L’Avenir de la philosophie (1932)

L’Avenir de la philosophie
“The Future of Philosophy”, in: College of the Pacific Publications in Philosophy, 1, 1932, S. 45-62.
Traduction placée dans le domaine public par les traducteurs
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L’étude de l’histoire de la philosophie est peut-être la plus fascinante des recherches pour quiconque est avide de comprendre la civilisation et la culture de l’espèce humaine, car tous les différents éléments de la nature humaine qui servent à édifier la culture d’une époque déterminée ou d’une nation se reflètent d’une manière ou d’une autre dans la philosophie de cette époque ou de cette nation.

L’histoire de la philosophie peut être étudiée de deux points de vue distincts. Le premier point de vue est celui de l’historien ; le second est celui du philosophe. Ils aborderont chacun l’étude de l’histoire de la philosophie avec des sentiments différents. L’historien sera saisi du plus grand enthousiasme au contact des grandes œuvres des penseurs de tous les temps, au spectacle de l’immense énergie mentale et de l’imagination, du zèle et du désintéressement qu’ils ont consacrés à leurs créations, et l’historien tirera le plus grand plaisir de toutes ces réalisations. Le philosophe, bien entendu, lorsqu’il étudie l’histoire de la philosophie, sera également ravi, et il ne pourra s’empêcher d’être inspiré par la merveilleuse manifestation du génie à travers tous les âges. Mais il ne pourra se réjouir du spectacle que lui offre la philosophie avec exactement les mêmes sentiments que l’historien. Il ne pourra pas jouir des pensées des temps anciens et modernes sans être troublé par des sentiments d’une tout autre nature.

Le philosophe ne peut se contenter de demander, comme l’historien le ferait pour tous les systèmes de pensée — s’ils sont beaux, s’ils sont brillants, s’ils ont une importance historique, etc. La seule question qui l’intéressera est la suivante : « Quelle vérité y a-t-il dans ces systèmes ? » Et aussitôt qu’il la pose, il sera découragé en examinant l’histoire de la philosophie car, comme vous le savez tous, il y a tant de contradictions entre les différents systèmes — tant de querelles et de conflits entre les différentes opinions qui ont été avancées à différentes époques par différents philosophes appartenant à différentes nations — qu’il semble à première vue tout à fait impossible de croire qu’il y ait quoi que ce soit qui ressemble à un progrès constant dans l’histoire de la philosophie, comme il semble en exister dans d’autres recherches de l’esprit humain, la science ou la technique par exemple.

La question que nous allons poser ce soir est la suivante : « Ce chaos qui a existé jusqu’à présent continuera-t-il d’exister à l’avenir ? » Les philosophes continueront-ils à se contredire les uns les autres, à ridiculiser chacun les opinions des autres, ou y aura-t-il enfin une sorte d’accord universel, une unité mondiale des croyances philosophiques ?

Tous les grands philosophes ont cru qu’avec leurs propres systèmes une nouvelle ère de la pensée avait commencé, qu’ils avaient, enfin, découvert la vérité définitive. S’ils n’y avaient pas cru, ils n’auraient guère pu accomplir quoi que ce soit. C’est le cas de Descartes, par exemple, lorsqu’il introduisit la méthode qui a fait de lui « le père de la philosophie moderne », comme on l’appelle habituellement ; de Spinoza lorsqu’il tenta d’introduire la méthode mathématique en philosophie ; ou même de Kant lorsqu’il déclara dans la préface de son plus grand ouvrage que la philosophie pourrait dorénavant commencer à travailler avec une assurance que seule la science possédait jusqu’à présent. Tous ont cru qu’ils avaient pu mettre fin au chaos et commencer quelque chose d’entièrement nouveau qui aboutirait enfin à une augmentation de la valeur des opinions philosophiques. Mais l’historien ne peut généralement pas partager une telle croyance ; elle peut même lui sembler ridicule.

