L’Avenir du Bimétallisme

Le bimétallisme peut-il être sauvé ?
Duc de Noailles

Revue des Deux Mondes tome 125, 1894


LE
BIMÉTALLISME PEUT-IL ÊTRE SAUVÉ ?

« Votre article sur le bimétallisme, une perle, un bijou ! la fin surtout, une pure ivresse ! » s’écriait la comtesse de Morlaine en s’adressant à l’un des invités de l’élégant salon du Lys rouge[1]. Est-il plus ingénieuse et plus mondaine façon d’avouer à un auteur qu’on ne l’a pas lu ? Tout ce que peut demander le bimétallisme, c’est la bienveillante résignation d’un lecteur qui ne recule pas effrayé devant le sujet.

Nos grandes sociétés agricoles se sont vivement émues de la crise monétaire, dont le contre-coup atteint l’agriculture française, déjà cruellement éprouvée. Les discussions soutenues sur cette question compliquée, dans les intéressantes réunions des agriculteurs de France, comme à la dernière conférence de Londres, et au récent congrès de Lyon, montrent que chez nos honorables et savans amis l’habileté de la parole ne le cède en rien à la profondeur des connaissances. Quant au patriotisme des intentions, chacun s’empresse d’y rendre hommage. D’excellentes choses ont été dites, notamment sur les inconvéniens onéreux du change et sur la nécessité de réhabiliter la monnaie d’argent.

Au milieu de ce débat si complet, y a-t-il encore place pour les libres propos d’un rural, très perplexe de ne pas se trouver toujours d’accord avec d’éminens collègues, dont il apprécie fort le talent et la compétence ?


I

La plupart des agriculteurs sont nettement bimétallistes. Ce qui me sépare d’eux, c’est moins le bimétallisme même que la manière de l’entendre et de le pratiquer. Je ne saurais les suivre, dès qu’ils prétendent maintenir un rapport légal fixe entre la monnaie d’argent et la monnaie d’or. Ce principe me paraît faux et périlleux à tous les points de vue, pour le bon ordre de nos finances et pour notre sécurité nationale.

Si le bimétallisme peut encore rendre des services, c’est à la condition d’être dirigé dans une voie nouvelle. Le rapport légal fixe du métal blanc au métal jaune a toujours été l’écueil des diverses tentatives de bimétallisme international qui se sont produites depuis une trentaine d’années. Ce sera, je le crains, l’éternelle pierre d’achoppement contre laquelle viendront échouer tour à tour toutes les propositions visant au même but.

Qui ne se révolterait à l’idée de décréter l’équivalence obligatoire entre deux quantités constantes de froment et d’avoine, de coton et de laine, de plomb et de fer ? Dans de pareilles conditions, aucune transaction loyale ne resterait possible, chacun de ces divers produits étant respectivement affecté par des hausses et des baisses dissemblables et variables. La solidarité forcée des produits entraînerait l’iniquité inévitable des échanges. Pourquoi l’équivalence obligatoire entre deux poids déterminés d’or et d’argent serait-elle plus pratique et plus légitime ?

On dit : La monnaie est un étalon. Mais le propre des étalons scientifiques de mesure consiste à ne jamais changer, et nul n’ignore à quelles fluctuations de valeur sont sujets les différens étalons monétaires, tout comme de simples marchandises. Sans remonter jusqu’à la crise des cuivres, sous l’empire romain, nous connaissons exactement les troubles survenus dans la valeur des monnaies, dans le prix des choses et des services à la fin du XVe siècle et au XVIe, lorsque de grosses quantités d’or furent apportées d’Amérique en Europe. Plus tard, la découverte des mines d’or de Californie causa de telles préoccupations que Cobden, Michel Chevalier et d’autres grands économistes proposèrent de démonétiser l’or et de reprendre l’argent pour étalon unique. Les mines d’or d’Australie amenèrent des résultats analogues. Et que ne nous promettent pas, pour un temps plus ou moins prochain, celles de l’Afrique méridionale, dont on dit merveilles ? Hier encore, une nouvelle réserve aurifère était signalée, l’île de Bornéo, où le précieux métal abonde à la fois « au fond des cours d’eau et dans les flancs des montagnes ».

Même instabilité pour l’argent, dont la production excessive, aux États-Unis, au Mexique et ailleurs, a provoqué en sens inverse une crise si grave que, dans presque toutes les contrées d’Europe et jusqu’aux Indes anglaises, il a fallu suspendre la frappe libre de la monnaie blanche. Notons que ces mouvemens alternatifs de baisse n’ont rien d’anormal. Loin d’être des accidens extraordinaires, ce sont des phénomènes naturels, qui affectent séparément, ou pour ainsi dire individuellement et dans des proportions différentes, tantôt l’un tantôt l’autre des deux métaux monnayés, soumis eux aussi aux lois générales de la production, de l’offre et de la demande ; les relations de valeur entre eux sont donc modifiées sans cesse.

Naguère, devant la dépréciation possible de l’or, résultant de la surproduction dans les centres aurifères, c’était le métal jaune dont les plus éminens économistes jugeaient la démonétisation indispensable. Aujourd’hui, c’est l’argent, avili pour des raisons analogues, que les gouvernemens ont dû démonétiser de fait par la suppression de la frappe. Et malgré de telles fluctuations, constatées avec évidence dans le passé, douloureusement subies dans le présent et inévitables dans l’avenir, on voudrait maintenir l’équivalence obligatoire entre les deux monnaies, d’après une proportionnalité fixe : tant de grammes d’argent vaudront toujours tant de grammes d’or. Aurait-on tout à coup découvert le secret d’établir un rapport constant entre deux quantités inégalement variables ?

