L’Autre monde (Cyrano de Bergerac)/L’Autre monde/I.1. Les États et Empires de la Lune

Texte établi par Frédéric Lachèvre, Garnier (p. 5-62).
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L’AUTRE MONDE


1. — Les États et Empires de la Lune


La lune étoit en son plein, le Ciel étoit découvert, et neuf heures du soir étoient sonnées, lorsque, revenant de Clamard  (21) près Paris (où Monsieur de Cuigy le fils, qui en est Seigneur, nous avoit régalés plusieurs de mes amis et moi), les diverses pensées que nous donna cette boule de safran, nous défrayèrent sur le chemin : de sorte que les yeux noyés dans ce grand Astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du Ciel par où l’on entrevoyoit la gloire des bienheureux, tantôt un autre, persuadé des fables anciennes, s’imaginoit que possible Bacchus tenoit taverne là-haut au Ciel, et qu’il y avoit pendu pour enseigne la pleine lune, tantôt un autre assurait que c’étoit la platine  (22) où Diane dresse les rabats d’Apollon  (23) ; un autre, que ce pouvoit bien être le Soleil lui-même, qui s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardoit par un trou ce qu’on faisoit au monde quand il n’y étoit pas. « Et moi, leur dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, je crois sans m’amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le Temps pour le faire marcher plus vite, que la Lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de Lune  (24). » Quelques-uns de la compagnie me régalèrent d’un grand éclat de rire. « Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant dans la Lune, de quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde. » Mais j’eus beau leur alléguer que Pythagore, Épicure, Démocrite et, de notre âge, Copernic et Képler avoient été de cette opinion, je ne les obligeai qu’à rire de plus belle.

Cette pensée cependant, dont la hardiesse biaisoit à mon humeur, affermie par la contradiction, se plongea si profondément chez moi, que, pendant tout le reste du chemin, je demeurai gros de mille définitions de Lune, dont je ne pouvois accoucher : de sorte qu’à force d’appuyer cette croyance burlesque par des raisonnements presque sérieux, il s’en falloit peu que je n’y déférasse déjà, quand le miracle ou l’accident, la Providence, la fortune, ou peut-être ce qu’on nommera vision, fiction, chimère, ou folie si on veut, me fournit l’occasion qui m’engagea à ce discours. Étant arrivé chez moi, je montai dans mon cabinet, où je trouvai sur la table un livre ouvert que je n’y avois point mis. C’étoit celui de Cardan (25) ; et quoique je n’eusse pas dessein d’y lire, je tombai de la vue, comme par force, justement sur une histoire de ce Philosophe, qui dit, qu’étudiant un soir à la chandelle, il aperçut entrer, au travers des portes fermées, deux grands vieillards, lesquels après beaucoup d’interrogations qu’il leur fit, répondirent qu’ils étoient habitants de la Lune, et en même temps disparurent. Je demeurai si surpris, tant de voir un livre qui s’étoit apporté là tout seul, que du temps et de la feuille où il s’étoit rencontré ouvert, que je pris toute cette enchaînure d’incidens pour une inspiration de faire connoître aux hommes que la Lune est un Monde. « Quoi ! disois-je en moi-même, après avoir tout aujourd’hui parlé d’une chose, un livre qui peut-être est le seul au monde où cette matière se traite si particulièrement, voler de ma bibliothèque sur ma table, devenir capable de raison, pour s’ouvrir justement à l’endroit d’une aventure si merveilleuse ; entraîner mes yeux dessus, comme par force, et fournir ensuite à ma fantaisie les réflexions, et à ma volonté les desseins que je fais ! — Sans doute, continuois-je, les deux vieillards qui apparurent à ce grand homme, sont ceux-là mêmes qui ont dérangé mon livre, et qui l’ont ouvert sur cette page, pour s’épargner la peine de me faire la harangue qu’ils ont faite à Cardan. — Mais, ajoutois-je, je ne saurois m’éclaircir de ce doute, si je ne monte jusque-là ? — Et pourquoi non ? me répondois-je aussitôt. Prométhée fut bien autrefois au Ciel y dérober du feu. Suis-je moins hardi que lui ? et ai-je lieu de n’en pas espérer un succès aussi favorable ? »

À ces boutades, qu’on nommera peut-être des accès de fièvre chaude, succéda l’espérance de faire réussir un si beau voyage : de sorte que je m’enfermai, pour en venir à bout, dans une maison de campagne assez écartée, où après avoir flatté mes rêveries de quelques moyens proportionnés à mon sujet, voici comme je me donnai au Ciel.

