L’Avenir des chemins de fer français
Au lendemain des plus grands désastres, la France a étonné le monde par la persistance de sa prospérité. Les causes de cette prospérité sont les unes morales, les autres matérielles. Le ciel a fait beaucoup pour notre beau pays, mais on peut féliciter la nation elle-même sur son étonnante puissance d’économie, en même temps que sur l’énergie avec laquelle elle complète et perfectionne sans cesse son outillage agricole, industriel et commercial. Il était de mode à la fin du siècle dernier de jeter un voile d’oubli sur l’histoire, de considérer la société comme une sorte de ferme-école où toutes les expériences étaient faciles et permises. Cet empirisme audacieux, qui s’inspirait de la philosophie et de l’économie politique naissante, a subi bien des défaites sur le terrain de la politique ; il a trouvé partout les chaînes du passé, les souvenirs, les traditions, les instincts tendus devant ses ambitions ; les progrès de l’ordre moral ne s’accomplissent que lentement et péniblement.
Il en a été autrement dans l’ordre matériel : s’il y a eu une vraie révolution, c’est là surtout qu’elle s’est faite ; c’est là que l’empirisme s’est trouvé en face d’objets nouveaux, et que de véritables créations ont pu être accomplies. Et là même le génie particulier des peuples a pu se révéler. En présence de problèmes partout identiques, il a inspiré des solutions diverses.
Les chemins de fer sont une partie aujourd’hui essentielle de l’outillage industriel et commercial des nations : la civilisation ne se comprend plus sans ce mode de locomotion, inconnu à nos pères, qui centuple les forces sociales. Si Pascal a dit des rivières que ce sont des chemins qui marchent, on peut dire de nos voies ferrées qu’elles sont l’industrie en mouvement, cherchant ses matières premières, ses débouchés, ses consommateurs. Plus que jamais la France doit se préoccuper de ce qui touche à la production et à la circulation de ses richesses, elle n’est pas seulement soucieuse de bien-être ; elle est jalouse de son crédit, de son avenir, de son rôle dans le monde. Tous les grands monumens ont eu leurs détracteurs, et il y a des personnes qui voudraient persuader aujourd’hui au pays que ceux qui lui ont donné le réseau de chemins de fer qu’il possède l’ont mal servi, qu’ils ont fait un emploi égoïste de la fortune publique et nui aux intérêts nationaux. Rien n’est plus facile que d’égarer l’opinion publique avec des mots : on chatouille l’envie démocratique par une certaine façon de dire les grandes compagnies. On nous présente les petites comme naturellement dignes d’intérêt, de pitié, comme ayant toute sorte de vertus mystiques.
Il y a un mot surtout qui sert de banal et d’irrésistible bélier : c’est celui de monopole. On n’a jamais parlé, que nous sachions, du monopole des fleuves ni des rivières ; ce sont les grandes routes de la batellerie, qui ne peut pas en trouver d’autres, sauf quelques canaux, qui sont des rivières artificielles. Il faut bien se persuader pourtant que les intérêts servis par l’industrie des transports suivent une pente aussi naturelle que les eaux : l’art du législateur et de l’ingénieur est de trouver ces pentes que j’appellerais volontiers les lignes de thalweg du commerce. Ce ne sont pas des lignes arbitraires : parmi dix tracés qu’on présentera pour desservir une certaine région, il y en aura un qui aura une supériorité absolue sur les autres, qui sera le collecteur le plus parfait, la rivière qui recevra le plus d’affluens. C’est avec l’œil de l’esprit qu’il faut découvrir ces thalwegs naturels de l’industrie des transports, car il ne s’agit pas seulement de relier des centres déjà existans de population, il faut rattacher des centres de production agricole ou industrielle, deviner les centres de production possible, savoir où le chemin de fer aura une action fécondante, accumuler toutes les données de la statistique, de l’agriculture, de la géologie, de la topographie, de l’économie politique. La moindre erreur est funeste, car elle se chiffre par des millions et lèse des intérêts précieux. Il faut quelque chose de plus que la science technique pour faire le tracé idéal dont je parle, il exige une sorte de divination qui n’est le don que des esprits les plus puissans.
Quel sera pourtant le meilleur juge en pareille matière ? Sera-ce l’état, assisté de corps spéciaux, savans, intègres, incorruptibles, animés de la seule passion du bien public ? Est-ce l’intérêt privé, rendu clairvoyant par l’amour du lucre ? La question, on l’avouera, est difficile à résoudre, et la réponse peut varier d’un pays à l’autre suivant le degré d’honnêteté et d’intelligence des représentans de l’état, suivant le degré d’initiative et les ressources de l’intérêt privé.
Quoi qu’il en soit, sitôt qu’un réseau de chemin de fer est approprié à une région, qu’il a attiré à lui les courans principaux du commerce, qu’il soit l’œuvre de l’état ou l’œuvre d’une compagnie ou de plusieurs compagnies d’abord rivales, puis coalisées, il finit par jouir d’un monopole véritable. Plus ce monopole commencera tard, plus il sera coûteux car toutes les résistances qu’on aura trouvées dans la lutte avec d’autres lignes se traduiront en charges pécuniaires. Qu’on veuille donc envisager simplement la question des chemins de fer comme une sorte de problème de mécanique sociale et admettre les faits suivans : une région étant donnée, il y a un réseau préférable à tous les autres, capable de rendre un maximum de services. Cela posé, il ne reste à chercher que les moyens les plus économiques de construire, d’entretenir et d’exploiter ce réseau.
Avant d’aborder ce grand problème dans les détails, nous voudrions appeler l’attention sur un fait capital qui le domine, et qui n’est pas encore entré assez profondément dans l’esprit du public. On a vu de grandes fortunes s’élever par l’industrie des chemins de fer : on a été porté à en conclure que cette industrie est très rémunératoire, c’est le jardin des Hespérides, gardé avec un soin jaloux, le Potose moderne. Il n’y a pas, l’expérience en fait foi, de plus grave erreur. Qu’on étudie cette industrie dans les pays où les systèmes les plus divers ont été appliqués, et je parle des plus riches, de ceux où l’esprit d’entreprise a les ailes les plus larges, de l’Angleterre, des États-Unis, de l’Allemagne, de la France ; que l’on compare partout le capital qui a été employé aux réseaux de toute sorte, capital-actions et capital-obligations réunis, on trouvera toujours le même résultat : les transports par voie ferrée constituent une industrie placée vis-à-vis du public et de l’état dans de telles conditions que l’argent n’y trouve qu’une rémunération en somme médiocre, bien inférieure souvent à celle qu’il trouverait dans la plupart des grandes industries.- La raison en est bien simple : s’il n’y a pas d’instrument plus parfait, plus étonnant, plus admirable que le chemin de fer, il n’en est pas de plus coûteux. Les routes une fois terminées, les canaux creusés ne dévorent pas incessamment du capital nouveau ; la proportion du produit brut et du produit net sur ces voies de communication n’est pas du tout ce qu’elle est sur les chemins de fer. Ceux-ci sont des consommateurs de houille d’un appétit effrayant ; leur service est ainsi organisé que la dépense ne peut pas être proportionnée d’une manière constante et dans tous les cas avec la recette. Les trains sont assujettis à une régularité parfaite : le public tyrannique leur demande des services de tous les instans, sans s’inquiéter de ce que coûtent ces services.