Pourquoi ce fétichisme pour un système condamné à la fois par la logique et l’expérience ? Est-ce un hommage posthume rendu au comte de Calonne ? Car le régime monétaire, actuel, adopté sous Bonaparte par la loi de germinal an XI (mars 1803), fut calqué sur le projet du célèbre ministre de Louis XVI ; de même, tant d’autres mesures, décrétées depuis la Révolution, avaient été proposées et préparées pendant les dernières années de l’ancienne monarchie. Certes, puisqu’il s’agissait d’établir un rapport entre les monnaies, celui de 15, 5 d’argent en poids pour 1 d’or était judicieusement choisi, et les deux métaux n’ont pas fait trop mauvais ménage, jusqu’à ce que la découverte et l’exploitation de mines nouvelles, amenant des crises successives, fussent venues prouver qu’au fond l’union était mal assortie.

Actuellement, l’argent monnayé a perdu la moitié de sa valeur réelle, tout en conservant la totalité de sa valeur nominale. Cinq francs d’argent, qui ne valent en réalité que 2 fr. 50 d’or, s’échangent néanmoins contre 5 francs de métal jaune en vertu de la loi du conjungo monétaire. À ce compte, les espèces d’argent constituent de la fausse monnaie légale.

Quoi qu’on fasse pour atténuer l’écart existant aujourd’hui entre les deux métaux, à supposer même qu’on se décide à établir le rapport d’après le cours actuel, soit environ 30 d’argent en poids pour 1 d’or, l’écart reparaîtra bientôt par la force des choses. Tant que le lien légal subsistera, les crises du passé, dans un sens ou dans l’autre, se renouvelleront, d’autant plus rapides et plus intenses que les mines sont plus nombreuses, mieux exploitées, et les affaires commerciales plus étendues. Quel qu’il soit, tout rapport fixe, consacré par la loi, fera toujours une monnaie fausse sur deux. La loi ne saurait en effet, sans produire ce résultat déplorable, intervenir dans la dépréciation et la surpréciation naturelles des espèces métalliques, dont la valeur comparative dépend de circonstances très diverses et très obscures, qu’aucun acte législatif ne peut ni prévoir ni déterminer.


II

Cette solidarité monétaire fâcheuse nous est devenue si familière par l’effet de la longue habitude, que beaucoup d’esprits y voient une nécessité absolue. Pourtant, les monnaies de métaux différens n’ont pas été spécialement inventées et mises en usage pour s’échanger mutuellement les unes contre les autres. Elles sont faites avant tout pour s’échanger contre des produits, et pour servir de commune mesure dans l’achat et la vente des marchandises ou des propriétés, ainsi que dans le paiement des services et des salaires. Si elles s’échangent entre elles et contre le papier fiduciaire, ce n’est que subsidiairement, non pas du tout par destination, et cette opération supplémentaire devrait se faire librement, comme la principale, à des conditions débattues.

Dans les transactions commerciales, deux facteurs seulement sont à considérer : l’objet qu’il s’agit d’acheter ou de solder, et la monnaie qui le mesure et le paie. Leur rapport, toujours changeant, se trouve donné, en chaque occasion, par le cours spontané du marché. Pourquoi introduire un troisième facteur sous la forme d’une seconde monnaie, de valeur changeante aussi, mais rattachée indissolublement à la première par une règle de proportion immuable ? C’est entremêler et confondre en une seule opération deux choses très distinctes : un échange naturel et libre, et un échange artificiel et forcé. Le quintal de blé qui, tel jour, dans un pays à double étalon, se vend 20 francs, y vaut indifféremment 20 francs d’argent ou 20 francs d’or en vertu de la fiction bimétalliste. Pourtant la différence réelle est de 50 pour 100 entre les deux valeurs. Laquelle des deux est la vraie ? Cruelle énigme. Parce que le quintal aura été payé 20 francs d’argent, ce qui équivaut à 20 francs d’or sous le régime de la solidarité monétaire, se trouvera-t-il soudain valoir en réalité 40 francs d’argent ? Ou bien, parce qu’on l’aura payé 20 francs d’or, somme équivalente à 20 francs d’argent, d’après le rapport légal, ne vaudra-t-il plus que 10 francs d’or en valeur vraie ? L’argument tourne aisément à l’absurde.

Toutes les notions et relations de prix sont ainsi troublées ou faussées, et la monnaie ne peut plus remplir intégralement son rôle de commune mesure entre les produits, les services et les paiemens. Qui dit en effet commune mesure dit mesure unique, et il y a ici deux mesures, lesquelles restent économiquement distinctes et indépendantes l’une de l’autre, et ne sont liées ensemble artificiellement que par un accord nominal.

La valeur du numéraire métallique, ou plutôt son pouvoir d’achat varie non seulement d’après la quantité du numéraire même, mais encore d’après la quantité plus ou moins grande des produits échangeables contre espèces. Le quintal de blé coûte telle somme aujourd’hui ; il coûtera demain une somme supérieure. Sera-ce le numéraire qui aura baissé ou le blé qui aura haussé de valeur, peu importe après tout, au point de vue pratique du paiement à effectuer, s’il n’existe qu’un seul étalon monétaire. Mais s’il y en a deux, liés ensemble comme des frères siamois, les hausses et les baisses respectives pouvant être différentes pour chacun séparément, la question devient singulièrement délicate et compliquée. L’abondance ou la rareté d’un produit pourra correspondre, par exemple, à la rareté de l’or et à l’abondance de l’argent, ou inversement, de façon à provoquer un écart de prix très marqué avec un métal et à peine sensible avec l’autre. Pourtant le même prix devra être payé avec tous les deux.

