L’Autriche d’autrefois et d’aujourd'hui - Les confins militaires et leur législation

L’Autriche d’autrefois et d’aujourd'hui - Les confins militaires et leur législation
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 84 (p. 38-70).
L’AUTRICHE D’AUTREFOIS

LES CONFINS MILITAIRES ET LEUR LEGISLATION.

Le 22 août 1869, la Gazette de Vienne publiait une lettre impériale adressée au ministre de la guerre de l’empire austro-hongrois; cette lettre l’invitait à mettre à la disposition des ministres des deux parties de l’empire les matériaux nécessaires pour préparer les mesures législatives qui feront passer sous le régime de l’administration civile une portion du territoire connu sous le nom de Confins militaires. La remise des confins aux fonctionnaires civils ne devra d’ailleurs s’opérer que lorsque les propositions présentées à cet effet auront été examinées par les diètes des provinces limitrophes, auxquelles se rattacheront désormais ces territoires. Il ne s’agirait, pour le moment, d’appliquer cette réforme qu’aux deux régimens de Warasdin, à une partie de celui de Szlaïn, et aux districts de Zengg et de Sissek.

Ce n’est, on le voit, qu’un commencement; alors même que seront accomplis les changemens annoncés, il restera encore onze régimens frontières dont le territoire et l’organisation seront intacts. Pas un mot n’indique, dans le manifeste impérial, que le gouvernement abandonne le principe, cher à l’état-major autrichien, de ce que l’on appelle l’institution des frontières (Grœnzinstitut). Il semble seulement que, contraint, par les conditions nouvelles de son existence, de compter avec l’opinion, il ait voulu, sur un ou deux points, céder à des réclamations dont il ne pouvait plus méconnaître la justice. C’est ainsi que le territoire des régimens de Warasdin coupait en deux la contrée dont Agram est la capitale, qu’il séparait l’une de l’autre la Croatie et la Slavonie civiles, provinces soumises aux mêmes lois et à la même administration. Les gênes du régime militaire retardaient également dans leur essor Zengg, qui peut devenir un port florissant sur l’Adriatique, et sur la Save Sissek, petite ville qui est dès maintenant le centre d’un vaste commerce de céréales et de bois. Sissek sert pour le moment de tête de ligne au chemin de fer qui remonte la vallée de la Save et qui va s’embrancher sur celui de Vienne à Trieste. Ces concessions ne sont peut-être, dans la pensée du cabinet autrichien, qu’une tactique au moyen de laquelle il espère obtenir quelque répit, et conserver longtemps encore l’armée des confins; mais il nous paraît certain que cette première capitulation de l’esprit militaire n’aura d’autre effet que d’encourager les assaillans. Il y a comme une sorte de muraille de Chine qui sépare les confiniaires du reste des sujets autrichiens : au pied de cette barrière vient expirer la puissance des idées et des principes qui ont déjà triomphé dans tout le reste de l’empire. En ouvrant lui-même une brèche dans ce rempart, l’empereur François-Joseph a laissé voir qu’il était ébranlé par les objections et les réclamations des journaux et des diètes ; mais il y aurait d’aussi bonnes raisons pour supprimer les autres régimens que les deux dont il est question aujourd’hui. Le pouvoir finira donc par être forcé d’aller jusqu’au bout dans la voie où il s’est volontairement engagé. Avant que disparaisse la génération qui est aux affaires, ces colonies de soldats ne seront plus qu’un souvenir historique dont la poésie populaire perpétuera longtemps la mémoire sur les bords de l’Unna, de la Save et du Danube, tandis que les érudits en étudieront avec curiosité la singulière organisation. De cette puissante armée qui a si longtemps maintenu par son énergie la cohésion tout artificielle de tant d’élémens ennemis dont se composait l’ancienne Autriche, les régimens des frontières étaient une des forces les plus redoutées. Aussi, pendant que se transforme si rapidement l’empire des Habsbourg, l’Autriche de la tradition militaire et bureaucratique, il importe que l’histoire ne laisse rien échapper de ce qui peut faire comprendre l’apparent miracle de cette longue et invraisemblable grandeur. C’est à ce titre que nous étudierons la constitution de la frontière militaire. Nous avons parcouru une partie de cette longue bande de terrain qui s’étend de l’Adriatique à la frontière moldo-valaque; nous avons complété les renseignemens que nous avions recueillis sur les lieux en nous procurant à Agram les meilleurs travaux qui eussent été publiés dans le pays sur une question qui intéresse surtout les Slaves du sud[1]. Enfin nous avons aussi tiré grand profit de notes qui nous ont été communiquées à ce sujet par un des hommes qui connaissent le mieux l’Europe orientale, M. Engelhardt, autrefois membre de la commission européenne du Bas-Danube, aujourd’hui consul-général de France à Belgrade.


I.

Pour comprendre comment se sont formées ces colonies de soldats laboureurs, dans quel sol a poussé et de quels germes est sorti « cet arbre hérissé de baïonnettes, » il est nécessaire de remonter assez loin dans l’histoire de la Croatie. À la fin du XIe siècle, le peuple croate, proche parent du peuple serbe, ayant vu s’éteindre sa dynastie nationale, se rattacha par le lien d’une union personnelle à la couronne de Hongrie ; le royaume triple et un, comme on dit encore à Agram, formé de la Slavonie, de la Croatie et de la Dalmatie, devint, suivant le terme consacré qui a bien souvent retenti dans les controverses de ces dernières années, une des annexes, ''partes adnexœ, du royaume de saint Etienne. Ce fut après la chute de la Serbie et la prise de Constantinople que les Turcs, devenus maîtres de la Bosnie, commencèrent à se répandre dans le bassin de la Save, et à pousser leurs expéditions jusqu’en Carinthie et en Carniole. Le danger était d’autant plus grand que les plus riches et les plus énergiques des chefs bosniaques avaient embrassé l’islamisme ; ces renégats étaient devenus les plus brillans auxiliaires de leurs anciens ennemis. L’aventureuse bravoure des Slaves de Bosnie, jointe à la connaissance qu’ils avaient de la langue et du pays, fit à leurs frères, les Slaves chrétiens, plus de mal encore que l’impétuosité et le fanatisme des Osmanlis. Pendant la fin du XVe siècle, Agram vit plus d’une fois, de la haute colline que couronnent sa cathédrale et son château, passer dans la plaine les bandes musulmanes. Si cette place résista toujours, les Croates n’en perdaient pas moins du terrain. La funeste bataille de Mohacz, en 1526, vint rendre la situation plus grave encore. Le roi Louis II avait péri ; le trône de saint Etienne était vacant, la dynastie était éteinte ; les Turcs occupaient la plus grande partie de la Hongrie. Après quelque hésitation, la Croatie se décida une fois encore à suivre la fortune de la Hongrie ; elle déféra en 1527 la couronne de Dalmatie, de Slavonie et de Croatie à Ferdinand d’Autriche, roi de Hongrie depuis un an déjà, et frère du puissant empereur qui tenait tout l’Occident sous sa main. Dès lors, pendant près de deux siècles, jusqu’à ce que grandît la Russie, ce fut la maison d’Autriche qui eut à supporter le principal effort de la lutte contre l’invasion musulmane. Aussi les Turcs se sont-ils jetés deux fois sur Vienne avec toutes les forces de l’empire. C’est là qu’ils voulaient enfin étreindre et abattre cette puissance dont la patiente ténacité fatiguait et usait leur élan. Le contraire arriva; ce fut l’Autriche qui refoula de l’autre côté du Danube et de la Save la barbarie musulmane.

L’armée des confins fut un des plus utiles instrumens de cette résistance victorieuse. Il ne faudrait d’ailleurs pas s’imaginer qu’elle ait été créée de toutes pièces, un jour donné, par tel ou tel général; comme tout ce qui doit vivre longtemps, ce fut peu à peu qu’elle naquit et s’organisa, par l’effet des efforts obstinés et continus que firent les commandans autrichiens pour garnir et défendre la frontière. Déjà, avant la défaite de Mohacz, le roi Louis II, se sentant débordé par l’ennemi qui le menaçait des Carpathes à l’Adriatique, avait confié à son beau-frère, Ferdinand d’Autriche, qui lui succéda comme roi de Hongrie et de Croatie, ses places de Dalmatie; sous le règne de Ferdinand, le quartier-général des troupes autrichiennes fut établi à Warasdin, là même où était celui des deux régimens qui vont être bientôt licenciés. Depuis le milieu du XVIe siècle, les états provinciaux de l’Autriche propre votèrent à plusieurs reprises des fonds pour l’entretien de ce corps d’armée; en arrêtant les Turcs sur la ligne de la Save et de l’Unna, en pays slave, ils couvraient en effet les provinces allemandes et leur épargnaient les maux de la guerre. C’était d’ordinaire un archiduc autrichien qui recevait le commandement supérieur des confins, à titre de « généralat permanent et perpétuel (ewigesund immerwährendes generalat), » comme disaient les diplômes impériaux, et à la longue liste de ses couronnes et seigneuries le chef de la maison d’Autriche ajouta depuis cette époque le titre de « seigneur de la marche windique, » c’est-à-dire des frontières de la Croatie et de la Slavonie.

Les archiducs et leurs principaux officiers, établis ainsi comme représentans directs de l’empereur dans un pays qu’ils devaient souvent regarder comme barbare, y commandant des troupes en partie étrangères à la contrée, durent prendre aisément l’habitude de considérer le terrain occupé par leurs soldats comme formant une sorte de zone intermédiaire où eux seuls, responsables de la défense commune, avaient des ordres à donner; tout le long de cette frontière dont ils avaient la garde, ils s’accoutumèrent à se croire chez eux, à ne tenir aucun compte ni de la constitution séculaire du pays, ni des décisions de ses diètes et de ses tribunaux; la lutte contre les Turcs était alors la principale préoccupation de tous les esprits. C’est ainsi que put s’accomplir, sans soulever au début de trop vives protestations, cette sorte d’usurpation du pouvoir militaire. On trouve là l’origine véritable de cette juridiction spéciale, de ce régime exceptionnel, qui ont fini par s’imposer à une si vaste étendue de terrain et à une si nombreuse population.