« L’industrie des chemins de fer, prise dans son ensemble au 31 décembre 1869, représentait un capital de 8 milliards 209 millions de francs, ayant produit 386 millions de francs, soit un revenu moyen de 4,71 pour 100[1]. » L’état figure par ses subventions et ses travaux dans le capital ci-dessus indiqué ; si l’on ne considère que le capital actions et obligations fourni par les compagnies, on calcule qu’il a reçu en moyenne 5,46 pour 100.
Ce grand fait donne, je le répète, à l’industrie des chemins de fer son caractère véritable, qu’il ne faut jamais perdre de vue ; elle représente éminemment un grand service public, elle fait partie de l’outillage national, et à ce titre on peut dire qu’elle relève essentiellement de l’état. Les forces financières et industrielles livrées à elles-mêmes ne lui auraient jamais donné ce caractère : elles se seraient très vraisemblablement concentrées sur quelques lignes exceptionnelles ; si elles se montrent aujourd’hui si impatientes d’étendre les réseaux, c’est parce qu’elles spéculent sur l’effet moral de leurs premières conquêtes et sur l’ignorance du public, qui est trop disposé à croire que l’avenir doit toujours ressembler au passé. On a essayé de faire une sorte de popularité à ce qu’on nomme les petites compagnies ; il semblerait qu’elles se soient donné la mission d’une providence destinée à réparer les oublis des compagnies anciennes, endormies dans l’égoïsme et le repos ; mais les petites compagnies n’ont qu’un but quand elles sont sérieuses : c’est de devenir de grandes compagnies en cousant bout à bout des tronçons arrachés de tous côtés à la complaisance du gouvernement et des conseils-généraux. N’est-ce pas la preuve qu’elles sentent parfaitement qu’il n’y a pas, sauf exception, de petit réseau viable ; qu’il faut grouper un ensemble de lignes pour que les bonnes fassent vivre les mauvaises ? Les puissans réseaux, ceux qui possèdent les grands thalwegs du commerce, n’ont pu croître et se développer qu’au prix de grands sacrifices ; ils ne donnent, je le répète, à l’ensemble des capitaux qu’ils absorbent qu’une rémunération peu supérieure au revenu le plus ordinaire du capital qui s’emploie en emprunts. Les réseaux parasites qui cherchent une place enchevêtrée parmi les anciens sont comme un poids mort qui veut s’attacher à une puissante machine.
Rien n’a manqué en France pour donner au problème des chemins de fer la solution la plus rationnelle et la plus heureuse. Il n’était pas conforme à son génie d’abandonner entièrement cette solution au jeu anarchique des intérêts privés. Le système qui devait triompher ne sortit pas tout entier d’un seul cerveau. Il se développa en quelque sorte organiquement sous la pression des circonstances, à travers les tâtonnemens, les hésitations, les doutes. Une idée heureusement domina toujours les esprits, celle du droit régalien de l’état ; jamais ni les chambres, ni le conseil d’état, ni les gouvernemens, ne se montrèrent disposés à en faire le sacrifice. Notre réseau représente déjà une valeur de près de 10 milliards ; heureux le ministre des finances qui, profitant de la durée limitée des concessions, pourra un jour puiser à pleines mains dans ce magnifique fonds d’amortissement[2] !
Les débuts pénibles de notre industrie des chemins de fer ont été souvent racontés. Deux classes d’hommes s’associèrent pour commencer notre réseau, des financiers entreprenans, des ingénieurs séduits par l’idée d’une grande œuvre. L’état concéda au début quelques petites lignes à titre perpétuel, mais se hâta de prendre pour règle les concessions temporaires. L’idée du grand réseau convergent sur Paris ne surgit qu’en 1837, et pour la première fois, quand le gouvernement proposa aux chambres les projets relatifs à la concession des lignes de Paris en Belgique, de Paris à Tours, de Paris à Rouen et au Havre, et de Lyon à Marseille, on comprit la nécessité de définir le rôle de l’état et celui des compagnies dans la grande entreprise des chemins de fer.
La chambre, après de longues hésitations, se décida à repousser le principe de l’exécution par l’état et donna des concessions à des compagnies : celles-ci firent appel au public ; mais le public, encore timide, méfiant de ses forces, ne leur donna point l’appui patient, tenace, courageux, qui leur était nécessaire. Ne le blâmons pas trop : aujourd’hui même, ce n’est que par l’alliance heureuse de toutes les forces de l’état et des intérêts individuels qu’on peut continuer l’ouvrage qui alors ne faisait que de commencer. On vit les premières compagnies, effrayées de leurs charges, renoncer à leurs concessions ou en demander la restriction.
Le gouvernement donna courage aux capitaux, il accorda en 1840 à la compagnie d’Orléans la garantie d’un minimum d’intérêt. Ce remède ne fut pas du premier coup adopté à l’état de système : on chercha d’autres moyens, on fit des prêts à diverses compagnies. L’état songea à faire lui-même des chemins de fer[3]. En 1842 enfin, on, crut avoir trouvé un système définitif. Un réseau fut tracé pour toute la France ; on s’était appliqué depuis 1839 à rechercher la meilleure division du trava.il, si je puis me servir de ce mot, entre l’état et les compagnies : au premier, on laissait l’acquisition des terrains, les terrassemens, les ouvrages d’art, les stations, aux secondes la superstructure, le matériel et. l’exploitation. La chambre entra dans ces vues, mais elle ne voulut pas que ce système devînt une règle inflexible, et réserva le droit de l’état à faire des concessions comme par le passé.
