L’Avenir de l’art


DE L’AVENIR DE L’ART.


I.


DE L’ART EN ALLEMAGNE.

Goëthe mort, c’est le dernier pouvoir en Europe dont nous dirons : Le roi est mort ! vive le roi ! Le siècle a fini, le siècle a commencé. L’art est mort, l’art vient de naître. La cloche de ses funérailles a sonné en même temps son baptême. La légitimité de génie dont se couronne incessamment le genre humain, ne veut point d’interrègne ; sitôt qu’elle a mis son mort au tombeau, elle s’en va, on ne sait où, chercher et sacrer dans ses langes l’enfant de l’avenir. Que tous les enfans qui viennent de naître écoutent de loin le glas de cette cloche qui retentit en Allemagne ; qu’ils commencent déjà leurs meilleurs rêves ; qu’ils se retournent dans leurs lits en disant à leur mère : — Ma mère, ma mère, que me veux-tu ? puisque c’est l’heure où la gloire se met en quête de celui d’entre eux qui va lui remplacer son vieillard dans le monde. Que les fleurs dans les bois, que les herbes dans les prés, que les sources dans le sable qu’il avait taries pour emplir sa coupe sans bords, se remplissent de nouveau de leur éternelle rosée, pour nourrir un autre siècle. Deuil et fête, mort et naissance, rien n’est changé. Sans terreur, sans colère et sans regrets, le royaume de l’art traverse l’ombre de ses morts, et marche avec sérénité à l’encontre de ses destinées et de sa forme nouvelle.

Cette forme, quelle sera-t-elle ? Question qui entraîne avec elle cette autre-ci : Quels sont les élémens politiques de l’Europe actuelle que l’art a épuisés ? quels sont ceux dont il présage l’avènement ? de nos institutions contemporaines, laquelle a assez de durée en soi pour satisfaire à son principe éternel ? C’est-à-dire que nous sommes conduits à nous servir de l’art comme d’un truchement divin, pour demander à des sépulcres vides si le cœur leur bat encore, et à des tombeaux de mille ans pourquoi le soleil d’orient ne fait plus résonner, au matin, la pierre du désert.

En quel état Goëthe laisse-t-il le domaine de la poésie et de l’imagination ? Autour de lui, dans son pays, il ferme cette époque d’harmonie et de repos qui est à la tête de toutes les littératures. Tant que l’Allemagne resta en observation dans l’Europe, et qu’elle se fit des révolutions qui l’entouraient un amusement pour sa fantaisie ; tant que rien de ce qui se passait autour d’elle ne vint à bout de la faire sortir de sa sérénité, l’art, pourvu qu’il fût, de quelque manière qu’il fût, satisfaisait l’état. Comme le pays, dans les questions flagrantes qui se débrouillaient sous ses yeux, ne prenait point encore parti ; qu’au contraire il se laissait pousser par le flot de l’histoire, aveuglément, nonchalamment, il ne demandait pas à l’art de s’engager plus que lui, ni d’en faire plus que lui : c’était une religion à part qui avait son infini et son éternité distincte, de qui on n’exigeait rien, si ce n’est de dominer assez le bruit des affaires contemporaines, pour n’avoir rien à démêler avec elles. Étudiez toutes les créations de cette époque de sang, vous les trouverez toutes entourées d’une auréole de paix, comme ces vierges byzantines que j’ai vues, avec leur gloire d’or, sourire en plein air sur les murailles de leur église battue d’une éternelle tempête. Il arrivait précisément le contraire de ce qui s’était passé dans le monde grec. Les institutions et les passions politiques s’étaient levées et exhaussées là, pour porter plus haut, sur la crête de leurs montagnes de marbre, le prodige de l’art. Ici, l’état disparaissait, s’évanouissait pour laisser l’art se montrer seul, se mouvoir seul, sans rives et sans limites, dans l’univers fait de sa main. Qu’on lise toutes les compositions de ce temps-là, et qu’on dise, si l’on peut, de quel établissement politique elles ont gardé l’empreinte. Monarchie, aristocratie, démocratie, liberté, despotisme, où sommes-nous, que voyons-nous ? Le génie d’une race d’hommes qui erre dans l’immensité, sans corps et sans figure, et qui s’en va frapper à chaque point de la voûte du ciel, pour en tirer, sur tous les tons, en haut, en bas, le son de l’éternité. Je suppose que l’histoire qui grondait autour d’elle ait tout-à-coup disparu du souvenir des hommes. La monarchie de France est tombée en un jour sans que personne puisse dire où elle a laissé seulement la poignée de son épée. On ne sait ce que c’est que ce chiffre de 89, ni que ce renom de Mirabeau. La Convention a essuyé mieux que Macbeth sa main avec sa main, et j’ignore même si elle a été jamais. Que sont, de grâce, ces champs de Marengo, de Wagram, de Leipsick, de Waterloo, et que les bergers me disent donc quel si bon engrais ils y ont apporté de leurs cabanes pour que le trèfle y soit si frais, l’aubépine si épaisse, et que l’épi y soit si pesant avant l’été ? Des douleurs et des joies qui, pendant ce temps-là, sont échues aux hommes, pas un homme n’en a gardé mémoire. Ce que c’est que la révolution française, je l’ignore complètement, aussi bien que ce que fit l’Europe tant qu’elle dura ; et ce nom de Napoléon, ce nom inoui qui s’écrit de lui-même sur toutes les murailles, qui me trouble partout où je passe dans les bruyères des forêts et dans les carrefours des villes, dans le bruit des feuilles et dans les sanglots des flots, personne ne peut me dire ce qu’il est, ni qui l’a porté, ni si quelqu’un l’a en effet porté. Me voilà dans une étrange perplexité et dans une véritable épouvante de ne rien connaître de ce qui me touche de plus près, et de ne pouvoir remonter à la source des mouvemens de haine et de douleur qui s’agitent sans cause apparente comme des ombres sans corps au fond de ma pensée. Pourtant, dans ce dénuement de témoignages politiques, il me reste quelque chose. Les poètes d’un grand peuple ont assisté à chacune des révolutions que j’ignore. Sans doute, ils auront conservé dans leurs urnes les larmes des peuples que je cherche, ils auront gardé en eux-mêmes l’image de ces temps qui ailleurs sont effacés sans retour, et je vais retrouver dans leurs œuvres ces jours de fête ou de deuil, et ces cris subits que toute une race d’homme a fait entendre, et qui autrement me sont perdus pour toujours.