Ce fut en Croatie que les généraux autrichiens formèrent les premiers corps destinés à la défense permanente des frontières. Le plus ancien document où il en soit question est ce que l’on appelle le Bruckerlibell ; c’est un tableau dressé en 1578 pour une diète autrichienne qui tint ses séances à Bruck, sur la Mur, et qui, après de longs débats, accorda 500,000 florins à l’archiduc Charles pour l’armée des confins. D’après cet acte, qui a été conservé, celle-ci se composait alors de deux corps, cantonnés l’un autour de Karlstadt, l’autre autour de Warasdin. A eux deux, ils comprenaient 1,250 hussards, 500 arquebusiers, 682 sergens d’armes, 4,282 fantassins; c’était en tout un effectif de près de 7,000 hommes. Malheureusement cette pièce ne nous donne aucun détail sur l’organisation intérieure de cette petite armée. Les soldats, répartis, à l’abri de postes fortifiés, sur les points les plus menacés, n’étaient point toujours en campagne, et d’autre part ne quittaient jamais le pays. Avait-on déjà songé à occuper leurs loisirs en leur accordant des lots de terre, combinaison qui aurait l’avantage de les attacher au sol et de les intéresser à le défendre? L’histoire ne nous apprend pas quand furent faites les premières concessions. C’est qu’il est probable que la chose commença d’elle-même. Sur cette frontière, la guerre avait sévi pendant plus d’un siècle; on y vivait dans une telle incertitude du lendemain, que ceux des habitans qui avaient échappé à la mort ou à l’esclavage s’étaient presque tous enfuis vers l’intérieur. Villages et vergers avaient été incendiés, les terres les plus fertiles, abandonnées par la charrue, s’étaient hérissées de broussailles; ces immenses forêts de chênes et de hêtres qui couvrent encore aujourd’hui de leur ombre presque toute la Slavonie et une partie de la Croatie, ces forêts que commence à peine à éclaircir depuis quelques années la hache du bûcheron, ne cessaient de regagner du terrain sur la culture; là où finissaient les bois commençaient les marécages. Dans tout le bassin de la Save, les plaines jadis les plus riches étaient changées en de tristes déserts. Ces terres vacantes, quoi de plus simple que de les cultiver pendant les heures et les journées que laissait au soldat des frontières sa mission toute défensive? Et ces grasses prairies qu’inondent au printemps ces rivières qui toutes descendent des montagnes, la Save et ses affluens, n’étaient-elles pas faites pour nourrir le bétail que l’on aurait pris sur l’ennemi dans une de ces pointes audacieuses que l’on poussait parfois en pays turc? Quand on aurait ainsi le champ et le troupeau, la maison serait bientôt bâtie, une maison de bois comme celle qu’habitent encore aujourd’hui les confiniaires, élevée sur pilotis pour laisser passer au-dessous d’elle les eaux débordées; la forêt était là pour fournir les poutres de la charpente, les bardeaux de la toiture, les marches de l’escalier par lequel on gagne la porte, élevée de deux ou trois mètres au-dessus du sol. Quelle jeune fille refuserait alors de devenir la femme du hardi Gränzer, d’habiter et de garder cette demeure où il rapportait de ses fréquentes expéditions à la fois gloire et butin?

Ces pensées et ces projets, bien faits pour tenter le soldat, ne devaient point non plus déplaire à ses chefs. Quel meilleur moyen de fermer la frontière que de repeupler ce désert aveugle et muet qui laissait si souvent passer à travers les roseaux de ses marais et à l’ombre de ses futaies les bandes rapides des sipahis et des timariotes bosniaques, le meurtre, le pillage et l’incendie? Quelle plus sûre barrière opposer à ces incursions qu’un vivant rempart d’hommes armés, agiles et braves, toujours prêts à laisser la charrue au milieu du sillon commencé pour saisir le fusil chargé qui ne quitterait pas leur épaule? Ce qui les rendrait plus vigilans encore et plus intrépides, ce serait, quand ils verraient accourir les cavaliers turcs, la pensée que leurs femmes et leurs enfans étaient là, dans le village menacé, à deux pas, et qu’ils ne pouvaient reculer sans les livrer à la mort ou à l’esclavage. D’ailleurs, à mesure que la contrée serait plus habitée, ces surprises même et ces rencontres deviendraient de jour en jour plus rares. Le pâtre, du roc sur lequel il s’assied aux premières pentes des montagnes pour suivre du regard ses vaches ou ses chèvres éparses dans la bruyère ou dressées contre les buissons qu’elles tondent, verra au soleil du matin étinceler sur la lande les armes et les brillans costumes des beys et de leur troupe, ou bien le soir, pendant qu’il veille sous le ciel étoile pour empêcher le troupeau de se disperser et le défendre contre les loups, il distinguera, du côté par où vient l’ennemi, les lueurs d’un bivouac ou les clartés de l’incendie. Aussitôt, qu’il fasse jour ou nuit, le signal convenu sera donné; l’un après l’autre, des feux tout préparés s’allumeront sur les sommets, ou bien l’on entendra retentir et se répéter de colline en colline un de ces cris que les montagnards savent prolonger si longtemps, et qu’ils envoient, au-dessus de la vallée profonde et sonore, bien loin, jusqu’au versant opposé, sans que la voix grave des torrens réussisse à couvrir ces notes aiguës et vibrantes. Quand arriveront les maraudeurs, sur toute la ligne on sera prêt à leur faire accueil : s’ils attaquent les villages, chaque maison sera une forteresse où les femmes prendront part à la défense ; s’ils s’engagent dans les sentiers qui serpentent à travers bois, du fourré partiront des coups de feu qui jetteront le désordre dans leurs rangs. Une fois la frontière ainsi garnie d’une dense et belliqueuse population, filet animé et souple qui ne laisserait rien passer entre ses mailles, il devenait bien plus facile de tenir l’ennemi à distance.

Il y avait encore une autre raison pour que ce régime plût au conseil aulique et aux chefs militaires. Les souverains de l’Autriche étaient loin encore d’avoir conquis ce pouvoir despotique qu’ils s’arrogèrent plus tard; il fallait au XVIe et au XVIIe siècle compter avec les diètes provinciales : elles tenaient les cordons de la bourse. Or les diètes allemandes, qui ne se sentaient pas sous le coup d’un danger immédiat, et les diètes hongroise et croate, qu’indisposaient les allures des généraux autrichiens, faisaient souvent des façons pour voter des subsides. Ne serait-il pas bien plus commode d’échapper à toutes ces chicanes? Pour y parvenir, il suffirait d’avoir des soldats qui se nourriraient eux-mêmes du blé de leurs champs, de la chair et du lait de leurs troupeaux.

La nature spéciale du service imposé aux gardiens de la frontière, l’état du pays et l’étendue des terres vacantes, les besoins de la défense nationale, tout conspira donc à provoquer la fondation de ces colonies de soldats laboureurs; le développement en fut favorisé par l’esprit monarchique et militaire, qui y trouvait son compte. Nous manquons de détails sur la première phase du régime, celle où il s’ébauche; nous voyons seulement la diète de Croatie au XVIIe siècle élever souvent la voix contre les chefs de l’armée des confins ; elle obtient à plusieurs reprises la promesse toujours violée que soldats et officiers de ces corps se conformeront désormais aux lois du pays. On s’engage à placer ces troupes sous la haute direction du ban. Le ban est le premier magistrat national de la Croatie, le chef à la fois de l’administration et de la milice, une sorte de lieutenant-général du royaume; il est toujours pris dans les rangs de la noblesse croate, et son titre, cher au peuple, lui rappelle l’ancienne et glorieuse indépendance. Nous n’avons pas à dresser ici la liste de ces réclamations et des rescrits par lesquels les souverains accordent aux états une satisfaction illusoire; c’est un travail qu’ont fait les publicistes croates pour montrer qu’il n’y avait pas eu prescription du droit, que jamais la nation n’avait consenti à considérer le territoire des confins comme légalement détaché des provinces limitrophes. Il nous suffit d’indiquer que ces plaintes deviennent plus vives à mesure que l’on avance. On peut en induire que pendant le XVIIe siècle, d’année en année, le régime militaire se constituait plus fortement, et gagnait du terrain le long de la frontière.

L’émigration des chrétiens soumis à la Porte contribua aussi à augmenter l’effectif de l’armée des confins. De tous ces Serbes qui quittèrent en foule avec leurs évêques la vieille Serbie, les environs de Prisren, et qui vinrent repeupler la Syrmie, horriblement ravagée dans les guerres du XVIe siècle, beaucoup entrèrent dans les troupes des confins. Une partie des confiniaires de la Slavonie descendent de ces exilés ; leur religion seule les distingue des Croates ; ils appartiennent à l’église orientale et relèvent du patriarche orthodoxe, qui réside à Carlowitz. Bien souvent aussi des haïdouks serbes ont trouvé un asile dans les confins, et fourni à ces troupes de braves soldats et de brillans officiers.

Un groupe d’émigrans qui a gardé plus longtemps son caractère distinct, c’est celui qu’on appelle les Clémentins, nom tiré de celui du chef sous lequel, au XVe siècle, ces Albanais quittèrent leur pays pour ne pas se soumettre aux Turcs. Ils se réfugièrent d’abord dans les montagnes de la Serbie ; puis, quand là aussi ils se sentirent serrés de trop près, ceux d’entre eux qui ne voulurent pas embrasser l’islamisme se dirigèrent vers la Hongrie, et ils y furent accueillis à la condition qu’ils se soumettraient au régime des confins. Ils ont formé auprès de Péterwardein une agglomération d’environ deux mille personnes, et ils y ont conservé presque jusqu’à nos jours leur langue et leur costume.

En 1699, la paix de Carlowitz rendit la Hongrie à l’Autriche, et fixa, à peu de chose près, la frontière austro-turque là où elle est aujourd’hui ; or un document officiel qui se rattache à ce traité pose déjà le principe qui est comme la clé de voûte de tout le système. « Les Gränzer ou soldats des confins, y est-il dit, doivent à l’état le service militaire en retour des terres dont ils ont la jouissance. » Une série de privilèges furent accordés à ces colons par différens décrets royaux ; sous condition pour les familles de fournir et d’entretenir un nombre déterminé de soldats, on les exempta de l’impôt foncier et de la plupart des contributions indirectes.

Dès lors le régime des confins existait dans ses parties essentielles. à s’agissait de faire vivre cette société nouvelle, formée d’élémens très divers que les circonstances et l’initiative de quelques chefs avaient ainsi constituée à côté et en dehors des provinces dont était censé dépendre le territoire des confins. Or toutes ces provinces, appartenant à la couronne de Hongrie, étaient divisées en comitats. On sait quelle large place était faite, dans cette organisation, à la volonté populaire ; on sait à quoi y était réduit le rôle du pouvoir central et quelles facilités chacun de ces groupes trouvait dans le droit public et les traditions de la Hongrie pour éluder l’application des lois régulièrement votées par les états du royaume. Parfois des comitats refusèrent de se soumettre à telle ou telle décision de la diète, et tinrent ainsi en échec tous les pouvoirs publics. Sans doute c’était là l’exception, et il faut reconnaître tout ce que le pays doit à ces assemblées de district où il a commencé son éducation politique; mais en tout cas l’autorité militaire ne pouvait guère admettre, dans ce vaste camp où elle avait tout réglé selon ses convenances, ce régime de libre, bruyante et souvent tumultueuse discussion: la discipline en eût trop souffert. D’autre part, on n’avait point ici une armée comme les autres. C’est une vie en partie double que celle de l’homme des confins. A certaines heures, il est soldat; en cette qualité, il doit l’obéissance passive à son chef, et ne peut avoir d’autre souci que l’honneur du drapeau. Le jour suivant, le voici redevenu époux et père; on dirait un paysan ordinaire, il a un ménage à nourrir et un domaine à soigner. Ces hommes, dont la situation se complique ainsi de devoirs qui semblent difficiles à concilier, ne peuplent pas à eux seuls le territoire des confins : il y a là des enfans, des vieillards, des jeunes filles, des femmes, des veuves; il y a des commerçans qui fournissent certaines denrées étrangères dont ne saurait se passer aucune société, toutes simples et rudes que soient ses mœurs; il y a des ecclésiastiques appartenant à diverses communions. On estime aujourd’hui à un peu plus d’un million d’âmes la population totale des confins; elle ne devait pas être moindre alors, car l’armée des frontières comprenait des corps qui ont cessé d’exister. Ainsi, au temps où les Turcs étaient encore maîtres de la Hongrie méridionale, on avait formé sur la Theiss et la Maroch des régimens qui furent supprimés en 1750; le long de la frontière moldo-valaque, en Transylvanie, il y avait des régimens de Hongrois, dits zeklers ou « gardiens, » qui se sont dissous d’eux-mêmes en 1848. On peut donc admettre ce chiffre d’un million pour cette population, cantonnée sur une étroite bande de terrain qui courait de l’Adriatique au renflement le plus oriental des Carpathes. Près des deux tiers de cette multitude étaient Slaves; venaient ensuite les Roumains sur la rive gauche du Danube, puis les Magyars. Une certaine quantité d’Allemands étaient compris dans les confins soit comme soldats, soit surtout comme officiers ou employés; mais ils ne formaient nulle part de groupe compacte. Les religions dominantes étaient le catholicisme et l’orthodoxie orientale; il y avait aussi des grecs-unis et quelques protestans.

