L’Autriche de la guerre balkanique

L’Autriche de la guerre balkanique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 577-608).
L’AUTRICHE
ET
LA GUERRE BALKANIQUE

Bella gerant alii... Les événemens seraient-ils sur le point de faire mentir l’aphorisme classique ? La guerre, « industrie nationale » de la Prusse, n’a pas servi à édifier la fortune de l’Autriche. Depuis un siècle, le sort des armes, quand elle se trouva réduite à y recourir, lui fut rarement favorable, mais chaque fois qu’elle resta fidèle à sa mission de paix et de conciliation, elle recueillit les bénéfices de sa prudente réserve. Elle a perdu l’Italie malgré Novare et Custozza, mais elle a gagné la Bosnie, en 1878, par politique, sans coup férir, par l’effet d’une neutralité habilement préparée et calculée. L’action, à laquelle sa constitution interne la rend peu propre, lui a été généralement moins profitable que l’abstention armée.

Le gouvernement de Vienne, depuis quelques semaines, tient l’Europe en alarme ; l’empire retentit du bruit des armes : 900 000 hommes seraient prêts à entrer en campagne. Si exagéré que soit, peut-être, ce chiffre, il est certain que l’armée austro-hongroise a été, en partie, mise sur le pied de guerre, que les militaires frémissent d’impatience et réclament la bataille. En Bosnie-Herzégovine, dans les ports, sur la Save et le Danube, en face de Belgrade, des masses d’hommes sont concentrées, tout est préparé pour envahir en quelques heures la Serbie et le sandjak de Novi-Bazar, pour transporter des troupes à Durazzo. En Galicie, en Bukowine, des forces considérables sont rassemblées, face aux Russes ; et voici que, à son tour, l’armée roumaine prend des mesures de mobilisation. Qu’un signal parte de Vienne et aussitôt les frontières seront franchies. Ainsi serait déclenchée, par le jeu mécanique des alliances et des ententes, cette effroyable guerre que le monde civilisé redoute. Le bruit de ces formidables préparatifs fait peser sur l’Europe une inquiétude générale ; l’opinion s’énerve et accuse le Cabinet de Vienne de troubler la paix pour tirer bénéfice du sang versé par les autres ; son attitude donne beau jeu aux partis ou aux Etats qui souhaitent et préparent la subversion de l’Autriche et la ruine des Habsbourg.

Que cette grande alarme s’apaise, ou qu’elle conduise l’Europe à une guerre, il est opportun d’en expliquer les causes au public français qui, en général, juge mal les affaires d’Autriche parce qu’il se représente tous les Etats comme unifiés et centralisés sur le modèle de la France. C’est ce que nous voudrions essayer de faire aujourd’hui.


I

Nous verrions clair dans les actes et dans les desseins de la politique autrichienne, si nous connaissions bien ses intérêts de toute nature et la part qu’elle a prise aux événemens qui ont préparé et amené la guerre actuelle. Essayons d’abord de débrouiller son rôle dans la genèse du grand conflit balkanique. Ici, il faut le reconnaître, nous sommes réduits aux hypothèses et aux inductions ; nous connaissons quelques faits, mais le fil qui les relie, le travail qui les a préparés, nous échappent et nous courons le risque d’interprétations erronées. En politique, le vraisemblable n’est pas toujours le vrai. Cette réserve faite, nous dirons tout simplement ce que nous croyons vraisemblable ; l’histoire jugera plus tard.

Constantinople et Salonique constituent une double solution de la question d’Orient : nous voulons dire que la domination ou l’influence, dans la péninsule balkanique, a depuis longtemps été considérée comme susceptible d’être partagée. Des plans, pour un pareil partage, ont été ébauchés, entre Vienne et Pétersbourg, dès le XVIIIe siècle : Salonique constituait la solution autrichienne, Constantinople la solution russe. La convention du 15 janvier 1877, préparée en juillet 1876 à l’entrevue de Reichstadt, était l’ébauche d’un partage de ce genre puisqu’elle donnait à la Russie sa liberté d’action dans l’Est de la péninsule et réservait la Bosnie et l’Herzégovine à l’influence de l’Autriche. Mais, après le traité de Berlin, la Russie se trouva séparée de la Turquie par la Roumanie et la Bulgarie qui grandirent et devinrent fortes ; elle ne toucha plus à l’Empire ottoman qu’en Asie et par mer. La Bulgarie, fille émancipée de la Russie, se substitua partiellement à elle dans sa politique, dans ses ambitions territoriales en Thrace et en Macédoine et dans la marche sur Constantinople. L’Autriche-Hongrie, au contraire, resta, par le sandjak de Novi-Bazar, en contact direct avec l’Empire ottoman. Depuis lors, les relations de la Russie avec l’Autriche, dans les Balkans, restèrent froides. Lorsqu’on vit les deux pays conclure une entente, ce fut pour, une politique négative de commune abstention et de commun désintéressement (entente de 1897 et accord de Murzsteg, 1903). Au contraire, entre la Bulgarie et l’Autriche, qui ne sont pas en contact territorial, de bonnes relations s’établirent ; Stamboulof suivit une politique d’émancipation vis-à-vis de la Russie et se rapprocha de Vienne. L’élection du prince Ferdinand de Cobourg, en 1887, passa pour un succès autrichien et, de fait, ce n’est qu’en 1896 qu’une réconciliation s’opéra entre le prince et le Tsar sous les auspices de M. Hanotaux. Un accord entre Vienne et Sophia pour un partage d’influence dans la péninsule et même pour un partage territorial, Constantinople étant réservée, est « dans l’air » depuis longtemps ; on l’a souvent annoncé ; il a été probablement discuté, ébauché ; il est possible qu’il ait été réalisé.

A mesure que la Serbie se dégageait, par un travail opiniâtre, de la dépendance économique de l’Autriche, qu’elle constituait une armée et un gouvernement, une autre solution apparaissait dont la formule était : « les Balkans aux peuples balkaniques, » et qui s’est concrétisée, en 1912, dans les accords serbo-bulgare et gréco-bulgare. Mais il n’est pas sûr que la combinaison nouvelle, qui a fait si brillante fortune, n’ait pas été mêlée de quelques vestiges de l’autre combinaison regardée, naguère encore, comme vraisemblable. Le roi Ferdinand est un de ces hommes qui, — comme le dit Bossuet de Cromwell, — ne laissent rien à la fortune de ce qu’ils peuvent lui ôter par conseil et par prévoyance. Souverain d’un petit royaume qui s’avance, par les sentiers les plus ardus, vers un grand avenir, il ne risque un pas en avant qu’après avoir pris toutes ses sûretés, prépare ses assurances et ses contre-assurances. On ne concevrait pas qu’un tel homme, au moment d’entreprendre une guerre d’où dépendait le sort de son pays, de son trône, de sa vie même, ne se fût pas assuré des dispositions de Vienne comme de celles de Pétersbourg. Ouvrir des avenues dans plusieurs directions pour se jeter délibérément, au moment favorable, dans celle qui paraît la plus avantageuse, c’est la méthode propre à tous les petits États qui peuvent séduire la fortune, mais non la violenter ; c’est la méthode personnelle de Ferdinand de Bulgarie. Jusqu’où ont été ses pourparlers avec le gouvernement autrichien ! se réduisent-ils à des conversations, ou bien y a-t-il eu accord en vue de certaines éventualités, peut-être même convention écrite ? il est difficile de le savoir. Il faut se souvenir qu’en juin 1911 le Grand Sobranié de Tirnovo, convoqué pour réviser la constitution, a décidé, selon le vœu du souverain, que « le Roi représente l’Etat dans tous ses rapports avec les pays étrangers, » et qu’il peut conclure des traités sans la ratification du Parlement. On ignore donc quelles ententes ont pu être conclues par Ferdinand ; mais il est difficile d’admettre que l’alliance balkanique ait pu se former et se préparer à l’action sans que l’Autriche en ait été informée et, si elle ne l’a pas empêchée, c’est qu’elle a cru de son intérêt de laisser les événemens s’accomplir. Oublions les victoires dont nous avons vu se dérouler la fulgurante série ; plaçons-nous dans l’état d’esprit qui régnait dans les chancelleries avant la guerre : les diplomates, qui ont cru à la victoire de l’Autriche en 1866, à celle de la France en 1870, à celle de la Russie en 1904, croyaient naturellement, en 1912, à la victoire des Turcs. N’étaient-ils pas les élèves de von der Goltz ? L’opinion la plus favorable aux petits États était que les Grecs ne feraient rien, que les Serbes seraient battus, que seuls les Bulgares feraient bonne figure et auraient peut-être quelques succès au commencement de la campagne, mais qu’ils seraient vite épuisés, qu’ils n’enlèveraient pas Andrinople et qu’au moment où surviendraient les masses turques d’Asie, ils seraient refoulés. Même parmi les Bulgares on le craignait, et, en tout cas, c’était le devoir du gouvernement de préparer, à toute éventualité, une ligne de retraite et une solution minima. L’intervention de l’Autriche ou celle de la Russie, peut-être de l’une et de l’autre, étaient les assurances indiquées.

