L’Autre monde (Cyrano de Bergerac)/L’Autre monde/II.1. Les États et Empires du Soleil

Texte établi par Frédéric Lachèvre, Garnier (p. 123-190).
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II. — Les États et Empires du Soleil[1]


Enfin notre vaisseau surgit au havre de Toulon (141) ; et d’abord après avoir rendu grâce aux vents et aux étoiles, pour la félicité du voyage, chacun s’embrassa sur le Port, et se dit adieu. Pour moi, parce qu’au monde de la Lune d’où j’arrivois, l’argent se met au nombre des contes faits à plaisir, et que j’en avois comme perdu la mémoire, le Pilote se contenta, pour le nolage, de l’honneur d’avoir porté dans son navire un homme tombé du Ciel. Rien ne nous empêcha donc d’aller jusques auprès de Toulouse, chez un de mes amis. Je brûlois de le voir, pour la joie que j’espérois lui causer, au récit de mes aventures. Je ne serai point ennuyeux à vous réciter tout ce qui m’arriva sur le chemin ; je me lassai, je me reposai, j’eus soif, j’eus faim, je bus, je mangeai au milieu de vingt ou trente chiens qui composoient sa meute. Quoi que je fusse en fort mauvais ordre, maigre, et rôti du hâle, il ne laissa pas de me reconnoître. Transporté de ravissement, il me sauta au cou, et, après m’avoir baisé plus de cent fois, tout tremblant d’aise, il m’entraîna dans son château, où sitôt que les larmes eurent fait place à la voix : « Enfin ; s’écria-t-il, nous vivons et nous vivrons, malgré tous les accidents dont la fortune a ballotté notre vie. Mais, bons dieux ! il n’est donc pas vrai le bruit qui courut que vous aviez été brûlé en Canada, dans ce grand feu d’artifice duquel vous fûtes l’inventeur ? Et cependant deux ou trois personnes de créance, parmi ceux qui m’en apportèrent les tristes nouvelles, m’ont juré avoir vu et touché cet oiseau de bois dans lequel vous fûtes ravi. Ils me contèrent, que par malheur vous étiez entré dedans au moment qu’on y mit le feu, et que la rapidité des fusées qui brûloient tout alentour, vous enlevèrent si haut que l’assistance vous perdit de vue. Et vous fûtes, à ce qu’ils protestent, consumé de telle sorte, que la machine étant retombée, on n’y trouva que fort peu de vos cendres. — Ces cendres, lui répondis-je, Monsieur, étoient donc celles de l’artifice même, car le feu ne m’endommagea en façon quelconque. L’artifice étoit attaché en dehors, et sa chaleur par conséquent ne pouvoit pas m’incommoder.

« Or vous saurez qu’aussitôt que le salpêtre fut à bout, l’impétueuse ascension des fusées ne soutenant plus la machine, elle tomba en terre. Je la vis choir ; et lorsque je pensois culbuter avec elle, je fus bien étonné de sentir que je montois vers la Lune. Mais il faut vous expliquer la cause d’un effet que vous prendriez pour un miracle.

« Je m’étois le jour de cet accident, à cause de certaines meurtrissures, frotté de moelle tout le corps ; mais parce que nous étions en décours, et que la Lune pour lors attire la moelle, elle absorba si goulûment celle dont ma chair étoit imbue, principalement quand ma boîte fut arrivée au-dessus de la moyenne région, où il n’y avoit point de nuages interposés pour en affaiblir l’influence, que mon corps suivit cette attraction. Et je vous proteste qu’elle continua de me sucer si longtemps, qu’à la fin j’abordai ce monde qu’on appelle ici la Lune. »

Je lui racontai ensuite fort au long, toutes les particularités de mon voyage ; et M. de Colignac ravi d’entendre des choses si extraordinaires, me conjura de les rédiger par écrit. Moi qui aime le repos je résistai longtemps, à cause des visites qu’il étoit vraisemblable que cette publication m’attireroit. Toutefois, honteux du reproche dont il me rebattoit, de ne pas faire assez de compte de ses prières, je me résolus enfin de le satisfaire. Je mis donc la plume à la main, et à mesure que j’achevois un cahier, impatient de ma gloire qui lui démangeoit plus que la sienne, il alloit à Toulouse le prôner dans les plus belles assemblées. Comme on l’avoit en réputation d’un des plus forts génies de son siècle, mes louanges dont il sembloit l’infatigable écho, me firent connoître de tout le monde. Déjà les graveurs, sans m’avoir vu, avoient buriné mon image ; et la Ville retentissoit, dans chaque carrefour, du gosier enroué des colporteurs qui crioient à tue-tête : Voilà le portrait de l’Auteur des États et Empires de la Lune. Parmi les gens qui lurent mon livre, il se rencontra beaucoup d’ignorans qui le feuilletèrent. Pour contrefaire les esprits de la grande volée, ils applaudirent comme les autres, jusqu’à battre des mains à chaque mot, de peur de se méprendre, et tout joyeux s’écrièrent : Qu’il est bon ! aux endroits qu’ils n’entendoient point. Mais la superstition travestie en remords, de qui les dents sont bien aiguës, sous la chemise d’un sot, leur rongea tant le cœur, qu’ils aimèrent mieux renoncer à la réputation de Philosophe (laquelle aussi bien leur étoit un habit mal fait), que d’en répondre au jour du Jugement.

Voilà donc la médaille renversée, c’est à qui chantera la palinodie. L’ouvrage dont ils avoient fait tant de cas, n’est plus qu’un pot-pourri de contes ridicules, un amas de lambeaux décousus, un répertoire de Peau-d’Âne (142) à bercer les enfans ; et tel n’en connoît pas seulement la syntaxe qui condamne l’Auteur à porter une bougie à Saint-Mathurin (143).

Ce contraste d’opinions entre les habiles et les idiots, augmenta son crédit. Peu après, les copies en manuscrit se vendirent sous le manteau ; tout le monde, et ce qui est hors du monde, c’est-à-dire depuis le gentilhomme jusqu’au moine, acheta cette pièce : les femmes mêmes prirent parti. Chaque famille se divisa, et les intérêts de cette querelle allèrent si loin, que la ville fut partagée en deux factions, la Lunaire et l’Antilunaire.

On étoit aux escarmouches de la bataille, quand un matin je vis entrer dans la chambre de Colignac, neuf ou dix barbes à longue robe, qui d’abord lui parlèrent ainsi : « Monsieur, vous savez qu’il n’y a pas un de nous en cette compagnie qui ne soit votre allié, votre parent ou votre ami, et que par conséquent, il ne vous peut rien arriver de honteux qui ne nous rejaillisse sur le front. Cependant nous sommes informés de bonne part que vous retirez un sorcier dans votre château. — Un sorcier ! s’écria Colignac ; ô Dieux ! nommez-le-moi ! Je vous le mets entre les mains. Mais il faut prendre garde que ce ne soit une calomnie. — Hé quoi ! Monsieur, interrompit l’un des plus vénérables, y a-t-il aucun Parlement qui se connoisse en sorciers comme le nôtre ? Enfin, mon cher neveu, pour ne vous pas davantage tenir en suspens, le sorcier que nous accusons est l’auteur des États et Empires de la Lune ; il ne sauroit pas nier qu’il ne soit le plus grand Magicien de l’Europe, après ce qu’il avoue lui-même. Comment ! avoir monté à la Lune, cela se peut-il, sans l’entremise de…… Je n’oserois nommer la bête ; car enfin, dites-moi, qu’alloit-il faire chez la Lune ? — Belle demande ! interrompit un autre ; il alloit assister au sabbat qui s’y tenoit possible ce jour-là : et, en effet vous voyez qu’il eut accointance avec le Démon de Socrate (144). Après cela, vous étonnez-vous que le diable l’ait, comme il dit, rapporté en ce monde ? Mais quoi qu’il en soit, voyez-vous, tant de Lunes, tant de cheminées, tant de voyages par l’air, ne valent rien, je dis rien du tout ; et entre vous et moi (à ces mots, il approcha sa bouche de son oreille) je n’ai jamais vu de sorcier qui n’eût commerce avec la Lune. » Ils se turent après ces bons avis ; et Colignac demeura tellement ébahi de leur commune extravagance, qu’il ne put jamais dire un mot. Ce que voyant un vénérable butor, qui n’avoit point encore parlé : « Voyez-vous, dit-il, notre parent, nous connoissons où vous tient l’enclonure ; le Magicien est une personne que vous aimez, mais n’appréhendez rien ; à votre considération, les choses iront à la douceur : vous n’avez seulement qu’à nous le mettre entre les mains ; et pour l’amour de vous, nous engageons notre honneur de le faire brûler sans scandale. »

À ces mots, Colignac, quoique ses poings dans ses côtés, ne put se contenir ; un éclat de rire le prit, qui n’offensa pas peu Messieurs ses parens ; de sorte qu’il ne fut pas en son pouvoir de répondre à aucun point de leur harangue, que par des ha a a a, ou des ho o o o ; si bien que nos Messieurs très-scandalisés s’en allèrent, je dirois avec leur courte honte, si elle n’avoit duré jusqu’à Toulouse. Quand ils furent partis, je tirai Colignac dans son cabinet, où sitôt que j’eus fermé la porte dessus nous : « Comte, lui dis-je, ces Ambassadeurs à long poil me semblent des comètes chevelues ; j’appréhende que le bruit dont ils ont éclaté ne soit le tonnerre de la foudre qui s’ébranle pour choir. Quoique leur accusation soit ridicule, et possible un effet de leur stupidité, je ne serois pas moins mort, quand une douzaine d’habiles gens qui m’auroient vu griller, diroient que mes juges sont des sots. Tous les argumens dont ils prouveroient mon innocence ne me ressusciteroient pas ; et mes cendres demeureroient toût aussi froides dans un tombeau, qu’à la voirie. C’est pourquoi sauf votre meilleur avis, je serois fort joyeux de consentir à la tentation qui me suggère de ne leur laisser en cette Province que mon portrait ; car j’enragerois au double de mourir pour une chose à laquelle je ne crois guère. » Colignac n’eut quasi pas la patience d’attendre que j’eusse achevé pour répondre. D’abord, toutefois, il me railla ; mais quand il vit que je le prenois sérieusement : « Ha ! par la mort ! s’écria-t-il d’un visage alarmé, on ne vous touchera point au bord du manteau, que moi, mes amis, mes vassaux, et tous ceux qui me considèrent, ne périssent auparavant. Ma maison est telle, qu’on ne la peut forcer sans canon ; elle est très-avantageuse d’assiette, et bien flanquée. Mais je suis fou de me précautionner contre des tonnerres de parchemin. — Ils sont, lui répliquai-je, quelquefois plus à craindre que ceux de la moyenne région. »

De là en avant nous ne parlâmes que de nous réjouir. Un jour nous chassions, un autre nous allions à la promenade, quelquefois nous recevions visite, et quelquefois nous en rendions ; enfin nous quittions toujours chaque divertissement, avant que ce divertissement eût pu nous ennuyer.

Le marquis de Cussan, voisin de Colignac, homme qui se connoît aux bonnes choses, étoit ordinairement avec nous, et nous avec lui ; et pour rendre les lieux de notre séjour encore plus agréables par ce changement, nous allions de Colignac à Cussan, et revenions de Cussan à Colignac. Les plaisirs innocens dont le corps est capable, ne faisoient que la moindre partie. De tous ceux que l’esprit peut trouver dans l’étude et la conversation, aucun ne nous manquoit ; et nos bibliothèques unies comme nos esprits, appeloient tous les doctes dans notre société. Nous mêlions la lecture à l’entretien ; l’entretien à la bonne chère, celle-là à la pêche ou à la chasse, aux promenades ; et en un mot, nous jouissions pour ainsi dire et de nous-même, et de tout ce que la Nature a produit de plus doux pour notre usage, et ne mettions que la raison pour borne à nos désirs. Cependant ma réputation contraire à mon repos, couroit les villages circonvoisins, et les villes mêmes de la Province. Tout le monde, attiré par ce bruit, prenoit prétexte de venir voir le seigneur pour voir le sorcier. Quand je sortois du château, non-seulement les enfans et les femmes, mais aussi les hommes, me regardoient comme la Bête (145), surtout le Pasteur de Colignac (146), qui par malice ou par ignorance, étoit en secret le plus grand de mes ennemis. Cet homme simple en apparence, et dont l’esprit bas et naïf étoit infiniment plaisant en ses naïvetés, étoit en effet très-méchant ; il étoit vindicatif jusqu’à la rage ; calomniateur, comme quelque chose de plus qu’un Normand ; et si chicaneur, que l’amour de la chicane étoit sa passion dominante. Ayant longtemps plaidé contre son seigneur, qu’il haïssoit d’autant plus qu’il l’avoit trouvé ferme contre ses attaques, il en craignoit le ressentiment, et, pour l’éviter, avoit voulu permuter son bénéfice. Mais soit qu’il eût changé de dessein, ou seulement qu’il eût différé pour se venger de Colignac, en ma personne, pendant le séjour qu’il feroit en ses terres, il s’efforçoit de persuader le contraire, bien que des voyages qu’il faisoit bien souvent à Toulouse en donnassent quelque soupçon. Il y faisoit mille contes ridicules de mes enchantemens ; et la voix de cet homme malin, se joignant à celle des simples et des ignorans, y mettait mon nom en exécration. On n’y parloit plus de moi que comme d’un nouvel Agrippa (147), et nous sûmes qu’on y avoit même informé contre moi à la poursuite du Curé, lequel avoit été précepteur de ses enfans. Nous en eûmes avis par plusieurs personnes qui étoient dans les intérêts de Colignac et du Marquis ; et bien que l’humeur grossière de tout un pays nous fût un sujet d’étonnement et de risée, je ne laissai pas de m’en effrayer en secret, lorsque je considérois de plus près les suites fâcheuses que pourroit avoir cette erreur. Mon bon Génie sans doute m’inspiroit cette frayeur, il éclairoit ma raison de toutes ces lumières pour me faire voir le précipice où j’allois tomber ; et non content de me conseiller ainsi tacitement, se voulut déclarer plus expressément en ma faveur.

Une nuit des plus fâcheuses qui fut jamais, ayant succédé à un des jours les plus agréables que nous eussions eus à Colignac, je me levai aussitôt que l’aurore ; et pour dissiper les inquiétudes et les nuages dont mon esprit étoit encore offusqué, j’entrai dans le jardin, où la verdure, les fleurs et les fruits, l’artifice et la Nature, enchantoient l’âme et les yeux, lors qu’en même instant j’aperçus le Marquis qui s’y promenoit seul dans une grande allée, laquelle coupoit le parterre en deux. Il avoit le marcher lent et le visage pensif. Je restai fort surpris de le voir contre sa coutume si matineux ; cela me fit hâter mon abord pour lui en demander la cause. Il me répondit que quelques fâcheux songes dont il avoit été travaillé, l’avoient contraint de venir plus matin qu’à son ordinaire, guérir un mal au jour que lui avoit causé l’ombre. Je lui confessai qu’une semblable peine m’avoit empêché de dormir, et je lui en allois conter le détail ; mais comme j’ouvrois la bouche, nous aperçûmes, au coin d’une palissade qui croisoit dans la nôtre, Colignac qui marchoit à grands pas. De si loin qu’il nous aperçut :

