L’avenir des petits Etats
Beyens

Revue des Deux Mondes tome 46, 1918


L’AVENIR DES PETITS ÉTATS

V [1]
LA BELGIQUE

La guerre a mis à l’ordre du jour, pour le relèvement de la Belgique, un certain nombre de questions, auxquelles il est nécessaire de donner une solution. Les principales me paraissent être notre neutralité, la question flamande et la restauration économique de notre pays…

Il y faut joindre évidemment une quatrième question, celle des garanties, dont notre indépendance, reconnue et proclamée ; à nouveau, devra être entourée. Mais les trois premières sont exclusivement belges. C’est pourquoi je me propose de les examiner séparément. La question des garanties intéresse l’avenir de tous les petits États européens, car une victoire de l’Allemagne dans une guerre future les condamnerait à disparaître, en tant qu’indépendants, quel que soit le genre de mort que leur réserverait l’ambition des Hohenzollern, annexion pure et simple, absorption dans l’Empire germanique ou vassalité. Je traiterai cette question dans les conclusions de mon étude.


* * *

Une neutralité perpétuelle avait été imposée non sans résistance au nouveau royaume de Belgique dans l’intérêt de la tranquillité européenne par les traités de 1831 et de 1839. La reconnaissance de notre indépendance signifiait le renversement de la barrière, élevée en 1814 contre la France et cimentée l’année suivante par le Congrès de Vienne. Mais, d’autre part, la neutralisation d’une zone, exposée de tout temps aux convoitises rivales de ses voisins, semblait être la paix assurée sur le champ de bataille séculaire, où la France s’était mesurée pour la dernière fois en 1815 avec l’Angleterre et la Prusse. Cette suprême rencontre appartenait désormais à l’histoire et à la poésie ; des luttes du passé, il ne restait de vivant sur notre coin de terre que le souvenir épique de Waterloo.

La Belgique, comme l’a supérieurement démontré notre regretté Waxweiler, n’a jamais cessé d’être « neutre et loyale, » également amicale envers tous ses voisins. Les différents gouvernements qui ont été au pouvoir se sont toujours renfermés, pour la politique extérieure, dans le rôle de stricte neutralité, assigné par les traités de 1839 aux dirigeants de notre pays. Si dures qu’en paraissent certaines clauses au patriotisme belge, ces traités étaient considérés par nos hommes d’État comme des engagements sacrés. M. de Jagow lui-même a confessé la correction parfaite de notre attitude, au cours du dernier entretien que j’eus avec lui le 4 août 1914, lorsqu’il s’épuisait à chercher des excuses à la félonie de son gouvernement à l’égard du mien.

« Vous oubliez, me crieront en chœur les publicistes allemands, la convention Ducarne-Barnardiston. » Cette fausse accusation, noyée sous des flots d’encre, remonte sans cesse à la surface. Il ne faut pas se lasser d’y revenir, puisqu’on ne se lasse pas d’en éclabousser notre bonne foi. Eh bien ! je mets nos ennemis au défi de fournir la preuve d’une convention militaire quelconque, passée par le gouvernement belge avec l’un ou l’autre de ses garants. Ils n’ont entre les mains qu’un schéma, préparé par des officiers agissant en leur nom personnel. Au surplus, le colonel Barnardiston (aujourd’hui général), connaissant la répugnance du cabinet de Londres et de l’opinion publique anglaise pour tout traité qui aurait fait sortir l’Angleterre de son splendide et traditionnel isolement, n’avait pas beaucoup d’illusions sur l’accueil que le gouvernement britannique réserverait à son initiative. Il me l’a fait savoir depuis lors. Quant au général Ducarne, l’écrit qu’il a rédigé n’est, — il suffit de le relire pour en être convaincu, — qu’un compte rendu de ses entretiens, destiné à son chef, le ministre de la Guerre.

Pendant la longue série d’épreuves auxquelles il a fait face, le gouvernement de notre résistance nationale n’a pas dévié, que je sache, de la ligne de conduite que s’étaient tracée ses prédécesseurs du temps de paix. Il est resté le défenseur de l’indépendance et de la neutralité de la Belgique, indignement violées par deux des Puissances qui avaient juré de les garantir. Il n’était pas et ne pouvait pas être un belligérant ordinaire, ni accepter que son rôle combatif fût réduit, comme le prétendait l’Allemagne, à cette simple condition. Eût-il abandonné une attitude, dictée par sa fidélité au pacte qu’avaient souscrit ses devanciers, fût-il descendu volontairement de ce piédestal isolé, la protestation de la conscience humaine et de l’opinion publique, révoltées du manque de foi de nos ennemis, n’aurait été ni aussi unanime ni aussi vibrante en sa faveur.

Au cours de la guerre, la France, l’Angleterre et la Russie ont tenu à renouveler, par la déclaration de Sainte-Adresse du 14 février 1916, « les engagements qu’elles avaient pris envers notre pays héroïquement fidèle à ses obligations internationales. » Elles l’ont fait en tant que « signataires des traités garantissant l’indépendance et la neutralité de la Belgique. » Cette démarche était un hommage éclatant rendu à l’attitude du gouvernement du Havre.

Cependant, quelques Belges soutiennent que la violation du statut de notre neutralité par l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie a délié la Belgique de ses engagements envers la Pentarchie. Ce mot grec, — qui veut dire gouvernement de cinq chefs, — désigne dans leur pensée les cinq Puissances l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie a délié la Belgique de ses engagements envers la Pentarchie. Ce mot grec, signataires des traités de 1831 et de 1839. La Belgique avait conclu un traité avec cinq Puissances solidaires et non pas avec chacune d’elles isolément, et ce traité n’ayant pas été observé, lorsque son application était exigée, elle se trouverait dégagée des obligations qu’elle-même avait remplies scrupuleusement. Lord Derby, secrétaire d’Etat pour les Affaires étrangères, disait, en revanche, à la Chambre des Lords, le 4 juillet 1867, que les Puissances, qui furent parties à la Conférence de 1830, s’étaient engagées solidairement et « individuellement » à maintenir l’intégrité du traité conclu par elles.

Je ne vois pas l’intérêt politique qu’a pour nous cette thèse juridique ; mais j’aperçois nettement le grand avantage qu’en retireraient nos ennemis, si elle triomphait. Il leur suffirait d’avoir violé un pacte international pour que ce pacte fût complètement annulé et pour se soustraire ainsi aux réparations morales et matérielles qu’entraîne sa violation. Devenue une belligérante ordinaire, la Belgique, au dire des Allemands, ne doit pas être traitée autrement que les Puissances combattantes. C’est à tort qu’on la représente comme une victime spéciale, dont le sacrifice a indigné les neutres les plus indulgents, et « cet enfant chéri de l’Europe, » — pour emprunter le langage de M. Erzberger, — n’a pas droit par conséquent plus qu’une autre nation à être indemnisé et restauré.

Il est évident, d’autre part, que si l’agression allemande nous a affranchis seulement, ipso facto, de nos engagements envers les Empires germaniques, elle a démontré en même temps l’insuffisance et l’inefficacité du traité collectif de 1839. Par-là elle a posé à nouveau devant le monde la question du statut international de la Belgique. Ce statut a besoin, pour la sécurité à venir de notre pays et pour la tranquillité de l’Europe, d’être révisé au rétablissement de la paix, et il doit l’être avec notre plein consentement. Aucun de nous, après l’expérience de 1914, ne consentirait à subir la pression morale qui fut exercée sur nos pères en 1830, afin de leur faire accepter la neutralité. Avant que nous arrivions au terme de nos sanglantes épreuves, nous avons donc à peser nous-mêmes à la balance des événements actuels les avantages et les dangers de ce régime.


La neutralité, malgré le malheur irréparable qu’elle a éprouvé, conserve des charmes aux regards d’un certain nombre de mes compatriotes. Ils estiment que la Belgique lui doit la tranquillité dont elle a joui pendant plus de quatre-vingts ans. A la vérité, durant cette longue période, notre neutralité n’a été exposée qu’une seule fois à un péril inquiétant. Ce fut en 1870. Mais alors le champ des hostilités n’a embrassé à l’origine que les bords du Rhin et de la Moselle ; l’objectif de l’état-major prussien a été Metz d’abord, puis Paris. Par l’effet d’une stratégie malheureuse, la guerre s’est rapprochée de notre frontière au point de la frôler. Français et Allemands ne se souciaient du reste nullement de se mettre sur les bras l’Angleterre, résolue à défendre par les armes l’intégrité du territoire belge. Je suis porté à croire qu’elle aurait agi de même en toute occurrence, que la Belgique fût ou ne fût pas vouée à la neutralité, parce que l’honneur et l’intérêt britanniques empêchaient qu’une pareille proie ne tombât entre les mains des belligérants. Le cabinet Gladstone, dès qu’il connut par une indiscrétion de Bismarck les anciens desseins de Napoléon III sur notre pays, mit un empressement significatif à faire signer par l’empereur des Français et par le roi de Prusse l’engagement de respecter la neutralité belge ; son intervention hâtive montre le prix qu’il attachait à « l’existence même » de la Belgique.