Nous voulons poser la question : « Quel sera l’avenir de la philosophie ? » exclusivement du point de vue du philosophe. Toutefois, pour répondre à cette question, il nous faudra recourir à la méthode de l’historien, car nous ne pourrons dire ce que sera l’avenir de la philosophie que dans la mesure où nos conclusions seront tirées de notre connaissance de son passé et de son présent.

Le premier effet d’un examen historique des opinions philosophiques est que nous éprouvons la certitude de ne pouvoir accorder aucune confiance à aucun système. S’il en est ainsi — si nous ne pouvons pas être cartésiens, spinozistes, kantiens, etc. — il semble que la seule possibilité soit que nous devenions sceptiques et enclins à croire qu’il ne peut y avoir de système philosophique vrai, car s’il y avait un tel système, il semble qu’il aurait dû au moins être pressenti et qu’il se serait manifesté de lui-même d’une manière ou d’une autre. Cependant, lorsque nous examinons l’histoire de la philosophie avec honnêteté, il semble que les choses se présentent comme s’il n’y avait aucune trace d’une découverte qui pourrait conduire à une opinion philosophique unanime.

Cette déduction sceptique a d’ailleurs été faite par bon nombre d’historiens, et même certains philosophes sont arrivés à la conclusion qu’il n’existe pas de progrès philosophique, et que la philosophie elle-même n’est rien d’autre que l’histoire de la philosophie. Ce point de vue a été défendu par plus d’un philosophe au début du siècle et a été appelé « historicisme ». Que la philosophie ne consiste qu’en sa propre histoire est un point de vue étrange, mais il a été prôné et défendu avec des arguments apparemment frappants. Cependant, nous ne serons pas obligés d’adopter un point de vue aussi sceptique.

Nous avons jusqu’à présent envisagé deux solutions possibles auxquelles on peut croire. Premièrement, que la vérité ultime est réellement présentée dans un système philosophique et deuxièmement, qu’il n’y a pas de philosophie du tout, mais seulement une histoire de la pensée. Je ne propose pas ce soir de choisir l’une ou l’autre de ces deux solutions, mais j’aimerais proposer un troisième point de vue qui n’est ni sceptique ni fondé sur la croyance qu’il peut y avoir un système philosophique quelconque en tant que système de vérités ultimes. J’ai l’intention d’adopter une vision entièrement différente de la philosophie et je pense, bien sûr, que cette vision de la philosophie sera un jour ou l’autre adoptée par tout le monde. En fait, il me semblerait étrange que la philosophie, la plus noble des recherches intellectuelles, la formidable réalisation humaine qui a si souvent été appelée la « reine des sciences », ne soit rien d’autre qu’une grande tromperie. Il semble donc probable qu’une troisième vision puisse être trouvée par une analyse minutieuse et je crois que la vision que je vais avancer ici rendra pleinement justice à tous les arguments sceptiques contre la possibilité d’un système philosophique et ne privera pourtant pas la philosophie de sa noblesse et de sa grandeur.

Bien entendu, le simple fait que jusqu’à présent les grands systèmes philosophiques n’aient pas réussi et n’aient pas été capables d’obtenir une reconnaissance générale n’est pas une raison suffisante pour ne pas découvrir dans l’avenir un système philosophique qui serait universellement considéré comme la solution ultime des grands problèmes. On pourrait en effet s’attendre à ce que cela se produise si la philosophie était une « science ». Car, en science, nous voyons continuellement que des solutions satisfaisantes et inattendues à de grands problèmes sont découvertes, et lorsqu’il n’est pas possible de voir clairement un point particulier d’une question scientifique, nous ne désespérons pas. Nous croyons que les futurs scientifiques auront plus de chance et découvriront ce que nous n’avons pas réussi à découvrir. À cet égard, cependant, la grande différence entre la science et la philosophie se révèle. La science montre un développement progressif. Il n’y a pas le moindre doute que la science a progressé et continue à progresser, bien que certaines personnes parlent avec scepticisme au sujet de la science. On ne peut pas sérieusement douter un seul instant que nous en savons beaucoup plus sur la nature, par exemple, que ce qu’en savaient les personnes vivant aux siècles antérieurs. Il y a incontestablement une certaine forme de progrès en science, mais si nous sommes parfaitement honnêtes, un même genre de progrès ne se peut découvrir en philosophie.