Qu’il ait existé ou non un accord entre le Cabinet de Vienne et le roi Ferdinand, l’Autriche a cru à la défaite des alliés, tout au plus a des succès éphémères pour les Bulgares. Dès lors sa politique était toute tracée ; elle intervenait en médiatrice, elle imposait la paix aux belligérans ; au besoin ses troupes pénétraient dans le sandjak de Novi-Bazar et s’avançaient dans la vallée du Vardar ; la paix était conclue sur la base de l’autonomie de la Macédoine et de l’Albanie. L’Autriche gardait le sandjak et communiquait par là avec l’Albanie dont elle obtenait le protectorat ; la Macédoine autonome était organisée sous la tutelle effective de la Bulgarie qui garantissait à l’Autriche la libre disposition des routes commerciales et du port de Salonique. Vienne aurait exercé, en fait, le contrôle supérieur de la péninsule balkanique. Remarquons bien que la proposition du comte Berchtold (14 août) aurait conduit pratiquement à un résultat très voisin ; et c’est aussi, à peu de chose près, ce que demandèrent les alliés dans leur ultimatum à la Turquie. C’est donc certainement ce résultat qu’a visé l’Autriche. L’Italie, occupée en Libye, ne pouvait pas la gêner. Il n’est même pas besoin de faire intervenir l’hypothèse d’un accord formel avec la Bulgarie ; l’accord allait de soi, il était dans la nature des choses, dans la logique des situations. La Bulgarie prenait ses sûretés ; elle obtenait l’autonomie de la Macédoine et, en cas d’insuccès général, elle assurait sa retraite et celle de ses alliés.

Qu’un accord austro-bulgare ait existé, ou que l’Autriche ait manœuvré comme s’il existait, on en trouve une confirmation significative dans l’attitude de la Roumanie. Le gouvernement de Bucarest faisait dire depuis longtemps que tout accroissement de la Bulgarie serait, pour lui, une diminution de puissance relative, qu’il ne permettrait donc à la Bulgarie d’entreprendre une guerre de conquête contre la Turquie que si, tout d’abord, elle lui assurait, à titre de compensation, Silistrie et une bande de territoire allant du Danube à la mer. Si le gouvernement de Sophia s’y refusait, l’armée roumaine ferait cause commune avec la Turquie pour maintenir dans les Balkans le statu quo nécessaire à l’équilibre. Or, qu’avons-nous vu ? Les Roumains n’ont pas fait ce qu’ils avaient annoncé ; ils n’ont engagé aucune négociation préalable à la guerre. Comment expliquer ce revirement ? Par le voyage du comte Berchtold à Sinaïa à la fin d’août. Le ministre a dû faire part de ses vues au roi Carol avec qui, depuis longtemps, l’Autriche entretient des relations d’amitié étroite ; il l’a averti que la guerre se préparait et lui a conseillé de ne rien faire pour l’entraver, de laisser les événemens suivre leur cours jusqu’au moment où la fortune apporterait aux deux gouvernemens l’occasion d’une intervention fructueuse ; la Roumanie aurait, dans tous les cas, ses « apaisemens. »

En résumé, s’il n’est pas permis d’affirmer qu’un accord ait été conclu entre la Bulgarie et l’Autriche avant le commencement des hostilités, il est certain que tout s’est passé comme si cet accord existait. Le diplomate supérieur qu’est le roi Ferdinand n’a certainement rien négligé, dans cette phase critique de son règne, pour mettre de son côté les plus grandes chances de succès. « Capable de tout entreprendre et de tout cacher, » il a pris toutes ses mesures pour réussir. Mais la fortune peut le trahir : alors, tandis qu’il rassure Pétersbourg contre l’éventualité d’un succès trop rapide et affirme qu’il ne vise pas Constantinople, il fait luire, à Vienne, la perspective d’une intervention pacificatrice et demande par avance une sauvegarde dont il espère n’avoir pas besoin, car il resserre fortement la coalition des quatre États ; et tandis que sa main pacifique classe ses herbiers et pique ses papillons, son esprit est tendu vers sa mobilisation qui s’achève et vers Sainte-Sophie dont, là-bas, la coupole se reflète dans les flots du Bosphore... C’est son rôle, qu’il joue en virtuose. Que l’accord ait existé ou non, ce qui demeure certain c’est que le gouvernement austro-hongrois a fait le calcul dont nous venons d’indiquer les élémens, et qu’il l’a fait faire au gouvernement roumain ; ils ont, l’un et l’autre, spéculé sur la défaite ou sur un succès médiocre des alliés ; ils escomptaient leurs chances de gain et les louanges de la postérité, mais la victoire changea le compliment d’adresse.


II

L’Empire austro-hongrois a, dans la péninsule balkanique, des intérêts considérables. A peine est-il besoin de le démontrer. Intérêts historiques et traditionnels ; depuis le siège de Vienne par Mustapha pacha, en 1683, ce sont les armées des Habsbourg qui, avant les soldats du Tsar, ont mené la lutte contre les Ottomans et les ont refoulés au delà du Danube ; ce sont les victoires du prince Eugène qui ont réveillé les chrétientés d’Orient et leur ont annoncé la délivrance prochaine. Par le traité de Passarovitz (1718), les Turcs cédaient Belgrade à l’Empereur avec tout ce qui est aujourd’hui la Serbie septentrionale et la Petite-Valachie jusqu’à l’Aluta ; les Turcs reprirent ces territoires quelques années plus tard, mais Belgrade fut plusieurs fois réoccupée par les armées impériales. La descente des Autrichiens vers la mer Egée est donc une histoire vieille de plus de deux siècles ; elle s’est accomplie parallèlement à la descente russe vers le Bas-Danube et vers le Bosphore. Quand les Russes, en 1876, voulurent précipiter le dénouement, ils conclurent avec l’Autriche un accord (convention de Reichstadt) qui aboutissait, en fait, à un partage. Si Bismarck, dans l’intérêt de l’Allemagne, a enfoncé l’Autriche dans la politique orientale, ce n’est pas lui qui l’y a, le premier, engagée ; c’était la route traditionnelle des Habsbourg ; l’attraction vers le Sud-Est datait, pour eux, de leurs origines mêmes.

Il faut bien observer, quand on veut comprendre la politique autrichienne, qu’il n’y a pas, dans l’Empire des Habsbourg, de politique nationale, pour la raison très simple qu’il n’y a pas de nation ou qu’il y en a plusieurs dont les intérêts sont divergens. C’est la dynastie et la bureaucratie qui ont fait l’Empire et qui, avec l’armée et l’administration, en constituent l’unité : aussi sa politique a-t-elle toujours été et est-elle encore une Kabinetspolitik, une politique de Cabinet, alors que tous les autres États de l’Europe suivent, de plus en plus, une politique nationale qui tend à atteindre des objectifs, à réaliser des visées communes à la nation tout entière, ou à sa grande masse. La politique slave est, pour les Russes, une politique nationale ; elle n’est, pour l’Autriche, qu’une politique d’État. Soumettre les Slaves a été la raison d’être de la fondation de la « marche de l’Est, » par les Habsbourg ; l’œuvre s’est continuée par l’entrée de peuples ou de fragmens de peuples dans l’édifice de l’Empire ; elle s’est étendue, vers le Sud, par la réunion, sous le sceptre des Habsbourg, des Croates et d’une grande partie des Serbes ; vers le Nord-Est, par l’adjonction d’un large morceau de Pologne habité par des Polonais et des Ruthènes (Petits-Russes). L’occupation, en 1878, complétée par l’annexion, en 1908, de la Bosnie et de l’Herzégovine, a fait entrer dans l’Empire de nouveaux pays peuplés de Serbes. Sept millions de Serbo-Croates vivent dans l’Empire, quatre millions seulement en dehors, tant en Serbie qu’au Monténégro et dans ce qui était hier la Turquie.

Comment le gouvernement autrichien n’aurait-il pas nourri l’espérance de faire entrer peu à peu sous la domination plus ou moins directe des Habsbourg de nouveaux fragmens de peuples, et tout d’abord ces Serbes dont les frères ou les cousins germains sont déjà sujets de l’Empereur ? Les Albanais, les Slaves de Macédoine auraient suivi ; on aurait trouvé des formes graduées pour préparer peu à peu la juxtaposition, dans l’Empire devenu fédéral, de tant de peuples divers. Il faut méditer toujours la formule lapidaire de Bismarck, que l’on m’excusera, l’ayant déjà citée si souvent, de citer encore :

« Il est naturel que les habitans du bassin du Danube puissent avoir des intérêts et des vues qui s’étendent au delà des limites actuelles de la monarchie austro-hongroise. Et la manière dont l’empire allemand s’est constitué montre le chemin par lequel l’Autriche peut arriver à une conciliation des intérêts politiques et matériels qui sont en présence entre la frontière orientale des populations de race roumaine et les bouches de Cattaro[1]. »

Impossible d’enfermer, en moins de mots, un programme d’avenir plus complet et plus séduisant. Ce programme a été celui de tous les hommes qui ont gouverné l’empire. On a souvent répété : « Les Autrichiens veulent aller à Salonique ; » oui et non : ils n’ont jamais cherché à conquérir et à gouverner directement tous les pays entre la Save et la mer Egée ; mais ils ont rêvé d’y établir, sous une forme plus ou moins précise, un contrôle autrichien, et, en attendant que le moment vînt d’y réaliser leurs desseins, ils se sont attachés à y maintenir et à y perpétuer l’anarchie turque et l’anarchie albanaise. C’est d’eux que sont venus les obstacles à l’intervention européenne en Macédoine et, s’ils ont répandu de l’argent en Albanie, ils se sont gardés d’y apporter de l’ordre, de l’instruction, des routes ; ils ont exigé, en 1903, lors de l’accord de Mürzsteg, que l’Albanie fût laissée en dehors du programme des réformes, dont ils ne permirent, en Macédoine même, qu’une insuffisante et incomplète application. Depuis vingt ans, l’Autriche et l’Allemagne ont secrètement soutenu Abd-ul-Hamid dans sa résistance passive aux réformes demandées par ses sujets et par l’Europe.