« Vous voyez, s’écria-t-il, un homme qui vient d’échapper aux plus affreuses visions dont le spectacle soit capable de faire tourner le cerveau. À peine ai-je eu le loisir de mettre mon pourpoint, que je suis descendu pour vous le conter ; mais vous n’étiez plus ni l’un, ni l’autre, dans vos chambres. C’est pourquoi je suis accouru au jardin, me doutant que vous y seriez. » En effet le pauvre gentilhomme étoit presque hors d’haleine. Sitôt qu’il l’eut reprise, nous l’exhortâmes de se décharger d’une chose, qui pour être souvent fort légère, ne laisse pas de peser beaucoup. « C’est mon dessein, nous répliqua-t-il ; mais auparavant assoyons-nous. » Un cabinet de jasmins nous présenta tout à propos de la fraîcheur et des sièges ; nous nous y retirâmes, et, chacun s’étant mis à son aise, Colignac poursuivit ainsi : « Vous saurez qu’après deux ou trois sommes durant lesquels je me suis trouvé parmi beaucoup d’embarras, dans celui que j’ai fait environ le crépuscule de l’aurore, il m’a semblé que mon cher hôte que voilà, étoit entre le Marquis et moi, et que nous le tenions étroitement embrassé, quand un grand monstre noir qui n’étoit que de têtes, nous l’est venu tout d’un coup arracher. Je pense même qu’il l’alloit précipiter dans un bûcher allumé proche de là, car il le balançoit déjà sur les flammes ; mais une fille semblable à celle des Muses, qu’on nomme Euterpe, s’est jetée aux genoux d’une Dame qu’elle a conjurée de le sauver (cette Dame avoit le port et les marques dont se servent nos peintres pour représenter la Nature). À peine a-t-elle eu le loisir d’écouter les prières de sa suivante, que, tout étonnée : « Hélas ! a-t-elle crié, c’est un de mes amis ! » Aussitôt elle a porté à sa bouche une espèce de sarbacane, et a tant soufflé par le canal, sous les pieds de mon cher hôte, qu’elle l’a fait monter dans le Ciel, et l’a garanti des cruautés du monstre à cent têtes. J’ai crié après lui fort longtemps ce me semble, et l’ai conjuré de ne pas s’en aller sans moi ; quand une infinité de petits Anges tout ronds qui se disoient enfans de l’Aurore, m’ont enlevé au même pays, vers lequel il paraissoit voler, et m’ont fait voir des choses que je ne vous raconterai point, parce que je les tiens trop ridicules. » Nous le suppliâmes de ne pas laisser de nous les dire. « Je me suis imaginé, continua-t-il, être dans le Soleil, et que le Soleil étoit un monde. Je n’en serois pas même encore désabusé, sans le hennissement de mon barbe, qui me réveillant, m’a fait voir que j’étois dans mon lit. » Quand le Marquis connut que Colignac avoit achevé : « Et vous, dit-il, monsieur Dyrcona (148), quel a été le vôtre ? — Pour le mien, répondis-je, encore qu’il ne soit pas des vulgaires, je le mets en compte de rien. Je suis bilieux, mélancolique ; c’est la cause pourquoi depuis que je suis au monde, mes songes m’ont sans cesse représenté des cavernes et du feu. Dans mon plus bel âge il me sembloit en dormant que, devenu léger, je m’enlevois jusqu’aux nues, pour éviter la rage d’une troupe d’assassins qui me poursuivoient ; mais qu’au bout d’un effort fort long et fort vigoureux, il se rencontroit toujours quelque muraille, après avoir volé par dessus beaucoup d’autres, au pied de laquelle accablé de travail, je ne manquois point d’être arrêté. Ou bien si je m’imaginois prendre ma volée droit en haut, encore que j’eusse avec les bras nagé fort longtemps dans le Ciel, je ne laissois pas de me rencontrer toujours proche de terre ; et contre toute raison sans qu’il me semblât être devenu ni las ni lourd, mes ennemis ne faisoient qu’étendre la main, pour me saisir par le pied, et m’attirer à eux. Je n’ai guère eu que des songes semblables à celui-là, depuis que je me connois ; hormis que cette nuit après avoir longtemps volé comme de coutume, et m’être plusieurs fois échappé de mes persécuteurs, il m’a semblé qu’à la fin je les ai perdus de vue, et que, dans un Ciel libre et fort éclairé, mon corps soulagé de toute pesanteur, j’ai poursuivi mon voyage jusque dans un Palais, où se composent la chaleur et la lumière, j’y aurois sans doute remarqué bien d’autres choses ; mais mon agitation pour voler m’avoit tellement approché du bord du lit, que je suis tombé dans la ruelle, le ventre tout nu sur le plâtre, et les yeux fort ouverts. Voilà, Messieurs, mon songe tout au long, que je n’estime qu’un pur effet de ces deux qualités qui prédominent à mon tempérament ; car encore que celui-ci diffère un peu de ceux qui m’arrivent toujours, en ce que j’ai volé jusqu’au Ciel sans rechoir, j’attribue ce changement au Sang, qui s’est répandu par la joie de nos plaisirs d’hier, plus au large qu’à son ordinaire, a pénétré la mélancolie, et lui a ôté en la soulevant cette pesanteur qui me faisoit retomber. Mais après tout c’est une science où il y a fort à deviner. — Ma foi, continua Cussan, vous avez raison, c’est un pot-pourri de toutes les choses à quoi nous avons pensé en veillant, une monstrueuse chimère, un assemblage d’espèces confuses que la fantaisie, qui dans le sommeil n’est plus guidée par la raison, nous présente sans ordre, et dont toutefois en les tordant nous croyons épreindre le vrai sens, et tirer des songes comme des oracles une science de l’avenir ; mais par ma foi je n’y trouvois aucune autre conformité, sinon que les songes comme les oracles ne peuvent être entendus. Toutefois jugez par le mien qui n’est point extraordinaire, de la valeur de tous les autres. J’ai songé que j’étois fort triste, je rencontrois partout Dyrcona qui nous réclamoit. Mais, sans davantage m’alambiquer le cerveau à l’explication de ces noires énigmes, je vous développerai en deux mots leur sens mystique. C’est par ma foi qu’à Colignac on fait de fort mauvais songes, et que si j’en suis cru, nous irons essayer d’en faire de meilleurs à Cussan. — Allons-y donc, me dit le Comte, puisque ce trouble-fête en a tant envie. » Nous délibérâmes de partir le jour même. Je les suppliai de se mettre donc en chemin devant, parce que j’étois bien aise (ayant, comme ils venoient de conclure, à y séjourner un mois) d’y faire porter quelques livres. Ils en tombèrent d’accord, et aussitôt après déjeuner, mirent le cul sur la selle. Ma foi ! cependant je fis un ballot des volumes que je m’imaginai n’être pas à la Bibliothèque de Cussan, dont je chargeai un mulet ; et je sortis environ sur les trois heures, monté sur un très bon coureur. Je n’allois pourtant qu’au pas, afin d’accompagner ma petite bibliothèque, et pour enrichir mon âme avec plus de loisir des libéralités de ma vue. Mais écoutez une aventure qui vous surprendra :

J’avois avancé plus de quatre lieues, quand je me trouvai dans une Contrée que je pensois indubitablement avoir vue autre part. En effet je sollicitai tant ma mémoire de me dire d’où je connoissois ce Paysage, que la présence des objets excitant les images, je me souvins que c’étoit justement le lieu que j’avois vu en songe la nuit passée. Ce rencontre (149) bizarre eût occupé mon attention plus de temps qu’il ne l’occupa, sans une étrange apparition par qui j’en fus réveillé. Un Spectre (au moins je le pris pour tel), se présentant à moi au milieu du chemin, saisit mon cheval par la bride. La taille de ce Fantôme étoit énorme, et par le peu qui paraissoit de ses yeux, il avoit le regard triste et rude. Je ne saurois pourtant dire s’il étoit beau ou laid, car une longue robe tissue des feuillets d’un livre de plainchant, le couvroit jusqu’aux ongles, et son visage étoit caché d’une carte où l’on avoit écrit l’in principio (150). Les premières paroles que le Fantôme proféra : « Satanus Diabolas (151) ! cria-t-il tout épouvanté, je te conjure par le grand Dieu vivant… » À ces mots il hésita ; mais répétant toujours le grand Dieu vivant, et cherchant d’un visage effaré son Pasteur pour lui souffler le reste, quand il vit que, de quelque côté qu’il allongeât la vue, son Pasteur ne paraissoit point, un si effroyable tremblement le saisit, qu’à force de claquer, la moitié de ses dents en tombèrent, et les deux tiers de la gamme sous lesquels il étoit gisant, s’écartèrent en papillotes. Il se retourna pourtant vers moi, et d’un regard ni doux ni rude, où je voyois son esprit flotter pour résoudre lequel seroit plus à propos de s’irriter ou de s’adoucir : « Ho bien, dit-il, Satanus Diabolas, par le sangué ! je te conjure, au nom de Dieu, et de Monsieur Saint-Jean, de me laisser faire ; car si tu grouilles ni pied ni patte, diable emporte je t’étriperai. » Je tiraillois contre lui la bride de mon cheval ; mais les éclats de rire qui me suffoquoient, m’ôtèrent toute force. Ajoutez à cela qu’une cinquantaine de Villageois sortirent de derrière une haie, marchant sur leurs genoux, et s’égosillant à chanter Kyrie Eleison. Quand ils furent assez proche, quatre des plus robustes, après avoir trempé leurs mains dans un bénitier que tenoit tout exprès le Serviteur du Presbytère, me prirent au collet. J’étois à peine arrêté, que je vis paroître Messire Jean, lequel tira dévotement son étole dont il me garrotta ; et ensuite une cohue de femmes et d’enfans, qui malgré toute ma résistance me cousirent dans une grande nappe ; au reste j’en fus si bien entortillé, qu’on ne me voyoit que la tête. En cet équipage, ils me portèrent à Toulouse comme s’ils m’eussent porté au monument. Tantôt l’un s’écrioit que sans cela il y auroit eu famine, parce que lorsqu’ils m’avoient rencontré, j’allois assurément jeter le sort sur les blés ; et puis j’en entendois un autre qui se plaignoit que le claveau n’avoit commencé dans sa bergerie, que d’un dimanche, qu’au sortir de Vêpres je lui avois frappé sur l’épaule. Mais ce qui malgré tous mes désastres, me chatouilla de quelque émotion pour rire, fut le cri plein d’effroi d’une jeune Paysanne après son Fiancé, autrement le Fantôme, qui m’avoit pris mon cheval (car vous saurez que le Rustre s’était acalifourchonné dessus, et déjà comme sien le talonnoit de bonne guerre) : « Misérable, glapissoit son Amoureuse, es-tu donc borgne ? Ne vois-tu pas que le cheval du Magicien est plus noir que charbon, et que c’est le Diable en personne qui t’emporte au sabbat ? » Notre pitaut (152) d’épouvante en culbuta par-dessus la croupe ; ainsi mon cheval eut la clef des champs. Ils consultèrent s’ils se saisiroient du mulet, et délibérèrent que oui ; mais ayant décousu le paquet, et au premier volume qu’ils ouvrirent s’étant rencontré la Physique de M. Descartes (153), quand ils aperçurent tous les cercles par lesquels ce Philosophe a distingué le mouvement de chaque Planète, tous d’une voix hurlèrent que c’étoit les cernes (154) que je traçois pour appeler Belzébut. Celui qui le tenoit le laissa choir d’appréhension, et par malheur en tombant il s’ouvrit dans une page où sont expliquées les vertus de l’aimant ; je dis par malheur, pource qu’à l’endroit dont je parle il y a une figure de cette pierre métallique, où les petits corps qui se déprennent de sa masse pour accrocher le fer sont représentés comme des bras. À peine un de ces marauds l’aperçut, que je l’entendis s’égosiller que c’étoit là le crapaud qu’on avoit trouvé dans l’auge de l’écurie de son cousin Fiacre, quand ses chevaux moururent (155). À ce mot, ceux qui avoient paru les plus échauffés, rengainèrent leurs mains dans leur sein, ou se regantèrent de leurs pochettes. Messire Jean de son côté crioit, à gorge déployée, qu’on se gardât de toucher à rien, que tous ces livres-là étoient de francs grimoires, et le mulet un Satan. La canaille ainsi épouvantée, laissa partir le mulet en paix. Je vis pourtant Mathurine, la servante de M. le Curé, qui le chassoit vers l’étable du presbytère, de peur qu’il n’allât dans le cimetière polluer l’herbe des Trépassés.

Il étoit bien sept heures du soir, quand nous arrivâmes à un bourg, où pour me rafraîchir on me traîna dans la Geôle ; car le Lecteur ne me croiroit pas, si je disois qu’on m’enterra dans un trou, et cependant il est si vrai qu’avec une pirouette j’en visitai toute l’étendue. Enfin il n’y a personne qui, me voyant en ce lieu, ne m’eût pris pour une bougie allumée sous une ventouse. D’abord que mon Geôlier me précipita dans cette caverne : « Si vous me donnez, lui dis-je, ce vêtement de pierre pour un habit, il est trop large ; mais si c’est pour un tombeau, il est trop étroit. On ne peut ici compter les jours que par nuits ; des cinq sens il ne me reste l’usage que de deux, l’odorat et le toucher : l’un, pour me faire sentir les puanteurs de ma prison ; l’autre, pour me la rendre palpable. En vérité je vous l’avoue, je crois être damné, si je ne savois qu’il n’entre point d’innocens en Enfer. »

À ce mot d’innocent, mon Geôlier s’éclata de rire : « Et par ma foi, dit-il, vous êtes donc de nos gens ? Car je n’en ai jamais tenu sous ma clef que de ceux-là. » Après d’autres compliments de cette nature, le bonhomme prit la peine de me fouiller, je ne sais pas à quelle intention ; mais par la diligence qu’il employa, je conjecture que c’étoit pour mon bien. Ses recherches étant demeurées inutiles, à cause que durant la bataille de Diabolas, j’avois glissé mon or dans mes chausses ; quand, au bout d’une très-exacte anatomie, il se trouva les mains aussi vides qu’auparavant, peu s’en fallut que je ne mourusse de crainte, comme il pensa mourir de douleur.

« Ho ! vertubleu ! s’écria-t-il, l’écume dans la bouche, je l’ai bien vu d’abord que c’étoit un Sorcier ! il est gueux comme le Diable. Va, va, continua-t-il, mon camarade, songe de bonne heure à ta conscience. »

Il avoit à peine achevé ces paroles, que j’entendis le carillon d’un trousseau de clefs, où il choisissoit celle de mon cachot. Il avoit le dos tourné ; c’est pourquoi de peur qu’il ne se vengeât du malheur de sa visite, je tirai dextrement de leur cache trois pistoles, et je lui dis : « Monsieur le Concierge, voilà une pistole ; je vous supplie de me faire apporter un morceau, je n’ai pas mangé depuis onze heures. » Il la reçut fort gracieusement, et me protesta que mon désastre le touchoit. Quand je connus son cœur adouci :

« En voilà encore une, continuai-je, pour reconnoître la peine que je suis honteux de vous donner. »

Il ouvrit l’oreille, le cœur et la main ; et j’ajoutai, lui en comptant trois, au lieu de deux, que par cette troisième je le suppliois de mettre auprès de moi l’un de ses Garçons pour me tenir compagnie, parce que les malheureux doivent craindre la solitude.

Ravi de ma prodigalité, il me promit toutes choses, m’embrassa les genoux, déclama contre la Justice, me dit qu’il voyoit bien que j’avois des ennemis, mais que j’en viendrois à mon honneur, que j’eusse bon courage, et qu’au reste il s’engageoit, auparavant qu’il fût trois jours de faire blanchir mes manchettes. Je le remerciai très-sérieusement de sa courtoisie, et après mille accolades dont il pensa m’étrangler, ce cher ami verrouilla et reverrouilla la porte.

Je demeurai tout seul, et fort mélancolique, le corps arrondi sur un boteau de paille en poudre : elle n’étoit pas pourtant si menue, que plus de cinquante rats ne la broyassent encore. La voûte, les murailles et le plancher étoient composés de six pierres de tombe, afin qu’ayant la mort dessus, dessous, et à l’entour de moi, je ne pusse douter de mon enterrement. La froide bave des limas  (156), et le gluant venin des crapauds me couloient sur le visage ; les poux y avoient les dents plus longues que le corps. Je me voyois travaillé de la pierre, qui ne me faisoit pas moins de mal pour être externe ; enfin je pense que pour être Job, il ne me manquoit plus qu’une femme et un pot cassé  (157).

Je vainquis là pourtant toute la dureté de deux heures très-difficiles, quand le bruit d’une grosse de clefs, jointe à celui des verrous de ma porte, me réveilla de l’attention que je prêtois à mes douleurs. En suite du tintamarre, j’aperçus, à la clarté d’une lampe, un puissant Rustaud. Il se déchargea d’une terrine entre mes jambes : « Eh là, là, dit-il, ne vous affligez point ; voilà du potage au choux, que quand ce seroit… Tant y a c’est de la propre soupe de notre Maîtresse ; et si par ma foi, comme dit l’autre, on n’en a pas ôté une goutte de graisse. » Disant cela il trempa ses cinq doigts jusqu’au fond, pour m’inviter d’en faire autant, je travaillai après l’original, de peur de le décourager ; et lui d’un œil de jubilation : « Morguienne, s’écria-t-il, vous êtes bon frère ! On dit qu’où savez des envieux, jerniguay sont des traîtres, oüi, testiguay sont des traîtres : hé ! qu’ils y viennent donc pour voir ! Oh ! bien, bien, tant y a, toujours va qui danse. » Cette naïveté m’enfla par deux ou trois fois la gorge pour en rire. Je fus pourtant si heureux que de m’en empêcher. Je voyois que la fortune sembloit m’offrir en ce maraud une occasion pour ma liberté ; c’est pourquoi il m’étoit très-important de choyer ses bonnes grâces ; car d’échapper par d’autres voies, l’Architecte qui bâtit ma prison, y ayant fait plusieurs entrées, ne s’étoit pas souvenu d’y faire une sortie. Toutes ces considérations furent cause que pour le sonder, je lui parlai ainsi : « Tu es pauvre, mon grand ami, n’est-il pas vrai ? — Hélas ! Monsieur, répondit le Rustre, quand vous arriveriez de chez le Devin, vous n’auriez pas mieux frappé au but. — Tiens donc, continuai-je, prends cette pistole. »