Qui songe aujourd’hui à garantir aux monnaies diverses un certain pouvoir d’achat relativement aux produits qu’elles paient ? On l’a essayé jadis par la loi du maximum. Mais cette loi néfaste, édictée en un moment de terrible crise révolutionnaire, a soulevé d’unanimes protestations et n’a jamais été complètement observée, même sous la menace des peines les plus rigoureuses. La solidarité légale, ou l’équivalence proportionnelle obligatoire, admise entre les deux monnaies métalliques, est-elle pourtant autre chose qu’une sorte de loi du maximum, journellement appliquée en faveur de la moins bonne des deux ? Nul système monétaire solide ne peut avoir pour base un rapport fixe de valeurs différemment variables, c’est-à-dire une pure chimère. Selon le mot connu, on ne s’appuie que sur ce qui résiste. Comment étayer un édifice durable sur ce qui n’existe même pas ? Les seules réalités permanentes en pareille matière sont le titre et le poids. Tout le reste n’est que fragilité, fiction et mensonge.

Au contraire, si la rupture du lien factice qui unit les deux monnaies rendait à chacune d’elles son indépendance respective, les échanges de produits contre numéraire retrouveraient aussitôt leurs conditions normales. Aucune opération accessoire, se greffant indûment sur l’opération essentielle, ne viendrait troubler le cours naturel du marché et fausser les prix. L’achat et la vente des denrées se régleraient soit en argent, soit en or, au gré des contractans, sans qu’ils eussent à se préoccuper du rapport de valeur d’un métal à l’autre. La conversion des monnaies d’argent en monnaies d’or, ou vice versa, constituerait une transaction ultérieure, absolument distincte, et librement débattue, comme toute affaire commerciale.

Mais, se récrieront les partisans du rapport fixe, ce que-vous proposez là, c’est de soumettre en France même nos deux monnaies métalliques aux variations incessantes du change international. Quand les grosses difficultés de la crise actuelle proviennent du change à l’étranger, le beau remède, en vérité, de l’établir par surcroît chez nous sur nos propres monnaies françaises !

Il ne saurait être question d’introduire en France le change au détriment de notre numéraire, puisque ce change y fleurit déjà et s’exerce communément sous nos yeux. Seulement il opère au rebours ; voilà le danger pour nos finances nationales. A l’extérieur, on paie une différence plus ou moins forte afin d’obtenir de la bonne monnaie contre de la monnaie avilie, ce qui est fâcheux assurément, mais naturel et logique. Quiconque veut avoir 5 francs d’or doit donner 10 francs d’argent environ au cours actuel. A l’intérieur, on est payé pour recevoir la monnaie supérieure ; on se procure 5 francs d’or avec une pièce d’argent ne valant en réalité que 2 fr. 50. C’est le monde monétaire renversé.

Les particuliers ne s’en aperçoivent pas dans les transactions conclues chez nous, parce que le rapport conventionnel y garantit l’échange de nos deux monnaies au pair de leur valeur nominale. Mais ce rapport fictif ne sert qu’à masquer les dangers redoutables qu’il a lui-même créés, et notre fortune publique en serait mortellement atteinte, si la certitude du péril n’avait pas obligé le législateur de suspendre la frappe libre du métal blanc, ce qui nous remet à peu près dans la situation des pays où l’étalon d’or est seul reconnu.

Malheureusement cette mesure préservatoire fut tardive, et dans l’espace de deux années seulement plusieurs centaines de millions en or nous furent ainsi enlevés par l’Allemagne, en échange de ses vieux thalers dépréciés, que notre hôtel des Monnaies se chargeait benoîtement de refondre et de frapper à notre effigie. C’était comme un bureau de vente à guichets ouverts, où l’étranger venait acheter notre or à moitié prix. Aussitôt que la liberté de la frappe serait rétablie chez nous, le même fait se reproduirait infailliblement ; les espèces d’or quitteraient de nouveau notre territoire et seraient remplacées par l’argent avili de moitié.

On semble ainsi réduit à l’alternative suivante : ou bien, pour maintenir le rapport fixe, sans en subir les conséquences désastreuses, il faut abolir la liberté de la frappe, autrement dit effacer définitivement de notre système le caractère essentiel du bimétallisme régulier, et s’en tenir au régime mixte, qualifié d’étalon boiteux ; ou bien, pour recouvrer la frappe libre, c’est-à-dire la condition primordiale du bimétallisme sincère, on doit renoncer à tout rapport fixe entre les deux monnaies métalliques.


III

Certains bimétallistes retournent complètement la question. Loin de songer à supprimer chez nous la fiction monétaire actuelle, ils proposent de l’étendre au monde entier. D’après eux, dès que les peuples civilisés du globe s’engageraient, par une entente unanime, à tenir pour bonne la monnaie inférieure, il n’y aurait plus de mauvaise monnaie nulle part, et ainsi plus de change ruineux, plus de crise funeste. La loi suffit, en France et dans les pays de l’Union latine, à garantir aux espèces d’argent dépréciées leur pleine valeur nominale. Cette garantie deviendrait universelle, si nous faisions adopter une loi semblable partout.

Eh ! sans doute, comme dans la comédie : « Je sais bien qu’il ne tiendrait qu’à moi de l’épouser, si elle voulait. » Le oui sacramentel, en l’occurrence, devrait être prononcé par une trentaine de nations souveraines, dont les traditions, les penchans, les usages et les intérêts sont très différens, sinon contraires. Voilà qui rend fort problématique la conclusion du contrat.