On assure que la garantie, prévue par le traité de 1839, a, seule, décidé l’Angleterre, répondant à l’appel du roi Albert, à prendre les armes le 4 août 1914 pour la défense de notre neutralité. Cependant le prince Lichnowsky, dans son Mémoire retentissant, qui l’a livré à la vindicte de son gouvernement, exprime la conviction que l’Angleterre, en toute circonstance, aurait défendu les Français. A plus forte raison fût-elle venue au secours du petit royaume belge, dont la situation géographique et stratégique a autant d’importance que la France, — plus encore peut-être, — pour sa propre sûreté. Sans doute, me dira-t-on, mais son entrée en scène se serait produite trop tard et le sort de la Belgique eût été à ce point compromis que l’apparition de l’armée britannique aurait été inutile. On oublie que notre territoire était déjà aux trois quarts envahi quand cette héroïque petite armée tenta de barrer la route de Mons aux masses allemandes. Il est, d’ailleurs, probable que, s’il eût été trop tardif, l’appoint des forces anglaises aurait été largement remplacé par une proportion plus considérable de troupes belges, car une Belgique, que n’eût point protégée la fiction de sa neutralité conventionnelle, aurait cherché cette protection dans une augmentation de son armée, sans parler des alliances militaires qu’elle aurait été libre de contracter.

La France également, après avoir promis de respecter notre neutralité, si elle n’était pas violée par une autre Puissance, est accourue à notre aide. Son appui nous aurait été acquis en tout cas, le traité de 1839 n’eût-il pas existé, parce qu’elle était menacée en même temps que nous par notre commune ennemie. Nous avons même reçu les premiers coups qui lui étaient destinés.

On a prétendu aussi que notre industrie fut redevable d’une partie de ses succès sur les marchés d’outre-mer au privilège que possédait notre nation d’être perpétuellement neutre. On aurait tort, à mon avis, de transporter la question dans le domaine économique. Que si les Chinois, par exemple, peu versés dans le droit des gens et ignorant la signification juridique du mot de neutralité, ont donné quelquefois la préférence à des sociétés belges, c’est que la Belgique, en tant que petite nation, leur inspirait plus de confiance que les grandes. Elle n’ambitionnait pas, comme quelques-unes, d’acquérir sur une partie de la Chine une mainmise politique au moyen de concessions économiques. Elle ne fortifiait pas des Kiao-tchéou et des Port-Arthur. Son désintéressement en cette matière était un rare mérite au jugement de ses amis de Pékin, autant que sa ponctualité à exécuter les contrats et l’excellente qualité de ses produits. N’enlevons pas pour cela à l’industrie belge la gloire d’avoir battu parfois à armes égales ses rivales des grands pays producteurs. Lorsqu’elle y est parvenue au Mexique, au Brésil, et ailleurs, c’est bien alors à elle seule qu’elle a dû la victoire.


En regard de ces bienfaits illusoires, il convient de placer les mauvais services que la neutralité nous a rendus. Ici ses détracteurs ont beau jeu. Les Belges, disent-ils, se laissaient bercer et endormir dans une trompeuse sécurité, sous l’influence soporifique de leur neutralité perpétuelle. Se croyant, grâce à elle, à l’abri de toute agression, ils n’ont pas fait les sacrifices financiers et militaires que commandait la situation de leur territoire, dépourvu de défenses naturelles. S’ils avaient été en mesure, à la première menace d’un conflit européen, d’aligner le long de la Meuse une armée de 500 000 hommes, cette barrière d’acier aurait sans doute donné à réfléchir au grand état-major de Berlin. Il n’aurait pas pensé que le plus court chemin menant à Paris passait par Bruxelles. Voilà le plus grave reproche qui puisse être adressé à notre neutralité. On essaye vainement de l’atténuer, en disant que la répugnance pour l’augmentation des charges militaires était partagée par toutes les nations démocratiques. Une faute commune, en présence des préparatifs de l’Allemagne, n’est pas une excuse. On invoque aussi les mesures législatives, — bien tardives, — prises pour le renforcement de notre armée. D’avoir vu le péril à la veille du conflit ne fait qu’aggraver le manque de clairvoyance du passé. Nos amis, les Français, n’ont-ils pas trop compté, eux aussi, sur la solidité du rempart artificiel que la neutralité avait élevé autour de nous et qui semblait couvrir par surcroît une partie de leur frontière ?

Il est d’autres griefs qu’on formule contre elle. Et d’abord, ce régime d’apparente sécurité, de paix soi-disant assurée, nous diminuait vis-à-vis des autres États secondaires. La Belgique ne paraissait pas capable, comme eux, de poursuivre sa libre existence sans une protection spéciale, qui avait un peu l’air d’une surveillance. Elle était traitée en jeune personne, à qui toute coquetterie est interdite avec le voisin. Ne confondons pas en effet son statut international avec celui d’une autre neutre, la Suisse. La neutralité de la République helvétique, admise de temps immémorial, reconnue et garantie par les Puissances signataires de la déclaration du Congrès de Vienne du 20 mars et du traité de Paris du 20 novembre 1815, avait été un acte de sa propre volonté. Celle de la Belgique fut le fruit de la volonté réfléchie des grandes Puissances, mues par des sentiments bienveillants, mais égoïstes.

En réalité, ces Puissances avaient empiété sur notre souveraineté nationale, en la grevant d’une servitude perpétuelle ; elles avaient limité notre indépendance, puisqu’une alliance avec l’une ou l’autre d’entre elles ne nous était pas possible et elles nous condamnaient à un isolement indéfini. Cet isolement, nous l’avons patiemment supporté pendant près d’un siècle. La menace même d’une invasion de notre territoire par une armée allemande, que dénonçaient la plupart des écrivains militaires, n’a pas jeté nos hommes d’État dans une alliance préventive avec la France et l’Angleterre. Le droit des gens établit cependant une distinction entre l’alliance ayant un caractère défensif et les autres. La première est autorisée au profit d’un État neutre. Mais à voir le parti que l’Allemagne cherche à tirer aujourd’hui d’une prétendue convention anglo-belge, qui n’aurait produit ses effets, — le texte du rapport Ducarne le dit formellement, — qu’après la violation de notre neutralité par les troupes du kaiser, nos gouvernants ont été sagement inspirés en évitant toute conversation, tout aparté sur ce sujet, avec qui que ce fût. Au surplus, l’idée n’est jamais venue à une grande Puissance de nous proposer une alliance défensive, quelque acceptable qu’elle pût être.

Si le gouvernement belge n’avait pas été si confiant, parce qu’il était lui-même si loyal, peut-être qu’il aurait songé à s’entourer, pour consolider sa neutralité, d’un triple rang de conventions et de contre-assurances militaires, conclues séparément avec ses trois grands voisins. L’Allemagne, pour sa part, y aurait volontiers consenti ; mais c’eût été un excès de prudence, que nous ne devons pas regretter. Le cabinet de Berlin n’aurait pas manqué de se prévaloir d’un accord de cette nature pour justifier l’entrée de son armée dans notre pays, qu’elle serait venue sauver d’une invasion française imaginaire, comme l’ultimatum du 2 août a essayé de le faire croire.

Sur le terrain commercial certaines entraves existaient aussi à une indépendance absolue. Il était impossible à la Belgique de contracter une union douanière avec l’un de ses garants, l’intérêt national l’eût-il exigé. Quand la proposition en fut agitée entre les cabinets de Paris et de Bruxelles, durant le règne de Louis-Philippe, elle rencontra l’opposition de l’Angleterre. Une guerre douanière était-elle aussi au nombre des pratiques, à nous interdites par la Faculté de Droit international ? En principe certainement non, mais en fait il en était autrement. L’Etat garant et voisin, contre lequel nous aurions voulu user, le cas échéant, de cette arme, n’eût pas manqué de protester et de mener un tel tapage que le bruit eu aurait effrayé nos ministres, amis de la tranquillité.


L’Allemagne parle de nous passer au cou le collier de fer d’une neutralité de son invention : une neutralité désarmée, qui nous enlèverait la faculté de nous défendre contre toute agression étrangère, qui nous forcerait à licencier nos soldats et à raser nos forteresses. L’Allemagne nous permettrait-elle une modeste gendarmerie nationale, gardienne de l’ordre et de la propriété ? On en peut douter. La Belgique resterait accessible en toute saison, comme une promenade publique, aux troupes du Kaiser. C’est bien là ce que les commentateurs officieux des discours pleins d’obscurités, où se complaisent les divers chanceliers de l’Empire, appellent à mots couverts des garanties.

Des garanties, et contre quoi, mon Dieu ? Contre une mainmise de l’Angleterre et de la France sur la Belgique ; contre un nouvel assaut des forces franco-britanniques, empruntant comme point d’appui le territoire belge. Des garanties imposées à la victime de l’Allemagne ! Inutile de souligner l’odieuse hypocrisie d’une pareille interversion des rôles. Remarquez que de placer ainsi le peuple belge, comme un malfaiteur, sous la haute surveillance de leur police ne serait pour la plupart des Allemands qu’un pis-aller, faute de pouvoir annexer sans phrases notre infortuné pays. Il va de soi que ledit peuple belge serait unanime à repousser avec indignation une neutralité de cette espèce, ignorée jusqu’à ce jour des doctes interprètes du droit des gens.