Les mêmes grands problèmes qui sont discutés aujourd’hui ont été discutées au temps de Platon. Quand, pendant un moment, il semblait qu’une certaine question avait été définitivement réglée, cette même question ne tardait pas à resurgir et devait être discutée et réexaminée. Il est caractéristique du travail philosophique que le philosophe a toujours dû recommencer depuis le commencement. Il ne prend jamais rien pour acquis. Il pense que toute solution à un problème philosophique n’est pas certaine ou pas assez sûre, et il sent qu’il doit tout recommencer à partir de zéro quand il s’agit de régler un problème. C’est là donc cette différence entre la science et la philosophie qui nous rend très sceptiques quant aux progrès futurs de la philosophie. Malgré tout, nous pourrions croire que les temps peuvent changer et que nous pourrions peut-être trouver le vrai système philosophique. Mais cet espoir est vain, car on peut trouver des raisons expliquant pourquoi la philosophie a échoué, et doit échouer, à produire des résultats scientifiques durables comme ceux que la science a réalisés. Si ces raisons sont bonnes, alors nous serons justifiés à nous défier de n’importe quel système philosophique et à croire qu’un tel système ne se présentera pas dans le futur.

Permettez-moi de dire d’emblée que ces raisons ne se trouvent pas dans la difficulté des problèmes auxquels à affaire la philosophie ; elles ne sont pas non plus dans la faiblesse et l’incapacité de l’entendement humain. Si elles se trouvaient là, on pourrait facilement concevoir que l’entendement et la raison humains pourraient évoluer, et que, si nous ne sommes pas actuellement assez intelligents, nos successeurs pourraient être assez intelligents pour développer un système. Non, la véritable raison est à trouver dans un malentendu et une mésinterprétation curieuses de la nature de la philosophie ; elle se situe dans l’incapacité de distinguer entre l’attitude scientifique et l’attitude philosophique. Elle se situe dans l’idée que la nature de la philosophie et celle de la science sont plus ou moins les mêmes, qu’elles sont toutes deux composées de systèmes de propositions vraies à propos du monde. En réalité, la philosophie n’est jamais un système de propositions, et elle donc très différente de la science. La compréhension correcte de la relation entre, d’une part, la philosophie et, d’autre part, les sciences, est, je pense, le meilleur moyen de mieux comprendre la nature de la philosophie. Nous commencerons donc par une enquête sur cette relation et son développement historique, ce qui nous fournira les éléments nécessaires afin de prédire l’avenir de la philosophie. L’avenir, bien sûr, est toujours une question de conjecture historique, parce qu’il ne peut être calculé qu’à partir des expériences passées et présentes. Aussi, nous demandons maintenant : quelle conception de la nature de la philosophie la fit-elle comparer à celle des sciences ? et comment cela a-t-il évolué au cours de l’histoire ?

À ses débuts, comme vous le savez peut-être, la philosophie était considérée comme un simple nom pour la « recherche de la vérité » — elle était identique à la science. Les hommes qui recherchaient la vérité pour elle-même étaient appelés philosophes, et il n’y avait pas de distinction entre les hommes de science et les philosophes.