La loi nouvelle de 1842 donna une vive impulsion à la nouvelle industrie : les lignes d’Orléans à, Bordeaux, du centre, de Paris à Strasbourg, de Tours à Nantes, de paris à Rennes, furent entreprises conformément au système mixte, dont elle était l’expression. D’autres lignes en même temps se construisirent cependant par des compagnies qui prenaient tous les frais à leur charge (Avignon à Marseille, Amiens à Boulogne, Montereau à Troyes, Paris à la frontière belge, Creil à Saint-Quentin, Paris à Lyon, Lyon à Avignon, Rouen à Dieppe, Bordeaux à Cette). Le système des concessions complètes tendait visiblement à l’emporter sur celui des concessions incomplètes.
L’opinion publique se dirigeait instinctivement dans la bonne direction ; pourtant le régime des concessions fut soumis à de terribles épreuves. La révolution de 1848 désorganisa les compagnies et les remit pour ainsi dire à la merci de l’état. Ceux qui eurent pour mission, après une période néfaste pour le crédit et l’industrie, de soutenir l’esprit d’entreprise et de rendre l’activité au pays s’inspirèrent moins de l’esprit de procureur et de chicane que du désir de pousser les travaux publics avec une activité nouvelle.
Le mouvement presque fébrile qui se communiqua à cette époque à tous les intérêts fut servi par les préoccupations politiques ; on cherchait un lit régulier et fécond pour cette activité, qui après, 1848 n’avait fait que se dévorer elle-même. Le gouvernement n’avait jamais rencontré dans les chambres de résistances déraisonnables à ses projets ; mais ou voulait frapper l’imagination, populaire et l’habituer à croire que les parlemens, usés par des discussions, stériles, sont moins propres à faire promptement de grandes choses qu’un gouvernement fort, conseillé par les hommes spéciaux et capables de dicter aux assemblées des volontés, sans caprices, sans retours et sans faiblesses. L’empire eut la bonne fortune de trouver quelques administrateurs éminens qui établirent le régime actuel de nos chemins de fer et lui donnèrent un caractère systématique. Plus on voudra étudier ce régime, plus on sera frappé, malgré une complexité apparente, de n’y trouver, que des idées simples et équitables. C’est par l’équité surtout qu’il nous frappe, car il a fallu un art merveilleux pour ne léser ni l’état, ni les premiers actionnaires, ni les actionnaires nouveaux. Il semblait presque impossible de concilier tant d’intérêts et de ne pas sacrifier quelques droits ; on semble pourtant y être arrivé. L’économie du système auquel on s’arrêta définitivement est assez connue : le territoire français est partagé entre de grandes compagnies, les six principales sont celles de l’Est, du Midi, du Nord, d’Orléans, de l’Ouest, de Paris à Lyon et à la Méditerranée.
Les concessions de chacune de ces grandes compagnies sont divisées en deux sections sous le nom d’ancien réseau, de nouveau réseau. L’ancien réseau comprend naturellement les grandes artères primitives, les lignes de thalweg, qui fournissent le revenu principal. Les revenus de l’ancien réseau ne sont point garantis par. l’état ; le nouveau réseau jouit, pour une durée de cinquante ans, d’une garantie d’intérêt calculée au taux de Il pour 100 avec un amortissement qui la porte à 4,655 pour 100[4].
On conçoit que cette garantie d’intérêt n’entre en jeu que quand il y a insuffisance de recettes ; mais l’un des réseaux est garanti et l’autre ne l’est pas, tandis que les recettes des deux réseaux se confondent. Comment faire dans ce fonds commun la part des recettes qui appartiennent à l’ancien et de celles qui appartiennent au nouveau ? Les deux réseaux, commercialement solidaires, sont, au point de vue de l’état, financièrement distincts. La difficulté a été levée de la manière suivante : il a été attribué à l’ancien réseau un certain revenu kilométrique minimum ; tout ce qui dépasse ce minimum est déversé, comme supplément de recettes, sur le nouveau réseau pour couvrir, jusqu’à due concurrence, l’intérêt garanti par l’état.
La caisse de la compagnie est comme un bassin qui se remplit : quand un certain niveau est atteint, la recette se déverse dans un second bassin ; enfin l’état vient au bout de l’année et ajoute ce qu’il faut pour remplir ce deuxième bassin. Voilà toute l’économie du système ; mais on voit qu’il y a plusieurs données variables dans ce problème d’hydraulique financière. Ce sont : 1° la capacité du premier bassin, c’est-à-dire l’étendue kilométrique du premier réseau d’une part, et de l’autre son revenu kilométrique, 2° l’étendue kilométrique du second réseau. La variation de chacune de ces quantités est immédiatement ressentie par le trésor.
Examinons d’abord l’influence de la longueur de l’ancien réseau, et disons tout de suite que ce mot d’ancien a été assez malheureusement choisi, car il n’a pas toujours le sens chronologique ordinaire ; en ce moment par exemple, il est question de faire un second chemin, dit de grande ceinture, qui doit former un grand cercle autour de Paris. Ce chemin, qui n’est pas commencé, est classé dans l’ancien réseau, dans le projet de loi présenté à la chambre par le gouvernement. L’ancien réseau comprend, il est vrai, les lignes les plus anciennement construites ; mais l’état et les compagnies peuvent, dans leurs conventions, y rattacher toute sorte de tronçons, neufs ou vieux. La distinction entre les deux réseaux est essentiellement une distinction financière et non pas une distinction chronologique.
Le revenu du premier réseau, de celui qu’on dénomme ancien, est réservé, c’est-à-dire qu’on assure un produit minimum sur le chiffre total des recettes à chaque kilomètre de ce réseau ; mais ce revenu n’est point garanti : si le minimum dont il vient d’être question n’est pas atteint, l’état n’est point contraint d’intervenir. Le deuxième réseau au contraire met directement en jeu la garantie de l’état.
Puisqu’on assure à l’ancien réseau un revenu kilométrique minimum, il semble que les compagnies aient intérêt à augmenter la longueur de ce réseau, et à lui faire attribuer des lignes nouvelles ; mais l’incorporation de ces lignes peut produire des résultats très divers. Si elles n’étaient pas suffisamment productives, il pourrait arriver que le réservoir théorique ne fût pas tout à fait rempli par les recettes ; or l’état n’est pas obligé de combler le premier réservoir, et les actionnaires seraient exposés à souffrir dans leurs intérêts.
L’état peut se trouver intéressé à incorporer certaines lignes dans l’ancien réseau, car, s’il y a insuffisance dans le réservoir, la perte est subie par les actionnaires et non par l’état ; les compagnies au contraire, qui ont à cœur les intérêts des actionnaires, doivent s’attacher à ne mettre dans l’ancien réseau que des lignes productives.