Dans ce dessein, le premier homme que je rencontre a fait une fois l’épopée de l’esprit allemand. Il a personnifié celui-là à son insu dans les deux personnages de Faust et de Marguerite, les deux génies qui sont éternellement aux prises l’un avec l’autre : dans le génie de son peuple, l’extrême réflexion et l’extrême naïveté, l’excès de l’expérience et l’excès de l’abandon, tout l’héritage de science du genre humain et toute l’ignorante pudeur d’une race nouvelle qui n’a encore été mêlée ni aux rumeurs, ni aux convoitises de l’histoire. Le caractère étrange de cette œuvre qui est le fondement de l’art nouveau, annonce bien que quelque chose d’inoui vient de se passer dans le monde, et que les sociétés se sont formées tout-à-coup sur un type inconnu. Il faut certainement que la baguette des fées ait en un instant ensorcelé le genre humain, pour qu’il se soit réfléchi sous cette forme dans l’épopée contemporaine. Est-ce son bien, est-ce son mal ? Est-ce avec joie, avec douleur ? Le poète ne s’en inquiète pas ; il bâtit sa merveilleuse énigme dans le désert, et à tout le reste de ses œuvres il donne le repos et l’éternelle immobilité d’autant de sphinx qui entourent sa pensée sans l’expliquer, ni l’éclairer. Voilà Goëthe. À côté de lui, n’interrogez ni Wieland, ni Herder. Leur sérénité est plus grande et plus irréfléchie encore ; ils ne portent ni l’un, ni l’autre, la trace d’aucune douleur ni d’aucune blessure de leur temps ; et je peux croire, si je veux, qu’ils ont écrit dans des jours de repos oriental, là où l’on n’entend, en une vie d’empire, que bruire la feuille d’un palmier, et la brise souffler sous la porte d’une vieille ville du Delta. Au milieu de ces hommes, il en est un pourtant qui semble avoir recueilli à lui seul le tourment et la fièvre de son époque. Voyez-le, il est possédé comme d’un secret, d’une délirante et inépuisable inquiétude. La rencontre de je ne sais quel abîme a bouleversé et exaspéré son génie. Cet homme est Schiller. Il ne fait rien pour cacher qu’il est battu, en effet, par un orage qui remue la terre sous ses pieds. Mais il est le seul qui se trahisse ainsi. Ses contemporains le lui reprochent amèrement ; eux, si calmes et si sereins, ne se font pas faute de lui dire à leurs manières, sous toutes les formes : Et moi donc, suis-je sur des roses ? Avec cela, la critique des frères Schlegel, héritière de celle de Herder, mais impassible, louangeuse, cérémonieuse, avec plus d’étendue que de profondeur, servait à la pompe de l’art, sans l’instruire nullement de ce qui se passait hors de lui ; elle ressemblait, au milieu des compositions de cette époque, à ces conseillers intimes qui escortent magnifiquement le pouvoir en Allemagne, à la condition de ne lui conseiller jamais que sa gracieuse volonté. Dans le même temps (c’était sous la Convention), se réveillait une espèce de ménestrel, qui s’était endormi, ce semble, depuis des siècles, avec son empereur dans le château de Barberousse. Celui-là avait dormi au moins depuis mille ans, tant il était étranger à tout le monde moderne. Ce n’étaient qu’oiseaux merveilleux, chants inouis, chars de fées, cheveux enchantés, oiseaux qui parlaient, poésie plus diaphane et plus insouciante que la demoiselle aux ailes empourprées sur un lac de la forêt Noire. Le voici l’Ariel des poètes, le lutin qui forge, avec son marteau de pygmée, des diamans du ruisseau, des paillettes du sable, des crins du soleil, des clous arrachés aux pieds des chevaux du matin, son cristal de génie, où le monde entier reluit, terre, étoiles, firmament sans enfer, non pas la nature effrayante, immense, indivisible, n’ayant tout entière qu’une voix, mais la nature infinie dans son infinie mobilité, le rayon d’or qui chante, l’aubépine qui parle dans son parfum de mai : c’est Tieck, le conseiller Tieck, le sylphe espiègle qui se joue de lui-même et des autres dans les cent détours de son œuvre, le vrai bouffon de l’univers, l’héritier du cordonnier Hans Sachs et des compagnons de la maîtrise, le seul des poètes de cette époque qui vive encore, fleur de génie ailée, diaprée, sautillante, toujours voltigeante, insaisissable à la mort, et qui va plonger et promener, sans savoir ce qu’elle fait, ses couleurs d’azur dans le gouffre et la plus profonde nuit de l’infini chrétien. Cette fois, l’art s’est-il assez séquestré de l’humanité contemporaine ? Non pas, non pas ; poursuivons : il y a au-delà un terme qu’il faut franchir, ces figures sont encore trop réelles et trop chargées de matière. Il faut qu’elles n’aient plus ni corps, ni formes, ni feu, ni lieu ; qu’elles ne soient plus ni du présent, ni du passé ; puisqu’on ne peut tout-à-fait se défaire de l’univers, et en alléger sa nef, on le changera tant qu’on pourra. Ce sera une autre terre, un autre soleil, une autre lune ; ce sera une harmonie fausse, et un mélange de couleur d’une divine folie ; vrai rêve de l’esprit créateur, où les mondes, comme des fantômes, croissent et s’allongent dans une infinité vide et enivrée de sa propre liqueur. Et du haut de ce ciel inconnu que le spiritualisme a fait, par cette lueur inconnue, par cette brise inconnue, les anges de Jean-Paul, comme un oiseau fait sa couvée, étendront leurs ailes blanches pour achever de cacher et d’étouffer, sous leurs envergures de vingt coudées, les cris et la détresse de l’univers réel.

