L’Autriche et l’Italie devant l’Europe

L’AUTRICHE ET L’ITALIE
DEVANT L’EUROPE

I. Della Independenza d’Italia, discorso di Vincenzo Salvagnoli; Florence 1859. — II. Toscana ed Austria, scritto dei signori marchesc Cosimo Ridolfi, barone Bettino Ricasoli, cav. Ubaldino Peruzzi, Tomraaso Corsi, Leopoldo Cempini, Celestino Biauchi ; Florence. — III. La Questione italiana, lettere di Luigi Carlo Farini a lord John Russell; Turin. — IV. La Question italienne, études du comte Charles Catinelli; Bruxelles et Leipzig. — V. L’empereur Napoléon III et l’Italie, Paris. — VI. La Prusse et la Question italienne, Paris. — VII. Notes-circulaires du comte de Buol et du comte de Cavour, etc.



Poser, éclaircir et préciser les grandes questions qui agitent le monde, ce n’est point assurément les résoudre, mais c’est empêcher qu’elles ne s’égarent en les dégageant de ce qu’elles ont de vague et d’indéfini, et c’est les remettre, s’il se peut, sur le chemin qui conduit au dénoûment. C’est du moins quelque chose de savoir pourquoi le monde s’agite et vers quel but il marche. Qu’est-il arrivé de cette question d’Italie depuis qu’elle a si subitement fait irruption dans la politique? Niée ou atténuée par les uns, exagérée et agrandie par les autres, obscurcie ou dénaturée par des passions et des intérêts opposés, elle se déroule au milieu des contradictions. Elle n’était presque rien la veille, le lendemain elle a été tout; elle a été le grand souci des gouvernemens, l’unique et souveraine obsession des esprits, avec cette différence toutefois que pour les gouvernemens il y a des limites de droit positif que les polémiques peuvent plus aisément franchir. Prépondérance et forces de l’Autriche au-delà des Alpes, travail intérieur et aspirations d’indépendance de l’Italie, rôle du Piémont à l’avant-garde du mouvement, traditions et intervention éventuelle de la France, constitution européenne, systèmes politiques et alliances, tout est discuté, commenté, je ne veux pas dire toujours exactement pesé, dans une multitude de brochures qui se succèdent, — littérature éphémère comme la circonstance, où retentissent les bruits, les préoccupations et les anxiétés du moment. Des brochures, il en vient de toutes parts, de la France, du nord et du midi, de l’Italie et de la Prusse: les unes graves comme des manifestes, les autres passionnées et vibrantes comme la parole de patriotes qui souffrent depuis longtemps et qui ont hâte d’en finir, celles-ci passant la revue du droit public et des traités, celles-là recomposant diplomatiquement la péninsule et le continent européen. Les parlemens à leur tour, là où il y a des parlemens, ont été les organes légaux et libres de cette émotion universelle. Les cabinets eux-mêmes enfin n’ont pas si bien gardé leur secret qu’ils n’aient laissé échapper dans leurs dépêches cette espèce d’animadversion croissante qui se traduit d’ailleurs d’une façon trop visible en armemens précipités. Et de cet amas de faits, de documens, de lumières semblables parfois à des éclairs, que résulte-t-il? Que l’Europe traverse incontestablement une des situations les plus graves qu’elle ait connues depuis quarante ans, entre une série d’incidens qui peuvent conduire à un conflit dont il serait aussi difficile de mesurer les proportions que de fixer le terme — et une négociation qui est le suprême effort de la diplomatie pour retenir une question qui a semblé plus d’une fois près d’échapper à toutes les prévoyances.

C’est là que le monde en est venu en peu de temps, attendant chaque matin sa destinée d’un accident toujours possible sur le Tessin ou d’une médiation laborieuse tentée au nom de l’Europe, spectatrice attentive et inquiète. Malheureusement, dans ce grand débat qui a pour souverain arbitre la conscience des peuples, qui est toujours en suspens et dont un congrès s’est chargé de dire le dernier mot diplomatique, il y a eu dès l’origine et il y a encore des confusions, des malentendus et des méprises de plus d’une sorte, qui, en s’accumulant et en se propageant, ont fini par créer un épais nuage. Et d’abord n’y a-t-il pas un fait étrange qui tendrait à altérer complètement l’essence de la politique, ou qui dénoterait tout au moins une de ces confusions dont je parlais ? C’est ce penchant à tout réduire à une sorte de dilemme préconçu de la paix ou de la guerre, abstraction faite des intérêts moraux qui s’agitent. On ne juge pas les questions en elles-mêmes, on les juge dans leur rapport avec une certaine tranquillité matérielle; suivant qu’on est porté à les envisager dans leur gravité ou à les nier, on est partisan de la guerre ou partisan de la paix, et cette capricieuse distribution des opinions prend toute l’importance d’un fait universellement reconnu. On ne voit pas que de la sorte on en viendrait à se désintéresser de tout, à ne tenir aucun compte des mobiles moraux qui peuvent mettre quelquefois les nations sous les armes sans qu’elles cessent pour cela de considérer la paix comme le plus grand des bienfaits. Ce serait le signe de la prédominance définitive des intérêts matériels et du besoin du repos sur l’esprit politique. La vérité est que les affaires des peuples ne marchent point ainsi, et qu’il ne s’agit nullement de faire un choix entre la guerre systématiquement préconisée et la paix se défendant d’elle-même ou convoquant à sa défense tous les intérêts compromis. Ces redoutables alternatives, ce n’est pas le choix des hommes qui les appelle ; elles naissent du mouvement des choses, elles sont inséparables des questions qui les font surgir. Et une fois que ces questions sont nées, que reste-t-il à faire, si ce n’est à les regarder en face, à les conduire dans un esprit de paix sans doute, comme aussi sans étonnement, sans impatience et sans faiblesse ?

C’est là après tout l’histoire de cette question d’Italie. Qu’elle se résolve par la paix ou par la guerre, elle a fait son entrée dans le monde, et si elle ne peut passer obscurément au milieu de l’indifférence des gouvernemens et des peuples, c’est qu’elle touche à tout, à la religion par l’existence de la papauté, à l’ordre européen par les problèmes d’équilibre qu’elle soulève, à la sécurité universelle des sociétés par les périls révolutionnaires dont elle est l’inépuisable source, à la civilisation moderne tout entière par les aspirations de nationalité et de liberté qui en forment l’essence. Cette question italienne, elle existe pour tout le monde, même pour ceux qui la nient ; seulement chacun a sa manière de la considérer. L’Angleterre la place à Naples et à Rome, dans les mauvais gouvernemens ; l’Autriche la place à Turin, où elle voit le foyer de toutes les agitations révolutionnaires de la péninsule, tandis que le Piémont et les Italiens à leur tour la placent à Milan et à Venise, où ils rencontrent la domination étrangère ; la France, je crois bien, la met un peu partout, et de ce conflit de vues, de tendances, de passions même si l’on veut, naît la gravité de la crise qui s’est déclarée tout à coup au sein de l’Europe comme un feu inaperçu.

