible tende à se produire. L’ultramontanisme emploie incessamment les perfides artifices qui lui sont familiers à propager partout le mécontentement que lui fait éprouver l’échec de ses plans de domination, en quoi il est aidé par le travail souterrain de la démocratie sociale, qui, fomentant les mauvaises passions et les convoitises des uns, les inquiétudes des autres, s’applique à empoisonner l’esprit public. Toutefois on n’a pas encore réussi à aigrir les populations prises dans leur masse. Les incertitudes, les défiances, les soucis, le mécontentement sont surtout répandus parmi ceux qui prennent une part immédiate et active aux luttes politiques, ou qui du moins les suivent avec un intérêt constant. Cette mauvaise humeur se manifeste particulièrement chez les libéraux, qui tremblent, non pour l’unité de l’Allemagne, mais pour quelques-unes des libertés récemment conquises. Le centre catholique, qui s’était flatté de l’espoir d’être récompensé des services qu’il avait rendus au gouvernement dans la réforme du tarif douanier, a été déçu dans son attente, et s’il consent à adoucir en quelque mesure ses procédés, il n’en persévère pas moins dans son système d’opposition à outrance. Les partis conservateurs eux-mêmes, quoique les signes des temps leur semblent plus propices, paraissent moroses et peu rassurés ; l’extrême droite pressent que, dans le cas le plus favorable, elle devra renoncer à plusieurs de ses prétentions, et les modérés s’efforcent vainement de constituer dans le parlement une majorité à la fois conservatrice et libérale qui ait une assiette solide. Assurément chacun des partis qui nous divisent a ses griefs et ses sujets de plainte ; nous ne voulons pas rechercher ce qu’il y a de fondé dans leurs doléances, nous tenions seulement à constater qu’en dépit des brillans succès remportés durant ces dix dernières années, le découragement est la maladie régnante dans nos cercles politiques[1]. »

Ainsi parle M. le docteur Jolly dans sa brochure, qui, à ce qu’il paraît, n’a pas été composée et publiée sans l’aveu de M. de Bismarck ; en tout cas, elle est de nature à lui plaire. En l’écrivant, l’ancien ministre badois s’est proposé de combattre le pessimisme et les dispositions chagrines de beaucoup d’Allemands enclins à voir les choses en noir. Il se plaint qu’il y a parmi ses compatriotes trop d’idéalistes intransigeans, dont les rêves refusent d’entrer en composition avec les réalités de la vie et dont la devise est : Tout ou rien. Il se plaint aussi que le goût de tout censurer et de tout dénigrer est trop répandu en Allemagne : « Si d’autres peuples, dit-il, ont péri par un excès d’optimisme, nous souffrons plutôt d’un excès d’esprit critique. » Cependant il convient que la situation actuelle n’est pas absolument satisfaisante, que l’avenir n’est pas définitivement assuré, qu’on peut s’attendre de jour en jour à voir tout remettre en question. Le nouvel établissement politique est encore incomplet, inachevé. Qu’en adviendra-t-il ? Le bloc de marbre sera-t-il dieu, table ou cuvette ? Frédéric II disait que son grand-père, en érigeant la Prusse en royaume, avait mis dans sa postérité un germe d’ambition qui devait fructifier tôt ou tard, que la monarchie qu’il avait fondée était une espèce d’hermaphrodite qui tenait moins du royaume que de l’électorat, qu’il avait laissé à ses descendans « le soin de décider cet être. » On peut dire que pareillement le nouvel empire germanique est une création équivoque, qui tient à la fois du césarisme et de la monarchie constitutionnelle, mais qui n’est franchement ni l’un ni l’autre. Les Allemands ont le sentiment vague ou précis qu’un jour ou l’autre il faudra décider cet être, et ils se demandent comment cette crise se dénouera, si c’est la réaction ou le libéralisme qui aura gain de cause. Ce doute les tient en suspens et en haleine, et l’avenir leur paraît un peu trouble.