Quelle est maintenant l’influence du second élément, le revenu kilométrique minimum ? Et d’abord sur quelles bases ce revenu a-t-il été calculé ? Il a été convenu que ce revenu devait faire face aux charges propres de l’ancien réseau, et voici quelles sont ces charges : 1° la rémunération du capital-actions, 2° l’intérêt et l’amortissement des obligations émises pour ce réseau, 3° une contribution permanente imposée à l’ancien réseau au profit du nouveau ; cette contribution est légitime, puisque le nouveau réseau apporte à l’ancien un supplément de trafic. Les deux premières charges s’expliquent d’elles-mêmes ; la troisième a reçu la forme suivante : l’état ne garantit l’intérêt et l’amortissement des dépenses du nouveau réseau qu’à raison de 4,655 pour 100. Or les compagnies, en vendant leurs obligations, subissent une charge plus élevée ; l’ancien réseau paie la différence. Il n’y a, on le voit, rien d’arbitraire dans les calculs qui ont servi de base au revenu kilométrique minimum[5]
Il y a enfin un troisième élément, c’est la longueur kilométrique du nouveau réseau. Sur ce point, il y a peu de chose à dire ; il est clair qu’en augmentant ce dernier on impose une charge à l’ancien, puisque celui-ci paie la différence entre le taux auquel empruntent les compagnies et le taux de la garantie ; mais la charge principale a chance d’incomber à l’état par l’application forcée de cette garantie.
Il y a trois grands intérêts financiers à considérer dans la délicate question que nous traitons : le capital-actions, le capital-obligations et le trésor. L’état, par sa garantie, a fait un appel si énergique au capital qu’il a assumé une responsabilité morale autant que financière, et cette responsabilité est d’autant plus sérieuse qu’il n’a point, comme on a fait en d’autres pays, posé par la loi une proportion définie entre le chiffre des actions et celui des obligations. Là où cette proportion est rigoureuse, où les obligations ne peuvent être émises que si des actions correspondantes ont été souscrites, l’obligation prend le caractère d’une hypothèque véritable ; en est-il ainsi en France ? Le capital-obligations dès le 1er janvier 1870 s’élevait à 5 milliards 1/2, pouvait-il prendre hypothèque sur le capital-actions, qui était à cette époque de 1 milliard 1/2 ? En dépit de ces chiffres, le capitaliste qu’effraie le caractère aléatoire de tout ce qu’on appelle action et qui achète, une à une, quelques obligations de nos grandes lignes, croit avoir un titre aussi solide qu’une créance hypothécaire. Il n’a pas tort, car, si son titre n’était plus garanti par un gage matériel, il le serait encore par l’état.
Quelle est la situation des actionnaires ? Il y a deux manières de répondre à cette question : on peut comparer le chiffre des émissions primitives aux taux actuels des cours, montrer telles actions dédoublées, telles autres échangées à raison de trois anciennes pour trois nouvelles, dénoncer la bonne fortune de ceux qui ont eu de bonne heure foi dans l’avenir des chemins de fer. On oublie, en faisant ce tableau, les mécomptes, les crises, les difficultés de tout genre que les actionnaires ont rencontrées pendant tant d’années. Si leur sort avait été si digne d’envie, qu’on explique pourquoi on a été de bonne heure obligé d’offrir au capital autre chose que des actions ? Quand les conventions qui ont fixé le régime des chemins de fer ont été faites, l’état se trouvait en face de droits acquis que tout lui commandait de respecter ; il imposait aux compagnies la construction d’un grand nombre de lignes onéreuses ou au moins d’un succès hasardeux, il se réservait des avantages de tout genre, il ne pouvait pas condamner les porteurs d’actions à voir se fondre dans leurs mains une valeur qui, abandonnée à elle-même, ne pouvait aller qu’en croissant[6].
Quels étaient les avantages que l’état se donnait à lui-même en contractant les nouveaux traités ? On va en apprécier l’importance. M. Caillaux, ministre des travaux publics, évaluait, dans un discours prononcé le 17 juillet 1874 devant l’assemblée nationale, à 127 millions le montant des impôts perçus à l’occasion des chemins de fer, et à 56 millions le montant des économies réalisées, en vertu des clauses du cahier des charges, par les grands services publics, par les transports gratuits et réduits (postes, télégraphes, prisons, guerre, marine). Ce total de 183 millions annuels n’est pas en sa totalité un don des chemins de fer à l’état, car, pour ce qui est de certains impôts, les administrations des chemins de fer ne sont que des intermédiaires entre le trésor et le public. Il n’en est pas moins vrai que les chemins de fer, outre l’économie directe qu’ils procurent à l’état, contribuent encore puissamment à augmenter ses recettes.
Quelle est en revanche l’étendue des sacrifices que l’état s’impose pour les chemins de fer ? A mesure que les réseaux s’étendaient, la garantie de l’état devait devenir plus onéreuse. Deux compagnies ont été assez, heureuses pour n’y avoir point recours, cette du Nord, celle de Paris-Lyon-Méditerranée. La garantie débuta par des chiffres très, modestes, elle est inscrite, pour 40 millions, au projet de budget de 1876[7]. A la fin de 1872, l’état avait déjà payé plus de 274 millions aux compagnies ; aujourd’hui il a dépensé 318 millions. Que ce chiffre ne semble pas trop effrayant ! Les sommes payées comme complément de la garantie pendant cinquante ans ne sont pas des dons gratuits de l’état, ce sont de simples avances : les conventions en stipulent le remboursement avec intérêt à 4 pour 100 dès que le total des produits, du nouveau réseau et l’excédant des produits de l’ancien réseau sur la capacité du réservoir dépassent l’intérêt et l’amortissement à 4,65 pour 100, ou, si l’on veut, dès que les deux réservoirs de recette sont remplis. L’état a d’ailleurs le droit de saisir le matériel des deux réseaux pour le montant de sa dette à l’expiration de la concession ou dans le cas de rachat de la concession. Il est difficile d’évaluer exactement, quel sera le chiffre total des charges que la garantie d’intérêt imposera, au trésor, ni à quel moment le remboursement pourra commencer, car chaque extension des concessions anciennes modifie les conditions du problème. On peut échafauder des calculs sur les accroissemens probables des revenus, mais les prévisions les plus sages ne sont pas, toujours, vérifiées.