Tels étaient les élémens très variés que l’autorité militaire avait soustraits aux lois du pays et pris sous sa tutelle; il ne pouvait lui convenir de les laisser éternellement livrés à l’arbitraire des caporaux et des capitaines. Maintenant qu’avait prospéré l’œuvre qui n’avait été d’abord qu’un expédient improvisé sous la pression des circonstances, maintenant qu’on voulait la faire durer, il importait de régler par un ensemble de dispositions prévoyantes et précises la situation des personnes et celle des terres, les rapports des individus avec le gouvernement et entre eux, les relations de l’élément civil, qu’il était impossible d’expulser entièrement, avec l’élément militaire. C’était là, paraît-il, une entreprise malaisée, car, suivant un calcul qu’a fait Hietzinger, l’auteur d’un ouvrage intitulé Statistique des Confins militaires, de 1702 à 1803 plus de trente systèmes différens furent essayés sur la frontière et l’un après l’autre abandonnés. De toutes ces tentatives d’organisation, les mieux combinées et les seules qui aient laissé des souvenirs sont la « loi des confins » (Gränitz rechte) de 1704, le «système des cantons» (Kantons system) de 1783, et la « loi foncière des confins » de 1807 (Gränzgrandgesetz).

Les deux premières de ces ordonnances établissaient une distinction entre le soldat et tout ce qui n’appartenait pas à l’armée; le soldat lui-même, quand il n’était pas sous les armes pour un service commandé, n’était pas justiciable des conseils de guerre; pour tous les crimes et délits qu’il pouvait commettre, il rentrait dans le droit commun, et n’était pas soumis à la loi martiale. L’ordonnance de 1783, allant plus loin dans cette voie, instituait des autorités spéciales, indépendantes du chef de l’armée pour tout ce qui était justice, administration, économie et finances. Il était plus facile de décréter cette séparation de pouvoirs que de la faire passer dans la pratique. Accoutumés à voir leur moindre signe obéi d’un bout à l’autre de ce territoire qu’ils considéraient comme leur création et leur domaine propre, les officiers, du feld-maréchal au sous-lieutenant, ne pouvaient accepter de bonne grâce l’installation dans le pays, à côté d’eux, de ces employés civils qui les surveilleraient sans doute et les contrecarreraient, qui leur opposeraient des textes de loi, des chicanes d’avocat et des routines de bureau. Il y avait là le germe d’incessans conflits où le dernier mot devait toujours rester aux officiers : ceux-ci tenaient en effet toutes les familles par ceux de leurs membres qui figuraient sur les rôles. Si un soldat ou quelqu’un de sa parenté, sous un prétexte quelconque, ne craignait pas de désobliger le lieutenant ou le capitaine, de se prévaloir contre lui de quelque décision d’un de ces intrus, l’insolent ne triompherait pas longtemps : au prochain exercice ou à la première campagne, que le soldat se permît la moindre négligence, il paierait sa faute avec usure. Ces pédans auxquels il avait eu l’impertinence de recourir ne seraient pas là pour l’arracher aux rigueurs de la loi martiale ; si, par prudence, on n’osait pas le faire passer par les armes, il serait aisé tout au moins de le faire saigner et gémir sous les verges. Des châtimens infligés sous prétexte de discipline, on ne devait compte qu’à ses chefs, et l’esprit de corps ne permettrait guère à ceux-ci de désavouer leurs inférieurs. Si des réclamations parvenaient jusqu’à Vienne, là encore les fonctionnaires civils étaient destinés d’avance à avoir le dessous. Les archiducs, les magnats tchèques, croates, hongrois, occupaient tous de hauts grades dans l’armée, et les hommes de loi n’étaient pas de force à lutter, sauf peut-être sous un Joseph II, contre l’influence de la Burg, contre ces princes et ces grands seigneurs qui composaient les états-majors.

L’essai fut donc malheureux[2], le désordre et l’anarchie étaient partout, et en 1800 l’administration fut rendue, ainsi que la justice, aux chefs des compagnies et régimens. Les officiers, qu’avait fort irrités la diminution momentanée de leur compétence et de leur prestige, reprirent le pouvoir avec une singulière violence : ils firent sentir le poids de leur autorité et de leurs rancunes à ceux dont ils avaient eu à se plaindre pendant la durée du régime mixte. Depuis que le danger n’était plus du côté des Turcs, et que la frontière, fixée par le traité de Sistowa et par la convention accessoire du 4 août 1791, était ordinairement tranquille et respectée, l’usage s’était établi de faire servir les régimens des confins loin du territoire qu’ils avaient autrefois assez à faire de garder : ils prirent part à toutes les guerres de la république et de l’empire. Or en 1801 plusieurs régimens de Gränzer étaient campés sur les bords du Rhin; ils reçurent du pays de si affligeantes nouvelles qu’ils se mutinèrent et voulurent reprendre en armes le chemin de la frontière. Il fallut appeler contre eux d’autres troupes, en fusiller quelques-uns, et faire au reste des promesses qui finirent par les calmer. Afin de tenir la parole donnée, l’archiduc Charles, le célèbre adversaire de Moreau et de Napoléon, entreprit, aussitôt après la paix de Lunéville, une sérieuse enquête sur l’état des confins. Devenu ministre de la guerre, il avait accepté la tâche de réorganiser l’armée autrichienne en vue des luttes nouvelles qu’il était dès lors facile de prévoir : les troupes des frontières fournissaient un trop précieux et trop brave contingent pour qu’il n’y eût pas un intérêt capital à bien aménager cette pépinière d’hommes valides et vaillans. L’archiduc ne se contenta pas d’inspecter lui-même les confins; il y envoya des officiers intelligens, qui passèrent plus d’une année à les visiter canton par canton; il interrogea beaucoup de gens du pays. Il fit plus : il annonça que quiconque avait des abus à dénoncer ou des améliorations à lui proposer n’avait qu’à lui écrire personnellement. L’appel fut entendu; sans parler des lettres, plus de deux cents projets lui furent présentés; tous furent étudiés et analysés. Ce travail dura plusieurs années. Les résultats de l’enquête furent exposés dans un travail dont l’empereur adopta les conclusions. Ainsi fut promulguée, le 7 août 1807, sans le concours d’aucun parlement, l’ordonnance connue sous le nom de loi foncière des confins.

C’est l’acte le plus important de cette législation obscure et compliquée. Le législateur de 1807 s’est montré, nous le verrons, dur et inflexible : il a sacrifié un million de sujets autrichiens à ce qu’il nommait le bien de l’état, à ce que nous appellerions plutôt les convenances et les intérêts d’une monarchie militaire; mais au moins il est clair et logique, tout se tient dans son système. D’ailleurs, par sa précision même, cette loi, quand elle entra en vigueur, constituait un progrès; elle fut acceptée comme un bienfait; en réglant les droits et les devoirs de chacun, elle mettait dans une certaine mesure un frein à l’arbitraire. C’est ainsi qu’elle a mérité d’avoir une durée que n’avait pu atteindre aucun des codes antérieurs; jusqu’en 1848, elle est restée la charte des confins. Après la révolution de cette époque, il y a été introduit quelques changemens qui portent plus sur les mots que sur les choses : c’est encore la loi de 1807 qui est la hase de l’organisation actuelle. Ce sera donc en l’analysant et en l’expliquant que nous mettrons en lumière les traits saillans de ce régime, monument d’une période aujourd’hui close, vraie curiosité archéologique qu’il est piquant de rencontrer à quelques heures de Vienne, ce Paris de l’Allemagne.


II.

Avant 1848, les terres des confins étaient attribuées aux Gränzer à titre de bénéfice ou de fief perpétuel et irrévocable contre l’obligation du service militaire. Les colons avaient le domaine utile, l’empereur conservait le domaine direct. C’était, on le voit, quelque chose d’analogue à la féodalité; seulement on n’avait pas d’autre seigneur que le souverain. Il n’y a jamais eu dans les confins de noblesse territoriale, ni de droits seigneuriaux; les nobles des provinces voisines qui servaient comme officiers dans les régimens de la frontière n’y possédaient aucun privilège particulier. Aussi la condition du soldat-paysan de la frontière pouvait sembler meilleure que celle du paysan hongrois, croate ou slavon. Celui-ci en effet n’avait pas sur le sol un droit permanent et héréditaire : il dépendait des grands propriétaires, qui n’étaient point engagés envers lui et contre qui il n’avait pour ainsi dire aucun recours.

Après la grande secousse de 1848, tout était bien changé dans le territoire civil : partout les seigneurs terriens, indemnisés par la province, avaient abandonné en toute propriété aux paysans, leurs anciens tenanciers, une portion du sol; les corvées et autres droits seigneuriaux étaient abolis. D’autre part, les soldats des frontières avaient rendu à la maison de Habsbourg des services signalés; près de 50,000 d’entre eux, conduits par le Croate Jellachich, s’étaient jetés sur les Hongrois et avaient ainsi dégagé Vienne; en Italie, sous Radetzky, 30,000 avaient combattu pour conserver Milan et Venise à l’empereur. On voulut donc paraître faire quelque chose pour les fidèles sujets des confins, et en 1850 une nouvelle ordonnance déclara que le gouvernement leur abandonnait « en pleine et entière propriété » (als wahres, beständiges Eigenthum) les terres dont ils n’avaient eu jusque-là que « l’usufruit » (Natzigenthumsverhältniss). C’était là ce que contenaient les articles 10 et 11 de la loi; mais l’article 12 avait soin d’établir qu’à « la possession de biens fonciers dans les confins est attachée l’obligation du service militaire, et que par conséquent quiconque devient d’une manière ou d’une autre propriétaire de ces biens accepte par là même cette obligation. » Une telle condition misa à la jouissance rendait illusoire la concession que le gouvernement faisait sonner bien haut. Rien n’était changé en réalité à la situation du confiniaire. Son titre ancien, transmissible à perpétuité, valait son titre nouveau. Les articles 2 et 70 pouvaient aussi paraîtra importans; ils reconnaissaient que les confins faisaient légalement partie des provinces limitrophes, et promettaient de pourvoir à leur représentation dans les diètes. Ils restèrent l’un et l’autre à l’état de lettre morte. Nous pouvons donc revenir sans crainte à la loi de 1807, la seule qui n’ait pas contenu de ces menteuses promesses.