Le comte d’Æhrenthal, lorsqu’il annexa la Bosnie-Herzégovine, proclama qu’en rappelant les garnisons que le traité de Berlin l’autorisait à entretenir dans trois villes du sandjak de Novi-Bazar, il entendait affirmer que l’Empire n’a pas d’ambitions territoriales au delà des frontières de la Bosnie, mais il s’est gardé de dire que l’Autriche se désintéressait de l’avenir des pays balkaniques : c’était seulement par d’autres moyens qu’elle chercherait à y exercer son influence. A cette époque, un article révélateur du principal journal militaire autrichien, la Danzers Armee Zeitung, que nous avons signalé ici en son temps[2], expliquait que le sandjak de Novi-Bazar, pays montagneux et pauvre, ne serait jamais une route commerciale, que, de Vienne, de Budapest ou d’Agram, une seule route s’ouvre vers la mer Egée, celle que suit actuellement le chemin de fer de Belgrade à Salonique, via Nisch et Uskub ; qu’elle devrait donc, d’une façon ou d’une autre, être placée sous le contrôle du gouvernement austro-hongrois. L’organe militaire concluait en demandant une guerre immédiate qui réduirait la Serbie à merci. Les hommes d’État étaient moins belliqueux que les militaires, mais, au fond, ils partageaient leurs vues ; je n’oublierai jamais, pour ma part, la flamme dont s’anima le regard, d’ordinaire un peu terne, du comte d’Æhrenthal quand il me dit la nécessité où se trouverait un jour l’Autriche de mettre à la raison l’arrogance des Serbes.

Les Serbes ! Il n’est pas un homme politique autrichien ou hongrois qui parle d’eux avec sang-froid. La petite Serbie se dresse entre la coupe balkanique et les lèvres autrichiennes, et c’est ce qu’on ne lui pardonne pas. Si la Serbie a échappé au joug ottoman, elle le doit surtout aux victoires du prince Eugène et de ses émules. Au traité de Passarovitz, une partie de la Serbie actuelle a été annexée à l’Empire. Au XIXe siècle, les querelles dynastiques entretinrent l’anarchie dans le pays qui resta ouvert aux intrigues étrangères. Au temps du roi Milan, l’influence de Vienne était toute-puissante à Belgrade ; la Serbie paraissait destinée à n’être qu’un petit pays troublé par les factions, avec une armée de coup d’Etat, des politiciens à vendre et des princes de casino : ainsi du moins se le représentait-on à Vienne et c’est une opinion qui n’avait pas encore disparu il y a quelques mois. On prenait soin d’ailleurs d’y perpétuer les troubles, d’y susciter les factions et d’y entretenir les rivalités. En 1885, l’Autriche jetait la Serbie contre la Bulgarie, la faisait battre et se donnait le plaisir de la sauver en arrêtant les vainqueurs de Slivnitza. Nous avons déjà exposé ici les progrès qu’a faits la Serbie depuis dix ans ; nous n’y reviendrons pas[3]. A Vienne, on s’obstina à ne pas les voir ; quand, en 1906, la Serbie résista aux exigences économiques de l’Autriche, ce fut de l’étonnement ; quand, en 1908, la Serbie osa protester contre l’annexion de la Bosnie et provoqua une crise diplomatique, ce fut de la colère. Puis vinrent les victoires de 1912... Elles n’ont pas suffi à éclairer le public autrichien ; il parle toujours de la résistance de la Serbie aux volontés de la Ballplatz, comme nous parlerions d’une insurrection au Dahomey. Et cette méconnaissance de l’adversaire, de sa valeur et de ses intérêts légitimes, devient, pour l’Autriche, dans la lutte qu’elle poursuit, une infériorité.

Ce ne sont pas seulement des intérêts et un avenir politiques que l’Autriche-Hongrie a dans les Balkans, ce sont aussi des intérêts économiques de premier ordre. C’est l’industrie autrichienne qui alimente les marchés de la péninsule[4] ; ses produits fabriqués y pénètrent par les ports, par le Danube, par les chemins de fer. Ses sucres ont supplanté les nôtres dans tout l’Orient ; ils sucrent mal et ne fondent pas, mais ils se vendent moins cher, et la clientèle croit faire une économie en les achetant. La Bulgarie, la Serbie ont peu d’industrie ; la Turquie n’en a pas : les unes et les autres sont clientes naturelles de l’Autriche pour les produits manufacturés ; elles demandent à la Hongrie ce que leur agriculture ne produit pas en quantités suffisantes : le blé, les chevaux, etc. L’Autriche n’a pas de colonies ; elle a toujours regardé la péninsule des Balkans et la Méditerranée orientale comme le domaine réservé à son expansion économique ; ses bateaux marchands y trafiquent, ses banques y prospèrent, ses nationaux y travaillent. Le maintien de la vieille Turquie, qui ne produit rien et ne travaille pas. était un dogme de la politique économique de l’Autriche comme de celle de l’Allemagne. Aux yeux des Autrichiens, les pays balkaniques sont ce qu’est, pour nous et pour l’Espagne, le Maroc : un pays destiné par sa situation géographique, par les conditions de sa vie politique et économique, à ne pas sortir de leur zone d’influence et à tomber peu à peu, comme un fruit mûr, sous leur tutelle. On pensait, à Vienne, depuis la révolution turque, que le fruit mûrissait et qu’il ne tarderait pas à glisser de lui-même dans la main tendue depuis longtemps pour le cueillir.


III

La victoire foudroyante des alliés, l’effondrement de la puissance ottomane ont déjoué tous les calculs, dérouté toutes les prévisions. La sagesse des diplomates et des hommes d’Etat est souvent courte : leur erreur vient presque toujours de ce qu’ils ne tiennent pas un compte suffisant des facteurs moraux. Ils savent le nombre des soldats et des canons, le tonnage des importations et exportations, le chiffre des budgets et des emprunts, ils oublient que c’est la foi qui gagne les batailles et l’âme des peuples qui se reflète dans leurs grandes actions. Pour l’Autriche, qui escomptait une campagne longue et des succès balancés, la rapidité de la victoire bulgare fut une surprise, mais la victoire serbe fut un désastre. Tout ce qu’on avait combiné, tout ce qu’on avait cru, s’écroulait ; on savait la Bulgarie forte, mais voici que la Serbie se révélait puissance militaire ; on apprenait d’abord le succès éclatant de la mobilisation qui mettait en quelques jours plus de 400 000 hommes sous les drapeaux, équipés, habillés, armés ; puis l’enthousiasme réfléchi et discipliné de tout un peuple marchant d’un seul cœur pour la délivrance de ses frères et la grandeur de sa patrie ; enfin la grande et décisive bataille de Kumanovo, qui anéantissait la domination turque dans le Nord de la Macédoine ; l’entrée à Uskub ; l’occupation du sandjak avec le concours des Monténégrins ; l’émouvante cérémonie patriotique au tombeau du tsar Lazare ; le passé lointain rattaché au présent glorieux et cinq siècles d’esclavage abolis en un jour de victoire. Brusquement, la situation nouvelle créée par les succès des allies apparut à l’Autriche avec toutes ses conséquences qu’amplifiaient même outre mesure la grandeur et la rapidité des résultats acquis. A la place de la Turquie débile, une grande puissance nouvelle surgissait tout d’un coup dans les Balkans, un patriotisme nouveau naissait, la formule « les Balkans aux peuples balkaniques » devenait une réalité politique et militaire ; l’alliance balkanique, qui ne s’était pas faite sous les auspices de Vienne et échappait à son contrôle, allait disposer souverainement des territoires de la Turquie d’Europe. Entre la mer Egée et les États austro-hongrois s’interposerait désormais une Grande-Serbie, appuyée sur des alliances redoutables, électrisée par ses victoires ; l’Autriche serait coupée de la Macédoine et de l’Albanie par la Serbie, comme la Russie l’est de la Thrace et de Constantinople par la Bulgarie, avec cette différence que la Serbie, traitée durement par les Autrichiens, n’a avec eux aucun lien de reconnaissance, de race, ou de langue ; la Macédoine serait partagée, Salonique attribuée à l’un des vainqueurs ; le commerce prendrait des voies nouvelles ; ces pays ressuscités poursuivraient leur émancipation économique, après avoir conquis leur émancipation politique. Ainsi se trouvait brusquement interrompue la politique traditionnelle de Vienne ; l’avenir se fermait devant elle ; et c’était pour l’Empire, en tant qu’organisation dynastique, militaire, diplomatique et administrative, un échec matériel très sensible.

C’était surtout un désastre moral et psychologique. Les vainqueurs, n’était-ce pas ces Slaves, dédaignés par les Allemands, méprisés comme incapables de « culture, » inaptes au métier des armes et au « self-government ; » n’était-ce pas ces Serbes, « exécrable peuple, » éternel objet des sarcasmes de la bureaucratie viennoise ? La réalisation de l’entente balkanique proclamait que des hommes comme M. Milovanovitch et M. Pachitch étaient non seulement des patriotes ardens, mais aussi des diplomates éminens, des hommes d’Etat avisés ; la victoire démontrait non seulement que les soldats serbes étaient des braves, mais encore que leurs officiers étaient instruits et leurs généraux habiles. La victoire d’un peuple dans une grande guerre est la plus éclatante démonstration de sa valeur générale et de ses progrès, car c’est avec tout l’ensemble de ses vertus et de ses qualités qu’il triomphe de ses adversaires. De ce succès des Serbes, le monde gouvernemental et les Allemands d’Autriche éprouvèrent à la fois du dépit et de l’inquiétude. Au contraire, parmi les Slaves de l’Empire, la joie fut intense ; chaque victoire des alliés retentit dans les cœurs comme le clairon de l’avenir, comme l’annonce de la prochaine grandeur de la famille slave. A Prague, à Zagreb (Agram), chez les Slovènes et chez les Slovaques, chez les Polonais et chez les Ruthènes, en Dalmatie, en Bosnie, en Herzégovine la joie éclata publiquement. Un frisson de fraternité slave passa sur tous ces peuples avec l’orgueil du succès. Les Polonais eux-mêmes, d’ordinaire réfractaires à toute politique d’entente slave, vibrèrent à l’unisson des autres nationalités et se persuadèrent que leur avenir ne pourra devenir meilleur que par une étroite solidarité avec toute la race slave. Chez les Tchèques, un enthousiasme indescriptible éclata ; on eût dit que la victoire des alliés était leur victoire ; une souscription pour les blessés atteignit, en quelques jours, un million de couronnes ; deux cents médecins, parmi lesquels plusieurs professeurs en renom, partirent pour Sophia, Belgrade et Cettigné ; la jeunesse parcourait les rues de Prague en chantant les hymnes serbes et bulgares. Il semblait que la victoire des quatre peuples balkaniques fût la victoire d’une race. Fraternité slave, croisade chrétienne, délivrance des peuples opprimés, toutes les grandes pensées transmises par les lointains ancêtres nourrissaient l’enthousiasme des foules.