Si des mécomptes se produisent pour les compagnies les plus pauvres, l’état trouvera une compensation dans le partage des bénéfices, avec les compagnies les plus riches. Il y aura droit dès que l’ensemble des produits nets des deux réseaux excédera 8 pour 100 du capital dépensé suc l’ancien réseau et 8 pour 400, du capital dépensé sur le nouveau.. (Le Nord, l’Orléans et l’Ouest ont droit, par dérogation à cette règle, non. pas à 8 pour 100 du capital de l’ancien réseau, mais à un revenu kilométrique, déterminé.) Il n’est pas impossible assurément que. ce partage, qui n’est encore qu’un rêve, devienne une réalité ; mais on tend plutôt à mettre les dividendes sur un lit de Procuste qu’à les laisser s’étendre, et l’élévation des dividendes serait la condition nécessaire, du partage. Mettons les choses au pire : supposons qu’il n’y ait jamais de partage de bénéfice, supposons qu’à l’expiration des concessions quelques compagnies n’aient pas encore achevé leur remboursement ; l’état reprendra leur matériel, et il se trouvera le maître absolu d’un magnifique réseau de chemins représentant une somme véritablement gigantesque.
Nous avons bien montré quelques nuages sur ce brillant horizon : il peut arriver telles circonstances où la garantie d’intérêt pèsera lourdement sur l’état ; mais il semble que la prudence la plus habile ait réglé tous les détails du régime que nous venons de développer. Tout le système pourtant serait menacé de s’écrouler à la fois, si les compagnies se voyaient ou astreintes à des dépenses improductives sans limite, ou si de nouveaux réseaux étaient superposés aux anciens et détournaient une part notable de leur trafic. Depuis longtemps déjà les esprits prévoyans signalent un double péril d’une part dans les demandes en concession des grandes lignes destinées à faire concurrence à une ou à plusieurs lignes actuelles, et d’une autre part dans les demandes plus modestes en concession des chemins de fer dits d’intérêt local. Les réseaux actuels se trouvent ainsi menacés à la fois de la concurrence directe et de la concurrence indirecte, car les petits tronçons d’intérêt local, en se soudant les uns aux autres, peuvent arriver à former de grandes lignes.
Il y a cette différence entre la concurrence directe et la concurrence indirecte, que de nouvelles grandes lignes ont besoin d’une concession, d’une loi spéciale discutée par les chambres, tandis que la loi de 1865, sur les chemins de fer d’intérêt local, a permis aux départemens de faire des concessions directes. On a demandé par exemple au ministre des travaux publics la concession d’une ligne directe de Calais à Marseille, ligne qui menace à la fois le chemin du Nord et celui de Paris à la Méditerranée. La pétition a dû être portée devant l’assemblée nationale, la commission de la chambre a repoussé à une grande majorité la concession de cette ligne, et l’assemblée s’est contentée de renvoyer au ministre tous les documens qu’on lui avait adressés. On ne trouve plus guère personne pour soutenir ouvertement le principe de la concurrence des réseaux. On a vu dans tous les pays les fusions succéder au régime ruineux de la concurrence ; quand ce n’est pa3 la loi, c’est la nécessité qui finit toujours par former des régions naturelles desservies par une même compagnie. La compagnie du Nord-Est en Angleterre est née de la fusion de trente-sept compagnies distinctes et plus ou moins rivales. Sept compagnies possèdent aujourd’hui à peu près toute l’Angleterre. Le ministre des travaux publics en Belgique disait en 1870 : « On a cru en Belgique, comme en Angleterre, que pour amener le bon marché il fallait empêcher le monopole des chemins de fer ; qu’aux lignes existantes il fallait opposer des lignes concurrentes. Or l’expérience a prouvé que la concurrence des chemins de fer produit des effets en sens inverse, qu’au lieu de la réduction elle a pour effet final le renchérissement des frais de transport. » Il est évident en effet que deux compagnies qui se battent à coups de tarifs, une fois fusionnées, sont obligées de faire payer au public les frais de la guerre.
Nulle contrée n’a une géographie aussi simple que la nôtre au point de vue des chemins de fer ; les limites des grands réseaux se sont trouvées tout naturellement tracées. Ils ne peuvent se nuire, ils ne peuvent que s’entr’aider. Leurs administrations vivent en bonne harmonie, elles ont des conventions très avantageuses pour le commerce ; sur les régions frontières où les réseaux se touchent, il est entendu qu’on fait toujours suivre aux marchandises la route la plus courte. Les négocians, les industriels, peuvent toujours, dans les questions qui touchent aux tarifs, remettre leurs intérêts à une seule administration, quelque chemin que prennent les expéditions ; cette administration se charge de traiter avec toutes les autres. Supposez au contraire un grand nombre de compagnies vivant mal ensemble ; il faudra que l’œil du commerçant suive sa marchandise pour ainsi dire de gare en gare, que l’industriel livre dix batailles au lieu d’une pour obtenir le moindre service.
Le système français est en vérité si simple, si harmonieux, qu’il a obtenu l’admiration de l’étranger. Voici ce qu’en dit un rapport parlementaire anglais (rapport de 1872) : « En France, les grandes fusions sont accomplies depuis longtemps ; les compagnies ne se font pas concurrence, leurs relations sont amicales. Finalement, l’esprit de corps entre les directeurs de chemins de fer, leurs relations avec l’état, le pouvoir dont jouit l’état de trancher souverainement les différends qui s’élèvent entre eux au sujet de l’interprétation ou de l’inexécution des cahiers des charges, tendent à imprimer au système des chemins de fer une marche régulière et harmonieuse. »
Il semble peu probable que l’état, si intéressé à la prospérité des grandes compagnies, créancier de quatre d’entre elles, menacé de voir le fardeau de la garantie d’intérêt s’alourdir d’année en année, aille de gaîté de cœur troubler cette harmonie, que nos voisins nous envient ; mais il y a des projets plus dangereux que ces ambitieuses demandes de lignes qui prétendent traverser la France de part en part. Les chemins de fer d’intérêt local constituent un réseau placé dans des conditions toutes spéciales. La loi du 12 juillet 1865 sur ces chemins de fer fut inspirée par une pensée politique : en accordant aux départemens une sorte de réseau vicinal de voies ferrées, on voulait à la fois contenter le corps électoral et créer au profit des favoris de l’administration un moyen d’influence nouveau. La loi autorisait l’exécution des chemins d’intérêt local soit par les départemens et les communes, avec ou sans le concours des propriétaires intéressés, soit par des concessionnaires, avec le concours des départemens et des communes. L’état pouvait favoriser ces entreprises en prenant à son compte une partie des dépenses. Personne ne fit apercevoir les dangers d’une loi qui créait un réseau nouveau à côté de l’ancien : elle se présentait avec les allures les plus modestes ; l’exposé des motifs indiquait que les travaux ainsi concédés seraient exclusivement destinés à relier les localités secondaires aux localités principales. La longueur des chemins de fer devait être en principe limitée à 30 ou 40 kilomètres ; ils ne devaient avoir qu’un petit trafic local, qui pourrait s’effectuer avec trois trains de jour sans service de nuit. On se promettait de les construire avec la plus grande économie.
