L’Autriche-Hongrie en Bosnie-Herzégovine - Nationalités, religions, gouvernement
On a beaucoup parlé de l’Autriche-Hongrie, chez nous, en ces dernières années, et, dans les discussions ou les écrits sur l’empire des Habsbourg, on n’a pas toujours fait preuve du tact et de la réserve qui conviennent à l’étude d’un grand État européen. Voyageurs et journalistes se sont mis à disserter sur la prochaine désagrégation de la monarchie autrichienne, comme si cette hypothèse était de celles qui s’imposent naturellement à l’esprit, ou comme si le grand empire danubien était une création artificielle et éphémère, un État viager dont l’existence fût liée à la vie de son chef. À en croire les inquiétudes de jeunes publicistes, il semblerait que l’empereur François-Joseph, dont la verte vieillesse peut heureusement se promettre encore de longues années, dût être le dernier souverain de la maison de Habsbourg. Sous la double action de la poussée du dehors et du travail interne des rivalités nationales, l’assemblage bigarré qu’on a appelé la mosaïque autrichienne serait-il à la veille de s’écailler et de s’en aller en morceaux, au profit de l’ambition d’États plus jeunes et plus homogènes ? Pour être plus répandues ou plus bruyantes qu’autrefois, de pareilles appréhensions ne sont pas nouvelles dans l’histoire. Déjà, plus d’une fois au cours des derniers siècles, l’existence de l’Autriche a été mise en question par les convoitises de ses ennemis ou par la turbulence de ses peuples. Et toujours la vieille monarchie, en apparence hétérogène, a survécu aux insurrections nationales ou à la défaite de ses armées, comme si elle possédait en elle-même, aussi bien que dans les rivalités de ses voisins, une force occulte, un mystérieux principe de vie et de cohésion qui la fait vivre et durer. Cette raison d’être qui, pour la paix et pour l’équilibre de l’Europe, a jusqu’ici maintenu la monarchie des Habsbourg, à travers toutes les guerres et toutes les révolutions, nous ne voulons pas aujourd’hui chercher en quoi elle consiste, ni si elle conserve encore toute sa force. Il nous suffira de remarquer qu’au début du XXe siècle, comme aux siècles précédens, l’Autriche possède encore les trois choses qui ont le plus contribué à la tenir debout, une dynastie, une armée, une administration. Si elle est formée de nationalités différentes et comme de fragmens de peuples divers, ces nationalités rivales demeurent si bien enchevêtrées les unes dans les autres qu’il est malaisé de les séparer, et que, en dedans ou en dehors de leur vieux cadre historique, force leur sera, le plus souvent, de continuer à vivre ensemble.
Une chose apparaît à tous et explique les inquiétudes, heureusement outrées, suscitées, chez nous, par l’avenir de l’Autriche Hongrie : c’est que la dissolution ou le partage de la monarchie autrichienne serait, pour l’Europe, et pour la France en particulier, un événement plus grave que toutes les révolutions territoriales du XIXe siècle. La gravité même de l’événement le rend moins vraisemblable, d’autant qu’il ne renverserait pas seulement le précaire équilibre de l’Europe, mais aussi l’équilibre intérieur du jeune empire qui, de loin, semblerait en devoir tirer le plus de profit[1].
Si grandes que paraissent les difficultés intérieures de la politique autrichienne, si ardentes et si imprudentes en leur inconciliable exclusivisme que soient les compétitions des différens peuples de la monarchie, les liens matériels qui les unissent sont trop solides, l’ascendant moral de la dynastie est encore trop puissant pour que la dislocation s’opère par le dedans ; et ce qui semble ne pouvoir se faire, au moins à brève échéance, par le jeu spontané des forces nationales, le système des alliances de l’Europe ne permet guère que cela s’accomplisse par les violences du dehors, par la guerre, et la conquête. Si donc il est bon, pour les États européens, pour la France notamdmen1, qui depuis 1859 et 1866 n’a rien à redouter de Vienne ou de Pest, de tenir les yeux ouverts sur la prochaine succession d’Autriche, il ne convient pas de s’en exagérer les difficultés ou les périls.
D’avides héritiers éventuels ont beau discuter du partage de sa succession, l’Autriche-Hongrie, en dépit de ses embarras séculaires, n’a rien d’un moribond sur le point de rendre le dernier souffle. Elle vit et elle prospère, malgré tout ; elle croît en forces et en richesses, aussi bien qu’en population. Si elle n’a pas eu la prodigieuse expansion industrielle et commerciale du nouvel Empire allemand, l’Autriche, elle aussi, a fait, depuis un tiers de siècle, sur le terrain économique, de grands et incontestables progrès. Non contente de développer à la fois ses ressources intérieures et son commerce extérieur, elle a su étendre au dehors sa sphère d’action politique, grâce aux avantages territoriaux qu’elle s’est procurés au traité de Berlin. Elle est liée aux deux plus remuans de ses voisins, par un traité d’alliance dont le renouvellement ne semble plus nécessaire à sa sécurité, et elle a conclu, en 1897, avec la Russie, occupée surtout de l’Extrême-Orient, une convention pour le maintien de la paix dans les Balkans. Aux riches provinces qu’elle a perdues, en 1859 et 1866, dans cette Italie où la nature, l’histoire et le sentiment national répugnaient également à sa domination, elle a substitué, par l’occupation de la Bosnie-Herzégovine, des pays plus proches du double centre de sa puissance, dont la nationalité, moins tranchée ou moins compacte, semble par là même peut-être moins réfractaire à sa suprématie. Écartée à la fois de l’Allemagne et de l’Italie, qu’elle avait si longtemps couvertes de l’ombre de ses ailes, la symbolique aigle aux deux têtes des Habsbourg s’est résignée à se rejeter vers l’Orient. L’Autriche est redevenue plus que jamais une des grandes puissances de l’Orient, d’autant que sa colossale rivale, la Russie, regarde moins aujourd’hui vers le Danube ou vers le Bosphore que vers l’Amour et les mers de Chine. Du côté de Vienne se tournent, avec inquiétude ou avec espérance, les petits États affranchis ou les populations encore asservies de l’Adriatique et de la mer Égée. Appelée par quelques-uns, redoutée du plus grand nombre, l’Autriche-Hongrie pèse, d’un grand poids, sur la péninsule balkanique. À l’heure où, monarchies et républiques, les grands États des deux mondes cèdent aux séductions de l’impérialisme, on ne saurait s’étonner que, si conservatrice et prudente qu’elle soit, la vieille monarchie ait, elle aussi, ses rêves de politique impériale. L’impuissance et le désarroi croissant du gouvernement turc, les -incertitudes et les inconséquences de la diplomatie européenne, ne sont pas pour le lui interdire. Si l’Europe reste toujours oublieuse des engagemens pris au Congrès de Berlin, si les réformes promises à la Macédoine et aux provinces chrétiennes laissées à la Turquie demeurent longtemps lettre morte, le jour pourra venir où l’Autriche-Hongrie reprendra sa marche vers les flots bleus des mers du Sud et mettra les Bulgares, les Serbes et les Grecs d’accord, en les évinçant également de la vallée du Vardar, pour y apporter la paix autrichienne. Aux puissances qui redoutent l’ambition des Habsbourg de la prévenir en dotant la Macédoine et l’Albanie d’institutions autonomes, qui leur puissent assurer la sécurité.
La Bosnie et l’Herzégovine, véritables marches du Balkan, sont, aux mains de l’Autriche, comme un champ d’expériences administratives, en même temps qu’une base d’opérations militaires. Placées à l’un des carrefours de la politique européenne et comme à l’entre-croisement des ambitions rivales, ces deux provinces, à la fois orientales et alpestres, ont, pour le Balkan et pour l’Europe une importance fort supérieure à leur étendue et à leur valeur économique. En outre, l’organisation et la mise en valeur de cette sorte de protectorat ou de colonie continentale nous offrent, à nous Français, d’utiles rapprochemens avec la Tunisie ou l’Algérie. Autant de titres qui méritent à la Bosnie-Herzégovine l’intérêt des politiques et des « coloniaux. » Cela suffirait pour attirer l’attention sur une ample monographie de ces pittoresques contrées, entreprise, sous l’impulsion d’un homme d’initiative, par un groupe d’écrivains et de savans français. Nous possédons, ainsi, en notre langue, sur une des régions les plus curieuses de l’Orient, un ouvrage complet et impartial, que j’aurais moins d’embarras à louer, si je n’en avais moi-même rédigé quelques chapitres[2].
En Bosnie-Herzégovine, l’Autriche rencontrait un double avantage. Les provinces occupées par elle étaient en quelque sorte enclavées entre la Dalmatie au Sud-Ouest et la Croatie-Slavonie au Nord. En outre, comme la Dalmatie et comme la Croatie, la Bosnie et l’Herzégovine sont habitées par une population slave, étroitement apparentée à celle des pays austro-hongrois voisins. Si l’on excepte quelques milliers de tziganes et de juifs « spanioles, » les habitans des provinces occupées sont tous « iougo-slaves, » c’est-à-dire Slaves du Sud ; tous se rattachent, par la langue comme par l’histoire, au groupe serbocroate. Mais si, pour l’ethnologue, la Bosnie-Herzégovine est un pays homogène, on n’en pourrait dire autant du point de vue politique ou national. Il n’y a qu’à parcourir les vallées bosniaques pour reconnaître, à la variété même des costumes et des coutumes, que de diversités et d’antagonismes recouvrent cette homogénéité ethnique et cette unité de langue[3].
En Bosnie, comme dans presque tout l’Orient, ce qui réunit les hommes en groupes consciens et solidaires, ce n’est ni l’obscure communauté de race, ni l’identité de langue, ni l’habitude séculaire de vivre ensemble sous la même souveraineté, mais la similitude des croyances et des rites, mais la communauté de religion. Et ce n’est pas là, comme nous serions tentés de le croire, ignorance ou fanatisme, c’est un legs de l’histoire, d’une histoire de quatre ou cinq siècles, qui, sous la domination turque, a substitué la religion à la nationalité ou les a identifiées l’une à l’autre. L’Église a été la seule patrie des raïas opprimés, de même que l’Islam est devenu la seule et vraie patrie de leurs maîtres musulmans, alors même que, ainsi qu’en Bosnie, ils sont, eux aussi, de souche slave.
