L’Autriche et le prince de Schwarzenberg
La mort du prince de Schwarzenberg a causé à Paris une émotion et des regrets que peu de personnages publics étrangers, lorsqu’ils disparaissent de la scène des affaires, excitent à ce degré. C’est que cette fin prématurée d’un homme qui, depuis quatre ans, rendait de grands services à la cause de la société laisse, non-seulement dans les conseils de la maison d’Autriche, mais dans ceux de l’Europe, un vide réel. Le prince de Schwarzenberg avait les grands côtés de l’homme public ; on attendait beaucoup, sur la foi de sa conduite passée, du poids dont il eût pu peser encore dans les hasards inconnus où la révolution emporte le monde, et la pensée de ce qu’il aurait pu faire s’il eût vécu, jointe à la mémoire récente de ce qu’il avait fait, a rendu sa perte très sensible à tous les esprits qui suivent le mouvement des affaires.
On sait que c’est en novembre 1848 seulement que le prince de Schwvarzenberg était parvenu au poste de ministre dirigeant de l’empire d’Autriche. Sans la révolution de février et le contrecoup qu’elle eut au mois de mars suivant à Vienne, il est vraisemblable, malgré son beau nom, l’influence de sa famille et les services importans déjà que personnellement il avait rendus, qu’il n’eût jamais rempli une aussi grande charge politique. Dans les dernières années de la puissance de M. de Metternich, quand les courtisans ou les diplomates essayaient de pressentir son successeur, c’était vers les Dietrichstein et les Collorédo que leurs pensées se tournaient. Le prince de Schwarzenberg était pour tout le monde alors ce que sans la révolution il fût demeuré sans doute le reste de sa vie, un grand seigneur, ambassadeur de profession et général de nom ; mais nul assurément ne soupçonnait en lui l’homme d’état que les événemens devaient produire. La révolution le prit ministre plénipotentiaire à Naples. À la nouvelle des événemens de Vienne et de Milan, le peuple napolitain se soulève, se porte à l’ambassade d’Autriche, abat l’écusson des armes impériales, le traîne dans la boue, puis le brûle. Le prince, dont un outrage pareil devait légitimement exaspérer le caractère, fort impétueux déjà de sa nature, envoie sommer le gouvernement napolitain de lui faire réparation. Ayant vainement attendu deux jours, il quitte Naples et se rend droit là où les dangers de l’empire appelaient alors tout Autrichien sachant porter l’épée, à l’état-major du maréchal Radetzky. Le nom qu’il portait était célèbre dans l’histoire militaire de l’Autriche, mais lui-même était inconnue dans l’armée. Le prince sentit qu’il fallait payer de sa personne : il n’y manqua pas. Le maréchal, l’état-major et les troupes le jugèrent rapidement : il était toujours du parti le plus court dans les conseils et au plus vif du feu dans les combats, si bien qu’à l’assaut de Vicence, chargé à la tête de sa division d’enlever l’importante position du théâtre, chef-d’œuvre de Palladio, il fut blessé de manière à ne pouvoir plus tenir la campagne. On était au mois de juin : la révolution faisait des progrès effrayans dans l’empire. Le ministère Pillersdorf, qui, le 13 mars, le jour de l’abdication du prince de Metternich, avait pris les affaires, perdait chaque jour du terrain et ne faisait que marcher de concessions en concessions. Le baron de Kubeck, le, premier, avait dû être sacrifié aux exigences populaires, puis M. de Ficquelmont, puis l’empereur lui-même, qui avait été obligé d’aller chercher un asile chez ses fidèles Tyroliens, dans la capitale de la Bretagne autrichienne, à Innsbruck. Bientôt, le 19 juillet, une administration entièrement nouvelle prit, sous la présidence de M. de Wessenberg, les rênes des affaires. Plus malheureux encore que son devancier, ce cabinet nouveau tomba le 6 octobre devant la révolte. Le ministre de la guerre, le général Latour, fut assassiné ; le ministre de la justice, le docteur Bach, à qui sa résolution, non moins remarquable que ses lumières, avait fait courir les mêmes périls, n’échappa que par miracle au même sort. Le gouvernement entier abandonna Vienne et se réfugia avec la cour à Olmütz.
