Nouvelle Librairie Nationale (p. 101-104).

L’AVENTURE


À moins que…

Je ne voudrais pas terminer ces analyses un peu lentes, mais, autant qu’il me semble, réelles et utiles, par un conte bleu. Cependant il n’est pas impossible de concevoir un autre tour donné aux mouvements de l’histoire future. Il suffirait de supposer qu’une lucide conscience du péril, unie à quelques actes de volonté sérieuse, suggère maintenant à l’Intelligence française, qui, depuis un siècle et demi, a causé beaucoup de désastres, de rendre un service signalé, qui sauverait tout.

Elle s’est exilée à l’intérieur, elle s’est pervertie, elle a couru tous les barbares de l’univers : supposez qu’elle essaye de retrouver son ordre, sa patrie, ses dieux naturels.

Elle a propagé la Révolution : supposez qu’elle enseigne, au rebours, le Salut public. Imaginez qu’un heureux déploiement de cette tendance nouvelle lui regagne les sympathies et l’estime, non certes officielles, ni universelles, mais qui émaneraient de sphères respectées et encore puissantes.

Imaginez d’ailleurs que l’intelligence française comprenne bien deux vérités : — ni elle n’est, ni elle ne peut être la première des Forces nationales, — et, en rêvant cet impossible, elle se livre pratiquement au plus dur des maîtres, à l’Argent. Veut-elle fuir ce maître, elle doit conclure alliance avec quelque autre élément du pouvoir matériel, avec d’autres Forces, mais celles-ci personnelles, nominatives et responsables, auxquelles les lumières qu’elle a en propre montreraient le moyen de s’affranchir avec elle de la tyrannie de l’Argent.

Concevez, dis-je, la fédération solide et publique des meilleurs éléments de l’Intelligence avec les éléments les plus anciens de la nation ; l’Intelligence s’efforcerait de respecter et d’appuyer nos vieilles traditions philosophiques et religieuses, de servir certaines institutions comme le clergé et l’armée, de défendre certaines classes, de renforcer certains intérêts agricoles, industriels, même financiers, ceux-là qui se distinguent des intérêts d’Argent proprement dits en ce qu’ils correspondent à des situations définies, à des fonctions morales. Le choix d’un tel parti rendrait à l’Intelligence française une certaine autorité. Les ressources afflueraient, avec les dévouements, pour un effort en ce sens. Peut-être qu’une fois de plus la couronne d’or nous serait présentée comme elle le fut à César.

Mais il faudrait la repousser. Et aussi, en repoussant cette dictature, faudrait-il l’exercer provisoirement. Non point certes pour relever un empire reconnu désormais fictif et dérisoire, mais, selon la vraie fonction de l’Intelligence, pour voir et faire voir quel régime serait le meilleur, pour le choisir d’autorité et, même, pour orienter les autres Forces de ce côté ; pareil chef-d’œuvre une fois réussi, le rang ultérieurement assigné à l’Intelligence dans la hiérarchie naturelle de la nation importerait bien peu, car il serait fatalement très élevé dans l’échelle des valeurs morales. L’Intelligence pourrait dire comme Romée dans le Paradis.

e ciò gli fece
Romeo, persona umile e peregrina
« et Romée fit cela,
« personne humble et errant pèlerin. »

En fait d’ailleurs, et sur de pareils états de services, le haut rôle consultatif qui lui est propre lui reviendrait fatalement par surcroît.

Les difficultés, on les voit. Il faudrait que l’Intelligence fît le chef-d’œuvre d’obliger l’Opinion à sentir la nullité profonde de ses pouvoirs et à signer l’abdication d’une souveraineté fictive : il faudrait demander un acte de bon sens à ce qui est privé de sens ; mais n’est-il pas toujours possible de trouver des motifs absurdes pour un acte qui ne l’est point ?

Il faudrait atteindre et gagner quelques-unes des citadelles de l’Argent et les utiliser contre leur propre gré, mais là encore espérer n’est point ridicule, car l’Argent diviseur et divisible à l’infini peut jouer une fois le premier de ces deux rôles contre lui-même.

Il faudrait rassembler de puissants organes matériels de publicité, pour se faire entendre, écouter, malgré les volontés et les intérêts d’un État résolu à ne rien laisser grandir contre lui ; mais cet État, s’il a un centre, est dépourvu de tête. Son incohérence et son étourderie éclatent à chaque instant : c’est lui qui, par sa politique scolaire, a conservé à l’Intelligence un reste de prestige dans le peuple ; par ses actes de foi dans la raison et dans la science, il nous a coupé quelques-unes des verges dont nous le fouettons.

Les difficultés de cette entreprise, fussent-elles plus fortes encore, seraient encore moindres que la difficulté de faire subsister notre dignité, notre honneur, sous le règne de la ploutocratie qui s’annonce. Cela, ce n’est pas le difficile ; c’est l’impossible. Ainsi exposée à périr sous un nombre victorieux, la qualité intellectuelle ne risque absolument rien à tenter l’effort ; si elle s’aime, si elle aime nos derniers reliquats d’influence et de liberté, si elle a des vues d’avenir et quelque ambition pour la France, il lui appartient de mener la réaction du désespoir. Devant cet horizon sinistre, l’Intelligence nationale doit se lier à ceux qui essayent de faire quelque chose de beau avant de sombrer. Au nom de la raison et de la nature, conformément aux vieilles lois de l’univers, pour le salut de l’ordre, pour la durée et les progrès d’une civilisation menacée, toutes les espérances flottent sur le navire d’une Contre-Révolution.