Les Bosniaques, à la différence de leurs congénères, les Croates et les Serbes, ont ainsi été partagés par la religion en trois groupes, numériquement inégaux, qui vivent côte à côte, sans se confondre, quoique mêlés les uns aux autres, et qui, tout en parlant la même langue et en se rattachant historiquement à la même nationalité, forment comme trois peuples rivaux et souvent encore hostiles. Longtemps avant la conquête musulmane, les tribus iougo-slaves de l’ancienne Illyrie avaient été coupées en deux par le Christianisme, les unes, les serbes, ayant reçu la foi chrétienne, avec le rite grec, de Byzance, tandis que les autres, les croates, adoptaient la foi romaine et le rite latin. Avec l’eau du baptême, Serbes et Croates puisèrent à des sources différentes les premiers élémens de la culture et de la civilisation. C’est ainsi que, aujourd’hui encore, ces deux peuples frères sont séparés par le calendrier et par l’alphabet. S’ils parlent la même langue, à peine nuancée de dialectes, ils ne l’écrivent pas de même, les uns ayant pris de Rome l’alphabet latin, les autres ayant gardé, comme les Russes et les Bulgares, l’alphabet dit cyrillique. Et la différence des calendriers et des alphabets est plus qu’un symbole ; elle est comme un drapeau ; elle est le signe extérieur de la diversité persistante des institutions, des coutumes, des lois. Croates et Serbes se tournaient en quelque sorte le dos, les uns regardant vers l’Occident, les autres vers l’Orient’ ; leur civilisation nationale se colorait diversement, selon qu’elle reflétait la culture de Byzance, des Grecs et des Bulgares, ou bien celle de Rome, des Allemands ou des Hongrois.
Ainsi s’explique comment, jusque dans les pays tels que la Bosnie-Herzégovine où Serbes et Croates sont juxtaposés, ils continuent, sous la même domination politique, à se considérer comme deux peuples distincts. Ils ressemblent à deux frères jumeaux, séparés dès leur bas âge, et élevés par des maîtres ennemis, à deux écoles différentes.
L’occupation de la Bosnie-Herzégovine, qui, au premier abord, semblerait devoir leur rendre ou leur donner, au moins dans les pays administrés par l’Autriche, la conscience d’une nationalité commune, a peut-être plutôt aigri encore les rapports des Serbes et des Croates, chacun d’eux espérant faire triompher son influence dans les provinces occupées. Aux yeux des Serbes, en effet, la Bosnie, où les chrétiens orthodoxes, les « pravoslaves, » sont deux fois plus nombreux que les catholiques du rite latin, est une terre essentiellement serbe, que le traité de Berlin a, indûment et temporairement, enlevée aux légitimes espérances du jeune royaume de Belgrade, mais qui, tôt ou tard, doit être comprise dans la Grande Serbie de l’avenir. Aux yeux des Croates, au contraire, si les catholiques sont en minorité dans la Bosnie (ils l’emportent, aujourd’hui, sur les orthodoxes en Herzégovine), leur nombre y augmente peu à peu par l’infiltration des Croates et des Dalmates, venus des pays voisins, si bien qu’avec le concours de leur clergé, et, au besoin, avec l’alliance des musulmans indigènes, ils ne désespèrent point de faire entrer un jour la Bosnie, comme l’Herzégovine, dans la Grande Croatie de leurs rêves. Ils font remarquer que cette Grande Croatie, à laquelle ils annexeraient également la Dalmatie, en majorité catholique, pourrait se constituer sous le sceptre même des Habsbourg, sans aucune mutilation de l’Empire. C’est ainsi que la Bosnie, disputée entre les ambitions nationales de Belgrade et de Zagreb (Agram), menace d’être une cause de division de plus entre les deux rameaux du tronc serbo-croate.
Le gouvernement autrichien ne se montre, il faut le dire, guère plus favorable aux prétentions des uns qu’à celles des autres. Il n’entend travailler ni pour le croatisme, ni pour le serbisme. S’il se défie manifestement de la propagande serbe et de l’attraction qui entraîne les orthodoxes des provinces occupées vers Belgrade ou vers Cettigné, il n’a guère plus de goût pour les ambitieuses aspirations d’Agram. Loin d’encourager les rêves des patriotes croates, Vienne et surtout Buda-Pest ne sourient guère plus à une Grande Croatie, dont l’existence inquiéterait les Hongrois, qu’à une Grande Serbie ou à un Grand Monténégro, qui seraient l’un et l’autre un centre d’attraction pour les Slaves du Sud de la monarchie dualiste.
Les naturelles défiances du gouvernement austro-hongrois font qu’il n’est pas plus disposé à laisser « croatiser » la BosnieHerzégovine qu’à la laisser « serbiser. » Sa politique tend plutôt à isoler les provinces occupées, à fortifier chez elles les instincts locaux, à développer en elles une sorte de conscience nationale bosniaque, qui les rende moins accessibles à la propagande serbe ou croate. L’avenir montrera s’il y a, en BosnieHerzégovine, assez d’élémens d’originalité pour que ce pays se développe, intellectuellement et politiquement, sans s’unir, d’une manière plus étroite, avec un de ses voisins.
À prendre les sentimens des populations, aujourd’hui, la politique autrichienne ne semble pas, sur ce point, avoir encore réussi à modifier les aspirations et à changer l’orientation nationale des habitans. Orthodoxes, catholiques, musulmans, continuent, pour la plupart, à se regarder comme étrangers les uns aux autres et à sympathiser avec leurs coreligionnaires des pays voisins, comme avec leurs vrais compatriotes. Interrogez un musulman, il vous répondra qu’il est « Turc, » bien que, le plus souvent il soit de pur sang slave, tout comme ses voisins chrétiens. Interrogez un paysan orthodoxe, — j’en ai moi-même fait plus d’une fois l’expérience, il vous dira : « Je suis Serbe ; » la qualité de Serbe lui paraissant inséparable de la profession de l’orthodoxie orientale. Quant aux catholiques, si tous les indigènes ne s’intitulent pas « Croates, » les sympathies de la plupart, en Bosnie de même qu’en Dalmatie, vont à la Croatie. Les groupemens confessionnels demeurent donc, aujourd’hui, comme avant l’occupation autrichienne, les principaux facteurs nationaux. Le pays se trouve ainsi coupé par les rivalités religieuses en trois tronçons rivaux ; si cette sorte de morcellement religieux et national y complique le gouvernement, on pourrait dire qu’il explique l’occupation autrichienne et qu’il est de nature à la faire durer.
Les Serbes orthodoxes constituent l’élément le plus considérable de la population bosniaque, sans toutefois y posséder la majorité. D’après le dernier recensement (1895), leur nombre dépasse le chiffre de 673 000 âmes, sur une population totale d’environ 1 577 000. Au premier recensement des pays occupés, en 1879, les Serbes orthodoxes n’étaient encore que 476 000 ; en 1885, ils étaient déjà 571 000. On voit la rapidité de la progression, en moins d’un quart de siècle. Il est probable que, aujourd’hui, le nombre des Serbes a largement dépassé le chiffre de 700 000 ; mais leur proportion numérique dans l’ensemble du pays a sans doute peu varié. La population de la Bosnie-Herzégovine, depuis que l’occupation autrichienne a rendu à ces beaux pays la paix et la sécurité, a en effet crû rapidement. C’est là un phénomène dont l’administration austro-hongroise a le droit de se faire honneur ; il n’a du reste, pour nous, rien d’étonnant ni d’insolite. À la honte du régime turc, toutes les provinces qui, au cours du XIXe siècle, ont été arrachées à l’administration des pachas, ont vu leur population augmenter, avec une vitesse inusitée jusque-là. La Grèce, la Serbie, la, Roumanie, la Bulgarie, nous en ont successivement donné la preuve. Chaque fois que le gouvernement passe des mains du sultan en des mains chrétiennes, l’accroissement de la population est aussi marqué et aussi rapide que celui de la richesse ou du bien-être.
S’ils forment près de 43 pour 100 de la population des provinces occupées, les Serbes orthodoxes sont loin d’être également répartis sur tout le territoire. Dans les préfectures de Mostar et de Travnik, ils le cèdent en nombre aux catholiques de rite romain ; dans la préfecture de Sarajévo, aux musulmans. Si l’on prend la ville même de Sarajévo, l’ancien Bosna-Seraï, la riante et prospère capitale de tout le pays, on découvre, non sans étonnement, que les Serbes orthodoxes ne viennent, aujourd’hui, qu’au troisième rang, à une grande distance des musulmans et même des catholiques, dont le nombre, il est vrai, est grossi par les fonctionnaires d’origine autrichienne ou hongroise. Les Serbes l’emportent même de peu sur les juifs qui ont été renforcés dans la ville par un large afflux d’immigrans de l’empire-royaume.
Sort-on des faubourgs de la jeune capitale, les Serbes reprennent l’avantage dans les fertiles campagnes des sources de la Bosna. C’est, en effet, une population en grande majorité rurale. Quoiqu’ils comptent, parmi eux, des marchands, des propriétaires, des artisans, les Serbes orthodoxes forment le gros de la population paysanne, et notamment des anciens kmets, ces tenanciers que la domination musulmane avait réduits à une sorte de servage. Aussi, est-ce parmi les Serbes que se recrutaient surtout les insurgés de la grande rébellion de 1875-1878 qui, par la guerre de Bulgarie, devait amener tant de changemens territoriaux en Orient. Ces insurgés serbes orthodoxes étaient soutenus par leurs frères de la Serbie et du Monténégro, les deux principautés voisines, qui comptaient bien y gagner l’une la Bosnie, l’autre l’Herzégovine. À la tête de ces bandes rustiques dont ne purent triompher les meilleures troupes de la Porte, se distinguèrent plusieurs popes orthodoxes. L’insurrection avait un caractère religieux et national en même temps qu’un caractère économique. Les révoltés luttaient, à la fois, pour leur émancipation du joug musulman, pour l’indépendance de leur pays, ou plutôt pour son annexion aux petits États serbes voisins, et enfin, pour l’affranchissement des kmets, des paysans à demi serfs, et l’abolition des privilèges des begs. À ce triple égard, on ne saurait dire que l’occupation autrichienne ait entièrement satisfait les insurgés bosniaques. Si elle les a délivrés de la sujétion ottomane, elle ne leur a pas apporté le gouvernement national qu’ils avaient rêvé ; si elle a refréné la tyrannie des begs et des anciens seigneurs musulmans, elle a respecté les droits des propriétaires fonciers ; elle s’est refusée à effectuer, au profit des paysans, une révolution agraire.
Les espérances qui avaient poussé le paysan chrétien à la révolte se sont ainsi trouvées déçues. Les Serbes orthodoxes avaient compté devenir, à leur tour, les maîtres du pays ; ils ont été contraints, par le traité de Berlin, d’accepter une autorité étrangère. On comprend qu’ils aient eu peine à se faire à une pareille désillusion. S’ils sont trop faibles ou trop sages pour se révolter contre une domination qui, après tout, leur donne la paix et la sécurité, ils se plaisent à la regarder comme une combinaison provisoire de la politique européenne. Ils persistent, silencieusement, à considérer le sol bosniaque comme une terre serbe qui, tôt ou tard, devra être gouvernée par des Serbes. Cette heure, qui ne semble pas prochaine, ils l’attendent, sans hâte ou sans fièvre, avec une patience orientale, la patience de peuples qui ont supporté des siècles de tyrannie étrangère ; car, s’il a été le pays des longues souffrances, on pourrait dire que l’Orient est aussi le pays des longs espoirs.
