L’Avenir de la puissance anglaise
Revue des Deux Mondes3e période, tome 70 (p. 163-185).
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L'AVENIR
DE LA
PUISSANCE ANGLAISE

II.[1]
LES COLONIES D’AUSTRALIE. — LES CONFLITS AVEC L’ALLEMAGNE.

En indiquant les transformations que l’application de la vapeur a entraînées dans le matériel naval de toutes les puissances, nous avons fait ressortir le surcroît de charges qui résulte pour l’Angleterre de la nécessité de mettre en état de défense les dépôts de charbon qu’elle est contrainte de disséminer dans toutes les mers, pour qu’aucun de ses bâtimens de guerre ne se trouve tout à coup paralysé par le manque de combustible : nous avons fait connaître les alarmes de quelques stations maritimes de premier ordre, qui se plaignent d’être laissées à la merci d’un ennemi audacieux. Ce n’est pas seulement à Singapour ou à Hongkong que l’on ressent ces inquiétudes : toutes les colonies anglaises, se déclarent impuissantes à organiser leur défense d’une manière suffisante, toutes réclament l’érection d’ouvrages défensifs et la présence ou de garnisons ou, tout au moins, de bâtimens de guerre en état de les protéger contre l’agression soudaine de quelque cuirassé ennemi. Si la métropole entreprenait de satisfaire à ces demandes, il en résulterait une charge écrasante pour le budget. Or, le parti radical, dont la force au sein de la chambre des communes s’accroît à chaque élection générale et qui cherche à donner pour fondement à sa popularité la réduction des dépenses publiques, s’oppose énergiquement à ce qu’on demande aux contribuables anglais aucun sacrifice dans l’intérêt particulier des colonies : il se déclare prêt à les abandonner à elles-mêmes et rappelle volontiers que, dix années seulement après l’émancipation des États-Unis, le commerce de l’Angleterre avec ses anciennes colonies avait plus que doublé. Ces idées sont très répandues au sein des trades-unions, et le président de l’association des ouvriers de Londres, M. George Potter, écrivait à ce sujet, au mois de février dernier : « Si une province quelconque de l’empire britannique ne peut être amenée à contribuer aux frais d’entretien de tout l’empire, il est temps, assurément, que l’Angleterre s’exonère de la charge de défendre cette province en temps de guerre, et de contribuer à ses dépenses d’administration en temps de paix, et qu’elle s’efforce, dès maintenant, de régler sa politique et ses projets sur la réelle médiocrité de ses ressources. »

En présence de cette opposition et par souci de l’équilibre du budget, le gouvernement anglais a pris jusqu’ici un moyen terme : il exige des colonies que, sous la forme d’une subvention ou de subsides annuels, elles participent à la dépense que la métropole s’impose dans leur intérêt, soit qu’on fortifie leurs ports, soit qu’on envoie des troupes pour les protéger contre les populations indigènes. Les colons ne refusent point ces contributions, dont ils comprennent la nécessité, mais un sentiment bien anglais s’élève dans leur esprit : pénétrés de la doctrine qu’impôt emporte représentation, ils se demandent si, participant aux dépenses de l’empire, ils n’ont pas droit à participer à la conduite des affaires. Est-il équitable que la métropole soit seule arbitre du sort des colonies ? Elle leur laisse, il est vrai, l’autonomie intérieure la plus étendue ; elle leur permet de faire leurs lois, de fixer leurs impôts, de régler leurs tarifs de douane et même d’imposer les produits anglais comme les étrangers ; mais à son tour, elle ne leur accorde chez elle aucun avantage : dans l’établissement de ses tarifs, elle ne tient aucun compte de leurs intérêts ; elle ne se préoccupe à aucun degré de l’influence que la direction de sa politique peut avoir sur leurs destinées : elle pourvoit à leur protection d’une façon insuffisante et comme à regret, et cependant elle peut, à tout instant, les entraîner dans des querelles qui leur sont indifférentes et les exposer aux agressions d’un ennemi avec lequel elles n’ont aucun démêlé. Chaque fois qu’une contestation s’élève avec la métropole ou qu’un sujet de mécontentement se produit, ces idées se font jour dans les feuilles et même dans les assemblées coloniales. Aveugle serait celui qui n’y verrait point le germe de la dislocation future de cet immense empire colonial.

C’est dans les Antilles, jusqu’ici, que le mécontentement s’est manifesté avec le plus de vivacité. La situation de ces colonies est loin d’être prospère. Le sucre est leur principal, sinon leur unique production ; or le gouvernement anglais a toujours refusé de leur assurer, par l’établissement de droits différentiels, aucun avantage sur le marché métropolitain ; il a même fini par supprimer tout droit d’entrée sur le sucre dans l’espoir de faire de l’Angleterre le grand entrepôt de cette denrée et d’y développer l’industrie de la raffinerie. Les sucres de betterave, dont la production s’est démesurément accrue sur le continent, ont afflué en Angleterre et ont fait aux sucres coloniaux une concurrence irrésistible. La perte du marché métropolitain a consommé la ruine des planteurs, qui ne savent plus où trouver des débouchés. Justement préoccupée de la situation de Cuba, l’Espagne a cherché à sauvegarder les intérêts de sa grande colonie en négociant un traité de commerce avec les États-Unis, auxquels elle a offert certains avantages on retour de l’admission des sucres de Cuba et de Porto-Rico. Le traité, conclu sur ces bases, n’a pas encore été approuvé par le sénat des États-Unis, parce que, s’il est appuyé par les industriels américains, il est combattu non moins vivement par les planteurs de la Louisiane et du Mississipi : néanmoins, il a déterminé une véritable effervescence dans les Antilles anglaises. La plupart des assemblées coloniales ont mis le gouvernement métropolitain en demeure de négocier avec les États-Unis et d’obtenir pour les planteurs anglais les avantages assurés à Cuba et à Porto-Rico. L’assemblée de La Dominique est allée plus loin ; par un vote rendu à la presque unanimité, elle a revendiqué le droit, si la métropole ne lui donne pas satisfaction, de prononcer l’annexion de l’Ile aux États-Unis. Ailleurs, on a mis en avant l’idée de constituer entre les colonies anglaises d’Amérique, Antilles, Canada et Guyane, en vue de l’échange mutuel de leurs produits, une sorte de Zollverein, et d’établir un système de droits différentiels au détriment des produits anglais.

Ce n’est pas sans quelque inquiétude que le gouvernement britannique suit ce mouvement des esprits dans ses possessions d’outremer : il cherche à resserrer les liens trop relâchés qui unissent la métropole et ses dépendances en prodiguant les distinctions et les faveurs aux colons les plus influens, lorsqu’ils se montrent les adversaires des idées de séparation. Par une innovation qui a été fort remarquée, M. Gladstone a conféré récemment la pairie à un ancien membre du parlement canadien, qui revenait fixer sa résidence dans la mère patrie. Cet exemple est demeuré unique jusqu’ici ; mais plusieurs titres de baronnet avaient déjà été conférés à des membres influens des assemblées canadiennes. Quant au titre plus modeste et purement viager de chevalier, il est maintenant passé en usage de l’accorder à quiconque a rempli pendant un certain temps les fonctions de premier ministre dans une colonie de quelque importance. C’est ainsi que l’Angleterre a vu, il y a deux ans, revenir avec le titre et les prérogatives de chevalier un ancien fénian, M. Barry, qui, poursuivi pour haute trahison et condamné par contumace, s’était enfui aux États-Unis, puis s’était établi dans la colonie australienne de Victoria et y était parvenu au rang de premier ministre.