J’avois attaché autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, sur lesquelles le Soleil dardoit ses rayons si violemment, que la chaleur qui les attiroit, comme elle fait les plus grosses nuées, m’éleva si haut, qu’enfin je me trouvai au-dessus de la moyenne région. Mais comme cette attraction me faisoit monter avec trop de rapidité, et qu’au lieu de m’approcher de la Lune, comme je prétendois, elle me paroissoit plus éloignée qu’à mon partement, je cassai plusieurs de mes fioles, jusques à ce que je sentis que ma pesanteur surmontoit l’attraction, et que je redescendois vers la terre. Mon opinion ne fut point fausse, car j’y retombai quelque temps après, et à compter de l’heure que j’en étois parti, il devoit être minuit. Cependant je reconnus que le Soleil étoit alors au plus haut de l’horizon, et qu’il étoit là midi. Je vous laisse à penser combien je fus étonné : certes je le fus de si bonne sorte, que ne sachant à quoi attribuer ce miracle, j’eus l’insolence de m’imaginer qu’en faveur de ma hardiesse, Dieu avoit encore une fois recloué le Soleil aux cieux (26), afin d’éclairer une si généreuse entreprise. Ce qui accrut mon étonnement, ce fut de ne point connoître le pays où j’étois, vu qu’il me sembloit qu’étant monté droit, je devois être descendu au même lieu d’où j’étois parti. Équipé pourtant comme j’étois, je m’acheminai vers une espèce de chaumière, où j’aperçus de la fumée ; et j’en étois à peine à une portée de pistolet, que je me vis entouré d’un grand nombre d’hommes tout nus. Ils parurent fort surpris de ma rencontre ; car j’étois le premier, à ce que je pense, qu’ils eussent jamais vu habillé de bouteilles. Et pour renverser encore toutes les interprétations qu’ils auroient pu donner à cet équipage, ils voyoient qu’en marchant je ne touchois presque point à la terre : aussi ne savoient-ils pas qu’au moindre branle que je donnois à mon corps, l’ardeur des rayons de midi me soulevoit avec ma rosée, et que sans que mes fioles n’étoient plus en assez grand nombre, j’eusse été possible à leur vue enlevé dans les airs. Je les voulus aborder ; mais comme si la frayeur les eût changés en oiseaux, un moment les vit perdre dans la forêt prochaine. J’en attrapai un toutefois, dont les jambes sans doute avoient trahi le cœur. Je lui demandai avec bien de la peine (car j’étois tout essoufflé), combien l’on comptoit de là à Paris, et depuis quand en France le monde alloit tout nu, et pourquoi ils me fuyoient avec tant d’épouvante. Cet homme à qui je parlois étoit un vieillard olivâtre, qui d’abord se jeta à mes genoux ; et joignant les mains en haut derrière la tête, ouvrit la bouche et ferma les yeux. Il marmotta longtemps entre ses dents, mais je ne discernai point qu’il articulât rien : de façon que je pris son langage pour le gazouillement enroué d’un muet.

À quelque temps de là, je vis arriver une compagnie de soldats tambour battant, et j’en remarquai deux se séparer du gros pour me reconnoître. Quand ils furent assez proche pour être entendu, je leur demandai où j’étois. « Vous êtes en France, me répondirent-ils ; mais quel Diable vous a mis en cet état ? et d’où vient que nous ne vous connoissons point ? Est-ce que les vaisseaux sont arrivés ? En allez-vous donner avis à monsieur le Gouverneur[1] ? et pourquoi avez-vous divisé votre eau-de-vie en tant de bouteilles ? » À tout cela je leur répartis, que le Diable ne m’avoit point mis en cet état ; qu’ils ne me connoissoient pas, à cause qu’ils ne pouvoient pas connoître tous les hommes ; que je ne savois point que la Seine portât de Navires à Paris ; que je n’avois point d’avis à donner à Monsieur le mareschal de l’Hôpital[2] ; et que je n’étois point chargé d’eau-de-vie. « Ho, ho, me dirent-ils, me prenant le bras, vous faites le gaillard ? Monsieur le Gouverneur vous connoitra bien, lui ! » Ils me menèrent vers leur gros (27), où j’appris que j’étois véritablement en France, mais en la Nouvelle (28), de sorte qu’à quelque temps de là je fus présenté au Vice-Roi[3], qui me demanda mon pays, mon nom et ma qualité ; et après que je l’eus satisfait, lui contant l’agréable succès de mon voyage, soit qu’il le crût, soit qu’il feignît de le croire, il eut la bonté de me faire donner une chambre dans son appartement. Mon bonheur fut grand de rencontrer un homme capable de hautes opinions, et qui ne s’étonna point, quand je lui dis qu’il falloit que la Terre eût tourné pendant mon élévation ; puisqu’ayant commencé de monter à deux lieues de Paris, j’étois tombé par une ligne quasi perpendiculaire en Canada.