Le prince de Schwarzenberg, guéri de sa blessure durant cet intervalle, avait quitté l’Italie en y laissant dans la mémoire de ses compagnons d’armes un brillant souvenir de sa valeur, et, ce qui était plus sérieux pour son avenir politique, après avoir inspiré au maréchal Radetzky une haute idée de son esprit et de son caractère. Le 6 octobre, il se rendit à la suite du gouvernement, comme la plupart des personnages importans de l’empire, à Olmütz. Des résolutions énergiques, entre autres celle de la nomination du prince Windischgraetz au commandement de l’armée chargée de réduire Vienne, furent aussitôt prises par la cour, et le prince de Schwarzenberg eut dans toutes une influence qui fut publique. Le 21 novembre enfin, Vienne étant réduite, il fut nommé au poste, plus difficile peut-être alors à remplir qu’à aucune époque de l’histoire d’Autriche, de président du conseil des ministres. À quelques jours de là, le 2 décembre, l’empereur Ferdinand, sur les conseils, dit-on, de l’impératrice Marianne, princesse aussi distinguée par l’élévation du caractère que par les qualités de l’esprit, abdiqua, de concert avec son frère l’archiduc François-Charles, en faveur du fils de celui-ci, François-Joseph. Le nouvel empereur était alors âgé de dix-huit ans à peine ; mais, dans cette extrême jeunesse, il montrait déjà de fortes qualités, et on savait que l’archiduchesse Sophie sa mère, qui, en abdiquant en sa faveur, sacrifiait le rang d’impératrice, lui avait de borne heure inculqué les sentimens d’un roi. C’est de ce grand acte, qui, rajeunissant le personnel entier du gouvernement autrichien, à commencer par l’empereur lui-même, a ouvert dans l’histoire intérieure et extérieure de l’Autriche une ère vraiment nouvelle, que date, avec la prépondérance du prince de Schwarzenberg dans les conseils de son souverain, l’influence profonde qu’il a exercée quatre années durant sur les destinées de son pays.
Quand, en ce mois de décembre 1848, il prit à Olmütz la direction des affaires, tout croulait ou fermentait dans l’empire. L’Italie sans doute était vaincue, mais elle n’était pas réduite. La Hongrie, de jour en jour, devenait plus menaçante. L’avènement de M. Kossuth à la présidence du ministère hongrois, le 24 novembre, avait été une vraie déclaration de guerre, et M. de Schwarzenberg, dès son début à Olmütz, la considérant comme telle, avait dû agir en conséquence. Le reste de l’Autriche était dans une agitation inexprimable. La constituante alors assemblée à Kremsier, malgré les efforts inouis de M. Bach, du comte Stadion et de quelques autres grands dignitaires, se consumait dans une anarchie comparable, sinon dans ses tendances, au moins dans ses résultats, à celle qui dévorait à la même époque le parlement de Francfort. Enfin la tension des liens qui attachaient dans l’empire Italiens, Slaves de toute sorte, Hongrois, Allemands, Latins, à la maison a’Autriche, était telle que, de toutes parts en Europe, ce fut un cri qu’ils allaient se rompre. C’est dans ce désespoir universel que le prince de Schwarzenberg parut. Quatre années ont passé sur ce moment solennel dans l’histoire contemporaine de l’Autriche. Où en est-elle aujourd’hui ? Elle est sortie sanglante, mais plus vivace et plus fortement unie que jamais, de la tragique étreinte qu’elle a subie. À l’intérieur, elle s’est réorganisée comme à aucune autre époque de ses annales on ne l’avait vue ; au dehors, sa légitime influence est aussi bien établie que jamais. Elle a reconquis, notamment en Allemagne, l’ascendant de ses plus beaux jours. Le prince de Schwarzenberg n’a pas accompli à lui seul sans doute ce salut inespéré de son pays, et ce n’a pas été non plus sans de grands sacrifices que ce salut a été obtenu ; mais ce que les contemporains peuvent dire dès aujourd’hui sur sa tombe à peine fermée, ce que l’histoire dira comme les contemporains, c’est que, dans cette œuvre difficile et un moment jugée presque impossible, il a, avec une netteté de vues et une vigueur de résolutions peu communes, rempli le premier rôle.