Ces faveurs personnelles et purement honorifiques peuvent flatter l’amour-propre de quelques individus et provoquer des dévoûmens isolés : elles sont impuissantes à calmer le mécontentement des populations ; mais cette affiliation de quelques colons de distinction à l’aristocratie métropolitaine a mis certains esprits sur la voie d’une combinaison qui leur paraît de nature à conjurer les dangers que court l’intégrité de l’empire britannique. Pourquoi cet empire ne se transformerait-il pas en une confédération sur le modèle de celle des États-Unis, au sein de laquelle des populations d’origine très diverse, d’intérêts souvent opposés et dotées de la plus large autonomie, vivent en bonne intelligence sous un gouvernement commun, qui leur assure à toutes une égale protection, et qui représente ou plutôt qui constitue leur unité nationale ? Pourquoi les colonies ne pourraient-elles prendre place dans une confédération de ce genre ? Il n’y a pas une plus grande divergence de vues, d’intérêts et de mœurs entre le planteur de la Jamaïque et l’habitant du Yorkshire, qu’entre le planteur de la Louisiane ou de la Floride et l’armateur du Maine ou le trappeur du Kansas. Cette idée d’une confédération à établir entre l’Angleterre et ses diverses dépendances, en vue de rattacher celles-ci à la métropole par un lien indissoluble, a trouvé faveur chez beaucoup des hommes qui ont exercé, aux colonies, de hautes fonctions administratives ou judiciaires et ont pu y constater une certaine impatience du joug métropolitain. Elle a rencontré bon accueil au sein du parti radical, qui ne voit, dans la fédération, qu’un acheminement vers la séparation, et qui accepte d’avance ce dénoûment. Enfin, elle a séduit plusieurs des hommes d’état libéraux les plus influens, tels que M. Forster et lord Rosebery. Ces nombreuses adhésions ont conduit à la fondation, à Londres, d’un nouveau cercle, l’Empire Club, créé pour servir de lien et de centre de réunion à tous ceux qui, en Angleterre ou aux colonies, se prononcent en faveur de cette transformation de l’empire britannique. En revanche, d’anciens ministres des colonies, et particulièrement lord Norton, combattent avec une extrême vivacité ce qu’ils déclarent être un projet chimérique et irréalisable. Malgré le nombre des écrits qu’ils ont publiés, les partisans de la confédération ne sont point encore arrivés à donner à leur projet une forme pratique. La combinaison qui soulève le moins d’objections consisterait à conférer une sorte de mandat politique aux agens généraux que chacune des colonies entretient aujourd’hui auprès du gouvernement métropolitain. Ces agens généraux ont été créés primitivement pour surveiller en Angleterre l’émission et le service des emprunts que les colonies étaient autorisées à contracter : depuis l’établissement du régime parlementaire aux colonies, ils servent d’intermédiaires pour les communications qui s’échangent entre les ministres coloniaux et le ministère anglais, le secrétaire d’état, pour les colonies, n’ayant de rapports officiels qu’avec les gouverneurs nommés par la reine. Ces agens généraux, qui remplissent en quelque sorte auprès du gouvernement métropolitain le rôle d’ambassadeurs de la colonie qui les a accrédités, seraient réunis en une sorte de comité consultatif : le gouvernement qui les fait appeler individuellement pour leur demander des renseignemens et des indications pourrait les inviter à émettre, sur certaines questions graves, un avis collectif ; mais comme cet avis, fût-il unanime, ne pourrait enchaîner, en aucune façon, la liberté d’action du gouvernement, et encore moins celle du parlement, il est aisé de voir que cette combinaison esquive les difficultés du problème et ne le résout pas. Reconnaître à un degré quelconque le droit des colonies à être consultées sur la politique de l’empire, c’est soulever du même coup la question de leur représentation au sein du parlement. La France, assimilant ses colonies à ses départemens continentaux, leur a accordé un certain nombre de sièges dans ses assemblées législatives ; l’Espagne en a fait autant pour Cuba ; mais, dans l’un de ces pays comme dans l’autre, le nombre des députés coloniaux est trop faible pour qu’ils puissent exercer une action sensible sur la politique métropolitaine. Il n’en serait pas de même chez nos voisins, à cause du grand nombre de leurs colonies et de la population considérable de plusieurs d’entre elles. Les Anglais pourraient-ils admettre que, tandis qu’eux-mêmes n’auraient aucune action sur les affaires intérieures de la Nouvelle-Galles du Sud ou du Canada, la solution de quelques-unes des questions qui les intéressent, telles que l’administration des comtés, l’organisation judiciaire, la législation sur les faillites ou la marine marchande, dépendît des votes des députés coloniaux, assez nombreux pour déplacer la majorité ? Cependant, pour réserver le règlement des affaires anglaises au parlement actuel, il faudrait assimiler celui-ci aux parlemens coloniaux et lui superposer un parlement plénier, auquel on transférerait le droit de trancher les questions de politique extérieure et de décider du sort des ministères. On se trouverait alors sans motif plausible de refuser à l’Irlande la restitution de son parlement particulier ; et l’orgueilleuse assemblée qui siège à Westminster, abdiquant sa souveraineté, descendrait du premier rang au second, et ne serait plus qu’une législature provinciale.

De tels sacrifices ne sauraient être spontanés ; il faudrait qu’ils fussent arrachés à l’orgueil britannique par la plus dure et la plus implacable nécessité. Or, si la pensée de conjurer, par l’établissement d’un système fédératif, le danger d’une dislocation de l’empire a trouvé faveur chez quelques hommes d’état anglais, aux colonies les idées ont pris une autre direction : la partie colonisée de l’Australie comprend cinq provinces, qui ont chacune leur gouvernement, leur parlement et leur législation. Toutes les cinq courent la même fortune, sont exposées aux mêmes dangers, et ont un grand nombre d’intérêts communs ; l’idée devait naturellement leur venir de s’assurer mutuellement assistance par l’établissement d’un lien fédératif. Sur l’initiative du ministère de la colonie de Victoria, des délégués ont été nommés par les divers parlemens et se sont réunis en conférence à Sydney pour examiner la possibilité d’établir une union législative des cinq provinces. La conférence s’est bornée à émettre un vœu platonique en faveur de cette union : elle s’est heurtée, en effet, à un obstacle économique. La Nouvelle-Galles du Sud, qui a un vaste territoire et qui tire un revenu suffisant de la vente des terres publiques, a pu supprimer une partie de son tarif douanier et réduire sensiblement les droits qu’elle a maintenus. La colonie de Victoria, qui a moins de ressources et qui a entrepris de grands travaux d’utilité publique, ne peut se passer du produit de ses douanes : elle est fortement attachée au système protecteur, qui a enfanté sur son territoire plusieurs industries importantes : or, refuser au parlement confédéré le droit de régler les questions de tarifs douaniers et, par conséquent, de déterminer les sources auxquelles s’alimenterait le revenu destiné à pourvoir aux dépenses communes, c’était le dépouiller de la prérogative essentielle de toute législature. Dans ces conditions, l’union projetée ne pouvait donner aucun résultat pratique ; mais l’obstacle qui a empêché de la réaliser n’est pas insurmontable, et la pensée n’en est pas abandonnée. Les Australiens comprennent à merveille que les réclamations qu’ils adresseront à la métropole acquerront beaucoup plus de force en devenant collectives, et que leurs mandataires seront plus certains d’être écoutés, le jour où ils parleront au nom d’un continent tout entier. La population des cinq colonies dépasse déjà trois millions d’âmes ; elle est supérieure à celle des colonies de l’Amérique du nord lorsqu’éclata la guerre de l’indépendance. Il n’est donc pas surprenant que beaucoup d’Anglais envisagent d’un œil peu favorable ces projets de confédération australienne qui leur paraissent, à juste titre, le préliminaire d’une émancipation prochaine. Aussi le cabinet et les journaux de Londres ont-ils accueilli avec une satisfaction qui tient de l’enthousiasme l’offre faite par la Nouvelle-Galles du sud de concourir à l’expédition du Soudan par l’envoi d’un corps auxiliaire, recruté exclusivement en Australie et entretenu aux frais de la caisse coloniale. Ce corps auxiliaire, fort de 730 hommes et composé d’anciens soldats ou d émigrans récemment arrivés en Australie, a débarqué effectivement à Souakim, où il a été reçu avec tous les honneurs militaires. On a affecté de voir dans l’envoi de cette poignée d’hommes un gage de l’inviolable attachement des colonies à la métropole. C’est peut-être se faire beaucoup d’illusions. Tant que les Français ont possédé le Canada et ont été maîtres du cours de l’Ohio et du Mississipi par les postes fortifiés qu’ils avaient établis sur ces grands fleuves, la crainte d’avoir affaire à un ennemi puissant et d’être éternellement resserrés, entre les Alleghanys et la mer, a fait des colons américains les sujets les plus fidèles de la couronne britannique. C’est dans la campagne où Québec succomba que Washington fit ses premières armes avec le grade de major dans un régiment colonial. Dix ans après la cession du Canada et de ses dépendances à l’Angleterre, les colonies américaines, délivrées du spectre d’une invasion française, proclamaient leur indépendance.