C’est naturellement parmi les Slaves du Sud, frères ou cousins des Serbes, que le retentissement des victoires des soldats du roi Pierre fut le plus profond. L’idée d’une fraternité jougo-slave a fait, depuis quelques années, particulièrement depuis l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, de très grands progrès, non seulement dans ces deux provinces, mais aussi en Dalmatie, en Croatie et jusque chez les Slovènes de la Carniole. Les Serbes de race et de religion sont nombreux tant en Dalmatie qu’en Croatie et en Hongrie ; on en compte environ deux millions, y compris ceux de Bosnie et d’Herzégovine, qui sont 800 000. Il était naturel que tous ces cœurs serbes vibrassent au récit des hauts faits de leurs frères qui renouvelaient les exploits des héros légendaires célébrés dans ces poèmes nationaux que les vieux bardes chantent d’une voix plaintive en s’accompagnant sur la guzla, et qui vengeaient, après tant de siècles, les héros morts à Kossovo autour du roi Lazare. Mais, cette fois, ce n’étaient plus des contes épiques embellis par la poésie qui couraient de bouche en bouche, c’étaient les récits authentiques de l’héroïsme et des victoires serbes, attestés par les trois cents canons turcs qui s’alignent, à Belgrade, dans la cour de la vieille forteresse. Il faut savoir toute la place que tient dans l’éducation et dans la culture serbe le souvenir sanglant du Champ des Merles (Kossovo) pour comprendre l’ardeur des troupes serbes et l’enthousiasme soulevé, dans toute la nation, par une victoire qui efface à jamais l’humiliation du désastre de 1389. Un cauchemar pesait sur la race ; il est enfin dissipé : grand exemple pour les peuples qui attendent de l’histoire des réparations nécessaires !

L’enthousiasme des Serbes s’est communiqué aux Croates, avec lesquels ils vivent mélangés tant en Dalmatie qu’en Croatie et en Bosnie. Croates et Serbes parlent la même langue et se reconnaissent pour deux fractions d’un même peuple ; mais la différence de religion et une longue histoire ont creusé entre eux un fossé profond. De nos jours une réconciliation s’opère et c’est là, pour l’avenir de l’empire des Habsbourg, un fait d’une importance capitale. À Vienne on attribue ce résultat à la propagande nationale serbe et l’on cherche à l’enrayer par des moyens tels que le fameux procès d’Agram. Que ne s’en prend-on plutôt aux détestables procédés de gouvernement que les Hongrois emploient vis-à-vis des Croates ! Ils suppriment pour eux toute garantie constitutionnelle et organisent un système d’oppression qui rappelle l’ancien gouvernement autrichien en Lombardie. La Croatie qui, avec Jellachich, a beaucoup contribué, en 1848, à sauver la dynastie et l’Empire, a été abandonnée par Vienne aux vengeances de Budapest. Elle est restée, malgré tant de sujets de mécontentement, profondément loyaliste. Il y a cependant, pour elle, entre hier et aujourd’hui, une différence profonde ; un fait nouveau s’est produit : les victoires des Slaves du Sud et la constitution de l’entente balkanique. Désormais les Croates, qui n’apercevaient d’avenir possible que dans l’union avec l’Autriche-Hongrie, commencent à discerner une autre solution dans l’union de tous les Slaves du Sud en une grande confédération ou en un grand État serbo-croate. Les Slaves de la péninsule balkanique sont à peine 15 millions, ceux d’Autriche-Hongrie sont 23 millions dont 7 millions pour les Slaves du Sud. Forts de leur nombre et de leur conscience nationale retrouvée, les Slaves du Sud ont aujourd’hui le sentiment qu’ils seront bientôt maîtres de leurs destinées. S’ils restent dans l’Empire, ils sont en mesure d’y obtenir des conditions politiques et administratives meilleures ; s’ils se décidaient à en sortir, ils trouveraient parmi les Slaves des Balkans des frères ou des alliés. Là git, à l’heure actuelle, pour les Habsbourg, tout le problème de l’avenir. Ils le savent. Les projets de réorganisation de l’Empire sur des bases nouvelles, que l’on prête, avec plus ou moins de raison, à l’archiduc-héritier François-Ferdinand, tiennent compte des droits et des aspirations des Slaves du Sud. Dans les milieux chrétiens-sociaux de Vienne, on discute, depuis quelques années, des plans de reconstitution des Etats des Habsbourg sur une base « trialiste » ou même fédéraliste. Nous aurons l’occasion de revenir, ici, sur ces projets et sur les rapports de la Croatie avec la Hongrie et l’Autriche. Rappelons seulement qu’au fond de tous les systèmes trialistes ou fédéralistes on trouve la préoccupation cachée de faire de l’Empire un organisme plus souple, capable d’attirer à lui des peuples nouveaux et particulièrement les Slaves des Balkans. Une Serbie puissante qui engloberait toutes les conquêtes que les armées serbes viennent de faire, qui aurait une partie des côtes de l’Adriatique, qui trouverait dans Salonique alliée un débouché économique, qui s’unirait étroitement, peut-être jusqu’à fusion complète, avec le Monténégro, qui s’appuierait sur la Bulgarie et sur la Grèce ses confédérées, serait évidemment pour l’Autriche un danger. Le prestige de la victoire et l’attrait de la force ferait d’elle un foyer d’attraction pour tous les Serbes, et même pour tous les Slaves du Sud ; ils graviteraient autour de Belgrade ; ils seraient tentés de réaliser l’unité de leur race en sortant de l’Empire, tandis qu’on avait nourri le secret espoir, à Vienne, de réunir, autour d’Agram et de la Croatie catholique, tous les Slaves du Sud maîtres des routes de Salonique et de la mer Egée.

L’effervescence a été très vive dans tous les pays slaves du Sud à la nouvelle des victoires bulgares et serbes. Spalato, Sebenico, Raguse, Cattaro, ont été le théâtre de chaleureuses manifestations en faveur des Serbes ; trois cent cinquante communes dalmates ont envoyé des adresses de félicitations à Belgrade. Tous les partis marchaient la main dans la main. A Spalato, le 10 novembre, on vit le podestat haranguer la foule du haut du balcon de l’Hôtel de Ville ; un bateau arrivant ce jour-là dans le port avec, à bord, un médecin et du personnel de la Croix-Rouge française, les cris de « Vive la France ! A bas l’Allemagne ! » éclatèrent. A Raguse, le 17, on entendit des cris de « A bas l’Empereur ! » En Bosnie, l’unanimité moins un des députés orthodoxes à la diète signa un manifeste affirmant la solidarité de tous les Serbes (17 novembre). Le lendemain, un cortège de 3 000 musulmans acclamaient l’Autriche. Les Croates de Bosnie, hésitans et inquiets, ne sont pas loin de se laisser gagner par l’enthousiasme des orthodoxes. A New-York, le 14 décembre, eut lieu un grand meeting de « Slaves autrichiens » pour protester contre « l’ingérence de l’Autriche-Hongrie dans les affaires des Slaves balkaniques. » La Croatie, malgré le régime policier auquel elle est soumise, n’a pas manqué de manifester sa joie et ses sympathies pour les vainqueurs. Ces manifestations ont causé la plus vive alarme à Vienne ; on y redoute de voir naître et se développer chez les Slaves du Sud un esprit particulariste, peut-être même séparatiste, qui serait un grave péril pour la monarchie. La Hongrie et l’Autriche ne touchent à la mer que par des pays croates ou italiens : Fiume est en pays croate ; Trieste et Pola sont italo-slaves. La très grande majorité des) marins de la flotte sont des Croates de Dalmatie. Le bruit a couru que des complots avaient été découverts parmi les équipages. Privées des pays croates, l’Autriche et la Hongrie seraient séparées de la mer ; un grand État jougo-slave, s’il se constituait en hostilité avec l’Empire, barrerait la route des Balkans et de l’Adriatique aux Allemands d’Autriche et aux Hongrois.

L’agitation suscitée dans tous les pays slaves de l’Empire par les victoires des alliés balkaniques a redoublé quand le gouvernement de Vienne a rappelé les soldats en congé et mobilisé une partie des réserves. Beaucoup d’incidens ont été soigneusement cachés ; ce que nous en savons est déjà significatif. En Bohême, par exemple à Pilsen, à Kolin, à Hohenmauth, il y a eu des mutineries, des commencemens de rébellion ; on a vu des cavaliers briser leurs sabres, des fantassins jeter leurs fusils au cri de : « Vive la Serbie ! » Des officiers ont été bousculés, frappés ; des ouvriers appelés à la frontière se sont fait couper les doigts par des machines. Il est juste d’ajouter que ces manifestations étaient antimilitaristes autant que slavophiles : à Hohenmauth, par exemple, le régiment d’infanterie, commande pour réduire les lanciers mutinés, et qui lui-même a refusé de marcher, était composé exclusivement d’Allemands. De quelque nature qu’elles aient été, ces manifestations révélaient, dans l’armée, une inquiétante effervescence. On affirme que déjà plusieurs soldats ont été fusillés.