Voilà donc une littérature entière dans laquelle ne se retrouve pas un seul écho véritable de la société politique. Depuis l’antiquité jusqu’à elle, je sais bien que l’histoire de l’art n’est qu’un effort continuel pour se débarrasser des liens et des formes de l’état. Mais ce dernier degré d’abstraction ne devait être atteint que par la race germanique. Elle était venue de son côté, en même temps que l’évangile, pour spiritualiser le monde. À chacun de ses âges, sa mission était de perpétuer de différentes manières le miracle de la pensée sans la forme : un paganisme sans victime, une épopée sans merveilleux, un christianisme sans autel, un droit sans code, et un art sans patrie.

Le dernier terme du spiritualisme atteint, rien n’était plus possible qu’une réaction en sens contraire. Cette réaction fut décidée le jour où l’Allemagne, en se jetant dans la mêlée, changea en 1813 et 1814 le droit public de l’Europe. Dès ce moment, le principe de l’art fut aussi changé chez elle. La grande école dont nous avons parlé plus haut, avait eu le temps d’accomplir tout ce qu’elle avait à faire. Il ne lui restait pas un seul grand monument sur le chantier. Soit qu’elle eût elle-même la conscience que son âge était fini, soit que sa pensée fût en effet à bout, elle s’arrêta, et regarda faire l’avenir ; il se trouva alors que son repos, qui avait paru sublime, ne satisfit plus à un patriotisme qui venait tout nouvellement de mesurer sa force. On appela froideur ce que l’on avait appelé sérénité, et indifférence ce qui avait semblé élévation divine. On lui gardait rancune de n’avoir voulu se mêler en rien des affaires de ce monde quand le sol allemand avait tremblé, et de n’avoir pas célébré plus tôt dans l’art l’ère d’affranchissement que l’état lui-même avait été si lent à consommer dans son histoire. C’est une erreur de croire, comme on le fait aujourd’hui, que Goëthe, jusqu’à sa mort, n’a rencontré pour lui qu’un culte aveugle dans son pays. Une opposition retentissante s’était élevée, au contraire, contre sa toute-puissance. C’était un véritable ostracisme que cette critique qui, dans ces derniers temps, se levait chaque matin pour lui dire dans sa langue : Je suis las de t’entendre appeler le juste. On ne sait pas assez combien ce génie cosmogonique avait froissé, à la longue, sans le vouloir, d’enthousiasmes sincères, ni combien cette main de bronze avait effeuillé, sans y songer, de vertes couronnes sur son chemin. C’est lui qui a donné à l’Allemagne la connaissance du bien et du mal, et cette science s’est trouvée si amère, qu’à présent son pays lui en fait un reproche. Les caractères passionnés des patriotes étaient décontenancés par cette impartialité d’une ombre. Ce qui reste de puritains de la vieille Allemagne finissaient par s’alarmer à mesure que cette vie merveilleuse déroulait, sous leurs yeux, ses métamorphoses imprévues. C’était tout un siècle qui marchait debout, corps et âme, dans un autre siècle, et qui l’effrayait de sa hauteur. Son impassible puissance causait aux fauteurs de l’école nouvelle le même déplaisir que, chez nous, le persifflage de Voltaire avait inspiré, sous l’empire, aux écoles de Mme de Staël et de M. de Châteaubriand. Autant on s’était autrefois livré avec candeur à ses expériences, autant maintenant, désabusé et blasé, on prétendait ne pas se laisser duper par ses pièges. Ce n’était plus le despotisme du génie à son avènement ; ce n’était plus le Napoléon de l’art qui fondait de lui-même son droit impérial sur chaque parcelle de la nature, partout où son cheval avait secoué sa crinière. Non ! l’avenir, qui mine autour de nous tous les corps politiques, minait aussi ce grand pouvoir ; c’était devenu, à présent, un pouvoir muselé dont on se mêlait de juger les caprices, une religion qui avait ses sceptiques et ses réformateurs ; moins que cela, une royauté comme toutes les royautés d’à-présent, controversée, niée, honnie, vilipendée, sans que le vieux lion tendît jamais sa griffe. Plutôt que de régner à ce prix, il était temps de mourir, au moins pour en finir de ces éclaboussures qu’un siècle qui commence jette toujours au front du siècle qui s’en va.