Socrate a quelque peu modifié cette situation. Socrate, pourrait-on dire, méprisait la science. Il ne croyait pas à toutes les spéculations sur l’astronomie et la structure de l’univers auxquelles se livraient les premiers philosophes. Il pensait que l’on ne pouvait jamais acquérir de connaissances certaines sur ces questions et il limitait ses recherches à la nature du caractère humain. Il n’était pas un homme de science, il n’y croyait pas, et pourtant nous reconnaissons tous qu’il est l’un des plus grands philosophes qui aient jamais vécu. Ce n’est pas Socrate, cependant, qui a créé l’antagonisme que nous trouvons plus tard entre la science et la philosophie. En fait, ses successeurs ont très bien combiné l’étude de la nature humaine avec la science des astres et de l’univers.

La philosophie est restée unie aux différentes sciences jusqu’à ce que ces dernières se détachent progressivement de la philosophie. C’est peut-être ainsi que les mathématiques, l’astronomie, la mécanique et la médecine sont devenues indépendantes l’une après l’autre et qu’une différence entre la philosophie et la science a été créée. Néanmoins, une sorte d’unité ou d’identité entre les deux a persisté, pourrait-on dire, presque jusqu’à l’époque moderne, c’est-à-dire jusqu’au dix-neuvième siècle. Je crois que l’on peut affirmer que certaines sciences — je pense en particulier à la physique — n’ont pas été complètement séparées de la philosophie jusqu’au XIXe siècle. Aujourd’hui encore, certaines chaires universitaires de physique théorique sont officiellement qualifiées de chaires de « philosophie naturelle ».

C’est également au dix-neuvième siècle que le véritable antagonisme a commencé, avec le développement d’un certain sentiment d’hostilité de la part du philosophe envers le scientifique et du scientifique envers le philosophe. Ce sentiment est né lorsque la philosophie a prétendu posséder une méthode plus noble et meilleure que la méthode scientifique d’observation et d’expérimentation pour découvrir la vérité. En Allemagne, au début du vingtième siècle, Schelling, Fichte et Hegel pensaient qu’il existait une sorte de voie royale menant à la vérité, réservée au philosophe, alors que le scientifique suivait la voie de la méthode expérimentale vulgaire et très fastidieuse, qui exigeait une technique purement mécanique. Ils pensaient pouvoir atteindre la même vérité que celle que le scientifique essayait de trouver, mais en la découvrant d’une manière beaucoup plus facile, en empruntant un raccourci réservé aux esprits les plus élevés, au seul génie philosophique. Mais je n’en parlerai pas, car cela peut être considéré, je pense, comme dépassé.

Il y a cependant une autre conception qui a essayé de distinguer entre la science et la philosophie en disant que la philosophie s’occupait des vérités les plus générales que l’on pouvait connaître sur le monde et que la science s’occupait des vérités plus particulières. C’est cette dernière conception de la nature de la philosophie que je dois discuter brièvement ce soir, car elle nous aidera à comprendre ce qui va suivre.

Cette opinion selon laquelle la philosophie est la science qui traite des vérités les plus générales qui n’appartiennent pas au domaine d’une science particulière est le point de vue le plus courant que l’on trouve dans presque tous les manuels ; il a été adopté par la majorité des auteurs philosophiques de notre époque. On estime généralement que de même que, par exemple, la chimie s’intéresse aux propositions vraies sur les différents composés chimiques et la physique à la vérité sur le comportement physique, de même la philosophie traite des questions les plus générales concernant la nature de la matière. De la même manière, comme l’histoire étudie les diverses chaînes d’événements uniques qui déterminent le destin de l’espèce humaine, la philosophie (en tant que « philosophie de l’histoire ») est censée découvrir les principes généraux qui régissent tous ces événements.

De cette façon, la philosophie, conçue comme la science qui traite des vérités les plus générales, est censée nous donner ce que l’on pourrait appeler une image universelle du monde, une vision générale du monde dans laquelle toutes les différentes vérités des sciences spéciales trouvent leur place et sont unifiées en une grande image — un but que les sciences spéciales elles-mêmes sont considérées comme incapables d’atteindre car elles ne sont pas assez générales et ne s’intéressent qu’à des caractéristiques particulières et à des parties du grand tout.