Il jugea dès l’origine à merveille ce qu’avait de grave et ce qu’avait de factice la situation périlleuse faite par les événemens à la monarchie et à l’empire. Les peuples divers que le gouvernement de Vienne réunit sous un même sceptre se jalousent extrêmement les uns les autres ; mais, si vous exceptez les Polonais et les Italiens, qui ne sauraient être satisfaits que par leur entière indépendance, il n’en est pas un seul qui, animé à un degré profond de l’esprit autrichien, n’éprouve le besoin de se rattacher à un grand centre commun et ne lève ses regards sur Vienne. Cela tient d’une part à ce que chacun de ces peuples comprend très bien qu’il ne serait pas assez fort pour se soutenir seul et indépendant, au centre de l’Europe, entre les deux grandes races qui y dominent, la race allemande et la race slave, et d’autre part à ce que rien n’est plus insupportable à l’un d’entre eux que l’idée de subir la suprématie d’un autre peuple, quel qu’il soit. De là la vigueur secrète de la cohésion de toutes les parties de l’empire, de là aussi les élémens de division qui y fermenteront toujours, et qu’il est presque inévitable de n’y pas voir éclater quelquefois. L’insurrection hongroise, à la fin de 1848, n’était qu’un des mille et inévitables épisodes de cette guerre de suprématie que se sont toujours faite et que se feront toujours les différentes populations de l’empire. On a imprimé alors à des milliers d’exemplaires, en Angleterre et en Allemagne, que les Magyars, dans cette guerre, revendiquaient les armes à la main la chose la plus sacrée que puisse défendre un peuple, l’indépendance nationale. C’était de la part des uns une erreur, de la part des autres une tactique. Les Polonais et les Italiens de l’Autriche se sont souvent battus et se battront encore à toute occasion que la fortune leur enverra pour leur indépendance ; mais les autres peuples de l’empire, les Magyars surtout, n’ont presque jamais pris les armes que dans des vues d’influence et de conquête. Ce n’était pas pour autre chose qu’ils s’étaient levés dans cet hiver de 1848, où la cour de Vienne, réfugiée à Olmütz, se vit au moment d’en être dépossédée par eux. Loin d’avoir à défendre leur indépendance, les Magyars, à cette époque encore, étaient la nation politiquement et administrativement la plus privilégiée de l’empire ; les vrais motifs de leur mécontentement, c’étaient d’un côté la perte qu’ils venaient de faire de leur suprématie sur la Croatie et sur la Transylvanie, de l’autre le désir ardent qui les possédait de substituer à Vienne, dans les conseils de l’Autriche et par suite de l’Europe, l’influence de leur race à celle de la race allemande. Le prince de Schwarzenberg vit très clair dans ce chaos, et, ce qui était plus rare, il adopta aussi résolûment que sainement le vrai moyen d’en sortir. Ce moyen, ce fut de se proclamer plus Autrichien que personne, en arborant tout ensemble le drapeau de l’unité de l’empire, unité à laquelle il n’était pas un peuple de la monarchie, le peuple hongrois compris, qui ne tint, et celui de l’égalité des droits entre toutes les races (Gleichberechtiqung), égalité qui, après la suprématie, était le vœu secret de toutes les nations de la monarchie. Dès le 2 décembre, jour de l’avènement du nouvel empereur, le prince de Schwarzenberg, dans un manifeste qu’il lui conseilla, lui fit proclamer, dans un langage aussi énergique que pittoresque, cette intelligente et forte politique. « L’édifice nouveau que nous allons reconstruire, disait le jeune empereur, sera comme une grande tente où, sous le sceptre héréditaire de nos aïeux, les diverses races de l’empire s’abriteront plus libres et plus unies que jamais. » Image expressive et brillante du gouvernement, un quant au centre, mais si divers dans ses rayons, de la maison de Habsburg ! C’est bien une tente en effet que cette charmante et singulière ville de Vienne, que la fortune et la guerre ont été fonder là-bas, au point où l’Occident finit et où l’Orient commence, pour être comme le caravansérail des populations dont les croyances, la langue, les mœurs, l’histoire, servent de transition entre les deux mondes.
Une telle politique eût mérité de réussir sans être éprouvée par l’injustice du sort, car elle avait pour elle la raison, le bon droit et l’habileté. On ne sait que trop qu’il n’en fut pas ainsi. L’armée impériale, qui représentait la véritable Autriche, fut battue. L’héroïsme inconsidéré des Hongrois, exploité d’ailleurs par de tristes passions de toute origine et de tout genre, attira sur leur patrie et sur le reste de l’empire une calamité douloureuse à tout l’Occident. En avril 1849, voyant ses troupes refoulées sur toute la ligne, le prince de Schwarzenberg, pour sauver une politique où il voyait avec raison le salut de son pays, appela les Russes.
On a amèrement reproché au ministre autrichien l’usage de cet héroïque remède. Il est certain qu’il ne pouvait payer d’un prix plus dur la rançon du grand gouvernement qu’il voulait sauver ; mais il faut examiner, avant de condamner sa mémoire, s’il fut libre d’avoir recours à un moyen différent. À qui la cour de Vienne eût-elle pu demander appui en avril i849, si ce n’est à la Russie ? A l’Allemagne et à la puissance militaire la plus considérable de l’Allemagne, à la Prusse ? En fait d’humiliation, on conviendra que la dernière que puisse subir la monarchie autrichienne est celle d’être sauvée, si tant est qu’elle eût pu l’être ainsi, par la Prusse. À l’Angleterre ? Mais les Hongrois alors étaient populaires à Londres, et d’ailleurs, quand bien même ils ne l’eussent pas été, où les Anglais auraient-ils pris soixante mille hommes à envoyer guerroyer sur la Theiss ? Le prince de Schwarzenberg était donc condamné à appeler les Russes ou à voir les Hongrois l’emporter, et le lendemain, il n’est pas un homme de sens qui puisse s’y tromper, l’Autriche se dissoudre. Quant aux effets de cette intervention des Russes en Autriche, ils n’ont pas été aussi graves que généralement on le pense. La capitulation de Vilagos a porté un coup terrible à la cause hongroise ; mais l’armée autrichienne proprement dite n’en a dans son moral nullement été atteinte. L’indépendance de la cour de Vienne, de ce côté, est aussi pleine qu’à aucune époque elle a pu l’être : un dissentiment éclaterait demain entre elle et celle de Russie, qu’il n’est pas un soldat autrichien qui se sentît diminué par le souvenir des événemens de Hongrie. Quant au résultat politique de l’intervention russe, il a été après tout, malgré les apparences, aussi heureux pour la puissance autrichienne que possible. Cette intervention en effet, en contribuant à rasseoir l’unité de l’empire sur le principe de l’égalité des races, a donné au gouvernement de Vienne la centralisation salutaire à laquelle avec raison il tendait, et l’a rendu d’autant plus libre au dehors qu’elle l’a fait plus fort au dedans.