Resterait en fin de compte la neutralité conventionnelle, garantie par le concert des grandes Puissances belligérantes, qui s’élargirait de l’entrée de l’Italie, des États-Unis et du Japon, remplaçant la Russie effondrée. Cette neutralité paraît être le minimum des espoirs que nourrissent certains Allemands en ce qui concerne la Belgique : un retour au régime existant avant la guerre et que l’Allemagne a voulu détruire de ses propres mains. A quoi s’engagerait-elle dans un nouveau traité ? A respecter dorénavant l’indépendance et la neutralité de sa petite voisine, ainsi que l’intégrité de son territoire ? Promesse dérisoire, si elle ne comportait aucune sanction effective. A s’interdire, au début d’une nouvelle guerre, de pénétrer sur le sol belge, tant qu’il n’aurait pas été violé par un autre belligérant ? Voilà qui serait plus précis. Mais le prétexte d’une violation préexistante et imaginaire ne manquerait jamais à l’état-major de Berlin pour renouveler le coup de 1914.

L’Allemagne nous a prouvé par son ultimatum le peu de cas qu’elle fait des traités solennels. Autant en emporte le vent, qui chasse avec les feuilles mortes les chiffons de papier. Quelles garanties nous offrirait-elle de sa loyauté dans l’avenir ? Quelles sûretés nous donnerait-elle de la validité d’un instrument diplomatique, revêtu de sa signature ? Tout est là. Avant 1914 nous avons péché par excès de confiance. Il est à prévoir que le beau billet, que serait pour nous un traité international nous baptisant neutres pour la seconde fois, nous ferait vivre dans l’inquiétude et les alarmes, dès que l’horizon politique viendrait à s’embrumer. La neutralité, garantie officiellement sur le papier, sans qu’un désarmement général ait annoncé des temps nouveaux, ni qu’un miracle inattendu ait transformé la mentalité germanique, ne serait pour beaucoup de Belges que l’absence de sécurité.

Ils savent, d’ailleurs, par une cruelle expérience, que l’idée de neutralité et l’idée de garantie sont choses très différentes et difficiles à accorder. Qui dit garantie dit promesse de secours militaire. Or, il paraît impossible d’organiser ce secours, qui nécessite une préparation et un concert entre le gouvernement du pays menacé et les gouvernements garants, avant l’entrée de l’ennemi sur le territoire neutralisé en cas d’invasion brusquée, à quoi la Belgique sera toujours exposée. On verrait se reproduire quelques-unes des péripéties de la campagne de 1914, le même isolement, le même sacrifice de notre armée. La prestation de la garantie serait moins rapide que l’invasion, partant inefficace. Ne nous laissons plus abuser par des formules théoriques, après avoir subi la dure leçon de la réalité.

A tant de motifs, qui devraient nous faire refuser un présent aussi dangereux que la neutralité si le concert des Puissances s’obstinait à nous l’offrir, j’ajouterai une considération d’un autre ordre, parce qu’elle ne me semble pas sans valeur.

Rétablir le statu quo juridique de 1839 serait ouvrir bénévolement la porte à une perpétuelle intrusion de l’Allemagne dans notre vie intérieure. On devine ce qu’il fournirait de prétextes à la presse d’outre-Rhin et aux agents diplomatiques de l’Empire pour nous chercher chicane. La commémoration patriotique des événements de la guerre, où figureraient nos braves compagnons d’armes de l’ancien et du nouveau monde, leurs drapeaux acclamés dans les rues avec le nôtre, et jusqu’aux sonorités entraînantes de la Marseillaise, toutes ces démonstrations très naturelles donneraient lieu de la part des Allemands à des récriminations insupportables. Quelques plumitifs aux gages du gouvernement impérial n’ont-ils pas essayé de justifier son agression, en représentant d’inoffensives manifestations franco-wallonnes, qui ont eu lieu avant les hostilités, comme des attentats contre notre neutralité ? Le mauvais exemple étant contagieux, les ingérences des ministres de l’Empire provoqueraient celles des ministres des nations amies. Impossible de contenter tout le monde ; aussi la vie du peuple belge et de son gouvernement serait-elle intolérable entre les reproches des uns et les exhortations des autres. La belle paix, calme et réparatrice, que cela nous ferait !

Un sentiment très noble parle enfin contre la neutralité obligatoire, plus haut que les critiques dont elle est l’objet. Les Belges, — ceux du moins dont je crois traduire la pensée, — ont conscience d’avoir fait leur devoir, tout leur devoir pour la cause de la civilisation et de l’humanité. Ils ont payé de leurs souffrances et de leur sang le droit d’être complètement indépendants vis-à-vis des autres nations, sans aucune réticence, sans aucune diminution.

Ils ne voudraient pas qu’après Liège, après les victorieuses mêlées de l’Yser, leur pays retombât dans la situation politique inférieure, dont il avait été obligé de se contenter avant la crise formidable, d’où son existence sortira forte et incontestée. Plus de tutelle des grandes Puissances déguisée sous un masque juridique ! Ce que ces Belges réclament, ayant affirmé hautement la virilité de leur patriotisme, n’est après tout que le droit commun à tous les peuples libres, petits et grands. Songe-t-on à imposer une neutralité quelconque à la Hollande ? Elle aussi garde le cours de larges fleuves et contrôle un secteur de la mer du Nord, champ de bataille des Anglo-Saxons et des Teutons. Nous avons droit au même traitement et a la même indépendance que les Néerlandais, les Scandinaves, les Balkaniques, et les autres ; peu importe que leur vie nationale soit plus ancienne ou plus récente que la nôtre.


Autant j’estime que nous ne devons pas renoncer pendant la guerre au bénéfice moral de la neutralité religieusement observée et faire ainsi plaisir à l’Allemagne, autant je voudrais que notre pays ne restât pas après la paix prisonnier de ce régime, qui s’est montré insuffisant, comme beaucoup de créations merveilleuses de la diplomatie. Mais je reconnais volontiers qu’une question aussi grave, dont la solution engagera l’avenir de la Belgique ne peut être tranchée que par notre Parlement. Je pense même qu’elle ne saurait l’être, sans que l’opinion publique belge ait été pressentie et librement consultée. Comment y parvenir ? Un silence de prison pèse sur le territoire, étroitement gardé, où une nation de sept millions d’âmes dépérit enfermée. Les appels qui s’en échappent par-delà une barrière de fer, — celui, par exemple, des ouvriers belges qui ne veulent pas d’une paix allemande, — confirment la volonté inflexible de ce peuple de souffrir jusqu’au bout pour son indépendance.

C’est pourquoi le rôle qui reviendra à notre gouvernement au Congrès de la paix me paraît des plus simples : d’accord avec la France et l’Angleterre, qui ont exécuté, comme la Belgique, les prescriptions du traité de 1839, dénoncer l’article de ce traité relatif à notre neutralité ; revendiquer pour notre pays le droit absolu de fixer lui-même son statut international ; repousser fermement toute tentative de le lier de nouveau à la neutralité par des chaînes conventionnelles.

Est-ce à dire que la Belgique aspire à jouer un rôle actif dans la politique européenne ? La Belgique ne désire que la paix et la sécurité, pour panser ses plaies, remettre en marche son industrie, frayer de nouvelles routes à son commerce. La politique loyale et pacifique, qu’elle a toujours observée sous le couvert de la neutralité, elle n’entend pas s’en départir, lorsqu’elle pourra respirer en pleine indépendance. Une déclaration, portant à la connaissance du Congrès que la Belgique suivra après la signature de la paix la même politique qu’avant la guerre et entretiendra avec les autres nations des relations empreintes du même esprit de droiture qui a toujours inspiré la conduite de son gouvernement, ferait justice des basses calomnies dont elle a été abreuvée et serait une assurance donnée à tous de sa fidélité à ses traditions pacifiques. Qui pourrait douter de sa parole et refuser de prendre acte de sa déclaration ? L’Allemagne. Mais incapable d’imposer ses conditions comme de faire croire à ses mensonges, elle serait seule à ne pas vouloir s’incliner devant la loyauté de la Belgique, qu’elle a été seule aussi à contester.

Que si d’aventure le peuple belge penche pour une neutralité nouvelle, qui ne pourrait être que volontaire et librement proclamée, à lui de se prononcer en toute indépendance par l’organe de son Parlement, après une discussion où partisans et adversaires d’une Belgique neutre auront fait valoir leur opinion dans le calme d’une assemblée souveraine.


La question flamande est mal connue hors de notre pays\ Des Belges en exil, Flamands et Wallons, la discutent avec passion, sans se préoccuper, me semble-t-il, d’éclairer le public étranger, qui n’y comprend pas grand’chose. Je voudrais essayer à mon tour de l’exposer en toute indépendance et telle qu’elle m’apparaît, heureux si je puis en même temps, apporter une contribution désintéressée à sa solution, qui est le commun désir (des esprits patriotes.