C’est essentiellement sur la culture du sol que repose l’institution des confins. Or, d’après la loi organique qui les régit, le droit d’acquérir et de posséder des terres dans ce district n’appartient qu’à celui qui est déjà établi sur le territoire militaire. Les habitans des provinces civiles limitrophes ne peuvent prétendre à l’exercice de ce droit, non plus que les citoyens des villes mêmes situées dans les confins; celles-ci en effet, quoique enveloppées de tous côtés par le territoire d’un régiment, n’en font point proprement partie. Elles sont bien soumises à certaines servitudes fort gênantes : ainsi à Brod, sur la Save, je m’étonnais de voir des rues entières bordées de maisons en bois ou plutôt de masures qui doivent, au moindre accident, flamber comme paille ; on me répondit que, dans tout le rayon de la forteresse, le génie ne permettait pas de construire en pierre. A cela près, les citadins ont l’administration, la loi civile, et ne sont pas incorporés dans l’armée; ils n’ont donc ni les charges ni les privilèges du Gränzer. Au point de vue où s’est placé le législateur, ces entraves apportées au droit d’acquérir la propriété foncière se justifient d’elles-mêmes.

Par exception, des étrangers peuvent parfois être admis à acquérir des terrains sur le territoire des confins pour y installer une usine ou pour y établir des magasins. Dans ce cas, c’est l’intérêt des soldats-paysans que l’on a consulté, et c’est pour leur être utile que le colonel a donné l’autorisation nécessaire. Les prêtres, les employés et les officiers ne peuvent avoir en propriété qu’une maison d’habitation et un yoch (57 ares) de terre pour jardin. Les officiers vivent de leur solde. Sujets à passer de l’armée des confins dans l’armée de ligne et réciproquement, ils ne reçoivent pas de terres à titre de fief militaire; seulement ils profitent de certains avantages qui tiennent aux conditions particulières où ils se trouvent ici, et c’est ce qui décide beaucoup d’officiers, surtout ceux qui n’ont pas chance d’arriver aux grades supérieurs, à faire toute leur carrière dans l’armée des confins. Ainsi, dans ces villages et dans ces petites villes où ils sont à la fois commandans militaires, administrateurs et juges, ils sont logés, et ils ont la jouissance d’un jardin et d’un verger, La construction et la réparation de ces habitations, la culture de ces parcelles de terre, sont au nombre des charges imposées aux gens de la frontière, des prestations qu’ils doivent à l’état. Les sous-officiers continuent à compter parmi les paysans cultivateurs et à vivre de leur vie. Les commerçans autorisés à s’établir dans la circonscription et ceux qui y exercent des professions libérales, comme les médecins et les professeurs, sont limités à trois yochs. Aux uns et aux autres, il est expressément défendu de prendre des terres à bail. Il n’est fait d’exceptions que pour les vignes, et encore la loi détermine-t-elle la quantité d’arpens qui pourra être ainsi louée.

Il fallait éviter un trop grand morcellement du sol et assurer pour toujours à chaque famille les moyens d’entretenir les hommes propres au service. A cette fin, la fortune immobilière, dans les confins, a été divisée, pour chaque maison ou « communauté » (Communitat), en « biens de fondation » (Stammgut) et « biens excédans » (Ueberland). Les biens de fondation forment le véritable avoir patrimonial de chaque famille : ils ne peuvent jamais être diminués ni partagés. Chacune de ces parts doit comprendre, outre l’habitation et les bâtimens qui en dépendent, des terres arables d’une certaine étendue. Les biens qui représentent l’excédant peuvent au contraire être aliénés ou vendus. Le Stammgut n’est aliénable que dans un seul cas : lorsqu’une famille s’est éteinte ou qu’elle a perdu assez de ses membres pour ne plus suffire à l’exploitation de tous les lots qu’elle possède, une autre famille peut acquérir les biens qui risqueraient d’être négligés et laissés improductifs; il faut seulement qu’elle soit en mesure de fournir un nombre d’hommes en rapport avec celui des parts qu’elle détient. On n’en arrive d’ailleurs à ces aliénations qu’à la dernière extrémité; autant que possible, l’administration militaire cherche à éviter ces mutations. Ainsi, lorsque, pour cause de maladie ou d’absence prolongée des hommes valides, une famille ne se trouve pas en mesure de faire les semailles ou la moisson, l’officier intervient pour forcer les gens du village à prêter gratuitement leur concours. Si cette incapacité doit durer quelque temps, la famille est autorisée à affermer en tout ou en partie son patrimoine. Enfin, si on ne voit pas la fin de cette situation et que le ménage possède plus d’un quart de lot, il obtient la permission d’engager ou d’aliéner ce surplus; mais il doit toujours garder ce minimum d’un quart de lot. En dehors de ce cas, prévu par la loi, il est interdit de donner à ferme ou d’hypothéquer des biens patrimoniaux. Tout ce que la loi permet au cultivateur, s’il se trouve en un pressant besoin d’argent, c’est d’engager le tiers de ses récoltes sur pied : on n’a ainsi que des emprunts qui ne peuvent grever longtemps la terre, qui s’éteindront avec la moisson prochaine.

Quant aux biens excédans, on peut en disposer moyennant une autorisation qui d’ordinaire n’est pas refusée. Dans toutes ces transactions, il faut en référer, par l’intermédiaire du capitaine, à l’état-major du régiment. L’autorité s’ingère ainsi dans tous les actes de l’administration agricole. Veut-on transformer un champ en prairie, un pré en une terre labourée, on doit signaler le fait à la compagnie, qui le mentionne sur son protocole et en avertit le régiment; celui-ci l’inscrit à son tour sur le registre foncier. La plantation d’une vigne ne peut avoir lieu sans la permission du colonel, et, pour obtenir cette permission, le pétitionnaire doit avoir défriché et labouré un terrain vague égal en étendue à celui où il veut récolter du vin; à défaut de cette compensation, il doit prouver que le sol ne convient ni pour blé ni pour prairie. Celui qui aurait omis ces formalités risque d’être frappé d’une amende, de plus il peut être forcé d’arracher sa vigne. L’autorité, qui empêche ainsi que l’on ne change la destination du sol, ne veille pas avec moins de soin à ce qu’il ne reste pas stérile : comme elle lutte contre ce qui lui semble de dangereux caprices, elle interdit aussi la paresse. Lorsqu’une terre est demeurée inculte trois ans de plus que ne l’exige le système d’assolement en usage dans le pays, le propriétaire reçoit un avertissement, et on lui accorde encore un délai d’un an. S’il n’en profite pas pour faire cesser la jachère, il est déclaré déchu de son droit, et le terrain est attribué gratuitement à une autre famille. Si pourtant ce champ fait partie du Stammgut ou bien patrimonial, on n’y touche pas, pour ne point diminuer la dotation héréditaire de la famille; mais on distrait une part équivalente de l’Ueberland ou excédant de biens. Celui qui n’est pas capable de mettre en valeur toute la terre qui lui est assignée comme nécessaire à l’entretien de sa famille n’a pas besoin de ce superflu, qui ne peut que l’embarrasser. Si déjà, pour une cause ou pour une autre, tout l’excédant a disparu avant de toucher au a bien de fondation, » on emploie contre les délinquants, pour les guérir de leur paresse, des moyens coercitifs, la prison et le bâton.

Ainsi la pensée qui domine toute cette « loi foncière des confins, » c’est l’attribution à chaque famille et le maintien dans cette famille d’une parcelle de terre qui doit rester intacte, et dont le revenu garantit l’entretien régulier du soldat. L’étendue de ces parts varie suivant les cercles ; chacune d’elles comprend toujours un yoch pour maison, cour et jardin, et un nombre de yochs en terres arables qui suffise à nourrir une nombreuse famille. Pour arriver à ce résultat, il est besoin de moins d’espace, cela va de soi, dans l’humide et gras banat de Temesvar, ce grenier de la Hongrie, qu’en Croatie, sur les lianes rocheux des Alpes-Dinariques. L’autorité a composé les lots dans chaque district d’après la valeur productive du sol. Ils sont assez vastes pour être divisibles; telle famille qui ne dispose que de peu de bras n’aura qu’un demi-lot, parfois même un quart de lot; telle autre, un de ces groupes d’associés dont nous allons parler, réunira entre ses mains deux ou trois parts. Quant aux vastes forêts que renferment les confins, surtout en Slavonie et en Croatie, elles appartiennent toutes à l’état; mais elles sont grevées de servitudes au profit des paysans : ceux-ci y conduisent leurs troupeaux à la glandée, ils y trouvent le bois de chauffage dont ils ont besoin, ils y prennent,. sous le contrôle des officiers, le bois de charpente qui leur est nécessaire.

On ne saurait certes rien imaginer de plus ingénieusement combiné, pour empêcher l’extrême morcellement du sol ou la concentration de la propriété en un petit nombre de mains, que cet ensemble de prescriptions ; tout a été calculé avec une prévoyance et une adresse infinie pour perpétuer le mariage de l’homme et de la terre, pour créer et entretenir d’un bout à l’autre des confins une classe de soldats-paysans assez aisés pour ne rien coûter à l’état, trop pauvres et trop dépendans pour s’instruire, pour concevoir des espérances dangereuses et se dégoûter de leur métier. Cette loi, l’application en est confiée à un corps d’officiers qui a des traditions et de l’expérience, et dont tous les membres sont intéressés à la prospérité de l’institution. Pourtant, selon toute apparence, ces précautions auraient été déjouées depuis longtemps, le système aurait échoué contre la force des choses, s’il avait eu à lutter contre l’habitude et l’instinct de la propriété individuelle, contre les ambitions et les énergies qu’elle éveille dans le cœur de l’homme. Heureusement pour les législateurs des confins, ils trouvèrent chez les Slaves méridionaux, Croates ou Serbes, une constitution particulière de la famille et de la propriété qui favorisait singulièrement leurs desseins et dont ils profitèrent avec habileté. Les Valaques du Banat présentent le même phénomène; ils entrèrent donc avec la même facilité dans les cadres d’abord préparés pour les Slaves.

Ce qui caractérise ce régime, très semblable à celui qui subsiste et résiste encore, en dépit du code civil, dans quelques-unes de nos vallées pyrénéennes, c’est que la propriété foncière y est non pas individuelle, mais collective, qu’elle y est répartie entre des associations que l’on appelle zadrouga chez les Yougo-Slaves, communitas dans le latin, qui était jadis la langue officielle de la Hongrie, et Hauscommunion dans l’allemand administratif des confins. Voici, en négligeant quelques différences de détail qui tiennent à des usages locaux, ce qui existe en pays slave de temps immémorial.

Les enfans d’un même père ou d’un même aïeul restent réunis dans une même habitation et forment une sorte d’association fondée sur le lien de famille, une vraie société coopérative pour l’exploitation d’un fonds commun et indivis. Ce n’est pas, comme chez nous, à l’individu, c’est à la famille que se transmet le patrimoine. C’est ordinairement le plus âgé des hommes qui a la conduite des affaires communes et le droit de commander; mais il n’y a là rien d’absolu. Si les associés craignent que leurs intérêts ne soient compromis entre les mains de ce doyen d’âge, ils peuvent le déposer et lui donner comme successeur n’importe lequel d’entre eux, celui qui leur paraît présenter le plus de garanties d’ordre et de capacité. On a vu le fils, élu par le libre choix de ses co-associés, donner, en qualité de chef du groupe, des ordres à son père.