A vrai dire et à juger les choses d’une certaine hauteur, cette situation de l’Europe telle qu’elle s’est révélée n’est point fille d’une circonstance unique et d’une seule question. Elle est née d’une multitude de causes, parmi lesquelles l’une des plus actives peut-être est l’affaiblissement moral de ce droit public, souvent invoqué par les puissances qui en ont le plus profité et qui l’ont quelquefois le moins respecté. La question d’Italie n’a fait que mettre à nu un trouble profond, accru successivement par toutes les transformations accomplies depuis quarante ans, par la marche des idées et des intérêts nouveaux, par la désorganisation croissante des alliances; elle a traversé toutes les complications contemporaines pour reparaître à la fin avec son double caractère italien et européen. Or cette question, où en est-elle aujourd’hui, après trois mois de débats? D’où vient-elle et où va-t-elle? En d’autres termes, où est le point de départ et où sont les élémens d’une solution? C’est bien là, je pense, la difficulté. Il serait puéril de prétendre trancher de tels problèmes par des déclamations vagues et même sous l’inspiration unique d’un sentiment de nationalité légitime; mais enfin de quelque façon qu’on envisage les choses, lorsqu’on élève cette question des mauvais gouvernemens de l’Italie centrale, lorsqu’on est forcé de reconnaître que l’indépendance de quelques états, bien que consacrée par les traités, n’est cependant qu’une fiction, lorsqu’on remue en un mot toutes ces impossibilités et ces contradictions qui composent l’existence de ces malheureuses contrées, on ne peut éviter de se trouver en face de l’influence maîtresse et dominatrice de l’Italie, de l’influence autrichienne, à l’abri de laquelle vivent ces mauvais gouvernemens et ces souverainetés nominales et inertes. C’est ainsi qu’on est conduit à la racine du problème. Tout est là, tout dérive de cette constitution générale, qui crée un ordre de choses où le progrès de l’Italie est possible seulement dans la mesure de ce qui ne peut effaroucher la puissance autrichienne, où l’indépendance n’est qu’un nom, à moins qu’elle ne soit une lutte ouverte et permanente, comme il arrive en Piémont. Soumission à l’Autriche et solidarité avec elle, ce qui équivaut à l’abdication de tout sentiment de nationalité, ou résistance toujours prête à dégénérer en conflit dans les conditions les plus inégales, telle est la situation que le droit public n’a point prévue, et qu’il ne sanctionne pas absolument sans doute, mais dont le principe n’est pas moins, il faut le dire, dans l’organisation issue du congrès de Vienne.

Quelle est effectivement la situation de l’Autriche et de l’Italie telle que l’ont faite les traités de 1815? Je n’ignore pas que, pour évincer en quelque sorte toutes les espérances des Italiens et pour tenir l’Europe en garde contre les illusions, il est d’usage de dire que les impériaux sont depuis huit cents ans à Milan, que la domination étrangère est une tradition, que ce qui existe a toute la force de la prescription. Je ferai seulement observer que les temps sont changés, que le sentiment des peuples a pris quelque place dans la politique, et de plus, sans revenir sur le caractère d’un droit écrit qui est évident, pour ne parler que d’un fait, il est certain que la domination autrichienne en Italie depuis 1815 n’est plus la domination des temps impériaux. C’est un ordre nouveau qui commence à dater du congrès de Vienne. Qu’on examine un instant. Autrefois l’Autriche était au-delà des Alpes dans des conditions telles que sa domination n’empêchait point un certain équilibre de forces; elle ne possédait qu’un territoire relativement restreint, le duché de Milan, augmenté, au siècle dernier, du duché de Mantoue, et elle ne comptait qu’un peu plus d’un million de sujets. Ses possessions italiennes étaient détachées et séparées du centre de l’empire. Entre les états héréditaires et le duché de Milan, il y avait Venise et ses provinces. L’Autriche n’avait en Italie que de faibles garnisons, guère plus de dix mille hommes, de mauvaises lignes de défense, une forteresse unique, Mantoue, — et l’éloignement ajouté à la difficulté des communications ne lui permettait pas de jeter en quelques jours au-delà des Alpes des armées formidables, comme on le voit aujourd’hui. En un mot, c’était une domination qui pouvait froisser le sentiment italien, mais qui n’avait rien de trop lourd, et qui n’absorbait pas toutes les autres souverainetés. Les traités de 1814 et de 1815 faisaient à l’Autriche une bien autre position au-delà des Alpes en lui donnant tout un royaume composé de près de six millions d’hommes, la Lombardie et la Vénétie, la partie du Ferrarais qui est sur la rive gauche du Pô, les bords de l’Adriatique, la Dalmatie et l’Istrie, les principaux fleuves qui assuraient ses lignes de défense, des citadelles qu’elle a perfectionnées et agrandies, en lui livrant surtout les principales communications avec l’Allemagne et le Tyrol, par Venise, par la principauté de Brixen et le pays de Trente, par la Valteline, Bormio, Chiavenna, de telle sorte que l’Autriche pouvait désormais peser incessamment sur l’Italie de tout le poids de l’empire.

Chose extraordinaire, et qu’on n’a jamais remarquée assez : on venait de faire une guerre pour détruire un droit public fondé par l’épée, pour abolir des traités dictés uniquement par la force. Le sentiment national de l’Allemagne s’était révolté, et il n’avait pas tort, de la présence de la France à Hambourg et à Brème, et depuis 1815 l’Autriche n’est point cependant à un autre titre à Venise et à Vérone. On détruisait, dis-je, le droit public de Napoléon, et de tous ces traités de Campo-Formio, de Lunéville, de Presbourg, l’Autriche se servait encore avec habileté pour retenir les cessions partielles qui lui avaient été faites successivement. C’est Voltaire, je crois, qui dit que l’Autriche ne renonce jamais entièrement à une propriété, et qu’elle marque d’un caractère ineffaçable toute possession qu’elle garde seulement pendant vingt-quatre heures. L’Autriche agissait ainsi, et avec tous ces fragmens de traités qui lui rappelaient des défaites en lui cédant, fut-ce momentanément, quelque lambeau de territoire, elle finissait par se refaire une puissance nouvelle bien autrement considérable que celle qu’elle avait précédemment. C’était ce qu’elle appelait rentrer dans ses anciennes possessions. Si quelque chose peut montrer ce qu’il y eut de fatal dans la politique extérieure de l’empereur Napoléon, c’est le souvenir presque ironique de ces cessions inscrit comme un titre dans l’article de l’acte final de Vienne qui consacrait les agrandissemens de l’Autriche au-delà des Alpes; c’est ce simple rapprochement : des quatre forteresses de Mantoue, Vérone, Peschiera, Legnago, derrière lesquelles se retranche la puissance impériale en Italie, l’Autriche n’en possédait qu’une autrefois; 1815 lui a donné ce fameux quadrilatère qu’on représente maintenant, non sans quelque raison, comme le plus solide rempart de sa domination. Que résultait-il de là? C’est qu’il n’y avait plus réellement d’équilibre possible en Italie; il n’y avait et il ne pouvait y avoir qu’une puissance prépondérante fortement assise dans l’Italie du nord en vertu des traités, et entraînée fatalement en quelque sorte à s’étendre indirectement, par la politique, par le jeu de toutes les influences et au besoin par les démonstrations de la force, sur le reste de la péninsule. On ne peut plus s’y méprendre, c’est là le nœud du drame qui se déroule depuis quarante ans, et dont on ne voit bien qu’aujourd’hui toute la suite et toutes les conséquences.

L’Autriche, je l’accorde si l’on veut, croyait se conformer à l’esprit des traités de 1815, dont sa politique en Italie lui paraissait un corollaire; elle était intéressée à le croire, et d’ailleurs l’assentiment formel ou passif de l’Europe a pu la laisser quelquefois dans l’illusion. L’œuvre que l’Autriche entreprenait au-delà des Alpes n’était pas moins très profondément distincte du droit public qui avait été déjà si libéral envers elle. A peine les traités de 1815 étaient-ils signés, l’Autriche commençait son travail. Dès 1816, l’Autriche pesait de tout son poids sur le Piémont pour obtenir de lui une ces- sion étrange; elle lui demandait le Haut-Novarais, Arona et cette portion du territoire qui comprend la route du Simplon. « Si le Haut-Novarais ou tout au moins la province de Domodossola, disait M. de Metternich, ne revient pas au royaume lombardo-vénitien, la forteresse de Plaisance n’est plus pour celui-ci qu’une défense insuffisante... » L’Autriche ne se contentait pas de demander une cession territoriale, elle pressait le cabinet de Turin, comme tous les autres états italiens, d’entrer dans une sorte de confédération semblable à la confédération germanique, dans une ligue dont elle eût été naturellement l’autorité dominante et la force exécutrice, — et l’Angleterre d’alors, l’Angleterre de lord Castlereagh, toujours mue par la pensée d’avoir un puissant allié continental, donnait au Piémont le conseil d’accéder à la ligue autrichienne, ne fût-ce que pour payer de ce prix la conservation du Haut-Novarais. Le Piémont résista, appuyé surtout par l’empereur Alexandre de Russie, et le projet de ligue autrichienne échoua. « Il est clair, écrivait de Maistre dans une de ces lettres qui n’ont reçu jusqu’ici qu’un demi-jour et qui seront publiées, il est clair que l’Autriche veut tout prendre en Italie pour elle ou pour ses princes, et il est juste que le roi défende ses droits de prince italien; il ne pourrait accepter la ligue italienne sans s’exposer à un grave danger. Les distinctions de l’Autriche ne sont qu’un leurre; celui qui s’étend sur ses terres de Milan aux frontières de Russie, quelle liberté laisserait-il à une diète italienne?... L’Italie disparaît; tous les princes italiens ne seront que les vassaux de l’Autriche, et bientôt ils n’existeront plus. Le roi de Sardaigne est menacé le premier, et c’est bien naturel, puisque depuis longtemps le dessein d’assujettir toute la péninsule n’a pas d’ennemi plus constant et plus puissant que lui en Italie. »