Les populations flamandes ont conservé à toutes les époques de notre histoire l’usage et le culte de leur langue. Campagnards et citadins n’en employaient pas d’autre entre eux pour exprimer leurs besoins et échanger leurs pensées. Au Moyen Age, dans le temps que les communes flamandes occupaient le premier rang de la civilisation par leur industrie et leur richesse, leur langue florissait avec leurs arts et leurs métiers. Quand la dynastie bourguignonne usa du français pour l’administration centrale de ses États des Pays-Bas, les provinces flamandes obtinrent d’elle le respect de leur langue maternelle, dont l’emploi resta libre devant les tribunaux. La souveraineté espagnole ne porta aucune atteinte à l’exercice de ce droit, mais, plus tard, les gouverneurs autrichiens obligèrent les échevinages flamands à se servir de la langue française. Celle-ci régnait en souveraine incontestée dans la société belge, comme dans la plupart des sociétés de l’Europe. Imposé aux provinces flamandes par la conquête républicaine et la centralisation impériale, le français fut relégué en 1822 par le gouvernement néerlandais, comme langue officielle, dans la partie wallonne, mais en Flandre même les couches supérieures demeurèrent profondément imprégnées de culture française.

Notre révolution de 1830 s’accomplit au nom de la liberté contre les tendances oppressives du gouvernement hollandais. Ne soyons pas surpris si, pour fortifier l’unité nationale, qui était le vœu unanime du pays libéré, les premiers gouvernements belges n’ont eu, comme organe de cette unité, qu’une seule langue officielle. Ainsi s’explique l’usage exclusif du français en matière administrative pendant une période qui se prolongea jusqu’en 1878. L’administration du pays s’en trouvait, d’ailleurs, simplifiée. Mais les constituants de 1830 avaient l’esprit trop juste et trop libéral pour consacrer cette prédominance dans notre pacte fondamental. Bien au contraire, ils proclamèrent l’égalité linguistique et mirent la liberté des langues au nombre de celles qu’ils inscrivirent au fronton de notre Constitution.

Peu à peu l’apaisement s’était fait entre la nation belge et son ancienne associée, qui avait voulu être sa tutrice. Aucun danger ne menaçait plus notre indépendance du côté de la Hollande. On assiste alors, vers le milieu du siècle dernier, au réveil de l’esprit flamand ; il se manifeste dès l’abord par une abondante floraison littéraire. Bientôt le mouvement s’étend et s’amplifie ; il se propage dans les rangs inférieurs de la bourgeoisie et du clergé ; il envahit le prolétariat des villes et les masses paysannes ; il recrute des chefs enthousiastes chez les hommes de lettres et les jeunes intellectuels, fonde des journaux, des revues, des théâtres, crée des ligues littéraires et des associations flamingantes. Bref, il devient une force, une puissance, avec quoi les partis politiques doivent compter. Les catholiques l’accaparent dans les campagnes, mais, pour la conquête des grandes villes, il se partage entre eux et leurs adversaires, libéraux et socialistes. Les trois partis ouvrent leurs programmes à ses revendications, et leurs députés s’unissent pour les faire triompher des résistances parlementaires.

C’était le moment où, en d’autres pays de l’Europe parlant plusieurs langues, avait lieu une renaissance analogue. En face de la langue d’Etat, et souvent en hostilité avec elle, revivaient ou s’insurgeaient les idiomes régionaux. Le caractère distinctif d’anciennes provinces, membres séculaires de grandes communautés, aimait à s’affirmer par le culte renouvelé de leurs dialectes. Des nationalités opprimées cherchaient à se consoler, en conservant avec amour, comme une flamme inextinguible, leur langage populaire. Enfin les petits peuples libres s’efforçaient à l’envi d’enrichir le fonds de leur littérature indigène ; ils ne se contentaient plus des productions toutes faites, prêtes à être traduites, que leur expédiaient les centres littéraires de l’étranger. Le phénomène de la résurrection linguistique, avec les conséquences qu’il entraîne dans une vie nationale, n’est donc pas unique et particulier aux Flamands. On le retrouve à des degrés divers, sous des dehors différents, chez d’autres races, issues de souche latine, germanique ou slave.


En quoi consistaient au juste les revendications des promoteurs du mouvement flamand ? Il me semble qu’on peut résumer leur programme en une idée fondamentale, ayant son application dans l’existence politique et sociale de la population flamande.

Ils revendiquaient pour cette population « le droit inaliénable de développer elle-même, suivant son propre caractère et dans sa propre langue, sa vie et sa personnalité historiques. A chacun son droit, à chacun sa langue[2]. »

En même temps, ils s’alarmaient de l’état d’infériorité du pays flamand vis-à-vis du pays wallon. Celui-ci avait été avantagé par la richesse de son sous-sol et par la naissance d’une grande industrie. Son instruction générale et sa formation technique en avaient bénéficié, non moins que le bien-être de ses ouvriers qui touchaient des salaires très supérieurs à ceux des agriculteurs des plaines flamandes. Les propagandistes flamingants voulurent mettre leurs congénères à même de développer intégralement, comme les Wallons, leurs capacités intellectuelles et morales, en vue des progrès à réaliser dans tous les domaines, économique, social et politique[3].

Pour y parvenir l’instrument tout trouvé était la langue maternelle, qu’il fallait perfectionner, polir, unifier, en la dépouillant des locutions locales, et rendre égale à sa sœur néerlandaise. Cet instrument, manié par une élite intellectuelle, servirait à instruire et à guider les classes populaires, mais l’élite avait besoin elle-même de recevoir en flamand un enseignement complet, depuis le premier degré, qui est l’école primaire, jusqu’au faite, qui est l’université.

La culture de la langue maternelle dans le pays flamand et son adaptation à toute l’organisation administrative et judiciaire constituent ce que le programme flamingant appelle l’autonomie culturale. Elle repose sur l’égalité parfaite de droits entre Flamands et Wallons, notre Constitution ne faisant entre eux aucune différence, et par conséquent sur leur égalité linguistique, qu’elle mentionne expressément. Son article 23 est ainsi conçu : « L’emploi des langues en Belgique est facultatif. Il ne peut être réglé que par la loi et seulement pour les actes de l’autorité publique et pour les affaires judiciaires. »

Quoi de plus légitime, convenez-en, que la poursuite de cet idéal : restaurer dans le milieu flamand la bonne vieille langue du terroir et en forger un outil perfectionné pour le relèvement de la race, pour l’épanouissement des dons qu’elle tient du sang généreux de ses ancêtres ? Rien de plus blessant, d’autre part, que de représenter cette langue, parlée par la majorité des Belges, comme un idiome vulgaire, un patois à l’usage du bas peuple et des paysans. De quoi malheureusement on ne s’est pas fait faute, tant en Belgique qu’à l’étranger.


A partir de 1873, certaines satisfactions avaient été données au mouvement flamand par le pouvoir législatif sous forme de lois, ayant pour objet d’établir l’égalité linguistique dans la justice répressive, l’administration, l’armée et l’enseignement. La dernière en date, celle du 15 juin 1914 sur l’enseignement primaire obligatoire, n’a précédé que de quelques semaines le déchaînement de la guerre mondiale. Cette législation prend pour base la frontière linguistique : le pays est classé en territoires flamands ou wallons, suivant qu’ils sont situés d’un côté ou de l’autre de cette ligne de démarcation. Les communes mélangées sont rangées par arrêté royal au nombre des flamandes ou des wallonnes, d’après le parler de la majorité des habitants.

L’arrondissement de Bruxelles fait exception, vu son caractère spécial. Notre capitale n’est ni flamande ni française. Les deux langues y sont employées concurremment, mais le rayon d’action du français est beaucoup plus considérable ; c’est la langue de l’administration, de la société et des affaires, la seule qu’on parle aux étrangers. L’agglomération bruxelloise a donc été dotée avec raison d’un régime mixte et particulier.

Pour faire acte de bonne justice, le législateur avait réorganisé dans les deux langues l’enseignement primaire et secondaire ; nous appelons ce dernier chez nous l’enseignement moyen. Mais l’étudiant flamand était abandonné au seuil de l’université. Il saute aux yeux qu’on ne pouvait s’en tenir là et que la formation de ce jeune esprit eût été incomplète, si la réforme était restée confinée aux degrés inférieurs. Le soin même qu’on avait pris de lui donner les éléments de l’instruction en flamand le plaçait dans un état d’infériorité manifeste pour l’achèvement de ses études en français vis-à-vis de ses condisciples qui avaient fait leurs classes dans cette langue. Il ne suffisait pas de créer pour lui des écoles et des athénées ; il fallait lui ouvrir les portes d’une université flamande.

Était-il besoin, pour ce faire, de déloger l’enseignement français de l’université de Gand, siège d’ancienne culture, illustré par des maîtres, dont la réputation avait franchi nos frontières ? En droit civil, l’opinion de Laurent, pour ne nommer que celui-là, est citée dans les Facultés françaises à côté des autres lumières qui éclairent le commentaire de notre code. Les professeurs d’aujourd’hui marchaient sur les traces de leurs aînés. L’un d’eux, Franz Cumont, a l’honneur envie de faire partie de l’Institut de France. Henri Pirenne, par ses travaux sur l’histoire de Belgique, était en passe d’acquérir une renommée européenne, quand les Allemands y ont imprimé le sceau glorieux de la persécution. Transformer l’université de Gand, c’était vraiment demander un sacrifice douloureux à beaucoup de Belges. Pour quelles raisons les Flamingants ne voulaient-ils pas qu’on érigeât dans une autre ville, à Anvers par exemple, leur université, Jérusalem nouvelle du culte flamand ?