II

Reconnaissons que la démonstration des autorités de la Nouvelle-Galles du sud, si insignifiante qu’elle fût en elle-même, devait être d’autant plus agréable au gouvernement anglais que les Australiens ont de nombreux griefs contre la métropole, et qu’ils les exprimaient, depuis quelques mois, avec la plus bruyante vivacité. Indépendamment de la question de sécurité qui a déjà été indiquée, les Australiens ont des sujets de plaintes plus prochains qui touchent directement à leurs intérêts et à leur bourse. C’est par là que l’antagonisme est né et qu’il s’aigrira quelque jour, comme il est arrivé autrefois pour les colonies américaines. L’Australie a eu jusqu’à ces dernières années le monopole du commerce dans la mer du Sud ; d’abord comme entrepôt des produits anglais, ensuite pour son propre compte, lorsqu’elle fut devenue manufacturière et eut repoussé les produits anglais par l’établissement de droits protecteurs. Ce trafic fructueux s’est développé d’année en année, d’autant plus aisément que l’apathie des Espagnols, qui ne tirent aucun parti d’admirables colonies, et l’incapacité commerciale des Français laissaient le champ libre à l’activité et à l’esprit d’entreprise des Australiens ; mais ceux-ci ont vu surgir tout à coup un concurrent inattendu, l’Allemagne, dont la compétition a pris immédiatement un caractère redoutable. Le pavillon allemand est celui qui se montre le plus fréquemment dans les eaux de la Chine et du Japon, et ce sont des maisons allemandes qui font dans ces deux pays les affaires les plus considérables et les plus fructueuses. Ce résultat est dû à ce que la marine allemande navigue à un bon marché auquel aucune des marines européennes ne peut atteindre. Les armateurs de Brème, de Lübeck, et surtout de Hambourg, possèdent de véritables flottes employées presque exclusivement au commerce de l’extrême Orient. Leur attention toute spéciale s’est portée sur les nombreuses îles de l’Océan-Pacifique et ils y poursuivent particulièrement deux sortes d’opérations, la création de nombreux comptoirs qui servent à l’écoulement des produits manufacturés de l’Allemagne, et la spéculation sur les terrains. Partout où il y a un commencement de civilisation, partout où l’existence d’un bon port ou d’une rade sûre permet de prévoir la prochaine fondation d’un établissement européen, un agent allemand acquiert à vil prix, des chefs indigènes, de vastes espaces de terrain qu’il compte revendre quelque jour. Lorsque l’Angleterre, il y a une dizaine d’années, cédant aux importunités des missionnaires, et désireuse de s’assurer une position maritime importante, annexa les îles Fidji, il se trouva qu’une partie notable du sol de ces îles était, à raison de contrats plus ou moins valides, la propriété d’Allemands. Les Anglais, en s’installant, tinrent fort peu de compte des prétentions de ces propriétaires ; mais M. de Bismarck ne l’entendit point ainsi. Il réclama de la façon la plus énergique des indemnités pour ses compatriotes et la nomination d’une commission arbitrale pour fixer le chiffre de ces indemnités. Après avoir commencé par contester la légitimité des réclamations qui lui étaient adressées, le gouvernement anglais fit promesse sur promesse, mais il traîna les choses en longueur, espérant que cette affaire tomberait dans l’oubli : cette tactique dilatoire n’a point réussi avec M. de Bismarck, qui n’a pas laissé passer une année sans rappeler au cabinet de Londres les engagemens que celui-ci avait pris et sans en demander l’exécution. Cette correspondance diplomatique a fait l’objet d’un Livre blanc présenté au parlement allemand, le 19 janvier dernier. Ce Livre blanc, composé de 75 pages in-8o imprimées en très petit texte, ne renferme pas moins de 33 dépêches, dont le ton devient de plus en plus aigre et menaçant ; il se termine par la capitulation en règle de lord Granville, qui, passant outre aux objections de son collègue le ministre des colonies, accède à la demande de M. de Bismarck et consent à la nomination d’une commission mixte, composée d’un délégué anglais et d’un délégué allemand.

Les îles Fidji ne sont pas le seul point de la Polynésie où les Allemands aient pris pied, à la grande mortification des Anglais et des Australiens. En 1876, l’empire d’Allemagne a conclu avec le roi des îles Tonga ou des Amis un traité par lequel les Allemands ont été investis de certains privilèges commerciaux et autorisés à établir un dépôt de charbon dans l’île Vavaou, la plus considérable de l’archipel. En 1879, un autre traité, conclu à Apia avec le roi des îles Samoa ou des Navigateurs, a mis le port de Saluefata à la disposition de l’Allemagne pour y créer un dépôt de charbon et des établissemens à l’usage de ses navires de guerre. L’Allemagne s’est empressée d’installer à Apia un consul-général et un conseiller de légation, desquels relèvent les nombreux consuls qui, sur la demande d’une compagnie de Hambourg, la Société commerciale allemande du Pacifique, ont été institués à Tonga, à la Nouvelle-Bretagne, à la Nouvelle-Irlande, à l’île du Duc-d’York, à l’Ile Ellice, aux îles Marshall, aux îles Gilbert, aux îles Salomon et dans l’archipel des Carolines. Veut-on savoir quel est déjà le résultat de cette activité silencieuse qui a échappé à l’attention de l’Europe ? Sur 151 navires qui sont entrés, en 1883, dans le port d’Apia, 92 portaient pavillon allemand, sur 53 navires qui ont abordé aux îles Tonga, 20 seulement étaient allemands ; mais ils représentaient les deux tiers du tonnage total. Le commerce allemand constitue aux îles Tonga les trois quarts et aux îles Samoa plus des deux tiers du commerce total, à l’importation et à l’exportation : le surplus est partagé entre les Américains et les Anglais. L’Allemagne eût certainement pris possession complète des îles Samoa si les Américains n’y avaient établi, en 1872, un dépôt de charbon et n’avaient conclu avec le roi un traité qui place son royaume sous la protection des États-Unis. Par une convention récente, l’Allemagne et l’Angleterre se sont engagées à respecter l’indépendance de cet archipel.