Les ambitions nationales que le traité de Berlin ne leur a pas permis de réaliser, les Serbes de la Bosnie-Herzégovine continuent à les caresser, sans savoir à quelle heure, ni sous quelle forme elles pourront jamais prendre corps. En attendant, ils se serrent, comme par le passé, autour de leur Église. Plus que jamais, en effet, l’Église orthodoxe s’identifie, pour eux, avec la nationalité serbe. Leur patriotisme se reporte tout entier sur la religion. L’Église, de même qu’au temps de la domination turque, demeure l’abri de leurs espérances et comme leur citadelle nationale.
Ce lien étroit de la religion et de la nationalité, encore si fréquent dans tout l’Orient, donne au clergé serbe orthodoxe un rôle à la fois important et délicat. L’influence qu’il peut avoir sur le peuple, le prêtre serbe sait qu’il la doit autant à sa qualité de représentant traditionnel de la nationalité qu’à son titre de ministre de la religion. Le gouvernement, de son côté, ne l’ignore point, et il surveille en conséquence les membres du clergé ; il s’inquiète de leur éducation. Il entretient, pour cela, aux frais clés provinces occupées, un séminaire orthodoxe, en même temps qu’un séminaire catholique et qu’une école supérieure de théologie musulmane, de façon que le recrutement des divers clergés est également assuré, et leur formation également placée sous la tutelle gouvernementale.
Dans les rangs du clergé serbe orthodoxe se rencontrent, aujourd’hui, des hommes instruits qui, outre leur belle langue nationale, parlent l’allemand ou l’italien. Le clergé paroissial, comme dans tous les pays de rite grec, est marié, ce qui le rapproche encore davantage du peuple. Les évêques, au contraire, selon la discipline des Églises orientales, sont astreints au célibat et appartiennent d’habitude à l’ordre monastique. Le gouvernement austro-hongrois, naturellement soucieux de s’assurer tous les moyens d’influence, ne pouvait se désintéresser du choix des hauts dignitaires de l’Église orthodoxe. Ils sont, en Bosnie-Herzégovine, au nombre de trois, qui portent le titre de métropolite. Avant l’occupation, ces évêques de Bosnie étaient nommés par le patriarche de Constantinople et mis en possession de leur siège par un bérat du sultan. Si la Bosnie et l’Herzégovine avaient été officiellement annexées à l’empire des Habsbourg, le patriarcat byzantin, d’après les règles mêmes de l’Église d’Orient, aurait perdu toute autorité canonique sur ces deux provinces ; le gouvernement de Vienne ou de Buda-Pest aurait pu pourvoir lui-même à la désignation ou à l’installation des évêques, comme il le fait pour les sièges orthodoxes de Dalmatie ou de Hongrie. Mais telle n’est pas la situation de jure. Au point de vue religieux, la Bosnie-Herzégovine reste, en droit, soumise à la juridiction du patriarcat de Constantinople, comme, au point de vue politique, elle demeure sous la haute souveraineté du sultan.
Cette situation singulière ne permettait pas à l’Autriche-Hongrie de rattacher les provinces occupées à l’une des trois Églises orthodoxes « autocéphales » qu’elle possède, déjà, dans ses États. Les réunir, par exemple, avec les Serbes de Hongrie, au patriarcat voisin de Carlovtsy, eût été violer les canons de l’Église, avec les droits du patriarcat byzantin. C’eût été s’exposer à une lutte ingrate contre le patriarche oecuménique dont les résistances auraient été appuyées à la fois par le sultan, par le clergé et la population orthodoxes de Bosnie. Le gouvernement impérial était trop sage pour braver sans profit de pareils conflits. À ces difficultés, peut-être sans précédent, il a su trouver une solution ingénieuse qui respecte toutes les prétentions et tous les droits.
La diplomatie austro-hongroise a négocié avec le patriarcat de Constantinople, tout comme elle a fait, pour la hiérarchie catholique, avec le Saint-Siège romain. L’Autriche a traité avec le Phanar, aussi bien qu’avec le Vatican. Elle a signé avec le patriarcat une convention, l’on pourrait dire un concordat, peut-être unique dans les fastes de l’Église grecque. Par cet acte, dont les concordats avec Rome lui avaient sans doute suggéré l’idée, l’Autriche-Hongrie s’est fait concéder le droit de nommer elle-même les évêques orthodoxes de Bosnie auxquels le patriarche ne confère plus que l’investiture canonique. Ce privilège, l’empereur-roi ne l’a pas obtenu gratuitement ; le patriarcat œcuménique, naguère encore rongé par la lèpre de la simonie, est trop pauvre pour renoncer, sans compensation pécuniaire, à l’usage de ses droits en Bosnie ; il s’est du reste montré peu exigeant. Pour prix du droit de désigner les évêques orthodoxes en Bosnie-Herzégovine, l’Autriche-Hongrie n’a eu qu’à s’engager à verser, chaque année, au patriarcat, une rente de quelques milliers de florins, équivalente au revenu que la métropole byzantine tirait de ces provinces, avant l’occupation austro-hongroise. Le patriarcat œcuménique qui, au cours du XIXe siècle, a vu tant de fois se restreindre la sphère de sa juridiction, avec les démembremens successifs de l’empire des Osmanlis, continue ainsi à lever, sur ces lointaines contrées, demeurées comme ses vassales ecclésiastiques, un léger tribut annuel.
Autrefois, sous la domination musulmane, le clergé de chaque confession vivait uniquement des revenus de son Église, du casuel et des contributions des fidèles. Il en est encore ainsi des popes orthodoxes et des curés catholiques. Il n’en est plus de même de l’épiscopat. Le gouvernement impérial, ou mieux, le budget de la Bosnie-Herzégovine sert un traitement aux évêques chrétiens des deux rites, aussi bien qu’au Reis-et-Uléma et aux muftis musulmans qui sont, eux aussi, à la nomination du pouvoir civil. La population orthodoxe se trouve déchargée d’une taxe ecclésiastique, qui lui était d’autant plus odieuse qu’elle était souvent perçue au profit d’évêques grecs, étrangers au pays. Cette taxe épiscopale, appelée en serbe la vladikarina (du nom de vladika, évêque), était une sorte de capitation, montant à un peu moins d’un franc par tête, que chaque métropolite prélevait, comme un impôt, sur les ouailles de son diocèse. La dignité des chefs de l’Église orthodoxe a sans doute gagné à être affranchie de ces pénibles soucis temporels et de la dure nécessité de taxer, pour vivre, une population souvent misérable. On ne saurait dire, cependant, que l’autorité morale de l’épiscopat en ait été rehaussée. Le peuple serbe orthodoxe, habitué à regarder son Église comme le refuge de sa nationalité, se montre parfois défiant de ces métropolites nommés et rétribués par le gouvernement. Il est enclin à suspecter leur indépendance et à les considérer moins comme les chefs autorisés de l’Église nationale que comme les agens ou les instrumens d’un pouvoir étranger.
Ces défiances d’une partie de la population orthodoxe ont donné, durant les dernières années, de persistans embarras au haut clergé et au gouvernement bosniaque. Ces provinces slaves n’ont pas échappé aux luttes politico-religieuses, autour de l’Église et de l’École, dont ont souffert tant d’États de l’Occident. Pour en comprendre l’origine et l’importance, il faut savoir ce qu’était la paroisse ou la commune orthodoxe, sous la domination turque, et par quels changemens il lui a fallu passer, sous l’administration autrichienne.
La Turquie était demeurée, en ses provinces écartées surtout, comme la Bosnie, le pays traditionnel des autonomies locales, nationales ou religieuses. L’arbitraire des pachas et les violences rapaces des begs n’empêchaient pas les raïas de conserver, à travers l’oppression, de précaires, mais réelles libertés, que fortifiaient souvent l’incurie ou le mépris de leurs maîtres musulmans. C’est ainsi que, sous le régime turc, à l’abri d’une centralisation encore impuissante, la commune ou paroisse serbe orthodoxe, la srpska obcina, était en possession d’une large autonomie. Elle s’administrait librement elle-même, par la main des notables qui étaient à sa tête. Elle gérait, à son gré, les affaires de son école et de son église ; elle choisissait elle-même son pope et son instituteur et les entretenait, le plus souvent, à ses frais. Cette commune serbe recevait librement des dons et des legs ; elle possédait parfois des biens considérables qu’elle administrait à sa guise, en dehors de toute ingérence et de tout contrôle du pouvoir.
Une pareille autonomie ne pouvait guère subsister sous un gouvernement européen ; la Serbie elle-même ne l’eût sans doute pas plus respectée que l’Autriche-Hongrie. « Cette commune serbe, me disait un haut fonctionnaire, empruntant une formule bien connue chez nous, constituait un État dans l’État ; aucun pays civilisé n’eût pu la tolérer. » Les pratiques de l’État moderne sont, en effet, peu favorables à une semblable indépendance des communes. On ne saurait donc être surpris que le gouvernement de la Bosnie-Herzégovine ait prétendu s’immiscer dans la gestion et dans les comptes de la commune serbe orthodoxe. S’il ne s’est pas toujours emparé de ses écoles, s’il lui a souvent laissé le choix de ses instituteurs, il ne leur permet d’exercer leurs fonctions qu’après avoir été confirmés par les autorités locales. L’école serbe qui fonctionnait autrefois à la manière d’une école libre tend ainsi à se transformer en école du gouvernement.
Les autorités autrichiennes ont procédé d’une manière analogue avec le clergé. Elles ne se souciaient pas d’abandonner le choix du pope à ses paroissiens ; elles l’ont fait nommer par l’autorité ecclésiastique, par les métropolites qui, eux-mêmes, sont désignés par le gouvernement. Ce mode de nomination est, dit-on, plus rationnel et plus conforme aux canons de l’Église orientale ; c’est ainsi, en effet, que l’on procède, aujourd’hui, dans la plupart des pays orthodoxes, en Serbie même. Ces réformes avaient beau s’appuyer sur les intérêts ou sur les lois de l’Église, en même temps que sur les exemples des pays voisins, elles ne pouvaient manquer de froisser les Serbes de Bosnie. Ils n’avaient pas imaginé que leur émancipation du joug turc aboutirait à la restriction des franchises et privilèges de leur libre commune. Ils craignaient qu’en s’ingérant dans les affaires de leurs écoles et de leurs églises, le gouvernement austro-hongrois n’eût le dessein d’en altérer le caractère national. Leurs appréhensions étaient d’autant plus vives que, non contente de restreindre les droits des paroisses orthodoxes, l’administration bosniaque avait cru devoir réglementer les dons ou donations que les paroisses pouvaient recevoir, comme si elle eût voulu tarir la source de leurs revenus.