Cette soi-disant « vision synoptique » de la philosophie, qui soutient que la philosophie est aussi une science, mais d’un caractère plus général que les sciences spéciales, a, me semble-t-il, conduit à une terrible confusion. D’une part, elle a donné au philosophe le caractère du scientifique. Il est assis dans sa bibliothèque, il consulte d’innombrables livres, il travaille à son bureau et étudie les diverses opinions de nombreux philosophes comme un historien comparerait ses différentes sources, ou comme un scientifique le ferait en se livrant à une recherche particulière dans un domaine spécial de la connaissance ; il a toute l’allure d’un scientifique et croit vraiment qu’il utilise en quelque sorte la méthode scientifique, mais ce faisant sur une échelle plus générale. Il considère la philosophie comme une science plus distinguée et beaucoup plus noble que les autres, mais pas comme essentiellement différente d’elles.

D’autre part, avec cette image du philosophe à l’esprit, nous trouvons un très grand contraste lorsque nous examinons les résultats qui ont été réellement atteints par le travail philosophique poursuivi de cette manière. Il y a toute l’apparence du scientifique dans le mode de travail du philosophe, mais il n’y a pas de similitude dans les résultats. Les résultats scientifiques se développent, se combinent à d’autres réalisations et reçoivent une reconnaissance générale, mais il n’y a rien de tel à découvrir dans le travail du philosophe.

Que penser de cette situation ? Elle a conduit à des résultats très curieux et assez ridicules. Lorsque nous ouvrons un livre de philosophie ou que nous consultons l’un des grands ouvrages d’un philosophe actuel, nous constatons souvent qu’une immense quantité d’énergie est consacrée à la recherche de ce qu’est la philosophie. Ce n’est le cas dans aucune des autres sciences. Les physiciens ou les historiens n’ont pas besoin de passer des pages à découvrir ce qu’est la physique ou l’histoire. Même ceux qui s’accordent à dire que la philosophie est en quelque sorte le système des vérités les plus générales expliquent cette généralité de manières assez différentes. Je n’entrerai pas dans les détails de ces différentes définitions. Je me contenterai de mentionner que certains disent que la philosophie est la « science des valeurs » parce qu’ils croient que les problèmes les plus généraux auxquels toutes les questions aboutissent finalement ont trait à la valeur d’une manière ou d’une autre. D’autres disent qu’il s’agit d’épistémologie, c’est-à-dire de la théorie de la connaissance, parce que la théorie de la connaissance est censée traiter des principes les plus généraux sur lesquels reposent toutes les vérités particulières. L’une des conséquences généralement tirées par les adeptes du point de vue que nous discutons est que la philosophie est en partie ou entièrement métaphysique. Et la métaphysique est censée être une sorte de structure construite et reposant en partie sur la structure de la science, mais s’élevant à des hauteurs qui sont bien au-delà de la portée de toutes les sciences et de l’expérience.

Nous voyons donc que même ceux qui adoptent la définition de la philosophie comme la science la plus générale ne sont pas d’accord sur sa nature essentielle. C’est certainement un peu ridicule et un historien futur, dans quelques centaines ou milliers d’années, trouvera très curieux que la discussion sur la nature de la philosophie ait été prise si au sérieux à notre époque. Il doit y avoir quelque chose qui ne va pas lorsqu’une discussion conduit à une telle confusion. Il y a aussi des raisons positives très précises pour lesquelles la « généralité » ne peut pas être utilisée comme la caractéristique qui distingue la philosophie des sciences « spéciales », mais je ne vais pas m’y attarder, et j’essaierai d’arriver à une conclusion positive d’une manière plus brève.