Tandis que l’Angleterre laissait sans en prendre souci la Société commerciale du Pacifique et la maison Godeffroy, de Hambourg, créer des comptoirs dans toutes les îles du Pacifique, le gouvernement allemand conclure des traités avec les souverains de plusieurs archipels et assurer une protection vigilante au commerce allemand par la multiplication d’agens consulaires, elle contestait à la France, à l’instigation des Australiens, le droit d’occuper les Nouvelles-Hébrides, dans le voisinage immédiat de la Nouvelle-Calédonie : mais c’est surtout la Nouvelle-Guinée, ou Terre des Papous, qui a excité la convoitise des Australiens. Les diverses assemblées coloniales ont émis, à plusieurs reprises, la prétention d’établir au profit de l’Australie une sorte de doctrine Monroe, en revendiquant sur toutes les îles du Pacifique un privilège d’appropriation et en contestant à toute autre puissance que l’Angleterre le droit de fonder des établissemens ou de faire des acquisitions dans le voisinage du continent australien. La convention, réunie à Sydney en 1883 pour étudier le projet de confédération, a adopté à l’unanimité la résolution suivante : « Toute acquisition nouvelle par une puissance étrangère quelconque, dans l’ouest du Pacifique, au sud de l’Equateur, serait hautement préjudiciable à la sécurité et à la prospérité des possessions britanniques en Australie et porterait atteinte aux intérêts de l’empire. »

Si l’on réfléchit que plus de la moitié du continent australien est encore inexplorée et que les trois cinquièmes des côtes n’ont encore reçu aucun établissement, on est amené à se demander pourquoi les Australiens, dotés d’un aussi vaste territoire, où une population décuple de la leur se trouverait encore à l’aise, sont animés de cet esprit d’exclusion et font preuve d’une passion d’agrandissement au moins prématurée. La Nouvelle-Guinée est, après Bornéo, la plus grande ile du globe : sa superficie est supérieure à celle de la France. L’inquiète jalousie des Australiens ne s’explique que par l’appréhension d’une concurrence commerciale victorieuse et par une préoccupation moins avouable. L’Angleterre, qui, dans l’intérêt de ses colonies des Antilles, a poursuivi avec acharnement l’abolition de la traite des noirs, a introduit dans l’Océan-Pacifique la traite des jaunes. Certaines des colonies australiennes se livrent à la culture des céréales ou à l’élève du bétail ; d’autres, et particulièrement Queensland, dotées d’un climat beaucoup plus chaud et d’un sol plus fécond, ont entrepris la culture de la canne à sucre et du tabac ; mais le développement de leur prospérité est entravé par le manque de bras, la population indigène ayant été exterminée ou refoulée dans les solitudes de l’intérieur. Les planteurs australiens ont voulu y suppléer en employant à ces travaux interdits aux blancs les habitans des îles du Pacifique, surtout des plus rapprochées. On a vu renaître aussitôt les exploits inhumains des négriers. Des entrepreneurs se sont chargés de procurer des travailleurs au plus juste prix : ils abordaient dans les îles, attiraient les indigènes par des présens et.de gré ou de force, les emmenaient en Australie, où ils étaient loués, c’est-à-dire vendus pour dix ou douze ans, jusqu’à ce que leur force musculaire fût épuisée. La plupart de ces malheureux périssaient misérablement ; bien peu revoyaient leur pays : encore y retrouvaient-ils rarement quelqu’un des leurs. Dans ces dernières années, des scrupules tardifs se sont éveillés au sein des populations australiennes au sujet de cet abominable trafic qui était un déshonneur pour le nom anglais ; sur les protestations de quelques esprits généreux et les observations de divers gouvernemens, les autorités anglaises ont entrepris de réglementer le recrutement des travailleurs dans les archipels de la mer du Sud. Elles ont exigé des contrats réguliers conclus en présence et sous le contrôle de commissaires officiels, dont ils ont imposé la présence à bord de tout bâtiment employé au transport des travailleurs indigènes, et la durée des contrats a été limitée à trois années. Les conditions habituelles de ces contrats sont le transport gratuit à l’aller et au retour, 100 francs de gages et la nourriture pour chacune des trois années du contrat et une prime de 75 francs au retour. L’entrepreneur de transports traite de gré à gré avec les planteurs pour la location des travailleurs qu’il a recrutés et amenés en Australie, soit de la Nouvelle-Guinée, soit des Nouvelles-Hébrides ou des autres archipels. Les louables efforts des autorités anglaises sont souvent déjoués avec la complicité des planteurs du Queensland ; les rapts, les violences, les actes de cruauté sont encore fréquens : un procès criminel qui s’est terminé, il y a quelques mois, par la condamnation à mort d’un de ces entrepreneurs de transport coupable d’avoir tué un indigène qui avait refusé de s’engager et qui résistait à une tentative d’enlèvement, a mis au jour les faits les plus révoltans. Tantôt on attire à bord des femmes et des enfans par la promesse de quelques petits présens ; on ne les laisse plus retourner à terre et le navire fait voile pour l’Australie quand il a complété le long des côtes sa cargaison humaine : tantôt ce sont des familles entières qu’on enivre avec des spiritueux et des breuvages soporifiques ; qu’on charge de chaînes pendant leur sommeil et qu’on transporte à bord en repoussant à coups de fusil ceux qui veulent s’opposer à ces enlèvemens ; des femmes sont arrachées à leurs maris, des pères sont tués en essayant de défendre leurs filles. Dans le procès dont il s’agit, il a fallu l’évidence des faits et toute l’énergie des autorités pour arriver à une condamnation. Des efforts étaient faits pour intimider les témoins et les jurés, et l’arrêt n’a pas été exécuté ; les planteurs, craignant qu’un acte de répression trop rigoureux ne décourageât leurs pourvoyeurs de chair humaine, ont arraché au gouverneur de la colonie une commutation de peine. A plus forte raison appréhendent-ils que la présence de Français aux îles Hébrides ou d’Allemands à la Nouvelle-Guinée n’ait pour conséquence une surveillance incommode et n’assure aux malheureux indigènes de cette région équatoriale des patrons moins rapaces et moins cruels.

Les craintes que les Australiens feignent d’éprouver pour leur sécurité à cause de la fondation d’établissemens européens dans des îles séparées de leur continent par plusieurs centaines de lieues sont de purs prétextes ; ce qu’ils redoutent, en réalité, c’est une concurrence qui leur rendrait plus difficile et plus onéreux le recrutement des travailleurs indigènes. Une preuve évidente en est que les colonies de Victoria et de l’Australie occidentale se montrent assez indifférentes à la question qui passionne les planteurs du Queensland. Ce sont ceux-ci qui ont projeté tout d’abord l’annexion de la Nouvelle-Guinée tout entière : c’est par eux que des demandes incessantes dans cette intention ont été adressées à la métropole. Le gouvernement anglais n’a point, à cet égard, une entière liberté d’action. Il est lié par le traité qui a été conclu entre l’Angleterre et la Hollande après la chute de Napoléon et la constitution du royaume des Pays-Bas. La Hollande a cédé à l’Angleterre tous les droits que les explorations de ses grands navigateurs lui avaient donnés sur l’Australie entière, la Tasmanie, la Nouvelle-Zélande et les îles adjacentes : en retour, l’Angleterre a restitué à la Hollande les établissemens des îles de la Sonde, dont elle s’était emparée pendant la guerre ; et elle a reconnu la souveraineté de la Hollande sur toutes les îles et portions d’îles situées à l’ouest du 141e degré de longitude, sans en excepter la Nouvelle-Guinée. Les droits de la Hollande sur la partie occidentale de cette grande île reposent donc sur une prise de possession régulière, sur les relations commerciales constantes entre les habitans de cette partie de l’île et les établissemens hollandais des îles de la Sonde, sur les droits incontestables du sultan de Tydore, qui reconnaît la suzeraineté de la Hollande, et enfin sur un engagement solennel contracté par l’Angleterre de ne former aucun établissement dans la Polynésie, à l’ouest du 141e degré pris comme commune limite des possessions coloniales des deux nations. L’Angleterre, en contractant cet engagement, a cru avec raison ne pas acheter trop cher la possession incontestée de l’immense continent australien. Depuis lors, le gouvernement anglais n’avait fait aucun essai de colonisation dans la partie demeurée libre de la Nouvelle-Guinée, préférant que le courant de l’émigration se dirigeât exclusivement sur l’Australie. Tous les explorateurs, et notamment l’Italien d’Albertis, qui y a séjourné plusieurs années, s’accordaient à présenter l’intérieur de l’ile comme une région insalubre, d’une fertilité médiocre et habitée par une population anthropophage. Les officiers de marine estimaient que la côte méridionale de l’Ile présentait seule quelque intérêt pour assurer à l’Angleterre la possession des deux côtés du détroit de Tories ; mais le gouvernement s’était borné à protéger les établissemens que des missionnaires avaient formés à Port-Moresby et sur quelques autres points de cette partie de l’ile ; il jugeait inutile d’aller plus loin et de fournir un prétexte au renouvellement des plaintes que l’annexion des iles Fidji avait soulevées de la part des nations maritimes.