Je trouvai sa main si tremblante, lorsque je la mis dedans, qu’à peine la put-il fermer. Ce commencement me sembla de mauvais augure ; toutefois je connus bientôt par la ferveur de ses remercîments, qu’il n’avoit tremblé que de joie ; cela fut cause que je poursuivis : « Mais si tu étois homme à vouloir participer à l’accomplissement d’un vœu que j’ai fait, vingt pistoles (outre le salut de ton âme) seroient à toi comme ton chapeau ; car tu sauras qu’il n’y a pas un bon quart d’heure, enfin un moment auparavant ton arrivée, qu’un Ange m’est apparu et m’a promis de faire connoître la justice de ma cause, pourvu que j’aille demain faire dire une messe à Notre-Dame de ce bourg au grand autel. J’ai voulu m’excuser sur ce que j’étois enfermé trop étroitement ; mais il m’a répondu qu’il viendroit un homme envoyé du Geôlier pour me tenir compagnie, auquel je n’aurois qu’à commander de sa part de me conduire à l’Église, et me reconduire en prison ; que je lui recommandasse le secret, et d’obéir sans réplique, sur peine de mourir dans l’an ; et s’il doutoit de ma parole, je lui dirois, aux enseignes (158) qu’il est Confrère du Scapulaire. » Or le Lecteur saura qu’auparavant j’avois entrevu par la fente de sa chemise un Scapulaire qui me suggéra toute la tissure de cette apparition : « Et oui-dea, dit-il, mon bon seigneur, je ferons ce que l’Ange nous a commandé. Mais il faut donc que ce soit à neuf heures, parce que notre maître sera pour lors à Toulouse aux accordailles de son fils avec la fille du Maître des hautes œuvres. Dame écoutez, le Bouriau a un nom aussi bien qu’un ciron. On dit qu’elle aura de son père en mariage, autant d’écus comme il en faut pour la rançon d’un Roi. Enfin elle est belle et riche ; mais ces morceaux-là n’ont garde d’arriver à un pauvre garçon. Hélas ! mon bon Monsieur, faut que vous sachiez…… » Je ne manquai pas à cet endroit de l’interrompre ; car je pressentois par ce commencement de digression, une longue enchaînure de coq-à-l’âne. Or après que nous eûmes bien digéré notre complot, le Rustaud prit congé de moi. Il ne manqua pas le lendemain de me venir déterrer justement à l’heure promise. Je laissai mes habits dans la prison, et je m’équipai de guenilles ; car afin de n’être pas reconnu, nous l’avions ainsi concerté la veille. Sitôt que nous fûmes à l’air, je n’oubliai pas de lui compter ses vingt pistoles. Il les regarda fort, et même avec de grands yeux. « Elles sont d’or et de poids, lui dis-je, sur ma parole. — Hé ! Monsieur. me répliqua-t-il, ce n’est pas à cela que je songe, mais je songe que la maison du grand Macé est à vendre, avec son clos et sa vigne. Je l’aurai bien pour deux cents francs ; il faut huit jours à bâtir le marché, et je voudrois vous prier, mon bon Monsieur, si c’étoit votre plaisir, de faire que jusqu’à tant que le grand Macé tienne bien comptées vos pistoles dans son coffre, elles ne deviennent point feuilles de chêne (159). » La naïveté de ce coquin me fit rire. Cependant nous continuâmes de marcher vers l’Église, où nous arrivâmes. Quelque temps après on y commença la grand’messe ; mais sitôt que je vis mon Garde qui se levoit à son rang pour aller à l’offrande, j’arpentai la nef de trois sauts, et en autant d’autres je m’égarai prestement dans une ruelle détournée. De toutes les diverses pensées qui m’agitèrent en cet instant, celle que je suivis fut de gagner Toulouse, dont ce bourg-là n’étoit distant que d’une demi-lieue, à dessein d’y prendre la poste. J’arrivai aux Faubourgs d’assez bonne heure ; mais je restai si honteux de voir tout le monde qui me regardoit, que j’en perdis contenance. La cause de leur étonnement procédoit de mon équipage ; car comme en matière de gueuserie j’étois assez nouveau, j’avois arrangé sur moi mes haillons si bizarrement, qu’avec une démarche qui ne convenoit point à l’habit, je paroissois moins un pauvre qu’un mascarade, outre que je passois vite, la vue basse et sans demander. À la fin considérant qu’une attention si universelle me menaçoit d’une suite dangereuse, je surmontai ma honte. Aussitôt que j’apercevois quelqu’un me regarder, je lui tendois la main. Je conjurois même la charité de ceux qui ne me regardoient point. Mais admirez comme bien souvent pour vouloir accompagner de trop de circonspection les desseins où la Fortune veut avoir quelque part, nous les ruinons en irritant cette orgueilleuse ! Je fais cette réflexion au sujet de mon aventure ; car ayant aperçu un homme vêtu en bourgeois médiocre, de qui le dos étoit tourné vers moi : « Monsieur, lui dis-je, le tirant par son manteau, si la compassion peut toucher… » Je n’avois pas entamé le mot qui devoit suivre, que cet homme tourna la tête. Ô Dieux ! que devint-il ? Mais, ô Dieux ! que devins-je moi-même ? Cet homme étoit mon Geôlier. Nous restâmes tous deux consternés d’admiration de nous voir où nous nous voyions. J’étois tout dans ses yeux ; il employoit toute ma vue. Enfin le commun intérêt, quoique bien différent, nous tira, l’un et l’autre, de l’extase où nous étions plongés. « Ha ! misérable que je suis, s’écria le Geôlier, faut-il donc que je sois attrapé ? » Cette parole à double sens m’inspira aussitôt le stratagème que vous allez entendre. « Hé ! main-forte, Messieurs, main-forte à la Justice ! criai-je tant que je pus glapir. Ce voleur a dérobé les pierreries de la Comtesse des Mousseaux ; je le cherche depuis un an. Messieurs, continuai-je tout échauffé, cent pistoles pour qui l’arrêtera ! » J’avois à peine lâché ces mots, qu’une tourbe de canaille éboula sur le pauvre ébahi. L’étonnement où mon extraordinaire impudence l’avoit jeté, joint à l’imagination qu’il avoit, que sans avoir comme un corps glorieux pénétré sans fraction les murailles de mon cachot, je ne pouvois m’être sauvé, le transit tellement, qu’il fut longtemps hors de lui-même. A la fin toutefois il se reconnut, et les premières paroles qu’il employa pour détromper le petit peuple, furent qu’on se gardât de se méprendre, qu’il étoit fort homme d’honneur. Indubitablement il alloit découvrir tout le mystère ; mais une douzaine de Fruitières, de Laquais et de Porte-chaises, désireux de me servir pour mon argent, lui fermèrent la bouche à coups de poing ; et d’autant qu’ils se figuroient que leur récompense seroit mesurée aux outrages dont ils insulteroient à la foiblesse de ce pauvre dupé, chacun accouroit y toucher du pied ou de la main. « Voyez l’homme d’honneur ! clabaudoit cette racaille. Il n’a pourtant pas su s’empêcher de dire, dès qu’il a reconnu Monsieur, qu’il étoit attrapé ! » Le bon de la comédie, c’est que mon Geôlier étant en ses habits de fête, il avoit honte de s’avouer Marguillier (160) du Bourreau, et craignoit même se découvrant, d’être encore mieux battu. Moi, de mon côté, je pris l’essor durant le plus chaud de la bagarre. J’abandonnai mon salut à mes jambes : elles m’eurent bientôt mis en franchise. Mais pour mon malheur, la vue que tout le monde recommençoit à jeter sur moi, me rejeta tout de nouveau dans mes premières alarmes. Si le spectacle de cent guenilles, qui comme un branle de petits gueux dansoient à l’entour de moi, excitait un bayeur (161) à me regarder, je craignois qu’il ne lût sur mon front que j’étois un prisonnier échappé. Si un passant sortoit la main de dessous son manteau, je me le figurois un Sergent qui allongeoit le bras pour m’arrêter. Si j’en remarquois un autre, arpentant le pavé sans me rencontrer des yeux, je me persuadois qu’il feignoit de ne m’avoir pas vu, afin de me saisir par derrière. Si j’apercevois un Marchand entrer dans sa boutique, je disois : « Il va décrocher sa hallebarde ! » Si je rencontrois un quartier plus chargé de peuple qu’à l’ordinaire : « Tant de monde, pensois-je, ne s’est point assemblé là sans dessein ! » Si un autre étoit vide : « On est ici prêt à me guetter. » Un embarras s’opposoit-il à ma fuite : « On a barricadé les rues, pour m’enclore ! » Enfin ma peur subornant ma raison, chaque homme me sembloit un Archer ; chaque parole, arrêtez, et chaque bruit, l’insupportable croassement des verrous de ma prison passée. Ainsi travaillé de cette terreur panique, je résolus de gueuser encore, afin de traverser sans soupçon le reste de la Ville jusqu’à la Poste ; mais de peur qu’on ne me reconnut à la voix, j’ajoutai à l’exercice de quaisman (162) l’adresse de contrefaire le muet. Je m’avance donc vers ceux que j’aperçois qui me regardent ; je pointe un doigt dessous le menton, puis dessus la bouche, et je l’ouvre en bâillant, avec un cri non articulé, pour faire entendre par ma grimace, qu’un pauvre muet demande l’aumône. Tantôt par charité on me donnoit un compatissement d’épaule ; tantôt je me sentois fourrer une bribe au poing ; et tantôt j’entendois des femmes murmurer, que je pourrois bien en Turquie avoir été de cette façon martyrisé pour la Foi. Enfin j’appris que la gueuserie est un grand livre qui nous enseigne les mœurs des peuples à meilleur marché que tous ces grands voyages de Colomb et de Magellan.

Ce stratagème pourtant ne put encore lasser l’opiniâtreté de ma destinée, ni gagner son mauvais naturel. Mais à quelle autre invention pouvois-je recourir ? Car de traverser une grande ville comme Toulouse, où mon estampé m’avoit fait connoître même aux harengères, bariolé de guenilles aussi bourrues que celles d’un Arlequin, n’étoit-il pas vraisemblable que je serois observé et reconnu incontinent, et que le contre-charme de ce danger étoit le personnage de gueux, dont le rôle se joue sous toutes sortes de visages ? Et puis quand cette ruse n’auroit pas été projetée, avec toutes les circonspections qui la dévoient accompagner, je pense que parmi tant de funestes conjonctures, c’étoit avoir le jugement bien fort de ne pas devenir insensé.

J’avançois donc chemin, quand tout à coup je me sentis obligé de rebrousser arrière ; car mon vénérable Geôlier, et quelque douzaine d’Archers de sa connoissance, qui l’avoient tiré des mains de la racaille, s’étant ameutés, et patrouillant toute la Ville pour me trouver, se rencontrèrent malheureusement sur mes voies. D’abord qu’ils m’aperçurent avec leurs yeux de lynx, voler de toute leur force, et moi voler de toute la mienne, fut une même chose. J’étois si légèrement poursuivi, que quelquefois ma liberté sentoit dessus mon cou l’haleine des Tyrans qui la vouloient opprimer ; mais il sembloit que l’air qu’ils poussoient en courant derrière moi, me poussât devant eux. Enfin le Ciel ou la peur me donnèrent quatre ou cinq ruelles d’avance. Ce fut pour lors que mes chasseurs perdirent le vent et les traces ; moi la vue et le charivari de cette importune vénerie (163). Certes qui n’a franchi, je dis en original, des agonies semblables, peut difficilement mesurer la joie dont je tressaillis, quand je me vis échappé. Toutefois parce que mon salut me demandoit tout entier, je résolus de ménager bien avaricieusement le temps qu’ils consommoient pour m’atteindre. Je me barbouillai le visage, frottai mes cheveux de poussière, dépouillai mon pourpoint, dévalai mon haut-de-chausses, jetai mon chapeau dans un soupirail ; puis ayant étendu mon mouchoir dessus le pavé, et disposé aux coins quatre petits cailloux, comme les malades de la contagion (164), je me couchai vis-à-vis, le ventre contre terre, et d’une voix piteuse me mis à geindre fort langoureusement. À peine étois-je là, que j’entendis les cris de cette enrouée populace longtemps avant le bruit de leurs pieds ; mais j’eus encore assez de jugement pour me tenir en la même posture, dans l’espérance de n’en être point connu, et je ne fus point trompé ; car me prenant tous pour un pestiféré, ils passèrent fort vite, en se bouchant le nez, et jetèrent la plupart un double sur mon mouchoir.

L’orage ainsi dissipé, j’entre sous une allée, je reprends mes habits, et m’abandonne encore à la Fortune ; mais j’avois tant couru qu’elle s’étoit lassée de me suivre. Il le faut bien croire ainsi : car à force de traverser des places et des carrefours, d’enfiler et couper des rues, cette glorieuse Déesse n’étant pas accoutumée de marcher si vite, pour mieux dérober ma route, me laissa choir aveuglement aux mains des Archers qui me poursuivoient. À ma rencontre ils foudroyèrent une huée si furieuse, que j’en demeurai sourd. Ils crurent n’avoir point assez de bras pour m’arrêter, ils y employèrent les dents, et ne s’assuroient pas encore de me tenir ; l’un me traînoit par les cheveux, un autre par le collet, pendant que les moins passionnés me fouilloient. La quête fut plus heureuse que celle de la prison, ils trouvèrent le reste de mon or.

Comme ces charitables Médecins s’occupoient à guérir l’hydropisie de ma bourse, un grand bruit s’éleva, toute la place retentit de ces mots : Tue ! tue ! et en même temps je vis briller des épées. Ces Messieurs qui me traînoient, crièrent que c’étoient les Archers du Grand Prévôt (165) qui leur vouloient dérober cette capture. « Mais prenez garde, me dirent-ils, me tirant plus fort qu’à l’ordinaire, de choir entre leurs mains, car vous seriez condamné en vingt-quatre heures, et le Roi ne vous sauveroit pas. » À la fin pourtant effrayés eux-mêmes du chamaillis qui commençoit à les atteindre, ils m’abandonnèrent si universellement, que je demeurai tout seul au milieu de la rue, cependant que les agresseurs faisoient boucherie de tout ce qu’ils rencontroient. Je vous laisse à penser si je pris la fuite, moi qui avois également à craindre l’un et l’autre parti. En peu de temps je m’éloignai de la bagarre ; mais comme déjà je demandois le chemin de la Poste, un torrent de peuple qui fuyoit la mêlée, dégorgea dans ma rue. Ne pouvant résister à la foule, je la suivis ; et me fâchant de courir si longtemps, je gagnai à la fin une petite porte fort sombre, où je me jetai pêle-mêle avec d’autres fuyards. Nous la bâclâmes dessus nous, puis, quand tout le monde eut repris haleine : « Camarades, dit un de la troupe, si vous m’en croyez passons les deux guichets, et tenons fort dans le préau. » Ces épouvantables paroles frappèrent mes oreilles d’une douleur si surprenante, que je pensai tomber mort sur la place. Hélas ! tout aussitôt, mais trop tard, je m’aperçus qu’au lieu de me sauver dans un asile comme je croyois, j’étois venu me jeter moi-même en prison, tant il est impossible d’échapper à la vigilance de son étoile. Je considérai cet homme plus attentivement, et je le reconnus pour un des Archers qui m’avoient si longtemps couru. La sueur froide m’en monta au front, et je devins pâle prêt à m’évanouir. Ceux qui me virent si foible, émus de compassion, demandèrent de l’eau ; chacun s’approcha pour me secourir, et par malheur ce maudit Archer fut des plus hâtés ; il n’eut pas jeté les yeux sur moi, qu’aussitôt il me reconnut. Il fit signe à ses compagnons, et en même temps on me salua d’un : Je vous fais prisonnier de par le Roi. Il ne fallut pas aller loin pour m’écrouer.

Je demeurai dans la morgue jusqu’au soir, où chaque guichetier l’un après l’autre, par une exacte dissection des parties de mon visage, venoit tirer mon tableau sur la toile de sa mémoire.

À sept heures sonnantes, le bruit d’un trousseau de clefs donna le signal de la retraite. On me demanda si je voulois être conduit à la chambre d’une pistole ; je répondis d’un baissement de tête : « De l’argent donc ! » me répliqua ce guide. Je connus bien que j’étois en lieu où il m’en faudroit avaler bien d’autres ; c’est pourquoi je le priai, en cas que sa courtoisie ne pût se résoudre à me faire crédit jusqu’au lendemain, qu’il dît de ma part au Geôlier de me rendre la monnoie qu’on m’avoit prise. « Ho ! par ma foi, répondit ce maraud, notre maître à bon cœur, il ne rend rien. Est-ce donc que pour votre beau nez ?… Hé ! allons, allons aux cachots noirs. » En achevant ces paroles, il me montra le chemin par un grand coup de son trousseau de clefs, la pesanteur duquel me fit culbuter et griller (166) du haut en bas d’une montée obscure, jusqu’au pied d’une porte qui m’arrêta ; encore n’aurois-je pas reconnu que c’en étoit une, sans l’éclat du choc dont je la heurtai, car je n’avois plus mes yeux : ils étoient demeurés au haut de l’escalier sous la figure d’une chandelle que tenoit à quatre-vingts marches au-dessus de moi mon bourreau de conducteur. Enfin cet homme tigre, pian piano descendu, démêla trente grosses serrures, décrocha autant de barres, et le guichet seulement entre-bâillé, d’une secousse de genoux il m’engouffra dans cette fosse dont je n’eus pas le temps de remarquer toute l’horreur, tant il retira vite après lui la porte. Je demeurai dans la bourbe jusqu’aux genoux. Si je pensois gagner le bord, j’enfonçois jusqu’à la ceinture. Le gloussement terrible des crapauds qui pataugeoient dans la vase, me faisoit souhaiter d’être sourd ; je sentois des lézards monter le long de mes cuisses ; des couleuvres m’entortiller le cou : et j’en entrevis une à la sombre clarté de ses prunelles étincelantes, qui de sa gueule toute noire de venin dardoit une langue à trois pointes, dont la brusque agitation paraissoit une foudre, où ses regards mettoient le feu.