Quand l’Autriche, après Vilagos et Novare, eut été enfin complètement pacifiée, on comprit à Vienne que les effets de cette pacification violente seraient vains, si on ne s’occupait au plus tôt de deux choses : la première de réorganiser l’empire à l’intérieur, la seconde de lui rendre dans le respect et les conseils de l’étranger une autorité que ses discordes intestines avaient sensiblement amoindrie. Le prince de Schwarzenberg, avec une activité de fer qui était autant un besoin de son tempérament physique que de sa nature morale, entreprit aussitôt d’atteindre ce double but. Ce sera un jour son honneur dans l’histoire d’y être parvenu, et de ne laisser aujourd’hui à son souverain qu’à continuer les vigoureuses traditions d’une politique qui ne date sans doute pas de lui en Autriche, mais qu’il a renouvelée avec une grandeur de bon sens et de courage vraiment digne de mémoire.
L’Autriche du prince de Metternich avait, on s’en souvient, mauvaise réputation : elle la méritait, non pas que l’aversion populaire fût de tout point aussi fondée qu’on l’a dit ; mais enfin il est constant que le prince de Metternich, dans sa connaissance profonde de la mauvaise santé sociale de l’Allemagne et sa prévoyante terreur de l’esprit d’anarchie, avait fait de certaines parties de la monarchie autrichienne quelque chose d’assez semblable à des provinces du Céleste Empire. Il y avait long-temps que tout le monde disait qu’il était impossible qu’un pareil système allât loin, que la dîme, la corvée et le reste restassent au plein soleil du rixe siècle le régime civil de la moitié des populations autrichiennes, et qu’une bureaucratie oppressive écrasât les personnes, tandis qu’une fiscalité sans pareille stérilisait les terres. On se rappelle peut-être qu’il parut en 1843, en allemand et en français, un ouvrage fort remarquable intitulé : De l’Autriche et de son avenir, qu’on attribua alors à un grand seigneur de Bohème, le comte de Bucquoy, ouvrage qui courut l’Autriche, l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre et la France, et dans lequel ce déplorable état de la monarchie autrichienne était très vivement peint. Ce livre avait de longue date révélé en Autriche l’existence d’un parti libéral très dévoué au souverain et à l’unité de l’empire, mais très partisan aussi des réformes. Quand la révolution de mars eut renversé le prince de Metternich, c’eût été à ce parti, sans la violence des événemens, à hériter des affaires ; mais, on le sait, c’est le propre de toutes les révolutions de dépasser le but. La révolution autrichienne ne manqua pas d’obéir à cette triste loi. Les gens sensés avaient prêché depuis vingt ans, autant que, le prince de Metternich régnant, on pouvait prêcher en Autriche, une réforme administrative et civile ; les cerveaux creux entreprirent d’improviser une révolution politique. Au premier moment, le gouvernement de Vienne dut céder au torrent, et, bien qu’il n’eût aucune illusion sur la possibilité de faire de l’Autriche un état constitutionnel et de réunir dans le sein d’un parlement unique les délégués de dix peuples délibérant en dix langues différentes des intérêts communs de l’empire, il avait cependant assemblé à Kremsier des députés de toute la monarchie. Cette diète s’agitait dans le désordre et l’impuissance, quand, à la fin de 1848, M. de Schwarzenberg prit les affaires. Il n’était vraisemblablement pas, à en juger par plusieurs de ses actes, aussi hostile au gouvernement constitutionnel proprement dit que les uns l’en ont accusé et que les autres se sont plu à le faire croire ; ce qu’il détestait seulement, et il ne s’en cachait guère, c’était l’agitation stérile que, dans les temps de révolution, les masses prennent pour la liberté. Il n’y avait qu’une chose qui égalât sa haine pour l’anarchie, c’était son mépris pour l’impuissance. La diète de Kremsier, avec les meilleures intentions du monde, se montrait de jour en jour plus incapable d’enfanter une charte qui fût viable. Le prince de Schwarzenberg, en mars 1849, conseilla à son souverain de la dissoudre et d’octroyer la constitution que l’empire attendait et que ses députés ne parvenaient pas à lui donner. Cette constitution a eu depuis un triste sort : par lettres de cabinet et ordonnances des mois d’août et de septembre 1851, l’empereur, toujours sur le conseil de son premier ministre, l’a annulée. On a très aigrement conclu de ce double fait, en Allemagne et en Angleterre, que le prince de Schwarzenberg et son jeune souverain, cédant à un esprit violent de réaction contre les principes les moins contestables de la révolution du 13 mars 1848, méditaient de ramener le gouvernement impérial dans l’ornière du vieux régime. C’était une erreur ; on a jugé l’empereur François-Joseph et le brillant ministre qu’il vient de perdre avec aussi peu de justice sur ce point-là que sur celui de l’intervention russe.