On voit ici, ce me semble, l’origine et les élémens essentiels de cette situation, la marche de la politique autrichienne et la résistance qu’elle allait rencontrer, résistance qui ne pouvait que s’accroître de toute la force du sentiment national grandissant. Cette politique de l’Autriche procède sans cesse d’une double pensée dans cette période semi-séculaire qui arrive jusqu’à nous; elle consiste toujours à créer un système de défense général dont l’Autriche ait la clé, et qui soit principalement le boulevard des possessions impériales au-delà des Alpes, et elle tend du même coup à identifier la marche intérieure de tous les états italiens avec le seul système possible dans les états de l’empereur. Ce qui peut être un danger à Milan est interdit partout. « Le système représentatif avec ses institutions, qui en sont le complément nécessaire, ne peut, ne doit s’établir dans aucun état de la péninsule, » dit avec hauteur M. de Metternich dans une dépêche adressée en 1822 au baron de Vincent. Et qu’on observe bien qu’il ne s’agit pas seulement de tentatives révolutionnaires et subversives; il y a bien plus de péril encore dans tout ce qui est modéré, dans ces réformes séduisantes, « plus abusives que les abus. » C’est l’ancien chancelier de cour et d’état qui livrait lui-même son secret sans trop de naïveté à l’époque de la révolution de Naples, quand il disait au marquis de Saint-Marsan, ministre du roi de Sardaigne : « Il faut éviter que le parlement napolitain se ravise, et que, faisant semblant de se soumettre, il proclame une constitution à la française, comme celle dont le roi, avant son départ, avait suggéré l’idée sous l’inspiration de la France. » Le comte Capodistrias demandait un jour à M. de Metternich si l’empereur d’Autriche souffrirait à Naples un système qui se rapprocherait du système représentatif, et qui serait accepté par le roi lui-même; le chancelier répondait aussitôt que l’empereur ferait plutôt la guerre au roi de Naples. Je n’oserais affirmer que si le cabinet de Vienne a été depuis plus patient avec le Piémont, cela tienne absolument à un changement d’idées sur la valeur et l’opportunité du régime représentatif au-delà des Alpes.

On dirait par instans que ces impossibilités éclatent aujourd’hui pour la première fois. Ce serait une erreur singulière de le croire. Il y avait vers 1821 à Saint-Pétersbourg un diplomate piémontais, le comte Cotti de Brusasco, qui occupait la place où avait été longtemps Joseph de Maistre, qui avait moins de génie sans avoir moins de prévoyance, et qui écrivait de loin : « L’Autriche maintiendra en Italie le système qu’elle a mis en pratique, et je suis persuadé qu’elle ne pense pas à le changer. Dans ce système, elle cherchera à étouffer toute force vitale dans les populations, à détruire tout ce qui pourrait réveiller l’esprit d’indépendance et à réduire ces populations à un état d’entière nullité morale, pour pouvoir les dominer plus facilement. Le gouvernement autrichien s’applique à cette œuvre, et il s’y appliquera avec constance. Les institutions des provinces lombardo-vénitiennes n’auront jamais pour objet de développer les facultés morales de la nation... Mais en outre l’Autriche a un grand intérêt en Italie, c’est d’empêcher les autres états italiens d’acquérir cette force morale qu’elle ne peut acquérir dans le royaume lombardo-vénitien ; cet intérêt est évident. Le développement d’une force morale dans les autres pays impliquerait une diminution de la force relative de l’Autriche à cause de l’influence que les institutions introduites dans quelques états pourraient exercer dans les provinces qui lui appartiennent... » Je ferai remarquer que ce n’est point M. de Cavour qui parle ainsi, et que le premier ministre du roi Victor-Emmanuel est dès lors un moins grand novateur que ne le dit M. de Buol dans une de ses récentes dépêches, tout comme M. de Buol lui-même ne fait qu’exprimer la pensée de M. de Metternich au sujet de l’impossibilité des institutions libérales en Italie.

L’Autriche sans doute n’a point réussi en tout dans sa politique au-delà des Alpes depuis 1815; elle a été obligée quelquefois de temporiser, de louvoyer, d’user de diplomatie avec les choses et avec les hommes : elle n’a pas moins persisté, poursuivant son œuvre sans bruit, avec une ténacité patiente, et si elle ne parvenait pas au premier moment à former cette ligue italienne qui eût été un supplément un peu trop imprévu et trop ostensible aux transactions de 1815, elle marchait au même but par tout ce qui peut attester la prépondérance d’un grand état, par des alliances partielles, par ces traités livrés depuis trois mois aux discussions et aux commentaires de l’Europe. Ces traités, auxquels, il est vrai, on n’a songé qu’aujourd’hui, sont de tous les temps; ils vont du lendemain du congrès de Vienne aux révolutions de 1848 ; ils lient à la politique autrichienne la Toscane, Naples, les duchés; ils prévoient toutes les éventualités et s’appliquent à tous les intérêts extérieurs ou intérieurs. Au fond, ils sont pour ainsi dire la constatation diplomatique d’une pensée qui ne varie pas, qui est devenue la tradition même du cabinet de Vienne. Ces traités sont-ils conformes à la légalité européenne? On n’a qu’à jeter un coup d’œil particulièrement sur le traité signé entre l’Autriche et la Toscane le 12 juin 1815. Pourquoi s’allient l’empereur et le grand-duc? Pour assurer « le maintien du repos extérieur et intérieur de l’Italie. » Et quelles sont les conditions pour arriver à ces fins? Chacune des parties considérera comme propre et personnelle toute agression imminente contre les possessions de l’autre partie. L’empereur fournira au besoin quatre-vingt mille hommes au moins, et le grand-duc six mille combattans, le tout sous les ordres d’un général autrichien. Les places fortes destinées à assurer « la défense extérieure de l’Italie » seront constamment entretenues. Enfin la Toscane ne pourra faire la paix ni entendre aucune proposition que d’un commun accord avec l’Autriche.