D’exprimer le reste, je ne puis : il surpasse toute créance ; et puis je n’ose tâcher à m’en ressouvenir, tant je crains que la certitude où je pense être d’avoir franchi ma prison, ne soit un songe duquel je me vais éveiller. L’aiguille avoit marqué dix heures au cadran de la grosse tour, avant que personne eût frappé à mon tombeau. Mais, environ ce temps-là, comme déjà la douleur d’une amère tristesse commençoit à me serrer le cœur, et désordonner ce juste accord qui fait la vie, j’entendis une voix laquelle m’avertissoit de saisir la perche qu’on me présentoit. Après avoir parmi l’obscurité, tâtonné l’air assez longtemps pour la trouver, j’en rencontrai un bout, je le pris tout ému, et mon Geôlier tirant l’autre à soi, me pêcha du milieu de ce marécage. Je me doutai que mes affaires avoient pris une autre face, car il me fit de profondes civilités, ne me parla que la tête nue, et me dit que cinq ou six personnes de condition attendoient dans la cour pour me voir. Il n’est pas jusqu’à cette bête sauvage, qui m’avoit enfermé dans la cave que je vous ai décrite, lequel eut l’impudence de m’aborder : avec un genou en terre, m’ayant baisé les mains, de l’une de ses pattes, il m’ôta quantité de limas (167) qui s’étoient collés à mes cheveux, et, de l’autre, il fit choir un gros tas de sangsues dont j’avois le visage masqué.

Après cette admirable courtoisie : « Au moins, me dit-il, mon bon seigneur, vous vous souviendrez de la peine et du soin qu’a pris auprès de vous le gros Nicolas. Pardi écoutez, quand c’eût été pour le Roi ! Ce n’est pas pour vous le reprocher, déa. » Outré de l’effronterie du maraud, je lui fis signe que je m’en souviendrois. Par mille détours effroyables, j’arrivai enfin à la lumière, et puis dans la cour, où sitôt que je fus entré, deux hommes me saisirent, que d’abord je ne pus connoître, à cause qu’ils s’étoient jetés sur moi en même temps, et me tenoient l’un et l’autre la face attachée contre la mienne. Je fus longtemps sans les deviner ; mais les transports de leur amitié prenant un peu de trêve, je reconnus mon cher Colignac, et le brave Marquis. Colignac avoit le bras en écharpe, et Cussan fut le premier qui sortit de son extase. « Hélas ! dit-il, nous n’aurions jamais soupçonné un tel désastre, sans votre coureur et le mulet qui sont arrivés cette nuit aux portes de mon château : leur poitrail, leurs sangles, leur croupière, tout étoit rompu, et cela nous a fait présager quelque chose de votre malheur. Nous sommes montés aussitôt à cheval, et n’avons pas cheminé deux ou trois lieues vers Colignac, que tout le pays ému de cet accident, nous en a particularisé les circonstances. Au galop en même temps nous avons donné jusqu’au bourg où vous étiez en prison ; mais y ayant appris votre évasion, sur le bruit qui couroit que vous aviez tourné du côté de Toulouse, avec ce que nous avions de nos gens, nous y sommes venus à toute bride, Le premier à qui nous avons demandé de vos nouvelles, nous a dit qu’on vous avoit repris. En même temps nous avons poussé nos chevaux vers cette prison ; mais d’autres gens nous ont assuré que vous vous étiez évanoui de la main des sergens. Et comme nous avancions toujours chemin, des Bourgeois se contoient l’un à l’autre que vous étiez devenu invisible. Enfin à force de prendre langue, nous avons su qu’après vous avoir pris, perdu, et repris je ne sais combien de fois, on vous menoit à la prison de la grosse Tour. Nous avons coupé chemin à vos Archers, et d’un bonheur plus apparent que véritable, nous les avons rencontrés en tête, attaqués, combattus et mis en fuite ; mais nous n’avons pu apprendre des blessés mêmes que nous avons pris, ce que vous étiez devenu, jusqu’à ce matin qu’on nous est venu dire que vous étiez aveuglement venu vous-même vous sauver en prison. Colignac est blessé en plusieurs endroits, mais fort légèrement. Au reste, nous venons de mettre ordre que vous fussiez logé dans la plus belle chambre d’ici. Comme vous aimez le grand air, nous avons fait meubler un petit appartement pour vous seul tout au haut de la grosse Tour, dont la terrasse vous servira de balcon ; vos yeux du moins seront en liberté, malgré le corps qui les attache. « Ha ! mon cher Dyrcona, s’écria le Comte prenant alors la parole, nous fûmes bien malheureux de ne pas t’emmener quand nous partîmes de Colignac ! Mon cœur par une tristesse aveugle dont j’ignorois la cause, me prédisoit je ne sais quoi d’épouvantable. Mais n’importe ; j’ai des amis, tu es innocent, et en tout cas je sais fort bien comme on meurt glorieusement. Une seule chose me désespère. Le maraud sur lequel je voulois essayer les premiers coups de ma vengeance (tu conçois bien que je parle de mon Curé) n’est plus en état de la ressentir : ce misérable a rendu l’âme. Voici le détail de sa mort. Il couroit avec son serviteur pour chasser ton coureur dans son écurie, quand ce cheval, d’une fidélité par qui peut-être les secrètes lumières de son instinct ont redoublé, tout fougueux, se mit à ruer, mais avec tant de furie et de succès, qu’en trois coups de pied, contre qui la tête de ce buffle échoua, il fit vaquer son bénéfice. Tu ne comprends pas sans doute les causes de la haine de cet insensé, mais je te les veux découvrir. Sache donc, pour prendre l’affaire du plus haut, que ce saint homme, Normand de nation et chicaneur de son métier, qui desservoit selon l’argent des pèlerins, une chapelle abandonnée, jeta un dévolu sur la cure de Colignac, et que malgré tous mes efforts pour maintenir le possesseur dans son bon droit, le drôle patelina si bien ses juges, qu’à la fin malgré nous il fut notre pasteur.

« Au bout d’un an il me plaida aussi sur ce qu’il entendoit que je payasse la dîme. On eut beau lui représenter que, de temps immémorial, ma terre étoit franche, il ne laissa pas d’intenter son procès qu’il perdit ; mais dans les procédures, il fit naître tant d’incidens, qu’à force de pulluler, plus de vingt autres procès ont germé de celui-là qui demeureront au croc, grâce au cheval dont le pied s’est trouvé plus dur que la cervelle de M. Jean. Voilà tout ce que je puis conjecturer du vertigo de notre pasteur. Mais admirez avec quelle prévoyance il conduisoit sa rage ! On me vient d’assurer que, s’étant mis en tête le malheureux dessein de ta prison, il avoit secrètement permuté la cure de Colignac contre une autre cure en son pays, où il s’attendoit de se retirer aussitôt que tu serois pris. Son serviteur même a dit que, voyant ton cheval près de son écurie, il lui avoit entendu murmurer que c’étoit de quoi le mener en lieu où on ne l’atteindroit pas. »

En suite de ce discours, Colignac m’avertit de me défier des offres et des visites que me rendroit peut-être une personne très puissante qu’il me nomma ; que c’étoit par son crédit que messire Jean avoit gagné le procès du dévolu, et que cette personne de qualité avoit sollicité l’affaire pour lui en payement des services que ce bon prêtre, du temps qu’il étoit cuistre, avoit rendus au collège à son fils. « Or, continua Colignac, comme il est bien malaisé de plaider sans aigreur et sans qu’il reste à l’âme un caractère d’inimitié qui ne s’efface plus, encore qu’on nous ait rapatriés, il a toujours depuis cherché secrètement les occasions de me traverser. Mais il n’importe ; j’ai plus de parents que lui dans la Robe, et ai beaucoup d’amis, ou tout au pis nous saurons y interposer l’autorité royale. »

Après que Colignac eut dit, ils tâchèrent l’un et l’autre de me consoler ; mais ce fut par les témoignages d’une douleur si tendre, que la mienne s’en augmenta.

Sur ces entrefaites, mon Geôlier nous vint retrouver pour nous avertir que la chambre étoit prête. « Allons la voir, » répondit Cussan. Il marcha, et nous le suivîmes. Je la trouvai fort ajustée. « Il ne me manque rien, leur dis-je, sinon des livres. » Colignac me promit de m’envoyer dès le lendemain tous ceux dont je lui donnerois la liste. Quand nous eûmes bien considéré et bien reconnu par la hauteur de ma Tour, par les fossés à fond de cuve qui l’environnoient, et par toutes les dispositions de mon appartement, que de me sauver étoit une entreprise hors du pouvoir humain, mes amis, se regardant l’un et l’autre, et puis jetant les yeux sur moi, se mirent à pleurer ; mais comme si tout à coup notre douleur eût fléchi la colère du ciel, une soudaine joie s’empara de mon âme, la joie attira l’espérance, et l’espérance de secrètes lumières, dont ma raison se trouva tellement éblouie, que d’un emportement contre ma volonté qui me sembloit ridicule à moi-même : « Allez ! leur dis-je, allez m’attendre à Colignac : j’y serai dans trois jours, et envoyez-moi tous les instruments de mathématique dont je travaille ordinairement. Au reste vous trouverez dans une grande boîte force cristaux taillés de diverses façons ; ne les oubliez pas, toutefois j’aurai plus tôt fait de spécifier dans un mémoire les choses dont j’ai besoin. »

Ils se chargèrent du billet que je leur donnai, sans pouvoir pénétrer mon intention. Après quoi, je les congédiai.

Depuis leur départ je ne fis que ruminer à l’exécution des choses que j’avois préméditées, et j’y ruminois encore le lendemain, quand on m’apporta de leur part tout ce que j’avois marqué au catalogue. Un valet de chambre de Colignac me dit, qu’on n’avoit point vu son maître depuis le jour précédent, et qu’on ne savoit ce qu’il étoit devenu. Cet accident ne me troubla point, parce qu’aussitôt il me vint à la pensée qu’il seroit possible allé en Cour solliciter ma sortie. C’est pourquoi sans m’étonner, je mis la main à l’œuvre. Huit jours durant je charpentai, je rabotai, je collai, enfin je construisis la machine que je vous vais décrire.

Ce fut une grande boîte fort légère et qui fermoit fort juste ; elle étoit haute de six pieds ou environ, et large de trois en carré. Cette boîte étoit trouée par en bas ; et par-dessus la voûte qui l’étoit aussi, je posai un vaisseau de cristal troué de même, fait en globe, mais fort ample, dont le goulot aboutissoit justement, et s’enchâssoit dans le pertuis que j’avois pratiqué au chapiteau. Le vase étoit construit exprès à plusieurs angles, et en forme d’icosaèdre, afin que chaque facette étant convexe et concave, ma boule produisit l’effet d’un miroir ardent (168).

Le Geôlier, ni ses Guichetiers, ne montoient jamais à ma chambre, qu’ils ne me rencontrassent occupé à ce travail ; mais ils ne s’en étonnoient point, à cause de toutes gentillesses de mécanique qu’ils voyoient dans ma chambre, dont je me disois l’inventeur. Il y avoit entre autres une horloge à vent, un œil artificiel avec lequel on voit la nuit, une sphère où les astres suivent le mouvement qu’ils ont dans le ciel. Tout cela leur persuadoit que la machine où je travaillois étoit une curiosité semblable ; et puis l’argent dont Colignac leur graissoit les mains, les faisoit marcher doux en beaucoup de pas difficiles. Or il étoit neuf heures du matin, mon Geôlier étoit descendu, et le ciel étoit obscurci, quand j’exposai cette machine au sommet de ma Tour, c’est-à-dire au lieu le plus découvert de ma terrasse. Elle fermoit si close, qu’un seul grain d’air, hormis par les deux ouvertures, ne s’y pouvoit glisser, et j’avois emboîté par dedans un petit ais fort léger qui servoit à m’asseoir. Tout cela disposé de la sorte, je m’enfermai dedans, et j’y demeurai près d’une heure, attendant ce qu’il plairoit à la fortune d’ordonner de moi.

Quand le Soleil débarrassé de nuages commença d’éclairer ma machine, cet icosaèdre transparent qui recevoit à travers ses facettes les trésors du Soleil, en répandoit par le bocal la lumière dans ma cellule ; et comme cette splendeur s’affaiblissoit à cause des rayons qui ne pouvoient se replier jusqu’à moi sans se rompre beaucoup de fois, cette vigueur de clarté tempérée convertissoit ma châsse en un petit ciel de pourpre émaillé d’or.

J’admirois avec extase la beauté d’un coloris si mélangé, et voici que tout à coup je sens mes entrailles émues de la même façon que les sentiroit tressaillir quelqu’un enlevé par une poulie.

J’allois ouvrir mon guichet pour connoître la cause de cette émotion ; mais comme j’avançois la main, j’aperçus par le trou du plancher de ma boîte, ma Tour déjà fort basse au-dessous de moi, et mon petit château en l’air, poussant mes pieds contre-mont, me fit voir en un tournemain Toulouse qui s’enfonçoit en terre. Ce prodige m’étonna, non point à cause d’un essor si subit, mais à cause de cet épouvantable emportement de la raison humaine au succès d’un dessein qui m’avoit même effrayé en l’imaginant. Le reste ne me surprit pas, car j’avois bien prévu que le vide qui surviendroit dans l’icosaèdre à cause des rayons unis du Soleil par les verres concaves, attireroit pour le remplir une furieuse abondance d’air ; dont ma boîte seroit enlevée, et qu’à mesure que je monterois, l’horrible vent qui s’engouffreroit par le trou ne pourroit s’élever jusqu’à la voûte, qu’en pénétrant cette machine avec furie, il ne la poussât qu’en haut. Quoique mon dessein fût digéré avec beaucoup de précaution, une circonstance toutefois me trompa, pour n’avoir pas assez espéré de la vertu de mes miroirs. J’avois disposé autour de ma boîte une petite voile facile à contourner, avec une ficelle dont je tenois le bout, qui passoit par le bocal du vase ; car je m’étois imaginé qu’ainsi quand je serois en l’air, je pourrois prendre autant de vent qu’il m’en faudroit pour arriver à Colignac ; mais en un clin d’œil le Soleil qui battoit à plomb et obliquement sur les miroirs ardens de l’icosaèdre, me guinda si haut, que je perdis Toulouse de vue. Cela me fit abandonner ma ficelle, et fort peu de temps après j’aperçus par une des vitres que j’avois pratiquées aux quatre côtés de la machine, ma petite voile arrachée qui s’envoloit au gré d’un tourbillon entonné dedans.

Il me souvient qu’en moins d’une heure je me trouvai au-dessus de la moyenne région. Je m’en aperçus bientôt, parce que je voyois grêler et pleuvoir plus bas que moi. On me demandera peut-être d’où venoit alors ce vent (sans lequel ma boîte ne pouvoit monter) dans un étage du Ciel exempt de météores. Mais pourvu qu’on m’écoute, je satisferai à cette objection. Je vous ai dit que le Soleil qui battoit vigoureusement sur mes miroirs concaves, unissant les rais dans le milieu du vase, chassoit avec son ardeur par le tuyau d’en haut l’air dont il étoit plein, et qu’ainsi le vase demeurant vide, la Nature qui l’abhorre lui faisoit rehumer par l’ouverture basse d’autre air pour se remplir (169) : s’il en perdoit beaucoup, il en recouvroit autant ; et de cette sorte on ne doit pas s’ébahir que dans une région au-dessus de la moyenne où sont les vents, je continuasse de monter, parce que l’éther (170) devenoit vent, par la furieuse vitesse avec laquelle il s’engouffroit pour empêcher le vide, et devoit par conséquent pousser sans cesse ma machine.

Je ne fus quasi pas travaillé de la faim, hormis lorsque je traversai cette moyenne région ; car véritablement la froideur du climat me la fit voir de loin ; je dis de loin, à cause qu’une bouteille d’essence que je portois toujours, dont j’avalai quelques gorgées, lui défendit d’approcher.

Pendant tout le reste de mon voyage, je n’en sentis aucune atteinte ; au contraire, plus j’avançois vers ce Monde enflammé, plus je me trouvois robuste. Je sentois mon visage un peu chaud, et plus gai qu’à l’ordinaire ; mes mains paraissoient colorées d’un vermeil agréable, et je ne sais quelle joie couloit parmi mon sang qui me faisoit être au delà de moi.

Il me souvient que réfléchissant sur cette aventure, je raisonnai une fois ainsi. « La faim sans doute ne me sauroit atteindre, à cause que cette douleur n’étant qu’un instinct de Nature, avec lequel elle oblige les animaux à réparer par l’aliment ce qui se perd de leur substance, aujourd’hui qu’elle sent que le Soleil par sa pure, continuelle, et voisine irradiation, me fait plus réparer de chaleur radicale, que je n’en perds, elle ne me donne plus cette envie qui me seroit inutile. » J’objectois pourtant à ces raisons, que puisque le tempérament qui fait la vie, consistoit non-seulement en chaleur naturelle, mais en humide radical, où ce feu se doit attacher comme la flamme à l’huile d’une lampe, les rayons seuls de ce brasier vital ne pouvoient faire l’âme, à moins de rencontrer quelque matière onctueuse qui les fixât. Mais tout aussitôt je vainquis cette difficulté, après avoir pris garde que dans nos corps l’humide radical et la chaleur naturelle ne sont rien qu’une même chose ; car ce que l’on appelle humide, soit dans les Animaux, soit dans le Soleil, cette grande âme du Monde, n’est qu’une fluxion d’étincelles plus continues, à cause de leur mobilité ; et ce que l’on nomme chaleur est une bruine d’atomes de feu qui paroissent moins déliés, à cause de leur interruption. Mais quand l’humide et la chaleur radicale seroient deux choses distinctes, il est constant que l’humide ne seroit pas nécessaire pour vivre si proche du Soleil ; car puisque cet humide ne sert dans les vivans que pour arrêter la chaleur qui s’exhaleroit trop vite, et ne seroit pas réparée assez tôt, je n’avois garde d’en manquer dans une région où de ces petits corps de flamme qui font la vie, il s’en réunissoit davantage à mon être qu’il ne s’en détachoit.