Parmi les mécontens que M. Jolly s’efforce de tranquilliser et de rasséréner, les uns s’en prennent ouvertement à M. de Bismarck, ils le rendent responsables de leurs chagrins, ils prétendent qu’en toute occurrence il n’a pris conseil que de ses convenances personnelles, que la constitution qu’il leur a octroyée a été faite par un homme et pour un homme, d’où il résulte que, quand cet homme ne sera plus, la machine aura beaucoup de peine à fonctionner. D’autres, au contraire, reprochent aux partis d’avoir entravé M. de Bismarck dans son œuvre et dans ses combinaisons, de s’être plu à le contrarier, à le gêner, à lui susciter mille ennuis et des difficultés sans nombre. Tout serait allé bien mieux s’il avait eu ses coudées franches, si l’on avait respecté la liberté de’ son génie et de ses inspirations. Deux philosophes qui ont traité dernièrement ce sujet s’accordent à regretter qu’on n’ait pas investi le chancelier d’une sorte de dictature provisoire. L’un de ces philosophes représente à ses compatriotes qu’ils auraient mieux fait de suivre exemple de leur souverain, que le roi Guillaume a eu souvent à se plaindre des procédés de son ministre, et que cependant il l’a toujours « supporté et toujours laissé faire. « La postérité, ajoute-t-il, s’étonnera que l’Allemagne ait produit dans notre temps un si grand homme et qu’elle lui ait cherché tant de chicanes. » Les philosophes allemands ont du goût pour les dictateurs, et ils croient volontiers à l’infaillibilité des grands hommes. Ces plaintes contradictoires nous paraissent également injustes et mal fondées. M. de Bismarck a l’habitude de faire toujours tout ce qu’il peut, mais on ne saurait exiger de lui qu’il opère des miracles. S’il a beaucoup pensé à lui en organisant l’empire allemand, s’il s’est fait sa part, la part du lion, il a fait aussi celle des autres. Il n’a pas procédé en dictateur. Plus sage, plus avisé que certains philosophes, il a jugé que le temps des Lycurgue et des Solon était passé, qu’on ne constitue pas une nation sans la consulter, sans lui demander son avis, sans se mettre d’accord avec l’opinion publique. Il s’était réservé la haute main et l’initiative, il avait conçu, rédigé de toutes pièces son programme, mais il l’a modifié, amendé selon le goût de ceux qu’il tenait à satisfaire. Se maintenant dans une sphère supérieure, se dérobant quelquefois comme le dieu qui rentre dans sa nuée, il n’a voulu se donner à aucun parti, mais il a traité tour à tour avec l’un ou avec l’autre et il les a tous invités à s’associer à son entreprise. Il a produit ainsi une œuvre composite, pleine de disparates, dont lui seul possède le secret et qui ne le satisfait qu’à moitié ; toutefois il est résolu à s’en contenter. Quand il ne sera plus là pour la défendre, chaque parti s’efforcera de la tirer à lui, et Dieu sait ce qu’il en adviendra ; est-il responsable des sottises qu’on pourra faire après sa mort ?

Que la constitution de l’empire allemand ne fasse le bonheur de personne, pas même de celui qui l’a inventée, c’est un fait qu’on peut regretter, mais qu’il en pût être autrement, que M. de Bismarck soit demeuré au-dessous de sa tâche, cela nous semble fort douteux. Il avait à compter avec des situations si complexes, avec des intérêts si compliqués et si contraires, qu’à sa place nul homme d’état ne s’en serait mieux tiré. Il a été éclectique, non par goût, par tempérament, par humeur ou par caprice, mais par sagesse et par nécessité. Conservateurs et libéraux se plaignent également de lui. S’ils étaient de bonne foi, s’ils se livraient à un sérieux examen de conscience, ils avoueraient qu’il n’était pas en son pouvoir de leur procurer une entière satisfaction et qu’il a eu besoin de toute son habileté pour ne leur causer qu’un mécontentement modéré.

M. de Bismarck n’a pas voulu que la constitution de l’empire fût l’œuvre exclusive d’un parti, et on ne saurait l’en blâmer. Il ne pouvait trouver dans aucun groupe politique un appui suffisant, ni des vues, des désirs, des intérêts absolument conformes aux siens. Aussi n’a-t-il conclu d’alliance défensive et offensive avec personne ; il a toujours refusé de s’engager, il n’a passé que des marchés temporaires et conditionnels, il n’a contracté que des liaisons d’un jour. Il est possible que la coquetterie soit le fond de son humeur, il n’en est pas moins vrai que sa situation le condamnait aux infidélités ; quoi qu’on lui proposât, il trouvait partout quelque chose à prendre et quelque chose à laisser. S’il avait suivi son penchant, s’il avait obéi à ses sympathies naturelles, il aurait lié partie avec les conservateurs, ses vieux amis éprouvés, qui, au temps du conflit, lui avaient prêté main-forte avec un infatigable dévoûment. Mais le roi de France, quand il prend son métier au sérieux, n’ignore pas seulement les injures faites au duc d’Orléans, il est tenu d’oublier aussi les services rendus. Si le chancelier n’a jamais rompu avec ses anciens amis, il les a souvent semonces, souvent rabroués et souvent contristés ; le salut de son entreprise était à ce prix.