L’importance de ce traité est évidemment dans l’objet même, dans le maintien du repos extérieur et intérieur de l’Italie. Or l’Italie, l’Italie en tant que nation n’existe pas selon les traités européens; l’Italie n’est qu’une expression géographique, ainsi que l’assurait un jour M. de Metternich. Une alliance de ce genre impliquerait des conventions semblables avec tous les autres états italiens, ou elle suppose qu’on traite sans eux des destinées de la péninsule, et le Piémont a bien le droit alors d’y voir un acte d’hostilité. Quel intérêt a d’ailleurs la Toscane? Elle n’a pas même une frontière à garantir, puisqu’on ne peut appeler de ce nom la limite qui la sépare des autres états compris également dans la « presqu’île de l’Italie » qu’il s’agit de défendre. Il est évident que cette association inégale n’a nullement en vue une menace peu probable contre la Toscane, qui n’a point d’ennemis. Cela veut dire après tout que le grand-duc entre dans le système de défense extérieure et intérieure de l’Autriche en Italie, et quant au secours de six mille hommes promis par la Toscane, cela signifie simplement que l’Autriche en cas de guerre peut disposer des forces militaires du grand-duché. Lord Palmerston disait dans le parlement anglais que l’Autriche devrait abandonner dans ces traités ce qui touche aux garanties intérieures en conservant le droit inhérent à la souveraineté de stipuler des garanties extérieures, que l’Angleterre avait des conventions de cette nature, notamment avec le Portugal. L’assimilation ne serait complètement exacte, il me semble, que si l’Angleterre était liée avec le Portugal pour la défense de la péninsule ibérique : d’où il suit que ces traités, œuvre patiente de la politique autrichienne, constituent un ordre de choses entièrement en dehors de la légalité européenne. Une vérité cependant s’échappe à travers ces détails : quoi qu’en ait dit M. de Metternich, l’Italie n’est pas seulement un nom sonore légué par l’histoire ou une expression de géographie; elle existe dans l’âme des Italiens et dans la pensée de l’Autriche elle-même, qui a tant à cœur de la défendre; seulement pour les Italiens la péninsule doit être indépendante et libre; pour le cabinet de Vienne, l’Italie, même avec des souverainetés diverses, doit être autrichienne. Là est le mot suprême de la lutte engagée devant l’Europe.

Et cette lutte étrange ne s’éclaire pas seulement de toutes les manifestations et des actes diplomatiques où s’inscrit la persévérante pensée du cabinet de Vienne, elle s’éclaire encore et surtout de la pratique des choses, des mille détails qui caractérisent les rapports entre les gouvernemens italiens et leur puissant protecteur, de la nature même, des formes et des habitudes de ces occupations et de ces interventions par lesquelles procède l’Autriche. C’est là qu’on peut surprendre en quelque sorte à l’œuvre le travail de cette politique, ramenant tout à son point de vue et à son intérêt, substituant son action personnelle à l’action indépendante des souverainetés qu’elle protège, cherchant quelquefois des prétextes d’intervenir et n’attendant pas toujours d’être appelée. Un des plus curieux exemples est l’histoire de la dernière intervention autrichienne en Toscane, — histoire éloquemment rajeunie et exposée comme un document de plus dans un petit livre récent, Toscana ed Austria, de quelques patriotes de Florence qui, pour être très prononcés contre l’influence de l’Autriche, ne sont pas moins des esprits essentiellement modérés. Comment prenait naissance cette intervention? Elle commençait véritablement d’une façon singulière, par une lettre que le maréchal Radetzky adressait au grand-duc le 2 février 1849. « D’après les ordres du gouvernement impérial, disait le vieux maréchal, il m’est agréable d’annoncer à votre altesse que, si elle veut en tout et pour tout se conformer à ce qui lui a été communiqué par le cabinet aulique le 26 janvier, elle n’a qu’à abandonner ses états de terre ferme et à se mettre en sûreté à San- Stefano; aussitôt que j’aurai soumis les démagogues de Sardaigne, je volerai à son secours avec trente mille de mes braves, et je la remettrai sur le trône de ses aïeux. » Le grand-duc de Toscane était, il est vrai, dans une situation difficile : il était assailli par le flot montant de la révolution, il avait été obligé d’accepter un cabinet démocratique avec MM. Guerrazzi et Montanelli et la convocation d’une constituante italienne; mais il n’était point menacé personnellement par cette effervescence, d’ailleurs assez restreinte et heureusement éphémère dans la paisible Toscane. Soit qu’il cédât à des scrupules éveillés dans son esprit par une lettre du pape, ainsi qu’il l’a dit, soit plutôt qu’il écoutât l’Autriche, le grand-duc ne crut pas moins devoir suivre les indications du maréchal Radetzky en quittant furtivement la Toscane, et il se réfugiait à Gaëte, devenu momentanément le lieu de retraite des royautés italiennes errantes.

Qu’arrivait-il alors? Un de ces démagogues de Sardaigne dont parlait Radetzky, Gioberti, premier ministre de Charles-Albert, eut en ce moment une idée qui pouvait changer la face des choses en Italie et créer une situation toute nouvelle : il voulait que le Piémont, au lieu de rouvrir immédiatement les hostilités contre l’Autriche, prît hardiment la direction des affaires de la péninsule et allât rétablir le grand-duc à Florence, le souverain pontife à Rome, afin de sauver au moins le régime constitutionnel et d’enlever tout prétexte aux interventions autrichiennes. Gioberti fut peu compris, le parti de la guerre immédiate et directe contre l’Autriche l’emporta à Turin, et Novare vint marquer l’heure de la déroute définitive des mouvemens italiens. La révolution, qui n’avait jamais été bien profonde à Florence particulièrement, ne tardait pas à s’épuiser d’elle-même comme un feu sans aliment. Guerrazzi était plus embarrassé que fier de sa dictature. Deux mois n’étaient point écoulés que le parti libéral modéré, secondé par les populations, prenait l’initiative d’un acte aussi prévoyant que sensé en renversant le gouvernement provisoire formé depuis le 8 février et en rétablissant le grand-duc. Une députation se rendait à Gaëte pour annoncer au prince cette révolution heureuse, et le grand-duc à son tour envoyait à Florence un commissaire, le comte Serristori, pour gouverner à sa place jusqu’à sa rentrée. La restauration s’était accomplie spontanément, par un libre mouvement de la population, par l’accord de tous pour le rétablissement du régime constitutionnel, que le grand-duc lui-même promettait d’ailleurs de maintenir tel que l’avait institué le statut de 1848. C’était un acte de sagesse populaire qui démontrait la force pratique des idées modérées et la possibilité d’un régime sensé de libertés régulières.

Dès lors, penserez-vous, rien ne motivait une intervention étrangère; c’était justement l’heure au contraire où l’armée autrichienne faisait son entrée en Toscane. Qui l’avait appelée? Nul ne l’a jamais su et nul ne le sait encore, disent les auteurs de Toscona ed Austria. Le commissaire du grand-duc à Florence désavouait au premier moment toute participation à cette entrée d’une troupe étrangère, et les ministres donnaient leur démission. Le général d’Aspre, conduisant les impériaux au nombre de dix-sept mille hommes, n’avançait pas moins, agissant partout de sa propre autorité. Il promettait d’abord de n’occuper que Livourne : bientôt les Autrichiens arrivaient jusqu’à Florence même; ils campaient dans tout l’état, et un an après la convention du 22 avril 1850 donnait à cette occupation le caractère de la durée; elle ne fixait aucun terme, elle faisait dépendre la retraite des forces étrangères du commun accord des deux parties, ne laissant pas même au grand-duc la faculté de s’exonérer de ce secours. Les citadelles occupées par les troupes impériales devaient être tenues en état de défense par la Toscane. Les généraux autrichiens du corps d’occupation relevaient d’ailleurs du commandant en chef de l’armée impériale de l’Italie du nord. Bref, le grand-duché n’était qu’un point stratégique dans un vaste plan d’opérations. Et voici comment s’exerçait cette occupation qui a duré six ans : en fait, l’autorité passait aux mains des chefs de l’armée autrichienne, qui assumaient tous les droits d’administration, de justice et jusqu’au droit de grâce, essentiellement inhérent à la souveraineté. Les tribunaux militaires jugeaient les délits communs. Des sentences capitales étaient prononcées et exécutées lorsque la peine de mort n’existait pas dans les lois de la Toscane. A Florence même, dans cette ville qu’on a appelée l’Athènes de l’Italie, la peine du bâton était infligée. A Livourne, trente citoyens étaient condamnés à mort; la sentence était déférée au chef de l’armée d’Italie à Vérone, et par une étrange confusion de toutes les prérogatives, c’était le maréchal Radetzky qui faisait grâce de la vie aux condamnés, et commuait la peine en faveur de ces citoyens toscans jugés par des tribunaux autrichiens en Toscane ! Les impériaux sont restés six ans dans le grand-duché, et après leur passage, cela se conçoit, plus on n’a entendu parler du statut, définitivement aboli le 5 mai 1852. Il faut ajouter que jusqu’à la fin de I 1854cette occupation avait coûté à la Toscane près de 23 millions. Certes, je n’en veux pas disconvenir, l’Autriche a le droit de défendre ses possessions italiennes; mais ne voit-on pas comment ce droit déborde de toutes parts? Et n’est-on pas fondé à trouver quelque justice dans ces paroles des auteurs de Toscana ed Austria : « Où est la souveraineté, où est l’indépendance garantie par les traités de Paris et de Vienne aux états de l’Italie non attribués à l’Autriche? »