Le danger fut aggravé par les dispositions de la loi de 1867 sur les sociétés anonymes, qui purent se constituer avec sept personnes. « Celles-ci, disait récemment M. Caillaux à l’assemblée nationale, se partagent le capital-actions et le syndiquent, pour employer l’expression en usage, ce qui veut dire que les actions restent à la souche et qu’elles n’entrent point en circulation. Ces sept personnes administrent la société, et représentent en même temps à elles seules l’assemblée générale des actionnaires ; elles s’autorisent à accepter des marchés dont elles ont fixé les conditions… Le public prend des obligations qu’il croit garanties par des actions, et non-seulement la garantie n’existe pas ou n’est pas entière, ou n’est pas telle qu’on l’annonce, mais encore l’argent versé peut servir aux spéculations les plus hasardeuses et les moins autorisées. »
Il y a deux phases dans le développement d’un chemin de fer, la construction et l’exploitation. En réalité, un grand nombre des sociétés qui ont demandé des concessions aux chemins de fer, ou qui les ont achetées, n’ont été que des sociétés de construction. L’organisation des sociétés, telles qu’on vient de les décrire, leur permet de faire sur la construction des bénéfices certains, l’exploitation n’est pas leur souci ; le chemin terminé, elles se trouvent souvent avoir les actions pour rien, et il leur importe assez peu que celles-ci perdent une partie de leur valeur nominale. Les victimes de ce système vicieux sont les obligataires ; la grande faveur qui s’attache à des valeurs qu’on croit de vraies hypothèques trompe le public, qui risque de jeter ses économies dans des entreprises sans avenir.
La loi de 1871 sur les conseils-généraux a encore aggravé l’anarchie qui règne dans la concession des chemins de fer d’intérêt local en donnant à ces conseils des pouvoirs beaucoup plus étendus. Chaque département veut avoir ses chemins de fer, et les conseils-généraux peuvent difficilement résister à cet engouement. L’état n’a qu’un remède contre cette décentralisation dangereuse, c’est de soustraire certaines lignes aux départemens et d’en demander le classement, non comme lignes d’intérêt local, mais comme des lignes d’intérêt général. Il aggrave ainsi le fardeau déjà lourd des grandes compagnies.
Le conseil d’état peut aussi refuser la déclaration d’utilité publique à toutes les lignes qui ne sont pas en mesure d’assurer le service des obligations ; le prestige de l’administration est si puissant dans notre pays que l’état contracte une sorte d’engagement moral envers les petits capitaux, qui se croient encore protégés par lui, lors même qu’il n’a point promis sa garantie financière. Il est de toute nécessité que, dans ces matières délicates, les droits des conseils-généraux et ceux du conseil d’état soient tracés d’une manière définitive et tout à fait précise. Les chemins ordinaires de peu d’importance ne peuvent être reçus qu’après la vérification sévère des ingénieurs de l’état, la réception des chemins de fer d’intérêt local est beaucoup plus facile et peut se faire par des experts dont la compétence est souvent insuffisante.
Ce n’est pas tout : il faut essayer de ramener les chemins de fer d’intérêt local à leur caractère primitif, empêcher que l’on constitue, en les nouant bout à bout, de grands réseaux arbitrairement tracés, et uniquement destinés à gêner les anciens et à leur imposer ou une concurrence ruineuse ou des marchés onéreux.
Les grandes compagnies ne sont pas assez ineptes pour dédaigner des lignes vraiment rémunératives, et l’état est toujours en mesure d’obtenir la construction de lignes d’un avenir incertain ; or il y a entre les grandes compagnies et de petites compagnies boiteuses cette différence, que les premières vendent leurs obligations à un taux beaucoup plus élevé que les secondes. Elles sont donc, toutes choses égales d’ailleurs, en état de rendre des services moins coûteux au pays : elles peuvent construire et par conséquent exploiter à meilleur marché.
Les intérêts avides ont enveloppé de nuages ces vérités élémentaires ; mais on a vu se développer rapidement les conséquences des erreurs que l’oubli de ces principes a laissé commettre. Les chiffres ne mentent pas ; voici ce qu’ils apprennent. Tandis que la longueur de l’ancien réseau s’élevait sur la ligne de Lyon-Marseille, de 1861 à 1873, de 1,412 kilomètres à 3,722 kilomètres, le produit net kilométrique s’abaissait de 52,000 fr. à 39,900 fr., et le dividende descendait de 75 francs à 60 francs. Le chemin du Nord n’a porté son ancien réseau en dix ans, de 1859 à 1869, que de 941 à 1,066 kilomètres, et le produit net n’y a augmenté en moyenne que de 2,45 pour 100 par an. Je cite à dessein les lignes les plus riches pour montrer que les progrès de l’industrie des chemins de fer sont plus lents, plus pénibles que le public ne le suppose ; les administrations font les efforts les plus grands pour augmenter la proportion du produit net au produit brut, et c’est surtout en ce point que l’exploitation des compagnies a un immense avantage sur celle de l’état. Le gouvernement belge a dû avouer que, sur les lignes qu’il exploite, le service absorbe 70 à 71 pour 100 de la recette brute, tandis qu’en France et en Angleterre la moyenne des frais d’exploitation ne s’élève pas à 55 pour 100 ; mais, en dépit des efforts d’une administration vigilante, bien plus sévère que ne saurait être l’état, les recettes des chemins de fer ne se développent que suivant la progression de la richesse publique. Les voies ferrées ne créent pas les produits, ils en agrandissent seulement le marché. Il faut donc que la construction des chemins de fer ne dépasse pas trop rapidement le mouvement de l’épargne, que cette industrie n’absorbe pas trop vite le capital commanditaire, et qu’un gouvernement sage tienne en quelque sorte la balance toujours égale entre les besoins de la circulation et ceux de la production.