Celui que désigne ainsi son âge ou que l’élection a porté au premier rang est le gérant de la société; quand il sait écrire, il a la signature; en tout cas, il a l’autorité et la responsabilité. C’est lui qui ordonne et divise le travail, c’est lui qui conclut les marchés. Chacune des jeunes femmes de la famille a son jour de service pour les soins de la maison et la cuisine: c’est la femme du patriarche-gérant, ou une autre matrone choisie par lui, qui partage entre les sœurs, belles-sœurs et cousines les différentes fonctions domestiques et rurales. Des étrangers de l’un et de l’autre sexe peuvent, du consentement général, être agrégés au groupe; du moment que ce n’est point comme serviteurs salariés qu’ils entrent dans la maison, ils sont assimilés aux membres de la famille, ils ont mêmes droits et mêmes devoirs. A la fin de chaque campagne, le gérant, qui dans toutes les circonstances graves a dû prendre l’avis de ses associés, rend ses comptes; les bénéfices sont divisés, d’après le nombre des intéressés, en une certaine quantités de parts. Dans les confins, la loi attribue au patriarche et à sa femme, comme récompense de la peine qu’ils prennent, quatre de ces parts pour eux deux.

Il y a de ces groupes qui sont très nombreux. On m’en a cité un, au village de Téniers, près d’Esseg, en Slavonie, où l’on est tous les jours plus de quarante personnes à table. J’en ai visité un autre, à Vouka, dans ce même district, où l’on compte dix-neuf couples ou restes de couples; il y avait une dizaine de veufs et de veuves. Ces sociétés disposent parfois d’un capital assez considérable. Ainsi la zadrouga des Kopryar, à Vouka, possédait, d’après les renseignemens que j’ai recueillis sur les lieux, trois cents bœufs, mille moutons, vingt chevaux, deux cents hectares de terre, des constructions et des instrumens de culture en rapport avec l’étendue du domaine. Le tout représentait une valeur de près de 200,000 francs. Or il y avait dans le district, m’assurait-on, d’autres communautés encore plus riches.

Cette forme de la propriété, ce régime patriarcal, qui ont existé jadis dans toute l’Europe, peuvent avoir leurs avantages. M. Leplay, dans ses études sur les ouvriers européens, les a souvent signalés; mais ce régime présente aussi des inconvéniens et des dangers tels que partout il tend à disparaître, ou tout au moins à se modifier profondément. C’est là un des premiers effets de cette transformation sociale dont le signal a été donné par la révolution française. Si ce communisme patriarcal, qui date de la tribu, de la gens, du clan, comme on voudra l’appeler, est le régime le plus favorable au développement de l’aisance et de la moralité générale, le monde civilisé, depuis un demi-siècle, fait fausse route.

C’est qu’en effet cette indivision et la vie que l’on mène dans cette espace de phalanstère doivent amortir singulièrement l’ardeur et l’ambition, affaiblir le ressort, diminuer la personne; l’individu y tourne au rouage. On est toujours sûr d’avoir sa place au foyer commun, à la gamelle publique. On sait que les enfans trouveront toujours leur alvéole dans la ruche; on n’a donc pas besoin de se donner autant de peine que celui qui veut se bâtir une maison à lui, l’orner à son goût et épargner quelque chose pour ses enfans. Ce qui doit parfois aussi décourager du travail les plus intelligens et les plus laborieux, c’est que, dans la pratique de ces associations, il doit y avoir souvent violation de la justice distributive, et par suite révolte de la conscience. Le paresseux peut plonger aussi souvent que le travailleur sa cuillère dans la soupe sociale. Chacun n’est pas récompensé selon ses œuvres. De là sans doute des mécontentemens et des querelles qui amèneront des partages de plus en plus fréquens. Aussi les villages allemands, comme on en rencontre sur divers points de la Hongrie, de la Slavonie et de la Croatie, ont-ils déjà presque partout renoncé à ce régime. Les Slaves s’en tiennent encore plus souvent à l’ancien usage; mais chez eux aussi, soit en Serbie, soit dans les provinces méridionales de l’Autriche, les exemples sont déjà nombreux du partage demandé et obtenu.

L’émancipation des serfs, qui date de 1848, a dû singulièrement accélérer ce mouvement. Tant qu’a subsisté en Autriche le régime féodal, tant que la terre n’a point appartenu au paysan, celui-ci, simple tenancier, s’accommodait volontiers de la vieille communauté patriarcale, il n’en sentait que les avantages et les agrémens. Dès que l’accès de la propriété lui a été ouvert, il a commencé à la désirer, à la vouloir entière et complète, c’est-à-dire personnelle, individuelle. Il ne rencontrera dans les provinces civiles de l’Autriche, pas plus qu’en Serbie, aucune difficulté ni dans la loi ni dans la jurisprudence. Toutes les fois qu’un des membres de la communauté réclame sa part pour aller ailleurs fonder une autre famille ou chercher fortune, l’association est forcée de la lui remettre. Les tribunaux interviendraient au besoin pour assurer au demandeur le succès de sa requête. Comme la loi française, la loi autrichienne admet ce principe, « qu’à l’indivision nul n’est tenu. »

Les raisons qui partout ailleurs tendent à faire prévaloir la propriété individuelle sont justement celles qui ont décidé le législateur des confins à ne rien épargner pour y faire durer le communisme patriarcal. L’un de ces régimes dégage et développe l’individu, lui donne l’idée de nouveaux devoirs et un plus vif sentiment de son droit, le rend moins insoucieux du lendemain, moins avare de sa peine, mais en revanche plus économe de son argent et de son temps, plus patient dans le sacrifice et l’effort, mais aussi plus capable de résistance quand il voit son bonheur troublé et ses intérêts méconnus, quand il est ou qu’il se croit victime d’une injustice. Là où existe depuis longtemps ce régime, allez donc, sous prétexte d’exercices et de patrouilles, retenir les paysans, pendant près du tiers de l’année, hors de chez eux, et enlever à tout ménage la sécurité en gardant le droit d’arracher à leurs foyers, chaque fois que la guerre éclate, tous les hommes valides, presque tous les pères de famille ! La première fois que vous tenteriez une de ces levées, si une révolte n’éclatait pas, vous n’auriez que des réfractaires ou de mauvais soldats. L’autre constitution de la propriété a des effets tout contraires. L’activité individuelle y est moins sollicitée et moins éveillée; chacun en effet n’y a qu’une part très restreinte de responsabilité et peut y compter sur les autres; l’homme y est moins maître de sa personne et de sa vie, moins nécessaire aux siens; aussi y demeure-t-il plus indolent, plus apathique. C’est là ce qui fera de lui, aux mains de l’autorité militaire, une matière plus docile et plus molle. Habitué à recevoir dans la communauté sa tâche des mains du patriarche, il obéira de même, en homme qui se sent né pour toujours obéir, au sergent et au capitaine. Ainsi donc, si la propriété collective n’avait pas existé, les commandans des confins, avant d’établir leurs colonies, auraient dû l’inventer. Combien il leur était plus avantageux et plus commode de l’y trouver tout organisée, de bâtir leur édifice sur ces fondemens qui semblaient préparés tout exprès pour le recevoir !

Cet avantage, le législateur en a senti tout le prix, et pour mieux encore approprier à ses desseins le régime de la communauté et en assurer la durée, il a pris le parti de le consacrer et de le réglementer. La loi foncière de 1807 et celle de 1850, qui la suit pas à pas, contiennent tout un ensemble de dispositions qu’un économiste aurait plaisir à étudier en détail : il y là toute une série d’articles qui embrassent toute la matière, qui déterminent comment les communautés se forment, s’administrent et se dissolvent, d’après quels principes la propriété s’y répartit et s’y transmet, quelle situation y est faite aux personnes et aux biens, quels sont les droits et les devoirs de chacun des membres. La plupart de ces dispositions ont été empruntées aux usages du pays, tels qu’ils existent chez tous les Slaves méridionaux, et ne sont guère que la rédaction de la coutume, que la traduction des mœurs en un droit écrit. Seulement sur ces usages se sont adroitement greffées certaines prescriptions calculées pour mieux serrer la chaîne du soldat des frontières, pour établir un indissoluble lien entre le régime patriarcal et l’institution des confins.

Ainsi la loi ne reconnaît le droit d’être chef d’une communauté, patriarche-gérant, qu’à celui qui a passé l’âge du service actif, c’est-à-dire qui a une cinquantaine d’années. Un homme jeune, actif, intelligent, ne peut songer à bâtir une maison pour y installer sa femme, y élever ses enfans et y vieillir au milieu de la famille qu’il aura fondée, au centre du petit domaine qui sera son œuvre et son orgueil. Jusqu’à ce qu’il soit presque un vieillard, la loi le traite en mineur; elle le soumet à une double tutelle, celle du patriarche dans la maison, celle de l’autorité militaire, qui intervient dès qu’elle en est requise pour prêter main forte à l’autorité domestique. L’homme ou la femme ne peut travailler hors de la maison et du domaine commun sans le consentement du patriarche. Cependant, alors même que cette permission a été obtenue, une portion du gain ainsi réalisé doit être versée dans la caisse de famille. Si le travail fait au dehors l’a été sans le congé du chef de la maison, tout le gain revient à la caisse commune. L’associé qui se rend coupable pendant le cours de l’année et à plusieurs reprises de désobéissance ou de paresse peut, lors de la répartition des bénéfices, être privé de la part qui lui reviendrait.

De cette situation doivent naître souvent des froissemens et des querelles. Si le Gränzer veut quitter une communauté où la vie lui est devenue trop difficile, il peut, autorisé par le patriarche et le capitaine, entrer dans une autre; mais, s’il sort de sa famille sans permission et ne s’agrège point à une autre, il est appréhendé au corps comme vagabond et reconduit dans la maison à laquelle il appartient. S’il s’échappe une seconde fois, il est puni de la prison ou du fouet. S’il récidive, s’il ne veut se fixer nulle part, on lui inflige une sorte de servitude pénale, on l’emploie comme voiturier dans les transports qui s’exécutent pour le compte du régiment. En revanche, la loi garantit au soldat sa part dans les fruits récoltés et dans l’argent gagné par l’association, qu’il ait ou non pris part aux travaux. Si les besoins du service le retiennent six mois, un an ou plus longtemps encore, loin du foyer, sa femme et ses enfans sont nourris pendant son absence, et il doit de plus trouver disponible à son retour la portion qui lui revient dans les bénéfices de la communauté.

La loi ne se contente pas de contraindre le Gränzer à rester membre d’une association; cette condition même remplie, il ne lui est pas permis d’employer sa force et son intelligence comme il le juge convenable. Commerçant ou habile artisan, il ne pourrait être aisément remplacé, comme pour les travaux de la terre, par un autre homme de la famille. Il lui serait déjà bien difficile de fournir à l’état, sans risquer de négliger ses affaires, les cent jours et plus que celui-ci demande chaque année aux soldats, des frontières en temps de paix pour exercices et patrouilles. A plus forte raison, en cas de guerre, aurait-il l’âme déchirée d’abandonner un fructueux négoce où nul ne pourrait le suppléer. De cet homme qui partirait ainsi désespéré de la ruine qu’on lui inflige, jamais on ne ferait un soldat qui eût du cœur à la bataille. Ce sont là les réflexions qui ont inspiré au législateur les dispositions par lesquelles il règle l’emploi du temps et indique quelles occupations seront permises aux paysans de la frontière.