Le soir, comme je m’allois coucher, il entra dans ma chambre, et me dit : « Je ne serois pas venu interrompre votre repos, si je n’avois cru qu’une personne qui a pu trouver le secret de faire tant de chemin en un demi-jour[4], n’ait pas eu aussi celui de ne se point lasser. Mais vous ne savez pas, ajouta-t-il, la plaisante querelle que je viens d’avoir pour vous avec nos Pères ? Ils veulent absolument que vous soyez magicien ; et la plus grande grâce que vous puissiez obtenir d’eux, est de ne passer que pour imposteur. Et en effet, ce mouvement que vous attribuez à la Terre est un paradoxe assez délicat ; et pour moi je vous dirai franchement, que ce qui fait que je ne suis pas de votre opinion, c’est qu’encore qu’hier vous soyez parti de Paris, vous pouvez être arrivé aujourd’hui en cette contrée, sans que la Terre ait tourné ; car le Soleil vous ayant enlevé par le moyen de vos bouteilles, ne doit-il pas vous avoir amené ici, puisque selon Ptolomée, et les philosophes modernes, il chemine du biais que vous faites marcher la Terre ? Et puis quelle grande vraisemblance avez-vous pour vous figurer que le Soleil soit immobile, quand nous le voyons marcher ? et quelle apparence que la Terre tourne avec tant de rapidité, quand nous la sentons ferme dessous nous ? — Monsieur, lui répliquai-je, voici les raisons à peu près qui nous obligent à le préjuger. Premièrement, il est du sens commun de croire que le Soleil a pris place au centre de l’univers, puisque tous les corps qui sont dans la Nature ont besoin de ce feu radical ; qu’il habite au cœur du Royaume pour être en état de satisfaire promptement à la nécessité de chaque partie, et que la cause des générations soit placée au milieu de tous les corps, pour y agir également et plus aisément : de même que la sage Nature a placé les parties génitales dans l’homme, les pépins dans le centre des pommes, les noyaux au milieu de leur fruit ; et de même que l’oignon conserve à l’abri de cent écorces qui l’environnent le précieux germe où dix millions d’autres ont à puiser leur essence ; car cette pomme est un petit univers à soi-même, dont le pépin plus chaud que les autres parties est le soleil, qui répand autour de soi la chaleur, conservatrice de son globe ; et ce germe dans cette opinion, est le petit Soleil de ce petit monde, qui réchauffe et nourrit le sel végétatif de cette petite masse. Cela donc supposé, je dis que la Terre ayant besoin de la lumière, de la chaleur, et de l’influence de ce grand feu, elle se tourne autour de lui pour recevoir également en toutes ses parties cette vertu qui la conserve. Car il seroit aussi ridicule de croire que ce grand corps lumineux tournât autour d’un point dont il n’a que faire, que de s’imaginer quand nous voyons une alouette rôtie, qu’on a pour la cuire tourné la cheminée à l’entour (29). Autrement si c’étoit au Soleil à faire cette corvée, il sembleroit que la médecine eût besoin du malade ; que le fort dût plier sous le foible ; le grand servir au petit ; et qu’au lieu qu’un vaisseau cingle le long des côtes d’une Province, on dut faire promener la Province autour du vaisseau. Que si vous avez peine à comprendre comme une masse si lourde se peut mouvoir, dites-moi, je vous prie, les Astres et les Cieux que vous faites si solides, sont-ils plus légers ? Encore est-il plus aisé à nous, qui sommes assurés de la rondeur de la Terre, de conclure son mouvement par sa figure. Mais pourquoi supposer le Ciel rond, puisque vous ne le sauriez savoir, et que de toutes les figures, s’il n’a pas celle-ci, il est certain qu’il ne se peut mouvoir ? Je ne vous reproche point vos excentriques, vos concentriques, ni vos épicicles (30) ; tous lesquels vous ne sauriez expliquer que très confusément, et dont je sauve mon système. Parlons seulement des causes naturelles de ce mouvement. Vous êtes contraints vous autres de recourir aux intelligences qui remuent et gouvernent vos globes. Mais moi, sans interrompre le repos du Souverain Être, qui sans doute a créé la Nature toute parfaite, et de la sagesse duquel il est de l’avoir achevée, de telle sorte que l’ayant accomplie pour une chose, il ne l’ait pas rendue défectueuse pour une autre ; moi, dis-je, je trouve dans la terre les vertus qui la font mouvoir ; je dis donc que les rayons du Soleil, avec ses influences, venant à frapper dessus par leur circulation, la font tourner comme nous faisons tourner un globe en le frappant de la main ; ou de même que les fumées qui s’évaporent continuellement de son sein du côté que le Soleil la regarde, répercutées par le froid de la moyenne région, rejaillissent dessus, et de nécessité ne la pouvant frapper que de biais, la font ainsi pirouetter.

