L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 19

Laffont (p. 319-326).


XIX

Le marquis Saladin


Saladin n’avalait plus de sabres autrement qu’au figuré. Il avait fait ses débuts sur ce grand théâtre où depuis si longtemps il rêvait sa place marquée. Il était — négociant — à Paris.

Les négociants comme lui abondent tellement dans la capitale des civilisations modernes que j’éprouve une sorte de pudeur à spécifier le commerce qu’il faisait.

Il était faiseur comme Mercadet, mais faiseur d’assez bas étage, et n’avait pu jusqu’à présent percer sa coque de coulissier.

Il était connu, pourtant, trop connu aux abords de la Bourse et devant le passage de l’Opéra, où ce Marseillais qui classe les petits loups-cerviers disait de lui :

— Il a du bagou, du feu ; il piaffe bien, mais on dirait toujours qu’il avale des sabres.

Ce Marseillais a donné des surnoms à trente ou quarante diplomates véreux dans Paris. C’est sa spécialité. Le sobriquet d’avaleur de sabres, d’autant plus curieux que personne, sur le boulevard, n’avait connaissance de l’ancien métier de monsieur le marquis, lui resta.

J’avais oublié de dire que Saladin, par une de ces maladresses qui gâtent les habiletés de théâtre et de province, s’était fait marquis. C’était de trop. Un marquis brocanteur n’inspire de confiance que quand il escamote des millions.

Et Saladin n’en était pas là. Il opérait petitement, demeurait au cinquième étage et n’avait qu’un seul luxe : son valet de chambre.

C’était un valet de chambre assez laid et déjà vieux qui traînait sa livrée trop mûre dans tous les cabarets borgnes du quartier Montmartre. Il était beau parleur, presque autant que son maître, dont il racontait la romanesque histoire à tout venant.

Le jeune marquis de Rosenthal était, selon son éloquent valet de chambre, le rejeton d’une antique famille d’Allemagne. La description du château à tourelles, à donjon et à pont-levis, où monsieur le marquis avait reçu le jour, durait dix minutes.

L’histoire variait souvent dans ses détails, mais le thème restait à peu près celui-ci :

Monsieur le marquis avait eu une jeunesse malheureuse à cause de son amour pour sa mère, illustre Polonaise victime d’un mari prussien. Son père l’avait chassé dès l’âge de quatorze ans, et le jeune Frantz de Rosenthal avait dès lors parcouru l’Europe, soutenu par des envois d’argent qu’il devait à la sollicitude de sa mère. Il avait ainsi perdu tout à fait l’accent allemand, et s’était fait une réputation de brillant cavalier dans diverses cours de l’Europe.

Malheureusement sa mère avait fini par succomber aux cruautés de son méprisable époux, lequel avait coupé les vivres à Frantz de Rosenthal.

— Ce n’est qu’une éclipse momentanée, disait en finissant le valet de chambre qui s’appelait Meyer. Notre bourreau n’est pas immortel, et d’après l’ordre imprescriptible de la nature, monsieur le marquis est appelé sous peu à jouir d’une fortune territoriale supérieure à l’apanage de la plupart des princes.

Je ne voudrais pas affirmer que Paris soit incapable de se laisser prendre encore à des plaisanteries de ce genre : on y vole beaucoup à l’américaine ; mais notre ami Similor, sous son nom tudesque de Meyer, avait gardé à un si haut degré l’accent du vieux gamin de Paris, embelli par l’emphase du bonisseur en foire, que la confiance eût été véritablement sans excuse.

Il avait son genre d’esprit, ce malheureux Similor, il était habile à sa manière, et certes les préjugés ne le gênaient point : mais la chance lui manquait, selon son expression, excepté auprès des dames.

Monsieur le marquis de Rosenthal ne le traitait pas toujours, du reste, avec la déférence qu’on doit à un ancien serviteur. On avait vu le vieux Meyer jeté dehors, après une querelle où il avait soutenu peut-être son opinion un peu trop vivement, passer la nuit à la belle étoile ou dans ces cabarets secourables du quartier des halles qui ne ferment jamais.

Mais il revenait le lendemain matin, et son jeune maître n’avait pas tout à fait mauvais cœur, puisqu’il le reprenait toujours.