Voyons maintenant ce qui se passe dans les États-Romains, et si l’occupation de Bologne et d’Ancône a un caractère très différent de l’occupation de Livourne et de Florence. Je ferai remarquer d’abord qu’en 1815 l’Autriche, malgré les protestations du pape, s’agrandissait aux dépens des états pontificaux en acquérant la partie du Ferrarais qui est sur la rive gauche du Pô, et en se faisant attribuer le droit de tenir garnison dans les places de Ferrare et de Comacchio, de même que, par un traité supplémentaire de 1817, elle se faisait donner le même droit de garnison à Plaisance, vis-à-vis des états de l’église, l’Autriche a donc eu un droit d’entrée qu’elle a étendu, comme elle l’a étendu à Plaisance, en élevant tout un système de fortifications nouvelles. Dans une de ses dernières dépêches, M. de Buol dit que l’Autriche est intervenue quelquefois en Italie sur la demande des pouvoirs légitimes. Les pouvoirs légitimes n’ont point toujours demandé spontanément cette intervention, qui ne s’accomplissait pas moins. A l’époque de la restauration, le gouvernement pontifical redoutait et subissait les Autrichiens dans les Légations plus qu’il ne les appelait, et quelques fragmens de la correspondance des légats qui ont été mis au jour témoignent de cette inquiétude perpétuelle. « Les habitans de Forli, disait le cardinal Spina, supportent en paix ce poids dans l’espoir qu’il sera de courte durée.» Il est certain que l’occupation de la Romagne s’accomplissait en 1821 à l’insu même de la cour du Vatican, et lorsque les Autrichiens se retiraient, ils déclaraient qu’ils étaient prêts à rentrer au premier signe de trouble. L’illustre cardinal Consalvi, alors secrétaire d’état, n’était nullement rassuré par cette promesse qu’il ne demandait pas, et il écrivait le 27 février 1822 au cardinal Sanseverino, légat de Forli : « Par mon office sur l’évacuation de Bologne, contenant des paroles qui ne sont que la traduction de la lettre du secrétaire d’état de Vienne, votre éminence voit la nécessité d’empêcher à tout prix un trouble quelconque dans cette légation, afin de ne point donner lieu à ce retour dont il est parlé. Je compte sur la vigilance de votre éminence, plus nécessaire que jamais après une telle déclaration... » Depuis, il est vrai, la crainte permanente des commotions révolutionnaires a fait évanouir quelques-uns de ces scrupules. La cour de Rome a moins redouté la protection impériale, elle l’a quelquefois appelée. En un mot, il s’est établi cette solidarité qui est un des plus tristes et des plus dangereux effets de la révolution en Italie. On ne sait pas toujours ce qui se passe à Bologne, où l’occupation dure depuis dix ans et où l’autorité militaire autrichienne, sous le voile de l’état de siège, s’est substituée à l’autorité du saint-père, diminuée dans ses prérogatives les plus essentielles. Je sais bien que l’Autriche peut expliquer ce déploiement de la force par l’état permanent d’insurrection morale où est la Romagne, par le brigandage qui sévit; mais enfin depuis dix ans n’y a-t-il eu en Romagne que des brigands exposés aux peines les plus dures, telles que la flagellation?

Il y avait à Ferrare il y a quelques années, en 1852, un jeune homme « d’une naissance distinguée, d’une bonne éducation et d’un nom honoré, » dit M. Farini : c’est M. Gaëtano Ungarelli. Ce jeune homme, alors étudiant, fut arrêté, par les ordres du général autrichien, avec sept autres personnes également accusées de conspiration. On l’examina, on l’interrogea sur ses complices, sur les matières d’état, sur la politique; il répondit qu’à vingt ans il ne pouvait avoir une longue vie politique, et qu’il n’avait rien à se reprocher. On chercha alors à l’émouvoir en lui parlant de ses vieux parens, qui étaient allés se jeter supplians aux pieds du général; on le menaça d’employer tous les moyens pour le faire parler : le jeune homme se tut. Bientôt de la menace on passa aux effets, et Ungarelli fut mis en présence de l’appareil de la flagellation; il demanda qu’on lui épargnât cette peine humiliante; il lui fut répondu qu’il n’avait qu’à parler ou à se préparer. Pendant deux heures, il subit le supplice du fouet, qu’on interrompait de temps à autre. Les instructeurs de ce singulier procès se ravisèrent cependant; ils revinrent à plus de douceur. On circonvint le malheureux prisonnier pour lui arracher quelque aveu, on lui demanda comment il voulait être interrogé. — Humainement, — répondit-il. Et comme en fin de compte il continuait à garder le silence, il fut soumis à une flagellation nouvelle en présence d’un de ses amis également prisonnier, Domenico Malagutti, qu’on supposait n’être point étranger à une lettre dont on voulait connaître l’origine. Cette affaire finit par la condamnation à mort d’Ungarelli et de Malagutti. Le maréchal Radetzky commua la peine, pour le premier, en douze années de carcere duro et de travaux forcés. Le pape, qui avait été supplié d’intervenir durant le procès, répondit qu’il ne pouvait rien. Le malheureux Ungarelli fut attaché à la chaîne avec des malfaiteurs dans le bagne d’Ancône, où il resta dix-huit mois; puis il fut transporté au château de Paliano, où il est resté quatre ans. Une fois en liberté, il n’a pu obtenir la permission de reprendre ses études universitaires. On lui a donné, il est vrai, des passeports pour aller les continuer en Piémont, où il est aujourd’hui, mais en y ajoutant un ordre d’exil perpétuel. Quant au docteur Domenico Malagutti, il fut fusillé.

J’ai lu quelquefois des récits de ce genre, et j’ai toujours cru à quelque exagération. Ce dernier témoignage se présente aujourd’hui sous l’autorité d’un homme honorable, de M. Farini, qui a été ministre de Pie IX et du roi Victor-Emmanuel, et qui rapporte les faits en les confirmant dans une lettre sur la question italienne qu’il adresse à lord John Russell. Est-ce là réellement une conséquence nécessaire du droit public européen? Lorsque les hommes d’état de l’Angleterre placent avant tout la question italienne au centre de la péninsule, ne voient-ils pas que le pape n’est pas seul à Bologne, et même que l’autorité morale du pape est la première compromise dans ces confusions? Enfin, dans les états de l’église comme en Toscane, l’indépendance et la souveraineté des gouvernemens italiens sont-elles bien ce que les traités de 1814 et de 1815 ont prévu et fixé?