On allègue que l’exemple des États principaux entraînerait probablement les autres, et l’on croit découvrir, en Angleterre même, quelques symptômes de bienveillance envers les bimétallistes. Certes les Anglais ne demandent pas mieux que de voir accepter par autrui un système qui ferait refluer sur le sol britannique l’or chassé de l’étranger. Le bimétallisme peut donc avoir toutes leurs sympathies, comme article d’exportation. Quant à l’appliquer chez eux, ils n’ont garde d’y penser. Leurs préférences, d’accord avec des habitudes héréditaires, restent invinciblement acquises à l’étalon jaune. Pour donner le signal du ralliement au bimétallisme international, compterait-on sur l’Allemagne, qui vient de démonétiser l’argent ? Ou bien les difficultés graves éprouvées par l’Union latine, que plusieurs économistes parlent de dénoncer, seraient-elles destinées à vaincre les hésitations des gouvernemens peu soucieux d’aliéner leur indépendance financière ?

Supposons, par impossible, que cette entente chimérique s’établisse concernant le rapport légal des deux monnaies, l’argent se relèverait-il en vertu du consentement universel ? La frappe libre, forcément admise aussi dans le monde entier, l’inonderait de monnaies blanches, qui tomberaient bientôt au rang « d’assignats métalliques ». Passerait-on également une convention générale, interdisant au public d’y voir clair sur la valeur relative des deux métaux monnayés ? Chacun voudrait naturellement se ménager une réserve du plus précieux, qui disparaîtrait rapidement de la circulation, comme cela se produit pour les monnaies quelconques dans les pays de cours forcé, où le papier fait fonction de numéraire. Empêcherait-on les particuliers, sous peine capitale, de stipuler leurs paiemens, soit en argent, soit en or, d’après des proportions variables, ce qui se pratique couramment dans diverses contrées bimétallistes, malgré la parité légale des deux métaux monnayés ? Et si l’une des nations contractantes prétendait reprendre son indépendance, faudrait-il la contraindre manu militari à rentrer dans le devoir monétaire ?

On a parfois assimilé l’argent à une monnaie fiduciaire, comparable au billet de banque : l’un et l’autre sont une promesse de paiement en or ; pourvu que cette promesse soit loyalement tenue, peu importe le reste. Encore l’argent, même déprécié de moitié, conserve-t-il une certaine valeur intrinsèque ; le billet n’en a aucune, et ne vaut que par le crédit de son signataire. L’échange au pair contre l’or est donc plus naturel et légitime pour l’argent que pour le papier.

Cette façon d’entendre le rôle de l’argent prêterait à des controverses qui nous entraîneraient beaucoup trop loin. Répondons à l’objection telle qu’elle est posée. Le billet de banque est une promesse de paiement en or, émise et signée par celui qui paiera, tandis que la monnaie d’argent, à frappe libre, est une promesse de paiement en or, émise par celui qui sera payé, et à son profit. La différence me paraît sensible.

L’émetteur de billets proportionnera naturellement ses émissions à ses facultés de remboursement en numéraire. Son intérêt manifeste le lui commande, sous peine de voir sa signature avilie, son crédit ruiné, son papier réduit à zéro. Tout au contraire, l’émetteur de monnaies d’argent, sollicité par les gros avantages de la conversion en or, lancera dans la circulation une quantité toujours croissante de pièces blanches, sans être retenu par la crainte d’en déprécier la valeur ; car l’importance de ses bénéfices est proportionnelle à cette dépréciation même.

Dans tout système où, concurremment avec la frappe libre, subsistera le rapport forcé des deux monnaies, la baisse progressive de la moins bonne et le soutirage constant de la meilleure semblent devoir être logiquement des conséquences inséparables.

Seule, l’abolition du rapport conventionnel remettrait chaque chose à sa place. L’or ne risquerait plus de succomber sous les assauts répétés du change au pair nominal. Et l’argent, dont il faudrait bien désormais que les producteurs soutinssent eux-mêmes le cours par la limitation volontaire de la frappe, retrouverait peut-être une plus-value réelle quand la loi cesserait de lui en attribuer une fictive.


IV

La querelle monétaire, qui trouble les États-Unis depuis de longues années déjà, montre assez les difficultés inextricables et les dangers du bimétallisme solidaire, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui. Mais naturellement, dans les pays argentifères, comme l’Amérique, la question d’intérêt général se complique, plus que partout ailleurs, de puissans intérêts particuliers, qui sont directement mis en cause. Pour les défendre, un véritable parti politique s’est constitué, où démocrates et républicains fraternisent sous la bannière de l’argent.

Le groupe principal comprend les silvermen proprement dits, les hommes du métal blanc. En tête, les possesseurs et les actionnaires des mines, ainsi que les gros capitalistes et spéculateurs qui détiennent d’importantes parts ou des monopoles de premier ordre dans les diverses exploitations minières non seulement des États-Unis mêmes, mais encore du Mexique, de la Bolivie, du Chili, et autres contrées du nouveau monde. Le jeu est mené, suivant la coutume américaine, par une troupe bien stylée de politiciens électoraux et parlementaires, dont l’habile entregent et le jovial entrain excellent à jeter de la poudre aux yeux. Ici la poudre est d’argent, et l’on prêche des convertis. Faut-il beaucoup d’efforts pour séduire les fermiers de l’Ouest, grands emprunteurs devant l’Eternel, et en conséquence partisans fanatiques d’un système offrant le précieux avantage de rembourser en argent au pair nominal les sommes reçues en or à pleine valeur, c’est-à-dire de se libérer à moitié prix ? Qui paie ses dettes s’enrichit, affirme le proverbe. Les producteurs de toutes catégories, encore abusés par un vieux préjugé économique, se persuadent aisément que la multiplication du numéraire inférieur relèverait le cours des produits et grossirait d’autant leurs bénéfices.