Inutile précaution, car une autre nation avait jeté les yeux sur ce vaste territoire. Le 11 novembre 1880, le président de la Compagnie allemande de la Mer du Sud. M. Hansemann, adressait à M. de Bismarck, un mémoire dans lequel il appelait l’attention du chancelier sur le parti qu’on pouvait tirer de la station navale déjà établie par l’Allemagne à Mioko, dans l’Ile du Duc-d’York. « De Mioko, disait le mémoire, la Compagnie pourrait occuper la côte nord de la Nouvelle-Guinée, en créant des comptoirs commerciaux sur tous les points favorables depuis lu cap de l’Est jusqu’au 141e degré de longitude ; en même temps, d’autres ports seraient acquis des indigènes pour servir de dépôts de charbon à la marine allemande. » M. de Bismarck ne répondit à ce mémoire que le 15 février 1881, en exprimant le regret de n’y pouvoir donner suite : Il ne pouvait, disait-il, encourager des entreprises coloniales de cette nature qu’autant qu’il se sentirait soutenu par la nation ; or le rejet de la demande de subvention soumise au parlement pour les relations à établir avec les Iles Samoa lui avait prouvé qu’il n’en était pas ainsi. Il donnait toutefois à la Compagnie l’assurance que la protection des agens consulaires et de la marine de l’empire ne lui manquerait pas. Malgré ce refus du chancelier, la presse allemande continua de s’occuper de cette question : un article de la Gazette d’Augsbourg sur la nécessité de prendre possession de la Nouvelle-Guinée parvint en Australie en février 1883, fut traduit par le Morning Herald de Sydney et souleva une véritable tempête dans toute la presse australienne. Ce ne fut qu’un concert de protestations contre les projets ambitieux de l’Allemagne, suivi d’un pétitionnement pour demander à la métropole de procéder à une annexion immédiate. On ne s’en tint pas à des pétitions. Sur l’ordre formel de sir Thomas M’llwraith, premier ministre du Queensland, M. Chester, juge de police à Thursday-Island, aborda à la Nouvelle-Guinée le 4 avril 1883, y fit arborer le drapeau anglais et déclara toute la portion orientale de l’ile et les archipels qui en dépendent annexés aux possessions de la couronne britannique. Les autorités du Queensland n’avaient aucunement qualité pour agir au nom de la couronne et en dehors du gouvernement métropolitain. Lorsque la nouvelle de cet acte irrégulier parvint en Angleterre, le ministre des colonies, lord Derby, s’empressa de désavouer ce qui avait été fait à son insu. Il en exposa les motifs, le 2 juillet 1883, à la chambre des lords, en ajoutant à ses explications que « toute tentative de la part d’un autre gouvernement de former un établissement sur la côte de la Nouvelle-Guinée serait considérée par l’Angleterre comme un acte contraire à l’amitié (unfriendly). » Le 11 juillet suivant, en faisant connaître officiellement aux autorités australiennes la détermination du gouvernement, lord Derby écrivait : « L’appréhension qui règne en Australie qu’une puissance serait sur le point de s’établir sur les côtes de la Nouvelle-Guinée paraît avoir été tout à fait vague et dépourvue de fondement. » M. Gladstone fut appelé, le 18 août, à s’expliquer sur le même sujet devant la chambre des communes, et, en réponse à une question, il ajouta : « Nous n’avons aucun motif quelconque d’appréhender de la part d’aucun gouvernement l’intention d’élever de nouvelles prétentions à l’égard de cette île et d’y former des établissemens. » Un autre défenseur des Australiens, M. Mac-Farlane, insista et demanda « si la chambre devait conclure des paroles du premier ministre que des gouvernemens étrangers avaient donné au gouvernement de Sa Majesté des assurances qu’ils n’annexeraient point une île aussi voisine des colonies australiennes. » M. Gladstone reprit la parole et fit cette réponse, qui lui est aujourd’hui amèrement reprochée : « Je puis dire à l’honorable gentleman que l’affirmation qu’il n’y a aucun motif d’appréhender, de la part d’aucun gouvernement étranger, la moindre intention d’annexer la Nouvelle-Guinée ne repose en aucune façon sur des données purement négatives. »

Malgré ce qu’il y avait de rassurant dans ces affirmations, destinées à recevoir des événemens un complet démenti, le désappointement fut très vif en Australie. Les colonies redoublèrent d’instances auprès du gouvernement pour qu’il se décidât à accomplir lui-même cette annexion tant souhaitée. Lord Derby s’y montrait peu disposé ; il consentit seulement à détacher du commissariat-général des îles Fidji un sous-commissariat de l’ouest du Pacifique, comprenant la Nouvelle-Guinée, et à confier la surveillance des intérêts anglais dans ce sous-commissariat à M. Romilly, qui reçut ordre de se rendre immédiatement à son poste et d’y réunir les élémens d’un rapport sur le climat, les richesses naturelles et la valeur commerciale de la partie de la Nouvelle-Guinée située à l’est du 141e degré. Vaincu par les instances des Australiens et des défenseurs qu’ils avaient en Angleterre, lord Derby adressa, en mai 1884, aux gouverneurs des cinq colonies une dépêche dans laquelle il se déclarait prêt à étendre sur la Nouvelle-Guinée la protection de la couronne, si les colonies voulaient s’entendre entre elles pour participer jusqu’à concurrence de 15,000 livres aux dépenses de ce protectorat, qui serait exercé par M. Romilly. Cette dépêche contenait le passage suivant, qui produisit une impression profonde en Australie : « Je considère, disait le ministre, comme peu éloigné le temps où, pour des objets de cette nature, sinon pour d’autres questions de gouvernement, les colonies australiennes établiront entre elles un concert effectif et pourvoiront aux dépenses de toute ligne de conduite qu’après mûr examen elles s’accorderont à recommander au gouvernement de Sa Majesté et que celui-ci trouvera juste et utile d’adopter. »

Cette déclaration du ministre fut interprétée comme un engagement moral de donner satisfaction aux colonies ; une convention fut immédiatement convoquée à Sydney ; les délégués y votèrent, sauf ratification par les assemblées coloniales, une sorte de pacte fédératif, dont l’esquisse était jointe à la dépêche de lord Derby, et une garantie collective du subside annuel de 15,000 liv. exigé par le gouvernement. Les pétitions des colons et les dépêches de lord Derby furent communiquées au parlement ainsi qu’un mémoire d’un missionnaire, M. Lawes, et le rapport de M. Romilly, concordant tous deux à faire un tableau peu flatteur de la Nouvelle-Guinée et des îles adjacentes, dont les côtes n’étaient visitées que par les pêcheurs de perles et de pêche de mer de l’Australie occidentale, qui se rendaient coupables de toutes sortes d’excès contre les naturels. Dans la discussion qui s’engagea au sein du parlement, le 13 août 1884, au sujet de l’établissement de ce nouveau protectorat, le sous-secrétaire d’état aux colonies, M. Ashley, après avoir confessé et flétri d’abominables pratiques qui rappelaient toutes les horreurs de la traite, déclara que le protectorat aurait pour objet d’assurer la sécurité des naturels, aussi bien que celle des blancs, lorsqu’il s’en établirait, car il n’y en avait encore que sept dans toute la partie méridionale. Dans cette même discussion, sir William M’Arthur demanda si le protectorat en question « établirait la complète juridiction de l’Angleterre sur la Nouvelle-Guinée et les îles adjacentes, et la rendrait effective non-seulement à l’égard des actes illégaux des sujets anglais, mais aussi à l’égard des sujets des autres nations. » M. Gladstone répondit affirmativement, mais il ajouta que le protectorat ne s’étendrait que sur la côte méridionale de l’Ile, à l’est de la région revendiquée par la Hollande, et qu’il ne comprendrait pas les îles situées au nord et à l’est. Cette restriction est très importante à retenir, ainsi que la date à laquelle elle a été faite.