Les sentimens des peuples slaves de l’Empire se sont traduits, à la session de novembre des Délégations, avec une significative unanimité. Ce ne furent pas seulement les chefs des différens partis tchèques, tels que M. Kramarsch, toujours généreux et éloquent, M. Klofatch, M. Masaryk, qui vinrent déclarer leurs sympathies pour les Slaves des Balkans et affirmer que leurs succès ne créaient pas un péril pour l’Autriche-Hongrie ; ce fut aussi M. Stapinski, leader des Polonais : « Le peuple polonais, dit-il, salue avec une sincère sympathie la libération des peuples chrétiens slaves du joug turc. Les aspirations légitimes de ces peuples ne sont pas contraires aux intérêts de l’Autriche-Hongrie. » Le docteur Stapinski ajouta ces paroles qui produisirent une forte impression : « Les Polonais ont, au début, soutenu de leur plein gré la Triplice, et, plus tard, ils ne l’ont pas combattue directement, malgré les grands scrupules qu’ils avaient. Mais ils ne sauraient continuer à la soutenir que si l’opinion publique polonaise accepte cette alliance et la politique extérieure dont elle forme la base avec une certaine sympathie. Pour des raisons d’État, nous avons loyalement soutenu l’alliance avec l’Allemagne, malgré les lois d’exception prussiennes. Cependant, nous ne pourrions plus le faire si le gouvernement de notre allié blessait par des mesures violentes et draconiennes l’opinion publique polonaise dans ses sentimens les plus sacrés. Nous devons aussi déclarer très catégoriquement à notre ministre des Affaires étrangères que la politique extérieure de la monarchie austro-hongroise ne saurait se faire à la longue sans l’assentiment des Slaves autrichiens. Personne n’appréciera les grands événemens historiques au Sud de la monarchie comme un affaiblissement du monde slave ; et, par suite, une politique d’alliance qui déplairait aux Slaves ne pourrait se maintenir bien longtemps. » Ce fut encore M. Levicky, chef du parti ruthène anti-russe, qui déclara : « Les sympathies ruthènes vont aux peuples balkaniques dans leur lutte d’affranchissement contre la Turquie, et l’Autriche a tout intérêt à créer des rapports amicaux durables avec les royaumes alliés. La monarchie austro-hongroise doit être un foyer pour les nations faibles et susceptibles de développement de l’Europe centrale. La tragédie turque doit servir de leçon à notre politique intérieure et extérieure. » Ce fut même M. Sustersitch, le chef prudent et écouté des Slovènes catholiques, qui apporta l’autorité de ses conseils : « L’Autriche-Hongrie doit accepter les faits accomplis et s’accommoder des réalités. Le moindre territoire qu’on laisserait encore aux Turcs en Europe serait le germe de nouveaux troubles, et pour cette raison la monarchie dualiste n’a aucun intérêt à s’opposer à la liquidation des possessions européennes de la Turquie. Elle ne doit pas non plus refuser l’accès à la mer Adriatique au royaume de Serbie. Ce pays n’aura pas de répit tant qu’il ne possédera pas un port de mer ; n’est-il pas plus avantageux pour l’Autriche de lui laisser un port albanais quelconque que de faire revivre ses aspirations sur la Bosnie et la Dalmatie ? » Ainsi les chefs de tous les groupes nationaux slaves de l’Autriche, s’expliquant sur la situation de l’Empire, s’exprimaient, à quelques nuances près, dans le même sens, et ce concours d’opinions parlementaires était l’écho exact, mais atténué, du sentiment des peuples.

Manifestations populaires, manifestations militaires, manifestations parlementaires, révèlent l’état de crise générale que la guerre des Balkans a créé ou aggravé dans tout l’Empire. Gouvernement dictatorial en Croatie ; à Lvov (Lemberg) difficultés entre Polonais et Ruthènes à propos de la fondation d’une Université ruthène ; propagande russophile du comte Bobrinzki en Galicie orientale. A Budapest, le parti gouvernemental siégeant au Parlement sous la férule du comte Tisza et votant sans opposition des lois sans autorité, tandis que l’opposition, avec les comtes Apponyi, Théodore Batthyany, Karolyi, M. Polonyi, M. Kossuth, siège dans un local voisin et se prononce pour une politique amicale vis-à-vis de la Serbie. A Vienne, un gouvernement de bonne volonté, mais embarrassé pour trouver une majorité parlementaire. Partout l’inquiétude, l’effervescence, les passions nationales déchaînées : tel est le tableau. Ajoutez une crise économique générale, la stagnation des affaires : en Autriche, les usines encombrées par suite de la fermeture des marchés des Balkans, de la Mer-Noire, d’Asie Mineure atteints ou menacés par la guerre ; en Hongrie, l’impossibilité de vendre les récoltes de l’été dernier ; partout la hausse du taux de l’intérêt et la raréfaction du numéraire. Enfin la situation précaire du pouvoir suprême vient mettre le comble au malaise général : les mains vénérées du vieil Empereur ne laissent pas échapper les rênes du gouvernement, mais la santé d’un vieillard de quatre-vingt-trois ans est fragile, et une partie du fardeau du pouvoir passe insensiblement sur les épaules plus jeunes de l’archiduc-héritier. De là une dualité de tendances, d’espérances ou de craintes,, selon que l’on regarde du côté de la Hofburg ou du côté du Belvédère ; déjà, ceux qui désespèrent d’obtenir les faveurs de l’Empereur de demain regardent à la dérobée du côté du jeune archiduc Charles-François-Joseph, fils de l’archiduc Otto, marié l’année dernière, sous les auspices du Saint-Siège, à la princesse Zita de Bourbon-Parme, et déjà père d’un fils : quatre générations d’empereurs !

De l’extérieur venaient aussi des préoccupations graves pour le gouvernement de Vienne. Parmi les Roumains, le retentissement des victoires des alliés balkaniques était immense et produisait un mélange d’enthousiasme et de dépit : enthousiasme pour l’épopée chrétienne qui rappelait les temps héroïques ; dépit de rester l’arme au pied tandis que les autres petits peuples accomplissaient des exploits fabuleux. Alors on vit grandir dans l’opinion publique roumaine un sentiment nouveau : la Roumanie n’avait pas su prendre sa part des exploits des chrétiens du Balkan et, en participant avec eux à l’expulsion des Turcs, acquérir des droits à un accroissement de territoire ; elle devait désormais poursuivre une politique exclusivement nationale et, à l’exemple de la Bulgarie et de la Serbie, préparer la réunion de tous les Roumains dans la même patrie, en poursuivant la dislocation de l’Empire austro-hongrois où vivent trois millions de Roumains et la création d’une Grande-Roumanie de dix millions d’âmes qui resterait plus forte que la Grande-Bulgarie ou la Grande-Serbie. Il fallait donc abandonner la politique d’entente avec Vienne et Berlin, s’allier aux États balkaniques, entrer dans leur confédération et s’appuyer sur la Russie, qui venait de rappeler opportunément l’ancienne fraternité d’armes de 1878 en faisant porter au roi Carol le bâton de feld-maréchal de l’armée russe. Politique à la fois d’avenir national et de sécurité, car, à rester dans la mouvance du germanisme, la Roumanie risquerait tôt ou tard de se trouver pressée, écrasée entre la masse slave russe et la masse slave balkanique ; ses intérêts étaient donc d’accord avec ses sympathies. Par une conséquence naturelle, on en venait à incriminer les tendances personnelles du Hohenzollern qui règne sur les Roumains et qui, disait-on, conduisait la politique du pays plutôt selon ses vues et ses sympathies personnelles que suivant les intérêts permanens de la nation. De ce côté-là encore des inquiétudes venaient donc au Cabinet de Vienne ; il pouvait se trouver abandonné par la Roumanie au moment où, en Russie, le sentiment slavophile était le plus vivement surexcité.

Les idées pénètrent lentement dans les masses profondes de la démocratie rurale russe, mais, quand elles y sont une fois entrées, elles ne s’évaporent plus ; elles subsistent à l’état de vouloir latent jusqu’à ce qu’un jour les événemens viennent révéler toute la puissance d’action qui git en elles. Cela est vrai, surtout, de l’idée de fraternité slave. La Sainte-Russie, la Russie héritière de Byzance, a frémi jusque dans ses moelles à l’annonce des victoires des Bulgares et des Serbes. Trente-cinq ans après Plevna, les échos du canon de Kirk-Kilissé ont eu un immense retentissement jusque dans les couches les plus arriérées du peuple. Le plus humble moujik est instruit des victoires de ses frères du Sud, il en est fier et déclare que si quelqu’un tentait de les frustrer du fruit de leurs sacrifices, il se lèverait, avec tous les paysans, pour marcher à leur secours. Le gouvernement est obligé de compter avec ce courant formidable du sentiment populaire et national. Ne serait-ce que pour lui donner une première satisfaction, il est obligé de prendre des précautions militaires et, malgré ses dispositions prudentes et sages, il peut se trouver entraîné plus loin qu’il ne souhaiterait d’aller. On sait tout cela, à Vienne, et c’est une cause nouvelle d’inquiétude et de préoccupation.