Le mécontentement et les sourdes résistances soulevés par ces réformes n’ont donc rien qui puisse nous surprendre. En nombre de paroisses, le prêtre nommé par le métropolite et l’instituteur désigné par l’administration ont été traités en intrus devant lesquels toutes les portes se fermaient. Sur quelques points, à Mostar notamment, la capitale de l’Herzégovine, l’administration a dû dissoudre le conseil de la commune serbe et placer ses écoles sous la direction d’un commissaire du gouvernement. Pour protester contre cette immixtion du pouvoir dans leur église ou dans leur école, un grand nombre de Serbes de Mostar imaginèrent de mettre l’école et l’église à l’index. C’est ainsi que, lors de ma visite à Mostar, les plus zélés des orthodoxes s’étaient mis en grève religieuse. Ils repoussaient les services de l’Église, pour les obsèques de leurs morts ; ils refusaient de laisser baptiser leurs enfans par les prêtres nommés sans leur consentement. Pareille conduite montre à quel point, dans ces régions balkaniques, le sentiment national est lié au sentiment religieux et le domine.
On voit quelles résistances passionnées a rencontrées le gouvernement de la Bosnie en des questions d’autant plus délicates que, la religion y étant mêlée, toute mesure de rigueur contre les récalcitrans risquait de prendre l’aspect d’une persécution religieuse. Pour triompher de ces difficultés et apaiser cette agitation, la force serait insuffisante ; il y faut surtout de la patience et du tact. L’administration austro-hongroise aura d’autant moins de peine à y parvenir qu’elle fera moins violence aux coutumes locales et qu’elle aura la sagesse de laisser aux paroisses orthodoxes toutes les libertés compatibles avec l’ordre public et la sécurité du pays.
La population catholique a donné moins de soucis au gouvernement que les Serbes orthodoxes. La raison en est double les catholiques sont beaucoup moins nombreux que les orthodoxes ; et l’occupation autrichienne ne pouvait susciter, parmi eux, ni regrets, ni opposition.
Comme groupe de population, les catholiques, en Bosnie-Herzégovine, ne viennent qu’au troisième rang, après les orthodoxes et après les musulmans. Le recensement de 1895 compte 334 000 catholiques, presque tous de rite romain. Ils sont probablement, aujourd’hui, près de 400 000. Leur progression numérique est, en effet, très rapide. En 1879, aux premiers jours de l’occupation, ils ne dépassaient pas 209 000 ; en 1885, ils atteignaient, déjà, le chiffre de 265 000. Ils auront presque doublé en un quart de siècle. Cet accroissement provient, en partie, de l’immigration. Nombreux sont les Austro-Hongrois établis en BosnieHerzégovine, depuis l’occupation, et la grande majorité d’entre eux est catholique. La plupart proviennent des pays voisins, de la Dalmatie, de la Croatie ; ce sont des Slaves de langue serbo-croate ; par suite, au lieu de dénationaliser le pays, ils renforcent les rangs des catholiques indigènes à tendances croates, en même temps qu’ils en relèvent le niveau intellectuel.
Au rebours des Serbes orthodoxes, les catholiques bosniaques passent pour être encore très dociles à leur clergé, à leurs moines surtout, à ces franciscains, qui, durant les longs siècles de la servitude ottomane, ont été leurs conseillers et leurs consolateurs. Hommes ou femmes, leur foi est grande, et leur piété s’exprime souvent d’une manière touchante. En certaines paroisses, les paysans catholiques, demeurés d’habitude plus pauvres que leurs voisins orthodoxes ou musulmans, ont conservé la coutume de porter, sur les bras ou sur la poitrine, une croix tatouée en bleu, comme s’ils voulaient montrer que la foi chrétienne est si bien entrée dans leur sang qu’elle est indélébile.
Une des tâches de l’Autriche-Hongrie, dans sa nouvelle possession, a été d’y constituer une hiérarchie catholique. Avant l’occupation, la Bosnie-Herzégovine n’avait pas d’épiscopat. C’était une terre de mission, relevant de l’évêché de Diakovar en Croatie, dont le titulaire actuel, le vénérable Mgr Strossmayer, s’est acquis une réputation européenne par son éloquence, son patriotisme slave et son dévouement à la cause de l’union des deux Églises. Comme en mainte région de la Turquie d’Europe ou d’Asie, les paroisses bosniaques étaient desservies par des Franciscains ; mais, au lieu de provenir de l’Italie ou de l’Occident, ces Franciscains bosniaques étaient des gens du pays ou des pays voisins, pour la plupart Slaves de langue et de cœur, comme leurs ouailles. Ils ont encore, aujourd’hui, en Bosnie de vastes et riches couvens, auxquels le gouvernement turc, désireux de complaire au clergé, avait accordé d’importans privilèges. Ces couvens et ces privilèges, l’Autriche a cru devoir les respecter. Comme sous la domination turque, les biens des monastères restent exempts de la dîme que payent au gouvernement toutes les propriétés.
Les moines franciscains ne sont plus cependant les seuls dispensateurs du culte catholique. L’Autriche, d’accord avec le Saint-Siège, a créé un archevêché à Sarajévo, avec deux évêchés suffragans. Comme il fallait ménager l’influence des Franciscains, demeurés d’autant plus chers au peuple qu’ils sortent de son sein et qu’ils ont toujours vaillamment partagé ses épreuves, un des trois sièges épiscopaux, celui de Mostar a été attribué à un moine. En outre, un grand nombre de paroisses sont demeurées, comme par le passé, aux mains des Franciscains.
À côté d’eux, ou au-dessus d’eux, s’exerce toutefois, aujourd’hui, une autre influence, celle des Jésuites, appelés en Bosnie depuis l’occupation, comme l’ordre le plus capable d’y introduire les idées ou les méthodes de la culture occidentale. Le haut enseignement laïque et ecclésiastique a été, en grande partie, confié à la Compagnie de Jésus. L’archevêque lui a remis la direction du grand séminaire de Sarajévo ; et à Travnik, l’ancienne capitale, la Compagnie a fondé un gymnase classique, où sont élevés les fils de la plupart des fonctionnaires.
On peut ainsi distinguer, dans le clergé catholique de Bosnie, les prêtres ou les religieux immigrés des moines ou des curés indigènes. Entre ces deux fractions de ministres d’une même Église, qui diffèrent souvent par l’esprit, l’éducation et les tendances, autant que par l’origine, il y a eu parfois d’inévitables froissemens, jusque sous la docile soumission de la discipline religieuse. Indigène ou étranger, ce clergé bosniaque, à commencer par son archevêque, n’en est pas moins, en très grande majorité, Slave de langue et de cœur. Al sait que les catholiques du pays sont fort attachés à leur nationalité ; et comme moines ou prêtres sont, eux aussi, Croates ou Slaves du Sud, le clergé, loin de travailler à dénationaliser le pays, se montre plutôt défiant de toute velléité, même apparente, de germanisation. Ainsi en est-il surtout des Franciscains dont les monastères demeurent les forteresses de l’esprit national slave catholique.
Le clergé immigré lui-même ne semble pas mériter, d’habitude, les défiances que lui a parfois témoignées le soupçonneux patriotisme de quelques Croates. Sauf de rares exceptions, la prédication et le catéchisme se font partout en serbo-croate. À la cathédrale, élevée depuis l’occupation, toutes les inscriptions sont en latin ou en croate. Les Jésuites mêmes, que l’on regarde parfois comme les agens de la propagande proprement autrichienne, ont, à Sarajévo, couvert les murs de leur église de larges fresques qui symbolisent, manifestement, les grandes idées de Mgr Strossmayer et du pape Léon XIII sur l’alliance de Rome et des Slaves. Fidèles aux leçons du grand pape qui a remis en honneur, parmi les catholiques, le culte des deux frères, saint Cyrille et saint Méthode, les Jésuites de Sarajévo nous montrent, dans ces peintures de leur église, les deux apôtres des Slaves accueillis, solennellement, par le prince de la Grande Moravie, l’ancien empire slave du Danube. S’ils avaient été appelés en Bosnie pour la germaniser, ce ne sont pas de pareils souvenirs que célébreraient les Jésuites. De telles images, sur les murailles encore neuves d’une église de la jeune capitale bosniaque, équivalent à un programme. Alors qu’ils revendiquent ainsi pour Rome les apôtres des vieux Slaves, et qu’ils rappellent aux Bosniaques l’ancienne fraternité des deux rites, les Jésuites de Bosnie laissent clairement entendre qu’ils espèrent, eux aussi, aider au rapprochement des Slaves, par la réconciliation des Églises.
Le clergé de Bosnie ne peut avoir d’influence sur ses ouailles qu’en respectant, au lieu de le heurter, leur sentiment national. C’est ce qu’il fait, d’ordinaire, avec la réserve et la prudence que lui imposent ses fonctions et le respect des pouvoirs établis. Parfois même, le gouvernement a trouvé que les hommes qu’il avait mis à la tête de ce clergé montraient trop de complaisance pour les projets ou pour les rêves nationaux des Slaves catholiques. C’est ainsi que l’archevêque de Sarajévo, Mgr Stadler, lui-même un Slave du Sud de l’autre rive de la Save, a été réprimandé par le gouvernement impérial, pour avoir participé, à Zagreb (Agram), à un Congrès national croate et y avoir encouragé les espérances des partisans d’une Grande Croatie. Se faisant l’interprète des ambitions nationales de ses compatriotes, le prélat avait exprimé le vœu de voir les provinces occupées bientôt réunies à la mère patrie croate.
Le clergé catholique de Bosnie sera toujours porté à s’approprier, sinon la politique, du moins le grand idéal et les hautes espérances de l’éloquent évêque de Diakovar, Mgr Strossmayer. En aucune région de l’Orient, l’union des Églises, si ardemment invoquée par le pape Léon XIII, n’aurait des effets plus profonds et plus durables. En aplanissant, si elle ne le comblait, le fossé historique qui, depuis tant de siècles, sépare le Serbe orthodoxe du Croate catholique, elle préparerait, avec l’unité religieuse, l’unité nationale du monde serbo-croate. Seule peut-être, l’union peut ouvrir la voie au grand songe des patriotes iougo-slaves et, de ces deux peuples jumeaux, séparés par des rivalités séculaires, refaire une nation et un peuple. Pour mettre un terme à l’espèce de schisme national qui divise le Serbe et le Croate, il semble que le plus sûr moyen soit de mettre fin au schisme religieux qui a été le principe ou la cause première de leur séparation et de leur long antagonisme.