Les conservateurs prussiens représentent moins l’esprit de conservation que les tendances, les opinions, les intérêts d’une caste. Ils se recrutent surtout parmi la petite noblesse terrienne de la Prusse occidentale et orientale, de la Poméranie, du Brandebourg ; la Silésie et la Westphalie ne leur fournissent qu’un faible contingent, et ils n’ont jamais réussi à prendre pied dans les Provinces Rhénanes. Comme le remarque M. Jolly, ils ont peu de ramifications hors de Prusse. En 1877 et 1878, ils ont obtenu quelques sièges dans le royaume de Saxe, dans les deux Mecklembourg ; ils ont remporté aussi quelques succès électoraux dans le grand-duché de Baden, mais ils les devaient au bon vouloir des ultramontains, dont l’alliance n’est jamais sûre. Les hobereaux prussiens, qui sont la moelle et l’âme du parti, ont joué un grand rôle dans l’histoire de leur pays, et on serait mal venu à leur disputer l’influence qu’ils exercent. Ils sont nés, ils ont grandi dans l’idée qu’ils se doivent à leur roi et qu’ils sont les serviteurs de l’état. Ils ne plaignent ni leur temps ni leurs peines, ils sont toujours prêts à payer de leur personne dans les assemblées provinciales comme sur les champs de bataille. De quoi qu’il s’agisse, le principe d’autorité leur est cher ; ils ont une aversion profonde pour toute mesure qui tend à diminuer les prérogatives royales, il leur semble qu’amoindrir le souverain, c’est les amoindrir eux-mêmes. Enclins à une économie presque parcimonieuse dans la conduite de leur ménage, ils ne marchandent jamais les deniers publics au ministre de la guerre, ils votent avec empressement toutes les augmentations qu’il leur demande. Pour le socialiste, l’armée est un fléau ; pour le progressiste, elle est un mal nécessaire ; pour le vrai conservateur prussien, elle est l’arche sainte, l’école où l’on apprend toutes les vertus et particulièrement cette sévère discipline sans laquelle il n’y a plus de peuples respectueux ni de rois exactement obéis.

Le malheur est que ces hobereaux si méritans, si dévoués à l’état, pleins d’abnégation, disposés aux grands comme aux petits sacrifices, ont l’esprit court et la tête étroite. M. de Bismarck aurait bien voulu leur ôter leurs préjugés, en leur laissant toutes leurs vertus ; cela n’était pas facile. Vertus et préjugés, tout cela se tient ; ce sont des marchandises qu’il faut acheter en bloc. Pour les conservateurs prussiens, la gloire, le bonheur suprême dans ce monde est d’être un Prussien, et ils estiment qu’un Prussien ne peut devenir Allemand sans déroger. Si on les eût écoutés, la Prusse eût gardé son quant-à-soi politique, ses institutions et ses coutumes propres, elle se fût abstenue de faire ménage en commun avec ses frères du Sud, elle les eût laissé se gouverner et s’administrer à leur guise, elle se serait contentée de leur imposer son hégémonie militaire et d’en faire des soldats dignes de servir sous ses drapeaux. M. de Bismarck a tâché plus d’une fois de leur persuader que leurs désirs étaient des chimères, que pour rendre les hégémonies acceptables, il importe de les déguiser, que le particularisme du Brandebourg est aussi dangereux que les autres, que, pour décider les Allemands à devenir Prussiens, il fallait que les Prussiens se résignassent à devenir un peu Allemands, qu’enfin chacun devait y mettre du sien et renoncer à quelque chose. Ils ont eu beaucoup di peine à l’en croire ; ils ne se sont pas révoltés, mais ils ont obéi tristement, la tête basse, et leurs soupirs ont été entendus de toute l’Europe.

