L’Avenir de l’intelligence/III/II

Nouvelle Librairie Nationale (p. 110-116).

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L’ANARCHIE AU xixe SIÈCLE


Dans les derniers jours de l’année 1847 ou les premiers de 1848, un jeune homme à peine majeur entendait au Collège de France je ne sais qui prononcer du haut d’une chaire ces paroles, peut-être soulignées d’applaudissements ; « Le vainqueur, dans la grande lutte à laquelle nous assistons encore, c’est le principe de l’examen ; le vaincu, c’est le principe de l’autorité. Ainsi le Gouvernement de l’avenir sera le Gouvernement de l’Examen. Je ne dis pas que ce soit un bien, j’en reconnais tous les inconvénients, mais je le constate comme un fait. » Voilà les paroles du siècle. Tous les enfants du siècle dernier furent plus ou moins asservis à la constatation de ce prétendu fait.

Bien qu’il fût né dans cette période de crise, le jeune Charles Jundzill (ainsi se nommait l’auditeur du Collège de France) s’était contraint d’assez bonne heure à donner un sens aux mots dont il se servait. Il s’efforça en vain de trouver une signification quelconque à ces termes « gouvernement de l’Examen », et nul esprit normal, dans un des âges normaux de l’humanité, ne trouverait cette signification, qui n’existe pas. Celui qui examine ne gouverne pas encore ; celui qui gouverne n’examine plus. L’acte propre du gouvernement, l’acte propre de l’examen s’excluent. Un gouvernement peut commencer par s’entourer des lumières de l’examen ; du moment qu’il gouverne, il a pris son parti, l’examen a cessé. De même, l’examen peut aboutir, par hasard, au gouvernement : tant qu’il reste lui-même, l’examen ne gouverne pas.

Et, sans doute, Charles Jundzill voyait bien que l’habitude d’examiner était établie dans son siècle et dans sa propre intelligence ; mais il ne voyait pas comment tirer de cette habitude une direction, et son expérience lui montrait en effet qu’on en tire tout le contraire.

« Étrange gouvernement que celui de l’examen ! » se dit-il. « Étrange situation mentale et sociale que celle qui consiste à examiner toujours, puis à examiner encore ! Étranges esprits qui se décernent mutuellement, ou qui s’attribuent eux-mêmes, les titres de philosophe et de penseur, et dont la vue est à ce point bornée, qu’ils prennent le moyen pour le but, qu’ils regardent comme le résultat de la crise ce qui n’est que la crise elle-même !… » Charles Jundzill traduisait ici l’étonnement, le scandale que lui causait cette gageure que son siècle tout entier soutenait en matière politique ; mais il en souffrait à beaucoup d’autres égards. Il en souffrait dans l’organisation de sa vie, car le principe d’examen ne fournit non plus aucun moyen d’ordonner la conduite privée ; il en souffrait encore dans la marche de sa pensée : examiner n’apprend ni à choisir, ni à classer les idées utiles et les idées vraies.

Il en souffrait. J’aurais dû dire qu’il en avait souffert, car le malaise personnel de Charles Jundzill se trouvait déjà dissipé, quand il l’exposait à Auguste Comte dans une lettre[1] que je résume et développe d’après les vraisemblances de son état d’esprit. Ce malaise préliminaire, dont la discipline positiviste avait eu raison, était éminemment typique et significatif. Il représente avec beaucoup de netteté le malaise qu’ont éprouvé presque tous les esprits qui, nés dans la tradition catholique, sont devenus étrangers à la foi catholique. Charles Jundzill, originaire de Pologne, était de naissance et de formation purement romaines : avant sa dix-neuvième année, il avait constaté jusqu’à l’évidence son inaptitude à la foi, et surtout à la foi en Dieu, principe et fin de l’organisation catholique.

Était-ce la philosophie, était-ce la science qui l’avait réduit à cette impossibilité de croire ? Quelle que fût l’influence subie par le jeune homme, tel était le fait. Il ne croyait plus, et de là venait son souci. On emploierait un langage bien inexact si l’on disait que Dieu lui manquait. Non seulement Dieu ne manquait pas à son esprit, mais son esprit sentait, si l’on peut s’exprimer ainsi, un besoin rigoureux de manquer de Dieu : aucune interprétation théologique du monde et de l’homme ne lui était plus supportable. Je ’examine pas s’il avait tort ou raison, ni s’il avançait, ni s’il reculait. Il en était là. Seulement, Dieu éliminé, subsistaient les besoins intellectuels, moraux et politiques qui sont naturels à tout homme civilisé, et auxquels l’idée catholique de Dieu a longtemps correspondu avec plénitude.

Charles Jundzill et ses pareils n’admettent plus de Dieu, mais il leur faut de l’ordre dans leur pensée, de l’ordre dans leur vie, de l’ordre dans la société dont ils sont les membres. Cette nécessité est sans doute commune à tous nos semblables ; elle est particulièrement vive pour un catholique, accoutumé à recevoir sur le triple sujet les plus larges satisfactions. Un nègre de l’Afrique ne saurait désirer bien vivement cet état de souveraine ordonnance intellectuelle et morale auquel il n’eût jamais accès. Un protestant, fils et petit-fils de protestants, s’est de bonne heure entendu dire que l’examen est le principe de l’action, que la liberté d’examen est de beaucoup plus précieuse que l’ordre de l’esprit et l’unité de l’âme, et cette tradition, fortifiée d’un âge à l’autre, a effacé de son esprit le souvenir du splendide tout catholique ; bien que sujet aux mêmes appétits d’unité et d’ordre que les autres pensées humaines, il n’est pas obsédé de l’image d’un paradis perdu : de son désordre même il tire un orgueil très naïf !