Quant à la masse du public, qui confond volontiers l’augmentation du stock métallique avec l’accroissement de la richesse générale, le terme prestigieux d’inflation exerce sur son imagination éblouie une fascination irrésistible. Comme si l’insufflation monétaire et fiduciaire figurait aux yeux de la foule, dans une apothéose féerique, le gonflement de quelque ballon gigantesque, destiné à porter aux nues la fortune des deux Amériques.

Ce syndicat des ignorances, des erreurs, et des intérêts s’efforce d’assurer le triomphe définitif du silverism, autrement dit le règne de la monnaie blanche, la douce monnaie, soft money, dont la vraie douceur, goûtée surtout par les propriétaires de mines, consiste dans son infériorité même, qui permet de la convertir en or avec un profit de 50 pour 100.

Nous n’entrerons pas dans le détail des combinaisons diverses que les meneurs du parti ont réussi à faire adopter. L’une des plus ingénieuses, le Sherman bill, qui fonctionna pendant trois ans, imposait au gouvernement fédéral l’obligation d’acheter périodiquement un gros stock d’argent, inutile d’ailleurs à ce point que les caves existantes ne suffisaient plus à l’emmagasiner, et d’émettre, comme contre-partie, pour une somme équivalente au prix d’achat, des bons du Trésor, convertibles en numéraire or ou argent, au gré du porteur. Il s’agissait ensuite d’obtenir que tous les lingots ainsi achetés fussent frappés en dollars d’argent d’une valeur nominale supérieure environ de moitié à leur valeur réelle, et toujours échangeables au pair contre espèces d’or. N’oublions pas d’autre part les certificats d’argent, payables seulement en monnaie blanche. Ce mécanisme compliqué, cet enchevêtrement de métaux, de papiers, de monnaies bonnes et avilies, avait pour objet d’assurer aux produits des silveristes un débouché permanent, de préparer les voies à une circulation d’argent presque unique, sans compter les profits immédiats et palpables de l’opération, soit l’échange d’une valeur réelle de 2 fr. 50 d’argent, représentée par le dollar blanc, contre une valeur réelle de 5 francs d’or, représentée par le dollar jaune.

Du coup, la transmutation des métaux, vainement essayée par les alchimistes du moyen âge, était dépassée. Le grand œuvre des temps modernes s’accomplissait sans frais ni risques, ouvertement, à l’aide d’une sorte d’alchimie officielle, où le papier fiduciaire tenait le rôle d’intermédiaire complaisant, sinon de complice.

Les conséquences fâcheuses de cette politique financière ne se sont pas fait attendre : l’or américain émigré de plus en plus vers l’Europe. Si le trésor fédéral n’avait pas la ressource de le recouvrer en partie par l’acquittement des droits de douane payables en or, et de réparer ainsi le déficit toujours croissant de son encaisse, le précieux métal disparaîtrait bientôt de la circulation dans le pays même d’où il provient.

Heureusement pour les États-Unis, « un homme s’est rencontré », le président Grover Cleveland, qui a déjoué ces manœuvres. Non content d’avoir obtenu des Chambres, par ses pressans appels, l’abrogation de la loi Sherman, il a opposé un courageux veto au dernier bill monétaire (sur le seigniorage), dont la mise en vigueur eût compromis les finances américaines. Grâce à la prudence et à la fermeté du président, la situation actuelle est sauve. Doit-on croire le péril définitivement écarté ? M. Cleveland a pour lui les gens éclairés qui demandent à juste titre une sound currency, une saine et honnête circulation de monnaies, sans spécifier toutefois comment ils l’entendent. Mais de toutes parts s’élèvent les protestations des silveristes et de leurs alliés, dont le retour offensif n’est que trop facile à prévoir. La crise, provisoirement enrayée, éclatera de nouveau à la première occasion. M. Bland n’a-t-il pas riposté au veto présidentiel en réclamant déjà le rétablissement de la frappe libre ?

Tant que subsistera la tentation permanente d’un bénéfice énorme à réaliser sous le couvert d’une loi populaire et d’apparence inoffensive, il se trouvera toujours des politiciens pour la proposer, ainsi que des compères et des naïfs pour l’accueillir. Sans doute les Américains auront encore le veto. Auront-ils l’homme ?

Dans cette question irritante du bimétallisme, nous ne sommes pas engagés, comme les États-Unis, par de gros intérêts directs, qui nous sollicitent à courir pareilles aventures, et nous ne possédons pas non plus les mêmes ressources constitutionnelles pour y échapper. Quelle étrange forme de l’atavisme, ou quelle superstition mystérieuse nous attache donc à un système dont l’effet fatal, constaté par l’expérience, est de sacrifier la bonne monnaie à la mauvaise ? Un petit nombre d’intermédiaires en profitent. Serait-ce leurs profits qu’il importerait de sauvegarder ? Quelques États, dont les monnaies sont avilies et les finances avariées, bénéficient du change à l’exportation, et certaine école se plaît à montrer qu’ils conservent ainsi l’avantage dans les transactions internationales. À supposer même que cet avantage puisse être durable, est-ce sérieusement qu’on nous le donne en exemple ?

Malgré toutes les facilités de viremens offertes au commerce, pour régler ses différences, les banques et les grandes entreprises éprouvent la nécessité impérieuse d’avoir de fortes réserves métalliques, afin d’appuyer leur crédit sur un fond solide. La précaution devient illusoire en partie, dès que le numéraire encaissé a perdu sa pleine valeur. Notre vieille Europe, notablement déchue par la concurrence universelle, est encore aujourd’hui la banque du monde entier. Son crédit repose sur la masse imposante de ses capitaux, accumulés au prix de prodigieux efforts depuis soixante-dix ou quatre-vingts ans. L’excellence inattaquable de ses monnaies peut seule lui garantir l’unique supériorité matérielle incontestée qui lui reste.