« L’explication des deux autres mouvements est encore moins embrouillée, considérez un peu je vous prie… » À ces mots le Vice-Roi[5] m’interrompit : « J’aime mieux, dit-il, vous dispenser de cette peine ; aussi bien ai-je lu sur ce sujet quelques Livres de Gassendi (31), mais à la charge que vous écouterez ce que me répondit un jour un de nos Pères qui soutenoit votre opinion : « En effet, disoit-il, je m’imagine que la Terre tourne, non point pour les raisons qu’allègue Copernic, mais pource que le feu d’enfer, ainsi que nous apprend la Sainte-Écriture, étant enclos au centre de la terre, les damnés qui veulent fuir l’ardeur de sa flamme, gravissent pour s’en éloigner contre la voûte, et font ainsi tourner la Terre, comme un chien fait tourner une roue, lorsqu’il court enfermé dedans. »

Nous louâmes quelque temps cette pensée comme un pur effet du zèle de ce bon Père : et enfin le Vice-Roi[6] me dit qu’il s’étonnoit fort, vu que le système de Ptolomée étoit si peu probable, qu’il eût été si généralement reçu. « Monsieur, lui répondis-je, la plupart des hommes, qui ne jugent que par les sens, se sont laissé persuader à leurs yeux ; et de même que celui dont le vaisseau vogue terre à terre, croit demeurer immobile, et que le rivage chemine, ainsi les hommes tournant avec la Terre autour du Ciel, ont cru que c’étoit le Ciel lui-même qui tournoit autour d’eux. Ajoutez à cela l’orgueil insupportable des humains, qui se persuadent que la Nature n’a été faite que pour eux, comme s’il étoit vraisemblable que le Soleil, un grand corps quatre cent trente-quatre fois plus vaste que la terre (32), n’eût été allumé que pour mûrir ses nèfles, et pommer ses choux. Quant à moi, bien loin de consentir à leur insolence, je crois que les Planètes sont des mondes autour du Soleil, et que les étoiles fixes sont aussi des Soleils qui ont des Planètes autour d’eux, c’est-à-dire des mondes que nous ne voyons pas d’ici à cause de leur petitesse, et parce que leur lumière empruntée ne sauroit venir jusqu’à nous. Car comment en bonne foi s’imaginer que ces globes si spacieux ne soient que de grandes campagnes désertes, et que le nôtre, à cause que nous y rampons [pour] une douzaine de glorieux coquins ait été bâti pour commander à tous ? Quoi ! parce que le Soleil compasse nos jours et nos années, est-ce à dire pour cela qu’il n’ait été construit qu’afin que nous ne frappions pas de la tête contre les murs ? Non, non, si ce Dieu visible éclaire l’homme, c’est par accident, comme le flambeau du Roi éclaire par accident au Crocheteur qui passe par la rue.

— Mais, me dit-il, si comme vous assurez, les étoiles fixes sont autant de Soleils, on pourroit conclure de là, que le monde seroit infini, puisqu’il est vraisemblable que les peuples de ce monde qui sont autour d’une étoile fixe que vous prenez pour un Soleil, découvrent encore au-dessus d’eux d’autres étoiles fixes que nous ne saurions apercevoir d’ici, et qu’il en va de cette sorte à l’infini (33).