L’opinion publique elle-même, beaucoup plus consultée à la cour de Vienne que généralement on ne pense, n’a point paru considérer comme une mesure contre-révolutionnaire la suppression de la charte du 4 mars. Issue beaucoup plus de la fièvre révolutionnaire de l’époque qui l’avait vue naître que de la volonté réfléchie du cabinet de Vienne, cette charte énonçait des principes de gouvernement inintelligibles à la plupart des populations de l’empire et impraticables à toutes : ce sont ces institutions de fantaisie, venues avant le temps dans un terrain qui n’était pas préparé pour les recevoir, que les ordonnances de septembre ont seules supprimées ; quant aux réformes civiles et administratives que sous le gouvernement immobile du prince de Metternich l’Autriche entière demandait, loin de les refuser à son temps et à son pays, le prince de Schwarzenberg les leur a complètement accordées. Grace à ses efforts, à ceux de ses collègues, et principalement de M. Bach, l’égalité civile règne aujourd’hui en Autriche, et si la loi de succession n’y est pas aussi radicale que chez nous, si la main d’un législateur habile y a dans une sage proportion mêlé le principe du majorat féodal à celui de la division à l’infini des patrimoines, ce n’a été que dans un but également avantageux aux particuliers et à l’état. Du reste, plus de corvées, plus de dîmes, plus de tribunaux civils spéciaux ; la loi réelle et personnelle est aujourd’hui en matière civile, à Vienne comme à paris, la même pour tout le monde. La refonte de l’administration a été inspirée du même esprit que celle de la législation des propriétés et des personnes. Il est vrai que cette refonte est encore en grande partie sur le papier, et que les ordonnances de l’Allgeineines Reichs-Gesetz und Regierungsblalt sont loin d’être toutes réalisées : l’Autriche n’est pas la France, et il n’y suffit pas qu’un décret paraisse au Bulletin des Lois pour passer le lendemain du domaine de l’ordonnance dans celui de la mise à exécution ; mais encore est-il que les constitutions administratives des différentes provinces de l’empire sont aussi larges que les esprits les plus libéraux le peuvent désirer. Si ces constitutions ne sont pas aujourd’hui partout en vigueur dans l’Autriche, cela ne provient pas du gouvernement central. Celui-ci, en fait de franchises administratives, est disposé à accorder aux provinces tout ce qu’elles voudront : cela provient ici de la résistance politique de populations que rien ne peut satisfaire que l’indépendance ou l’empire, comme l’Italie ou la Hongrie, — là de l’insuffisance de la préparation des masses à la vie publique, à la vie municipale elle-même, comme en Tyrol et en Bohême par exemple, où le peuple n’a pas l’idée la plus élémentaire du self government.
La réorganisation intérieure de l’Autriche sous le gouvernement du prince de Schwarzenberg s’est donc, sinon entièrement accomplie, — un tel succès ne peut être que l’œuvre du temps, — du moins assez fortement ébauchée pour qu’aujourd’hui il soit extrêmement difficile, sinon tout-à-fait impossible à un aveugle esprit de contre-révolution de ramener violemment la législation civile et l’administration de ce pays d’avant en arrière. C’est là une conquête dont les esprits élevés doivent tenir compte au ministre autrichien. En fait de réformes législatives et administratives, il a accordé à son pays et à son temps tout ce qui était dans les besoins de l’un et dans les vœux raisonnables de l’autre. C’est un assez bel éloge à inscrire sur le marbre qui recouvrira sa tombe.