Les métiers qui ne sont qu’un simple travail auxiliaire dans une exploitation agricole, comme par exemple ceux de charpentier, de forgeron, de maréchal-ferrant, peuvent être exercés par le Gränzer, pourvu que les intérêts de la communauté n’en souffrent pas. Quant aux métiers que la loi qualifie de métiers de corporation, et qui sont, comme celui de tailleur, un moyen principal d’existence, ceux-là seuls peuvent s’y adonner qui, fils de soldats, sont impropres au service par suite de quelque infirmité. Cependant, comme l’exercice de certaines professions manuelles est indispensable dans toute contrée agricole et que l’on n’aurait pas toujours assez d’infirmes, des enfans bien conformés peuvent exceptionnellement être autorisés à apprendre ces métiers, à s’y vouer d’une manière exclusive; mais on aura soin de les choisir dans les familles nombreuses et pauvres, et ils devront s’engager à s’établir dans les confins.

Pour ce qui est du commerce, les Gränzer ont la faculté de vendre et d’acheter des bestiaux et des coupes de bois; mais ils doivent se munir à cet effet d’une licence spéciale et personnelle qui leur est délivrée non par le capitaine de la compagnie, mais par les autorités supérieures du régiment. Dans le voisinage des forteresses et aux endroits de passage les plus fréquentés, les habitans des confins peuvent échanger avec les sujets du sultan des produits bruts contre des marchandises confectionnées; mais ces relations se réduisent naturellement à fort peu de chose. A cela près, tout échange de produits bruts contre des marchandises ouvrées est strictement interdit. On veut éviter ainsi que le paysan ne se défasse trop aisément de son bétail et de ses récoltes; on veut que les ménages conservent l’habitude de tanner eux-mêmes le cuir et de filer la laine de leurs troupeaux, de tisser leur chanvre et leur lin. Il semble que les confins soient comme une île entourée par une mer infranchissable, et dont les habitans doivent à tout prix suffire eux-mêmes à tous leurs besoins. — Mais, dira-t-on, tout ce qui gêne et restreint ainsi les échanges appauvrit le pays. — Sans doute, et qui pourrait songer à le nier? Les Lycurgues de cette Sparte moderne, de cette Laconie autrichienne, n’ont pas voulu que leurs soldats laboureurs arrivassent jamais à l’aisance. Une population enrichie par le travail et l’épargne supporterait-elle, ne fût-ce qu’un an, toutes ces contraintes, le poids écrasant de tous ces règlemens?

Certains enfans se font remarquer dans les écoles, toutes placées sous la surveillance des officiers, que renferment les principaux villages. On s’imaginera peut-être qu’il leur sera permis en pareil cas de pousser plus loin leurs études et d’entrer dans quelque carrière libérale. Il n’en va point ainsi : chacune de ces vocations, réelle ou prétendue, diminuerait d’autant l’effectif de l’armée des confins ; ce serait un soldat de moins. Celui qui se sent plus fait pour les travaux de l’esprit que pour manier le soc de la charrue et le fusil ne trouve qu’une porte ouverte pour échapper au servage militaire : il est forcé d’entrer dans les ordres. Encore, pour pouvoir se faire prêtre en ne consultant que sa vocation et ses goûts, faut-il qu’il appartienne à la religion catholique. Pour les orthodoxes, l’accès des études théologiques n’est accordé qu’à un nombre de jeunes gens qui varie d’année en année ; on calcule le chiffre des paroisses et celui des vacances probables, et d’après ces données on accorde plus ou moins de dispenses.

On retrouve le même arbitraire et la même logique dans les articles principaux du droit successoral des confins. Voici comment y est réglé ce qui a rapport à la transmission des biens. La faculté de tester n’existe que pour ce qui est en dehors de la fortune patrimoniale, et, le négoce étant à peu près interdit aux gens des frontières, les biens d’excédant et les valeurs mobilières se réduisent en général à fort peu de chose. S’il échoit à un membre d’une de ces associations un immeuble quelconque, soit par héritage, soit par donation, il doit se confondre avec la fortune commune : on ne peut éviter cette confusion qu’en sortant de l’association ou en vendant l’immeuble dans l’espace de deux ans. Il en est de même s’il s’agit de bestiaux. L’argent et les ustensiles agricoles peuvent seuls rester propriété particulière. Tous les hommes de la maison, à quelque titre qu’ils y soient entrés, pourvu que ce ne soit point comme domestiques, ont un droit égal sur les immeubles qui appartiennent à la société. Si l’un d’entre eux vient à se détacher du groupe, sauf certains cas prévus par la loi où il doit recevoir sa part, il perd son droit, qui est acquis par le fait même aux autres hommes, et cette réversion a lieu jusqu’au dernier survivant. Si celui-ci disparaît à son tour, le droit passe de la même manière aux femmes ; mais alors l’une d’entre elles doit épouser un homme apte au service militaire. Si leur âge ne permet plus ou ne permet pas encore le mariage, elles font valoir ou un tuteur fait valoir pour elles, sous la surveillance de la compagnie, les biens communs, jusqu’à ce qu’un mariage soit possible. Si la dernière héritière vient à épouser un homme qui ne soit pas soumis à la loi des confins, elle est tenue de vendre ses immeubles à des Gränzer, et cela dans un délai de deux ans, sous peine de confiscation. Si enfin la communauté tout entière s’éteint, les terres et les bâtimens du bien patrimonial ou Stammgut reviennent aux parens mâles du dernier possesseur ; les femmes, quel que soit leur degré de parenté, ne peuvent concourir et succéder qu’aux biens excédans [Ueberland) et à ceux qui se trouveraient hors des confins.

En l’absence d’héritiers, les biens reviennent à l’état, et sont employés soit à mieux doter des communautés déjà existantes, soit à en fonder de nouvelles. En effet, sans parler de familles qui parfois, de l’Herzégovine et de la Bosnie, se réfugient dans les confins, il arrive souvent qu’une zadrouga devienne trop nombreuse pour que la vie commune soit facile. La loi lui permet alors de se diviser en deux ou plusieurs groupes, pourvu que chacun de ceux-ci possède, comme minimum, un demi-lot de terre patrimoniale et puisse fournir au moins un soldat. Il advient aussi que, dans l’intérêt de l’ordre et de la paix, ce soit le régiment qui prenne l’initiative et conseille la séparation. D’ordinaire il faut que cette mesure soit désirée par le plus grand nombre des intéressés et approuvée par les hommes âgés. Sous la surveillance de ceux-ci, on procède au partage de l’actif social. S’il s’élève des discussions, un officier intervient pour les trancher. Quand l’un des nouveaux groupes est trop pauvre, le régiment lui abandonne parfois des terres tombées en déshérence.

Avions-nous tort de dire, en commençant à analyser la constitution des confins, que la loi de 1850, quand elle avait prétendu accorder aux soldats des confins un droit « de pleine et entière propriété, » ne les avait investis que d’un titre dérisoire? — Quelle différence, je dirais presque quel abîme, entre la propriété telle que la comprennent et la pratiquent tous les peuples civilisés et ce droit de jouissance subordonné à tant de restrictions et de contraintes! Ici, quoi qu’on en dise, c’est plutôt l’homme qui appartient à cette terre, dont il ne lui est pas permis de se détacher, que la terre à l’homme.


III.

L’armée des confins, telle qu’elle existait avant 1848, se divisait en deux groupes que partageait le Danube, et que séparaient aussi la race et la langue. Sur la rive gauche du fleuve, dans la Transylvanie et le banat de Temesvar, on avait des Magyars et des Valaques; sur la rive droite, tout le long de la Save et de ses affluens, des Serbes et des Croates. Depuis que les zeklers se sont dissous, le groupe oriental ne comprend plus que les régimens du banat de Temesvar. Le groupe occidental forme quatre districts militaires désignés sous le nom de districts de Slavonie, de Warasdin, de Banal et de Karlstadt. Le commandement supérieur de ces quatre districts a souvent été confié au ban de Croatie, et c’est même à cette circonstance que doit son nom la circonscription dite banale. parce qu’elle est la plus voisine d’Agram, résidence ordinaire de ce grand-officier de la couronne. Ces différens groupes se partagent en cercles de régimens comprenant de 60,000 à 80,000 âmes, et ceux-ci en cercles de compagnies qui renferment chacun de 5,000 à 6,000 habitans.

Dans ce territoire, tout jeune homme qu’aucune infirmité ne rend impropre au service appartient dès l’âge de vingt ans à l’armée des frontières. à ne peut se soustraire à cette obligation ni par rachat ni par remplacement; nous avons indiqué plus haut quelles rares exceptions comportait cette règle. Aujourd’hui et depuis le siècle dernier, cette armée fait partie intégrante des forces militaires de l’empire; elle n’est plus chargée seulement de la surveillance des frontières méridionales, elle est également appelée à prendre part aux guerres en pays étranger.

En temps de paix, le soldat des confins n’est pas constamment sous les armes. On l’envoie de huit en huit jours aux exercices, aux différens postes établis dans les villes et villages, et à ce qu’on appelle le cordon. On désigne sous ce nom la série des corps de garde établis à une très courte distance l’un de l’autre le long de la frontière turque; de l’un à l’autre circulent nuit et jour des patrouilles qui jouent aujourd’hui surtout le rôle de rondes de douane. Du haut de la citadelle de Belgrade, on voit au loin blanchir dans la plaine ces petites casernes, toutes bâties sur le même plan et proprement entretenues. Les soldats se tiennent au premier étage, autant pour surveiller au loin la campagne que pour être à l’abri des inondations et des émanations paludéennes. Le Gränzer sert en moyenne de cent à cent vingt jours par an.

La communauté doit aux soldats qu’elle fournit, tant qu’ils ne sont pas occupés hors du cercle de la compagnie, la nourriture qu’ils emportent avec eux, ainsi que les uniformes de grande et de petite tenue. Elle est exempte de la taxe foncière en proportion des charges qui résultent pour elle de cette obligation. Si les dépenses qu’elle subit de ce chef sont supérieures à la totalité de l’impôt qui devrait peser sur elle, la famille reçoit, pour parfaire la différence, une indemnité en argent. Jusqu’en 1848, ces frais supplémentaires étaient supportés par les provinces voisines ; en compensation, la Croatie et la Slavonie civile ne payaient que la moitié de l’impôt foncier. Dès que le Gränzer est envoyé hors de la circonscription de sa compagnie, l’état lui paie une solde et pourvoit à son entretien.

Les confins possèdent quatorze régimens d’infanterie; chaque régiment se compose de quatre bataillons entre lesquels les hommes sont répartis d’après leur âge et leurs années de campagne. En temps de guerre, on mobilise et on fait marcher les deux premiers contingens, dont l’effectif total est d’environ 4,500 hommes, en y comprenant une réserve de 1,500 hommes qui reste en arrière pour être versée au fur et à mesure dans les cadres. Le troisième bataillon, qui représente la réserve proprement dite, est alors substitué aux deux premiers dans le service intérieur. Si celui-ci était également appelé hors du pays, il serait remplacé par le quatrième bataillon ; mais on n’en vient guère là. Les hommes de ces deux derniers contingens ne forment pas un corps régulièrement monté; ils ne reçoivent de l’état que le fusil et les cartouches.