— N’en doutez point, lui répliquai-je ; comme Dieu a pu faire l’âme immortelle, il a pu faire le monde infini, s’il est vrai que l’éternité n’est rien autre chose qu’une durée sans bornes, et l’infini une étendue sans limites. Et puis Dieu seroit fini lui-même, supposé que le monde ne fût pas infini, puisqu’il ne pourroit pas être où il n’y auroit rien, et qu’il ne pourroit accroître la grandeur du monde, qu’il n’ajoutât quelque chose à sa propre étendue, commençant d’être où il n’étoit pas auparavant. Il faut donc croire que comme nous voyons d’ici Saturne et Jupiter, si nous étions dans l’un ou dans l’autre, nous découvririons beaucoup de mondes que nous n’apercevons pas, et que l’univers est à l’infini construit de cette sorte (34). — Ma foi ! me répliqua-t il, vous avez beau dire, je ne saurois du tout comprendre cet infini. — Hé ! dites-moi, lui repartis-je, comprenez-vous le rien qui est au delà ? Point du tout. Car quand vous songez à ce néant, vous vous l’imaginez tout au moins comme du vent ou comme de l’air, et cela c’est quelque chose ; mais l’infini, si vous ne le comprenez en général, vous le concevez au moins par parties, puisqu’il n’est pas difficile de se figurer, au delà de ce que nous voyons de terre et d’air, du feu, d’autre air, et d’autre terre. Or l’infini n’est rien qu’une tissure sans bornes de tout cela. Que si vous me demandez de quelle façon ces mondes ont été faits, vu que la Sainte-Écriture parle seulement d’un que Dieu créa, je réponds qu’elle ne parle que du nôtre à cause qu’il est le seul que Dieu ait voulu prendre la peine de faire de sa propre main, mais tous les autres qu’on voit, ou qu’on ne voit pas, suspendus parmi l’azur de l’Univers, ne sont rien que l’écume des Soleils qui se purgent. Car comment ces grands feux pourroient-ils subsister, s’ils n’étoient attachés à quelque matière qui les nourrit ? Or de même que le feu pousse loin de chez soi la cendre dont il est étouffé ; de même que l’or dans le creuset, se détache en s’affinant du marcassite qui affaiblit son carat, et de même encore que notre cœur se dégage par le vomissement des humeurs indigestes qui l’attaquent ; ainsi ces Soleils dégorgent tous les jours et se purgent des restes de la matière qui nouoit leur feu. Mais lorsqu’ils auront tout à fait consumé cette matière qui les entretient, vous ne devez point douter qu’ils ne se répandent de tous côtés pour chercher une autre pâture, et qu’ils ne s’attachent à tous les mondes qu’ils auront construits autrefois, à ceux particulièrement qu’ils rencontreront les plus proches ; alors ces grands feux, rebrouillant tous les corps, les rechasseront pêle-mêle de toutes parts comme auparavant, et s’étant peu à peu purifiés, ils commenceront de servir de Soleils à d’autres petits mondes qu’ils engendreront en les poussant hors de leurs Sphères. Et c’est ce qui a fait sans doute prédire aux Pithagoriciens l’embrasement universel. Ceci n’est pas une imagination ridicule : la Nouvelle-France où nous sommes en produit un exemple bien convaincant. Ce vaste continent de l’Amérique est une moitié de la Terre, laquelle en dépit de nos prédécesseurs qui avoient mille fois cinglé l’Océan, n’avoit point encore été découverte ; aussi n’y étoit-elle pas encore non plus que beaucoup d’îles, de péninsules, et de montagnes, qui se sont soulevées sur notre globe, quand les rouillures du Soleil qui se nettoyoit ont été poussées assez loin, et condensées en pelotons assez pesans pour être attirées par le centre de notre monde, possible peu à peu en particules menues, peut-être aussi tout à coup en une masse. Cela n’est pas si déraisonnable, que saint-Augustin n’y eût applaudi, si la découverte de ce pays eut été faite de son âge ; puisque ce grand personnage, dont le génie étoit éclairé du Saint-Esprit, assure que de son temps la Terre étoit plate comme un four, et qu’elle nageoit sur l’eau comme la moitié d’une orange coupée. Mais si j’ai jamais l’honneur de vous voir en France, je vous ferai observer par le moyen d’une lunette fort excellente, que certaines obscurités qui d’ici paroissent des taches, sont des mondes qui se construisent. »

Mes yeux qui se fermoient en achevant ce discours, obligèrent le Vice-Roi[7] de sortir. Nous eûmes le lendemain, et les jours suivans, des entretiens de pareille nature. Mais comme quelque temps après l’embarras des affaires de la Province accrocha notre Philosophie, je retombai de plus belle au dessein de monter à la Lune.