Le sentiment patriotique se joint ainsi au sentiment religieux pour entretenir, chez les Serbo-Croates catholiques, l’espérance de l’union des Églises. Ce grand rêve, il fut un temps où la politique autrichienne l’eût sans doute encouragé, alors que le gouvernement de Vienne cherchait dans l’unité religieuse la cohésion que ne lui pouvait donner la composition hétérogène des peuples de l’Empire. Aujourd’hui, les espérances des catholiques iougo-slaves excitent, à Vienne et surtout à Budapest, plus de défiances que de sympathies. L’Autriche-Hongrie a beau nous apparaître comme le porte-drapeau naturel des influences catholiques, aux bords du Danube et de la Save, la politique austro-hongroise est loin de toujours seconder les aspirations de Rome ou les ambitions du clergé catholique. Les raisons qui font désirer, à Zagreb et à Diakovar, l’union des Églises la feraient. plutôt redouter, à Vienne et à Pest. Aux yeux des Allemands et des Hongrois de la monarchie habsbourgeoise, cette union, tant souhaitée des patriotes croates, n’est qu’une forme du panslavisme, d’un panslavisme iougo-slave qui, pour la monarchie dualiste, serait peut-être plus périlleux que le panslavisme moscovite, champion de l’orthodoxie orientale. Et en effet, si le panslavisme doit jamais être autre chose qu’un épouvantail aux mains des adversaires des Slaves, s’il peut jamais opérer une réunion, une alliance ou une libre confédération de tous les Slaves, ou seulement des Slaves du Sud, l’union des Églises en semble la préface nécessaire. Ainsi paraît-il en devoir être, à plus forte raison, de l’unité croato-serbe et du panserbisme. La paix entre les deux Églises et les deux rites serait le meilleur moyen de faciliter la paix et l’amitié entre les deux peuples rivaux ; elle seule scellerait l’entente entre les deux rameaux du même tronc.
Aussi, comprend-on qu’en Bosnie-Herzégovine, tout comme en Croatie-Slavonie, les trop zélés apôtres de l’Union des Églises soient plutôt suspects au gouvernement austro-hongrois. Loin de travailler au rapprochement des deux confessions, les influences officielles pratiqueraient plutôt, sur le terrain confessionnel, comme sur le terrain national, le Divide et impera. Les appréhensions des Serbes orthodoxes de Bosnie semblent peu fondées, lorsqu’ils accusent le gouvernement impérial de favoriser, à leurs dépens, la propagande latine. Cela est si vrai que j’ai entendu des moines catholiques se plaindre de ne pas rencontrer, auprès des autorités austro-hongroises, tout l’appui que l’occupation leur avait fait espérer. Le gouvernement de la Bosnie n’a voulu servir ni les intérêts ni les ambitions d’aucun groupe confessionnel ou national. Si l’occupation et l’immigration qui l’a suivie ont fortifié l’élément catholique, les autorités bosniaques, au lieu de chercher en lui leur principal point d’appui, se sont plutôt efforcées d’établir, entre les divers élémens de la population locale, une sorte d’équilibre qui interdise à aucun groupe l’espérance de dominer les autres. En dépit des accusations dont elle a été l’objet, la politique austro-hongroise tend ainsi à s’élever au-dessus des divisions religieuses et des rivalités confessionnelles. On sait du reste, à Pest et à Vienne, que si les catholiques de Bosnie regrettent de n’avoir pas obtenu des autorités de Sarajévo toutes les faveurs qu’ils avaient rêvées, les plus ardens de ces Slaves catholiques n’en demeureront pas moins attachés à la maison de Habsbourg. À la différence des Serbes orthodoxes ou des Bosniaques musulmans, ils se sont tous réjouis de l’occupation, ils en désirent tous le maintien, ils l’échangeraient même volontiers contre l’annexion ; car, à l’inverse de leurs compatriotes orthodoxes ou musulmans, ils échappent à l’attraction de Belgrade, de Cettigné ou de Constantinople. S’ils ont, eux aussi, leurs songes d’avenir, ce sont des rêves qui pourraient se réaliser, sinon dans le cadre actuel de la monarchie dualiste, du moins sous les larges ailes de l’aigle des Habsbourg.
Les musulmans sont peut-être, pour nous, le groupe le plus intéressant de la population de la Bosnie-Herzégovine. Ils en ont été les maîtres durant quatre siècles, et à certains égards, ils en demeurent encore la classe dominante. Comme leurs compatriotes chrétiens, ces musulmans de Bosnie sont pour la plupart des Slaves du Sud, des Serbo-Croates, ne parlant d’habitude d’autre langue que le serbe. Ils ne s’en donnent pas moins à eux-mêmes le nom de Turcs. En Bosnie, comme dans presque tout l’Orient, l’Islam a oblitéré la notion de nationalité. C’est un des points par où le musulman diffère de ses voisins demeurés chrétiens. L’Islam est la seule patrie du vrai croyant. Si, en Albanie, en Bosnie même, le sentiment national commence à se réveiller, chez les Albanais ou chez les Bosniaques passés à l’Islam lors de la conquête turque, c’est au contact et sous l’influence des idées européennes. Mais, chez la masse des musulmans, la religion semble devoir, pour longtemps encore, étouffer tout sentiment national ou en remplir la place.
C’est que le Coran s’empare de l’être humain tout entier et façonne à nouveau les races et les peuples. De populations d’origine européenne, d’origine « aryenne » comme tes Bosniaques, le Coran, a fait en quelques générations, des Asiatiques, tant il est vrai que, loin d’être toujours le premier facteur d’une civilisation, la race le cède, souvent, en importance, à la religion. Un des Français qui connaissent le mieux l’Islam, M. Gervais Courtellemont, nous a donné une pittoresque étude des mœurs du Slave mahométan de Bosnie. Ce sont, aujourd’hui, les mœurs musulmanes de ses coreligionnaires d’origine touranienne ou sémitique, tant les hommes jetés dans le rigide moule du Coran tendent partout à se ressembler. Sur un point, cependant, le Slave musulman semble n’avoir pas répudié les mœurs de ses ancêtres. La polygamie, chez lui, paraît avoir toujours été rare ; elle le devient de plus en plus, on le sait, dans tous les pays islamiques. La femme du musulman de Bosnie, sa maison et sa famille n’en sont pas moins sous le joug des pratiques du Coran. La musulmane des villes est sévèrement voilée et tenue à l’écart des hommes. C’est ce voile de la femme qui met le plus d’obstacles entre le Slave musulman et ses congénères chrétiens ; c’est la femme qui lui rend malaisé de redevenir, comme les Slaves orthodoxes ou catholiques, un Européen. Si difficile que paraisse cette transformation du musulman en Européen et en homme moderne, elle rencontre moins d’obstacles en Bosnie que dans les contrées où le musulman est d’un autre sang et parle une autre langue que ses voisins chrétiens. La parenté de race ou de nationalité tend, déjà, malgré tout, à rapprocher l’élite de la jeunesse musulmane de ses compatriotes catholiques ou orthodoxes. L’évolution vers la civilisation occidentale, qui, sous le règne du sultan calife, n’aurait pu s’accomplir en des siècles, commence à s’ébaucher, sous la domination d’une puissance européenne. Cela seul mériterait d’attirer sur les mosquées de Bosnie l’attention des philosophes et des politiques. Le grand problème de l’adaptation des musulmans à la vie occidentale et à la civilisation moderne se présente, en Bosnie-Herzégovine, sous un aspect plus favorable que dans la plupart des autres régions de l’Orient.
Le gouvernement autrichien, il faut le dire à son honneur, s’est appliqué à préparer cette évolution, et il y apporte beaucoup de tact et d’habileté, sentant qu’en pareille matière brusquer les événemens et violenter les mœurs serait tout compromettre. À cet égard, la comparaison entre la Bosnie-Herzégovine et nos possessions du Nord de l’Afrique est, pour nous, Français, à la fois instructive et attristante.
Il est vrai qu’en Bosnie-Herzégovine, les musulmans ne forment point la majorité de la population ; cela seul les rend moins imperméables aux influences du dehors. Avant l’occupation autrichienne, ils constituaient près de 40 pour 100 de la population totale ; en 1895, ils ne comptaient plus que pour 35 pour 100 ; aujourd’hui, ils ne forment peut-être plus que le tiers des habitans. Ce n’est pas, comme on le répète souvent, que l’élément musulman s’affaiblisse, chaque année, au contact du chrétien affranchi, et que l’Islam tende peu à peu à disparaître de la terre européenne. Bien qu’en Bosnie, comme ailleurs, les plus fervens ou les plus fanatiques des musulmans aient quitté le pays, après l’occupation, pour se replier sur le « Dahr et Islam, » sur les contrées restées soumises au calife, l’émigration islamique n’y a pas pris les mêmes proportions qu’en mainte autre contrée, en Bulgarie, par exemple. C’est un fait tout à l’honneur de l’administration austro-hongroise et dont elle a le droit de se féliciter, alors même que, selon les insinuations de ses adversaires, l’émigration serait en réalité plus considérable que ne l’indiquent les statistiques officielles.
La Bosnie paraît bien devoir échapper à cette élimination graduelle des sectateurs de l’Islam que l’observateur a constatée dans la plupart des pays où le sultan a perdu la souveraineté, en Grèce, en Serbie, en Thessalie, et qui semble se reproduire, aujourd’hui, sous nos yeux, en Crète. Loin de diminuer en nombre chaque année, les musulmans de Bosnie seraient au contraire, d’après les recensemens successifs du pays, en augmentation incessante. Au premier dénombrement, après l’occupation, en 1879, la population musulmane était de 448 000 âmes ; au second, en 1885, elle montait à 472 000 âmes ; au troisième et dernier, en 1895, elle atteignait le chiffre de 548 000 âmes. Cette augmentation est si rapide qu’elle fait douter de l’exactitude des premiers dénombremens. Les familles musulmanes ne se prêtent pas volontiers aux curiosités indiscrètes des recenseurs, de même qu’elles apportent peu de scrupules à la déclaration des naissances, surtout des naissances féminines qui ne flattent point l’orgueil du père. Alors même que, selon les documens officiels, la population musulmane se serait accrue d’une manière sensible, elle a cependant grandi moins vite que la population chrétienne. Cela s’explique aisément ; si restreinte qu’ait été l’émigration des mahométans, des milliers ont abandonné le pays, pendant qu’un flot d’immigrés de Croatie, de Hongrie, d’Autriche venait grossir les rangs des orthodoxes, des catholiques et des juifs. Il n’en faudrait pas davantage pour expliquer comment, en augmentant d’une façon absolue, la population musulmane a relativement baissé ; et comme, chez elle, la natalité paraît plus faible, il est probable que son importance numérique ira s’affaiblissant encore.