Telle était, à grands traits, la situation de l’Empire austro-hongrois au moment où les victoires des alliés et leur marche foudroyante sur Constantinople semblaient devoir liquider en quelques jours la question d’Orient en Europe. L’Autriche voit, à ses portes, s’accomplir ou se préparer des changemens matériels et moraux qui touchent directement à ses intérêts essentiels ; une puissance victorieuse surgit dans cette péninsule balkanique où depuis deux siècles sa politique ne rencontrait qu’une matière inerte et malléable ; une Grande-Serbie se constitue avec l’auréole de la victoire et menace d’attirer à elle le groupe des Slaves du Sud ; le monde slave tout entier entre en éruption. Rêves d’avenir qui s’écroulent, craintes directes pour le présent, prodromes de dissociation dans l’intérieur même de l’Empire, défaite psychologique par le succès inattendu de ses voisins, c’est ainsi qu’on peut résumer la situation morale et politique dans laquelle les événemens de Macédoine et de Thrace mettaient tout à coup l’Autriche-Hongrie. Elle se trouvait, toutes différences gardées, dans la position délicate et dangereuse de Napoléon III en 1866, au moment où il voyait grandir sur le Rhin la puissance formidable de la Prusse victorieuse ; elle n’a pas voulu renouveler la faute que l’histoire reproche à l’empereur des Français.

Voilà pourquoi le gouvernement de Vienne a mobilisé une forte partie de l’armée impériale.


IV

Il y eut quelque désarroi à la Ballplatz après les premières victoires des alliés qui dérangeaient des plans ingénieusement préparés ; on hésita sur les mesures à prendre et sur le but à atteindre. L’invasion du sandjak de Novi-Bazar par les Serbes et les Monténégrins, dès les premiers jours des hostilités, posait dès l’abord un premier problème. Allait-on, sans désemparer, occuper le sandjak que le comte d’Æhrenthal avait fait évacuer en 1909 au moment où il annexait la Bosnie-Herzégovine, interdire aux Serbes et aux Monténégrins de s’y installer, les obliger à porter la guerre plus au Sud. Plusieurs journaux l’avaient annoncé ; ils y voyaient un moyen de réparer la faute commise, selon eux, par le comte d’Æhrenthal, en renonçant aux droits que le traité de Berlin donnait à l’Autriche sur le sandjak. Mais le comte Berchtold se regardait comme engagé par le geste et la parole de son prédécesseur. D’ailleurs, c’est immédiatement après, ou même avant l’ouverture des hostilités, qu’il eut fallu entrer dans le sandjak pour y devancer les Serbes et, à ce moment, l’événement n’avait pas encore déjoué les calculs de la politique viennoise. Après la victoire des alliés, réoccuper le sandjak, c’eût été déchaîner la guerre. Quoi qu’il en soit, le souci du comte Berchtold de ne pas revenir sur la parole du comte d’Æhrenthal mérite d’être loué hautement : comme il arrive souvent, d’ailleurs, la loyauté a été, en cette affaire, l’avenir le prouvera, la suprême habileté. Dans l’intérêt de l’Europe, comme dans celui de l’Autriche et de la paix, il est salutaire que les hommes d’État viennois aient eux-mêmes fixé la borne qui doit séparer les pays balkaniques et l’empire des Habsbourg.

La première conséquence de la non-réoccupation du sandjak de Novi-Bazar était excellente pour la paix du monde ; elle déterminait le programme de la politique austro-hongroise sur la base du désintéressement territorial. Dès le 6 novembre, le comte Berchtold en donnait l’assurance à M. Poincaré, mais il lui demandait de ne pas faire encore usage public de sa communication. Le 19 novembre, dans son discours aux Délégations, le ministre déclarait que l’Autriche « ne vise à aucune expansion territoriale, » mais se contente « de ne pas perdre de vue ses intérêts » et cherche « l’établissement de rapports sains et durables avec la monarchie voisine (Serbie). » Ces « intérêts » le ministre des Affaires étrangères de l’empereur François-Joseph allait, en plein accord avec son souverain, les prendre énergiquement en main et les défendre. Le premier moment de surprise et de désarroi passé, la diplomatie de l’Autriche, soutenue par celle de ses alliés et particulièrement de l’Allemagne, se ressaisit et cherche à renouer les fils de la trame embrouillés ou cassés par la victoire des alliés. On trouve partout les traces de son activité. A Constantinople, les ambassades d’Allemagne et d’Autriche soufflent la résistance et raniment les énergies ; des munitions arrivent par la Roumanie et la Mer-Noire ; on voit l’attaché militaire allemand sur les lignes de Tchataldja conseillant la défensive turque, tandis que la presse officieuse allemande s’efforce de prouver que la Bulgarie sera demain l’alliée naturelle de l’Allemagne et est appelée à devenir la Prusse des Balkans. Le jeu de l’Autriche, secondé par l’Allemagne, est, naturellement, d’isoler la Serbie en accordant à la Bulgarie tout ce qu’elle peut lui donner, en semant la mésintelligence entre les alliés et en exploitant toutes les causes de division qui peuvent surgir entre eux. S’il existe quelque accord secret entre Sophia et Vienne, le comte Berchtold aura pu le rappeler à M. Danef quand il a reçu sa visite à Budapest ; nous serions étonnés, pour notre part, que le roi Ferdinand se fût lié les mains par quelque engagement écrit ; on peut être assuré qu’il restera énergiquement fidèle à ses alliés balkaniques. Il faut attendre d’ailleurs, pour juger toute cette politique, que la crise soit terminée, la paix rétablie et le partage des dépouilles effectué ; pour le moment, contentons-nous, en nous plaçant au point de vue autrichien, d’expliquer la politique de Vienne.

Le plus urgent était de consolider provisoirement les débris de l’Empire turc d’Europe, afin de prolonger la guerre assez longtemps pour que l’Autriche put conduire sa campagne diplomatique ; il fallait ensuite ressaisir la Roumanie qu’une fièvre agitait : ce fut l’objet du voyage à Bucarest du général Conrad von Hötzendorf, le chef d’état-major général de l’armée impériale. Eut-il mission de rappeler au roi Carol et à ses ministres des engagemens anciens ou d’étudier avec eux les meilleurs moyens de parer au danger que l’accroissement des Etats balkaniques devait faire courir aussi bien à l’Autriche qu’à la Roumanie ? Il importe assez peu de le savoir : ce qui est certain c’est qu’à partir de ce moment, la Roumanie commença à prendre quelques mesures militaires et se prépara à formuler ses revendications territoriales et ses droits à une compensation. Une campagne de presse adroitement conduite surexcita l’opinion roumaine contre la Bulgarie et, à propos de Silistrie, sema, entre les deux voisines que sépare le Danube, une mésintelligence dont l’Autriche seule peut tirer profit.

Le comte Berchtold ayant abandonné l’idée d’occuper le sandjak porta tout l’effort de sa politique sur l’indépendance de l’Albanie. Le terrain était bon pour la diplomatie autrichienne. Aux puissances qui arguaient des droits des nationalités slaves, elle pouvait répondre par les droits de la nationalité albanaise. En réalité, la « nationalité albanaise » n’existe guère que dans le cerveau de quelques douzaines d’Arnaoutes instruits ou d’étrangers ambitieux ; il y a cependant une population albanaise, bien distincte des autres peuples au milieu desquels elle vit et, en dépit du particularisme farouche où se complaisent les tribus et les clans de la montagne, il est permis de prétendre que les Albanais constituent une nationalité qui s’ignore encore elle-même mais qui commence à se chercher et qui ne tardera pas à se trouver[5].

Peu importe d’ailleurs à la politique autrichienne ; l’Albanie n’est qu’un prétexte commode pour justifier son intervention et elle n’est pas pressée, au contraire, de la voir constituer une nationalité forte et capable de se suffire à elle-même ; elle préfère la garder sous sa tutelle. Depuis longtemps, l’Autriche poursuit en Albanie une politique d’influence et de pénétration économique, dont ce n’est pas notre objet aujourd’hui d’indiquer les méthodes ni les résultats ; elle exerce, en vertu des traités, le protectorat des Albanais catholiques qui habitent les montagnes de l’Albanie septentrionale. Si l’Albanie était sous sa tutelle, tout au moins dans son alliance, l’Autriche étreindrait par le Sud ce royaume de Serbie dont l’extension lui cause tant d’ombrage. De Cattaro à l’embouchure de la Bojana, la distance n’est pas longue et, seul, un morceau de côte monténégrine séparerait l’extrême pointe méridionale de la Dalmatie des ports albanais. De plus, l’Albanie ne constituant actuellement ni une nation organisée, ni un peuple unifié, ni un État historique, ses frontières sont imprécises et indéfiniment extensibles. On trouve des Albanais dans toute la Macédoine, et jusqu’à Constantinople ; dans toute la Vieille-Serbie, ils ont abusé, pendant plusieurs siècles de domination turque, du droit de porter les armes que leur assurait leur conversion à l’Islam, pour molester, tuer, chasser ou convertir de force les malheureux paysans serbes demeurés chrétiens, et aujourd’hui ils revendiquent toute la province comme leur appartenant. En étendant les frontières de la future Albanie, comme le demandent les journaux de Vienne, elle engloberait même une partie du bassin du Vardar ; par Durazzo ou Vallona, un chemin de fer autrichien conduirait aisément à Monastir et à Salonique. Enfin, en exerçant sa tutelle sur l’Albanie, l’Autriche rentrerait dans le jeu balkanique pour y reprendre sa politique traditionnelle et rouvrir, sous des formes nouvelles, la vieille question d’Orient.