Nous sommes exposés aussi à des périls que les États-Unis ne connaissent pas, et nous paierions peut-être beaucoup plus cher les erreurs d’un bimétallisme imprudent. Si la guerre, éclatant soudain avec son formidable appareil moderne, obligeait l’Europe à jeter sur les marchés de l’univers toutes ses ressources disponibles, les peuples surpris dans une fausse situation monétaire s’apercevraient trop tard que l’habitude d’échanger en famille des pièces blanches contre des pièces jaunes, d’après un rapport nécessairement inexact, est un trompe-l’œil et constitue à la longue le jeu le plus périlleux. Au moment même où la bonne monnaie deviendrait aussi indispensable pour eux que la bonne poudre, leur stock métallique d’argent perdrait la moitié de sa valeur.

Méditons à temps ces paroles d’un éminent économiste : « C’est par l’estimation faite au dehors, et non par l’estimation faite au dedans de ses propres frontières, qu’un peuple doit juger la valeur vraie de ses monnaies nationales. »


V

Sous sa forme actuelle, le bimétallisme paraît bien malade. Faut-il s’empresser de conclure que tout emploi simultané des deux métaux est désormais condamné ?

Notre agriculture, dont les intérêts nous touchent spécialement, invoque d’excellens motifs pour conserver l’usage des espèces blanches adoptées par tant de pays, soit seules, soit concurremment avec l’or. Mais, en fait de moyen, elle persiste à réclamer le maintien du rapport conventionnel, plus ou moins modifié, ce qui nous ramène au point de départ. Le raisonnement contraire semblerait plus logique. La fiction légale, par laquelle on veut essayer de sauver la moins bonne de nos deux monnaies métalliques ; n’a contribué jusqu’ici qu’à les compromettre l’une et l’autre. Que ne s’efforce-t-on plutôt de supprimer cet expédient malencontreux ? Le bimétallisme solidaire et forcé n’a pas réussi. Reste à tenter une dernière épreuve : le bimétallisme parallèle et indépendant.

Dès l’abord, le nouveau système offre l’incontestable avantage de nous faire rentrer dans la correction et la vérité monétaires. Chacune de nos monnaies n’aura plus à rendre compte que d’elle-même, et redeviendra ce qu’elle doit être uniquement en réalité, selon la juste remarque de M. Raphaël-Georges Lévy[2], un poids déterminé d’or, ou un poids déterminé d’argent, sans aucune corrélation nécessaire entre les deux. L’idée confuse de valeur comparative, qui obscurcit et fausse tout, se trouve écartée, pour laisser apparaître la seule idée nette, le poids du métal considéré.

Qu’est-ce que le franc comme valeur ? Nul ne saurait le dire, par l’excellente raison que cette valeur change sans cesse. Qu’est-ce que le franc comme poids ? Le premier-écolier venu répondra : cinq grammes d’argent. Mais aujourd’hui, avec le système du rapport fixe, cette réponse, qui paraît très claire, manque pourtant de précision, puisqu’elle signifie en même temps trois cent vingt-deux milligrammes et demi d’or.

L’existence parallèle des deux métaux monnayés indépendans permettrait au commerce de choisir l’un ou l’autre, suivant les besoins variés des affaires internationales. Les différences se régleraient en or avec l’Angleterre ou l’Allemagne, en argent avec le Mexique ou la Chine. Chaque nation, sans que rien fût changé à ses coutumes, pourrait facilement donner en échange sa monnaie usuelle et recevoir la monnaie correspondante d’un pays quelconque. Le poids du métal échangé deviendrait ainsi la véritable unité monétaire universelle, ce qui simplifierait singulièrement les transactions de peuple à peuple. Est-il téméraire en effet de prévoir le moment où les puissances civilisées s’entendront sur l’unité de poids, comme elles viennent d’adopter de concert les mêmes unités électriques, lors du Congrès des électriciens à l’Exposition de Chicago ?

On dira que la suppression du rapport actuel réduirait aussitôt de moitié la valeur du stock métallique d’argent, d’où résulterait une perte énorme pour les nations qui s’en trouvent aujourd’hui encombrées. Certes l’argent n’aurait plus le privilège d’une plus-value artificielle qui lui est attribuée par la convention légale. Que la fiction s’efface, et la vérité reparaîtra. Mais ne nous préoccupons pas de la perte à faire ; elle est faite. On ne la grossirait pas en la constatant, pas plus d’ailleurs qu’on ne l’atténue en affectant de l’ignorer. Les milliards de monnaie blanche qui existent chez les diverses nations du globe peuvent être cotés à leur valeur nominale dans les inventaires du Trésor ou des banques ; ils ne valent pourtant que cinq cents millions chacun sur le marché du monde. Une simple régularisation d’écritures n’augmenterait pas le malaise du commerce international, et ne diminuerait nullement la somme présente des richesses. Rien ne serait changé à l’état réel des choses ; il n’y aurait qu’un inventaire fictif de moins.

C’est pour le règlement des transactions intérieures que surgiraient les difficultés pratiques d’exécution pendant la période transitoire. L’argent, maintenu au pair en vertu de la loi dans les pays à double étalon, y possède effectivement sa pleine valeur nominale ; il la perdrait forcément si la loi était abolie.