Une chose est à observer au surplus, c’est que si toutes ces impossibilités créées par la prépondérance de l’Autriche en Italie se révèlent dans la soumission même de quelques-uns des gouvernemens de la péninsule, elles n’éclatent pas moins dans toutes les difficultés qu’éprouvent et que doivent éprouver les états qui veulent maintenir la libre indépendance de leur action. N’ayant point l’Autriche pour amie, ceux-ci l’ont nécessairement pour ennemie secrète ou avouée, et ils se trouvent en face d’une puissance démesurée; ils sont obligés, à chaque instant, d’éluder ou de repousser quelque tentative nouvelle de prépotence habilement déguisée sous les couleurs de l’influence naturelle et légitime que les grands états exercent sur les petits. C’est l’histoire du Piémont non-seulement depuis dix ans, mais depuis 1815. La lutte, une lutte laborieuse et incessante, est la condition de son indépendance. Ayant des intérêts différens, il est réduit, s’il veut les sauvegarder, à se tenir dans une expectative permanente, dans une attitude qui ressemble parfois à un système agressif, et qui n’est cependant qu’une pénible et constante défense. Il est obligé d’avoir des forces relativement considérables, d’armer des citadelles, de surveiller ses frontières, de consacrer à un établissement militaire des dépenses supérieures à ses ressources. Toute la politique piémontaise depuis 1815 n’est qu’une tradition de résistance à peine interrompue, une tradition suivie quelquefois en silence, et presque toujours activement persistante. Lorsque dans les circonstances actuelles on représente le Piémont comme ayant pris l’initiative des agressions contre l’Autriche, ce n’est point absolument exact. En réalité, les rapports entre les deux pays n’ont commencé à s’aigrir qu’à l’époque où le gouvernement autrichien mettait le séquestre sur les biens des émigrés lombards naturalisés sardes, en 1853. Ces émigrés avaient quitté la Lombardie et avaient obtenu la naturalisation sarde avec l’autorisation de l’Autriche; ils étaient dans une situation complètement légale. Les dépouiller de leurs biens n’était pas seulement une injustice morale, qui les enveloppait sans ombre de prétexte dans une solidarité arbitraire avec de vulgaires fauteurs d’insurrection, c’était aussi une violation formelle des traités qui existent entre l’Autriche et la Sardaigne, et par lesquels les deux états garantissent à leurs sujets respectifs le droit de posséder des propriétés dans l’un et l’autre pays. Le Piémont aurait pu exercer des représailles; il se borna à protester au nom du droit, et il fit bien : l’Europe reconnut alors sa modération. Peu après, le roi Victor-Emmanuel était atteint de malheurs de famille successifs, par la mort des deux reines, par la mort de sa mère et de sa femme; le gouvernement sarde notifiait à Vienne ces deuils réitérés, qui devaient toucher la maison d’Autriche elle-même, puisque les deux reines étaient archiduchesses; cette notification restait, dit-on, sans réponse. Lorsque les rapports diplomatiques ont été rompus, il y a deux ans, entre les deux pays, qui prenait l’initiative de cette rupture si ce n’était le cabinet de Vienne? Et puis, lorsque le Piémont voit la puissance autrichienne se déployer de toutes parts à ses portes, aller du Lac-Majeur à Pavie le long du Tessin, garder la ligne du Pô de Plaisance à Ferrare, développer ses fortifications, s’étendre par les duchés de Parme et de Modène jusqu’au sommet de l’Apennin, d’où elle domine la côte piémontaise de la Méditerranée, lorsqu’il se voit ainsi enlacé dans un cercle de frontières si bien gardées et d’influences qui lui ferment presque l’entrée du reste de la péninsule, comment le Piémont serait-il complètement rassuré? Matériellement donc, dans l’ordre des événemens, des rapports suivis entre les cabinets et de tous les faits qui caractérisent la situation respective des deux états, ce n’est pas le Piémont qui a pris l’initiative des procédés d’agression et de menace.

J’en conviens toutefois, M. de Buol a raison sur un point dans ses dépêches, et M. de Cavour ne décline pas cette responsabilité dans ses répliques : le Piémont est agressif par la liberté de ses institutions, par son esprit, par son prosélytisme d’indépendance, par sa tribune, par le retentissement de ses discussions. Le libéralisme ne régnait pas à Turin il y a trente ans, et M. de Metternich disait déjà dans une dépêche du 26 mars 1822 au baron de Vincent: « Le Piémont est le nid de la secte qui cherche à nourrir le feu de la révolution; aucun pays n’offre plus de facilités aux desseins et aux infatigables menées des factieux, et voilà pourquoi ceux-ci l’ont choisi comme le siège principal de leur travail. » Le Piémont est constitutionnel aujourd’hui, et le danger est plus pressant, surtout plus ostensible. L’agression n’est point dans les actes, elle est dans la pensée, dans l’effort moral d’un gouvernement résolu à maintenir une politique libérale. Pourquoi donc en est-il ainsi? Parce que le libéralisme en Italie est par la force des choses une des formes de l’indépendance, une arme naturelle d’affranchissement national. Des parlemens à Florence et à Parme comme à Turin ne pourront contenir l’expression du premier sentiment qui vit dans l’âme des Italiens. La force morale qui se développera dans ces pays par la liberté et par des institutions plus viriles tournera au profit de leur indépendance, et deviendra immédiatement une cause de faiblesse pour l’Autriche, ainsi que le disait le comte Brusasco il y a plus de trente ans. C’est ce qui fait que l’Autriche voit dans le libéralisme un ennemi, daignant de l’admettre dans ses possessions, elle s’efforce de le bannir de tous les autres états de l’Italie, et là où il existe sans son aveu, elle le signale comme un élément de perturbation. Sous ce rapport, la question italienne, telle qu’elle apparaît aujourd’hui, n’est point un fait essentiellement nouveau. Qu’on ne s’y trompe pas : lorsqu’en 1846 et 1847 la pensée libérale éclatait au-delà des Alpes, entraînant les peuples et les princes eux-mêmes, ce mouvement n’eût point tardé à créer une situation peu différente de celle qui vient de se dévoiler tout à coup ; seulement à cette époque presque tous les états de l’Italie cédaient à ce grand et merveilleux élan de liberté. Après 1848 et depuis dix ans, le royaume piémontais est resté seul avec ses institutions nouvelles, tandis que le reste de la péninsule retombait dans les conditions anciennes. Turin est devenu l’unique lieu de refuge du libéralisme indépendant de l’Italie. De là vient aussi que la lutte s’est concentrée entre le Piémont et l’Autriche pour aboutir presque fatalement à une situation qui n’est point la guerre peut-être, mais qui n’est point absolument la paix, et cela même ne prouve-t-il pas ce qu’il y a de laborieux et de perpétuellement périlleux pour tout état italien dans une politique de libérale indépendance? Il est certain que, si le statut avait disparu à Turin, si la tribune était muette, si la presse était sagement contenue comme à Milan, si le Piémont en un mot eût exécuté le programme que semblait lui tracer M. de Buol, la question italienne ferait peut-être moins de bruit aujourd’hui; le silence régnerait au-delà des Alpes. Seulement le Piémont serait une autre Toscane ou un autre duché de Modène, et il y aurait en Italie un état de plus au sujet duquel on pourrait se demander si c’est là réellement l’indépendance reconnue par les traités.