Il est bien aisé de faire des statistiques, de comparer la longueur de notre réseau à celui de pays plus favorisés : il est moins aisé de trouver dans le crédit des ressources sans limites. Les orgies de crédit sont toujours suivies de terribles réactions qui compromettent les intérêts les plus anciens et mettent le trouble dans tous les esprits. On ne fait pas violence au progrès ; l’habileté législative consiste à le rendre facile, non à le hâter au point de dépasser la mesure des forces nationales.
Si l’on jette un regard d’ensemble sur tous les projets à l’étude, on constate qu’aux 20,000 kilomètres aujourd’hui exploités le pays a intérêt d’en ajouter une longueur presque égale. On ne peut guère chiffrer à moins de 5 milliards le capital qui se trouvera ainsi engagé, mais on peut varier beaucoup sur la manière de l’engager. On peut l’éparpiller entre mille mains, ou le concentrer entre des mains habiles et puissantes. On peut le dépenser vite ou lentement. On voit les petites compagnies emprunter à 7 pour 100, tandis que les grandes placent leurs obligations à 5 pour 100. Les esprits les plus prévenus ne supposent pas que pour être petite une compagnie ait le monopole de la construction à bon marché.
Les 10,000 kilomètres construits dans ces dernières années ne donnent guère qu’un revenu de 1 à 2 pour 100 : il faut donc chercher le moyen de combler le déficit entre ce chiffre et le revenu du capital engagé, qui, par la garantie d’intérêt, reste constant. Sans doute le produit net de nos lignes considérées dans leur ensemble augmente constamment ; mais il augmente assez lentement, nous avons montré combien, sur les lignes les plus prospères, il est en quelque sorte rebelle à l’accroissement. On peut admettre cependant qu’une plus-value se produit d’année en année sur l’ensemble du réseau. Cette plus-value a un emploi tout naturel, elle peut servir d’année en année à combler une partie du déficit dont je viens de parler. L’état est engagé à parfaire la somme nécessaire pour le paiement des intérêts des obligations garanties. On a donc une sorte de baromètre naturel, si l’on peut se servir de ce mot, dans le chiffre annuel de ses paiemens aux compagnies. Si ce chiffre augmente trop, c’est qu’il y a trop de travaux neufs improductifs, et l’état doit prêter une oreille plus sourde à ceux qui demandent de nouvelles lignes. Si ce chiffre reste stationnaire, ou même tend à diminuer, on peut précipiter le pas et s’engager dans des travaux plus dispendieux.
On comprendra aisément qu’il serait oiseux de faire des calculs, de décréter l’achèvement du réseau en un nombre déterminé d’années. Bien des événemens peuvent, hélas ! restreindre le crédit national, de mauvaises récoltes, des agitations politiques, des complications européennes. L’état, l’œil fixé sur le chiffre de sa garantie exigible, a le devoir de hâter ou de modérer l’achèvement du réseau ; il doit procéder avec méthode, avec prudence, et pour cela il faut qu’il tienne ses desseins à des étages supérieurs aux mesquines combinaisons des intérêts provinciaux ou individuels.
Si l’on voulait hardiment entrer dans cette voie, si l’on se décidait à fermer l’oreille à l’esprit de dénigrement qui s’attache à tout ce qui est grand, les compagnies, mieux assurées de leur avenir, feraient sans doute de nouveaux efforts pour donner satisfaction à tous les besoins du public. Si l’on fait de leur existence une continuelle bataille, il est plus difficile d’en exiger des sacrifices, des préoccupations moins égoïstes, des vues généreuses. Il est malheureusement certain que les compagnies ont semblé quelquefois traiter les voyageurs et le commerce comme des victimes plutôt que comme des auxiliaires ; l’état serait d’autant plus en droit de leur faire des remontrances sévères qu’il se montrerait plus soucieux de leur prospérité, et comment ne le serait-il, puisque ce grand ouvrage des compagnies finira par tomber dans ses mains, ou par lui payer rançon pour la prolongation des concessions ?
Nous voyons partout se produire un mouvement énergique vers la centralisation des chemins de fer. En Allemagne, l’unité politique avait été préparée par l’unité douanière : à son tour, elle a enfanté l’unité d’administration des chemins de fer. La grande Allemagne n’a pas été satisfaite de voir son réseau aux mains de cinquante compagnies indépendantes : il s’est fondé une « union des chemins de fer allemands, » véritable syndicat de toutes les administrations, qui a des sessions annuelles, où les décisions se rendent à la majorité des voix et s’imposent à la minorité. Cette direction générale est placée sous la dépendance immédiate du chancelier de l’empire, et déjà elle a entraîné dans son orbite un syndicat des grandes compagnies autrichiennes et jusqu’à des compagnies suisses. Règlemens, modes d’exploitation, tarifs, voitures, rien n’échappe à la direction nouvelle. L’état allemand tend visiblement à devenir le maître absolu des chemins de fer et à faire rayonner cette hégémonie nouvelle en tout sens. En France, l’état ne montre pas des dispositions aussi ambitieuses : les grandes compagnies ont des devoirs et en même temps des droits bien tracés ; mais que deviendraient en face de l’état des compagnies nombreuses, besoigneuses, incapables de faire face à leurs engagemens ou de répondre aux besoins du public ? Les compagnies ne peuvent se soutenir qu’à la condition d’être grandes et fortes ; les petites, abandonnées par les départemens qui leur auront donné la permission de vivre sans leur en donner les moyens, seront à la longue obligées de se livrer à quelqu’un. Autant il est utile et nécessaire que l’alliance de l’état et des grandes compagnies soit cordiale, intime, et permette les grands efforts et les visées d’avenir, autant il serait fâcheux que l’état fût obligé un jour de reprendre dans ses propres mains l’exploitation des chemins de fer, et c’est ce qui ne pourrait manquer d’arriver, si les compagnies étaient ruinées sans remède, car, s’il est très facile de ne pas faire un chemin, il est impossible de ne pas s’en servir une fois qu’il est fait.
Le système français n’est ni la centralisation ni l’anarchie : il n’asservit pas les compagnies, tout en les tenant soumises à un contrôle incessant. Dès qu’une concession est donnée, les plans sont envoyés aux ingénieurs de l’état, étudiés, critiqués ; l’exécution parfaite des plans adoptés est assurée par la surveillance des agens du contrôle de la construction. Les lignes terminées, un deuxième contrôle commence, celui de l’exploitation, qui s’exerce d’une manière permanente. Ces deux services sont confiés à nos savans et intègres ingénieurs de l’état, et ils rendaient peut-être inutile la création impériale des inspecteurs-généraux des chemins de fer (ils sont en petit nombre, et en cas de décès ne seront plus remplacés).