On pourrait alléguer que la Belgique possède déjà quatre universités : deux de l’Etat, à Gand et à Liège, et deux fondations libres, à Louvain et à Bruxelles. Elles suffisent à un pays de 29 000 kilomètres carrés et de 7 millions et demi d’habitants. A dépasser ce chiffre, on risquerait d’abaisser le niveau des études par la difficulté de recruter des professeurs d’une notable valeur scientifique, de qui dépend le rayonnement exercé au dehors par un foyer d’instruction. Attirer le plus grand nombre possible d’étudiants n’est pas une considération à dédaigner en ce temps de concurrence effrénée dans tous les domaines, y compris ceux de la pensée.

Mais les motifs qui ont fait s’obstiner les protagonistes du mouvement à réclamer la flamandisation de l’Université de Gand sont tout autres. Le pays flamand n’avait nul besoin d’une université française de l’Etat, dont la fréquentation causerait du tort à l’enseignement flamand et dont l’existence ne concordait pas avec l’égalité de droits et de culture, sur quoi se fondent les revendications flamingantes. Son maintien n’était demandé que par une minorité, qui se dressait contre les vœux et méconnaissait les besoins de la grande majorité de la population. L’enseignement français, possédant son université officielle à Liège, capitale intellectuelle du pays wallon, l’enseignement flamand devait avoir la sienne à Gand, centre universitaire de la région flamande.

La législation belge a toujours respecté le droit des parents de faire instruire et élever leurs enfants dans la langue de leur choix. Si la bourgeoisie flamande ne voulait pas abandonner ses traditions de famille, elle aurait à sa disposition dans son voisinage les Facultés françaises de Bruxelles et de Louvain. Nombre de Flamands envoyaient déjà leurs fils étudier dans la vieille maison Louvaniste, où fleurit depuis la fin du moyen âge en enseignement célèbre sous la haute direction de l’Eglise.

Comme les discussions prolongées n’ont généralement pour effet que d’échauffer les disputeurs, sans qu’ils démordent de leurs opinions, les partisans de l’Université flamande de Gand ne voulurent rien céder de leurs exigences. Ils entendaient qu’elle fût la et nulle part ailleurs.

Le 31 mars 1911, six députés, six des principaux chefs du mouvement flamand, appartenant aux trois partis politiques, déposèrent ensemble une proposition de loi tendant à la transformation graduelle de l’Université de Gand en université entièrement flamande. Cette proposition, renouvelée l’année suivante, fut discutée par les sections de la Chambre des Représentants, qui adoptèrent en principe la création d’une université flamande. De son côté, le gouvernement avait déclaré qu’il était du devoir des Chambres de trancher la question dans la prochaine législature, quand la lutte mondiale a éclaté, fermant les portes de notre Parlement, laissant en suspens la désignation de la ville universitaire. Mieux eût valu assurément que le différend eût été réglé d’un commun accord et la paix rétablie dans les esprits avant l’apparition de l’ennemi, car il s’est emparé de la question flamande pour souffler la discorde et jeter un brandon de guerre entre les Belges.


Les faits étant ainsi brièvement rappelés, il faut les accompagner de quelques observations, sans quoi ils se présentent sous un jour faux qui les dénature et les déforme aux yeux des étrangers.

En premier lieu, on ne s’explique pas les longs efforts des propagandistes flamingants pour convertir à leur cause notre Parlement, dès lors que la population flamande compte un million d’âmes de plus que la wallonne et que ses élus étaient en majorité dans les deux Chambres. C’est que les classes supérieures, noblesse et bourgeoisie, se sont toujours tenues à l’écart de l’agitation flamingante, quand elles ne lui ont pas été ouvertement hostiles, et que leur influence, qu’on ne doit pas mésestimer, s’étend sur une large clientèle. Le flamingantisme n’en était pas moins un mouvement démocratique d’une grande puissance, assuré de triompher, conduit par des chefs convaincus de leur bon droit et par des agents infatigables, parmi lesquels les membres du clergé inférieur dépensaient pour la propagande flamande la même ardeur que pour la défense de la religion.

Mais ces chefs ne visaient que le redressement d’anciens griefs. Ils luttaient à visage découvert ; ils ne poursuivaient pas un dessein secret, celui de semer la division dans le pays, en vue de l’acculer un jour à la séparation. Leurs attaques n’étaient poussées ni contre les Wallons, ni contre l’Etat belge, mais contre leurs propres frères, affublés du sobriquet de Fransquillons, parce qu’ils restaient fidèles à une autre culture. Les Flamingants plaçaient leur idéal d’émancipation dans le cadre de la patrie commune. Ils voulaient raffermir les fondements de l’édifice national, mal établis sur une inégalité entre les deux langues, existant sinon en droit, du moins en fait. Ils n’aspiraient qu’à une union fraternelle avec les Wallons. Je n’en veux pour preuve que le témoignage des représentants des villes flamandes, des puissantes associations littéraires et politiques, ainsi que des groupements ouvriers, affiliés au mouvement. Dans un document historique, aussi remarquable par le souffle patriotique qui l’emplit que par la fierté qui l’anime, ces Flamands disaient au Chancelier de l’Empire allemand, après qu’il eut reçu à Berlin une députation du soi-disant Conseil de Flandre : « Notre réponse à cette politique (de division) sera brève. La séparation administrative ne fait pas partie du programme flamand… Nous tous, Flamands et Wallons, n’avons en ce moment qu’un seul désir, une seule volonté, une seule pensée : la patrie belge une et indivisible. »

On peut discuter le mouvement flamand, le combattre, le repousser, mais il n’est pas permis de le calomnier, de le dépeindre aux yeux des Français comme un ennemi de la France. Quels accents plus persuasifs trouverais-je pour exprimer les sentiments des Flamingants à l’égard de la grande nation amie que leur langage même ? Voici ce qu’on lit dans une protestation des Associations flamandes de Belgique contre l’usurpation de pouvoir du prétendu Conseil de Flandre ; elle est datée du 30 janvier 1918 : « Le mouvement flamand n’est pas dirigé contre nos compatriotes wallons, à qui à aucun prix nous ne voulons imposer notre langue. Il n’est pas non plus dirigé contre la langue française, que nous respectons « comme le symbole d’une des plus nobles nations de la terre. » A quel personnage cette sympathie respectueuse pour la France était-elle hautement avouée ? Au nouveau Chancelier impérial, le comte, Hertling, dont ces courageux patriotes ne craignaient pas d’attirer ainsi le ressentissement sur leurs têtes. En vérité, lorsqu’on veut savoir ce que pense le peuple flamand, les voix éloquentes qu’il est bon d’écouter sont celles qui s’élèvent de cette terre douloureuse, où les mêmes passions et les mêmes espoirs font battre tous les cœurs patriotes à l’unisson.


Il est pénible à un Belge de parler de la gravité prise par la question flamande en pleine guerre, tant la conduite de certains extrémistes flamingants fut honteuse. Ils ont pactisé avec l’Allemand, maître de leur pays ; ils ont souillé d’une tache indigne l’héroïsme de notre nation. Mais leur défaillance morale a fait ressortir par contraste l’attitude irréprochable de l’immense majorité des Flamands, ce qui est à la fois une consolation pour nous et un gage certain de la résurrection de notre patrie. Je vais parcourir rapidement ces tristes pages de l’occupation de la Belgique, pour suivre la question flamande dans ses développements inattendus.

Avant la guerre, les correspondants des journaux allemands s’efforçaient à qui mieux mieux, comme s’ils en avaient reçu le mot d’ordre, d’exagérer l’acuité et de grossir les conséquences de la querelle des langues. Ils dépeignaient en traits sinistres l’oppression par la race wallonne de la race flamande, rameau vivant du tronc germanique. Le peuple belge, à les entendre, n’était que l’attelage hétérogène de deux nationalités qui se ruaient l’une contre l’autre, jusqu’au jour où elles se sépareraient violemment. L’invasion accomplie, le général von Bissing, gouverneur général du pays occupé, fut l’auteur responsable de la tentative de destruction, poursuivie contre nos institutions au mépris de l’article 43 de la convention de la Haye. Nous savons de reste, par son testament politique, que l’astucieux gouverneur, professant le même dédain pour les Flamands que pour les Wallons, rêvait d’une Belgique esclave de l’Empire germanique et qu’un despotisme de fer se chargerait de dompter.

Après une préparation de quelques mois, les actes de l’autorité allemande- se sont précipités. Il suffit d’énumérer les principaux dans leur ordre chronologique ; l’on aperçoit aussitôt la manœuvre projetée. Le 5 décembre 1915 parait le décret relatif à la flamandisation de l’université de Gand, mesure d’autant plus suspecte que le gouverneur se gardait bien de prescrire en même temps la réouverture dans l’intérêt des étudiants wallons de l’université de Liège. Ce décret provoqua une protestation éloquente chez les dirigeants des Associations politiques et littéraires, qui sont les véritables interprètes de la pensée flamande. Sans y accorder d’attention, le Chancelier annonça quelques mois plus tard au Reichstag (5 avril 1916) que l’Allemagne n’abandonnerait pas à la latinisation le peuple flamand, si longtemps asservi, qu’elle lui assurerait au contraire un développement sain, fondé sur le langage et le caractère flamands.