L’art s’imposa ainsi le devoir de se faire national ; cet horizon vague et sans bornes dans lequel il avait erré jusque-là, il voulut le circonscrire à son climat. Il s’assit désormais, comme un laboureur fatigué, sur la borne des champs de bataille de l’indépendance. C’est alors que l’Allemagne commença à se prendre enfin pour but de ses recherches. L’érudition des frères Grimm alla fouiller son antiquité primitive, dont on n’avait connu, depuis Klopstock, qu’une fausse et théâtrale image. Tout changea. La musique ne fut plus, comme dans Mozart et Haydn, le son divin de tous les lieux, l’harmonie générale et diffuse qui sort du nord et du midi, de l’Italie et de l’Allemagne, l’écho nombreux et sans nom du genre humain dans un sein retentissant, la voix qui vient à-la-fois de la vague sur le Lido de Venise, des rayons du soleil sur un oranger de Naples, des herbes du Colysée, des lèvres des femmes de Salamanque, des guitares de Séville, des citronniers d’Andalousie, et des coquillages du Danube. Ce fut une musique indigène, celle de Wéber, de Beethowen et de Spohr, dont on avait entendu dès l’enfance les rhapsodies errantes le soir à la porte des villes, une mélodie faite à demi de chants populaires, de soupirs pris aux forêts et aux pierres de son pays, aux murs fendus et aux lichens des vieux châteaux du Rhin, aux lierres et aux carrefours de la forêt Noire, aux cornemuses des Tyroliens, aux rames des bateliers de l’Elbe, aux tambourins des Bohémiens ; chœur confus, nuageux, enfumé, de toute une race d’hommes qui, après sa semaine, se met à chanter le soir sur son banc en attendant le jour. Il faut en dire autant de la peinture ; l’école grecque de Winkelmann et de Goëthe fut abandonnée pour l’ancienne école allemande des peintres du quatorzième siècle. On ne se contenta plus d’aller chercher ses sujets dans l’histoire nationale. Cornelius[1] ne voulut pas seulement continuer, après mille ans, le Banquet des Niebelungen, et refaire le Faust des sorciers du moyen âge ; il eut besoin d’une sympathie plus intime avec ces temps héroïques. Pour mieux s’initier à leur génie, il reprit lui-même leurs procédés. Le patriotisme du moyen âge devint une religion qui eut à Munich sa chapelle Sixtine. Épuisé d’idées et perdu dans la forme, l’art moderne se recomposa dans l’atelier du vieil art germanique ; on fît une étude toute nouvelle des fresques des cathédrales du nord qui étaient restées oubliées depuis la réforme ; on gratta les murs des nefs ; on découvrit les tableaux qui tapissaient de symboles de vermillon et d’or ces églises gothiques, que nous sommes accoutumés à nous représenter toujours si nues et si obscures. Ce fut une révélation subite que l’étude de ces fresques, et un monde inconnu où l’on s’engagea. Les conceptions philosophiques de notre époque s’habillèrent, à leur tour, des plis raides et diaphanes des vitraux de Cologne. L’infini se retrancha de mille manières dans le cadre vermoulu des gravures sur bois de Nuremberg. L’idée la plus nouvellement sortie de notre temps se chargeait volontiers du manteau pluvieux d’Holbein, et de ses couleurs séculaires. Pour traverser le camp de la routine, l’avenir se couvrait, comme Clorinde, de l’armure du vieux temps, et cachait sa jeunesse sous le casque et les brassards d’une époque immobile. À mesure qu’au dehors le peuple allemand se livrait d’avantage aux chances et aux séductions de l’action politique, il faisait un dernier appel dans sa peinture au calme et à la candeur des formes du moyen âge, comme Rome, à mesure qu’elle avait été plus entraînée vers le monde, et qu’il n’y avait plus eu pour elle d’espérance de repos, avait cherché, sous Adrien, à retrouver, au moins dans sa sculpture, la paix des tombeaux de l’Égypte et des dragons de l’Orient.

Sous l’impulsion de cette nouvelle époque, voilà la poésie qui se jette, à son tour, tête baissée dans la mêlée de l’invasion. Elle avait jusque-là vécu si retirée dans ses visions ! la voilà soldat comme Jeanne d’Arc en quittant son arbre des fées. Adieu son chaume, adieu ses songes, adieu ses nuits d’été, adieu mon père, adieu ma mère. Allons ! allons ! la belle vierge, l’avez-vous vue passer ? Quand je l’ai rencontrée, elle filait à sa quenouille avec un fuseau d’acier, une cotte d’acier. En avant ! en avant ! elle portait dans son tablier, pour cadeau à son fiancé, trois balles enchantées, deux pistolets d’argent, et deux bons éperons pour courir les chamois. Hourrah ! hourrah ! Sa ceinture pendillait dans les plis des drapeaux ; elle chantait pour sa noce son chant d’acier dans le fourreau d’acier du long sabre de Koerner. Ô ciel ! ô ciel ! j’en mourrai. Garde à vous, mon empereur ! jetez bas votre casaque grise et votre petit chapeau. Votre cheval blanc est trop pesant, votre épée de diamant est trop petite. Plus vite, encore plus vite. La voilà, la voyez-vous, tout habillée de fer qui vient au-devant de vous pour la fête sur son cheval qui sue le sang. N’allez pas, mon empereur, vous asseoir jusqu’au soir à son repas de noce.

Ces deux années de 1813 et de 1814 se repaissaient ainsi de chants terribles et enivrés comme elles. Les poètes montèrent à cheval avec la coalition. Il y en eut, comme Iahn, dont la mission officielle fut d’exalter les armées, ce qui rappelait les anciens Bardites[2]. Il ne se trouva plus là de calculs de fantaisie, mais une verve poudreuse, effarée, éperdue, qui court plus vite qu’un cheval de bataille, qui, elle aussi, fouille de son pied la vieille glèbe de l’Allemagne, qui vomit le feu de ses naseaux sur l’herbe de Lutzen, qui hennit avec la trompette, qui a la voix argentine d’une baguette de fer dans un fusil de Tyrolien. Ô le bel art haletant ! le noble art écumant, piétinant ; que nous veut-il ? les chants d’Arndt, gorgés de poudre ! les joyeuses ballades qui flamboient dans la mitraille ; les iambes intrépides qui se dressent debout, tout en feu, à la gueule des canons ; tout le génie de ces jours-là : les balles enchantées qui sifflent comme des esprits dans l’air ; les sabres qui sourient au soleil comme l’écharpe d’une fée du Hartz ; les banderolles des lances, les poitrails des chevaux, comme un flot noir du Danube, qui porte sur son dos son cavalier, son panache et ses harnais d’écumes ; la rosée terrible du soleil de Leipsick ! Qui dira désormais que la réalité manque à cette poésie ? Au contraire, elle en est plutôt affolée et enivrée : elle a bu du meilleur de notre sang. C’est un autre vertige. Elle est si bien à la solde des événemens, qu’elle est elle-même un clairon dans la mêlée. Elle est tout feu, tout sang, tout bruit, tout action, tout héroïsme ; et la balle qui frappe Koerner au front, à l’heure où il finit le Chant du glaive, achève de donner à l’art, par cet endroit, son baptême de feu.