Lorsque j’ai parlé de Socrate tout à l’heure, j’ai souligné que sa pensée était, en un certain sens, opposée aux sciences naturelles ; sa philosophie n’était donc certainement pas identique aux sciences, et elle n’était pas non plus la plus « générale » d’entre elles. Il s’agit plutôt d’une sorte de Sagesse de la Vie. Mais le trait important que nous devons observer chez Socrate, pour comprendre son attitude particulière ainsi que la nature de la philosophie, est que cette sagesse qui traitait de la nature humaine et du comportement humain consistait essentiellement en une méthode spéciale, différente de la méthode de la science et, par conséquent, ne conduisant à aucun résultat « scientifique ».

Vous avez probablement tous lu des Dialogues de Platon, dans lesquels Socrate est représenté en train de donner et de recevoir des questions et des réponses. Si vous observez ce qui se passe réellement — ou ce que Socrate essaie de faire — vous découvrez qu’il ne parvient généralement pas aux vérités définitives qui apparaissent à la fin du dialogue, mais que toute l’enquête est menée dans le but premier de clarifier ce que signifient certaines questions posées ou certains mots utilisés. Dans l’un des dialogues platoniciens, par exemple, Socrate demande « Qu’est-ce que la justice ? » ; il reçoit diverses réponses à sa question et, à son tour, il demande ce que signifient ces réponses, pourquoi tel ou tel mot a été utilisé de telle ou telle manière, et il s’avère généralement que son disciple ou son adversaire n’est pas du tout au clair sur sa propre opinion. En bref, la philosophie de Socrate consiste en ce que nous pourrions appeler « la Recherche de la Signification. » Il a essayé de clarifier la pensée en analysant la signification de nos expressions et la signification réelle de nos propositions.

Nous trouvons donc ici un contraste décisif entre cette méthode philosophique, qui a pour objet la découverte de la signification, et la méthode des sciences, qui ont pour objet la découverte de la vérité. En fait, avant d’aller plus loin, permettez-moi de dire brièvement et clairement que je crois que la science devrait être définie comme la « recherche de la vérité » et la philosophie comme la « recherche de la signification. » Socrate a donné l’exemple de la véritable méthode philosophique pour tous les temps. Mais je vais devoir expliquer cette méthode d’un point de vue moderne.

Lorsque nous faisons une déclaration sur quelque chose, nous le faisons en prononçant une phrase et la phrase représente la proposition. Cette proposition est soit vraie, soit fausse, mais avant de pouvoir savoir ou décider si elle est vraie ou fausse, nous devons savoir ce que dit cette proposition. Nous devons d’abord connaître la signification de la proposition. Une fois que nous en connaîtrons la signification, nous pourrons peut-être déterminer si elle est vraie ou fausse. Ces deux choses sont bien sûr indissociables. Je ne peux pas découvrir la vérité sans connaître la signification, et si je connais la signification de la proposition, je connaîtrai au moins le début d’un chemin qui mènera à la découverte de la vérité ou de la fausseté de la proposition, même si je suis incapable de la trouver pour le moment. Je pense que l’avenir de la philosophie dépend de cette distinction entre la découverte du sens et la découverte de la vérité.

Comment décidons-nous du sens d’une proposition, ou de ce que nous signifions par une phrase prononcée, écrite ou imprimée ? Nous essayons de nous présenter la signification des différents mots que nous avons appris à utiliser, puis nous nous efforçons de trouver un sens à la proposition. Parfois nous y parvenons, parfois nous n’y parvenons pas ; ce dernier cas se produit, malheureusement, le plus souvent avec des propositions qui sont censées être « philosophiques ». — Mais comment pouvons-nous être tout à fait sûrs que nous savons et comprenons vraiment ce que nous voulons dire lorsque nous faisons une affirmation ? Quel est le critère ultime de son sens ? La réponse est la suivante : Nous connaissons la signification d’une proposition lorsque nous sommes capables d’indiquer exactement les circonstances dans lesquelles elle serait vraie (ou, ce qui revient au même, les circonstances qui la rendraient fausse). La description de ces circonstances est absolument la seule façon d’éclaircir le sens d’une phrase. Une fois qu’il a été clarifié, nous pouvons rechercher les circonstances réelles dans le monde et décider si elles rendent notre proposition vraie ou fausse. Il n’y a pas de différence essentielle entre la façon dont nous décidons de la vérité et de la fausseté en science et dans la vie de tous les jours. La science se développe de la même manière que la connaissance dans la vie quotidienne. La méthode de vérification est essentiellement la même ; seuls les faits par lesquels les déclarations scientifiques sont vérifiées sont généralement plus difficiles à observer.