Là est la question, la vraie question, et elle n’est point ailleurs. Elle ressort de cet ensemble de choses. Le nœud des affaires de l’Italie est dans cette incompatibilité qui a semblé exister jusqu’ici entre la politique impériale et l’indépendance réelle des autres états de la péninsule, dans le travail incessant de l’influence autrichienne pour prédominer sur les intérêts naturels de ces contrées. Et cela est si vrai, que l’action de l’Autriche se fait sentir jusque dans les rapports des états italiens entre eux. Je ne sais si l’on se souvient encore qu’il y a quelques années il s’élevait une sorte de nuage diplomatique entre la cour de Turin et la Toscane. C’était au sujet d’un jeune attaché d’ambassade récemment arrivé à Florence. Le gouvernement du grand-duc s’était montré au premier instant prêt à le recevoir; bientôt cependant il hésitait, et il finissait par refuser d’admettre le jeune diplomate. Il s’ensuivait une certaine froideur momentanée entre les deux gouvernemens. Comment s’expliquait cet incident? Était-ce une cause propre au grand-duc ou à la personne même de celui qui était l’objet de ce refus? Nullement : l’attaché d’ambassade était un jeune homme d’un grand nom, d’un esprit cultivé, auteur d’un essai distingué sur Milan et les Princes de Savoie; mais il était le fils d’un des principaux émigrés lombards, du comte Casati, et cela suffisait. Une pensée ou une suggestion autrichienne s’interposait entre deux états italiens que tous les intérêts rapprochent. Il y a encore aujourd’hui entre le Piémont et le saint-siège une foule de difficultés épineuses qui troublent tous les rapports de l’état sarde et de l’église. Ces difficultés, il est vrai, ne sont pas nées, comme on l’a dit, de lois sur le mariage civil et sur les fêtes ecclésiastiques qui n’existent pas; elles tiennent à tout un ensemble de dissentimens sur des questions qui intéressent à la fois le pouvoir civil et le pouvoir religieux. La loi sur l’abolition des juridictions ecclésiastiques et la loi sur les couvens sont les principaux élémens de ce débat. De l’aveu de tous les esprits sensés et justes, ces difficultés n’ont assurément rien d’insoluble. Aisément on pourrait arriver à une transaction, si on ne consultait que les intérêts mêmes de l’état et de l’église; mais entre la cour de Rome et le cabinet de Turin s’est élevé depuis quelques années le concordat autrichien, comme un obstacle à la pacification religieuse du Piétnont. Et c’est ainsi que sous toutes les formes reparaît un intérêt autrichien gênant le mouvement naturel de l’Italie, limitant l’indépendance des états, troublant les rapports des gouvernemens, et créant une situation anormale où il n’y a d’autre alternative qu’une abdication de nationalité et de souveraineté ou une hostilité toujours périlleuse, l’extension indéfinie d’un absolutisme étranger ou la révolution toujours prête à s’échapper des profondeurs d’un pays plein de fermentations mystérieuses.

C’est là justement la situation sur laquelle l’Europe a les yeux fixés depuis trois mois. Comment remédiera-t-on à ces troubles invétérés et arrivera-t-on à remettre de l’ordre dans ces incohérences? Il y a évidemment des remèdes de diverse nature : les uns sont le secret de la conscience et de l’inspiration des peuples; les autres sont le secret de la diplomatie, laborieusement appliquée à concilier tous les intérêts, à réduire tous les problèmes à ce qu’ils ont de pratique. Pour les Italiens, il n’y a qu’un moyen unique et souverain, c’est l’indépendance, c’est la suppression de la cause première des impossibilités au sein desquelles se débat la péninsule, c’est un affranchissement immédiat de nationalité. C’est là pour ainsi dire le moyen héroïque que M. de Cavour lui-même expose dans son dernier mémorandum comme le remède radical. Il est tout simple en effet que le sentiment d’indépendance qui vit dans l’âme d’un peuple éclate au grand jour, et tende sans cesse à prévaloir, à devenir une réalité politique.

C’est le malheur des nations depuis longtemps atteintes dans la partie la plus intime et la plus essentielle de leur existence d’avoir en quelque sorte trop à revendiquer pour arriver aisément à leur but; c’est leur honneur de se plaindre perpétuellement, d’attester à toute heure que les dominations étrangères, même séculaires, ne sont encore que provisoires, de montrer sous toutes les formes que cette indépendance qu’elles réclament comme une justice est une garantie, au lieu d’être un danger, pour tous les intérêts de civilisation et de sécurité universelle; c’est leur devoir de se préparer sans cesse à entrer en pleine et souveraine possession d’elles-mêmes. Est-ce à dire que, même quand on veut faire la part des plus vivaces et des plus justes aspirations d’un pays, il n’y ait qu’une manière d’essayer de trancher les problèmes auxquels la paix du monde est suspendue? Pour les Italiens, il n’y a qu’une chose : c’est l’indépendance, et l’indépendance c’est la révision des traités suivie de la reconstruction de la péninsule. Pour la diplomatie, il y a un autre terrain : c’est la situation même telle qu’elle apparaît, c’est cet ensemble de faits d’où dérive un ordre de choses que les traités eux-mêmes n’ont point prévu dans leur munificence envers l’Autriche, et qui trouble l’Europe en faisant de l’Italie un foyer toujours actif de révolutions. Il est bien clair que pour avoir un caractère pratique et efficace, pour atteindre le but, les négociations dont les cabinets sont occupés à rassembler les fils doivent tendre à créer des conditions où les souverainetés italiennes soient indépendantes en toute vérité, où la puissance impériale cesse de constituer une prépondérance anormale par des traités de vassalité indirecte, par des occupations périodiques, par des systèmes de fortification entièrement imprévus, — où les divers états de la péninsule puissent se développer librement, s’affermir par le progrès de leurs institutions et céder dans leurs rapports aux affinités naturelles qui les rapprochent. Il n’y a point, il est vrai, une Italie aux yeux des traités; mais il y a une Italie partiellement indépendante : c’est celle qui n’existe pas, quoiqu’elle dût exister, et c’est celle qu’il s’agit de créer, de soutenir et de garantir. Ce n’est pas tout peut-être, c’est du moins tout ce qu’au moment présent peut faire la diplomatie pour mettre la péninsule dans une voie d’affranchissement régulier et de progrès libéral indépendant. J’ajouterai que l’Autriche est peut-être la première intéressée à ne point montrer que l’incompatibilité qui a existé jusqu’ici entre sa domination au-delà des Alpes et l’indépendance des autres états italiens tient essentiellement au droit public de 1815, car alors il deviendrait clair que cette assemblée de sages réunie à Vienne il y a quarante-cinq ans aurait fait une œuvre contradictoire en créant des souverainetés italiennes indépendantes à côté de l’Autriche maîtresse de Milan, et l’Europe serait ainsi conduite forcément, en quelque sorte sans le vouloir, à remonter au principe de cette situation, source de tous les périls actuels. L’Autriche elle-même placerait la question telle que la place M. de Cavour, non dans la seconde partie de son mémorandum, où il trace le programme de ce qui est diplomatiquement possible, mais dans la première partie, où il parle en patriote et en partisan, en défenseur de l’indépendance complète de l’Italie.

Oui sans doute, dira-t-on, l’Italie a moralement le droit d’aspirer à son émancipation nationale, et à défaut même de cette indépendance complète, qui est la perpétuelle fascination de tous les Italiens, le Piémont est encore fondé à réclamer pour sa sûreté et à demander que l’Autriche cesse d’enfermer la péninsule dans le cercle de ses influences, de ses alliances onéreuses et de ses interventions; mais dans quelle mesure la France est-elle intéressée à s’associer à ce mouvement et à engager sa politique au-delà des Alpes? Il semble quelquefois que la question italienne soit une affaire d’imagination et de fantaisie. On dirait que la péninsule ne peut nous inspirer que cet intérêt qui naît d’un passé brillant évanoui, de tous les souvenirs de la littérature et des arts, du contraste entre un ciel splendide et les ruines survivantes de la plus merveilleuse civilisation. C’est une question de poésie et d’art, presque d’archéologie, et qui n’a rien de politique! Il n’en est pas tout à fait ainsi, ce me semble; les intérêts de la France au-delà des Alpes sont justement des intérêts politiques de premier ordre. Le Piémont particulièrement a pour nous une importance frappante. Qu’on examine un simple fait : lorsque les puissances réunies à Vienne en 1815 entreprirent de reconstruire l’Europe, sans vouloir donner à l’Autriche tous les droits qu’elle a cru pouvoir tirer d’un article de traité, elles eurent évidemment la pensée d’organiser l’Italie contre la France. C’est dans ces vues que le Piémont reconstitué était agrandi de l’état de Gênes. Le roi de Sardaigne était le gardien des Alpes, et pour qu’il pût mieux garder les Alpes, il eût été aisément secondé par les alliés dans d’autres désirs d’agrandissement, si la première loi n’eût été de satisfaire l’Autriche. C’était sur notre flanc une avant-garde de l’Europe contre nous, et l’Autriche assurément le considérait ainsi. Qu’est-il arrivé cependant? Par une évolution progressivement accomplie et qui est devenue surtout plus marquée sous l’influence des idées libérales, cette avant-garde, changeant de front, n’est plus contre nous, elle est pour nous en Italie. Notre frontière matérielle n’a point changé, notre frontière morale s’est agrandie; l’esprit des traités de 1815 a reculé des Alpes jusqu’au Tessin. Voilà l’importance réelle du Piémont pour la France.