Une seule réserve peut-être doit prendre place ici. On dit, nous ne savons jusqu’à quel point le reproche est fondé, que, tout en se montrant réformateur aussi habile de la législation et de l’administration autrichienne, le prince de Schwarzenberg cependant, dans les derniers jours surtout, donnait un peu dans le parti de la germanisation. Si ce qu’on rapporte à cet égard est exact, il n’y aurait rien de plus regrettable, et ce ne serait certes pas là une tradition que la prudence conseillerait au gouvernement de Vienne de continuer. Il est bien inévitable sans doute qu’une des races de l’empire d’Autriche domine politiquement toutes les autres, et la suprématie qu’exerce à cet égard la race allemande est aussi bien fondée sur la nature que sur la tradition. La race allemande a de grands titres à l’autorité dont elle jouit dans les conseils de Vienne ; elle est la plus civilisée, elle a la longue possession. Sans être aussi nombreuse que la race slave prise toute ensemble, elle l’est plus cependant qu’aucune des différentes familles de cette race, la polonaise, la tchèque, la slovaque ou l’illyrienne ; elle l’est plus également que les races valaque et magyare ; elle est répandue ici par grandes masses, là par petites, mais puissantes colonies, sur la surface entière de l’empire ; enfin elle est le lien naturel qui réunit l’Autriche à la confédération germanique, et c’est elle ainsi qui donne à la monarchie autrichienne, à Francfort,, l’ascendant européen qui est l’ame de sa puissance historique. Cependant l’abus en aucune chose n’est la perfection de l’usage. Si les Slaves se sont si unanimement levés, en 1848, au cri de nolumus maggyarisari, ils seraient, le cas échéant, prêts à se lever aussi sous l’influence du même et très respectable sentiment au cri de nolumus germanisari. Le maintien de la prépondérance de la race allemande à Vienne est un des secrets de la force de l’empire ; mais la germanisation n’est que le secret d’en préparer la ruine. Toute tentative de germaniser les peuples slaves ne saurait tourner qu’au profit du panslavisme.
La restauration de l’influence de l’Autriche dans les conseils de l’Europe est, après sa réorganisation intérieure, ce qui dès le lendemain de Vilagos et de Novare préoccupa visiblement le plus le prince de Schwarzenberg. L’Autriche à cette époque, graces à ses longues discordes intérieures, était depuis longtemps absente du théâtre de la politique générale. Il était une scène surtout où sort personnage s’était de plus en plus effacé, et où cependant elle aura toujours et avec raison à cœur de jouer un grand rôle, la scène des affaires allemandes. La cour de Potsdam, profitant des embarras cruels qui absorbaient toute l’attention et toutes les forces de sa rivale en Hongrie et en Italie, avait été en 1849, au plus fort des succès des Hongrois, jusqu’à provoquer, de la part du parlement de Francfort, une adresse inouie dans les annales de l’Allemagne : elle s’était fait offrir la couronne impériale, et les députés prussiens même avaient été jusqu’à faire voter en principe l’exclusion de l’Autriche de la confédération germanique. Le prince de Schwarzenberg avait conçu une rancune profonde de cette conduite de la Prusse, et dès que les Italiens et les Hongrois l’eurent laissé libre, il travailla à s’en venger. Il l’a fait avec une résolution et un succès qui ont frappé toute l’Europe. Nous ne rappellerons pas les phases de cette longue guerre de chancellerie qui, commencée avec les protestations de l’archiduc Jean à Francfort, a failli aboutir avec la rentrée de M. de Radowitz dans le ministère prussien, à une guerre générale, et qui, à Olmütz et à Dresde, s’est terminée pour la cour de Berlin par un véritable Iéna moral. Le prince de Schwarzenberg, dans cette lutte, avec des passions et des défauts qui tenaient plus à son tempérament qu’à son caractère, a montré des qualités politiques de premier ordre. Si on a pu lui reprocher de l’humeur dans certains détails, on ne peut dans l’ensemble qu’admirer l’habileté, la hardiesse, la vigueur avec laquelle, détachant successivement de la Prusse tous les gouvernemens que la raideur et les prétentions de celle-ci avaient froissés, il a fini nu jour, à Bregenz, par ne lui laisser d’autre alternative que d’abaisser son drapeau ou de se faire écraser. Ainsi l’Autriche ne doit pas seulement au prince de Schwarzenberg sa pacification et sa réorganisation intérieure, elle lui doit aussi le rétablissement de son autorité dans les affaires de la confédération germanique, et par là la restauration de son ascendant dans la politique du monde. Quand, en 1848, le prince a pris le gouvernement de son pays, à l’intérieur ce gouvernement était dissous, au dehors amoindri ; en 1852, il l’a laissé réorganisé, respecté et influent.