Il semble évident qu’un scientifique ou un philosophe qui émet une proposition doit nécessairement savoir de quoi il parle avant de chercher à en découvrir la vérité. Mais il est très remarquable que, dans l’histoire de la pensée humaine, il est souvent arrivé que des penseurs essaient de découvrir si une certaine proposition était vraie ou fausse avant d’en connaître clairement le sens, avant de savoir vraiment ce qu’ils désiraient découvrir. Cela a été le cas parfois même dans des recherches scientifiques, dont je citerai des exemples tout à l’heure. Et j’ai presque envie de dire que cela a presque toujours été le cas dans la philosophie traditionnelle. Comme je l’ai dit, le scientifique a deux tâches. Il doit découvrir la vérité d’une proposition et il doit aussi en découvrir le sens, ou bien on doit le découvrir pour lui, mais en général il est capable de le découvrir par lui-même. Dans la mesure où le scientifique découvre le sens caché des propositions qu’il utilise dans sa science, il est un philosophe. Tous les grands scientifiques ont donné de merveilleux exemples de cette méthode philosophique. Ils ont découvert la signification réelle de mots qui étaient utilisés très couramment au début de la science, mais dont personne n’avait jamais donné un compte rendu parfaitement clair et précis. Lorsque Newton a découvert le concept de « masse », il était à l’époque véritablement un philosophe. Le plus grand exemple de ce type de découverte à l’époque moderne est l’analyse par Einstein de la signification du mot « simultanéité » tel qu’il est utilisé en physique. Il se passe continuellement quelque chose « en même temps » à New York et à San Francisco, et bien que l’on ait toujours cru savoir parfaitement ce que signifiait une telle affirmation, Einstein a été le premier à le clarifier et à éliminer certaines hypothèses injustifiées concernant le temps qui avaient été formulées sans que personne n’en soit conscient. Il s’agit là d’un véritable succès philosophique — la découverte du sens par la clarification logique d’une proposition. Je pourrais multiplier les exemples, mais peut-être ces deux-là suffiront-ils. Nous voyons que le sens et la vérité sont liés par le processus de vérification ; mais le premier est trouvé par une simple réflexion sur les circonstances possibles dans le monde, tandis que la seconde est décidée en découvrant réellement l’existence ou la non-existence de ces circonstances. La réflexion dans le premier cas est la méthode philosophique dont la démarche dialectique de Socrate nous a fourni l’exemple le plus simple.

D’après ce que j’ai dit jusqu’à présent, il pourrait sembler que la philosophie devrait simplement être définie comme la science du sens, comme, par exemple, l’astronomie est la science des corps célestes, ou la zoologie la science des animaux, et que la philosophie serait une science au même titre que les autres sciences, sauf que son sujet serait différent, à savoir le « sens ». C’est le point de vue adopté dans un excellent livre. « La Pratique de la philosophie », de Susanne K. Langer. L’auteur a très clairement vu que la philosophie a à voir avec la recherche du sens, mais elle pense que la recherche du sens peut conduire à une science, à « un ensemble de propositions vraies » — car c’est là l’interprétation correcte du terme « science ». La physique n’est rien d’autre qu’un système de vérités sur les corps physiques. L’astronomie est un ensemble de propositions vraies sur les corps célestes, etc.