Une autre chose peut causer de l’étonnement, à savoir pourquoi les approches de ce globe ardent ne me consumoient pas, puisque j’avois presque atteint la pleine activité de sa sphère ; mais en voici la raison. Ce n’est point, à proprement parler, le feu même qui brûle, mais une matière plus grosse que le feu pousse çà et là par les élans de sa nature mobile ; et cette poudre de bluettes que je nomme feu, par elle-même mouvante, tient possible toute son action de la rondeur de ces atomes, car ils chatouillent, échauffent, ou brûlent, selon la figure des corps qu’ils traînent avec eux. Ainsi la paille ne jette pas une flamme si ardente que le bois ; le bois brûle avec moins de violence que le fer ; et cela procède de ce que le feu de fer, de bois et de paille, quoique en soi le même feu, agit toute fois diversement selon la diversité des corps qu’il remue. C’est pourquoi dans la paille, le feu (cette poussière quasi spirituelle) n’étant embarrassé qu’avec un corps mou, il est moins corrosif ; dans le bois, dont la substance est plus compacte, il entre plus durement ; et dans le fer, dont la masse est presque tout à fait solide, et liée de parties angulaires, il pénètre et consume ce qu’on y jette en un tournemain. Toutes ces observations étant si familières, on ne s’étonnera point que j’approchasse du Soleil sans être brûlé, puisque ce qui brûle n’est pas le feu, mais la matière où il est attaché ; et que le feu du Soleil ne peut être mêlé d’aucune matière. N’expérimentons-nous pas même que la joie, qui est un feu, pource qu’il ne remue qu’un sang aérien dont les particules fort déliées glissent doucement contre les membranes de notre chair, chatouille et fait naître je ne sais quelle aveugle volupté ? et que cette volupté, ou pour mieux dire ce premier progrès de douleur, n’arrivant pas jusqu’à menacer l’animal de mort, mais jusqu’à lui faire sentir que l’envie[2] cause un mouvement à nos esprits que nous appelons joie ? Ce n’est pas que la fièvre, encore qu’elle ait des accidens tout contraires, ne soit un feu aussi bien que la joie, mais c’est un feu enveloppé dans un corps, dont les grains sont cornus, tel qu’est la bile âtre  (171), ou la mélancolie, qui venant à darder ses pointes crochues partout où sa nature mobile le promène, perce, coupe, écorche, et produit par cette agitation violente ce qu’on appelle ardeur de fièvre  (172). Mais cette enchaînure de preuves est fort inutile ; les expériences les plus vulgaires suffisent pour convaincre les aheurtés  (173). Je n’ai pas de temps à perdre, il faut penser à moi. Je suis à l’exemple de Phaéton, au milieu d’une carrière où je ne saurois rebrousser, et dans laquelle si je fais un faux pas, toute la Nature ensemble n’est point capable de me secourir.

Je connus très-distinctement, comme autrefois j’avois soupçonné en montant à la Lune, qu’en effet c’est la Terre qui tourne d’Orient en Occident à l’entour du Soleil, et non pas le Soleil autour d’elle ; car je voyois en suite de la France, le pied de la botte d’Italie (174), puis la Mer Méditerranée, puis la Grèce, puis le Bosphore, le Pont-Euxin, la Perse, les Indes, la Chine, et enfin le Japon, passer successivement vis-à-vis du trou de ma loge ; et quelques heures après mon élévation, toute la Mer du Sud ayant tourné laissa mettre à sa place le continent de l’Amérique.

Je distinguai clairement toutes ces révolutions, et je me souviens même que longtemps après je vis encore l’Europe remonter une fois sur la scène, mais je n’y pouvois plus remarquer séparément les États, à cause de mon exaltation (175) qui devint trop haute. Je laissai sur ma route, tantôt à gauche, tantôt à droite, plusieurs Terres comme la nôtre, où pour peu que j’atteignisse les sphères de leur activité, je me sentois fléchir. Toutefois, la rapide vigueur de mon essor surmontoit celle de ces attractions.

Je côtoyai la Lune qui pour lors se trouvoit entre le Soleil et la Terre, et je laissai Vénus à main droite. Mais à propos de cette étoile, la vieille Astronomie a tant prêché, que les Planètes sont des astres qui tournent à l’entour de la Terre, que la moderne n’oseroit en douter. Et je remarquai toutefois, que durant tout le temps que Vénus parut au deçà du Soleil, à l’entour duquel elle tourne, je la vis toujours en croissant ; mais achevant son tour, j’observai qu’à mesure qu’elle passa derrière, ses cornes se rapprochèrent, et son ventre noir se redora. Or cette vicissitude de lumières et de ténèbres, montre bien évidemment que les Planètes sont comme la Lune et la Terre, des globes, sans clarté, qui ne sont capables que de réfléchir celle qu’ils empruntent.

En effet, à force de monter, je fis encore la même observation de Mercure. Je remarquai de plus, que tous ces Mondes ont encore d’autres petits Mondes qui se meuvent à l’entour d’eux. Rêvant depuis aux causes de la construction de ce grand Univers, je me suis imaginé qu’au débrouillement du Chaos, après que Dieu eut créé la matière, les corps semblables se joignirent par ce principe d’amour inconnu, avec lequel nous expérimentons que toute chose cherche son pareil. Des particules formées de certaine façon s’assemblèrent, et cela fit l’air. D’autres à qui la figure donna possible un mouvement circulaire, composèrent en se liant les globes qu’on appelle astres, qui non-seulement à cause de cette inclination de pirouetter sur leurs pôles, à laquelle leur figure les nécessite, ont dû s’amasser en rond, comme nous les voyons, mais ont dû même s’évaporant de la masse, et cheminant dans leur fuite d’une allure semblable, faire tourner les orbes moindres qui se rencontroient dans la sphère de leur activité. C’est pourquoi Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne, ont été contraints de pirouetter et rouler tout ensemble à l’entour du Soleil. Ce n’est pas qu’on ne se puisse imaginer qu’autrefois tous ces autres globes n’aient été des Soleils (176), puisqu’il reste encore à la Terre, malgré son extinction présente, assez de chaleur pour faire tourner la Lune autour d’elle par le mouvement circulaire des corps qui se déprennent de sa masse, et qu’il en reste assez à Jupiter, pour en faire tourner quatre. Mais ces Soleils à la longueur du temps, ont fait une perte de lumière et de feu si considérable par l’émission continuelle des petits corps qui font l’ardeur et la clarté, qu’ils sont demeurés un marc froid, ténébreux, et presque impuissant. Nous découvrons même que ces taches qui sont au Soleil, dont les Anciens ne s’étoient point aperçus, croissent de jour en jour. Or que sait-on si ce n’est point une croûte qui se forme en sa superficie, sa masse qui s’éteint à mesure que la lumière s’en déprend ; et s’il ne deviendra point, quand tous ces corps mobiles l’auront abandonné, un globe opaque comme la Terre ? Il y a des siècles fort éloignés, au delà desquels il ne paroît aucun vestige du genre humain. Peut-être qu’auparavant la Terre étoit un Soleil peuplé d’animaux proportionnés au climat qui les avoit produits ; et peut-être que ces animaux-là étoient les Démons de qui l’antiquité raconte tant d’exemples. Pourquoi non ? Ne se peut-il pas faire que ces animaux depuis l’extinction de la Terre, y ont encore habité quelque temps, et que l’altération de leur globe n’en avoit pas détruit encore toute la race ? En effet leur vie a duré jusqu’à celle d’Auguste, au témoignage de Plutarque. Il semble même que le testament prophétique et sacré de nos premiers Patriarches, nous ait voulu conduire à cette vérité par la main ; car on y lit auparavant qu’il soit parlé de l’homme, la révolte des Anges (177). Cette suite de temps que l’Écriture observe, n’est-elle pas comme une demi-preuve que les Anges ont habité la Terre auparavant nous ? et que ces orgueilleux qui avoient habité notre Monde, du temps qu’il étoit Soleil, dédaignant peut-être depuis qu’il fût éteint, d’y continuer leur demeure, et sachant que Dieu avoit posé son Trône dans le Soleil, osèrent entreprendre de l’occuper ? Mais Dieu qui voulut punir leur audace, les chassa même de la Terre, et créa l’homme, moins parfait, mais par conséquent moins superbe, pour occuper leurs places vides.

Environ au bout de quatre mois de voyage, du moins autant qu’on sauroit supputer, quand il n’arrive point de nuit pour distinguer le jour, j’abordai une de ces petites Terres qui voltigent à l’entour du Soleil (que les Mathématiciens appellent des Macules), où à cause des nuages interposés, mes miroirs ne réunissant plus tant de chaleur, et l’air par conséquent ne poussant plus ma cabane avec tant de vigueur, ce qui resta de vent ne fut capable que de soutenir ma chute, et me descendre sur la pointe d’une fort haute montagne où je baissai doucement.

Je vous laisse à penser la joie que je sentis de voir mes pieds sur un plancher solide, après avoir si longtemps joué le personnage d’oiseau. En vérité des paroles sont foibles pour exprimer l’épanouissement dont je tressaillis, lorsqu’en fin j’aperçus ma tête couronnée de la clarté des Cieux. Cette extase pourtant ne me transporta pas si fort, que je ne songeasse, au sortir de ma boîte, de couvrir son chapiteau avec ma chemise auparavant de m’éloigner, parce que j’appréhendois si l’air devenant serein le Soleil eût rallumé mes miroirs, comme il étoit vraisemblable, de ne plus retrouver ma maison.

Par des crevasses que des ruines d’eau témoignoient avoir creusées, je dévalai dans la plaine, où pour l’épaisseur du limon dont la terre étoit grasse, je ne pouvois quasi marcher. Toutefois au bout de quelque espace de chemin, j’arrivai dans une fondrière où je rencontrai un petit homme tout nu assis sur une pierre, qui se reposoit. Je ne me souviens pas si je lui parlai le premier, ou si ce fut lui qui m’interrogea ; mais j’ai la mémoire toute fraîche comme si je l’écoutois encore, qu’il me discourut pendant trois grosses heures en une langue que je sais bien n’avoir jamais ouïe, et qui n’a aucun rapport avec pas une de ce monde-ci, laquelle toutefois je compris plus vite et plus intelligiblement que celle de ma nourrice. Il m’expliqua quand je me fus enquis d’une chose si merveilleuse, que dans les sciences il y avoit un Vrai, hors lequel on étoit toujours éloigné du facile ; que plus un idiome s’éloignoit de ce Vrai, plus il se rencontroit au-dessous de la conception et de moins facile intelligence. « De même, continuoit-il, dans la Musique ce Vrai ne se rencontre jamais, que l’âme aussitôt soulevée ne s’y porte aveuglement. Nous ne le voyons pas, mais nous sentons que Nature le voit ; et sans pouvoir comprendre en quelle sorte nous en sommes absorbés, il ne laisse pas de nous ravir, et si, nous ne saurions remarquer où il est (178). Il en va des langues tout de même. Qui rencontre cette vérité de lettres, de mots, et de suite, ne peut jamais en s’exprimant tomber au-dessous de sa conception : il parle toujours égal à sa pensée ; et c’est pour n’avoir pas la connoissance de ce parfait idiome que vous demeurez court, ne connoissant pas l’ordre ni les paroles qui puissent expliquer ce que vous imaginez. » Je lui dis que le premier homme de notre Monde s’étoit indubitablement servi de cette langue matrice, parce que chaque nom qu’il avoit imposé à chaque chose, déclaroit son essence. Il m’interrompit, et continua : « Elle n’est pas simplement nécessaire pour exprimer tout ce que l’esprit conçoit, mais sans elle on ne peut pas être entendu de tous. Comme cet idiome est l’instinct ou la voix de la Nature, il doit être intelligible à tout ce qui vit sous le ressort de Nature, c’est pourquoi si vous en aviez l’intelligence, vous pourriez communiquer et discourir de toutes vos pensées aux bêtes, et les bêtes à vous de toutes les leurs, à cause que c’est le langage même de la Nature, par qui elle se fait entendre à tous les animaux.

« Que la facilité donc avec laquelle vous entendez le sens d’une langue qui ne sonna jamais à votre ouïe ne vous étonne plus. Quand je parle votre âme rencontre, dans chacun de mes mots, ce Vrai qu’elle cherche à tâtons ; et quoique sa raison ne l’entende pas, elle a chez soi Nature qui ne sauroit manquer de l’entendre.

— Ha ! c’est sans doute, m’écriai-je, par l’entremise de cet énergique idiome, qu’autrefois notre premier père conversoit avec les animaux, et qu’il étoit entendu d’eux ? Car comme la domination sur toutes les espèces lui avoit été donnée, elles lui obéissoient, parce qu’il les faisoit obéir en une langue qui leur étoit connue ; et c’est aussi pour cela (cette langue matrice étant perdue) qu’elles ne viennent point aujourd’hui comme jadis, quand nous les appelons, à cause qu’elles ne nous entendent plus. »

Le petit homme ne fit pas semblant de me vouloir répondre ; mais reprenant le fil de son discours, il alloit continuer, si je ne l’eusse interrompu encore une fois. Je lui demandai donc en quel Monde nous respirions ; s’il étoit beaucoup habité, et quelle sorte de gouvernement maintenoit leur police. « Je vais, répliqua-t-il, vous étaler des secrets qui ne sont point connus en votre climat.

« Regardez bien la terre où nous marchons ! Elle étoit il n’y a guère, une masse indigeste et brouillée, un chaos de matière confuse, une crasse noire et gluante dont le Soleil s’étoit purgé. Or après que par la vigueur des rais qu’il dardoit contre, il a eu mêlé, pressé, et rendu compactes ces nombreux nuages d’atomes ; après, dis-je, que par une longue et puissante coction, il a eu séparé dans cette boule les corps les plus contraires, et réuni les plus semblables, cette masse outrée de chaleur a tellement sué, qu’elle a fait un déluge qui l’a couverte plus de quarante jours ; car il falloit bien à tant d’eau cet espace de temps pour s’écouler aux régions les plus penchantes et les plus basses de notre globe.

« De ces torrens d’humeur assemblés, il s’est formé la mer, qui témoigne encore par son sel que ce doit être un amas de sueur, toute sueur étant salée (179). Ensuite de la retraite des eaux, il est demeuré sur la terre une bourbe grasse et féconde, où quand le Soleil eut rayonné, il s’éleva comme une ampoule, qui ne put à cause du froid pousser son germe dehors. Elle reçut donc une autre coction ; et cette coction la rectifiant encore, et la perfectionnant par un mélange plus exact, elle rendit ce germe qui n’étoit en puissance que de végéter, capable de sentir. Mais parce que les eaux qui avoient si longtemps croupi sur le limon, l’avoient trop morfondu, la bube ne se creva point ; de sorte que le Soleil la recuisit encore une fois ; et après une troisième digestion, cette matrice étant si fort échauffée, que le froid n’apportoit plus d’obstacle à son accouchement, elle s’ouvrit et enfanta un homme lequel a retenu dans le foie, qui est le siège de l’âme végétative, et l’endroit de la première coction, la puissance de croître ; dans le cœur, qui est le siège de l’activité, et la place de la seconde coction, la puissance vitale ; et dans le cerveau, qui est le siège de l’intellectuelle, et le lieu de la troisième coction, la puissance de raisonner. Sans cela, pourquoi serions-nous plus longtemps dans le ventre de nos mères que tout le reste des animaux, si ce n’étoit qu’il faut que notre embryon reçoive trois coctions distinctes pour former les trois facultés distinctes de notre âme ; et les bêtes, seulement deux, pour former ses deux puissances ? Je sais bien que le cheval ne s’achève qu’en dix, douze ou quatorze mois, au ventre de la jument. Mais comme il est d’un tempérament si contraire à celui qui nous fait hommes, que jamais il n’a vie qu’aux mois (remarquez !) tout à fait antipathiques à la nôtre, quand nous restons dans la matrice, outre le cours naturel ; ce n’est pas merveille que la période du temps, dont Nature a besoin pour délivrer une jument, soit autre que celui qui fait accoucher une femme. « Oui, mais enfin dira quelqu’un, le cheval demeure plus de temps que nous au ventre de sa mère ; et par conséquent il y reçoit des coctions ou plus parfaites, ou plus nombreuses ! » Je réponds qu’il ne s’ensuit pas, car sans m’appuyer des observations que tant de doctes ont faites sur l’énergie des nombres, quand ils prouvent que toute matière étant en mouvement, certains êtres s’achèvent dans une certaine révolution de jours qui se détruisent dans un autre ; ni sans me faire fort des preuves qu’ils tirent, après avoir expliqué la cause de tous ces mouvemens, que le nombre de neuf est le plus parfait ; je me contenterai de répondre, que le germe de l’homme étant plus chaud, le Soleil y travaille, et finit plus d’organes en neuf mois, qu’il n’en ébauche en un an dans celui du poulain. Or qu’un cheval ne soit beaucoup plus froid qu’un homme, on n’en sauroit douter, puisque cette bête ne meurt que d’enflure de rate, ou d’autres maux qui procèdent de mélancolie. « Cependant, me direz-vous, on ne voit point dans notre Monde aucun homme engendré de boue, et produit de cette façon ? » Je le crois bien, votre Monde est aujourd’hui trop échauffé ; car sitôt que le Soleil attire un germe de la Terre, ne rencontrant point ce froid humide, ou pour mieux dire ce période certain d’un mouvement achevé qui le contraigne à plusieurs coctions, il en forme aussitôt un végétant ; ou s’il se fait deux coctions, comme la seconde n’a pas le loisir de s’achever parfaitement, elle n’engendre qu’un insecte. Aussi j’ai remarqué que le Singe, qui porte comme nous ses petits près de neuf mois, nous ressemble par tant de biais, que beaucoup de Naturalistes ne nous ont point distingué d’espèce ; et la raison c’est que leur semence à peu près tempérée comme la nôtre, pendant ce temps a presque eu le loisir d’achever les trois digestions.