Il est notoire, quand la mort l’a surpris, que c’est à l’affermissement et à l’accroissement de cette influence, où il semblait voir, et avec raison, la meilleure garantie de la sécurité intérieure de la monarchie autrichienne, que sans relâche il travaillait. Deux théâtres surtout fixaient, et, on peut le dire, absorbaient ses regards : l’Italie et l’Allemagne. Reprenant dans la péninsule le système que, durant ses dernières années, le prince de Metternich avait inauguré, il s’efforçait de lier de plus en plus l’Italie à l’empire en négociant avec la Toscane, les États-Romains et Naples des unions douanières dont le double objet était d’ouvrir au commerce autrichien un débouché dans la Méditerranée, et d’isoler le Piémont, dont il détestait particulièrement les maximes politiques, du reste des états italiens. Sa diplomatie avait dans cette voie remporté de grands succès à Florence, à Rome et à Naples, et, sans l’intervention de nos troupes dans la question pontificale, on ne sait où elle se fût arrêtée. Mêmes tendances et même activité en Allemagne. Profitant avec une adresse remarquable des sympathies commerciales et politiques qui rallieront toujours l’Allemagne du midi à l’Autriche, il convoquait à Vienne un congrès douanier pour y discuter le plan d’un Zollverein austro-allemand. Le prince de Schwarzenberg n’était point de cette école qui, sur la foi sans doute fort désintéressée de M. Cobden, traite l’économie politique abstraction faite de toute politique : il savait à merveille que la paix perpétuelle est une chimère, et que les nations ne se rapprochent et ne se divisent que sur des questions d’intérêt. Aussi avait-il vu d’abord que les deux grands centres de résistance politique à la rivalité de Turin et de Berlin étaient Florence et Munich. Il y entretenait des agens officiels et officieux très habiles, et on voyait de reste, au choix qu’il avait fait de ses agens et à la conduite qu’il leur faisait tenir, qu’avant d’être général et premier ministre, il avait été ambassadeur.
Il était pourtant un de ces deux points de la politique étrangère où le prince de Schwarzenberg, ce semble, abondait un peu trop dans son sens : c’était l’Italie ; et quant à l’autre, quant à l’Allemagne, on peut dire aussi qu’à certaines heures, la préoccupation exclusive où il s’absorbait de ses moindres intrigues dérobait à sa rare perspicacité d’autres points plus malades de la politique générale. Nous savons bien qu’une plume française sera toujours un peu suspecte à Vienne, quand elle traitera des affaires d’Italie ; mais franchement, et toute arrière-pensée mise à part, le prince de Schwarzenberg, quand il créait au cabinet d’Azeglio des embarras de toutes les secondes, n’exagérait-il pas un peu l’esprit bien entendu lui-même de sa propre politique ? Cette guerre à outrance de douanes et de journaux qu’il avait jurée à la cour de Turin avait fini par tourner contre son but ; elle avait un beau jour jeté Gênes dans les bras des Anglais. Sans notre voisinage et notre dernier traité, qui, pour le plus grand bien de tout le monde et du Piémont avant tout le monde, a rétabli les choses sur un juste pied d’égalité, nos voisins d’outre-Manche se créaient là, entre Gibraltar et Malte, d’assez beaux points de relâche commerciaux, politiques et militaires. Trieste s’en fût-il mieux trouvé que Marseille, et Vienne que Paris ? Quant à la préoccupation, excessive peut-être, où vivait le prince de Schwarzenberg des affaires intérieures de l’Allemagne, ne lui a-t-elle pas fait quelquefois, aux conférences de Varsovie notamment, négliger un peu des intérêts bien autrement précieux ? On aura beau faire et beau dire, il en faudra toujours revenir à l’avis profond que le prince de Talleyrand tenait là-dessus de l’ancienne cour de Versailles : le centre de gravité du monde n’est ni sur l’Elbe ni sur l’Adige ; il est là-bas, aux frontières de l’Europe et de l’Asie, sur le Bas-Danube. Mais le Danube a la tête en Allemagne, dit-on à Vienne. C’est vrai, mais il a les pieds en Orient. Est-ce une bonne politique que celle qui remonte le cours des fleuves au lieu de les descendre ? M. de Talleyrand ne le pensait pas ; il le représenta avec une force et une grandeur admirables à Napoléon et à l’empereur François dans des conversations dont un Mémoire trop peu lu nous a conservé les traces. Dieu veuille qu’il ne soit pas trop tard quand on verra complètement, à Vienne et à Paris, que tout intérêt désormais le doit céder, comme le prince de Talleyrand dès 1810 le voyait, à cet intérêt suprême de l’équilibre de l’univers !