Mais la philosophie n’est pas une science dans ce sens. Il ne peut y avoir de science du sens, car il ne peut y avoir d’ensemble de propositions vraies sur le sens. La raison en est que pour parvenir au sens d’une phrase ou d’une proposition, il faut aller au-delà des propositions. En effet, nous ne pouvons pas espérer expliquer le sens d’une proposition simplement en présentant une autre proposition. Lorsque je demande à quelqu’un : « Quel est le sens de ceci ou de cela ? », il doit répondre par une phrase qui essaierait de décrire le sens. Mais il ne peut finalement pas y parvenir, car sa phrase de réponse ne serait qu’une autre proposition et je serais parfaitement justifié de lui demander : « Qu’entendez-vous par là ? » Nous pourrions alors continuer à définir ce qu’il veut dire en utilisant des mots différents, et répéter sans cesse sa pensée en utilisant de nouvelles phrases. Je pourrais toujours demander : « Mais que signifie cette nouvelle proposition ? » Voyez-vous, il n’y aurait jamais de fin à ce genre d’interrogation, le sens ne pourrait jamais être clarifié, s’il n’y avait pas d’autre moyen d’y parvenir que par une série de propositions.

Un exemple rendra clair ce qui précède, et je crois que vous le comprendrez tous immédiatement. Chaque fois que vous rencontrez un mot difficile dont vous souhaitez trouver la signification, vous le consultez dans l’Encyclopédie Britannica. La définition du mot est donnée en plusieurs termes. Si vous ne les connaissez pas, vous les recherchez. Cette procédure ne peut toutefois pas durer indéfiniment. Finalement, vous arriverez à des termes très simples pour lesquels vous ne trouverez aucune explication dans l’encyclopédie. Que sont ces termes ? Ce sont les termes qui ne peuvent plus être définis. Vous admettrez que de tels termes existent. Si je dis, par exemple, que l’abat-jour est jaune, vous pourriez me demander de décrire ce que j’entends par jaune — et je ne pourrais pas le faire. Je devrais vous montrer une couleur et dire que c’est du jaune, mais je serais parfaitement incapable de vous l’expliquer au moyen de phrases ou de mots. Si vous n’aviez jamais vu de jaune et que je n’étais pas en mesure de vous montrer une couleur jaune, il me serait absolument impossible de vous expliquer ce que je veux dire en prononçant ce mot. Et l’aveugle, bien sûr, ne pourra jamais comprendre ce que le mot représente.

Toutes nos définitions doivent se terminer par une démonstration, par une activité. Il peut y avoir certains mots dont on peut trouver la signification par certaines activités mentales, tout comme je peux trouver la signification d’un mot qui désigne une couleur en montrant la couleur elle-même. Il est impossible de définir une couleur, il faut la montrer. Une certaine forme de réflexion est nécessaire pour comprendre l’utilisation de certains mots. Nous devons peut-être réfléchir à la manière dont nous apprenons ces mots, et il existe également de nombreuses manières de réfléchir qui nous permettent de comprendre ce que nous entendons par diverses propositions. Pensez, par exemple, au terme « simultanéité » d’événements se produisant dans des lieux différents. Pour savoir ce que signifie réellement ce terme, nous devons analyser la proposition et découvrir comment la simultanéité d’événements se produisant dans des lieux différents est réellement déterminée, comme l’a fait Einstein ; nous devons nous référer à certaines expériences et observations réelles. Cela devrait nous amener à réaliser que les activités philosophiques ne peuvent jamais être remplacées et exprimées par un ensemble de propositions. La découverte du sens d'une proposition doit en fin de compte être obtenue par un acte, par une procédure immédiate, Page:Schlick - Gesammelte Aufsätze (1926 - 1936), 1938.djvu/164 Page:Schlick - Gesammelte Aufsätze (1926 - 1936), 1938.djvu/165 Page:Schlick - Gesammelte Aufsätze (1926 - 1936), 1938.djvu/166 Page:Schlick - Gesammelte Aufsätze (1926 - 1936), 1938.djvu/167