On voit pourquoi la politique autrichienne attache tant d’importance à l’Albanie. La question du port serbe sur l’Adriatique, la question de l’indépendance albanaise et celle des limites de l’Albanie autonome, qui ont successivement préoccupé l’Europe et dont la troisième n’est pas résolue, ne sont que trois aspects différens et successifs de la question albanaise. La région que les Serbes ont occupée et souhaitaient de conserver, afin de procurer à leur royaume un large débouché sur l’Adriatique, c’est le Nord de l’Albanie, c’est-à-dire la région où l’influence de l’Autriche s’est toujours exercée avec le plus d’intensité, où ses subsides se sont déversés avec le plus d’abondance, et où elle exerce le protectorat des tribus catholiques. On pouvait prévoir que le Cabinet de Vienne n’y renoncerait jamais sans y être contraint par la force, car il s’agissait pour lui non pas tant d’éloigner les Serbes de la mer que de sauvegarder l’intégrité de la future Albanie dont il compte faire l’instrument de sa politique. Il n’a pas fait de grandes difficultés pour accorder aux Serbes un débouché économique sur l’Adriatique, garanti par les puissances, mais il a refusé la bande de terre que les Serbes désiraient obtenir. Actuellement encore, la diplomatie autrichienne résiste énergiquement aux instances de son alliée italienne, qui voudrait que Scutari tombât dans le lot du Monténégro.

L’Autriche a obtenu successivement que la Serbie renonçât à toute acquisition territoriale sur l’Adriatique et que le principe d’une Albanie autonome fût reconnu par toutes les puissances ; c’est l’essentiel de ses revendications positives. Il reste la question des frontières de la future principauté : à moins que l’Autriche n’y cherche le prétexte de nouvelles complications, elle ne doit pas entraîner de graves difficultés. L’Albanie ne saurait être que le pays peuplé uniquement d’Albanais ; il n’est pas possible que ceux-ci bénéficient, même dans certains districts où ils sont devenus la majorité numérique, de l’oppression sanglante qu’ils ont fait peser sur les Slaves au Nord, sur les Grecs au Sud. Lorsqu’un compromis raisonnable aura déterminé ces frontières, l’Autriche aura obtenu gain de cause sur chacune de ses revendications positives, et peut-être l’Europe pourra-t-elle espérer la voir enfin déposer les armes. N’y comptons pas trop cependant, car nous ignorons encore laquelle des deux tendances entre lesquelles oscille la politique de Vienne finira par triompher, celle des diplomates ou celle des militaires.

Le représentant le plus qualifié de la méthode belliqueuse est le chef d’état-major général, baron Conrad de Hötzendorf. On n’a pas oublié les démêlés retentissans qui, dans les derniers mois de la vie du comte d’Æhrenthal, mirent aux prises le ministre déjà presque agonisant, et le chef d’état-major. Le général de Hötzendorf demandait que des troupes fussent concentrées sur la frontière italienne et que l’on n’hésitât pas à recourir, au besoin, à la manière forte ; le ministre s’y opposait et obtenait de l’Empereur que son adversaire quittât les fonctions de chef d’état-major. Ce fut le dernier succès du comte d’Æhrenthal. Dès les premiers jours de la crise actuelle, le général fut replacé à la tête de l’état-major où il a présidé à la mobilisation de l’armée. Il passe pour posséder la pleine confiance de l’archiduc-héritier et pour partager ses vues politiques. Le général de Hötzendorf et ses amis raisonnent ainsi : la Serbie, enorgueillie par ses victoires, ne renoncera pas à poursuivre la dislocation de l’Empire austro-hongrois ; tôt ou tard, elle l’attaquera avec l’appui d’un autre et plus puissant adversaire. Puisque ce conflit est inévitable, l’Autriche doit naturellement choisir, pour faire la guerre, le moment le plus favorable. Déjà le comte d’Æhrenthal, — et le baron Conrad de Hötzendorf le reproche amèrement à sa mémoire, — a laissé passer, en 1909, une excellente occasion d’obliger la Serbie à capituler ; il s’est même désarmé en abandonnant le sandjak ; il ne faut pas manquer, dès que le moment propice paraîtra venu, d’en finir, une fois pour toutes, avec la Serbie et avec les troubles qu’elle ne cessera jamais de fomenter dans le Sud de l’Empire. Tel est le point de vue du parti militaire ; son but final est de faire de la Serbie un Etat vassal, politiquement et économiquement, de l’Empire austro-hongrois ; il ne lui pardonne pas son esprit d’indépendance et, ses brillantes victoires et il n’aura pas de repos qu’il ne l’ait réduite à merci. Le parti militaire regarde d’ailleurs, en tout état de cause, une guerre comme indispensable au salut de l’Empire, parce que seule elle refera la cohésion de l’armée et donnera à la dynastie, à la veille d’un nouveau règne, le prestige suffisant pour qu’elle puisse assurer à la monarchie, par une complète réorganisation intérieure, une ère de tranquillité, de prospérité et de gloire.

Plus juste, plus prudent et plus sage est le parti des politiques, dont le chef est le comte Berchtold et que soutient avec fermeté l’empereur François-Joseph. Le vieux monarque veut mourir en paix ; personne ne connaît mieux que lui les conditions nécessaires à la vie et à la prospérité de cet Empire composé de tant de peuples divers dont il est lui-même le seul lien ; l’expérience de son règne, traversé de tant de catastrophes, lui enseigne que la guerre peut cimenter la cohésion des nations unies et concentrées, mais qu’elle ébranle les Etats qui n’ont pas d’unité nationale et qui ne sont que le produit, toujours un peu artificiel, de la politique dynastique. Le comte Berchtold ne reconnaît pas la nécessité d’une guerre préventive et il croit à la possibilité d’établir avec la Serbie des relations suffisamment bonnes pour que le conflit soit écarté : jusqu’ici, il s’est efforcé, avec un grand esprit de sagesse, d’éviter un choc, tout en sauvegardant les intérêts qu’il considère comme indispensables à la sécurité de l’Autriche et à l’avenir de sa politique. Il a fait, à la paix européenne, des sacrifices qui lui sont durement reprochés par ses adversaires et dont il convient que l’Europe, et même les Serbes, lui soient reconnaissans. Pour juger une politique, il faut tenir compte des difficultés au milieu desquelles elle est faite. La situation du comte Berchtold est à la merci d’une maladie du vieil Empereur ou d’un incident de frontière. Les vexations dont se plaignent avec raison les Serbes : monitors autrichiens devant Belgrade, projecteurs fouillant, la nuit, le territoire serbe, exercices de tir au canon sur la Save et le Danube en face de Belgrade, ont évidemment pour but, dans l’esprit de ceux qui les font naitre, de créer un incident, de pousser à bout la patience des Serbes et représentera l’Empereur que l’honneur de ses armes est engagé. Ceux qui le connaissent savent que ce serait le seul moyen de faire fléchir ses résolutions pacifiques. C’est dans ce dessein que l’on a démesurément grossi l’affaire Prochaska, jusqu’à ce qu’il ait été démontré que l’honneur du consul d’Autriche à Prizrend était intact comme celui de la monarchie.

Ces dissensions intestines, cette dualité de tendances dans la direction de la politique austro-hongroise sont, pour l’Europe, un motif permanent d’alarme. L’Autriche est prête à la guerre, il suffirait d’un incident pour la déchaîner, et le fait que le Cabinet de Vienne a obtenu satisfaction sur tous les points essentiels, ne suffit pas à dissiper l’inquiétude générale. Les ministres de François-Joseph et l’Empereur lui-même ont déjà donné des preuves d’une grande sagesse ; mais ne seront-ils pas un jour débordés par les événemens ou entraînés par l’ardeur du parti militaire ?


V

La presse et l’opinion, depuis quelques semaines, ont sévèrement apprécié la politique du Cabinet de Vienne ; même en Allemagne, on l’a rendu responsable, non sans quelque acrimonie, de la prolongation du malaise dont toute l’Europe souffre. Une telle appréciation n’est pas exempte d’injustice. L’Autriche a des intérêts considérables dans la péninsule des Balkans et elle avait incontestablement le droit de chercher à les sauvegarder par les moyens qu’elle a crus les meilleurs. La situation que lui ont faite les victoires des alliés balkaniques et l’effondrement de l’Empire ottoman est des plus délicates. L’opinion, en France particulièrement, est favorable aux petits Etats, aux héroïques vainqueurs de Lüle-Bourgas et de Koumanovo ; de plus, les Français sont sympathiques aux Slaves, comme alliés de la Russie, et aux Grecs par une vieille tradition de notre histoire. L’Autriche, qui s’est déjà agrandie sans coup férir en 1878 et en 1908, intervient encore une fois pour enlever à des vainqueurs le fruit de leurs victoires ; c’est un rôle ingrat, difficile à tenir. Si légitimes que soient ses intérêts, le gouvernement de Vienne pourrait apporter à les défendre des procédés plus adroits.

Les Autrichiens se plaignent, non sans raison, que la presse et l’opinion, en France notamment, ne tiennent pas assez compte des sacrifices considérables que les événemens leur imposent ; mais eux-mêmes se représentent-ils avec équité ce que peuvent être les sentimens d’un officier ou d’un soldat serbe, vainqueur après de rudes combats où tant de ses frères sont tombés, et obligé d’abandonner à l’Albanais, ennemi séculaire de sa race et oppresseur de ses frères, des villes conquises au prix de son sang et qui furent autrefois des citadelles du grand empire de Douchan ? La paix ne pourra être maintenue, entre Autrichiens et Serbes, que par des concessions réciproques et une mutuelle bonne volonté ; elle le sera aussi par la conscience que ni les uns ni les autres ne gagneraient rien à se battre. La guerre serait peut-être désastreuse pour la Serbie ; mais est-il certain qu’elle serait avantageuse pour l’Autriche ? Si les Serbes reculaient sans combattre devant l’envahisseur, qui pénétrerait chez eux pendant que la meilleure partie de leurs forces sont devant Andrinople et devant Tchataldja, et s’ils faisaient appel à l’Europe, les Autrichiens seraient sans doute assez embarrassés de leur conquête. Et si, au contraire, les Serbes se décidaient à combattre, les Autrichiens n’en viendraient à bout qu’après une guerre d’usure et d’extermination qui leur causerait des pertes cruelles sans leur procurer un bénéfice appréciable. Et qui sait quelles seraient les répercussions d’une telle lutte sur les Slaves de l’Empire, particulièrement sur les Serbes de Bosnie qui ont fait aux Autrichiens, en 1878, une guerre de guérillas dont ils n’ont pas perdu le souvenir ?