Quand un parvenu abandonne à jamais l’humble demeure de ses pères pour habiter le fastueux palais qu’il s’est bâti, il n’a garde d’emmener avec lui ses meubles dépenaillés, ses rideaux fripés, ses vieilles chaises boiteuses. Il se commande un ameublement tout neuf, et il faut que ses domestiques, son train de vie, sa dépense comme ses habitudes, tout soit assorti à sa nouvelle fortune. Les conservateurs prussiens entendaient transporter dans la grande maison neuve leurs vieux meubles et toutes leurs vieilles habitudes d’esprit. Leur intelligence réfractaire et fermée à toutes les idées qui ont cours dans le monde depuis 1789 ; ils protestent contre tous les changemens économiques et sociaux qui se sont produits dans la société moderne. Ils estiment qu’il n’y a d’état bien ordonné que celui où chacun se tient à la place que lui a assignée sa naissance, et dans lequel la direction de l’esprit public appartient à une classe formée de gentilshommes campagnards, médiocrement riches, mais en revanche portant tous l’épaulette. Ils désapprouvent toutes les lois qui tendent à modifier les situations consacrées par le temps et à déplacer les influences ; la liberté d’industrie, la liberté d’établissement, la liberté du commerce de l’argent leur sont odieuses. C’est ce qui explique la part qu’ils prennent aujourd’hui à l’agitation anti-sémitique. Le juif représente à leurs yeux l’influence maudite de la fortune mobilière, l’insolence du million qui fait la roue au soleil, et depuis qu’Israël enrichi s’est mis à bâtir et à posséder la terre, leurs ressentimens ne connaissent plus de bornes.

D’ailleurs ils n’ont jamais pu concevoir que la religion fût une chose indifférente en matière politique ; ils la considèrent comme le soutien du trône, comme l’alliée naturelle de la discipline militaire, ils n’admettent pas qu’on puisse exercer une charge de quelque importance sans avoir fait ses preuves d’orthodoxie. Comme récrivait dernièrement M. Mommsen, il n’y a pour eux de citoyen digne de posséder tous les droits politiques que « celui qui descend d’un des trois fils de Mannus, qui s’entend à labourer et à semer, et qui comprend l’Évangile comme l’interprète son pasteur. » L’empire allemand ne pouvait leur agréer qu’à la condition d’être un empire agricole, militaire et chrétien. M. de Bismarck aime et prône l’agriculture, il fait passer l’intérêt de l’armée avant tous les autres, et il a déclaré plus d’une fois que l’état est tenu d’agir et de parler en bon chrétien ; mais il a toujours fait ses réserves, il est trop de son siècle pour ne pas les faire. Après que saint Patrick eut converti les Irlandais, ils continuèrent de penser qu’un peu de paganisme était nécessaire au bonheur, et dans la cérémonie du baptême par immersion, ils avaient soin que le bras droit de l’enfant demeurât hors de l’eau, afin que plus tari il pût s’en servir sans scrupule pour étrangler son ennemi, pour caresser sa maîtresse ou pour agiter le cornet aux dés. Si attaché que soit M. de Bismarck à la doctrine de l’état chrétien, il paraît croire, lui aussi, qu’un peu de paganisme est nécessaire au bonheur d’un grand empire, et dans toutes les lois qu’il a fait voter par son parlement, au grand chagrin de ses anciens alliés, il a eu soin de faire la part du démon, de ce diable qui remplit les escarcelles et rend les impôts indirects très productifs. Le baptême du nouvel empire allemand est demeuré incomplet comme celui des Irlandais du temps jadis : le bras droit sortait de l’eau, et les conservateurs orthodoxes n’ont pas été contens.