D’autres fois, il est vrai, des fournisseurs entrant à l’improviste avaient surpris monsieur de Rosenthal et son Meyer assis à la même table et fumant et trinquant fraternellement.

Il en était ainsi ce soir — un soir du mois d’août 1866 —, au moment où nous entrons dans le domicile modeste où végétait monsieur le marquis, en attendant l’immense héritage de ses pères.

C’était une chambre mansardée, située dans la rue Neuve-Saint-Georges et meublée assez proprement. Deux autres petites chambres complétaient un appartement de sept cents francs par an, sur le loyer duquel monsieur le marquis devait trois termes.

La table était servie, c’est-à-dire qu’il y avait sur un journal financier, servant de nappe, diverses bribes de charcuterie, un morceau de fromage, du pain et deux litres de vin sans bouchons.

Meyer-Similor mangeait, le marquis Saladin de Rosenthal se promenait lentement de long en large, les mains croisées derrière le dos.

C’était maintenant un homme de vingt-huit à trente ans, mais sa taille grêle lui gardait une apparence plus jeune ; il était de ceux qui, plutôt grands que petits, n’ont pas l’air d’atteindre à la taille moyenne. Bien des gens l’auraient trouvé fort joli garçon ; il avait des cheveux abondants, d’un noir luisant, qui coiffaient bien un front assez vaste et plus blanc que l’ivoire. Son nez était droit et mince, sa bouche trop large avait une certaine grâce dans le sourire, mais le regard de ses yeux, ronds comme ceux des oiseaux, produisait un effet pénible, aussi bien que la blancheur particulière de sa peau, où nulle trace de barbe ne paraissait.

Quant à Similor, c’était toujours le même bonhomme à la physionomie naïve et futée, tout en même temps, et imperturbable dans le solide contentement qu’il avait de soi-même.

— Vois-tu, petiot, disait-il en broyant vigoureusement sa nourriture, rien ne m’ôterait de l’idée que tu as du talent, puisque tu es mon fils naturel, mais tu as manqué ton coup dans Paris depuis trois ans et plus, c’est certain. Nous sommes brûlés sans avoir travaillé ; les gens me rient au nez quand je reprends la guitare de ta noble origine. Aurait mieux valu se faire tout uniment petit bourgeois et ne pas rester manchot.

Saladin arrêta sa promenade et fixa sur lui ses yeux ronds avec une expression de sincère mépris.

— J’ai mon idée, prononça-t-il tout bas.

Similor siffla un verre de vin bleu et se permit de hausser les épaules.

— J’ai mon idée, répéta Saladin qui fit un pas en avant. Il y a des gens forts, et il y a des mazettes, c’est connu. Tu as fait mille et un coups dans ta vie et tu es le dernier des derniers. Pourquoi ?

Similor se redressa et ouvrit la bouche pour protester.

— Tais-toi ! ordonna rudement Saladin. Tu as de l’esprit comme ceux de ton temps, pour dire des niaisoteries et faire rire les imbéciles ; moi je suis de mon époque : un homme sérieux ; je ne ferai jamais qu’une affaire, et cette affaire-là sera ma fortune.

Il tourna sur ses talons et se remit à marcher.

Similor, sans perdre une bouchée, le suivait du coin de l’œil. Sa physionomie était à peindre. On y eût trouvé de l’humilité parmi son orgueil et, au milieu de son mépris pour ce fanfaron qui venait de perdre trois années à s’efforcer vainement, je ne sais quelle attente involontaire et mystérieuse où il y avait une pointe d’admiration.

Il pensait :

— Étant tout petit, il avait des trucs étonnants, et si tout de même c’était la vérité qu’il manigance un grand mystère ! N’empêche, reprit-il tout haut, que si on n’avait pas eu l’annuité des Canada, on se brosserait le ventre.

— On a l’annuité des Canada, répondit froidement Saladin, et c’est par moi qu’on l’a. Leur maison est solide ; le mois dernier, au lieu de cent francs, j’ai touché vingt louis.

Similor enfla ses joues.

— Et ça me passe sous le nez, alors, s’écria-t-il, quoique la rente soit due surtout à l’amitié de Damon et Pythias qui m’unissait à Échalot anciennement.

Saladin, au lieu de répondre, vint prendre sa place à table, et se versa un demi-verre de vin.