« Vous me demanderez indubitablement de qui je tiens l’histoire que je vous ai contée ? Vous me direz que je ne saurois l’avoir apprise de ceux qui n’y étoient pas ? Il est vrai que je suis le seul qui s’y soit rencontré, et que par conséquent je n’en puis rendre témoignage, à cause qu’elle étoit arrivée auparavant que je naquisse. Cela est encore vrai ; mais apprenez aussi, que dans une région voisine du Soleil comme la nôtre, les âmes pleines de feu sont plus claires, plus subtiles, et plus pénétrantes, que celles des autres animaux aux sphères plus éloignées. Or puisque dans votre Monde même il s’est jadis rencontré des Prophètes de qui l’esprit échauffé par un vigoureux enthousiasme ont eu des pressentimens du futur, il n’est pas impossible que dans celui-ci beaucoup plus proche du Soleil, et par conséquent beaucoup plus lumineux que le vôtre, il ne vienne à un fort génie quelque odeur du passé ; que sa raison mobile ne se remue aussi bien en arrière qu’en avant, et qu’elle ne soit capable d’atteindre la cause par les effets, vu qu’elle peut arriver aux effets par la cause. »

Il acheva son récit de cette sorte ; mais après une conférence encore plus particulière de secrets fort cachés qu’il me révéla, dont je veux taire une partie, et dont l’autre m’est échappée de la mémoire, il me dit qu’il n’y avoit pas encore trois semaines qu’une motte de terre, engrossée par le Soleil, avoit accouché de lui. « Regardez bien cette tumeur ! » Alors il me fit remarquer sur de la bourbe je ne sais quoi d’enflé comme une taupinière : « C’est, dit-il, une apostume, ou pour mieux parler, une matrice qui recèle depuis neuf mois l’embryon d’un de mes frères. J’attends ici à dessein de lui servir de sage-femme. »

Il auroit continué, s’il n’eût aperçu à l’entour de ce gazon d’argile le terrain qui palpitoit. Cela lui fit juger, avec la grosseur du bubon, que la terre étoit en travail, et que cette secousse étoit déjà l’effort des tranchées de l’accouchement. Il me quitta aussitôt pour y courir, et moi j’allai rechercher ma cabane (180).

Je regrimpai donc la montagne que j’avois descendue, au sommet de laquelle je parvins avec beaucoup de lassitude. Vous pouvez croire combien je fus en peine quand je ne trouvai plus ma machine où je l’avois laissée. J’en soupirois déjà la perte, quand je l’aperçus fort loin qui voltigeoit. Autant que mes jambes purent fournir, j’y courus à perte d’haleine, et certes c’étoit un passetemps agréable de contempler cette nouvelle façon d’aller à la chasse ; car quelquefois que j’avois presque la main dessus, il survenoit dans la boule de verre une légère augmentation de chaleur, qui tirant l’air avec plus de force, et cet air devenu plus roide enlevant ma boîte au-dessus de moi, me faisoit sauter après comme un chat au croc où il voit pendre un lièvre. Sans que ma chemise étoit demeurée sur le chapiteau pour s’opposer à la force des miroirs, elle eût fait le voyage toute seule.

Mais à quoi bon me rafraîchir la mémoire d’une aventure dont je ne saurois me souvenir qu’avec la même douleur que je ressentis alors ? Il suffira de savoir qu’elle bondit, courut, et vola tant et que je sautai, je marchai et j’arpentai tant, qu’enfin je la vis choir au pied d’une fort haute montagne. Elle m’eût mené possible encore plus loin, si de cette orgueilleuse enflure de la terre, les ombres, qui noircissoient le Ciel bien avant sur la plaine, n’eussent répandu tout autour une nuit de demi-lieue ; car se rencontrant parmi ces ténèbres, son verre n’en eut pas plutôt senti la fraîcheur, qu’il ne s’y engendra plus de vide, plus de vent par le trou, et conséquemment plus d’impulsion qui la soutînt ; de sorte qu’elle chut, et se fût brisée en mille éclats, si par bonheur une mare où elle tomba n’eût plié sous le faix. Je la tirai de l’eau, remis en état ce qui étoit froissé ; puis après l’avoir embrassée de toute ma force, je la portai sur le sommet d’un coteau qui se rencontra tout proche. Là je développai ma chemise d’alentour du vase, mais je ne la pus vêtir, parce que mes miroirs commençant leur effet, j’aperçus ma cabane qui frétilloit déjà pour voler. Je n’eus le loisir que d’entrer vitement dedans, où je m’enfermai comme la première fois.

La sphère de notre Monde ne me paroissoit plus qu’un astre à peu près de la grandeur que nous paroît la Lune ; encore il s’étrécissoit, à mesure que je montois, jusqu’à devenir une étoile, puis une bluette, et puis rien, d’autant que ce point lumineux s’aiguisa si fort pour s’égaler à celui qui termine le dernier rayon de ma vue, qu’enfin elle le laissa s’unir à la couleur des Cieux. Quelqu’un peut-être s’étonnera que pendant un si long voyage, le sommeil ne m’ait point accablé, mais comme le sommeil n’est produit que par la douce exhalaison des viandes qui s’évaporent de l’estomac au cerveau, ou par un besoin que sent Nature de lier notre âme, pour réparer pendant le repos autant d’esprits que le travail en a consommés, je n’avois garde de dormir, vu que je ne mangeois pas, et que le soleil me restituoit beaucoup plus de chaleur radicale que je n’en dissipois. Cependant mon élévation continuoit, et à mesure qu’elle m’approchoit de ce Monde enflammé, je sentois couler dans mon sang une certaine joie qui le rectifioit, et passoit jusqu’à l’âme. De temps en temps je regardois en haut pour admirer la vivacité des nuances qui rayonnoient dans mon petit dôme de cristal, et j’ai la mémoire encore présente, que je pointais alors mes yeux dans le bocal du vase, comme voici que tout en sursaut je sens je ne sais quoi de lourd qui s’envole de toutes les parties de mon corps. Un tourbillon de fumée fort épaisse et quasi palpable suffoqua mon verre de ténèbres ; et, quand je voulus me mettre debout pour contempler ce noir dont j’étois aveuglé, je ne vis plus ni vase, ni miroirs, ni verrière, ni couverture à ma cabane. Je baissai donc la vue à dessein de regarder ce qui faisoit ainsi choir mon chef-d’œuvre en ruine : mais je ne trouvai à sa place, et à celle des quatre côtés et du plancher, que le Ciel tout autour de moi. Encore ce qui m’effraya davantage, ce fut de sentir comme si le vague de l’air se fût pétrifié, je ne sais quel obstacle invisible qui repoussoit mes bras quand je les pensois étendre. Il me vint alors dans l’imagination qu’à force de monter, j’étois sans doute arrivé dans le Firmament, que certains Philosophes et quelques Astronomes ont dit être solide (181). Je commençai à craindre d’y demeurer enchâssé ; mais l’horreur dont me consterna la bizarrerie de cet accident, s’accrut bien davantage par ceux qui succédèrent ; car ma vue qui vaguoit çà et là, étant par hasard tombée sur ma poitrine, au lieu de s’arrêter à la superficie de mon corps, passa tout à travers ; puis un moment ensuite je m’avisai que je regardois par derrière, et presque sans aucun intervalle. Comme si mon corps n’eût plus été qu’un organe de voir, je sentis ma chair, qui s’étant décrassée de son opacité, transféroit les objets à mes yeux, et mes yeux aux objets par chez elle. Enfin après avoir heurté mille fois sans la voir, la voûte, le plancher, et les murs de ma chaise, je connus que par une secrète nécessité de la lumière dans sa source, nous étions ma cabane et moi devenus transparens. Ce n’est pas que je ne la dusse apercevoir, quoique diaphane, puisqu’on aperçoit bien le verre, le cristal, et les diamans, qui le sont ; mais je me figure que le Soleil, dans une région si proche de lui, purge bien plus parfaitement les corps de leur opacité, en arrangeant plus droits les pertuis imperceptibles de la matière, que dans notre Monde, où sa force presque usée par un si long chemin, est à peine capable de transpirer son éclat aux pierres précieuses ; toutefois à cause de l’interne égalité de leurs superficies, il leur fait rejaillir à travers de leurs glaces, comme par de petits yeux, ou le vert des émeraudes, ou l’écarlate des rubis, ou le violet des améthystes, selon que les différens pores de la pierre, ou plus droits, ou plus sinueux, éteignent ou rallument par la quantité des réflexions cette lumière affaiblie. Une difficulté peut embarrasser le lecteur, à savoir comment je pouvois me voir, et ne point voir ma loge, puisque j’étois devenu diaphane aussi bien qu’elle. Je réponds à cela, que sans doute le Soleil agit autrement sur les corps qui vivent que sur les inanimés, puisque aucun endroit, ni de ma chair, ni de mes os, ni de mes entrailles, quoique transparens, n’avoit perdu sa couleur naturelle ; au contraire, mes poumons conservoient encore sous un rouge incarnat leur molle délicatesse ; mon cœur toujours vermeil, balançoit aisément entre le sistole et le diastole ; mon foie sembloit brûler dans un pourpre de feu, et cuisant l’air que je respirois, continuait la circulation du sang (182) ; enfin je me voyois, me touchois, me sentais le même, et si pourtant je ne l’étois plus.

Pendant que je considérois cette métamorphose, mon voyage s’accourcissoit toujours, mais pour lors avec beaucoup de lenteur, à cause de la sérénité de l’éther qui se raréfioit à proportion que je m’approchois de la source du jour ; car comme la matière en cet étage est fort déliée pour le grand vide dont elle est pleine, et que cette matière est par conséquent fort paresseuse à cause du vide qui n’a point d’action, cet air ne pouvoit produire en passant par le trou de ma boîte, qu’un petit vent à peine capable de la soutenir.

Je ne réfléchis jamais au malicieux caprice de la Fortune, qui toujours s’opposoit au succès de mon entreprise avec tant d’opiniâtreté, que je ne m’étonne comment le cerveau ne me tourna point. Mais écoutez un miracle que les siècles futurs auront de la peine à croire.

Enfermé dans une boîte à jour que je venois de perdre de vue, et mon essor tellement appesanti, que je faisois beaucoup de ne pas tomber ; enfin dans un état où tout ce que renferme la machine entière du Monde, étoit impuissant à me secourir, je me trouvois réduit au période d’une extrême infortune. Toutefois comme alors que nous expirons, nous sommes intérieurement poussés à vouloir embrasser ceux qui nous ont donné l’être, j’élevai mes yeux au Soleil, notre père commun. Cette ardeur de ma volonté non seulement soutint mon corps, mais elle le lança vers la chose qu’il aspiroit d’embrasser. Mon corps poussa ma boîte, et de cette façon je continuai mon voyage. Sitôt que je m’en aperçus, je roidis avec plus d’attention que jamais toutes les facultés de mon âme, pour les attacher d’imagination à ce qui m’attiroit ; mais ma tête chargée de ma cabane, contre le chapiteau de laquelle les efforts de ma volonté me guindoient malgré moi, m’incommoda de telle sorte qu’à la fin cette pesanteur me contraignit de chercher à tâtons l’endroit de sa porte invisible. Par bonheur je la rencontrai, je l’ouvris, et me jetai dehors ; mais cette naturelle appréhension de choir qu’ont tous les animaux, quand ils se surprennent soutenus de rien, me fît pour m’accrocher brusquement étendre le bras. Je n’étois guidé que de la Nature qui ne sait pas raisonner ; et c’est pourquoi la Fortune son ennemie, poussa malicieusement ma main sur le chapiteau de cristal. Hélas ! quel coup de tonnerre fut à mes oreilles le son de l’icosaèdre que j’entendis se casser en morceaux ! Un tel désordre, un tel malheur, une telle épouvante, sont au delà de toute expression. Les miroirs n’attirèrent plus d’air, car il ne se faisoit plus de vide ; l’air ne devint plus vent, par la hâte de le remplir ; le vent cessa de pousser ma boîte en haut ; bref aussitôt après ce débris je la vis choir fort longtemps à travers ces vastes campagnes du Monde ; elle recontracta dans la même région l’opaque ténébreux qu’elle avoit exhalé ; d’autant que l’énergique vertu de la lumière cessant en cet endroit, elle se rejoignit avidement à l’obscure épaisseur qui lui étoit comme essentielle ; de la même façon qu’il s’est vu des âmes longtemps après la séparation venir chercher leurs corps, et, pour tâcher de s’y rejoindre, errer cent ans durant à l’entour de leurs sépultures. Je me doute qu’elle perdit ainsi sa diaphanéité, car je l’ai vue depuis en Pologne (183) au même état qu’elle étoit quand j’y entrai la première fois. Or j’ai su qu’elle tomba sous la ligne équinoxiale au Royaume de Bornéo ; qu’un Marchand Portugais l’avoit achetée de l’insulaire qui la trouva, et que, de main en main, elle étoit venue en la puissance de cet ingénieur Polonais, qui s’en sert maintenant à voler (184).

Ainsi donc suspendu dans le vague des Cieux, et déjà consterné de la mort que j’attendois par ma chute, je tournai, comme je vous ai dit, mes tristes yeux au Soleil ; ma vue y porta ma pensée, et mes regards fixement attachés à son globe, marquèrent une voie dont ma volonté suivit les traces pour y enlever mon corps.

Ce vigoureux élan de mon âme ne sera pas incompréhensible à qui considérera les plus simples effets de notre volonté ; car on sait bien, par exemple, que quand je veux sauter, ma volonté soulevée par ma fantaisie, ayant suscité tout le microcosme, elle tâche de le transporter jusqu’au but qu’elle s’est proposé. Si elle n’y arrive pas toujours, c’est à cause que les principes dans la Nature, qui sont universels, prévalent aux particuliers, et que la puissance de vouloir étant particulière aux choses sensibles, et celle de choir au centre étant généralement répandue par toute la matière, mon saut est contraint de cesser dès que la masse après avoir vaincu l’insolence de la volonté qui l’a surprise, se rapproche du point où elle tend.

Je tairai tout ce qui survint au reste de mon voyage, de peur d’être aussi longtemps à le conter qu’à le faire. Tant y a qu’au bout de vingt-deux mois j’abordai enfin très-heureusement les grandes plaines du Jour.

Cette terre est semblable à des flocons de neige embrasée, tant elle est lumineuse ; cependant c’est une chose assez incroyable, que je n’aie jamais su comprendre depuis que ma boîte tomba, si je montai ou si je descendis au Soleil. Il me souvient seulement quand j’y fus arrivé, que je marchois légèrement dessus ; je ne touchois le plancher que d’un point, et je roulois souvent comme une boule, sans que je me trouvasse incommodé de cheminer avec la tête, non plus qu’avec les pieds. Encore que j’eusse quelquefois les jambes vers le Ciel, et les épaules contre terre, je me sentois dans cette posture aussi naturellement situé, que si j’eusse eu les jambes contre terre, et les épaules vers le Ciel. Sur quelque endroit de mon corps que je me plantasse, sur le ventre, sur le dos, sur un coude, sur une oreille, je m’y trouvois debout. Je connus par là que le Soleil est un Monde qui n’a point de centre, et que comme j’étois bien loin hors de la sphère active du nôtre, et de tous ceux que j’avois rencontrés, il étoit par conséquent impossible que je pesasse encore, puisque la pesanteur n’est qu’une attraction du centre dans la sphère de son activité.