Uhland est le Béranger de l’Allemagne[3]. Quoiqu’il touche encore à l’époque que nous venons de franchir, son inspiration a déjà changé de caractère. Il est venu, lui, le soir de la bataille des géans. Les bruits sont déjà amortis, l’herbe est déjà séchée, l’épée est déjà essuyée, la lutte est déjà achevée. Il apporte sa foi de pèlerin pour la prière avant la fin du jour. Naïf et recueilli dans sa victoire, c’est l’ange de Novalis au bivouac ; c’est la fête de l’affranchissement, joie d’enfant qui se remet à se chauffer à son soleil, à caresser ses fleurs, comme si elles ne souriaient que d’aujourd’hui. Lui aussi fait reverdir sa vieille nature d’Allemagne, comme si elle avait été stérile et muette dans ses plaines de trèfle, tout le temps de la conquête ; mais l’originalité de ce poète est plus profonde. L’enivrement de l’orgueil national prend dans son âme l’humilité d’une vieille ballade populaire : il enveloppe les conquêtes du libéralisme moderne sous les airs et la candeur du moyen âge ; c’est lui qui donne au génie ombrageux de notre époque la grâce diaphane des vitraux des croisades, et qui brise contre la sainte-alliance la lance d’un sonnet féodal. Qui parle d’un démagogue de 1819 ? Lui, c’est un vassal de Rudolphe qui chante sa chanson sous le prunier sauvage et sur la tour ruinée de son seigneur. De son fossé suzerain, plus son esprit se penche vers l’avenir, plus ses mains se retiennent par le bord aux lierres et aux herbes gothiques. Il est ainsi en poésie ce que Cornelius est en peinture, et ils représentent tous deux fort bien à leur manière l’état actuel de l’Allemagne, qui cache, elle aussi, des sympathies si nouvelles et une si jeune destinée sous la vieillesse des institutions et des formes politiques.

Une chose remarquable, c’est que la liberté, dans ses goûts les plus populaires, a montré, à son début en Allemagne et au nord, autant de prédilection pour le moyen âge, qu’en France elle lui a montré de répugnance. On était là carlovingien, comme chez nous on était bonapartiste. On portait là, pour signe de ralliement, après la restauration, les boucles des rois chevelus de la première race, comme, chez nous, on ramassait sous la botte de Napoléon la violette du 20 mars. Ce que l’on appelait démagogues au nord, c’était une espèce de sectaires de nationalité féodale, gens de religion et de foi enfantine, vrais pèlerins d’armées, bons chrétiens, tout chargés de la ferraille du vieil empire germanique, puritains des anciennes coutumes, toujours chantant, souvent priant, bons prud’hommes qui portaient le poil fauve de Barberousse, et ce qu’ils avaient retrouvé chemin faisant de la mantille et de l’épée de son siècle écourté. Tout bardés des temps gothiques, ils eussent fait horreur à un carbonaro du midi ; et pourtant, sous cela, on sentait un instinct profond du pays. Pour se venger en un coup de sa longue défaite depuis la réforme, l’Allemagne était obligée de remonter jusqu’à son moyen âge. C’est là, dans la pompe de son empire écroulé qu’elle s’encourageait au sentiment renaissant de son unité, et que son ambition d’aujourd’hui allait chercher de quoi s’exalter et se rassurer. Elle réveillait, après mille ans, ses vieux Othon dans leurs caveaux aussi vite que nous, notre mort à Sainte-Hélène. Elle mettait de l’érudition dans son complot, de l’archéologie dans son émeute, et à son patriotisme savant il n’en coûtait pas plus de déterrer en secret les aigles de Charlemagne, et de faire de la sédition avec le treizième siècle, qu’à nous, après quelques années, d’avoir souvenance du soldat de l’an xii, et de garder sous nos chevets le drapeau de la république.