Quelque irritation qu’aient souvent causée à M. de Bismarck les préjugés et les entêtemens de ses vieux amis, quelques duretés qu’il leur ait dites quelquefois, il les a toujours considérés comme son troupeau et sa famille. Mais, pour exécuter le programme qu’il avait conçu, il a dû recourir à l’assistance du parti libéral, qui exprime la pensée de la classe moyenne et des universités et qui, en toute rencontre, fait profession de rationalisme politique. Si les préjugés sont de grands rémoras, le rationalisme a aussi ses inconvéniens. Il ne croit qu’à la logique et à l’évidence de ses principes, il fait trop bon marché de l’histoire, des traditions, des souvenirs, des sentimens et même des convenances. Il ressemble parfois à un taureau lâché dans une boutique de porcelaines, et l’Allemagne est le pays du monde où les porcelaines sont les plus précieuses et les plus fragiles. Les libéraux, auxquels M. de Bismarck dut avoir recours pour organiser la confédération du Nord et plus tard l’empire allemand, lui reprochaient de s’arrêter à mi-chemin, de manquer de conséquence et de résolution. Il est certain que, dans sa politique intérieure, cet impétueux, ce violent a pu ressembler, en plus d’une occasion, à un homme de juste milieu, préférant aux brutalités souvent inutiles, toujours odieuses, les sages tempéramens et les moyens détournés. Les libéraux entendaient faire de l’Allemagne un empire unitaire, et ils tenaient peu de compte des susceptibilités, des inquiétudes, des ombrages des petits souverains, que M. de Bismarck a dû protéger contre leurs entreprises. Il leur disait : « Je n’ai jamais passé pour un homme timide, gauche ou embarrassé, mais soyez sûrs que j’ai réclamé de nos confédérés tous les sacrifices que ma conscience me permettait de leur imposer, et que je ne saurais aller plus loin. » Le 15 novembre 1871, quand les unitaires à outrance proposèrent que toutes les monnaies allemandes fussent frappées à l’effigie de l’empereur, il leur répondit : « Vous me parlez de vos convictions, j’ai aussi les miennes et je passe ma vie à leur faire violence dans l’intérêt de l’état. Nous autres hommes de gouvernement, nous n’avons pas le droit de ne consulter que nos préférences et nos désirs. Ce n’est pas pour exercer de fâcheuses pressions sur nos confédérés que Dieu a donné à la Prusse la force dont il lui a plu de l’investir. En ma qualité de chancelier de l’empire, les sentimens personnels des monarques confédérés, surtout des plus puissans d’entre eux, ne me sont nullement indifférens, et celui qui n’en a cure n’est qu’un théoricien. Je dois compter avec ces sentimens, ils pèsent sur mes décisions. » Il cherchait à les consoler en insinuant que les moyens détournés conduisent plus sûrement au but, il les engageait à ne pas déranger ses combinaisons, il leur disait comme Archimède au soldat romain : Noli turbare circulos meos, — après quoi il leur rappelait que la logique n’est pas tout dans les affaires humaines, mais il ne les persuadait pas. Les conservateurs se résignaient en soupirant ; les libéraux, moins dociles, ne soupiraient pas, ils se fâchaient, et, obligés de céder, ils se promettaient de revenir à la charge. La logique s’arroge le droit d’être intraitable et se fait un de voir d’être indiscrète.

Mais ce n’est pas seulement l’Allemagne une et indivisible que réclamaient les libéraux ; ils aspiraient à inaugurer dans le nouvel empire le pur régime parlementaire, et c’est à quoi M. de Bismarck ne pouvait pas se prêter, leurs tentatives se sont heurtées contre d’inexorables refus. Ceux qui pensent qu’il se débarrasserait volontiers de son parlement lui font tort. Il consent à se laisser discuter, il accorde aux assemblées un certain droit d’inspection et de contrôle dans les affaires de l’état, il les autorise à voter le budget des dépenses, à examiner, à amender, à corriger les lois, il souffre même qu’elles le questionnent quand il lui plaît d’être questionné ; mais il n’admet pas que son existence dépende de leur bon plaisir, ni qu’elles se mêlent de faire ou de défaire des ministres. Ce sont les principes consacrés par la monarchie prussienne qu’il a introduits dans la charte de la confédération du Nord et de l’empire allemand, et cette fois il a eu pour lui l’assentiment des conservateurs. En Angleterre, le cabinet n’est qu’un comité du corps législatif ; en Prusse, il est le représentant du roi. En Angleterre, à la vérité, la chambre des communes ne choisit pas directement les ministres, mais elle les impose au choix du souverain ; en Prusse, le souverain les choisit au gré de ses intérêts et de ses convenances. En Angleterre, ils sont les serviteurs du parlement, et quand ils ont maille à partir avec ce maître capricieux et mobile, ils doivent résigner leurs fonctions ; en Prusse, ils sont les serviteurs de la couronne, et ils restent en charge aussi longtemps qu’ils possèdent sa confiance. Jamais le roi Guillaume, devenu empereur d’Allemagne, n’aurait consenti à se dépouiller de ce qu’il regarde comme sa plus précieuse prérogative. Il pense avoir fait toutes les concessions qu’on pouvait honnêtement lui demander ; il s’en tient là : sa gloire comme sa vieillesse le protègent contre les indiscrétions des parlementaires et des logiciens. — « Je vous ai fait assembler, disait Henri IV aux notables de Rouen, pour recevoir vos conseils, pour les croire, pour les suivre, envie qui ne prend guère aux rois, aux barbes grises et aux victorieux. » — Et comme Gabrielle d’Estrées lui reprochait cet excès de condescendance : « Ventre saint-gris, il est vrai, répartit le roi, mais j’avais mon épée. » L’Allemagne est le pays où il y a le plus de parlemens, mais l’épée est toujours là. D’habitude, elle est polie, souvent même accorte, gracieuse, et elle déguise ses refus sous un ton d’aimable bonhomie ; mais elle n’abdique jamais, elle se réserve le dernier mot. C’est l’épée de Sadowa et de Sedan.