En conséquence des instructions qui lui avaient été envoyées d’Angleterre, le commandant des forces navales anglaises dans le Pacifique, le commodore Erskine, se rendit avec les quatre bâtimens sous ses ordres, à Port Moresby, où il avait été précédé de quelques jours par le sous-commissaire, M. Romilly. Le missionnaire Lawes fut chargé d’amener quelques chefs de l’intérieur ; les commandans du Raven et de l’Espiègle en raccolèrent un certain nombre le long de la côte, et le 6 novembre 1884, environ cinquante chefs se trouvèrent réunis à bord du bâtiment amiral, le Nelson. La plupart d’entre eux étaient absolument nus ; quelques-uns avaient seulement sur le front un bandeau en coquillage et un paquet de plumes, deux ou trois portaient des lambeaux de vieilles chemises. Le plus important et le plus élégant de tous, Boevagi, chef de la tribu des Motus, en relations plus fréquentes avec les missionnaires anglais, avait revêtu ses plus beaux effets, à savoir une chemise de couleur, serrée autour des reins par un mouchoir de poche, et un vieux chapeau de feutre rouge. Après avoir souhaité la bienvenue aux chefs, le commodore fit apporter un grand chaudron de riz bouilli, sucré avec de la cassonade, et on en distribua de pleines écuelles à tous les assistans, qui s’en repurent avec autant de rapidité que de satisfaction. Ce régal terminé, le commodore, ayant le missionnaire pour interprète, expliqua aux assistans qu’ils allaient avoir le bonheur de vivre désormais sous l’autorité de sa majesté britannique, qui se chargeait de les protéger, qu’ils conserveraient tous leurs biens, et toutes leurs libertés, sauf le droit de vendre des terres aux étrangers et de leur acheter des armes à feu, de la poudre et des spiritueux. A la fin de ce petit discours, le commodore fit avancer Boevagi, daigna lui serrer la main et lui remit comme insigne de sa prééminence sur les autres chefs une canne dans la pomme de laquelle on avait fixé un florin avec la tête de la reine en-dessus, façon économique de gratifier ce sauvage du portrait de la souveraine. Chacun des chefs reçut alors en présent une hachette, un couteau de boucher, une chemise de couleur et quelques rouleaux de tabac à chiquer. Ils se retirèrent enchantés, et sans plus de frais ni de cérémonie ; le nombre des sujets de la reine Victoria se trouva accru de plusieurs centaines de mille.

La nouvelle de cette annexion restreinte fut loin d’être accueillie avec satisfaction en Australie, surtout dans le Queensland, où l’on s’était bercé de l’espoir que la Nouvelle-Guinée serait annexée tout entière. On criait à la montagne accouchant d’une souris. On ne s’expliquait pas que le gouvernement anglais eût laissé en dehors du protectorat mie portion quelconque de la Nouvelle-Guinée, à l’exception des possessions hollandaises, s’il croyait devoir respecter celles-ci. La presse australienne avait été mise en émoi par les allures suspectes d’une canonnière allemande, qui, entrée à Port-Jackson pour se radouber, en était partie brusquement et s’était dirigée vers le nord, le 9 octobre, au moment où arrivait à Sydney un télégramme faisant connaître les instructions envoyées au commodore Erskine. On supposait que le gouvernement anglais se refusait à donner pleine satisfaction aux Australiens par condescendance pour l’Allemagne, dont les mauvais procédés sur la côte occidentale d’Afrique étaient déjà connus. Un journal radical de Brisbane écrivait ironiquement que, si le gouvernement anglais n’avait pas montré plus de diligence dans l’affaire de la Nouvelle-Guinée, c’était parce que M. Gladstone « avait attendu la permission de M. de Bismarck, et qu’à l’avenir quand on pétitionnerait pour obtenir l’annexion d’îles encore disponibles, le plus court serait peut-être de s’adresser directement à l’Allemagne. » Les chambres du Queensland étaient en session à ce moment, et cette question y souleva une discussion des plus orageuses. Dans l’assemblée, sir Thomas M’Ilwraith, devenu le chef de l’opposition, soutint que ce n’était pas pour un aussi mince résultat que la colonie avait consenti à grever son budget d’une charge annuelle considérable, qu’on avait abusé de la bonne foi et de la crédulité des colons, et il ajouta : « Nous prenons, comme il est juste, souci de nos intérêts : plus nous en prendrons souci, plus l’Angleterre s’en apercevra, et mieux cela vaudra pour nous. L’Angleterre veille très minutieusement sur ses intérêts ; il est grand temps que nous veillions sur les nôtres. Si la façon dont l’Angleterre en agit avec les colonies amène aujourd’hui les gens à se demander s’il ne vaudrait pas mieux pour nous former une nation confédérée dans le Pacifique que demeurer une simple dépendance de l’empire britannique, tant pis, ce sera sa faute. » Un autre orateur, M. Ferguson, faisait remarquer que la conduite du gouvernement anglais n’était propre qu’à détruire les sentimens d’affection des colons pour la métropole. Il semblait que le gouvernement anglais désirât se débarrasser d’eux ; il ferait aussi bien de le dire franchement. Si les relations extérieures de l’Angleterre devaient avoir pour conséquence d’arrêter le développement de l’Australie, il fallait en arriver à une confédération de tout l’empire ou à son démembrement. Un ancien ministre, M. Maccrossan, soutint que la doctrine Monroe devait être appliquée, dans l’intérêt de l’Australie, à toutes les îles et à tous les territoires du Pacifique. « Il y a un siècle, ajoutait-il, les États-Unis n’avaient ni une population plus nombreuse ni une force plus grande que les Australiens aujourd’hui, et actuellement, ils peuvent défier lemondeentier.de les léser. Le jour viendra, je l’espère, où les Australiens seront, sinon aussi forts que les États-Unis, au moins assez forts pour se défendre contre n’importe quel pays, sans excepter l’Angleterre elle-même. On a beaucoup parlé de notre fidélité : elle s’est mal adressée jusqu’ici. C’est à notre chair et à notre sang que nous devons être fidèles, et non à lord Derby et à M. Gladstone. » M. Morehead fut, s’il se peut, plus agressif encore. « Ce qui se passe, dit-il, est le résultat des misérables engagemens que le gouvernement anglais a contractés, non dans l’intérêt de l’Australie, mais dans le seul intérêt de l’Angleterre. Si nous avions été une nation indépendante, — ce que nous serons avant peu d’années, s’il plait à Dieu, — aucune puissance étrangère, si faible que soit encore notre population, n’aurait osé mettre le pied sur des îles aussi voisines de nos côtes. » En face d’une opposition nombreuse et ardente, les défenseurs de la métropole se bornaient à alléguer qu’on ne connaissait pas encore le dernier mot des intentions du gouvernement anglais, qu’il fallait attendre et que le langage violent dont on usait était au moins prématuré. Si telle était déjà la disposition des esprits en Australie, on juge aisément de ce qu’elle devint, lorsqu’on apprit quelques semaines plus tard que l’Allemagne avait pris possession de la côte septentrionale de la Nouvelle-Guinée et des îles adjacentes ; mais pour apprécier dans quelle position fausse et humiliante le gouvernement anglais se trouva vis-à-vis des Australiens, il est nécessaire de revenir en arrière et d’ouvrir le livre blanc communiqué par M. de Bismarck au parlement allemand, le 5 février 1885, et intitulé : les Intérêts allemands dam les mers du Sud, n° 2.