Me voici arrivé au moment de prononcer un nom bien peu connu de ce côté du Rhin et si plein pourtant de génie et de toutes les sortes d’audace, que ce n’est pas un faible effort que d’en parler sans passion. Celui-là a reçu évidemment une force herculéenne et une puissance titanique. La nature l’a armé dans son temps pour un duel corps à corps avec son propre pays. C’est lui qui a reçu mission de jeter pour jamais dans l’arène cette masse inerte de l’Allemagne, et de démuseler le monstre. Il l’enchante, il le séduit, il le blesse, il l’aiguillonne, il le désespère, il le terrasse, il le foule aux pieds, il s’en fait haïr, il s’en fait dévorer ; c’est le tauréador qui va chercher dans son bois le buffle germanique. Il l’amène tout saignant à la lice de l’Europe, il le harcèle, il se met à sa merci, il en meurt ; mais le taureau, une fois déchaîné, n’ira plus ruminer sous son frêne la vieille glèbe du passé. Dites ce que Goërres[4] n’est pas : c’est le martyr et l’hostie du panthéisme. Partout où un principe succombe, il se met à sa place, pour le soutenir seul, et se faire écraser sous ses ruines. Il traite les idées comme les chevaliers faisaient les veuves et les orphelins. Il les prend sous sa protection, dès qu’il les voit assez nues et délaissées ; peuples ou rois, il ne les connaît plus dès qu’il les a couronnées. Il est jacobin, il est absolutiste, il est prêtre, il est démagogue, il est papiste, il est ultramontain, il est patriote, selon que l’une de ces causes faiblit, et tout cela à un degré où personne ne l’a jamais été. C’est un héros qui épuise dans son âme les passions sociales et cosmopolites, comme d’autres font des passions individuelles, avant de remonter tout vivant à son Dieu à lui, le plus vaste, le plus abstrait, le plus visible, le plus obscur, le plus éblouissant qu’un poète ait chanté. Pas un homme dans son pays n’a plus fait ni plus souffert pour l’indépendance, et pas un homme n’a été plus haï au nom de l’indépendance. Par une combinaison que l’on ne peut rencontrer ailleurs, il unit l’énergie d’un montagnard de la Convention aux divines illuminations d’un alexandrin ; il y a en lui du Danton et du Plotin. Pendant huit ans, il a été mis par la Sainte-Alliance au ban de l’Allemagne ; et c’est lui qui disait, dans son patriotisme asiatique, en parlant de l’infidélité de l’Alsace ; « Brûlez Strasbourg, et ne laissez debout que la flèche de sa cathédrale pour l’éternelle vengeance des peuples allemands. » À cette imagination héroïque, le mouvement de l’invasion avait apparu comme le signal d’une nouvelle ère sociale pour le genre humain. Mais, de cette épopée sanglante, quand il vit sortir un jour, confus et dépenaillé, ce haillon d’à-présent, qu’on appelle monarchie constitutionnelle ; quand il vit tout ce sang, tout ce bruit, toute cette gloire, tous ces peuples, aboutir à ce pauvre oripeau, dont il sentait déjà la chute ; quand il vit que ces armées, qu’il avait exaltées si haut, n’avaient rapporté dans leurs sacs, de toutes leurs batailles, que ce triste plagiat et ces couronnes de laiton, et qu’il fallait que l’Allemagne se mît encore une fois sur sa porte à mendier en politique le pain du reste de l’Europe : oh ! alors il répudia ces demi-libertés, il démasqua ces tristes joies, il jeta le gant à ces bourgeoises conquêtes où s’entravait et se dénaturait à ses yeux la mission de son pays. Les querelles du régime représentatif et sa chétive condition ne lui semblèrent qu’un jouet posé là par hasard pour amuser un moment les larges destinées de l’Allemagne. Retrouver et refaire, après Luther, l’unité des races germaniques, et les pousser de nouveau dans l’histoire comme un cavalier tout armé, c’était là, pour lui, la question. Mais quel serait le lien de ce faisceau de langues et de peuples ? La royauté constitutionnelle, étroite et impuissante, divisait tout, morcelait tout. Un principe religieux pouvait seul rassembler pour jamais ces membres des fils de Cadmus semés sur chacune des grandes routes de l’Europe ; où était-il donc ce principe ? Goërres crut qu’un catholicisme renouvelé à la source des traditions du genre humain aurait cette puissance. Dès cette heure, il se mit en guerre avec tout le présent. Il fit le procès à la réforme qui avait gaspillé son peuple, et au libéralisme qui avait achevé la réforme ; il conçut au profit de l’Allemagne une papauté révolutionnaire, qui, assise sur le corps de l’Autriche, exercerait pour le nord cette puissance de cohésion que la papauté du moyen âge avait exercée sur le midi ; il provoqua une dictature de nationalité à tout prix ; il appela une restauration religieuse, un Napoléon mitré, un Luther oriental, pour détruire l’œuvre du Saxon. Entre ses mains, la liberté allait se perdre dans la foi, comme chez nous elle s’était un jour perdue dans la gloire. En voyant autour de lui tous les peuples entamés au dedans, et qui s’ouvraient nonchalamment au premier occupant, il voulut, à la manière d’un législateur asiatique, murer le génie de l’Allemagne. Avant de l’envoyer, novice et imberbe, à la conquête de l’avenir, pour la raidir à sa haute discipline, il l’aurait volontiers, après Moïse, amusée quarante ans dans le désert. Telle est l’idée politique de Goërres, idée qui pèche au fond plutôt par le manque que par le trop d’audace. Que sert de mettre debout l’orgueil national pour lui dire : Courbe ta tête sous l’aube du vieux catholicisme ! Il s’en va, lui, comme le maître des Huns, à la rencontre de Rome, et il manque aussi là sa fortune, au même endroit, pour avoir tourné bride devant la crosse du chef de la ville des morts. Qu’a-t-il donc vu pour faire ainsi rebrousser son projet en chemin ? Quand il fallait être réformateur et prophète et qu’il en avait le cœur, qui lui a lié la main ? Dites-moi donc, vous qui le savez, je vous en prie, quelle si grande merveille est cachée sous cette ruine de l’église pour que des hommes aussi forts que celui dont je parle, ne la puissent toucher sans en rapporter sous leur manteau le tremblement et la peur d’un enfant ! Voilà Goërres, le fier Sicambre, qui a vu le Vatican. Il a plié le genou, lui, l’audacieux ! à présent sa fortune est finie ; personne ne le connaît plus. Il s’en va seul, il retourne seul en arrière, sans étoile et sans guide, dans son génie orageux, lui si vanté, si aimé, si idolâtré, à présent si méconnu, si délaissé, si lapidé par son propre pays, qui ne pardonne pas plus que le monde à qui le sert, le refait, le trouble ou le ruine à demi.

De tous les prosateurs de son pays, Goërres est peut-être celui qui est le plus Allemand sans mélange. On peut retrouver dans Goëthe la clarté limpide de Voltaire, dans Herder le repos de Buffon. Les chefs de cette école se sont tous appliqués à modérer, par l’art, l’exubérance de leur langue virginale. Goërres est un des premiers qui ait mis son effort à exagérer encore cette inculte indépendance. Emporté qu’il est par un idiome indompté, qu’il ne conduit plus, qu’il ne régit plus, ne fermez pas la barrière à ce Mazeppa avant qu’il soit rentré dans les traditions échevelées et dans la poésie sauvage de son peuple au berceau. C’est le Jean-Paul de la science et de la philosophie, la végétation désordonnée d’une forêt primitive, où tout germe, où tout meurt, où tout s’entasse à-la-fois, les troncs blancs des chênes centenaires, les palmiers nés d’hier que la fourmi courbe sous son pied, les carcasses des crocodiles et des serpens du déluge, le bec du vieil aigle, les os des races évanouies. Quand cette langue, ainsi démuselée, veut se mettre à expliquer les intérêts actuels et ceux de la civilisation moderne, rien n’égale la gaucherie de cette voix de géant. L’impuissance où elle est de se discipliner fait trop éclater son impuissance à gouverner son époque ; mais, quand Goërres l’applique, comme il fait presque toujours, aux âges héroïques de l’humanité, elle produit alors un effet surprenant. Cette langue, toute d’une pièce, confuse, mugissante, rumeur inarticulée d’un peuple d’idées qui grondent et s’amoncellent, prend peu-à-peu un corps : elle se dresse, elle se ramifie. La voilà, presque svelte et diaphane, qui s’élance et se cisèle elle-même à l’image d’un massif d’architecture gothique. Sans se briser, sans s’interrompre jamais, elle se couronne à chaque mot d’ornement et d’arabesques ; elle s’enracine partout ; elle prend terre partout ; elle s’épanouit et s’effeuille partout ; elle se noue en faisceaux sur ses piliers ; elle grimpe ; elle descend ; elle remonte sans prendre haleine, ni s’arrêter nulle part dans sa tour résonnante ; et, quand, lui, il a bâti ainsi son monument d’une seule pierre et presque d’une seule phrase, la pensée s’en échappe à la fin, éclatante et hurlante, comme la voix d’une cathédrale, sous les voûtes et les arceaux de sa parole.