— J’ai causé avec mademoiselle Saphir aujourd’hui, dit-il négligemment.

Similor bondit sur sa chaise.

— Ils sont à Paris ! s’écria-t-il.

— Depuis quatre jours, répliqua Saladin.

— Et tu le savais !

— Tu sais bien que je sais tout, bonhomme.

— Et tu ne le disais pas !

— Tu sais bien que je ne te dis jamais rien.

Il but son verre à petites gorgées, et le reposa sur la table avec un geste de profond dédain.

— Ça ne vaut pas le Johannisberg que nous buvions chez le margrave, mon illustre père, dit-il en riant. J’ai proposé à Saphir une bonne place.

— Celle-là n’a pas besoin de toi, riposta Similor ; elle gagnera toujours ce qu’elle voudra.

Saladin essuya un coin de table avec le journal financier et s’accouda.

— Papa, dit-il, si tu avais un peu plus d’intelligence, tu me serais très utile, car tu as bonne volonté ; c’est l’éducation qui te manque, et le sérieux : je ne ferai jamais rien de toi. Mais il y des moments, pas vrai, reprit-il avec plus d’animation, où l’on a besoin de s’épancher avec n’importe qui ou n’importe quoi…

— On parlerait à son chien ! interrompit Similor amèrement. J’ai vu dans les pièces de théâtre bien des enfants dénaturés, mais jamais un de ta force, petiot.

L’œil d’oiseau de Saladin était fixé sur lui avec une complète sérénité.

— Tais-toi, fit-il encore, on a un cœur. Quand j’aurai les millions, tu seras mon concierge pour le restant de tes jours.

Similor emplit son verre jusqu’au bord.

— Allons, dit-il, étouffant un soupir et faisant de son mieux pour sourire, tu es drôle tout de même, petiot, et j’avais aussi à ton âge le caractère d’un damné farceur. Attrape seulement les millions et puis nous verrons. Quelle place as-tu offerte à mademoiselle Saphir ?

Saladin réfléchissait.

— C’est une histoire à compartiments, murmura-t-il. Faut des mathématiques pour s’y retrouver, par moments. J’ai mon idée, claire comme un soleil, et puis il y a tant et tant de détails que tout à coup je m’y perds. On mange mal ici, c’est vrai, on boit de la piquette et on est logé comme des Auvergnats…

— En plus qu’on doit le loyer, insinua Similor.

— En plus qu’on doit le loyer, répéta Saladin, et pourtant j’ai arraché aux Canada, depuis trois ans, une quantité de dents qui t’étonnerait, ma vieille. En plus encore, sous l’apparence du chou blanc, j’ai réussi pas mal de brocantage dont le produit n’est pas entré à la maison.

— Où donc qu’il est le produit ? demanda Similor, est-ce que tu aurais une affection en ville ?

Son regard, qui raillait cette fois, caressait la joue imberbe de monsieur le marquis.

Celui-ci ne broncha pas et répondit :

— Je ne sais pas trop si j’aime mademoiselle Saphir, ou si je la déteste. Depuis que le monde est monde, il n’y a jamais rien eu de si beau que cette gamine-là. La place que je lui ai offerte, la voici : fille d’une duchesse.

— Duchesse ! comme nous sommes marquis ?

— Fille unique d’une vraie duchesse avec plusieurs centaines de mille de livres de rentes.

— Et elle a refusé ? demanda Similor sans trop d’étonnement.

— Elle a refusé.

— Parce qu’il aurait fallu épouser quelqu’un que je connais bien ?

— Peut-être. Cette fille-là est aussi bête que belle. Si j’avais pu lui dire mon secret tout entier, je l’aurais eue à mes genoux… mais voilà tantôt quatorze ans que je monte ma mécanique, mon affaire, ma seule affaire, qui a commencé par les cent francs que tu m’as volés comme un imbécile, et qui finira par des coffres pleins d’or pour moi tout seul.

Saladin s’arrêta ; à vue d’œil, Similor devenait de plus en plus attentif.

— Cause, petiot, cause, dit-il humblement en voyant que monsieur le marquis ne parlait plus. Épanche-toi. Tu viens de le dire, à moins que ce ne soit moi : c’est comme si tu bavardais avec ton chien. Je serai discret à l’égal de la tombe.

D’un geste théâtral Saladin piqua son doigt au milieu de son front.