Le 20 mai 1883, le consul d’Allemagne aux îles Marshall signalait à son gouvernement les procédés violens du capitaine et de l’équipage du schooner le Stanley, de Maryborough, dans le Queensland, qui était venu aux îles Laughlan pour recruter des travailleurs : on avait dévasté la propriété d’une maison allemande, MM. Hernsheim et C’e, qui avait voulu mettre obstacle à ce recrutement. Le 4 septembre suivant, le baron von Plessen, qui gérait l’ambassade de Londres, adressa à ce sujet à lord Granville une note très étendue sur les abominations du recrutement des travailleurs dans la Polynésie, qui, tel qu’il était pratiqué par des bâtimens naviguant sous pavillon anglais, différait à peine de l’ancienne traite des noirs avec ses rapts et ses violences. La note appelait l’attention du cabinet de Londres sur divers faits scandaleux commis par des bâtimens anglais employés à ce trafic ; elle demandait si le gouvernement de la reine avait connaissance des excès de ce genre qui se renouvelaient aux îles de la Nouvelle-Bretagne et de la Nouvelle-Irlande, s’il avait pris des mesures pour en vérifier l’exactitude et en prévenir le retour. Enfin, elle informait lord Granville que le gouvernement impérial était décidé, de son côté, à maintenir un bâtiment de guerre en station permanente, dans les eaux de ces îles, pendant toute la saison du recrutement des travailleurs, c’est-à-dire de mai à septembre, « à l’effet de protéger les intérêts du commerce allemand et de repousser par la force tout acte de violence contre la vie et la propriété des Allemands. » Il s’ensuivit une correspondance aigre-douce entre les deux gouvernemens, jusqu’à ce que la maison Hernsheim eut reçu une indemnité. Le 27 juin 1884, aussitôt après l’exposé que le chancelier avait fait de sa politique coloniale, une nouvelle pétition lui fut adressée par MM. Hansemann et Bleichröder, au nom de la Cie de la Mer du Sud, à l’effet d’obtenir son assistance pour les projets de la Compagnie qui avaient surtout en vue la Nouvelle-Bretagne et la côte nord-est de la Nouvelle-Guinée, jusqu’au 141e degré, à l’exclusion expresse de la côte méridionale située sur le détroit de Torres. En conséquence de cette pétition, le comte Hatzfeldt invita, le 2 août 1884, le comte Munster à essayer d’arriver à un accord avec lord Granville au sujet des sphères respectives des intérêts allemands et anglais dans la mer du Sud. Le comte Hatzfeldt observait que le gouvernement anglais jouait dans cette question le même jeu que dans toutes les autres, qu’il traînait tout en longueur afin de pouvoir, avec le concours de ses colonies, accumuler les faits accomplis. Il ne pouvait être indifférent à l’Allemagne que le champ possible et déjà entrevu de son expansion commerciale et coloniale pût être soudainement déclaré faire partie du « domaine naturel » de l’Australie. C’était une allusion directe à la déclaration faite par la convention de Sydney, l’année précédente. Lord Granville s’émut des reproches du comte Hatzfeldt, et dès le 9 août 1884, il répondit en affirmant le sincère bon vouloir de l’Angleterre à l’égard de l’Allemagne et de toutes ses aspirations coloniales ; il reconnaissait que l’influence allemande était prédominante dans quelques-unes des îles de la mer du Sud, et il déclarait que « l’extension de la souveraineté britannique dans la Nouvelle-Guinée s’appliquerait uniquement à cette partie de l’île, la côte sud, qui a un intérêt spécial pour les colonies australiennes, mais sans préjuger aucune question territoriale au-delà de ces limites. » On a vu plus haut que, quelques jours plus tard, M. Gladstone fut beaucoup moins réservé dans la chambre des communes. Les ministres anglais ne se doutaient pas que leurs paroles, comme leurs actes, étaient guettées par M. de Bismarck. Dès le 19 août, un télégramme était adressé au consul allemand à Sydney, le chargeant d’avertir le commissaire impérial à la Nouvelle-Bretagne, que le gouvernement avait l’intention d’arborer le drapeau allemand sur l’archipel de la Nouvelle-Bretagne, et sur la côte nord de la Nouvelle-Guinée, en dehors de la sphère des intérêts anglais et hollandais, partout où des comptoirs allemands existaient ou étaient en voie d’établissement. En même temps, MM. Hansemann et Bleichröder étaient avisés qu’il serait déféré à leur demande partout où ils pourraient démontrer que leurs prétentions ne seraient pas en contradiction avec les droits acquis d’autres nations.

L’astucieux chancelier était résolu à ne point agir tant que l’Angleterre ne lui en aurait pas inconsciemment donné le signal par la proclamation de son protectorat. En attendant, il détourna l’attention des ministres anglais par une correspondance relative à l’établissement d’une commission mixte chargée de débattre et de régler les intérêts des deux pays dans la mer du Sud. Ne se doutant point des intentions du chancelier et désireux de se le concilier, le cabinet anglais le fit informer, le 19 septembre, par son chargé d’affaires à Berlin, M. Scott, des ordres donnés pour la proclamation du protectorat britannique sur la Nouvelle-Guinée, et de l’étendue de ce protectorat qui comprendrait toutes les côtes de l’île, non revendiquées par la Hollande, à l’exception de la portion de la côte nord située entre le 141e et le 145e degré de longitude, et embrasserait aussi toutes les petites îles adjacentes. L’extension jusqu’au 145e degré avait pour objet d’englober les naturels de race malaise qui avaient exprimé le désir d’être placés sous la protection anglaise. Sur les représentations du baron von Plessen, qui avait fait connaître la surprise causée à son gouvernement par la communication de M. Scott, celui-ci fut chargé par lord Granville, le 9 octobre, d’informer le cabinet de Berlin que l’Angleterre avait résolu de restreindre le protectorat à la côte sud et aux îles adjacentes au lieu de lui donner l’étendue d’abord projetée, mais toujours sans préjuger les questions territoriales au-delà de ces limites. M. Scott exprimait en même temps la satisfaction de son gouvernement de se trouver en complet et amical accord avec le gouvernement allemand sur cette question de la Nouvelle-Guinée. Le 18 novembre, le consul allemand à Sydney avisait le chancelier de la proclamation du protectorat anglais par le commodore Erskine, et dès le 18 décembre le drapeau allemand était arboré sur la côte nord de la Nouvelle-Guinée, sur les îles de la Nouvelle-Bretagne, de la Nouvelle-Irlande et les îles adjacentes. Le comte Munster était chargé d’annoncer le fait à lord Granville et de lui dire, ce qui était une amère ironie, que cette double annexion de la part de l’Angleterre et de l’Allemagne, ne préjugeait point les délibérations de la commission mixte de la mer du Sud.