Sorti de la philosophie de Schelling, Goërres l’a appliquée à l’histoire, comme Oken aux sciences naturelles. Dans son esprit de réformateur, sa tâche à lui est de recueillir les traditions universelles de tous les lieux, ou chrétiennes ou païennes, pour s’en faire une bible nouvelle. Son histoire des cultes de l’Orient, malgré l’immensité des recherches, est une œuvre d’art et de divination, plutôt encore que de science. Je ne connais aucun livre qui soit plus rempli de l’enivrement de la nature. Il a la marche triomphale du Bacchus indien, qui porte dans sa main la grappe cueillie au cep de l’infini. Chacune des religions de l’Asie primitive apparaît là, à son tour, sous le manteau et la physionomie de son climat. Il y en a qui bondissent enflammées dans leurs hymnes avec les lionnes de l’Iran, d’autres qui rampent dans leurs liturgies, tristes et caverneuses avec les serpens de l’Abyssinie, d’autres qui hennissent altérées d’avenir dans leurs prophéties, et qui frappent de la corne de leurs pieds la terre promise avec le cheval de Juda, d’autres qui s’accroupissent dans leur éternité avec les sphynx et les canopes du Nil. Ce n’est point l’orient naïf et matinal, qui se lève de son lit, comme un enfant dans la première nuit de l’univers, pour appeler son père. C’est un orient refait, transfiguré, un orient savant, ressuscité de son sépulcre, pour s’expliquer son enfance par sa vieillesse, son Eden par son Alexandrie, et son berceau par sa tombe. Tous ces cultes qui se suivent à des siècles d’intervalle forment entre eux une procession infinie qui va à la même fête, et un catholicisme païen qui chante par des voix de peuples son hosannah dans la basilique de l’Asie. Oh ! le merveilleux rite qui tend sur sa tête le ciel de l’Inde et de la Perse, quand les empires se lèvent les mains jointes et s’agenouillent dans leurs ruines comme des diacres à l’autel, quand Babylone met sa mitre d’or sur son front, quand Bactres secoue sur sa montagne l’encensoir de diamant, quand l’Égypte s’assied pour prier bas sous son dais de granit, quand la Chaldée sème autour d’elle ses dieux à pleines mains comme une jeune fille sème par les carrefours les marguerites et les roses de mai de sa corbeille sur le chemin du prêtre. Voyez ! les religions errantes bénissent dans l’Orient le seuil où doit passer le genre humain pour enfler dans la vie, comme on bénit les trois degrés de pierre et le porche d’une église. Le soleil d’Asie est le calice de vermeil qu’un bras tient haut levé pendant la fête sur la tête courbée de l’Arabie et de l’Iran. L’infini se cache dans la nue, le prêtre sous son aube. Silence aux éperviers du Nil sur leurs obélisques ! Silence aux licornes de l’Euphrate. Le sacrifice avance. La Judée est la victime. La voilà immolée sur son Liban. Rompue et partagée comme un pain d’expiation, que chacun, Asie, Europe, goûte un peu de sa chair à ses lèvres, et emporte avec soi dans sa maison un peu de ses reliques ! Et à présent, la fête est finie ; l’Orient lève sa tente. Ninive et Babylone, rendez-moi vos habits d’or et vos aubes brodées. Ecbatane et Persépolis, rendez-moi vos manteaux empourprés et vos mitres de diamant. Jetez bas pour un autre que vous, vos couronnes de créneaux et vos surplis de murailles dentelées ; passez, tombez, croulez, et si quelqu’un vous demande : Holà ! qu’avez-vous fait du dieu ? Répondez : Je ne sais.

La nature, qui a ouvert au nord le large horizon de l’Allemagne pour que les sociétés modernes s’y trouvassent à l’aise sur les champs de bataille, et que chaque contestation politique de peuple à peuple y eût ses coudées franches, a voulu aussi, ce semble, que cet horizon servît de champ-clos pour une grande épreuve des opinions et des philosophies humaines. Tant que les doctrines qui y sont à présent aux prises, ne firent que commencer à croître, jeunes et inoffensives, prenant chacune peu de place, elles vécurent ensemble sans querelles. C’était plaisir alors de les voir toutes arriver et se mouvoir en liberté. Long-temps elles purent croire qu’elles continueraient de grandir ainsi en paix sous l’étendard du panthéisme. Mais à mesure qu’elles eurent gagné leur rang et leur maturité, chacune suivit son humeur et marcha à sa guise. Dans ce pays de repos, ce n’est plus aujourd’hui que froissement de croyances qui s’usent l’une par l’autre, que conflit de renommées qui en viennent aux mains, que systèmes blessés au cœur, que théories désarçonnées, que docteurs qui ferraillent. Le catholicisme est désarmé par le protestantisme, le protestantisme par le piétisme, le piétisme par le rationalisme. C’est un cercle fatal qui est tracé dans le sable et au-delà duquel on ne peut faire un pas sans marcher sur un mort. La gloire de Schiller se retourne contre la gloire de Goëthe. La philosophie de Hegel sert à tuer la philosophie de Schelling ; Schelling sert à tuer son maître. Toutes les opinions humaines se sont donné rendez-vous là, comme dans une Alexandrie moderne, pour se développer chacune à sa manière, afin qu’arrivées à leur dernière puissance, elles fournissent entre elles un meilleur combat, et qu’il soit plus facile de se reconnaître dans leurs ruines. Monté à sa plus haute tour, l’édifice tout spirituel de la vieille Allemagne s’écroule sans fracas. Lui-même, il jette de ses créneaux sa poussière aux quatre vents, poussière, non de mort, mais de vie ; non de matière, mais de pensées ; poussière d’idées que le Dieu de l’humanité ramasse dans le creux de sa main pour en pétrir avec sa salive un nouveau monde civil à son loisir. —