Ce discours était une seconde déclaration de guerre à la Belgique, pour la punir de son inflexible résistance. Peut-être ne l’a-t-on pas tout de suite remarqué. Cette fois l’union nationale, l’essence même de notre patrie, était menacée. Le gouverneur général ouvrit les hostilités l’automne suivant, en allant inaugurer en personne la nouvelle université flamande de Gand, vide encore d’élèves. Voilà donc la galère universitaire lancée sur une n : or orageuse, avec un équipage de fortune qu’on avait racolé à la hâte en Belgique, en Hollande et en Allemagne, demi-savants, professeurs besogneux en quête d’une prébende ou simplement d’un gagne-pain.

Ce n’était là qu’un premier coup porté à l’unité de l’Etat belge. Le plan de Bissing devait se poursuivre en trois étapes, sur trois plates-formes successives, langue, administration, politique. Mais, pour réussir, le gouverneur avait besoin de complices au sein même du pays flamand. Il les trouva dans une bande de traîtres et de fanatiques, sans autorité, sans valeur, dont fort peu avaient marqué parmi les Flamingants, au demeurant des ambitieux vulgaires. C’est chose incroyable le nombre des ambitions maladives que la guerre a fait éclore brusquement. Tel qui se serait contenté d’un rôle des plus modestes en temps ordinaire a voulu profiter du malheur général pour se hausser au premier plan.

Le 4 février 1917 se réunit à Bruxelles un soi-disant congrès national flamand qui rédige un programme de réformes, fondé sur l’autonomie de la Flandre, et élit dans son sein un comité exécutif, décoré du nom de Conseil de Flandre. Celui-ci désigne une députation de sept individus, laquelle court à Berlin recevoir l’investiture et les encouragements du Chancelier. Entre autres belles promesses, M. de Bethmann-Hollweg s’engagea envers ses hôtes à travailler la main dans la main avec le Conseil de Flandre ; il leur annonça que l’Empire allemand réaliserait pendant l’occupation la séparation administrative entre Flamands et Wallons et que, lors des négociations de paix et même après, il assurerait le libre développement de la race flamande. Les mots de séparation administrative ne furent pas prononcés ce jour-là pour la première fois. Quelques années auparavant, des hommes politiques wallons s’en étaient servis, sans trouver d’écho chez leurs collègues flamands, dans un moment d’exaspération contre la durée du gouvernement catholique. Mais des oreilles attentives avaient recueilli leurs paroles au-delà de nos frontières.

La séparation administrative fut promulguée par le gouverneur le 21 mars 1917. Elle ne tenait aucun compte des limites de nos provinces, divisions immémoriales de notre sol. Elle prétendait suivre la frontière linguistique, mais elle la violait, en donnant pour capitale à la partie flamande Bruxelles, qui est à cheval sur la frontière.

Cet audacieux abus de pouvoir, dont un ennemi loyal se serait abstenu, eut pour effet moral de montrer aux Allemands l’attachement des Flamands et des Wallons à l’unité nationale. D’une extrémité à l’autre du royaume, à tous les degrés de l’organisation politique et administrative, on rédige des protestations vigoureuses, signées des mandataires de la nation, des provinces et des communes. Dans ce concert d’indignation, le gouvernement du Havre n’est pas resté silencieux ; il s’est chargé d’annoncer aux coupables que l’heure viendrait du châtiment, quand sonnerait pour la Belgique l’heure de la délivrance ; la protection de l’Allemagne ne serait pas pour eux l’impunité.

En attendant, l’autorité ennemie, qui avait supprimé dans tout le pays la liberté de la parole et la liberté de réunion, levait l’interdiction en faveur de ses complices, dissimulés sous le nom d’Activistes. Et les Activistes d’en profiter, de mener une propagande effrénée, de multiplier les meetings, où ils exposaient librement leur programme. L’autorité complaisante leur ouvrit même les camps de prisonniers flamands en Allemagne, pour y semer leur mauvais grain. Ils eurent à compter en Flandre, non seulement avec le loyalisme irréductible de la population, mais aussi avec la haine que l’envahisseur ne se lassait pas d’attiser contre lui-même. En effet, tandis que le gouverneur général octroyait aux Flamands la séparation administrative, comme un présent magnifique du Kaiser, les autorités militaires faisaient peser sur eux un régime de terreur et de déportations. La maladresse de la politique allemande cimentait ainsi elle-même en Belgique l’union nationale.

Cependant les Activistes avaient hâte d’aborder, sous la direction de leur imprésario allemand, le troisième acte du drame antipatriotique qu’ils voulaient représenter en entier sur la scène flamande devant le public européen. Le dénouement n’en pouvait être, — du moins s’en flattaient-ils, — que la séparation complète d’avec la Wallonie, l’indépendance du peuple flamand, délivré de l’oppression welche par la main puissante de l’Allemagne. Le conseil de Flandre, dans une assemblée de quelques centaines de ses affidés, réunie au théâtre de l’Alhambra à Bruxelles (20 janvier 1918), proclama l’autonomie de la Flandre. Puis il se déclara dissous, afin d’offrir au peuple l’occasion d’exprimer son approbation en le réélisant. On procéda séance tenante à l’élection de deux membres brabançons du Conseil et la même farce fut jouée dans plusieurs villes. Une proclamation d’indépendance fut même affichée sur les murs de la capitale.

A parler de cette tragi-comédie trop connue, on éprouverait une étrange amertume, s’il n’y avait à rappeler en même temps la suite qu’elle a eue, revanche consolante du patriotisme belge sur la servilité de quelques hommes vendus à l’Allemagne. Les Activistes s’étaient moqués trop impudemment de la longanimité de leurs concitoyens. Un mouvement protestataire violent éclata, qui se traduisit par des ordres du jour et des adresses, que les conseils communaux des grandes villes flamandes dépêchèrent au chancelier. Tous les députés et sénateurs, présents dans le royaume, tinrent à honneur de s’associer à cette réprobation. Quant à la population, elle manifesta ses sentiments avec une énergie telle qu’il n’y eut pas moyen de s’y tromper. Les sifflets, les huées et les horions, essuyés par les cortèges activistes à Anvers et ailleurs, ne laissèrent aucune illusion aux Judas qui usurpaient les fonctions de représentants du pays. Le retentissement de leur piteuse aventure fut grand à l’étranger et les mensonges de la presse germanisée ne parvinrent pas à l’étouffer.

L’affaire eut, comme on sait, pour couronnement, deux coups de théâtre impressionnants : l’intervention de la Cour d’appel de Bruxelles, frappée aussitôt par la déportation en Allemagne de ses présidents, et, à la suite de cet attentat contre la magistrature et les lois du peuple belge, la décision de la Cour de cassation de ne plus siéger, donnant ainsi l’exemple aux autres tribunaux. La grève de la magistrature était une fière et silencieuse leçon pour le pouvoir occupant. L’autorité violée de la justice et le courage civique des juges venaient puissamment renforcer la résistance nationale. Les magistrats belges avaient bien mérité de la patrie.


Ces événements ont-ils ouvert les yeux au gouvernement impérial, trompé par ses agents sur les progrès de l’activisme ? On fut tenté de le croire, lorsque, quelques semaines après, le chancelier de l’Empire convia de la tribune du Reichstag le gouvernement du Havre à une conversation préliminaire en vue de la paix. Du mouvement flamand, le comte Herlling ne souffla pas mot, mais il affirma que l’Allemagne n’avait jamais songé à garder la Belgique, ce qui pouvait passer pour une reconnaissance implicite de l’indépendance et de l’indivisibilité du royaume. Les commentaires de ce discours, faits par les orateurs du Reichstag et les grands journaux, furent décevants pour la cause de l’activisme. Plus significative encore, l’allocution dont le gouverneur général von Falkenhausen gratifia le conseil de Flandre, venu pour lui annoncer sa réélection. Il l’engagea à gagner tout d’abord le peuple flamand à ses projets. Autant dire que l’autonomie était loin d’être un fait accompli. Aussi comprend-on le désarroi qui régna quelque temps dans le camp activiste.

Qu’on ne se hâte pas pourtant de voir là un revirement de la politique allemande à l’égard de la Belgique. Le comte Hertling n’a nullement fait amende honorable des fautes de Bethmann-Hollweg. Son discours n’a précédé que de quelques jours l’offensive contre le front des Alliés. Peut-être le bon vieillard voulait-il simplement nous endormir par des paroles pacifiques, à la veille du grand coup de force que l’état-major s’apprêtait à frapper. Mais il a voulu aussi se garder à carreau contre la possibilité d’un échec, laisser une porte entr’ouverte à des pourparlers de paix sur la base indiquée par lui : reconnaissance de l’indépendance belge. Il n’aurait pas l’air ainsi de modifier son attitude sous l’impression de la défaite et par suite de l’avortement d’un immense effort militaire.

En réalité, le gouvernement impérial se moque de ses amis activistes. Ils sont des agents de dissolution, introduits par lui dans notre vie nationale, et aussi de simples marionnettes dont il tient les fils, pour leurrer la crédulité flamande et dissimuler ses véritables projets. Dominé par le parti militaire, le chancelier, — qu’il ait nom Hertling ou Bethmann-Hollweg, — souscrirait sans remords à une annexion réelle ou déguisée : Anvers, la côte flamande, la ligne de la Meuse, avec une mainmise politique et économique sur la Belgique qui, irrémédiablement divisée, serait plus commode à mater. Du développement social de la race flamande, de ses droits linguistiques, il n’a jamais eu cure et surtout il ne songe à lui accorder aucune indépendance. Les Machiavels de Berlin ont dû bien rire entre eux des délégués du Conseil de Flandre, tout fiers et tout émus de vider un verre de bière avec Son Excellence le chancelier.