— Tout est là, dit-il. C’est réglé comme un papier de musique : les tenants, les aboutissants, le dessus, le dessous, je tiens l’opération dans ma poche !

Similor rapprocha son siège, mais Saladin qui le couvrait de son regard fixe et effronté ajouta :

— Ce serait de l’hébreu pour toi ; tu n’es pas de force à me comprendre.

Il y eut un silence pendant lequel Similor but deux bons verres de vin pour noyer sa rancune.

— Des fois, dit-il ensuite en tournant ses pouces, on ne mérite pas intégralement tout le mépris qu’on inspire. Je ne demande pas à être employé dans tes hauts calculs polytechniques, mais, s’il y avait un bout de rôle à trousser avec adresse, j’en ai, je crois, la capacité. Il est sûr que tu as ton idée, petiot ; tu viens de te révéler à ton père sous un aspect nouveau et intéressant. Je devine que la mère de mademoiselle Saphir est en jeu.

Saladin, à ce dernier mot, lui lança un regard si aigu que Similor éprouva comme un choc électrique.

— Touché ! pensa-t-il. Un joli coup droit.

Il ajouta modestement :

— Voilà ! En dehors de laquelle appréciation je n’y vois goutte, petiot, et tu gardes la totalité de ton secret.

L’expression de crainte qui était dans les yeux de Saladin s’effaça peu à peu. Sans doute il avait fait un retour sur lui-même, mesurant avec orgueil l’immense supériorité qui le séparait de son père. Il prit un air majestueux et clément.

— Papa, dit-il, je ne prétends pas que tu sois incapable de me donner un coup d’épaule à l’occasion. J’ai préparé l’affaire tout seul, largement et complètement, mais pour l’exécution il me faudra des aides, et c’est toi qui me les fourniras.

— Bravo ! s’écria Similor.

Monsieur le marquis lui tendit la main avec bonté au travers de la table.

— As-tu conservé des relations avec les Habits Noirs ? demanda-t-il en baissant la voix malgré lui.

— Non, répondit l’ancien saltimbanque, j’ai cherché et je n’ai pas trouvé. J’ai idée que la confrérie est allée à vau-l’eau.

— Tu te trompes, murmura monsieur le marquis.

Pour le coup, les yeux de Similor exprimèrent une surprise franchement admirative.

— Est-ce que tu serais là-dedans, toi, petiot ? balbutia-t-il d’une voix émue.

— J’ai cherché, moi aussi, répliqua Saladin, et j’ai trouvé. Tu n’as pas beaucoup contribué à mon éducation, papa ; mais dans tout ce que tu disais il y avait du moins une chose que j’écoutais. Ce qui regarde l’histoire du Fera-t-il jour demain est resté gravé dans ma mémoire. Il y avait une idée, une forte idée, et il y avait des hommes aussi dans cette entreprise. Je sais l’histoire du Colonel mieux que toi, maintenant, et c’était un gaillard ; quant à monsieur Lecoq, on ne rencontre pas souvent son pareil.

— Ceux-là sont morts, dit Similor.

— Il y a longtemps, poursuivit monsieur le marquis, et c’est dommage. Tu me demandais tout à l’heure à quoi j’ai dépensé mes bénéfices ? Il m’en a coûté bon pour retrouver ceux qui restent, car l’association a bien baissé et se cache, depuis la catastrophe de l’hôtel de Clare.

— J’étais là-dedans ! murmura vaniteusement l’ancien saltimbanque.

— Ils ont l’air de peloter en attendant partie, reprit Saladin, mais l’association reste organisée comme autrefois. Le Père-à-tous est maintenant le vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante.

— Connu, dit Similor. Pas fameux ! Et les membres de la grande vente ?

— Comayrol…

— Connu !

— Jaffret…

— Le bon Jaffret qui donne de la mie de pain aux petits oiseaux !

— Le Dr Samuel, le fils de Louis XVII

— Et puis ? fit Similor voyant que monsieur le marquis s’arrêtait.

— Et puis moi ! dit tout bas Saladin après un silence.

L’ancien saltimbanque se dressa comme un ressort et tendit ses mains en avant dans une dévote attitude.