Mais, chez les catholiques éloignés de la foi, cette espèce de nostalgie peut devenir si consciente, que les apologistes de leur religion en ont formé un argument d’une extrême vivacité. La vie humaine, disent-ils, n’a qu’un axe, faute duquel elle se dissocie et flotte. Sans l’unité divine et ses conséquences de discipline et de dogme, l’unité mentale, l’unité morale, l’unité politique disparaissent en même temps ; elles ne se reforment que si l’on rétablit la première unité. Sans Dieu, plus de vrai ni de faux ; plus de loi, plus de droit. Sans Dieu, une logique rigoureuse égale la pire folie à la plus parfaite raison. Sans Dieu, tuer, voler sont des actes d’une innocence parfaite ; il n’y a point de crime qui ne devienne indifférent, ni de révolution qui ne soit légitime ; car, sans Dieu, le principe de l’examen subsiste seul, principe qui peut tout exclure, mais qui ne peut fonder rien. Le clergé catholique donne le choix entre son dogme, avec la haute organisation qu’il comporte, et ce manque absolu de mesure et de règle qui annule ou qui gaspille l’activité. Dieu ou rien, c’est l’alternative proposée aux esprits tentés de douter.

Quelques-uns qui l’acceptent choisissent nettement le rien. Plutôt que d’admettre un point de départ auquel leur esprit se refuse, ils se résignent à la déchéance des institutions et des mœurs. Tel est le cas des natures les moins heureuses, pour lesquelles l’idée de Dieu apparaissait plutôt un frein et une gêne qu’un principe excitateur et régulateur. Tel est aussi le cas de natures débiles, promptes au désespoir, chez lesquelles toute ferme habitude, une fois perdue, ne peut plus être remplacée. Charles Jundzill, dont je continue à vous décrire le cas, n’était ni des uns ni des autres. Tout en donnant raison aux prêtres catholiques contre les imbéciles et contre les malades qui profitent du doute philosophique pour troubler l’ordre ou pour consentir aux perturbations, il devait nécessairement se prononcer contre cette troisième et cette quatrième classe d’esprits qui, sans se résigner au néant ni au mal, quittaient le Dieu catholique sans le quitter.

C’étaient d’abord ces marguilliers de l’Examen qui, ayant usé une fois de la Liberté intellectuelle contre l’idée de Dieu, s’entraînaient à penser que cette Liberté, placée sur le trône de Dieu, leur fournissait un bon modèle de pensée, de moralité et de civilisation : autant espérer de la hache les services de la boussole ou du niveau. C’était ensuite cette dernière catégorie d’anarchistes qui ont bien quitté le dogme catholique, mais qui en ont maintenu subrepticement toutes les déductions et conséquences d’ordre moral.

Nous connaissons en France, en Angleterre et en Russie beaucoup d’athées chrétiens qui construisent une morale, mais craignent de la motiver. Ils prescrivent aux hommes une discipline, et cette discipline est « indépendante » de toute conviction ; un ensemble de devoirs, et ces devoirs ne sont rattachés à aucune foi ; un système de dépendances humaines, et l’homme n’y dépend d’aucun système du monde. Mais il faudrait pourtant choisir : ou bien chaque homme est souverain, et n’est assujetti qu’à sa volonté propre, ou, s’il est sujet d’une dette, il faut qu’on lui dise pourquoi. La morale libérale refuse énergiquement de justifier ses caprices impérieux. « Impératifs hypothétiques ! » dit-elle avec dédain. Elle croit nous dicter un Impératif catégorique et absolu. Son bâtiment ne dure qu’au moyen de quelques calembours honorables, qui recouvrent tant bien que mal les liens réels et forts par lesquels ces esprits tiennent, sans le savoir, à la doctrine qu’ils se flattaient d’abandonner. Si quelques têtes faibles nous ont fourni la preuve de leur mollesse en acceptant le désordre en haine de Dieu, celles-ci manifestent un genre équivalent d’impuissance : après avoir rompu avec l’Idée de Dieu, elles n’ont su ni presser ni examiner toutes celles de leurs idées qui s’appuyaient sur cette idée centrale ou qui en dérivaient. Il n’y a point d’accord entre leur négation fondamentale de l’Absolu divin et leur affirmation non moins fondamentale de la Conscience morale absolue, qui n’est elle-même qu’un Dieu anonyme et honteux. Ils quittent le Dieu des théologiens et ne prennent pas garde qu’en acceptant, selon Rousseau et les Allemands, la souveraineté de leur Conscience individuelle, ils ne font que s’adjuger à eux-mêmes les anciens attributs de Dieu.

— Si vous croyez à l’Absolu, soyez franchement catholiques, criait à ces gens-là un Charles Jundzill.

« Si vous n’y croyez pas, il faut tenter, comme nous le tentons, de tout reconstruire sans l’Absolu : à moins, toutefois, que le prêtre n’ait raison contre nous, comme il a raison contre vous, et que cette réorganisation ne soit une pure chimère… »

  1. Auguste Comte a placé cette lettre en tête de la Synthèse subjective.