Viennent les événements à débarrasser les diplomates de la tutelle des pangermanistes et des militaires, le chancelier sera prêt à immoler les activistes au gouvernement, du Havre en échange de bonnes garanties politiques et de bonnes concessions commerciales. Mais il demanderait que la question flamande fût discutée au Congrès de la Paix ; il essaierait de sauver les débris de l’œuvre morbide entreprise par les gouverneurs de la Belgique ; il arguerait hypocritement de la parenté de l’Allemagne avec ses petits-cousins germaniques et de l’intérêt que la guerre a réveillé dans son cœur maternel à leur endroit.

Les activistes subissent dès à présent la loi commune à tous les révolutionnaires : ils sont en train de se diviser. Le soviet du Conseil des Flandres compte déjà des modérés et des extrémistes ; il a ses Girondins, les unionistes, qui ne veulent pas briser tout lien avec la Wallonie, et ses Jacobins, les jeunes Flamands, qui poursuivent la chimère d’un État de Flandre, monarchique ou républicain, mais indépendant. Entre ces deux groupes louvoient les opinions intermédiaires. Attendons-nous aux résolutions les plus osées contre l’unité nationale, le gouvernement belge et la Maison royale, car les violents finiront bien par l’emporter dans cette parodie d’émancipation, qui se joue sous l’œil ironique de la police allemande. Elle protège en Flandre les activistes, comme elle a soudoyé en Russie les bolcheviks, en se réservant de mettre le holà à leurs ébats, quand l’œuvre de décomposition politique et sociale sera suffisamment avancée.

Nos frères de la Belgique envahie s’étonnent de l’importance attachée au dehors à l’activisme. Quant à eux, ils le méprisent comme un suppôt de l’Allemagne. Gardons-nous donc de le grandir hors de proportions et de nous inquiéter outre mesure de ses agissements. Nous aurons quand même à laver les traces de son passage dans notre histoire intérieure, en même temps que nous effacerons celles laissées par l’invasion.


En protégeant l’activisme flamand, l’Allemagne comptait faire coup double : donner naissance par surcroit à un activisme wallon. Elle a spéculé pour le succès de l’un comme de l’autre sur les terribles privations que le peuple endure et sur le mécontentement engendré par la misère. Le peu de terrain, gagné çà et là par l’activisme, provient effectivement de ces deux causes. L’activisme a poussé aussi, comme une plante vénéneuse, en Wallonie. Il s’efforce d’y propager l’idée du séparatisme, semée déjà dans quelques cerveaux avant la guerre ; il s’abrite prudemment, de même que son confrère flamand, sous les plis du drapeau impérial. Des journaux wallons, avec l’appui de l’occupant, pratiquent une politique parallèle à celle des feuilles germanisées de Gand, d’Anvers et de Bruxelles.

Aux utopistes wallons, partisans sincères de la séparation, bornons-nous à répéter ceci : toute campagne séparatiste ne peut se faire qu’au profit de l’Allemagne. La continuation du régime administratif, instauré par feu Bissing, a pour corollaire une occupation militaire allemande, et ce serait l’annexion déguisée du pays tout entier. Nos ennemis ne parlent que de la côte flamande, mais, pour s’y installer, il faut tenir la vallée de la Meuse, et les canons, qui des dunes de la mer du Nord resteraient pointés contre l’Angleterre, auraient passé préalablement par Liège et par Namur.


L’Allemagne a l’intention, — elle l’affirme du moins, — d’introduire la question flamande devant les assises de la paix, de la faire juger par le Congrès des nations ; c’est ce qu’on appelle d’un néologisme courant « l’internationaliser. » En vertu de quel droit ? Du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Au moyen des activistes, l’Allemagne rééditerait la comédie de consultation nationale, que nous l’avons vue machiner à Berlin avec des députations de Courlandais, d’Esthoniens et de Lithuaniens. D’infimes minorités sans mandat, triées parmi ses clients germaniques, ont été proclamées par elle les organes de la volonté populaire. Ne nous laissons pas prendre à une manœuvre aussi grossière. Qui ne sait aujourd’hui, par l’exemple des provinces russes, que le droit des peuples n’a de valeur aux yeux des hommes de Berlin que s’il est camoufle en droit germanique, servant à des fins purement germaniques ? L’internationalisation de la question flamande est la dernière carte que joueraient les délégués du Kaiser au Congrès de la paix, pour y faire sanctionner quelques-uns des actes perpétrés en Belgique et ne pas perdre complètement la partie aux yeux mêmes des Allemands. Je ne saurais trop répéter à ce propos ce que j’ai dit de notre neutralité : abandonner ces questions à la décision des Puissances, ce serait conférer à notre envahissante voisine le droit de s’immiscer dans notre vie intérieure ; elle y viendrait sans cesse surveiller les intérêts du germanisme. La question flamande ne concerne pas les étrangers ; elle est une affaire de ménage exclusivement belge. Elle ne peut être résolue que par la souveraineté nationale. Elle le sera au moyen d’un accord patriotique des partis et par le vouloir mutuel des Flamands et des Wallons, décidés à enterrer ce sujet de discordes. Nous repousserions fermement toute immixtion étrangère, — même si elle prenait, pour se faire écouter, le langage bienveillant d’un Congrès international où nous compterions certes beaucoup d’amis, — comme une atteinte à la souveraineté de la Belgique et à son indépendance, qui doivent rester entières vis-à-vis de tous.

Mais il faudra en finir le plus tôt possible avec les revendications de l’activisme, arracher ce dard empoisonné que l’occupation allemande aura laissé dans notre flanc, et du même coup résoudre une fois pour toutes le problème flamand. Il n’est pas de ceux dont on retarde impunément la solution. Il exige d’être étudié à l’avance, — et déjà une Commission a été instituée à cet effet, — pour pouvoir être inscrit à l’ordre du jour de la rentrée, si l’on ne veut pas que les esprits les plus patients et les plus calmes ne finissent par s’aigrir et s’exaspérer.

On méconnaîtrait, par des hésitations dangereuses, l’attitude magnifique de la plupart des Flamands en pays occupé et leur dévouement à l’union nationale. On semblerait ne pas tenir compte du sang que les soldats flamands ont prodigué, tandis qu’ils formaient plus des trois quarts de l’armée de l’Yser. Lorsqu’on Belgique les chefs les plus écoutés et les plus respectés des associations flamandes ont flétri l’activisme, ils n’entendaient renoncer a aucun article de leur programme. Mais, patriotes avant tout, ils en ont suspendu l’exécution devant l’ennemi, en attendant le grand jour de la délivrance.

La question flamande est le terrain où l’union sacrée des partis, que chacun de nous appelle de tous ses vœux, aura une belle et prompte occasion de se manifester. Qu’elle s’y affirme donc, dans un geste large de conciliation et de concorde, tant chez les Flamands que chez les Wallons.


Quel est aujourd’hui le programme de revendications des Flamands, qui ont méprisé les cajoleries et repoussé les présents de l’Allemagne ? Ils demandent ce qu’ils réclamaient avant la guerre. Rien de moins, rien de plus. « Ils veulent, — dans le pays flamand et pas ailleurs, — être jugés et administrés dans leur langue. Ils veulent, — dans le pays flamand toujours, — que l’organisation de l’enseignement flamand à tous les degrés soit en harmonie avec le caractère flamand du pays. Ils veulent qu’au sein de l’armée les soldats flamands se trouvent placés, au point de vue de la langue dont les chefs se serviront vis-à-vis d’eux, sur un pied de parfaite égalité avec les soldats wallons. Ils désirent enfin que la vie privée et, publique, en pays flamand, ait un caractère flamand, tout comme, en Wallonie, elle doit conserver un caractère français. En un mot, ils veulent que, dans une Belgique une et indivisible, la culture flamande ait sa place au soleil, qu’elle soit respectée, favorisée et soutenue par les pouvoirs publics dans une mesure parfaitement égale à celle dont jouit la culture française. »

Qui s’exprime de la sorte ? Un des ministres de notre défense nationale, M. Poullet, dans un appel aux soldats belges[4]. Et il ajoute avec infiniment de raison : « Qu’y a-t-il dans ce programme qui attaque de la façon la plus indirecte les intérêts permanents et fondamentaux de la Wallonie ? Qu’y aurait-il de changé à Liège, dans le Hainaut, dans le Luxembourg, si ce programme venait à se réaliser dans les provinces flamandes ? Rien, absolument rien. » C’est l’évidence même. Les Wallons, j’imagine, en demeureront d’accord.

Les organes libres de la pensée flamande qui s’impriment à l’étranger protestent, de leur côté, que rien ne subsistera de ce qui porte en Flandre l’estampille et la livrée allemandes. Avant donc d’installer à Gand leur université, à laquelle les Flamands tiennent plus que jamais, en refusant de la recevoir des mains d’un gouverneur ennemi, ceux-ci purifieront eux-mêmes des gaz asphyxiants de la culture allemande l’établissement supérieur, que déshonore la protection insolente de l’aigle impériale ; ils désinfecteront les salles, souillées par la présence des maîtres qui sont les valets du germanisme ; ils feront table rase et maison nette.