Et puis, qu’on le remarque bien, c’est à Turin qu’est désormais le levier de tout ce qui peut se faire au-delà des Alpes. C’est le Piémont seul qui, par son libéralisme modéré et ordonné, met sur la voie de la solution raisonnable et pratique des affaires d’Italie. Hors de là, il n’y a que la solution autrichienne ou la solution révolutionnaire, c’est-à-dire ce qui existe, ou une suite indéfinie de désordres gigantesques, qui ramèneraient infailliblement encore la prédominance impériale. Si le Piémont succombait, ce ne serait pas seulement une défaite des institutions libérales, ce serait l’influence de l’Autriche étendue partout et ramenant sur les Alpes l’esprit des traités de 1815. Il ne faut point s’y tromper. Nos soldats montent encore aujourd’hui respectueusement la garde autour du saint-père, comme on l’a dit : je ne doute pas que la France ne soit écoutée au Vatican, que ses conseils n’aient un grand poids; mais enfin ce n’est pas notre influence qui règne. Nous sommes matériellement à Rome; c’est un autre esprit qui domine. Il en sera toujours de même tant que l’Autriche pèsera de tout son poids sur la péninsule. Et cependant il est très vrai que chaque grand empire en Europe a sa sphère d’action naturelle et légitime. Si la France ne peut exercer son influence en Italie ou en Espagne, où est sa sphère d’action? C’est ainsi que la cause du Piémont et l’indépendance de l’Italie ne sont ni un intérêt secondaire ni une affaire d’imagination.

Le malheur de cette question, je l’ai dit, c’est d’avoir été dès l’origine l’objet de méprises singulières, d’être née en quelque sorte à l’improviste. L’opinion était un peu oublieuse, il est vrai; elle ne se souvenait pas que la question italienne s’était montrée au congrès de Paris, était entrée, comme le disait M. de Cavour, dans le domaine des questions européennes, qu’il y avait une tension croissante dans les rapports de l’Autriche et du Piémont, que rien n’était changé dans les États-Romains, toujours occupés par des forces étrangères. Tous ces faits existaient incontestablement; il n’est pas moins vrai que le jour où la question a éclaté comme un coup de foudre, elle a trouvé l’opinion surprise de se voir ainsi jetée en face de complications dont elle ne saisissait ni la nature ni la portée, et dont elle redoutait les suites.

Ceux qui voient avant tout au-delà des Alpes l’existence de la papauté, la légitimité des princes, ont cru distinguer dans cette résurrection de la question italienne des perturbations prochaines, l’affaiblissement inévitable de l’autorité temporelle du saint-siège, la révolution s’offrant comme auxiliaire en attendant de rester maîtresse définitive du champ de bataille. Les affaires et les intérêts, toujours amis de la paix, ont reculé, non sans raison, devant la perspective d’une guerre prête à suspendre la marche des entreprises matérielles. L’opinion libérale elle-même, sans cesser d’être sympathique pour l’Italie, s’est émue, comme d’une anomalie ou d’une contradiction, de cette possibilité d’une intervention de la France pour porter au-delà des Alpes une liberté qu’elle attend elle-même, pour aller défendre des intérêts mal définis ou peu connus. Il en est résulté une confusion qu’il eût été et qu’il est toujours facile de dissiper en faisant du libéralisme dans la politique intérieure le gardien du libéralisme dans la politique extérieure de la France; car dans ces questions, où s’agitent les intérêts moraux les plus élevés, les intérêts de nationalité et de grandeur, ni le secret accord des gouvernemens, ni le travail de la diplomatie ne suffisent : l’appui, le solide appui est dans l’opinion, éclairée, retrempée, incessamment rectifiée par les discussions libres. Il y a une chose caractéristique à observer : le libéralisme est tellement passé dans la substance et dans le sang de la France, que, même quand il subit des éclipses dans ses institutions intérieures, il reste dans sa politique extérieure. La France aurait beau faire, ses intérêts dans le monde sont partout avec les libéraux; ses amis dans tous les pays sont les partisans de ces idées, et ceux-là seuls sont sincères. Elle a fait, il y a cinq ans, une guerre libérale d’accord avec l’Angleterre, et elle a eu pour alliés ou pour complices de sympathie les peuples libéraux. La cause de l’Italie est encore aujourd’hui évidemment une cause libérale. Cependant, pour que cette politique ait toute son efficacité, pour qu’elle apparaisse dans son vrai jour, la première condition est qu’elle se produise comme l’expression de l’opinion libre aussi bien que de la pensée des gouvernemens. En un mot, il y a un certain équilibre qui doit tendre sans cesse à s’établir entre ce qu’un pays pense et pratique chez lui et les desseins dont il poursuit l’accomplissement au dehors. L’opinion alors, au lieu de s’égarer en conjectures, est la complice des gouvernemens, et elle fait leur force.

Et ce n’est pas seulement dans l’ordre intérieur que les méprises et les incertitudes se sont élevées autour de cette question italienne de façon à l’obscurcir : elles se sont répandues en Europe, où l’opinion universelle a eu ses éblouissemens aussi bien qu’en France. Comme on n’apercevait pas la nature précise des difficultés nouvelles qui surgissaient, on a commenté, on a supposé. Des analogies de situation, les perspectives de guerre, l’inconnu des desseins ont alimenté les conjectures, réveillé des craintes, et l’Allemagne s’est enflammée soudain de tous les souvenirs de 1813, comme si elle se voyait menacée déjà d’invasions nouvelles par le système du premier empire renaissant tout armé. Or il est bien clair, que tout a pu renaître du premier empire, excepté le système de guerres et d’invasions qui a ensanglanté le commencement de ce siècle, parce que les circonstances ne sont plus les mêmes, parce que les intérêts, qui ont besoin de la paix, se sont immensément développés, parce que l’industrie et le commerce ont créé des rapports qui ne peuvent être longtemps interrompus, parce qu’il y a des solidarités morales qui n’existaient point alors, et qui se sont formées, parce que l’opinion publique était sans force autrefois, et qu’elle domine aujourd’hui les résolutions des gouvernemens, si bien qu’on l’a appelée une sixième puissance en Europe.

Que reste-t-il donc? Une question qui, dès le premier moment, a dépassé peut-être toutes les prévisions, que des méprises de plus d’une sorte ont contribué à obscurcir, et qui, pour marcher vers une solution heureuse, favorable à l’Europe aussi bien qu’à l’Italie, doit rester circonscrite dans ses limites naturelles, et être incessamment ramenée à ses vrais termes. Le terrain d’une négociation possible est aujourd’hui connu ou pressenti : il s’agit de fixer la situation respective de l’Autriche et de l’Italie. La question n’est point évidemment de demander dans un congrès à l’Autriche de renoncer à des possessions que les traités lui ont données; mais en même temps l’Europe a le droit de lui demander de se renfermer dans ses frontières, de renoncer à toute cette partie de sa politique qui est en contradiction avec les stipulations mêmes sur lesquelles repose l’ordre européen; elle a le droit de créer au-delà des Alpes une situation nouvelle où les états italiens, rendus à leur indépendance, puissent librement chercher leur sécurité dans le progrès régulier de leurs institutions, au lieu de la chercher dans une compression appuyée par une force étrangère. C’est là le terrain sur lequel peut agir la diplomatie, et si elle atteignait le but qui semble désigné à ses efforts, l’Italie elle-même n’aurait-elle pas fait un grand et réel progrès? Elle serait en possession de tous les moyens d’action morale pour se reconstituer, se régénérer par un travail permanent, sans avoir à traverser les redoutables épreuves d’une guerre ou d’une révolution. L’avenir serait ouvert devant elle, et cet ordre nouveau, qui serait un succès pour le Piémont comme pour toutes les puissances amies de l’Italie, n’aurait pas coûté à l’Europe un formidable et sanglant déchirement.


CHARLES DE MAZADE.