L’école littéraire qui commence aujourd’hui à se former est encore trop nouvelle pour qu’il soit possible de la juger. Plus remarquable par ses antipathies que par ses goûts, elle l’est plus aussi par ses projets que par ses œuvres. Elle débute par le désenchantement et la satire. Un de ses soins les plus importans est de montrer qu’elle a su se défaire de toute illusion, et qu’elle peut jouer l’esprit fort autant qu’un autre. C’est l’enthousiasme trompé dans sa foi, qui se retourne contre lui-même, pour se traîner lui-même sur la claie. Époque froide et colère, où un peuple se convie à l’action, en s’aiguillonnant par l’insulte, et en s’agaçant lui-même dans sa bauge. On a peine à croire ce que le vertige du patriotisme fait excuser d’injures à Boerne, l’un des écrivains d’à-présent qui, dans son radicalisme fantastique, reproduit le mieux quelques-uns des traits de l’éloquence populaire de Luther. Wolfgang Menzel[5] est un critique plein de verve et d’âcreté, un niveleur littéraire qui a le premier ébranlé la royauté de Goëthe. Dans ses tableaux de l’Allemagne actuelle, Heine[6] se joue, avec une étourderie toute française, des convictions et de la candeur défaillante de son pays. Patriotisme, spiritualisme, christianisme, quelque chose qu’il touche, sa qualité de juif, donne à sa moquerie plus de venin ; et c’est avec un rire folâtre et des grâces enfantines qu’il empoisonne, autant qu’il peut, la coupe où boit encore le vieux siècle qui se meurt. Toute préoccupée du présent, cette école n’a plus aucun des désintéressemens de celles qui l’ont précédée, elle est avide de réforme et de bruit politique autour d’elle. À la façon d’un chant populaire que tout le monde répète, l’art se partage entre une foule de poètes sans noms ; avant de se personnifier de nouveau dans une seule vie, il s’ajourne jusqu’à ce que l’état, en se recomposant, lui ait cette fois donné le signal. Il est évident qu’un peu du levain de la France a pénétré dans le cœur et l’avenir de l’Allemagne. Autant nous avons emprunté d’elle, autant elle a pris de notre humeur. À son tour, elle veut savoir quelle joie c’est de démolir son passé, et si le plaisir est vraiment grand pour qui jette à pleines mains sa propre poussière aux vents. Les rois de la pensée sont détrônés dans leur génie, après eux les rois du peuple sous leur dais. Pour donner, lui aussi, à sa manière son avertissement de mort au monde politique, l’art immole par avance la meilleure de ses gloires, et abat dans son champ, comme Tarquin, ses pavots les plus hauts.

Mais que servent les symboles, mon Dieu, si le pouvoir en Europe a partout le vertige ? Tout signe est mort, toute langue est à bout ; puisque c’en est fait, et qu’il ne reste plus rien à dire, courage donc, sur vos trônes, nobles rois et reines, hâtez-vous, amusez-vous, votre enivrement fait toute notre fête. Votre escalier est de pierre, la rampe est de bronze ; montez sans rien craindre, d’un degré plus haut, chacun dans votre égarement. Rois légitimes, rois constitutionnels, rois Guelfes et Gibelins, rois en exil, rois au pinacle, de vos châteaux, de vos vaisseaux, de vos tours ensorcelées, venez vous asseoir à votre repas de Balthazar ; la table est longue, la nappe est mise. Remplissez tous votre verre de ce vin de colère qui murmure dans sa coupe, comme le bruit d’une ville qui s’émeut. Encore ! encore ! Oh ! les hommes sages qui ne font que mouiller leurs lèvres ! oh ! les hommes réfléchis qui ne finiront jamais ! Buvez donc, mes chers seigneurs ; c’est du pur vin de ma treille, je vous le jure. Que ceux qui ont un sceptre frappent sur le bord de la table, que ceux qui ont une couronne l’abaissent sur leurs yeux, en guise de bandeau, pour ne pas voir sur leurs murailles la main qui charbonne dans l’art : Tu seras roi trois jours.


edgar quinet.[7]
  1. Cornelius. C’est de lui que sont les fameux dessins du Faust de Goëthe.
  2. Iahn a continué ses prédications jusque dans le jardin du Palais-Royal. À son retour en Allemagne, il en a été récompensé par une réclusion perpétuelle dans sa ville natale. Le séjour des universités lui a été surtout interdit pour jamais. Voyez son livre de la Nationalité, traduit par Lortet, ouvrage fort curieux et pas assez connu.
  3. Ulhand a publié un volume de poésies lyriques. Depuis la guerre de l’indépendance, il n’a pas cessé de rappeler aux rois du nord leurs promesses libérales, il a saisi l’occasion de chaque événement politique, pour en composer son chant national. Depuis quelques années, il a quitté la poésie pour la critique, et l’on attend avec impatience de lui une histoire littéraire de l’Allemagne.
  4. Les principaux ouvrages de Goërres sont : l’Histoire des mythes de l’Asie ; la traduction en prose de Schanameh de Ferdoussi, laquelle est précédée d’une introduction, qui est elle-même un monument ; les Livres populaires de l’Allemagne ; Introduction au Lohengrin ; un volume d’Aphorismes ; la Physiologie universelle ; Leçons d’histoire générale ; l’Europe et la Révolution ; une foule d’articles dans les recueils littéraires et politiques, où ce grand esprit s’est trop éparpillé. Depuis plusieurs années, Goërres est occupé d’une histoire des traditions du genre humain.
  5. Wolfgang Menzel a publié un Tableau de la littérature allemande en trois volumes, une Histoire populaire de l’Allemagne, deux drames satiriques de l’école de Tieck. Aujourd’hui il rédige, presque seul, le Litteratur Blatt.
  6. Heine, fort jeune encore, a publié trois volumes, sous le titre de Reisebilder, impressions de voyages qu’il serait à désirer de voir traduites. — Nous en donnerons la meilleure partie dans notre prochaine livraison.
  7. Notre collaborateur, qui vient de visiter l’Allemagne et qui voyage maintenant en Italie, nous écrit, en nous envoyant cet article, qu’il se propose de traiter la question de l’art sous le point de vue politique, et qu’il donnera successivement des articles spéciaux sur l’Italie, l’Angleterre, l’Amérique et la France. La manière remarquable et neuve dont il a commencé cette série fera, nous l’espérons, vivement désirer la suite, qu’il nous promet prochainement. Le second article sera consacré à l’Italie que l’auteur est allé étudier sur les lieux.

    (N. du D.)