Mais le nombre n’est pas tout ; et, en Bosnie, comme en Herzégovine, le musulman a conservé une importance supérieure à sa force numérique. À l’Islam appartient toute l’ancienne aristocratie foncière, d’origine féodale, convertie à la foi du Prophète, au XVe siècle, pour conserver ses biens et ses privilèges. Il semble qu’un grand nombre de ces prosélytes de l’Islam professaient, avant l’invasion turque, l’hérésie des Bogomiles, secte slave, analogue à nos Albigeois, que combattaient également la papauté romaine et le patriarcat œcuménique. Qu’ils descendent ou non de ces Bogomiles ou Pauliciens, souvent en faveur près des princes de Bosnie, les anciens boyards serbes devenus des begs musulmans, sont demeurés, durant quatre siècles, les vrais maîtres du pays, sous la suzeraineté des sultans de la lointaine Stamboul. Par fanatisme ou par crainte de perdre leurs privilèges séculaires, ils refusaient d’accepter les réformes que la diplomatie ’de l’Europe arrachait au Divan. Mahmoud et Abdul Medjid les virent prendre les armes contre l’autorité de la Porte, pour ne pas subir les réformes, plus nominales pourtant que réelles, du Tanzimat. Leur orgueil ou leur intolérance se révoltait contre les promesses d’égalité faites aux ghiaours.
Cette turbulente féodalité musulmane apprit avec colère qu’un Congrès de puissances infidèles avait osé confier à un gouvernement chrétien l’administration de provinces qu’elle considérait comme ses fiefs. Aussi les begs et les ulémas, avec leur double clientèle sociale et religieuse, opposèrent-ils, à l’occupation autrichienne, une résistance acharnée. Pour en triompher, il fallut aux troupes impériales trois corps d’armée et une meurtrière campagne de plusieurs semaines. Aux transports du fanatisme succède, fréquemment, chez le musulman vaincu, la soumise dépression du fatalisme. Ces orgueilleux begs de Bosnie, à la fierté indomptable, sont devenus de paisibles sujets, ou mieux de tranquilles administrés de l’Autriche-Hongrie. Comme s’ils se soumettaient aux tranchantes décisions de l’épée, ils semblent, en apparence au moins, résignés à la domination de l’infidèle. Leur cœur n’en reste pas moins au Turc et à l’Islam. Nous avons pu le constater nous-mêmes, à la curiosité passionnée avec laquelle les musulmans bosniaques nous interrogeaient sur les événemens de Crète. Comme partout, les faciles victoires du Croissant sur les Hellènes et sur la Croix grecque avaient réveillé l’orgueil islamique. Le désir de ne pas heurter les sympathies ottomanes de ses administrés musulmans explique parfois l’attitude de l’Autriche-Hongrie dans les affaires orientales ; la crainte d’offusquer les ulémas de Sarajévo et de Mostar est sans doute un des motifs qui l’ont tenue, en Crète, à l’écart des quatre puissances libératrices.
Le gouvernement de Vienne s’est appliqué, en effet, à ménager les musulmans, bosniaques et n’a rien épargné pour se les concilier. Il a profité, il est vrai, de leur résistance à l’occupation pour les désarmer. La large ceinture des begs de Bosnie est, aujourd’hui, vide de tout l’étincelant arsenal de lames et de pistolets qui fait encore l’ornement de celle de leurs voisins d’Albanie. Grâce à cette mesure radicale, la seule efficace en pays d’Orient, la sécurité a été rendue aux campagnes bosniaques. Les habitudes sinon les idées des begs en ont été peu à peu modifiées. Les plus remuans ont quitté le pays ; les autres commencent à goûter les avantages d’une vie paisible. L’Autriche-Hongrie leur a garanti la protection de leurs biens, comme celle de leur religion. Elle a repoussé les conseils des hommes qui réclamaient d’elle des lois agraires en faveur des kmets, des tenanciers chrétiens. Avec leurs maisons et leurs terres, les vrais croyans ont gardé la loi musulmane et leur statut personnel. Les fins minarets de leurs innombrables mosquées se dressent toujours au-dessus des villes et des villages bosniaques. Les vakoufs qui servent à leur entretien, les biens de mainmorte musulmane ont été religieusement conservés ; l’administration ne s’en est occupée que pour en assurer et en accroître les revenus. À Sarajévo a été fondée une institution qui manque à notre Algérie, L’école du Schériat, destinée à servir de trait d’union entre l’Islam et l’esprit européen. Rien peut-être de plus important pour l’avenir du pays que cette sorte de faculté théologico-juridique où, près des ulémas qui enseignent la loi du Prophète, (les professeurs et des magistrats européens travaillent à faire comprendre aux futurs cadis les élémens du droit public moderne.
Presque toutes les puissances de l’Europe ont, aujourd’hui, des sujets musulmans. Aucune ne s’est montrée plus bienveillante envers eux, plus jalouse de se les attacher que l’Autriche Hongrie, si bien qu’elle a été accusée de témoigner plus de complaisances aux musulmans qu’aux chrétiens de l’un ou de l’autre rite. Il semble bien, en effet, que, à certaines heures au moins, l’administration bosniaque ait considéré l’élément « turc » comme celui qui lui devait offrir le plus solide point d’appui social ou politique[4]. Toutes les faveurs compatibles avec la liberté des cultes et l’égalité devant la loi ont été accordées aux sectateurs de l’Islam. C’est ainsi qu’à Sarajévo, à Mostar, dans la plupart des villes pourvues d’une municipalité élue, le bourgmestre nommé par l’administration est le plus souvent un « Turc, » un musulman.
Comment se fait-il que, malgré cette politique si libérale à leur égard, les musulmans de Bosnie se soient parfois plaints du sort que leur a fait l’occupation, et qu’ils aient été jusqu’à faire entendre leurs doléances au Parlement de Buda-Pest ? Cela pourrait s’expliquer sans doute par des froissemens et des mécontentemens individuels ; mais l’explication serait insuffisante. La vérité est que la tâche de l’administration impériale en Bosnie est singulièrement épineuse. Placée entre trois groupes rivaux qui prétendent également à la domination, elle est condamnée, par sa politique même d’équilibre, à faire des mécontens en décevant les ambitions rivales. Ses ménagemens envers les Turcs et les begs n’ont pas encore pu leur faire oublier que, avant l’occupation, ils étaient les maîtres et seigneurs du vilayet. S’ils ont conservé leurs propriétés, s’ils restent, dans la campagne surtout, l’élément dominant du pays, les musulmans ne le gouvernent plus ; ils voient, à côté d’eux, grandir, en nombre et en richesse, les infidèles, les chrétiens et les juifs, plus ouverts à la culture occidentale, si bien que l’ancienne prépondérance musulmane en est manifestement menacée. Or, le vague sentiment de cette décadence relative est, dans tout l’Orient, jusque sous le sceptre ensanglanté du sultan, une des choses qui irritent l’orgueil islamique et provoquent des réveils de fanatisme contre les chrétiens et contre les Européens.
Un point me paraît toutefois hors de doute ; s’ils sont encore mal résignés à subir la loi d’une puissance chrétienne, les musulmans de Bosnie préfèrent la domination de l’Autriche-Hongrie à celle de leurs congénères slaves de la Serbie ou du Montenegro. À cet égard, la voix du sang, chez eux, est muette. Malgré le libéralisme éclairé avec lequel leurs coreligionnaires, bosniaques ou albanais, sont traités par la Cernagore, ils ne se sentent pas plus attirés vers Cettigné que vers Belgrade. Ceux des jeunes musulmans qui, au contact de la culture occidentale, reprennent une conscience nationale slave, semblent plutôt pencher vers les Croates catholiques que vers les Serbes orthodoxes. Les rêves d’une grande Croatie ou d’une grande Serbie, les laissent cependant pour la plupart indifférens ; s’ils ne peuvent espérer revenir sous la domination du sultan calife, les musulmans seraient, de tous les Bosniaques, les moins réfractaires aux tendances autonomistes ou particularistes que la politique austro-hongroise paraît encourager dans ces provinces[5]
Aujourd’hui, la Bosnie-Herzégovine est gouvernée entièrement d’en haut, sans aucune participation des habitans. À la tête du gouvernement est placé un des hommes d’État les plus remarquables de la monarchie, le ministre des Finances du ministère commun, M. de Kallay, dont la principale fonction est de gouverner les provinces occupées. Au-dessous de lui, vient un général, portant le titre de Chef der Landesregierung, qui commande les troupes ; mais, à côté de ce général, est placé un Civil Adlatus qui préside à toutes les administrations, de façon qu’ayant nominalement à sa tête un gouvernement militaire, le pays, en fait, est sous le régime civil.
La Bosnie n’a ni États ni diète. Elle ne possède d’autres assemblées électives que les assemblées municipales, dont les principales villes sont pourvues. De même, si elle a une presse, en dehors des journaux officiels, si chaque groupe de population chrétienne ou musulmane a même ses organes attitrés, cette presse est tenue étroitement en laisse ; par suite, si toutes les feuilles ne sont pas officieuses, l’on ne saurait dire qu’il existe une presse d’opposition. L’administration bosniaque échapperait donc à tout contrôle, si son chef n’était responsable devant les a délégations » austro-hongroises, contrôle peu gênant, semble-t-il. Cette situation, assurément anormale en Europe, ne saurait se prolonger bien des années, sans que les Bosniaques en fassent un grief contre le gouvernement austro-hongrois. Si paradoxal que cela semble, cette apparente infériorité politique de la Bosnie vis-à-vis de certains des pays voisins, en face de la Serbie, notamment, a peut-être été plutôt, pour l’ancien vilayet turc, un avantage. Une des choses qui ont le plus entravé le développement pacifique des petits Mats du Balkan, c’est, croyons-nous, la lutte des partis, les intrigues, les compétitions, les violences des politiciens. Tous ces petits États, sauf le patriarcal Monténégro, sont malades de la fièvre politique, gagnée au contact de l’Occident.