L’annexion si inopinément accomplie par l’Allemagne produisit en Angleterre la plus vive et la plus pénible émotion, et prévoyant la tempête qu’elle soulèverait en Australie, le cabinet anglais voulut arriver, à tout prix, à un arrangement avec le chancelier. Tel fut l’objet de la mission confidentielle de M. Meade. Nous avons maintenant deux versions de l’entretien dans lequel M. Meade proposa au chancelier un règlement général de toutes les questions coloniales, l’une dans une dépêche de M. de Bismarck au comte Munster, en date du 25 décembre, et l’autre, dans le rapport de M. Meade que lord Granville a publié, au grand mécontentement, réel ou feint, de M. de Bismarck. Elles ne diffèrent point sensiblement, et toutes deux s’accordent sur ce point que le chancelier aurait exprimé la conviction que les tendances du ministère des colonies, à Londres, étaient en contradiction avec les assurances plusieurs fois réitérées par lord Granville du bon vouloir de l’Angleterre à l’égard des aspirations coloniales de l’Allemagne. A son tour, le chef du foreign office informa le comte Munster que le cabinet avait délibéré sur cet incident qui causait une tension extrême dans les rapports entre la métropole et les colonies, et que lord Derby avait été autorisé à répondre aux questions des gouverneurs australiens que l’occupation allemande s’était effectuée sans avis préalable au gouvernement anglais, et que la question tout entière faisait l’objet de négociations entre les deux cabinets. Sur quoi, dès le 5 janvier 1885, M. de Bismarck envoya, au comte Munster une longue et violente dépêche remplie de sarcasmes à l’adresse de lord Granville ; il y maintenait l’interprétation donnée par lui à la communication de M. Scott en date du 9 octobre, à savoir que la promesse expresse faite par le gouvernement anglais de restreindre le protectorat britannique à la côte sud impliquait l’assurance que l’annexion de la côte nord par l’Allemagne ne préjudicierait à aucun intérêt anglais. Quant à la déclaration que lord Derby avait été autorisé à faire aux autorités australiennes, elle était en contradiction avec les communications que le comte Munster avait été invité à faire par une dépêche du 2 août 1884, et qui faisaient très distinctement pressentir l’intention de l’Allemagne de placer la côte nord de la Nouvelle-Guinée sous sa protection. M. de Bismarck ne se contenta pas d’écrire : il voulut mettre publiquement le marché à la main au cabinet anglais. Prenant, une troisième fois, la parole au sein du Reichstag, qu’il avait entretenu pendant deux jours consécutifs de ses visées coloniales, il fit connaître à cette assemblée, le la janvier, que des troubles avaient éclaté dans deux des nouvelles possessions allemandes : aux Cannerons, sur la côte d’Afrique, les désordres avaient été réprimés par les équipages des stationnaires, mais à la Nouvelle-Guinée des agens allemands avaient été expulsés, et on avait lieu de croire que les colons de la Nouvelle-Zélande se disposaient à annexer les îles Samoa. Le chancelier voyait dans tous ces incidens la main d’agens de l’Angleterre : il avait donc chargé le comte Munster d’exprimer à lord Granville l’espérance que le gouvernement britannique mettrait désormais ses actes plus en rapport avec ses assurances pacifiques. Puis, il ajouta ces paroles mémorables qui formaient la conclusion de ce discours : « Si le gouvernement anglais adoptait l’opinion de quelques sujets de la reine à l’égard de notre politique coloniale, nous ne pourrions donner notre appui à la politique anglaise dans beaucoup d’autres questions qui l’intéressent vivement, sans encourir la désapprobation du peuple allemand. Nous pourrions nous trouver amenés sans le vouloir à soutenir les adversaires de l’Angleterre et à entrer en arrangement d’après la règle Do ut des » On sait le retentissement que ces paroles ont eu en Europe et le commentaire que les faits en ont donné.

Le 17 janvier, l’ambassadeur anglais, sir Édouard Malet, accouru à son poste, remit au comte Hatzfeldt une longue note récapitulative des correspondances antérieures, qui se terminait par une protestation contre la prise de possession par l’Allemagne de la côte nord de la Nouvelle-Guinée et de l’archipel de la Nouvelle-Bretagne et annonçait que le gouvernement anglais venait d’envoyer au commodore Erskine des instructions à l’effet d’établir le protectorat de la reine sur la portion de la côte nord comprise entre le cap de l’Est et le golfe de Huon, qui semblait être la limite du territoire annexé par l’Allemagne, ainsi que sur les Louisiades et les îles Woodlark, les îles d’Entrecasteaux ayant déjà été annexées en même temps que la côte sud. Quarante-huit heures s’étaient à peine écoulées depuis la remise de cette note que M. de Bismarck télégraphiait au comte Munster que « s’il était donné suite à la mesure annoncée, les intérêts allemands et anglais entreraient certainement en collision. » Le cabinet anglais maintint les instructions envoyées au commodore Erskine, le cabinet de Berlin à son tour, protesta formellement contre cette extension du protectorat anglais ; et des notes extrêmement vives furent échangées entre les deux gouvernemens. Leurs prétentions sont inconciliables : lequel des deux cédera ? La réponse de lord Granville à la dernière note allemande n’a pas encore été publiée. M. de Bismarck se contentera-t-il de la portion de la côte nord qui lui a été abandonnée ? A-t-il exigé et a-t-il obtenu qu’on la lui cédât tout entière ? La réponse à cette question se trouvera dans le prochain Livre bleu ou dans le prochain Livre blanc.

On vient de voir que le gouvernement anglais, préoccupé de l’orage qu’il appréhendait en Australie, s’était décidé à affronter le courroux de M. de Bismarck. Le gouverneur de Victoria venait de lui transmettre la protestation qu’il avait reçue de M. Service, premier ministre de la colonie, aussitôt que les annexions opérées par l’Allemagne avaient été connues. M. Service rappelait les diverses pétitions des assemblées coloniales et les déclarations rassurantes par lesquelles le cabinet anglais y avait répondu pour se dispenser d’en tenir compte, et il donnait un libre cours à l’expression des « sentimens de consternation, de surprise et d’indignation » dont les colons étaient pénétrés. « Voici, ajoutait-il, quelle est notre situation : l’Australie n’a pas la liberté d’agir par elle-même, et le gouvernement ne veut pas agir pour elle : en attendant, elle doit se croiser les bras et voir des territoires dont elle juge la possession nécessaire à sa sécurité et à sa prospérité passer en des mains étrangères. Profondément attaché à l’union des colonies et de l’empire, M. Service ne peut exprimer assez fortement le désappointement que lui cause le peu d’égards témoigné par le gouvernement de Sa Majesté pour les aspirations des colons. » Les agens-généraux avaient reçu, par le câble sous-marin, l’ordre de protester contre une reconnaissance quelconque des prétentions allemandes sur la Nouvelle-Guinée, et contre la conduite de lord Derby qui s’était laissé tromper ou qui avait trompé les colonies. C’est contre ce ministre que s’exhalait surtout la colère des Australiens, et ils réclamaient son renvoi immédiat comme la moindre des satisfactions que la métropole devait à leurs justes griefs. L’exaspération des esprits était aussi violente qu’elle l’avait été, il y a une trentaine d’années, lorsque le gouvernement songea à rétablir la transportation. Les journaux ne cessaient de prêcher la nécessité de briser une union qui ne se faisait sentir que par un perpétuel sacrifice des intérêts australiens. Par bonheur, aucun des parlemens coloniaux n’était plus en session : les discours des orateurs auraient sans doute été au même diapason que les articles des journaux ; et quelques-unes des assemblées auraient pu se laisser aller à voter des résolutions regrettables. Les gouverneurs s’abstinrent prudemment de convoquer aucune session extraordinaire, afin de laisser aux esprits le temps de se calmer. Néanmoins, toutes les correspondances reçues en Angleterre s’accordent à représenter l’attachement des Australiens à la métropole comme fortement ébranlé. Il serait périlleux de le soumettre à une nouvelle épreuve.


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.