M. de Schwarzenberg, du reste, était visiblement bien éloigné de ne pas concevoir tout ce qu’avait de périlleux pour la maison de Habsburg la puissance relative procurée par les discordes de l’Autriche à la cour de Russie. Sa bonne volonté pour la France était ancienne et notoire. Dès les premiers jours de son arrivée aux affaires, il avait fait des vœux publics pour le prompt rétablissement de l’ordre et de l’autorité à Paris. Indifférent au personnel du gouvernement français, il ne l’était pas du tout, et il se montrait par là véritablement Autrichien, à la solidité de ce gouvernement. La manière dont le suffrage universel fonctionnait chez nous et sa tendance à écraser l’anarchie au prix même du sacrifice de la liberté politique l’avaient, comme beaucoup d’hommes d’état étrangers, singulièrement frappé. Le prince de Schwarzenberg avait jugé les grandes conséquences de notre état social, et, le comparant à celui si précaire, et si profondément affaibli par toute espèce de passions, des états allemands et, des états slaves, il penchait fortement pour la vraie alliance de sa cour comme de, son pays, pour l’alliance française. Ce penchant, qui s’est trahi tout récemment à l’occasion des événemens du 2 décembre dernier et de leurs plus probables effets, dans des notes dont retentissent, au moment où nous écrivons, la presse allemande et la presse anglaise ; ce penchant, disons-nous, du prince de Schwarzenberg pour l’alliance française suffirait à révéler en lui un véritable homme d’état. Il n’est pas de pays en effet qui soit plus clairement désigné à l’alliance de l’Autriche que la France et réciproquement. Les deux nations ne sont nulle part limitrophes, car, après tout, le Tessin n’est ni l’Adriatique ni le Var. Sur le Danube, l’Elbe, la Vistule, le Mein et le Rhin, elles ont exactement les mêmes intérêts ; l’une et l’autre sont au plus haut degré intéressées à soutenir ces deux choses d’oie dépend la paix de l’univers : l’intégrité du territoire ottoman et l’indépendance intérieure des états qui font partie de la confédération germanique. Rien qu’en vous réduisant, à ces considérations de pure géographie, cherchez bien sur tout le globe, et voyez s’il est deux grands peuples que la politique et la civilisation jettent aussi naturellement dans les bras l’un de l’autre. Et puis, quelle alliance serait plus efficace, la guerre éclatant, pour l’Autriche, que l’alliance française, — pour la France, que l’alliance autrichienne ? Quelle armée on eût faite des deux armées d’Essling ! Le prince de Schwarzenberg avait certainement pesé ces grandes considérations, car, parmi les derniers actes de sa vie politique, on a remarqué les préliminaires de la négociation d’un traité de commerce avec notre gouvernement, qui, nous l’espérons bien, malgré quelques difficultés importantes sans doute, mais non insurmontables, finira, — une diplomatie loyale et éclairée des deux paris y aidant,- par être ratifié. L’union commerciale des deux pays est la meilleure garantie du maintien et du succès de leur bonne entente internationale. Quand leurs intérêts seront liés, et ils peuvent se lier sans se blesser, leur politique pourra agir avec une grande efficacité dans la même voie ; bien des préjugés se dissiperont, bien des difficultés s’aplaniront ; qui sait ? le rêve entier de M. de Talleyrand, ce rêve qu’on a trop méprisé pour le malheur général, finira peut-être par s’accomplir, et une transaction honorable et profitable à tout le monde fermera les séculaires blessures de l’Italie, sans diminuer en rien la grandeur de l’Autriche.
Le prince de Schwarzenberg a-t-il emporté sa politique avec lui dans la tombe ? Grace au ciel, il n’en est rien, et le jeune empereur, à qui la Providence a si prématurément ravi le fidèle et énergique conseiller des premiers jours de son règne, s’est prononcé à cet égard en des termes aussi élevés que rassurans. L’empereur François-Joseph a annoncé que désormais il gouvernerait par lui-même, mais qu’il suivrait dans son gouvernement les traditions de son ancien ministre. Ainsi autrefois, quand Mazarin mourut, le jeune roi qui devait être Louis-le-Grand, aux secrétaires d’état qui venaient s’informer à qui désormais il faudrait demander des ordres, répondit : À moi. Louis XIV, lui aussi, n’avait que vingt-trois ans quand il fit à ses ministres cette fière réponse ; mais, pour en tenir les promesses, comment se conduisit-il ? Il n’innova point. Il continua, au dehors surtout, les traditions qu’il tenait de Mazarin, et que celui-ci avait reçues de Richelieu. Il ne mit point sa gloire à chercher autre chose que ses devanciers, mais à parfaire leur œuvre. C’est dans cette voie qu’il acquit le nom de grand, et tant qu’il ne s’en écarta point, il le mérita. Le nouvel empereur d’Autriche, à en juger au moins par ce que l’on raconte de ses premiers actes, paraît naturellement cloué d’une justesse d’esprit et d’une force de caractère qui permettent à l’Occident d’espérer beaucoup de son règne heureux si, comme le regrettable homme d’état qu’il a si noblement pleuré, il se montre convaincu que la seule vertu qui, dans les affaires, ait plus de poids que la volonté est la persévérance !
CHARLES GOURAUD.