Dans un moment de suprême effort, les confins pourraient donc mettre sur pied une armée de 100,000 hommes; mais c’est seulement à 60,000 que l’on évalue le nombre des Gränzer équipés et prêts à entrer en campagne. Si l’on prend pour le total de la population le chiffre de 1,082, 000 âmes que fournit le recensement de 1857, il y aurait donc dans les confins 1 soldat par 18 habitans. Au cas où la même proportion existerait dans les autres provinces de la monarchie, les 36 millions d’hommes que compte la monarchie autrichienne donneraient jusqu’à 2,160,000 soldats. Or l’empereur et roi, lorsque son armée était sur le pied de guerre, n’avait, avant la dernière loi militaire, que 550,000 hommes, et 380,000 en temps de paix. Sur ces effectifs, les confins, si on les traitait comme le reste de l’empire, n’auraient dû figurer que pour 15,000 hommes dans le premier cas et 10,856 dans le second.

Les défenseurs de l’institution ne peuvent méconnaître l’éloquence de ces chiffres; mais ils allèguent que la population des frontières paie moins de taxes. Une première réponse se présente tout d’abord à l’esprit : l’impôt du sang et celui qui ne frappe que la bourse n’ont point de commune mesure. Aucun dégrèvement ne saurait compenser les pertes et les souffrances morales que chaque campagne inflige à un peuple chez qui toute famille a un ou plusieurs hommes à la fois sous le drapeau. N’ayant rien à gagner pour attendre, l’homme des confins se marie très jeune; parmi ceux qui quittent le pays quand éclate la guerre, il en est bien peu qui n’y laissent femmes et enfans. Les troupes des confins coûtent moins au trésor; aussi est-ce souvent celles qui sont le plus exposées par les généraux et le plus maltraitées par l’ennemi. Les guerres d’Italie et de Hongrie auraient fait dans les confins, dit-on, 30,000 veuves et 60,000 orphelins.

Il y a plus : il est aisé de prouver que, malgré ces exemptions et ces privilèges, la population des confins supporte une énorme surcharge pécuniaire. Les quatre-vingts régimens de ligne de l’armée autrichienne forment en temps de paix un total de 128,900 hommes, qui coûtent 20,823,000 florins. La dépense qu’imposent au trésor les quatorze régimens de la frontière est de 2,464,000 florins pour 60,000 hommes. Ne comptons même que 40,000 Gränzer, l’état épargne par an, sur ce qu’il aurait à payer pour ce nombre de soldats de ligne, 3,980,000 florins. Cette somme équivaut aux frais de casernement et d’entretien dont il se débarrasse pour les faire supporter aux confins. À cette dépense, il faut encore ajouter la perte de travail utile que représente le temps employé par les hommes en exercices et patrouilles. Évaluons la journée de chaque Gränzer à 30 kreutzers ou 1 fr. 10 c, et comptons cent jours de service commandé par an, ce sera encore à la fin de l’année un déficit de 2,000,000 de florins; on peut les regarder comme perdus, puisque la population, avec le même nombre de bouches à nourrir, est obligée de se passer du surcroît de récoltes et autres produits qu’auraient donnés ces bras, s’ils n’avaient pas été enlevés à l’agriculture. Ajoutées l’une à l’autre, la somme épargnée sur l’entretien des troupes et celle qui représente le temps dérobé au travail donnent un total de près de 6 millions de florins qu’il faut inscrire au passif du peuple des confins. Le dégrèvement de l’impôt foncier qui leur est accordé ne les fait rentrer que dans une très faible partie de ces avances, et les impôts indirects, depuis 1850, y sont, à très peu de chose près, les mêmes que dans le reste de la monarchie. Les gens de la frontière sont soumis aujourd’hui, comme leurs voisins, au droit du timbre, aux monopoles du tabac et du sel, aux autres taxes de consommation.

Il n’est pas étonnant que l’on plie sous un pareil fardeau : aussi l’accroissement de la population est-il loin de suivre ici la progression ordinaire. On a même constaté que de 1847 à 1859 il y avait eu, sur l’ensemble des confins, une diminution de 24,750 âmes. Ce chiffre est d’ailleurs loin de représenter l’appauvrissement réel. Des calculs établis d’après les recensemens opérés dans les provinces voisines ont démontré que la population des confins pendant cette période aurait dû, si elle avait été placée dans des conditions normales, s’augmenter d’environ 10,000 âmes par année. Ce serait donc, en une douzaine d’années, près de 150,000 hommes qu’aurait coûtés à l’Autriche le régime qu’elle impose aux habitans des confins.


IV.

Le territoire militaire forme une étroite bande de terrain qui, en 1848, avant la dissolution du corps des zeklers ou régimens de la frontière transylvanienne, avait une longueur de 1,681 kilomètres sur une largeur moyenne de 29 environ. La ligne de démarcation qui le sépare des provinces voisines est toute factice. Les caractères naturels et les aspects pittoresques en sont donc, dans la partie occidentale, ceux de la Dalmatie, de l’Istrie et de la Carniole; au centre, ils se confondent avec ceux de la Croatie et de la Slavonie, et sur la rive gauche du Danube la frontière militaire ne diffère pas du reste de la plaine hongroise. Nous en dirons autant pour les usages, la religion, les langues des confins. Le fond des mœurs et des coutumes y est le même, on y professe les mêmes croyances, on y parle les mêmes idiomes que dans les provinces limitrophes; seulement la dissolution y est plus grande, les esprits y sont plus superstitieux, parce que l’ignorance y est plus générale. Les langues nationales, telles que le croate et le serbe à l’ouest, le valaque à l’est, ne s’y relèvent point, comme à Agram, Neusatz, Temesvar, par la culture littéraire, et y demeurent à l’état de dialecte populaire ; mais la plupart des hommes y entendent et y parlent même tant bien que mal, plutôt mal que bien, l’allemand, qui, d’un bout à l’autre de la frontière, est la langue de l’administration et du commandement. Ce que nous voudrions marquer ici, ce sont seulement les nuances qui séparent la population des confins de ses congénères, et qui tiennent, non pas aux conditions générales de la race et du milieu, mais aux conditions particulières que leur a faites un régime exceptionnel. C’est là le seul moyen d’apprécier le système à sa juste valeur, de juger l’arbre à ses fruits.

Ce qui frappe tout d’abord le voyageur quand il franchit la limite des confins, c’est que les routes y sont beaucoup meilleures que dans les provinces civiles contiguës. Ainsi, au mois de septembre 1869, je traversai la Slavonie, de Voukovar à Brod, pour aller faire une visite à l’évêque Strossmayer, le chef éloquent du parti national, dans sa résidence épiscopale de Diakovo. Tant que nous fûmes en territoire civil, malgré nos quatre vigoureux chevaux, nous avancions bien lentement. Là, comme en Turquie, il n’y a aucun empierrement; ce sont les voitures qui tracent le chemin à travers les friches, et quand les ornières sont trop profondes, on passe à côté. Dans les confins au contraire, la route ressemble à une de nos routes françaises; sur les côtés sont disposés, pour réparer les avaries, des tas de cailloux de la Save. On ne peut d’ailleurs conclure du bon entretien des chemins à l’aisance et à la prospérité du pays que là où le peuple est maître de son travail et de ses deniers. Ici, tout ce que l’on en peut induire, c’est que la corvée existe, et que l’autorité comprend l’utilité de bonnes routes stratégiques.

Quant aux villages, bâtis avec une régularité toute militaire, ils se ressemblent tous. Pas de rues venant déboucher sur la route, pas de hameaux épars dans les arbres et les vergers. Toutes les maisons, presque, pareilles et séparées par une égale distance, sont plantées sur le bord du grand chemin, comme autant de soldats en faction. A côté de la maison d’habitation, au milieu de la cour, se trouvent de pittoresques constructions de bois, le toit à porcs, les greniers à foin et à blé, dont le plancher, pour n’être point atteint par l’humidité, est élevé au-dessus du sol de près d’un mètre. Derrière la maison s’étendent un jardin et un verger. Quelques maisons, plus soignées que les autres, plus spacieuses et de meilleur air, attirent le regard. Ce sont en général les demeures des officiers; on m’en indique pourtant quelques-unes comme appartenant à des paysans un peu plus aisés que leurs camarades. La couche de chaux, souvent renouvelée par ordre, qui est appliquée sur les façades, donne à l’ensemble des habitations un aspect assez gai; mais, si on pénètre dans l’intérieur, on s’aperçoit bien vite que le paysan est misérable. Il y a peu de meubles, peu d’ustensiles de ménage, une médiocre propreté. Beaucoup de maisons ne se composent que d’une seule pièce, où vivent et couchent tous les membres d’une nombreuse famille. Il en résulte, en cas d’épidémie, une mortalité effrayante.

Parmi les bâtimens qui attirent l’attention dans tout village des confins se trouve le grenier public, édifice à plusieurs étages. Lorsque l’année est bonne, chaque paysan doit y déposer une part déterminée de sa récolte. Avec ce fonds, le dépôt fait aux nécessiteux dans les mauvaises années des avances de blé que ceux-ci remboursent après la moisson suivante. Le soldat des frontières n’est donc pas tenu, comme les autres hommes, d’apprendre à la dure école de l’expérience l’utilité de la prévoyance et de l’épargne; l’autorité se charge de prévoir et d’épargner pour lui.

On remarque aussi un corps de garde devant lequel flânent ou dorment, à côté de leurs fusils pendus au mur, cinq ou six Gränzer. En été, ils n’ont pas d’autre vêtement que leur pantalon et leur chemise de grosse toile blanche, et parfois une sorte de jaquette brune à brandebourgs rouges, qu’ils portent aussi pour les travaux des champs. En hiver, on les voit enveloppés dans leurs grands manteaux de drap rouge à capuchon, que relève par derrière la crosse du fusil jeté sur l’épaule. Quant à l’uniforme, un pantalon bleu serré au mollet et une veste de laine noire ou blanche, il ne sert que les jours de revue et à la guerre. Sur quoi veillent ces sentinelles? C’est ce que je ne suis pas arrivé à comprendre. Aucun ennemi ne menace le pays, et ces villages ne sont pas exposés à plus de désordres que ceux des provinces voisines, où l’on se passe de tout ce déploiement de force armée. C’est donc encore là une de ces exigences inutiles, fâcheuses conséquences du régime militaire ; ce sont des bras enlevés chaque jour sans nécessité au travail des champs, des habitudes de paresse et d’ivrognerie contractées dans l’oisiveté forcée du corps de garde. Le cabaret n’est jamais loin du poste, et, pour passer le temps, on y boit à pleins verres l’eau-de-vie de prunes, le slibovitz, cher à tous les gosiers slaves.

Pour tous ceux qui ont vécu quelque temps au milieu des Gränzer, ce qui les caractérise surtout, c’est leur indolente apathie, c’est une certaine paresse insouciante et bornée. Pour qui s’épuiseraient-ils à travailler ? Avec le régime de la communauté, leurs femmes et leurs enfans sont à peu près à l’abri du besoin. Quant à eux, demain peut-être on les arrachera à leurs vergers et à leurs champs pour les envoyer mourir en Italie ou sur quelque autre frontière : ne serait-ce pas folie de s’imposer des privations et de la fatigue en vue d’un avenir sur lequel on n’a pas le droit de compter ? D’ailleurs leur bien, qu’ils ne peuvent ni mettre en valeur comme ils l’entendent, ni vendre et léguer à qui il leur convient, leur appartient-il assez pour qu’il y ait plaisir et profit à l’améliorer ? Aussi ont-ils ces maximes, qui les peignent au naturel : « va tard au champ, et reviens de bonne heure, pour éviter la rosée ; — si Dieu ne m’aide pas, à quoi sert le travail ? » Habitués à ne compter, comme ils disent, que « sur Dieu et l’empereur, » ils se refusent à comprendre les avantages qu’ils tireraient de telle ou telle invention moderne, de meilleurs outils et de méthodes de culture plus savantes. « Ainsi je l’ai trouvé, ainsi je le laisserai, » répètent-ils volontiers en parlant du domaine patrimonial. Au surplus, celui qui prendrait quelque initiative aurait sans doute bientôt à compter avec les méfiances et les susceptibilités de l’autorité militaire. Allez donc tenter quelque innovation dans un pays où vous ne pouvez planter une vigne ou changer une terre à blé en luzerne sans une série de rapports et sans la permission de l’état-major du régiment !