Ils souffrent tous, plus ou moins, des abus d’un parlementarisme mal compris, introduit prématurément en des pays qui n’y avaient pas été préparés. Certes, nous ne voudrions condamner aucun peuple, aucune nation européenne notamment, à subir à perpétuité un gouvernement absolu et sans contrôle, surtout de la part d’un pouvoir étranger ; mais, pour que les libertés politiques, qui, même dans les pays les plus anciennement cultivés, provoquent tant de luttes stériles, servent, au lieu d’y nuire, au développement national, il faut que le peuple appelé au self-government ait appris peu à peu à se gouverner lui-même. Or, ce n’est pas se montrer injuste envers la Bosnie que de reconnaître qu’une pareille préparation lui fait peut-être, aujourd’hui, encore défaut. Le temps approche, si l’occupation austro-hongroise doit se prolonger, où les nouveaux maîtres de ces belles contrées devront, graduellement, leur faire une part dans l’administration et dans le gouvernement même du pays. Pareille évolution serait peut-être en réalité d’autant moins malaisée que la population bosniaque est moins unie, et que le pouvoir est plus fort. Si l’Autriche-Hongrie ne croit pas devoir encore accorder à ses administrés, avec une diète locale, une action directe sur la marche du gouvernement, les Bosniaques semblent au moins en droit de réclamer une part des emplois et des places dans leur propre patrie.
Le gouvernement actuel de la Bosnie-Herzégovine est un gouvernement autoritaire, ou, si l’on aime mieux, un gouvernement paternel, avec les avantages et, naturellement aussi, avec les défauts de ce mode de gouvernement. « En arrivant en Bosnie, nous avons été obligés d’en traiter les habitans comme des enfans, » me disait un haut fonctionnaire. Il eût été malaisé qu’il n’en fût pas ainsi, au lendemain de l’occupation ; toutes les franchises politiques n’eussent été, en pareil pays, qu’un trompe-l’œil.
L’Autriche-Hongrie, en prenant la place du gouvernement turc, s’est gardée de tout bouleverser. Elle s’est appliquée à ne pas froisser les habitudes du pays ; quand elle a dû modifier les institutions, elle l’a fait avec prudence, peu à peu. La première chose était d’assurer à ces provinces, déchirées par la guerre civile, une bonne administration et une bonne justice, avec une police vigilante. Le gouvernement de la Bosnie y a rapidement et complètement réussi. Administration et justice fonctionnent d’une manière régulière, aussi bien que dans les plus vieux pays de l’Europe occidentale. Chez un peuple aussi primitif, habitué à l’arbitraire des pachas et des kaïmakans, on ne pouvait songer à établir une stricte séparation des pouvoirs. C’eût été, par pédantisme, choquer les habitudes d’un pays accoutumé à trouver tous les pouvoirs associés et hors d’état de comprendre la distinction des autorités. Aussi le chef du district, sorte de préfet, est-il placé à la tête de tous les services locaux. Il a même un droit de surveillance sur les juges de son district et un droit d’appel de leurs décisions. À en prendre les résultats, ce système, qu’on ne saurait regarder que comme provisoire, semble avoir réussi. La sécurité est complète dans le pays. La Bosnie est, assurément, à cet égard, fort, supérieure à l’Algérie et même à la Tunisie. Tandis que, en Algérie, l’introduction d’un jury, uniquement formé de citoyens français, place les indigènes dans une inégalité souvent inique, en Bosnie, le musulman n’est pas exposé à comparaître devant un jury composé de juifs ou de chrétiens ; la justice est la même pour tous, indigènes et immigrés, sans privilège pour personne. Les juges nommés par le pouvoir sont impartiaux ; ils savent se maintenir au-dessus des querelles de races et des rivalités locales. On peut dire que la Bosnie-Herzégovine est ainsi en possession du premier bien pour un peuple simple, une justice prompte et intègre.
De même pour l’administration. On sait que, à toute époque, l’administration a été le fort du gouvernement autrichien. Les provinces occupées ont été divisées en 6 préfectures et en 51 sous-préfectures (sans compter quelques expositur ou localités détachées des sous-préfectures), ce qui place un administrateur éclairé à la portée de tous les habitans. L’administration communale n’est pas encore partout régulièrement constituée. Elle est restée, dans les campagnes, à l’état rudimentaire, aux mains des mouktars musulmans ou des kmets chrétiens, sorte de rustiques baillis, nommés par le pouvoir et assistés de medjliss, adjoints ou conseillers choisis par les populations des différens cultes, selon les coutumes locales. Les villes, au contraire, ont été pourvues de municipalités et de conseils municipaux, élus au moins pour les deux tiers de leurs membres : Le gouvernement cherchait là un moyen d’initier les Bosniaques aux affaires publiques et au self-government local. En un pays aussi profondément divisé par d’épaisses cloisons religieuses, ce n’était point une œuvre aisée. On a adopté un parti aussi ingénieux qu’équitable. Tout en respectant les groupemens confessionnels, trop importans pour qu’on n’en tînt pas compte, l’on a fait des assemblées municipales le rendez-vous des diverses confessions. Le principe est que chaque groupe religieux, orthodoxe ou catholique, musulman ou juif, est représenté, proportionnellement à ses forces numériques ; mais le choix des représentans de chaque confession est laissé à tous les électeurs indistinctement. De cette façon, aucun groupe n’est écrasé, et les Bosniaques des diverses confessions apprennent à se connaître et à se donner la main, par-dessus les antiques barrières religieuses.
Les institutions, en pays neufs surtout, ne valent guère que par ceux qui les appliquent. C’est là une vérité dont l’Autriche s’est souvenue en Bosnie-Herzégovine. Une des choses qui nous ont le plus frappé, c’est la valeur des fonctionnaires appelés à gouverner et à administrer les provinces occupées. Il y a là, pour nous Français, qui, dans nos possessions ou nos colonies, nous préoccupons souvent si peu du choix des hommes, une haute et mortifiante leçon. S’il se rencontre, çà et là, quelques fonctionnaires envoyés au Sud de la Save, pour des fredaines de jeunesse, en reparatur, selon la pittoresque expression d’un Autrichien, c’est une exception. Pour qui le considère en bloc, le personnel administratif de la Bosnie-Herzégovine semble un personnel d’élite. Cela est surtout vrai des chefs de services. Au lieu d’expédier, dans ses nouvelles possessions, des favoris sans titres ou des hommes tarés qu’on ne pouvait ou qu’on n’osait caser ailleurs, le gouvernement austro-hongrois a fait choix, pour l’administration des anciennes provinces turques, d’hommes capables, dévoués, instruits. Et ces fonctionnaires, au lieu d’être enlevés rapidement au pays qu’ils avaient organisé, ont été, pour la plupart, maintenus à leur poste ; ils ont fait carrière en Bosnie ; par suite, ils la connaissent et ils l’aiment. Ils portent, à leur œuvre commune, un intérêt dont la sincérité presque passionnée m’a plus d’une fois touché. Beaucoup sont en Bosnie depuis douze ou quinze ans, depuis vingt ans même.
À la tête du gouvernement, est, nous l’avons dit, un des hommes les plus considérables de la monarchie dualiste, un Hongrois, M. de Kallay, ministre des Finances, du ministère commun. Voici plus d’une quinzaine d’années que M. de Kallay dirige les affaires de Bosnie, et c’est à son activité infatigable, à sa connaissance des hommes et des choses, c’est au choix des collaborateurs dont il a su s’entourer, que revient, pour une large part, le mérite de tout ce qui s’est fait d’utile et de fécond en Bosnie-Herzégovine.
Unité et continuité de direction, aux mains d’une autorité soutenue par le pouvoir central, n’est-ce pas, partout, en pareil cas, la première condition du succès ? On se demande, non sans tristesse, ce que nous aurions pu faire, nous aussi, en Algérie, en Indo-Chine et dans nos diverses colonies, avec la même unité de direction et le même esprit de suite. Il n’y a donc pas à s’étonner des résultats acquis en une vingtaine d’années par l’administration de la Bosnie-Herzégovine. Amis et adversaires de l’Autriche-Hongrie sont contraints de lui rendre justice, et l’on comprend que le gouvernement bosniaque aime à faire voir son œuvre aux étrangers. Tout compte fait, il semble avoir le droit d’en être fier. On peut différer d’opinion sur les titres de l’Autriche-Hongrie à demeurer en Bosnie ; on ne saurait nier qu’elle y ait accompli, à son honneur, une tâche malaisée.
Pour en apprécier tout le mérite, il n’y a, comme nous l’avons fait, qu’à passer de Bosnie en Albanie et de Sarajévo ou de Mostar à Scutari. Ce qu’était la Bosnie avant l’arrivée de l’Autriche, la Haute-Albanie et Scutari peuvent en donner quelque idée, bien que, entre les Bosniaques et les Albanais, il faille faire la part de certaines différences de mœurs et de tempérament[6]. Tandis que, en Albanie, un Européenne peut guère s’écarter sans péril de Scutari ; qu’à Scutari même, un chrétien n’ose pas toujours s’aventurer dans le quartier musulman ; qu’aux portes de la ville, on assassine, chaque semaine, impunément, et que pour punir un meurtrier, un Albanais ne peut compter que sur son fusil et sur les vendettas de clans ; en Bosnie, au contraire, la justice a appris à ne pas marcher d’un pied boiteux. Le voyageur n’a pas besoin de s’embarrasser d’armes encombrantes, il se sent partout en sécurité, jusqu’au sommet du Trébénik et des montagnes désertes, jusqu’au fond des grandes forêts de hêtres ou de sapins de la Bielovitsa.
Est-ce à dire que le gouvernement et l’administration de la Bosnie aient réussi à satisfaire tous leurs administrés et qu’on n’entende nulle part de plainte ou de critique ? Non sans doute. Une pareille œuvre a forcément ses lacunes et ses imperfections, et il y a, en tout pays, des mécontens. Le gouvernement bosniaque est avant tout soucieux de maintenir la tranquillité publique ; il se peut qu’il ait eu parfois quelques brutalités, bien que ses procédés habituels fassent plutôt songer à la main de fer gantée de velours. Comme il arrive souvent, ses adversaires du dedans et du dehors, lui reprochent parfois, en même temps, ce qu’il a fait et ce qu’il n’a pas fait. De toutes les critiques que j’ai entendu lui adresser, la plus sérieuse ou la plus spécieuse, c’est qu’il a voulu aller trop vite. C’est là, en vérité, un défaut presque inévitable pour une administration européenne, appelée, soudainement, en un pays neuf, où tout, en toutes choses, était à faire.