Ce contrôle incessant, vigilant, est presque invisible : le public en ressent les bienfaits sans le connaître. Les compagnies s’y soumettent sans murmurer, parce qu’il est une protection plutôt qu’une gêne. Elles sont liées à l’état par tant de chaînes, que celle de ce contrôle peut leur sembler assez légère. On estime qu’en 1890 le chiffre des sommes dépensées par l’état pour la garantie d’intérêt s’élèvera à 618 millions[8]. On peut espérer raisonnablement qu’à cette époque le remboursement pourra commencer ; on trouvera peut-être qu’en avançant aux compagnies plus d’un demi-milliard l’état n’a pas fait un trop grand sacrifice, même si l’on tient compte des intérêts accumulés de ces avances (417 millions), puisque le réseau qu’il a aidé à construire vaut déjà 40 milliards ; mais, qu’on ne l’oublie pas, l’état n’a pas seulement secouru l’industrie des chemins de fer sous la forme de la garantie d’intérêt, ses subventions de toute nature forment un chiffre bien supérieur à celui de la garantie, et si la somme payée comme garantie n’est qu’une avance, la subvention n’est pas sujette au remboursement. On ne s’éloigne pas beaucoup de la vérité en chiffrant à 1,800 millions ce que l’état a dépensé en subventions, depuis que l’industrie des chemins de fer a été créée, au profit de toutes les compagnies. Il ne faut pas regretter ces grands sacrifices : comparez un instant ces sommes, si énormes qu’elles soient, à ce que coûte une guerre, je ne dirai pas malheureuse, une guerre heureuse ! Nous avons assez insisté sur toutes les raisons qui militent en faveur du maintien de notre régime actuel des chemins de fer : si les relations établies entre l’état et les grandes compagnies étaient gravement troublées, l’épargne française, au lieu de suivre ce grand courant national qui l’entraîne vers les obligations garanties, risquerait d’être détournée vers des entreprises moins utiles. Si grande que soit la fortune de la France, il ne faut point qu’on la gaspille, et les hommes d’état doivent chercher quel est le meilleur emploi qu’elle puisse faire de ses économies. Après ce qui touche à l’honneur et à la sécurité nationale, il n’y a pas d’intérêt plus pressant que l’achèvement de notre réseau ferré : le livrer au hasard, au caprice, au conflit des petites ambitions, des intérêts rivaux, serait une faute d’autant plus grave qu’elle serait sans excuse, car le passé nous donne déjà une leçon facile à comprendre et des exemples faciles à suivre. L’avenir de notre grand réseau est assuré, si l’on reste fidèle aux principes qui ont établi les rapports actuels entre l’état et les compagnies, car le système que nous avons développé donne au crédit de ces compagnies la base la plus forte et la plus inébranlable. Il faut seulement que ces grands principes se défendent courageusement, qu’ils n’aient pas l’air honteux d’eux-mêmes : il faut qu’on oppose résolument l’intérêt national aux intérêts privés. Les compagnies ont sans mot dire subi les charges nouvelles que la condition financière de la France leur a imposées, et dont quelques-unes peuvent être regardées comme une violation à leur détriment des conventions qu’elles avaient faites avec l’état. L’impôt sur les valeurs mobilières, qui frappe jusqu’à la prime de remboursement des obligations, l’impôt sur la petite vitesse, sont des charges qu’elles ont subies sans murmurer ; elles ont le droit de n’être pas traitées comme des corporations égoïstes et avides. Elles sont devenues en réalité les fermières de l’état, et quel est le propriétaire qui a intérêt à ruiner son fermier ? Si rien ne vient troubler gravement l’heureuse harmonie de l’état et des compagnies, on peut pousser vigoureusement la construction des chemins de fer : les capitaux français, qui ont montré au moment de l’émission de nos grands emprunts un patriotisme si intelligent, faciliteront la tâche des compagnies et leur permettront d’achever promptement leur grand ouvrage. Les compagnies se sentiront pressées non-seulement par l’état, mais par le flux de l’épargne nationale. Le mouvement qui se produit dans tous les départemens en faveur des lignes nouvelles est la marque que le pays est en quelque sorte en travail : c’est aux chambres françaises de rendre cette activité féconde en maintenant, en perfectionnant le système actuel, en ne s’en laissant pas distraire ; elles régleront ainsi l’emploi de la richesse publique et lui ouvriront des lits réguliers, au lieu de la laisser se perdre dans les sables de la spéculation.
AUGUSTE LAUGEL.
- ↑ Rapport de M. Cézanne à l’assemblée nationale du 3 février 1873.
- ↑ Le 31 octobre 1874, il y avait 19,035 kilomètres exploités en France sur 23, 755 concédés.
- ↑ Loi du 15 juillet 1840, sur les lignes de Montpellier à Nîmes, de Lille à Valenciennes.
- ↑ L’Angleterre a construit ses propres chemins de fer sans garantie d’intérêt, mais elle a appliqué le système de la garantie dans l’Irlande et dans l’Inde.
- ↑ Ce revenu est actuellement fixé ainsi :
Est 29,100 Midi 28,010 Nord 38,240 Orléans 26,000 Ouest 35,900 Paris-Lyon-Méditerranée 31, 800 - ↑ Le dividende des actions de Paris-Lyon-Méditerranée était en 1859 de 63,50 ; il était en 1865 de 60 francs, en 1873 de 60 francs également. Croit-on que ce dividende n’eût pas augmenté en quatorze ans, si le nouveau réseau n’eût drainé incessamment l’ancien ? De 1865 à 1874, le déversoir sur cette ligne a versé du second au premier 117 millions. De 1864 à 1872, le total des sommes déversées dans les six compagnies s’est élevé à 252,232,280 francs.
- ↑ La part du trésor s’est élevée en 1874 :
pour l’Est à 12,140,511 francs pour l’Ouest à 19,370,550 pour L’Orléans à 17,331,801 pour le Midi à 2,968,855 Les compagnies ont donc reçu en 1874 52,395,904 francs - ↑ Nous n’avons pas voulu dans cette étude mettre des Pélion sur des Ossa de chiffres : ceux qui voudront connaître tout le détail des rapports financiers de l’état et des compagnies le trouveront dans une excellente étude de M. de Labry, ingénieur des ponts et chaussées.