La seule chose qui aurait pu, malgré toutes ces entraves, éveiller ces esprits et leur donner quelque désir du progrès, c’est l’instruction. Or l’ignorance est profonde dans les confins ; les écoles régimentaires y sont fort insuffisantes et comme nombre et comme tenue ; dans certains districts, surtout dans la Croatie méridionale, la population a très peu de densité ; les villages sont assez éloignés les uns des autres pour que les enfans qui n’habitent point le bourg où est l’école ne puissent aisément s’y rendre en toute saison. Comment d’ailleurs l’autorité ferait-elle beaucoup pour l’enseignement ? Elle sent bien que, plus instruits, les hommes des confins se résigneraient moins aisément à leur dure condition. Si elle était logique, l’instituteur serait banni de tout ce territoire.

Sur les bords du Danube et de la Save, là où le confin borde le fleuve, que remontent et descendent paquebots, voyageurs et marchandises, les gens des frontières, en dépit de toutes les entraves qui les lient, ont des rapports quotidiens avec les habitans des provinces voisines et même avec des étrangers. Ce contact leur ouvre peu à peu l’esprit, et leur suggère quelques idées nouvelles; mais c’est surtout dans la Croatie méridionale, dans les districts dits Banal et de Karlstadt, que sont sensibles et marqués les traits qui caractérisent la physionomie du Gränzer. Là commence, au sud-est de Karlstadt, ce que l’on appelle la frontière sèche; ce n’est plus un cours d’eau, comme le Danube ou la Save, c’est une ligne toute conventionnelle qui fait la limite de l’Autriche et de la Turquie. Les surprises et les coups de main n’ont cessé que très tard sur cette frontière, plus difficile à définir et à garder; on s’y disputait encore au commencement de ce siècle certains forts, certaines places, comme Zettin, que les Turcs assaillirent en 1809 et 1813. Aussi le territoire des confins a-t-il là non plus seulement de 15 à 20 kilomètres, mais de 5 à 6 myriamètres de largeur : la population soumise au régime militaire y forme donc une masse plus homogène et plus compacte. Les actes de brigandage à main armée et les assassinats, qui étaient très communs dans toute cette contrée, commencent à y devenir plus rares; mais le vol est encore le délit que l’on a le plus souvent à punir. Les ancêtres des Gränzer vivaient surtout de butin, et de pareilles habitudes ne s’effacent pas en un jour. Voici un moyen que l’on a souvent employé avec quelque succès pour débarrasser un canton d’une famille dont tous les membres tenaient plus ou moins du bandit. Déjà quelques-uns avaient été punis de mort, d’autres avaient été mis en prison ou bâtonnés; de nouveaux crimes revenaient bientôt effrayer le pays. Pour bien faire, il eût fallu fusiller tous les hommes de la maison, car ceux que l’on avait épargnés ne valaient pas mieux que les autres; mais c’eût été sacrifier bien des soldats. L’autorité se contentait donc de transporter la famille tout entière sur un autre point de la frontière, où on lui assignait une maison et des terres. Là, pensait-on, dépaysée, inconnue, il lui serait plus facile de changer d’habitudes; elle serait éloignée de ceux qui avaient pu lui servir de complices, et son passé ne pèserait plus sur elle; sans y songer, elle subirait l’influence d’un nouveau et meilleur milieu.

L’ignorance, la superstition, la grossièreté, on pourrait presque dire la sauvagerie qui ont ainsi persisté, surtout chez ces régimens groupés le long de la frontière sèche, voilà ce qui a valu aux Croates en Italie, en Hongrie, dans toute l’Europe, cette réputation qui désole les habitans d’Agram et de toute la Croatie civile. On s’explique que ces troupes des frontières, composées d’élémens plus étrangers à toute civilisation et à toute réflexion que ceux qui entraient dans l’armée de ligne, aient laissé partout un sinistre souvenir. Voici ce que racontait lui-même un officier de l’armée des confins à M. Valério, artiste français qui a parcouru toute cette contrée et qui en a rapporté une belle collection de types et de costumes. En 1848, plusieurs de ces régimens croates de la frontière furent employés à combattre, dans les rues mêmes de Vienne, l’insurrection qui fut un moment maîtresse de la capitale. Les Gränzer se précipitaient sur les barricades défendues par les étudians, et, quand ils les avaient prises, ils coupaient la tête aux malheureux qu’ils avaient tués ou blessés, puis, comme ils faisaient autrefois pour les Turcs, ils venaient jeter aux pieds de leurs chefs ces sanglans trophées. C’était l’antique barbarie reparaissant tout d’un coup au milieu de luttes politiques provoquées par de généreuses passions et par les idées modernes.

Cette apathique ignorance, ce penchant au vol et à l’ivrognerie, cette brutalité qui caractérisent les hommes de la frontière, c’est là, nous l’avons vu, une naturelle conséquence de la condition qui leur est faite. C’est par les mêmes causes que s’explique le mauvais renom des femmes des confins. Il faut que le mal soit bien grand pour qu’il ait frappé les yeux dans ces provinces méridionales de l’Autriche et de la Hongrie, où les mœurs sont si faciles, où l’on est si indulgent pour soi-même et pour les autres. Les femmes, tout le long de la Save et de la frontière sèche, sont grandes, bien découplées, souvent jolies, parfois d’une rare beauté, et portent un costume pittoresque qui rappelle celui des filles serbes et bosniaques; mais elles passent pour respecter fort peu le lien conjugal. Tout les prépare dès l’adolescence à se livrer au désordre. Elles prennent leurs premières leçons dans la grande chambre où, pendant l’hiver, chez les plus pauvres, tout le monde, enfans, jeunes filles et jeunes garçons, couples d’époux, vieux parens, dort ensemble. N’y a-t-il pas là de quoi singulièrement instruire la jeunesse et émousser la pudeur? Ce qui est plus grave encore, c’est que les pères, les maris, les frères, même en temps de paix, sont souvent absens; s’il faut faire campagne, ils partent pour de longs mois, et souvent ne reviennent pas au pays. Surtout quand il y a eu de grandes guerres, le nombre des femmes est, dans tout le territoire militaire, bien supérieur à celui des hommes, et beaucoup d’entre elles n’ont plus de soutien et de protecteur naturel : c’est au milieu d’une telle population que sont lâchés, comme des enfans dans un verger, des centaines d’officiers dont la plupart, jeunes et célibataires, s’ennuient dans ce pays perdu et sont avides d’y trouver des distractions. Leurs fonctions les conduisent à se mêler de tout et à intervenir dans tous les débats de famille; elles leur ouvrent ainsi la porte de toutes les maisons. Le pouvoir à peu près illimité dont ils disposent fait que l’on redoute leur colère, et que l’on tient à s’assurer leur bienveillance. Est-il donc étonnant que les filles et les femmes, quand ces sultans au petit pied leur font l’honneur de les distinguer, ne songent guère à résister? Il naît de ces liaisons beaucoup d’enfans naturels et adultérins, et le nombre en serait encore plus grand, si les femmes, moins par peur de la honte que pour s’épargner une charge, ne recouraient souvent à l’avortement et à l’infanticide. Comme me le disait l’évêque Strossmayer, adversaire déclaré de l’institution des confins, les prêtres, par la confession, sont mis dans le secret de bien des crimes qui échappent à la justice : celle-ci d’ailleurs, pour ne point faire de découvertes gênantes, est intéressée à ne pas avoir la vue trop perçante.

Voilà donc quels semblent être les effets nécessaires du régime que nous venons d’étudier : dans tout le territoire auquel il s’applique, la culture est moins avancée, la misère plus grande, le caractère plus grossier et plus farouche, l’immoralité plus générale et plus scandaleuse que dans les provinces voisines habitées par le même peuple. En dépit de toutes les assurances d’optimistes qui ont de bonnes raisons pour défendre des abus dont ils profitent, les Gränzer commencent à s’apercevoir de cette différence et à s’en indigner ; ils commencent à sentir qu’ils sont les enfans déshérités, les parias de l’empire. Sans doute, presque tous illettrés, ils ne lisent pas les livres et les journaux où se discute la question des confins; mais ils causent avec les habitans des provinces limitrophes, ils comparent leur sort à celui de leurs frères, qui sont citoyens et soumis seulement à la loi civile ; ils réfléchissent et s’irritent secrètement. Le travail se fera lentement dans ces cerveaux obscurs, dans ces têtes habituées à se courber sous la verge; mais un jour, si on ne les délivre, ces esclaves se soulèveront, et d’un effort briseront tous leurs liens.

Le gouvernement autrichien paraît l’avoir compris : cédant à l’opinion et aux instances de la diète croate et du parlement hongrois, il va faire cesser cet anachronisme. La diète croate en 1848 avait élaboré un projet de réforme pour les confins. Tout en améliorant sensiblement la condition des Granzer, elle laissait subsister les traits essentiels du régime et l’armée des frontières; mais depuis vingt ans l’Autriche a fait bien du chemin : on ne saurait plus s’y contenter de ce qui eût été alors un réel bienfait. à y a aujourd’hui des deux côtés de la Leitha une vie publique trop intense et trop libre pour qu’un million d’hommes puisse rester ainsi dans une sorte de servage, en dehors du mouvement, du progrès et de la liberté. Le temps des demi-mesures est passé. Pour satisfaire l’opinion, la dissolution des deux régimens de Warasdin doit être suivie à bref délai de celle des autres corps de la frontière : dans quelques années, il ne doit plus y avoir d’armée ni de législation des confins.


GEORGE PERROT.

  1. Le livre qui nous a surtout servi de guide; a pour titre Die Militärgränze und die Verfassung, eine Sliidie über den Ursprung und das Wesen der Militärgränz Institution und die Stellung derselben zur Landesverfassung. Il a été publié en 1861 à Vienne par M. Utiésenovic, un Slave du sud qui avait longtemps vécu dans les confins et dans les provinces voisines et y avait été employé dans l’administration. Écrit dans un allemand prétentieux et déclamatoire qui trahit l’origine slave de l’auteur, le livre n’en est pas moins, à regarder le fond des idées, plein de modération, de bon sens et d’esprit pratique.
  2. En 1782 et 1783, un des officiers les plus capables de l’armée autrichienne, le colonel de Geneyne, parcourut toute la frontière pour étudier l’effet des systèmes essayés jusqu’alors; le rapport qu’il adressa à l’empereur à la suite de cette longue inspection peut se résumer dans l’aveu qu’il fait qu’aucun système n’est appliqué avec quelque suite, qu’il n’y a d’autre règle dans les confins que la volonté des chefs militaires.