Le respect avec lequel j’imprimois de mes pas cette lumineuse campagne, suspendit pour un temps l’ardeur dont je pétillois d’avancer mon voyage. Je me sentois tout honteux de marcher sur le jour. Mon corps même étonné se voulant appuyer de mes yeux, et cette terre transparente qu’ils pénétroient, ne les pouvant soutenir, mon instinct malgré moi devenu maître de ma pensée, l’entraînoit au plus creux d’une lumière sans fond. Ma raison pourtant peu à peu désabusa mon instinct ; j’appuyai sur la plaine des vestiges (185) assurés et non tremblans, et je comptai mes pas si fièrement, que si les hommes avoient pu m’apercevoir de leur Monde, ils m’auroient pris pour ce grand Dieu qui marche sur les nues. Après avoir comme je crois, cheminé durant quinze jours, je parvins en une contrée du Soleil moins resplendissante que celle dont je sortais ; je me sentis tout ému de joie, et je m’imaginai qu’indubitablement cette joie procédoit d’une secrète sympathie que mon être gardoit encore pour son opacité. La connoissance que j’en eus ne me fit point pourtant désister de mon entreprise ; car alors je ressemblois à ces vieillards endormis, lesquels encore qu’ils sachent que le sommeil leur est préjudiciable, et qu’ils aient commandé à leurs domestiques de les en arracher, sont pourtant bien fâchés dans ce temps-là, quand on les réveille. Ainsi quoique mon corps s’obscurcissant à mesure que j’atteignois des Provinces plus ténébreuses, il recontracta les foiblesses qu’apporte cette infirmité de la matière : je devins las et le sommeil me saisit. Ces mignardes langueurs, dont les approches du sommeil nous chatouillent, coûtaient dans mes sens tant de plaisir, que mes sens gagnés par la volupté, forcèrent mon âme de savoir bon gré au tyran qui enchaînoit ses domestiques ; car le Sommeil, cet ancien tyran de la moitié de nos jours, qui à cause de sa vieillesse ne pouvant supporter la lumière, ni la regarder sans s’évanouir, avoit été contraint de m’abandonner à l’entrée des brillans climats du Soleil, et étoit venu m’attendre sur les confins de la région ténébreuse dont je parle, où m’ayant rattrapé, il m’arrêta prisonnier, enferma mes yeux, ses ennemis déclarés, sous la noire voûte de mes paupières ; et de peur que mes autres sens le trahissant comme ils m’avoient trahi, ne l’inquiétassent dans la paisible possession de sa conquête, il les garrotta chacun contre leur lit. Tout cela veut dire en deux mots, que je me couchai sur le sable fort assoupi. C’étoit une rase campagne tellement découverte, que ma vue de sa plus longue portée, n’y rencontroit pas seulement un buisson ; et cependant, à mon réveil, je me trouvai sous un Arbre, en comparaison de qui les plus hauts cèdres ne paraîtroient que de l’herbe. Son tronc étoit d’or massif, ses rameaux d’argent, et ses feuilles d’émeraudes, qui dessus l’éclatante verdeur de leur précieuse superficie, se représentoient comme dans un miroir les images du fruit qui pendoit alentour. Mais jugez si le fruit devoit rien aux feuilles. L’écarlate enflammée d’un gros escarboucle composoit la moitié de chacun, et l’autre mettoit en suspens si elle tenoit sa matière d’une chrysolite, ou d’un morceau d’ambre doré ; les fleurs épanouies étoient des roses de diamant fort larges, et les boutons de grosses perles en poire.

Un Rossignol, que son plumage uni rendoit beau par excellence, perché tout au coupeau[3], sembloit avec sa mélodie vouloir contraindre les yeux de confesser aux oreilles qu’il n’étoit pas indigne du trône où il étoit assis.

Je restai longtemps interdit à la vue de ce riche spectacle, et je ne pouvois m’assouvir de le regarder. Mais comme j’occupois toute ma pensée à contempler entre les autres fruits une pomme de grenade extraordinairement belle, dont la chair étoit un essaim de plusieurs gros rubis en masse, j’aperçus remuer cette petite couronne qui lui tient lieu de tête, laquelle s’allongea autant qu’il le falloit pour former un cou. Je vis ensuite bouillonner au-dessus je ne sais quoi de blanc, qui à force de s’épaissir, de croître, d’avancer et de reculer la matière en certains endroits, parut enfin le visage d’un petit buste de chair. Ce petit buste se terminoit en rond vers la ceinture, c’est-à-dire qu’il gardoit encore par en bas sa figure de pomme. Il s’étendit pourtant peu à peu, et sa queue s’étant convertie en deux jambes, chacune de ses jambes se partagea en cinq orteils. Humanisée que fut la Grenade, elle se détacha de sa tige ; et d’une légère culbute tomba justement à mes pieds. Certes je l’avoue, quand j’aperçus marcher fièrement devant moi cette pomme raisonnable, ce petit bout de Nain pas plus grand que le pouce, et cependant assez fort pour se créer soi-même, je demeurai saisi de vénération. « Animal humain, me dit-il (en cette langue matrice dont je vous ai autrefois discouru) après t’avoir longtemps considéré du haut de la branche où je pendois, j’ai cru lire dans ton visage que tu n’étois pas originaire de ce Monde ; c’est à cause de cela que je suis descendu pour en être éclairci au vrai. » Quand j’eus satisfait sa curiosité à propos de toutes les matières dont il me questionna[4]… « Mais vous, lui dis-je, découvrez-moi qui vous êtes ? Car ce que je viens de voir est si fort étonnant, que je désespère d’en connoître jamais la cause, si vous ne me l’apprenez. Quoi ! un grand arbre tout de pur or, dont les feuilles sont d’émeraudes, les fleurs de diamans, les boutons de perles, et parmi tout cela, des fruits qui se font hommes en un clin d’œil ! Pour moi j’avoue que la compréhension d’un tel miracle surpasse ma capacité. » En suite de cette exclamation, comme j’attendois sa réponse : « Vous ne trouverez pas mauvais, me dit-il, étant le Roi de tout le Peuple qui compose cet arbre, que je l’appelle pour me suivre. » Quand il eut ainsi parlé, je pris garde qu’il se recueillit en soi-même. Je ne sais si bandant les ressorts intérieurs de sa volonté, il excita hors de soi quelque mouvement qui fit arriver ce que vous allez entendre ; mais tant-y-a qu’aussitôt après tous les fruits, toutes les fleurs, toutes les feuilles, toutes les branches, enfin tout l’arbre tomba par pièces en petits hommes, voyant, sentant, et marchant, lesquels, comme pour célébrer le jour de leur naissance au moment de leur naissance même, se mirent à danser alentour de moi. Le Rossignol, entre tous, resta dans sa figure, et ne fut point métamorphosé ; il se vint jucher sur l’épaule de notre petit monarque, où il chanta un air si mélancolique et si amoureux, que toute l’assemblée, et le Prince même, attendris par les douces langueurs de sa voix mourante, en laissa couler quelques larmes. La curiosité d’apprendre d’où venoit cet oiseau, me saisit pour lors d’une démangeaison de langue si extraordinaire, que je ne la pus contenir : « Seigneur, dis-je, m’adressant au Roi, si je ne craignois d’importuner Votre Majesté, je lui demanderois pourquoi parmi tant de métamorphoses le Rossignol tout seul a gardé son être ? » Ce petit Prince m’écouta avec une complaisance qui marquoit bien sa bonté naturelle ; et connoissant ma curiosité : « Le Rossignol, me répliqua-t-il, n’a point comme nous changé de forme, parce qu’il ne l’a pu. C’est un véritable Oiseau qui n’est que ce qu’il vous paroît. Mais marchons vers les régions opaques, et je vous conterai en chemin faisant qui je suis, avec l’histoire du Rossignol. » À peine lui eus-je témoigné la satisfaction que je recevois de son offre, qu’il sauta légèrement sur l’une de mes épaules. Il se haussa sur ses petits ergots pour atteindre de sa bouche à mon oreille ; et tantôt se balançant à mes cheveux, tantôt s’y donnant l’estrapade (186) : « Ma foi ! me dit-il, excuse une personne qui se sent déjà hors d’haleine. Comme dans un corps étroit, j’ai les poumons serrés, et la voix par conséquent si déliée, que je suis contraint de me peiner beaucoup pour me faire ouïr, le Rossignol trouvera bon de parler lui-même de soi-même. Qu’il chante donc si bon lui semble ! Au moins nous aurons le plaisir d’écouter son histoire en musique. » Je lui répliquai que je n’avois point encore assez d’habitude au langage d’Oiseau ; que véritablement un certain Philosophe que j’avois rencontré en montant au Soleil, m’avoit bien donné quelques principes généraux pour entendre celui des brutes ; mais qu’ils ne suffisoient pas pour entendre généralement tous les mots, ni pour être touché de toutes les délicatesses qui se rencontrent dans une aventure telle que devoit être celle-là. « Hé bien, dit-il, puisque tu le veux, tes oreilles ne seront pas simplement sevrées des belles chansons du Rossignol, mais de quasi toute son aventure, de laquelle je ne te puis raconter que ce qui est venu à ma connoissance. Toutefois tu te contenteras de cet échantillon ; aussi bien quand je la saurois tout entière, la brièveté de notre voyage en son Pays où je le vais reconduire, ne me permettroit pas de prendre mon récit de plus loin. » Ayant ainsi parlé, il sauta de dessus mon épaule à terre ; ensuite il donna la main à tout son petit peuple, et se mit à danser avec eux d’une sorte de mouvement que je ne saurois représenter, parce qu’il ne s’en est jamais vu de semblable. Mais écoutez, Peuples de la Terre, ce que je ne vous oblige pas de croire, puisqu’au Monde où vos miracles ne sont que des effets naturels, celui-ci a passé pour un miracle ! Aussitôt que ces petits hommes se furent mis à danser, il me sembla sentir leur agitation dans moi, et mon agitation dans eux. Je ne pouvois regarder cette danse, que je ne fusse entraîné sensiblement de ma place, comme par un vortice (187) qui remuoit de son même branle, et de l’agitation particulière d’un chacun, toutes les parties de mon corps ; et je sentois épanouir sur mon visage la même joie qu’un mouvement pareil avoit étendue sur le leur. À mesure que la danse se serra, les danseurs se brouillèrent d’un trépignement beaucoup plus prompt et plus imperceptible : il sembloit que le dessein du Ballet fût de représenter un énorme Géant, car à force de s’approcher, et de redoubler la vitesse de leurs mouvemens, ils se mêlèrent de si près, que je ne discernai plus qu’un grand Colosse à jour, et quasi transparent ; mes yeux toutefois les virent entrer l’un dans l’autre. Ce fut en ce temps-là que je commençai à ne pouvoir davantage distinguer la diversité des mouvemens de chacun, à cause de leur extrême volubilité, et parce aussi que cette volubilité s’étrécissant toujours à mesure qu’elle s’approchoit du centre, chaque vortice occupa enfin si peu d’espace qu’il échappoit à ma vue. Je crois pourtant que les parties s’approchèrent encore ; car cette masse humaine auparavant démesurée, se réduisit peu à peu à former un jeune Homme de taille médiocre, dont tous les membres étoient proportionnés avec une symétrie où la perfection dans sa plus forte idée n’a jamais pu voler. Il étoit beau au delà de ce que tous les Peintres ont élevé leur fantaisie ; mais ce que je trouvai de bien merveilleux, c’est que la liaison de toutes les parties qui achevèrent ce parfait microcosme se fit en un clin d’œil. Tels d’entre les plus agiles de nos petits danseurs s’élancèrent par une cabriole à la hauteur, et dans la posture essentielle à former une tête ; tels, plus chauds et moins déliés, formèrent le cœur ; et tels beaucoup plus pesans, ne fournirent que les os, la chair et l’embonpoint.

Quand ce beau grand jeune Homme fut entièrement fini, quoique sa prompte construction ne m’eût quasi pas laissé de temps pour remarquer aucun intervalle dans son progrès, je vis entrer, par la bouche, le Roi de tous les Peuples dont il étoit un chaos ; ce encore il me semble qu’il fut attiré dans ce corps par la respiration du corps même. Tout cet amas de petits hommes n’avoit point encore auparavant donné aucune marque de vie ; mais sitôt qu’il eut avalé son petit Roi, il ne se sentit plus être qu’un. Il demeura quelque temps à me considérer ; et s’étant comme apprivoisé par ses regards, il s’approcha de moi, me caressa, et me donnant la main : « C’est maintenant que, sans endommager la délicatesse de mes poumons, je pourrai t’entretenir des choses que tu passionnois de savoir, me dit-il ; mais il est bien raisonnable de te découvrir auparavant les secrets cachés de notre origine. Sache donc que nous sommes des animaux natifs du Soleil dans les régions éclairées. La plus ordinaire, comme la plus utile de nos occupations, c’est de voyager par les vastes contrées de ce grand Monde. Nous remarquons curieusement les mœurs des Peuples, le génie des climats et la nature de toutes les choses qui peuvent mériter notre attention ; par le moyen de quoi nous nous formons une science certaine de ce qui est. Or tu sauras que mes vassaux voyageoient sous ma conduite, et qu’afin d’avoir le loisir d’observer les choses plus curieusement, nous n’avions pas gardé cette conformation particulière à notre corps, qui ne peut tomber sous tes sens, dont la subtilité nous eût fait cheminer trop vite. Mais nous nous étions faits Oiseaux ; tous mes sujets par mon ordre étoient devenus Aigles ; et quant à moi, de peur qu’ils ne s’ennuyassent, je m’étois métamorphosé en Rossignol, pour adoucir leur travail (188) par les charmes de la Musique (189). Je suivois sans voler la rapide volée de mon Peuple, car je m’étois perché sur la tête d’un de mes vassaux, et nous suivions toujours notre chemin, quand un Rossignol habitant d’une Province du Pays opaque que nous traversions alors, étonné de me voir en la puissance d’un Aigle (car il ne nous pouvoit prendre que pour tels qu’il nous voyoit) se mit à plaindre mon malheur ; je fis faire halte à mes gens, et nous descendîmes au sommet de quelques arbres où soupiroit ce charitable Oiseau. Je pris tant de plaisir à la douceur de ses tristes chansons, qu’afin d’en jouir plus longtemps et plus à mon aise, je ne le voulus pas détromper. Je feignis sur-le-champ une histoire dans laquelle je lui contai les malheurs imaginaires qui m’avoient fait tomber aux mains de cet Aigle. J’y mêlai des aventures si surprenantes, où les passions étoient si adroitement soulevées et le chant si bien choisi pour la lettre, que le Rossignol en étoit tout hors de lui-même. Nous gazouillions l’un après l’autre réciproquement l’histoire en musique de nos mutuelles amours. Je chantois dans mes airs, que non-seulement je me consolois, mais que je me réjouissois encore de mon désastre, puisqu’il m’avoit procuré la gloire d’être plaint par de si belles chansons ; et ce petit inconsolable me répondoit dans les siens, qu’il accepteroit avec joie toute l’estime que je faisois de lui, s’il savoit qu’elle lui pût faire mériter l’honneur de mourir à ma place ; mais que la Fortune n’ayant pas réservé tant de gloire à un malheureux comme lui, il acceptoit de cette estime seulement ce qu’il en falloit pour m’empêcher de rougir de mon amitié. Je lui répondois encore à mon tour avec tous les transports, toutes les tendresses et toutes les mignardises d’une passion si touchante, que je l’aperçus deux ou trois fois sur la branche prêt à mourir d’amour. À la vérité, je mêlois tant d’adresse à la douceur de ma voix, et je surprenois son oreille par des traits si savans, et des routes si peu fréquentées à ceux de son espèce, que j’emportois sa belle âme à toutes les passions dont je la voulois maîtriser. Nous occupâmes en cet exercice l’espace de vingt-quatre heures ; et je crois que jamais nous ne nous fussions lassés de faire l’amour, si nos gorges ne nous eussent refusé de la voix. Ce fut l’obstacle seul qui nous empêcha de passer outre ; car sentant que le travail commençoit à me déchirer la gorge, et que je ne pouvois plus continuer sans choir en pâmoison, je lui fis signe de s’approcher de moi. Le péril où il crut que j’étois au milieu de tant d’Aigles lui persuada que je l’appelois à mon aide. Il vola aussitôt à mon secours ; et me voulant donner un glorieux témoignage qu’il savoit pour un ami braver la mort jusque dans son trône, il se vint asseoir fièrement sur le grand bec crochu de l’Aigle où j’étois perché. Certes un courage si fort dans un si foible animal me toucha de quelque vénération ; car encore que je l’eusse réclamé comme il se le figuroit, et qu’entre les animaux de semblable espèce, aider au malheureux soit une loi, l’instinct pourtant de sa timide nature le devoit faire balancer ; et toutefois il ne balança point ; au contraire il partit avec tant de hâte, que je ne sais qui vola le premier, du signal ou du Rossignol. Glorieux de voir sous ses pieds la tête de son Tyran, et ravi de songer qu’il alloit être, pour l’amour de moi, sacrifié presque entre mes ailes, et que de son sang peut-être quelques gouttes bienheureuses rejailliroient sur mes plumes, il tourna doucement la vue de mon côté, et m’ayant comme dit adieu d’un regard par lequel il sembloit me demander permission de mourir, il précipita si brusquement son petit bec dedans les yeux de l’Aigle, que je les vis plutôt crevés que frappés. Quand mon Oiseau se sentit aveugle, il se forma derechef une vue toute neuve. Je réprimandai doucement le Rossignol de son action trop précipitée ; et jugeant qu’il seroit dangereux de lui cacher plus longtemps notre véritable être, je me découvris à lui, je lui contai qui nous étions. Mais le pauvre petit, prévenu que ces barbares dont j’étois prisonnier, me contraignoient à feindre cette fable, n’ajouta nulle foi à tout ce que je lui pus dire. Quand je connus que toutes les raisons par lesquelles je prétendois le convaincre s’en alloient au vent, je donnai tout bas quelques ordres à dix ou douze mille de mes sujets, et incontinent le Rossignol aperçut à ses pieds une rivière couler sous un bateau, et le bateau flotter dessus ; il n’étoit grand que ce qu’il devoit l’être pour me contenir deux fois. Au premier signal que je leur fis paroître, mes Aigles s’envolèrent, et je me jetai dans l’esquif, d’où je criai au Rossignol, que s’il ne pouvoit encore se résoudre à m’abandonner sitôt, qu’il s’embarquât avec moi. Dès qu’il fut entré dedans, je commandai à la rivière de prendre son flux vers la région où mon peuple voloit. Mais la fluidité de l’onde étant moindre que celle de l’air, et par conséquent la rapidité de leur vol plus grande que celle de notre navigation, nous demeurâmes un peu derrière. Durant tout le chemin, je m’efforçai de détromper mon petit hôte ; je lui remontrai qu’il ne devoit attendre aucun fruit de sa passion, puisque nous n’étions pas de même espèce ; qu’il pouvoit bien l’avoir reconnu, quand l’Aigle, à qui il avoit crevé les yeux, s’en étoit forgé de nouveaux en sa présence, et lorsque par mon commandement douze mille de mes vassaux s’étoient métamorphosés en cette rivière et ce bateau sur lequel nous voguions. Mes remontrances n’eurent point de succès ; il me répondoit, que pour l’Aigle que je voulois faire accroire qui s’étoit forgé des yeux n’en avoit pas eu besoin, n’ayant point été aveugle, à cause qu’il n’avoit pas bien adressé du bec dans ses prunelles ; et pour la rivière et le bateau que je disois n’avoir été engendrés que d’une métamorphose de mon Peuple, ils étoient dans le bois dès la création du Monde, mais qu’on n’y avoit pas pris garde. Le voyant si fort ingénieux à se tromper, je convins avec lui que mes vassaux et moi nous nous métamorphoserions à sa vue en ce qu’il voudroit, à la charge qu’après cela il s’en retourneroit en sa Patrie. Tantôt il demanda que ce fût en arbre, tantôt il souhaita que ce fût en fleur, tantôt en fruit, tantôt en métal, tantôt en pierre. Enfin pour satisfaire tout à la fois à toute son envie, quand nous eûmes atteint ma Cour au lieu où je lui avois commandé de m’attendre, nous nous métamorphosâmes aux yeux du Rossignol en ce précieux arbre que tu as rencontré sur ton chemin, duquel nous venons d’abandonner la forme. Au reste maintenant que je vois ce petit Oiseau résolu de s’en retourner en son Pays, nous allons mes sujets et moi reprendre notre figure et la route de notre voyage. Mais il est raisonnable de te découvrir auparavant qui nous sommes : des animaux natifs et originaires du Soleil dans la partie éclairée, car il y a une différence bien remarquable entre les Peuples que produit la Région lumineuse et les Peuples du Pays opaque (190). C’est nous qu’au Monde de la Terre vous appelez des Esprits, et votre présomptueuse stupidité nous a donné ce nom, à cause que n’imaginant point d’animaux plus parfaits que l’homme, et voyant faire à de certaines créatures des choses au-dessus du pouvoir humain, vous avez cru ces animaux-là des Esprits. Vous vous trompez toutefois ; nous sommes des animaux comme vous ; car encore que quand il nous plaît nous donnions à notre matière, comme tu viens de voir, la figure et la forme essentielle des choses auxquelles nous voulons nous métamorphoser, cela ne conclut pas que nous soyons des Esprits. Mais écoute, et je te découvrirai comment toutes ces métamorphoses, qui te semblent autant de miracles, ne sont rien que de purs effets naturels. Il faut que tu saches qu’étant nés habitans de la partie claire de ce grand Monde, où le Principe de la matière est d’être en action, nous devons avoir l’imagination beaucoup plus active que ceux des régions opaques, et la substance du corps aussi beaucoup plus déliée. Or cela supposé, il est infaillible que notre imagination ne rencontrant aucun obstacle dans la matière qui nous compose, elle l’arrange comme elle veut, et devenue maîtresse de toute notre masse, elle la fait passer en remuant toutes ses particules, dans l’ordre nécessaire à constituer en grand cette chose qu’elle avoit formée en petit. Ainsi chacun de nous s’étant imaginé l’endroit et la partie de ce précieux arbre auquel il se vouloit changer, et ayant par cet effort d’imagination excité notre matière aux mouvemens nécessaires à les produire, nous nous y sommes métamorphosés. Ainsi mon Aigle ayant les yeux crevés, n’a eu pour se les rétablir qu’à s’imaginer un Aigle clairvoyant, car toutes nos transformations arrivent par le mouvement. C’est pourquoi quand de feuilles, de fleurs et de fruits que nous étions, nous avons été transmués en hommes, tu nous as vus danser encore quelque temps après, parce que nous n’étions pas encore remis du branle qu’il avoit fallu donner à notre matière pour nous faire hommes : à l’exemple des cloches, qui quoiqu’elles soient arrêtées, bruissent encore quelque temps après, et suivent sourdement le même son que le batail (191) causoit en les frappant. Aussi est-ce pourquoi tu nous as vus danser auparavant de faire ce grand homme, parce qu’il a fallu pour le produire nous donner tous les mouvemens généraux et particuliers qui sont nécessaires à le constituer, afin que cette agitation serrant nos corps peu à peu et les absorbant en un, chacun de nous par son mouvement créât en chaque partie le mouvement spécifique qu’elle doit avoir. Vous autres hommes ne pouvez pas les mêmes choses, à cause de la pesanteur de votre masse, et de la froideur de votre imagination. »