On a fait beaucoup en Bosnie, et forcément on a fait vite, parfois même, aussi, on a fait grand. Routes, chemins de fer, casernes, églises, écoles primaires, écoles techniques ou professionnelles, gymnases ou collèges classiques, prisons, hôpitaux, fermes modèles, stations agricoles ou forestières, tout a été entrepris, presque simultanément, et souvent sur les modèles les plus récens et les plus achevés[7]. C’est ainsi que Sarajévo possède une prison et un hôpital du type le plus perfectionné. Des édifices sont sortis de terre, des administrations ont été créées, des services ont été improvisés, tout cela avec intelligence, et, ce qui est peut-être plus rare, avec une véritable entente des besoins du pays et des conditions locales. Mais tout cela a coûté cher ; et, comme il arrive partout, le contribuable, l’ingrat contribuable est plus enclin à considérer le poids des dépenses que les services et les avantages des créations ou des institutions nouvelles. Bien que l’Autriche-Hongrie. ait sagement rejeté une partie des frais de l’occupation sur le budget commun de la monarchie dualiste, il a fallu des ressources pour tout cet outillage nouveau, pour ce qu’on pourrait appeler ces frais de premier établissement ; — or, les ressources du pays étaient modiques. Il a fallu établir des monopoles, peu lourds, il est vrai, monopoles du tabac, du pétrole, du sel. Il a fallu, sinon inventer des impôts nouveaux, du moins conserver des taxes souvent impopulaires. Ainsi, de l’ancienne dîme turque, la dîme sur les produits du sol ; et, au lieu de la percevoir, comme le Turc, en nature, le gouvernement bosniaque la fait payer en argent, sur estimation, d’après les mercuriales des marchés voisins. Quelques ménagemens qu’y puissent apporter les autorités, ce nouveau mode de perception et d’évaluation n’a point manqué de soulever des difficultés et des plaintes.
Au reproche d’avoir trop fait et d’avoir été trop entreprenant s’allie parfois, jusque dans les mêmes bouches, car l’homme est partout illogique, le reproche de s’être montré trop timide, d’avoir reculé devant les réformes nécessaires. On se fait un grief contre le gouvernement de ce qu’il n’a pas osé modifier le régime de la propriété et édicter les lois agraires attendues d’une notable partie de la population. Nous ne saurions, quant à nous, partager ce sentiment. Des lois agraires portent le trouble dans la conscience d’un peuple ; elles ne sont excusables que lorsqu’elles seules peuvent trancher des prétentions impossibles à concilier et parfois également fondées, comme dans la Russie du servage. Au lieu d’enlever leurs terres aux begs musulmans, le gouvernement de Bosnie s’est contenté de faciliter au kmet le rachat des droits de son seigneur. Des banques font, pour cela, au paysan, des avances de fonds, que les tenanciers remboursent par annuités. En outre, le gouvernement a protégé le kmet contre les injustes exigences de ses maîtres qui parfois s’installaient chez lui pour y vivre à ses dépens. Pareilles réformes valent mieux que des lois agraires qui, alors même qu’elles n’eussent pas ruiné le propriétaire musulman, lui eussent toujours paru une spoliation. Cette manière de procéder est même moins lente qu’on ne l’eût cru ; elle a augmenté, déjà, le nombre des paysans propriétaires d’environ 15 000 chefs de famille. En 1895, lors du dernier recensement, la, proportion des paysans libres était, déjà, de 46 pour 100, et l’on calcule qu’il suffira d’un demi-siècle pour convertir tous les anciens kmets en petits propriétaires. En attendant, ces tenanciers vivent sur les champs qu’ils cultivent depuis des générations, à la façon de métayers qui ne peuvent être expulsés arbitrairement. Ils restent assujettis à la tretina ; c’est-à-dire qu’ils doivent abandonner à leurs seigneurs le tiers de leurs récoltes.
D’une manière générale, le gouvernement de la Bosnie a évité les mesures violentes et les mesures radicales. Il a pris garde de révolutionner le pays. Il n’a pas voulu brusquer les habitudes locales, froisser les mœurs, bouleverser les usages. En prenant l’administration de la Bosnie, l’Autriche devait y importer des idées et des notions nouvelles, avec les méthodes européennes. Elle l’a fait avec une prudente sagesse, s’appliquant à ménager les transitions. Elle a, sous ce rapport, agi avec autrement de tact et de réserve que nous, en Algérie. Sous son administration, les anciennes provinces turques devaient effectuer une sorte de mue. Il leur fallait passer d’un régime oriental, à la fois asiatique et archaïque, à un régime occidental moderne. À ce pays arraché à l’Europe par la conquête ottomane, au XVe siècle, et demeuré pendant quatre cents ans immobile, il fallait, tout d’un coup, en une génération, sauter, comme d’un bond, par-dessus plusieurs siècles. Rien de plus dangereux, pour un peuple et pour une race, que de pareils sauts et de pareils changemens. Son génie, ses croyances, ses notions de la vie et du droit, sa santé physique et sa santé morale peuvent s’y perdre. Au lieu de précipiter l’évolution et de hâter le mouvement, le gouvernement de la Bosnie a plutôt cherché à l’adoucir et à l’enrayer.
Cela, en toutes choses, dans tous les domaines. Ainsi, comme nous l’avons dit, pour la propriété ; au lieu de suivre les conseils des imprudens, qui poussaient à des lois agraires et au remaniement radical de la propriété foncière, le gouvernement, tout en travaillant à relever la situation des tenanciers, a su respecter les droits séculaires de leurs seigneurs, s’abstenant de porter la main sur aucun droit ou aucun intérêt respectables. Ainsi pour le mode de tenure de la terre, pour l’antique zadruga des Slaves du Sud, c’est-à-dire pour les communautés de famille en usage encore chez nombre de tenanciers. Si le gouvernement bosniaque n’a pas, ainsi que le nouveau code du Montenegro, reconnu officiellement la zadruga et les communautés de famille, il s’est gardé de les abolir, comme on l’avait fait, jadis, imprudemment, en Croatie, au risque de former ou d’accroître un prolétariat rural, trop souvent voué à la misère. En Bosnie, la zadruga continue encore son existence obscure. Les seigneurs, musulmans ou chrétiens, sont fréquemment les premiers à s’opposer aux partages de famille de leurs tenanciers ; et, là même où le partage a lieu, il se reforme, souvent, en Bosnie, comme au Montenegro, une zadruga, une communauté plus petite, avec la nouvelle génération. Nulle part, croyons-nous, le gouvernement n’a cherché à introduire d’autorité, dans le pays, des lois ou des pratiques d’origine étrangère, faites pour des peuples d’une autre civilisation ou d’une culture plus ancienne.
Malgré toutes ces précautions et cette sage retenue, le gouvernement de la Bosnie ne pouvait épargner à ses administrés toutes les difficultés et tous les malaises d’un tel changement. Le passage du régime turc à un régime européen ne pouvait se faire sans secousses et sans souffrances. S’il y a des classes de la population qui ont profité largement de la transformation du pays, parce qu’elles ont su s’approprier l’esprit et les méthodes de ce que nous appelons la civilisation moderne, il en est d’autres qui en ont pâti, au moins temporairement. Ainsi, par exemple, des petits commerçans des villes, et parfois aussi, des petits propriétaires de la campagne. En tout pays appelé à des conditions d’existence nouvelles, en tout pays surtout dont le développement est hâté par des causes extérieures, il se produit, fatalement, en même temps qu’une sorte de déclassement social, une rupture d’équilibre, une crise économique et morale à la fois. Il était impossible que la Bosnie-Herzégovine y échappât entièrement. Le gouvernement, en tuteur avisé, a eu beau s’efforcer de prévenir et d’adoucir les effets de cette crise ; il ne dépendait pas de lui de la supprimer. C’eût été un miracle, au-dessus des forces du pouvoir et de l’art du politique. Il suffit aux légitimes ambitions d’un gouvernement que l’ensemble du pays soit en progrès. Or, le progrès dans ’la Bosnie-Herzégovine est incontestable ; il apparaît aux yeux les moins bienveillans, et il semble avoir d’autant plus de chances de durée qu’il a été moins brusque, et si je puis ainsi parler, moins radical et moins révolutionnaire. Si rien ne leur est plus nécessaire, rien n’est plus dangereux, pour les populations orientales, que le contact soudain de l’Europe et de la civilisation européenne. Toute leur vie, matérielle et morale, en reçoit un ébranlement dont certains peuples ne se relèveront peut-être jamais. Ce danger a été, dans la mesure du possible, épargné à la Bosnie-Herzégovine. Aussi, de tout ce vaste Orient, plus ou moins ouvert à l’irruption des idées européennes, est-ce un des pays où le contact de l’Occident a produit le plus de bien, avec la moindre somme de mal.
ANATOLE LEROY-BEAULIEU.
- ↑ Voyez les études de M. Charles Benoist sur la Monarchie austro-hongroise et l’Equilibre européen, Revue du 15 octobre, du 1er décembre 1897 et du 15 juillet 1898, et sur l’Europe sans Autriche, Revue du 15 novembre 1899.
- ↑ La Bosnie et l’Herzégovine, ouvrage publié sous la direction de la Revue générale des Sciences ; Paris, librairie Armand Colin.
- ↑ Sur la langue et la littérature serbo-croates en Bosnie, les slavistes et les philologues trouveront, dans le volume mentionné ci-dessus, une savante étude faite sur place par M. Paul Boyer, professeur à notre École des Langues orientales vivantes. À cette étude est jointe (p. 335), une carte donnant l’extension géographique de la langue serbo-croate. D’après les informations que j’ai recueillies au Montenegro et à Scutari d’Albanie, cette carte, qui, pour tout le reste, m’a paru d’une grande exactitude, semble étendre à tort l’aire géographique de la langue serbe au sud des nouvelles frontières de la Cernagore, sur le lac de Scutari. C’est plutôt, aujourd’hui, l’albanais qui empiète sur le territoire actuel de la principauté, que le serbe qui déborde, en dehors du Montenegro, sur l’Albanie.
- ↑ Voyez, par exemple, M. Charles Diehl, En Méditerranée ; Hachette, chapitre consacré à la Bosnie-Herzégovine.
- ↑ Au milieu des chrétiens et des musulmans, les uns et les autres également Slaves, se rencontrent près de 10 000 Juifs, auxquels, en Bosnie comme presque partout, leur intelligence et leur activité ont donné une importance supérieure à leur nombre. Ces Juifs de Bosnie se partagent, à peu près par moitié, en Sephardim ou Juifs espagnols, établis dans le pays depuis deux ou trois siècles, et en Ashkenazim, ou Juifs allemands, immigrés depuis l’occupation. Les premiers, appelés par leurs voisins bosniaques Spanioles, c’est-à-dire Espagnols, parlent encore entre eux un dialecte castillan et ont conservé des murs fort originales. Je leur ai consacré un chapitre dans le volume La Bosnie-Herzégovine. Ces Juifs, entièrement émancipés par l’Autriche-Hongrie, sont entre ceux des habitans qui ont le mieux accueilli l’occupation et qui en ont su tirer le plus de profit.
- ↑ Sur la « Haute-Albanie », je me permettrai de renvoyer le lecteur au très intéressant ouvrage de M. Grand, notre ancien consul à Scutari.
- ↑ Pour les écoles et l’enseignement sous toutes ses formes, l’œuvre est déjà considérable ; elle nous est décrite avec autant d’intelligence que de compétence par M. Louis Olivier.