Observons toutefois que chez les peuples bimétallistes où les finances ne sont pas avariées, la monnaie libératoire de métal blanc, la pièce de cinq francs, ne joue plus guère aujourd’hui que le rôle des pièces divisionnaires ou d’appoint, dont la valeur réelle importe peu.

D’autre part, les divers projets de refonte des monnaies blanches, discutés depuis quelque vingt ans déjà par les congrès et la presse, Sont l’indice d’une situation anormale et du sentiment public qu’il en faut sortir. Même les partisans du bimétallisme solidaire semblent se résigner à des sacrifices indispensables et consentiraient, dit-on, à modifier le rapport légal pour le conserver, ne fût-ce qu’un temps. La perte, plus ou moins notable, subie par l’argent, ne manquerait pas de provoquer certaine perturbation financière. En coûterait-il bien davantage de supprimer une bonne fois tout rapport quelconque pour revenir définitivement à la vérité ?


VI

Le nœud de la question est en Amérique, d’où provient, croyons-nous, la moitié environ du métal blanc produit sur la terre. Et encore les principaux intéressés dans les deux continens américains nord et sud se réduisent-ils à une quarantaine peut-être de personnalités ou de groupes distincts, sous la prépondérance des États-Unis, qui sont le siège et l’instrument de leur puissance. Ces grands chefs silveristes ou argentistes, ces Silver Kings, très peu nombreux, se trouvent donc les maîtres du marché. Tout dépend d’eux en l’espèce, sauf de rayer les faits accomplis, et de rendre à l’argent sa valeur perdue. Mais le sort de la monnaie blanche reste entre leurs mains.

Veulent-ils lui assurer un avenir, l’unique moyen est de changer leur fusil d’épaule et d’arborer franchement la cocarde de la loyauté financière. Désormais, plus de manœuvres subreptices pour profiter de l’écart énorme entre la valeur nominale de l’argent et sa valeur vraie ; plus de campagnes savamment conduites en vue de tourner la loi qui interdit la frappe au compte des particuliers ; plus de combinaisons fallacieuses ou hardies destinées à rétablir une circulation de monnaies dépréciées, au risque de chasser l’or du pays et de ruiner le crédit national. La campagne nouvelle, aussi vigoureusement menée que les précédentes, mais dans un sens opposé, devrait s’ouvrir avec cette plate-forme : « l’argent loyal et libre dans le bimétallisme libre et loyal », autrement dit : estimation de la monnaie blanche à sa valeur vraie, suppression du rapport légal entre les deux métaux.

Dès que les pouvoirs publics auraient ratifié ces vœux supposés du silverisme converti, rien ne s’opposerait à la liberté de la frappe, dont les abus ne seraient plus à craindre. Au lieu d’être reçu avec méfiance comme un intrigant suspect, ou de dormir inutile au fond des caves du Trésor et des banques, le dollar blanc, redevenu soudain l’honnête dollar, « le dollar de nos pères », reprendrait bravement sa place au soleil et sa légitime fonction monétaire dans le monde.

Les silveristes américains trouveront peut-être que tout cela ressemble fort à quelque amusant paradoxe, et on les voit d’ici esquisser un gai sourire à l’idée naïve de s’immoler spontanément, en victimes expiatoires, sur l’autel à peine instauré du néo-bimétallisme indépendant. Ce sacrifice volontaire serait-il pourtant aussi naïf que la première apparence le laisserait croire ? Les coups de loyauté sont parfois des coups de maître.

Le syndicat des silvermen se repose sur sa force. Il peut en effet entraîner l’opinion des masses et défier les résistances de la classe éclairée du pays. Il peut prendre une revanche prochaine de l’échec partiel que la ferme attitude du président Cleveland lui a infligé. Il peut obtenir du Congrès certaines mesures législatives de telle sorte que, pour un temps encore, l’argent soit comme la pieuvre de l’or national. Mais rien au monde ne l’empêchera de périr par sa victoire même, lorsqu’une crise décisive aura démontré aux plus aveugles la nuisance et le mensonge du présent système.

C’est une noble maxime de la liberté américaine que « nul ne doit aller jusqu’au bout de son droit. » L’intérêt bien entendu de leur situation conseille aux bimétallistes intransigeans des États-Unis de ne pas aller jusqu’au bout de leurs fautes. Aucune puissance humaine ne saurait faire que l’argent n’ait pas baissé de 50 pour 100. L’habileté consisterait à subir de bonne grâce une nécessité qui s’impose, afin d’en tirer le meilleur parti possible. Les fortunes acquises dans les bonanzas minières, grâce à des circonstances heureuses et à des légalités diverses, n’en souffriraient pas, et l’indépendance respective des deux numéraires métalliques deviendrait le nouveau départ, new departure, qui ouvrirait à l’un comme à l’autre une carrière honorable, et ramènerait les choses à l’ordre normal.

Mais, en pareilles conditions, l’argent monnayé ne serait plus qu’une simple marchandise. — Pourquoi pas ? de même que l’or après tout, qui doit être considéré comme telle à certains égards. La monnaie blanche ne fût-elle qu’une marchandise, les propriétaires de mines réaliseraient encore d’assez fructueux bénéfices en se faisant marchands de monnaie au cours du jour.

Les cours remonteraient d’ailleurs naturellement. Car l’appât lucratif de l’échange contre espèces jaunes n’attirerait plus sur le marché une surabondance de métal blanc qui le déprécie. L’intérêt du producteur, d’accord avec la loi de l’offre et de la demande, réglerait la production d’après les besoins.