Les Anglais ont décidé que la royauté est la source déshonneurs et la trésorerie la source des affaires. L’empereur d’Allemagne et son chancelier entendent disposer des affaires aussi bien que des honneurs ; mais les libéraux en appellent. M. le docteur Jolly, pour en revenir à lui, leur représente qu’ils ont tort, qu’après tout l’empire allemand jouit des bienfaits du régime constitutionnel, puisque toutes les lois y sont votées par le Reichstag. Il les engage à se contenter de ce qu’on leur a donné, il les exhorte à abjurer leurs chimères. Il s’efforce de leur démontrer que le régime parlementaire est inconciliable non-seulement avec les prérogatives du souverain, mais avec l’esprit militaire, avec la situation qui a été faite à l’armée allemande, avec l’influence toute-puissante de la bureaucratie. Il remarque également que le parlementarisme ne prospère et ne fleurit que dans les pays où il y a deux partis et où ces deux partis s’accordent sur certains principes, tandis que dans le Reichstag il y a des socialistes, des Polonais, des guelfes, des ultramontains, des progressistes, des conservateurs à outrance et des conservateurs mitigés, des libéraux intransigeans et des libéraux accommodans, à l’eau de rose. Le moyen de former une majorité gouvernementale avec des partis si divisés, sans compter qu’à l’exception du centre catholique, ils sont rebelles à la discipline, enclins à chipoter, à discuter la consigne, à bourrer, à houspiller leurs chefs ? M. Jolly en conclut que les changemens désirés par les libéraux ne s’accompliront pas de si tôt, qu’avant cinquante ans au moins il ne saurait en être question.

Les libéraux pourraient lui répondre qu’on ne naît pas parlementaire, qu’on le devient, que c’est précisément par la pratique des affaires que les partis se forment à la discipline et acquièrent l’esprit de gouvernement, que pour apprendre aux enfans à nager, on commence par les jeter à l’eau. On pourrait lui répondre aussi que le régime qu’il combat a déjà réussi à s’acclimater dans une grande partie de l’Europe et qu’il tend à faire sans cesse de nouveaux progrès. C’est une contagion qui gagne de proche en proche ; l’Allemagne parviendra-t-elle à s’en préserver ? Elle possède aujourd’hui un grand homme d’état qui lui tient lieu de beaucoup de choses et qui lui interdit les expériences. Quand elle l’aura perdu, les expérimentateurs auront beau jeu ; ils invoqueront le courant du monde et de l’opinion, et il sera difficile de les tenir en échec. Il est des entraînemens auxquels on ne résiste pas.

Ce qu’il faut accorder à M. Jolly, c’est que l’expérience parlementaire ne pourra se faire en Allemagne sans y causer une crise dont les conséquences seront graves et peut-être funestes. Aux difficultés qu’il a signalées s’en joint une autre plus sérieuse encore, dont il n’a rien dit. Pour arriver à leurs fins, les libéraux devront à leurs risques et périls remanier la constitution, qui a placé à la tête de l’empire et au-dessus du Reichstag une sorte d’assemblée souveraine appelée le conseil fédéral. Cette assemblée se compose des représentans officiels des états confédérés, munis d’instructions qui les lient, d’un mandat impératif et d’un droit de veto absolu. « Le conseil fédéral, disait M. de Bismarck en 1871, est une véritable chambre des états, où siègent non des individus, mais les gouvernemens qu’ils représentent. Quand le baron de Friesen ouvre un avis, c’est un royaume qui parle par sa bouche, son vote est celui de la couronne de Saxe, ayant derrière elle le parlement saxon. Le respect qui est dû au vote de vingt-cinq états explique l’importance que possède le cons il fédéral et qui n’est pas celle d’une assemblée ordinaire : tout changement dans la constitution en vertu duquel cette chambre des états de l’empire allemand serait affaiblie, diminuée ou médiatisée me paraîtrait infiniment dangereux. Le conseil fédéral est un collège fédératif, chargé d’exercer la souveraineté collective de l’empire, car la souveraineté ne réside pas dans l’empereur, elle réside dans l’ensemble des gouvernemens confédérés. Je vous engage à ne pas toucher au conseil fédéral, je vois dans cette institution une sorte de palladium, une puissante garantie pour l’avenir de l’Allemagne. »