Le parti militaire autrichien commet une lourde erreur de calcul, croyons-nous, quand il pense qu’une guerre résoudrait toutes les difficultés qui assaillent l’Empire ; au contraire, elle les aggraverait. Les périls qui menacent l’Autriche sont moins urgens qu’on ne le croit parfois, mais, en tout cas, rien ne peut les faire disparaître. Une guerre victorieuse ne ferait pas qu’il n’y ait, dans l’Empire, vingt-trois millions de Slaves, qui s’enorgueillissent des succès des autres Slaves ou s’émeuvent de leurs infortunes, et qu’il serait dangereux de pousser à bout. Les journaux du parti militaire parlent de l’insolence des Serbes, et de la nécessité de les amener à une soumission (unterwerfung) ; mais on est parfois tenté de se demander si ce n’est pas le fait seul de leur existence et de leurs progrès que l’on est, dans certains cercles viennois, tenté de regarder comme une insolence. Si le royaume serbe était, comme le rêve le parti militaire, contraint d’accepter une suzeraineté autrichienne, il subsisterait toujours, pour l’Empire, une question serbe ; au lieu d’être extérieure, elle serait intérieure, et elle n’en serait peut-être que plus aiguë et plus dangereuse ; on n’écrase pas les peuples dans le sang, on n’étouffe point par la force la clameur des revendications nationales.

Il ne faut pas exagérer, pour l’Autriche-Hongrie, le péril de dissolution. C’est ainsi qu’on a vu, en ces derniers temps, à Prague, une manifestation significative d’Allemands et de Tchèques mêlés, autour de la statue de Radetzki, le vainqueur de l’Italie. Les Tchèques savent que, même s’ils ne sont pas satisfaits de la place qui leur est faite dans l’édifice impérial, leur avantage est cependant de le maintenir. Presque tous les peuples qui vivent sur le territoire de la monarchie dualiste souhaitent d’en modifier le statut, non pas d’en ruiner les fondemens. En cas de guerre, même contre la Serbie ou la Russie, il y aurait sans doute des incidens, des défections individuelles ou des rébellions de petites unités ; mais l’armée, dans son ensemble, est loyaliste ; elle ne connaît pas le patriotisme tel qu’il existe chez les peuples unifiés ; elle a un patriotisme d’État, non une foi nationale ; il repose sur le serment au souverain, non sur l’amour spontané et libre d’une commune patrie ; mais l’armée est fidèle à son serment. — Cependant ce péril, dont il n’existe encore que des prodromes, le Cabinet de Vienne pourrait l’aggraver, s’il adoptait une politique anti-slave. Nous comparions tout à l’heure la situation de l’Autriche, en face des événemens balkaniques, à celle de Napoléon III en 1866 ; la comparaison est boiteuse. Napoléon III aurait pu, aurait peut-être dû, faire la guerre à la Prusse pour maintenir un équilibre européen favorable à la France, il ne l’aurait pas pu si vingt millions de ses sujets avaient été de nationalité allemande. L’Autriche ne peut pas faire une guerre contre les Slaves sans ouvrir une brèche dans l’édifice de l’empire des Habsbourg. Si elle s’aliénait sans retour les populations slaves qui habitent son territoire ou ses environs, toutes les ambitions qui guettent, autour d’elle, l’heure de sa désagrégation, se coaliseraient et mèneraient contre elle un assaut qui, trouvant des alliés dans la place, serait tôt ou tard victorieux : Roumains, Slaves, Italiens se trouveraient tout aussitôt alliés : selon la prédiction d’Albert Sorel, l’Autriche prendrait, dans le lit de « l’homme malade, » la place que la Turquie aurait laissée vide. La question d’Autriche serait posée.

Ces écueils, vers lesquels le parti militaire voudrait entraîner la politique de Vienne ; beaucoup d’hommes expérimentés et prudens, parmi les Allemands d’Autriche, les voient. L’un d’eux, le docteur Baernreither, ancien ministre, démontrait avec les meilleurs argumens, le 6 novembre, aux Délégations, qu’une entente avec la Serbie est nécessaire à la sécurité de la Bosnie et que la Serbie n’avait jamais pensé à réclamer un port sur l’Adriatique avant la guerre douanière maladroite que lui firent l’Autriche et la Hongrie en 1906[6] ; et il ajoutait : « Nous commettrions une très grande faute et nous compromettrions définitivement nos rapports avec les États balkaniques si nous prenions fait et cause pour les Albanais seulement, ou bien si nous voulions nous servir d’eux, ne serait-ce que diplomatiquement, pour prendre les Serbes à revers. » Fortes paroles, que l’avenir justifiera. Pousser l’Autriche à la guerre, la buter contre la Serbie dans un antagonisme sans issue, c’est le fait de ceux qui souhaitent la dislocation de l’Autriche, les pangermanistes par exemple, et, parmi eux, M. Wolff. Toute politique d’action militaire dans les Balkans ou contre les Slaves, met l’empire des Habsbourg à la discrétion des Hohenzollern. Toute conquête qui annexerait des Slaves, en accroissant leur nombre et leur influence dans l’Empire, donne du jeu au pangermanisme et détruit l’équilibre intérieur des nationalités, sans lequel l’organisme austro-hongrois ne peut pas vivre.

Nous avons, expliqué pourquoi il nous paraissait naturel que la politique austro-hongroise réclamât la constitution d’une Albanie indépendante. Mais le Dr Baernreither a raison de dire que si le Cabinet de Vienne voulait se servir de l’Albanie pour une politique d’hostilité contre la Serbie et de division parmi les États balkaniques, il s’engagerait dans une voie contraire à ses intérêts. Il ne ressaisira son influence politique et économique dans les Balkans que s’il a de bons rapports avec tous les États aujourd’hui alliés. Les victoires et les conquêtes des quatre petits royaumes vont être suivies d’une ère féconde de travail et d’organisation économique ; des débouchés nouveaux vont s’ouvrir au commerce et à l’industrie européenne, et l’Autriche-Hongrie est bien placée pour en profiter. La Turquie ne travaillait pas, mais elle consommait peu ; les États balkaniques travailleront beaucoup, mais ils consommeront aussi davantage et ils ne pourront se passer du concours des grands pays industriels et producteurs. Une crise économique très meurtrière sévit dans tout l’Empire par suite de la fermeture momentanée des anciens marchés de la Turquie d’Europe ; la situation des finances de l’Autriche n’est pas bonne, puisqu’elle n’a pu, dernièrement, contracter un emprunt de 250 millions, en Amérique, qu’à un taux d’environ 7 pour 100. Pendant que l’Autriche s’attarde à disputer aux Serbes quelques morceaux de Vieille-Serbie ou de Macédoine et dépense des sommes énormes à maintenir son armée sur le pied de guerre, les Italiens, sans bruit, travaillent à supplanter son commerce dans les ports de la péninsule. L’Autriche a tout à gagner à mériter les sympathies et la confiance des États balkaniques. On en peut dire autant de la Roumanie. Aucune rectification de frontière ne peut valoir, pour la Roumanie, l’amitié de la Bulgarie qu’elle risque de s’aliéner à une heure historique où les Bulgares n’oublieront ni ceux qui les auront aidés, ni ceux qui les auront entravés, et où elle-même va se trouver conduite à modifier les principes directeurs de sa politique.

La France est animée des meilleures intentions vis-à-vis de l’empire des Habsbourg ; elle a besoin, pour le maintien d’un juste équilibre européen, d’une Autriche forte, qui soit elle-même en équilibre intérieur, où chaque nationalité trouve la sauvegarde de ses droits et de ses intérêts ; mais elle ne verrait pas avec la même sympathie une Autriche qui ferait une politique d’expansion et de conquête aux dépens des Slaves et deviendrait une menace pour la paix de l’Europe. La méthode bismarckienne n’est pas faite pour les Habsbourg ; une politique de force serait néfaste à un État qui n’est qu’un État, et non pas une nation. Bismarck d’ailleurs, et c’est le vice fondamental de son œuvre, n’a pas compris ce que pèse, tôt ou tard, dans l’histoire humaine, la volonté des peuples ; aussi voyons-nous l’édifice, savamment élevé par lui au Congrès de Berlin, s’effondrer. L’Autriche sera bien avisée en renonçant à des rêves dangereux d’impérialisme balkanique pour consacrer toutes ses énergies à l’œuvre de sa consolidation intérieure : œuvre de patience, de conciliation, pour laquelle la force est inopérante, parce qu’elle ne crée ni l’amour ni la confiance. Il lui faut apaiser, adapter, fondre, associer : politique de mariages. Le vieil aphorisme n’a pas menti : Tu, felix Austria, nube !


RENE PINON.

  1. Gedanken und Erinnerungen, II, p. 252.
  2. Voyez la Revue du 15 décembre 1908 et notre ouvrage l’Europe et la Jeune-Turquie, p. 179.
  3. Voyez la Revue du 1er février 1906 et, dans l’Europe et l’Empire ottoman. Chap. IX.
  4. La péninsule des Balkans fait un commerce total de 2 milliards 314 millions de francs dont 1/5 (548 625 000 francs) avec l’Autriche. Le commerce de la Turquie d’Europe avec l’Autriche est de 195 122 000 francs.
  5. Sur la Question albanaise, voyez notre article du 15 décembre 1909 ou notre livre : l’Europe et la Jeune-Turquie, ch. VI.
  6. Voyez notre article le Conflit austro-serbe, dans la Revue du 1er février 1906 et notre ouvrage l’Europe et l’Empire ottoman, ch. IX.