S’il faut réellement aujourd’hui dans la circulation une quantité de monnaies blanches équivalente à la somme que représente leur valeur nominale, il faudrait deux fois autant de métal blanc pour parfaire une somme identique à l’aide des monnaies nouvelles, estimées à leur valeur vraie. Les propriétaires de mines vendraient donc le double de métal : l’augmentation du chiffre des affaires compenserait partiellement la baisse des prix.

Si au contraire cette quantité de monnaies blanches est inutile, et ne sert qu’à encombrer les caisses publiques en faveur de quelques intérêts privés, les propriétaires des mines d’argent seraient encore mal venus à se plaindre. En vertu de quel principe, parmi tous les producteurs nationaux, auraient-ils seuls le droit à la vente, comme on disait le droit au travail, en d’autres termes le droit de vendre ce que personne ne demande à acheter ?

Mettons les choses au pire ; il faut savoir sacrifier la moitié pour sauver le reste : c’est encore un adage de la sagesse américaine. Le tout-puissant syndicat ferait bien d’y réfléchir. Un dernier krach du métal blanc amènerait peut-être sa démonétisation irrévocable et rallierait le monde à l’étalon d’or unique. Les silveristes des États-Unis peuvent être les syndics de la faillite ou de la réhabilitation de l’argent ; à eux de choisir.

L’occasion semble propice pour relever le crédit du métal blanc dans le monde. On pense maintenant plus que jamais à simplifier les transactions internationales au moyen de l’uniformité monétaire. Nous ne touchons pas encore au moment de voir l’idée se réaliser. Mais la popularité légitime qui s’attache à la création d’un instrument universel d’échange, rejaillirait sur l’argent, s’il contribuait à préparer cette solution de l’avenir.

Pour commencer l’entreprise, avant même de supprimer chez eux le rapport légal entre les deux métaux, et sans rien changer à leur présent système monétaire, pourquoi les Américains ne frapperaient-ils pas une monnaie blanche nouvelle, dont le poids fixerait seul la valeur ? C’est là le point principal, comme M. Raphaël-Georges Lévy l’observe fort bien, et la condition essentielle d’une comparaison facile entre les monnaies des divers pays.

Le nouveau disque d’argent, d’un type unique, conserverait naturellement la dénomination de dollar en l’honneur des États-Unis, auxquels appartiendrait le mérite de l’innovation. Pour éviter d’être confondu avec le dollar actuel, il prendrait le qualificatif important de sterling, par politesse envers l’Angleterre et ses colonies indiennes qui pourraient offrir un débouché. Le poids serait évalué en grammes, par courtoisie pour la France, dont le système métrique et décimal est le plus scientifique et le plus pratique de tous, croyons-nous. La face de la pièce porterait comme effigie la poignée de main universelle avec l’inscription universal sterling dollar et le poids gravé très lisiblement. On réserverait le revers pour y inscrire les dénominations et les effigies particulières aux différentes contrées, qui se verraient bien obligées, un jour ou l’autre, d’imiter l’exemple de l’Amérique et d’adopter son système.

En effet, c’est au commerce extérieur avec les Indes, le Japon, la Chine, sans compter l’Afrique et l’Amérique du Sud, que serait spécialement destiné le dollar universel, comparable aux barres d’argent usitées dans l’extrême Orient aujourd’hui. Et, sur le marché global, la valeur du numéraire n’a pour facteur que le poids.

Bientôt peut-être cette nouvelle monnaie, honnête et franche, chasserait de la circulation internationale les pièces à moitié valeur du demi-monde monétaire où, selon le langage pittoresque de certains milieux, surabondent les piastres équivoques, les rasta-douros, les jobdollars, les écus et francs menteurs, et autres roublardises estampillées, dont le grand commerce se plaint.

Autant que nos souvenirs sont fidèles, une brochure allemande, publiée par M. Eggers, sous le titre de Trade dollar, fournirait les détails complémentaires de ce programme, qui nous avait frappé dès 1881. Mais il faut respecter discrètement le domaine du législateur, et nous n’en sommes pas encore au projet de loi.

À quoi bon d’ailleurs s’efforcer de rédiger une formule exacte ? Les silveristes américains sont d’habiles gens ; ils sauraient vite découvrir des combinaisons efficaces et les faire accepter par les pouvoirs compétens, s’ils voulaient résolument se constituer en syndicat de rectification monétaire. Le voudront-ils ?

Pour l’instant, on se heurte donc aux difficultés d’une situation presque inextricable : L’essai du bimétallisme indépendant ne paraît guère pouvoir se passer du concours des États-Unis, dont l’adhésion est difficile, sinon impossible à obtenir.

L’extension du bimétallisme solidaire, plus ou moins amendé, semble irréalisable sans la participation de l’Angleterre, qui se refuse énergiquement à l’accorder ; l’Allemagne montre les mêmes dispositions.

Et, d’autre part, le statu quo est plein de périls.

Nul ne s’étonnera que les gouvernemens reculent devant l’idée de susciter une grosse crise immédiate pour éviter des crises futures. Mais, vienne la nécessité d’agir, il ne faudrait pourtant pas recommencer à bâtir un système défectueux sur une loi mensongère. Resterait donc le choix entre deux partis : ou bien réaliser, si faire se peut, une forme quelconque de bimétallisme indépendant et parallèle, qui mît en parfait accord l’honneur et l’argent dans le système monétaire, ou bien se rallier franchement au monométallisme or.

Soyons loyaux métallistes avant tout, et en dernier ressort monométallistes, s’il n’y a pas moyen d’être corrects autrement. On demande des monnaies honnêtes.


DUC DE NOAILLES.


  1. Le Lys rouge, par Anatole France, 1894.
  2. Mélanges financiers, par M. Raphaël-Georges Lévy. Paris, 1894.