Les libéraux rêvent de donner la direction des affaires à un ministère impérial responsable devant le Reichstag ; ils ne pourraient exécuter leur projet sans porter une grave atteinte à la souveraineté du conseil fédéral et sans le réduire à la condition d’une simple chambre des lords. — « Croyez-vous, s’écriait M. de Bismarck dès 1867, qu’un prince allemand se résigne à échanger sa situation contre celle d’un simple pair ? » Il ajoutait quelques jours plus tard : « Ce que vous désirez, je n’oserais pas le demander au roi de Saxe. » — Quand il ne sera plus là pour défendre les garanties et les avantages qu’il a stipulés lui-même en faveur des souverains confédérés, quand la marée montante du libéralisme unitaire emportera les digues qu’il lui opposait, on demandera au roi de Saxe, au roi de Bavière, au roi de Wurtemberg beaucoup de choses qu’il leur sera pénible d’accorder. Consentiront-ils généreusement à se réduire au rang de simples pairs ? Signeront-ils leur déchéance de leur propre main ? Selon toute apparence, il leur en coûterait moins de se démettre que de se soumettre. Et les libéraux en viendront peut-être à souhaiter leur démission, car les libéraux finiront par s’apercevoir que les petites couronnes sont souvent fort gênantes et que, pour établir l’unité de gouvernement dans un état fédératif, la première chose à faire est de supprimer les rois, les princes et les grands-ducs. Nous doutons que l’argumentation solide, mais un peu filandreuse de M. Jolly, les décide à renoncer à leurs visées ; toutefois il a raison de leur représenter que le régime parlementaire est bien difficile à installer en Allemagne. En vérité, il serait plus aisé d’y proclamer la république ; le malheur est que cette solution ne plairait pas à tout le monde. Que sera l’Allemagne dans cinquante ans ? Les destinées sont mystérieuses, et tout prophète, fût-il président de la haute cour des comptes, est sujet à caution.

M. Jolly a écrit sa brochure pour combattre les alarmistes et pour dire leur fait aux pessimistes. Cependant il est obligé de convenir que les institutions que s’est données l’empire allemand sont à la fois imparfaites et difficilement perfectibles, qu’il faut avoir un bon caractère pour s’en contenter, mais qu’on ne saurait les réformer sans tout remettre en question. Il convient aussi que, quand M. de Bismarck ne sera plus là, l’Allemagne se trouvera fort empêchée de le remplacer et aura beaucoup de peine à se passer de lui. « Après moi, le gâchis ! » disait un jour le roi Louis-Philippe. C’est précisément le gâchis qui, à tort ou à raison, fait peur à ces pessimistes dont M. Jolly cherche à relever le courage. Aussi s’accordent-ils tous à souhaiter que M. de Bismarck vive encore très longtemps. Il s’est plaint si souvent de sa santé que ses doléances n’excitent plus guère d’inquiétudes, A vrai dire, alors même qu’il se porte bien, lei illégalités de son humeur causent quelquefois du tracas à ceux qui l’entourent ; mais l’Allemagne s’y est accoutumée, et comme certain mari à qui sa femme reprochait de n’avoir pas assez d’égards pour ses nerfs, elle lui dirait volontiers : « Pardonnez-moi, j’ai beaucoup de respect pour vos nerfs ; depuis quinze ans au moins je vous en entends parler avec considération, ce sont pour moi d’anciennes connaissances, et nous finirons, eux et moi, par devenir bons amis. »


G. VALBERT.

  1. Der Reichstag und die Partheien, von Dr Jolly ; Berlin, 1880.