— Cela n’est pas encore, poursuivit Saladin en souriant, mais il faut que cela soit : cela sera. Va me chercher une voiture, s’interrompit-il, ma tête s’échauffe et j’ai besoin de prendre l’air. Je veux, en outre, te dire quelque chose ; tu viendras avec moi.

— Moi ! murmura Similor, plus content qu’un hobereau du temps de Louis XIV qu’on eût fait monter dans les carrosses du roi ; avec toi, petiot !

— Va ! au galop.

Similor descendit les étages quatre à quatre, et Saladin se mit à parcourir la mansarde à grands pas. Il s’arrêtait chaque fois qu’il passait devant une petite glace, pendue entre les deux fenêtres, et s’y regardait en prenant des poses d’orateur.

— Les Canada sont à l’Esplanade pour les fêtes du 15 août, dit-il dès qu’il fut assis sur la banquette d’un coupé de place à côté de son « papa » : je suis allé de ce côté deux fois voir si ma tête est bien faite et si ma nouvelle tenue me change suffisamment.

— Avec un rien de moustache…, commença Similor.

— À quoi bon ? interrompit monsieur le marquis. J’ai passé trois fois devant Cologne, j’ai allumé mon cigare à la pipe de Poquet, et ils ne m’ont pas reconnu.

— Et mademoiselle Saphir ?

— J’ai trouvé mademoiselle Saphir comme elle sortait de la messe basse à Saint-Pierre-du-Gros-Caillou ; je lui ai offert mon bras, elle m’a dit : « Passez votre chemin. » Je me suis nommé. Elle m’a regardé par deux fois, puis elle a murmuré : « Vous êtes bien changé depuis le temps ! » Je crois qu’elle avait quelque chose pour moi malgré tout, et que nous sommes tous les deux de même, ne sachant pas si nous avons envie de nous embrasser ou de nous mordre. Je lui ai défilé mon chapelet : des choses claires comme le jour et qui auraient séduit une momie. Elle m’a laissé aller jusqu’au bout, et puis elle m’a quitté le bras en me disant encore : « Passez votre chemin… »

Il soupira et ajouta :

— Ça vient de ce que je n’ai pas pu lui lâcher le secret tout entier.

Il était environ huit heures du soir. La voiture descendait vers les boulevards. Saladin posa sa main sur le bras de Similor et lui dit :

— Toi, tu vas comprendre ça : il y a dans Paris une femme à qui j’ai volé son enfant pour cent francs ; elle était dans ce temps-là très pauvre et pour ravoir sa fille elle ne pouvait donner que son sang.

— Et tu n’avais pas besoin de son sang, dit Similor en affectant de railler.

— Tais-toi, dit pour la troisième fois le jeune homme, dont la voix tremblait d’émotion, le hasard arrange des machines qu’on n’inventerait pas. La femme dont je parle a épousé un duc dix fois millionnaire. Depuis quatorze ans, dans la sphère nouvelle où la fortune l’a placée, elle n’a pas passé une heure sans songer à sa fille, sans chercher sa fille, sans promettre à Dieu, aux saints et aux hommes sa richesse et sa vie en échange de sa fille ! C’est une passion, c’est une folie qui grandit avec le temps.

— Et Saphir est sa fille ? demanda l’ancien saltimbanque qui ne respirait plus.

Le fiacre avait traversé le boulevard et s’engageait dans la rue de Richelieu.

Au lieu de répondre, Saladin donna l’ordre au cocher d’arrêter.

— Si j’avais dit à Saphir : vous êtes sa fille, murmura-t-il, je n’avais plus rien pour la tenir… Non, j’ai dû chercher autre chose.

Il descendit et Similor le suivit.

Tous deux s’arrêtèrent devant un magasin de modes, situé non loin de la rue Saint-Marc.

— Regarde, dit Saladin, la troisième jeune personne à droite… la blonde… la vois-tu ?

— Je la vois.

— À qui ressemble-t-elle ?

Similor hésita un instant, mais, la jeune fille ayant levé les yeux de son ouvrage pour regarder aux carreaux, il frappa ses mains l’une contre l’autre, et s’écria :

— Parole sacrée ! elle ressemble à mademoiselle Saphir !

Saladin lui serra le bras fortement, et dit :

— Rentrons à la maison, ma vieille, j’avais peur de me tromper. Maintenant l’affaire est dans le sac, et nous sommes riches.