Il continua sa preuve, et l’appuya d’exemples si familiers et si palpables, qu’enfin je me désabusai d’un grand nombre d’opinions mal prouvées dont nos Docteurs aheurtés préviennent l’entendement des foibles. Alors je commençai de comprendre qu’en effet l’imagination de ces Peuples solaires, laquelle à cause du climat doit être plus chaude, leurs corps, pour la même raison, plus légers, et leurs individus plus mobiles (n’y ayant point, en ce Monde-là comme au nôtre, d’activité de centre qui puisse détourner la matière du mouvement que cette imagination lui imprime) je conçus, dis-je, que cette imagination pouvoit produire sans miracle tous les miracles qu’elle venoit de faire. Mille exemples d’événemens quasi pareils, dont les Peuples de notre globe font foi, achevèrent de me persuader. Cippus, Roi d’Italie, qui pour avoir assisté à un combat de taureaux, et avoir eu toute la nuit son imagination occupée à des cornes, trouva son front cornu le lendemain ; Gallus Vitius, qui banda son âme et l’excita si vigoureusement à concevoir l’essence de la folie, qu’ayant donné à sa matière par un effort d’imagination, les mêmes mouvemens que cette matière doit avoir pour constituer la folie, devint fou. Le roi Codrus, poulmonique, qui fichant ses yeux et sa pensée sur la fraîcheur d’un jeune visage, et cette florissante allégresse qui regorgeoit jusqu’à lui de l’adolescence du garçon, prenant dans son corps le mouvement par lequel il se figuroit la santé d’un jeune homme, se remit en convalescence. Enfin plusieurs femmes grosses qui ont fait monstres leurs enfans déjà formés dans la matrice, parce que leur imagination, qui n’étoit pas assez forte pour se donner à elles-mêmes la figure des monstres qu’elles concevoient, l’étoit assez pour arranger la matière du fœtus, beaucoup plus chaude et plus mobile que la leur, dans l’ordre essentiel à la production de ces monstres. Je me persuadai même que, si quand ce fameux hypocondre de l’antiquité s’imaginoit être cruche, sa matière trop compacte et trop pesante avoit pu suivre l’émotion de sa fantaisie, elle auroit formé de tout son corps une cruche parfaite ; et il auroit paru à tout le monde véritablement cruche, comme il se le paroissoit à lui seul. Tant d’autres exemples dont je me satisfis, me convainquirent en telle sorte, que je ne doutai plus d’aucune des merveilles que l’Homme-Esprit m’avoit racontées. Il me demanda si je ne souhoitois plus rien de lui ; je le remerciai de tout mon cœur. Et ensuite il eut encore la bonté de me conseiller, que puisque j’étois habitant de la Terre, je suivisse le Rossignol aux régions opaques du Soleil, parce qu’elles étoient plus conformes aux plaisirs qu’apète (192) la nature humaine. À peine eut-il achevé ce discours, qu’ayant ouvert la bouche fort grande, je vis sortir du fond de son gosier le Roi de ces petits animaux en forme de rossignol. Le grand Homme tomba aussitôt, et en même temps tous ses membres par morceaux s’envolèrent sous la figure d’Aigles. Ce Rossignol, créateur de soi-même, se percha sur la tête du plus beau d’entre eux, d’où il entonna un air admirable avec lequel je pense qu’il me disoit adieu. Le véritable Rossignol prit aussi sa volée, mais non pas de leur côté, ni ne monta pas si haut. Aussi je ne le perdis point de vue ; nous cheminions à peu près de même force ; car comme je n’avois pas dessein d’aborder plutôt une terre que l’autre, je fus bien aise de l’accompagner, outre que les régions opaques des Oiseaux étant plus conformes à mon tempérament, j’espérois y rencontrer aussi des aventures plus correspondantes à mon humeur. Je voyageai sur cette espérance pour le moins trois semaines avec toute sorte de contentement, si je n’eusse eu que mes oreilles à satisfaire ; car le Rossignol ne me laissoit point manquer de musique ; quand il étoit las, il venoit se reposer sur mon épaule ; et, quand je m’arrêtais, il m’attendoit. À la fin j’arrivai dans une contrée du Royaume de ce petit chantre, qui alors ne se soucia plus de m’accompagner. L’ayant perdu de vue, je le cherchai, je l’appelai, mais enfin je restai si las d’avoir couru après lui vainement, que je résolus de me reposer. Pour cet effet je m’étendis sur un gazon d’herbe molle qui tapissoit les racines d’un superbe rocher. Ce rocher étoit couvert de plusieurs jeunes arbres verts et touffus, dont l’ombre charma mes sens fatigués le plus agréablement du monde, et m’obligea de les abandonner au sommeil pour réparer avec sûreté mes forces dans un lieu si tranquille et si frais[5].


Notes

141. Les États et Empires de la Lune se terminaient par l’arrivée de Cyrano à Marseille.

142. Avant que Perrault eût recueilli ce conte, il était déjà cité comme le prototype des contes populaires.

143. Saint Mathurin : patron des fous.

144. Le Démon de Socrate n’a été dans les États et Empires de la Lune qu’une transformation du faux-monnayeur rencontré par Tristan L’Hermite en Angleterre et que Cyrano a pris dans le Page disgracié, voir note 47.

145. Nom générique du Diable qu’on accusait de prendre de préférence la forme d’une bête immonde.

146. Ce curé de Colignac, créé par l’imagination de Cyrano et qu’il nomme plus loin messire Jean, n’a rien à faire avec le personnage du même nom de ses Lettres satiriques.

147. Corneille Agrippa de Nottesheim, voir note 50.

148. Anagramme de Cyrano avec un d en plus pour de.

149. Cyrano emploie toujours ce mot au masculin.

150. C’est le commencement de l’Évangile, selon saint Jean.

151. Le fantôme écorche le latin de l’exorcisme : Satanas diabolus.

152. Nom donné jadis à des paysans qui formaient les gens de pied dans les armées du Moyen Âge.

153. Probablement l’ouvrage de Descartes : Principia Philosophiæ, Amsterdam, Elzévir, 1649.

154. Cercles magiques.

155. Dans le populaire, le crapaud incarnait les influences diaboliques.

156. Limas ; Limaces.

157. Allusion à un passage du livre de Job, chap. ii ; L’Éternel frappa Job d’un ulcère malin depuis la plante de son pied jusqu’au sommet de sa tête. Assis sur les cendres, Job prit un tesson pour se gratter. Et sa femme lui dit : « Conserveras-tu ton intégrité ? Bénis Dieu et meurs. » Job lui

répondit : « Tu parles comme une femme insensée. » Cyrano avait déjà appliqué cette image à Dassouçy, voir sa lettre contre Soucidas.

158. Aux enseignes, c’est-à-dire comme preuve qu’il s’agit de lui.

159.… ne deviennent point feuilles de chêne, c’est-à-dire que le rustaud naïf et madré, tout en craignant d’être le jouet d’une illusion magique demande, à ce que la perte, soit non pour lui, mais pour le futur vendeur.

160. Marguillier signifie ici compère, compagnon.

161. Bayeur, c’est-à-dire badaud qui baye, ayant la bouche ouverte.

162. Caimand, mendiant, qui quémande.

163. Vénerie, chasse à courre.

164. On appelait contagion ou peste toute maladie épidémique, qu’on supposait contagieuse. Ce passage, dit Paul Lacroix, nous offre un détail de mœurs très curieux, que nous ne nous rappelons pas avoir vu ailleurs et dont Lamare ne parle pas dans son Traité de la Police, où l’on trouve un livre entier consacré à la peste.

165. Les archers du Grand Prévôt et ceux de la Ville entraient souvent en conflit du fait qu’ils représentaient deux juridictions différentes et rivales, celle du roi ou du seigneur féodal et celle de la Municipalité.

166. Griller pour glisser, l’escalier est comparé à un gril sur lequel on s’étend en tombant.

167. Limas, limaces.

168. La conception de Cyrano est la suivante : Il attribue à l’action des rayons solaires sur les miroirs et le vaisseau de cristal qui couronnent son aéro-éthéronef, une force suffisante pour continuer de l’entraîner vers le Soleil lorsqu’il a quitté l’atmosphère et que l’action thermo-dynamique de l’air qui avait commencé l’ascension ne peut plus s’exercer (Juppont).

169. Sa boëte était comme un aérostat percé de haut en bas ! (Toldo.)

170. Cyrano admet donc dans ce mythe que l’éther lorsqu’il est animé d’une vitesse suffisante est capable d’une action mécanique analogue à celle de l’air, c’est-à-dire comme la matière pesante, à laquelle Bergerac l’assimile (Juppont).

171. Atre : noire.

172. Cet essai de démonstration de la théorie du feu et de la chaleur est une paraphrase des mêmes idées épicuriennes déjà exprimées par Cyrano.

173. Aheurtés : obstinés, entêtés.

174. L’Italie a la forme d’une botte.

175. Exaltation : élévation.

176. Il n’est donc pas téméraire de regarder Cyrano comme un des précurseurs de Laplace sur l’origine du monde.

177. La Genèse ne mentionne pas les anges rebelles et la chute de Satan antérieurement à la création de l’homme ; il en est question dans le Talmud et autres commentaires hébreux de la Bible.

178. Bien que gassendiste, Cyrano admirait le Discours de la Méthode, de Descartes.

179. « La mer est la sueur de la Terre ou de la partie aqueuse produite par la combustion et la fusion des matières qu’elle renferme dans son sein » (La Cité du Soleil, de Campanella).

180. Cette cabane était l’appareil aérien dans lequel Cyrano était venu dans la Lune et qui formait une sorte de cage.

181. D’anciens astronomes affirmaient que la dernière sphère céleste était formée d’une sorte de cristal.

182. La circulation du sang avait été découverte en 1648 par le médecin anglais Harvey.

183. Cyrano avait eu connaissance à Paris de l’expérience faite à Varsovie en 1648 du « dragon volant » de Titus Livius Baratini.

184. Cet appareil était un multiplan avec gouvernail et moteur très primitif dont Baratini construisit deux modèles.

185. Pas, c’est le mot latin vestigia.

186. S’y donnant l’estrapade, c’est-à-dire se glissant de haut en bas, comme dans le supplice de l’estrapade ; on hissait le patient en l’air avec une corde et on le faisait retomber de tout son poids à terre.

187. Vortice ; tourbillon.

188. Travail ici signifie fatigue.

189. Voir Ch. Sorel : Le Berger extravagant, Livre X, Aventure tragique de Lysis.

190. Cyrano veut dire que le globe solaire serait, du côté où nous le voyons lumineux et transparent, et de l’autre ombreux et opaque.

191. Batail : battant.

192. Apéter : désirer vivement, par inclination naturelle.

  1. Voici le titre de cette seconde partie de l’Autre Monde dans les Nouvelles Œuvres, 1662 : Fragment d’histoire comique de Monsieur de Cyrano Bergerac contenant les Estats et Empires du Soleil.
  2. Var. d’un autre tirage de l’éd. originale : par un instinct naturel sa bonne constitution.
  3. Faîte, sommet.
  4. Lacune qui résulte sans doute de la suppression d’un passage dangereux, où l’auteur se montrant un peu trop esprit fort.
  5. Var. d’un autre tirage de l’édition originale : « Ce rocher étoit couvert de plusieurs arbres, dont la gaillarde et verte fraîcheur exprimoit la jeunesse, mais, comme déjà tout amolli par les charmes du lieu, je commençois de m’endormir à l’ombre. »