De la séparation administrative ils ne veulent à aucun prix. Ils savent bien que, sous une étiquette belge, sous une appellation purement géographique, cette séparation créerait en réalité deux moitiés d’État, trop faibles, l’une et l’autre, pour mener une existence individuelle, dans un siècle où la vie des États moyens eux-mêmes est menacée par le colosse germanique. En se complétant mutuellement, en associant leurs dons personnels, volonté persévérante chez les uns, initiative hardie chez les autres, Flamands et Wallons ont fait belle figure de par le monde. Il n’a fallu rien moins que les misères de l’invasion et les intrigues allemandes pour développer des idées séparatistes dans quelques cerveaux malades. Voilà où aboutit un particularisme exagéré, mais le robuste bon sens, commun aux deux races, repousse la séparation administrative avec horreur.

Quelques publicistes flamingants préconisent tout de même deux ou trois ministères distincts. J’en vois bien le péril, qui serait de s’engager par un chemin détourné dans l’ornière de la séparation, mais nullement l’utilité. L’unité nationale ne serait qu’un mot vide sans l’unité de direction, laquelle a son siège dans la capitale. Nos amis les Suisses l’ont bien compris, qui, pour administrer un pays trilingue, ont un gouvernement fédéral unique et des départements ministériels communs. Ne touchons pas au cerveau où se concentre la volonté directrice, avant de se répandre dans tous les membres du corps social. Ne suffirait-il pas, en vue de faciliter l’égalité linguistique, de n’admettre graduellement à l’avenir dans les administrations centrales de l’État que des fonctionnaires connaissant bien le français et le flamand ? Cette sélection, si elle était réellement pratiquée, ferait tomber un des principaux griefs des Flamands. Ils ne se plaindraient plus du mauvais vouloir que certains fonctionnaires ministériels, parce qu’ils étaient sans doute unilingues, mettaient à appliquer dans leur ressort les lois votées par le Parlement, et qui donnaient quelques satisfactions aux revendications flamingantes.

Une question plus grave est celle de la séparation de notre armée en régiments flamands et wallons, soulevée par des Flamingants intransigeants. Des régiments séparés, et bientôt sans doute des brigades et des divisions, pour finir par deux armées distinctes, car, sur cette pente fatale, il paraît impossible de s’arrêter. L’exemple de l’Autriche-Hongrie nous avertit que l’existence de deux armées nationales est une des caractéristiques du dualisme d’État.

Or, il n’y a aucune ressemblance entre la Constitution belge et le pacte politique conclu par l’Autrichien et le Magyar, dans le dessein de régner, chacun, d’un côté de la Leitha, en tenant asservies les nationalités qu’ils oppriment. En Belgique, où deux races se sont intimement associées pour conquérir et conserver leur indépendance, l’armée est un des symboles vivants de l’unité nationale et une école de fraternité, autant que l’instrument de notre défense et la gardienne de notre liberté. Avant 1914 cette armée, après quatre-vingts ans de paix, n’avait pas de passé ; elle n’avait que des souvenirs de garnison, encore que ses officiers et ses gradés eussent montré en Afrique de quels exploits ils étaient capables. Mais l’invasion est venue, et l’armée belge a écrit de son sang une magnifique épopée sur le sol de la patrie âprement défendu. Et vous voudriez séparer dans l’avenir ces souvenirs de gloire et d’honneur, dissocier ces traditions d’héroïsme, disperser ces trésors d’abnégation, communs aux Flamands et aux Wallons, combattant coude à coude dans la boue des mêmes tranchées ? Ne sentez-vous pas que c’est là un héritage indivisible, dont l’armée sera a jamais fière, qui la fera plus homogène et plus unie au dedans, plus forte et plus respectée au dehors ?

J’entends bien que les soldats flamands, qui sont en grande majorité sous les drapeaux, par suite de l’envahissement plus rapide de la Wallonie, ont eu parfois à se plaindre de l’emploi trop parcimonieux de leur langue. Quel est le citoyen belge qui n’a pas souffert de quelque abus d’autorité en temps de guerre ? Comment exiger sous le feu de l’ennemi l’exécution intégrale de la loi, à peine promulguée, qui réglait l’usage des deux langues depuis le général jusqu’au simple sous-officier ? Le gouvernement s’est efforcé pourtant de l’adapter le mieux possible par des institutions heureuses aux exigences de la situation militaire. Attendez, pour la juger, qu’elle ait produit ses effets dans le calme de la paix reconquise et sachez sacrifier aux nécessités de la lutte à mort que nous soutenons les froissements les plus légitimes de votre fierté flamande.

Que de sacrifices réciproques n’aurons-nous pas à faire, les uns et les autres, et de ménagements mutuels à garder, la Belgique enfin délivrée, pour asseoir l’unité nationale sur des bases indestructibles ! En Flandre, les orateurs des meetings et ceux de la chaire chrétienne parleront-ils encore d’oppression wallonne et de francisation systématique, quand ils verront leur programme loyalement appliqué ? Sauront-ils s’abstenir de maudire ou d’excommunier par habitude les éternels Fransquillons ? Le lion de Flandre rugira-t-il toujours contre nos amis et nos alliés, lorsqu’ils l’auront délivré des chaînes allemandes ? Pratiques oratoires, éloquence d’avant la guerre, il faut avoir le courage d’y renoncer définitivement par amour de la patrie belge reconstituée. Il serait très triste que de vrais patriotes continuassent d’omettre dans leur langage ou leurs écrits les noms de Belge et de Belgique, en n’ayant sur les lèvres ou sous la plume que ceux de Flandre et de Flamand.

Combien regrettable aussi serait la persistance chez les plus exaltés de leur hostilité d’antan contre le parler et l’étude du français ! La Belgique est un État bilingue, ils n’y peuvent rien changer, et la langue maternelle des Flamands, si belle qu’elle soit à leurs yeux, n’est pas une des grandes langues véhiculaires de la pensée humaine. Pour améliorer leur condition sociale et économique, ils ont besoin de participer activement à la vie européenne. Quoi de plus dangereux que de rester cloitré dans sa nationalité et dans sa langue en dehors de l’humanité environnante ! La possession d’un autre moyen d’expression est utile, sinon indispensable, même sans sortir de la Flandre ; et, dans le reste de la Belgique, la langue usuelle, la langue nationale, est le français. Que les Flamands l’étudient donc volontairement avec tout-le soin et le respect qu’elle mérite et qu’ils tâchent de se pénétrer des qualités maîtresses de son génie.

Le conseil que j’ose leur donner, les Wallons ne voudront-ils pas aussi l’écouter, ceux surtout que leurs relations de famille ou leurs intérêts privés appellent constamment dans la région flamande ? Pour s’y trouver en communion de pensées avec leurs frères d’un autre lit, rien ne les servirait mieux que de parler flamand, ce qui ne laisserait pas de leur être facile, si nos programmes scolaires étaient rigoureusement appliqués. Au surplus, l’étude des langues vivantes deviendra pour les Belges, comme pour tous les habitants des petits pays, un exercice obligatoire. Commençons donc par apprendre et par cultiver celles de la Belgique. C’est une excellente gymnastique ; elle aidera nos fils à s’assimiler avec moins de peine les langues étrangères.


Quelques mots encore pour terminer.

Pendant près de vingt ans j’ai eu l’honneur de représenter le gouvernement du Roi à l’étranger. Sauf en Allemagne, on y semblait ignorer nos divisions linguistiques. Notre seul nom, partout populaire, était celui de Belge. On admirait la Belgique laborieuse et florissante ; on la citait comme un exemple ; on la prenait pour modèle ; elle n’était alors qu’un objet d’envie, — pas encore un objet de pitié.

Ce nom de Belge, déjà célèbre du temps de César et synonyme de bravoure, n’a-t-il donc pas été assez bien porté dans la suite, que quelques-uns de nous en aient fait fi ? Faut-il que la guerre et l’invasion, ces suprêmes épreuves où se trempe l’indépendance d’une nation, nous laissent, outre la dévastation et la ruine, une déchirure intérieure, pire encore et plus longue à réparer ? Ne leur devrons-nous pas au contraire, quoi qu’en espèrent nos ennemis, la consolidation de notre unité, raffermissement de notre patrie ?

Notre devoir impérieux, après le retour de la paix, sera de rétablir la santé morale et matérielle de la Belgique, compromise par une accumulation de souffrances sans nom et une prolongation de privations sans précédent. Nous n’y parviendrons que par une cohésion plus forte de tous les Belges, par un groupement plus étroit des deux éléments ethniques, par une existence commune plus unie et plus intense.


BEYENS.


  1. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier et du 15 mars.
  2. Protestation collective des Associations flamandes de Belgique au Chancelier impérial du 30 janvier 1918.
  3. Cf. le très intéressant livre de M. Ferdinand Passelecq, la Question flamande (Berger-Levrault), qui expose magistralement l’état de cette question.
  4. Le Livre du Soldat belge pour 1918 (Berger-Levrault).