Je m’en allois dès qu’elle étoit levée rêvant parmi les bois, à la conduite et au réussit de mon entreprise ; et enfin une veille de Saint-Jean qu’on tenoit conseil dans le Fort pour déterminer si l’on donneroit secours aux Sauvages du pays contre les Iroquois (35), je m’en allai tout seul derrière notre habitation au coupeau d’une petite montagne, où voici ce que j’exécutai. J’avois fait une machine que je m’imaginois capable de m’élever autant que je voudrois, en sorte que rien de tout ce que j’y croyois nécessaire n’y manquant, je m’assis dedans, et me précipitai en l’air du haut d’une roche. Mais parce que je n’avois pas bien pris mes mesures, je culbutai rudement dans la vallée. Tout froissé néanmoins que j’étois, je m’en retournai dans ma chambre sans perdre courage, et je pris de la moelle de bœuf, dont je m’oignis tout le corps, car j’étois tout meurtri depuis la tête jusqu’aux pieds ; et après m’être fortifié le cœur d’une bouteille d’essence cordiale, je m’en retournai chercher ma machine ; mais je ne la trouvai point, car certains soldats, qu’on avoit envoyés dans la forêt couper du bois pour faire le feu de la Saint-Jean, l’ayant rencontrée par hasard, l’avoient apportée au Fort, où après plusieurs explications de ce que ce pouvoit être, quand on eut découvert l’invention du ressort, quelques-uns dirent qu’il falloit attacher quantité de fusées volantes, pource que, leur rapidité les ayant enlevées bien haut, et le ressort agitant ses grandes ailes, il n’y auroit personne qui ne prit cette machine pour un dragon de feu (36) Je la cherchai longtemps cependant, mais enfin je la trouvai au milieu de la place de Kebec, comme on y mettoit le feu (37). La douleur de rencontrer l’œuvre de mes mains en un si grand péril, me transporta tellement, que je courus saisir le bras du soldat qui y allumoit le feu, je lui arrachai sa mèche, et me jetai tout furieux dans ma machine pour briser l’artifice dont elle étoit environnée ; mais j’arrivai trop tard, car à peine y eus-je les deux pieds, que me voilà enlevé dans la nue. L’horreur dont je fus consterné ne renversa point tellement les facultés de mon âme, que je ne me sois souvenu depuis de tout ce qui m’arriva en cet instant. Car dès que la flamme eut dévoré un rang de fusées, qu’on avoit disposées six à six, par le moyen d’une amorce qui bordoit chaque demi-douzaine, un autre étage s’embrasoit, puis un autre ; en sorte que le salpêtre prenant feu, éloignoit le péril en le croissant. La matière toutefois étant usée fit que l’artifice manqua ; et lorsque je ne songeois plus qu’à laisser ma tête sur celle de quelque montagne, je sentis (sans que je remuasse aucunement) mon élévation continuée, et ma machine prenant congé de moi, je la vis retomber vers la terre. Cette aventure extraordinaire me gonfla le cœur d’une joie si peu commune, que ravi de me voir délivré d’un danger assuré, j’eus l’impudence de philosopher là-dessus. Comme donc je cherchois des yeux et de la pensée ce qui en pouvoit être la cause, j’aperçus ma chair boursouflée, et grasse encore de la moelle dont je m’étois enduit pour les meurtrissures de mon trébuchement ; je connus qu’étant alors en décours, et la Lune pendant ce quartier ayant accoutumé de sucer la moelle des animaux (38), elle buvoit celle dont je m’étois enduit avec d’autant plus de force que son globe étoit plus proche de moi, et que l’interposition des nuées n’en affoiblissoit point la vigueur.

Quand j’eus percé selon le calcul que j’ai fait depuis beaucoup plus des trois quarts du chemin qui sépare la Terre d’avec la Lune, je me vis tout d’un coup choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en aucune façon, encore ne m’en fussé-je pas aperçu, si je n’eusse senti ma tête chargée du poids de mon corps. Je connus bien à la vérité que je ne retombois pas vers notre monde ; car encore que je me trouvasse entre deux Lunes, et que je remarquasse fort bien que je m’éloignois de l’une à mesure que je m’approchois de l’autre, j’étois assuré que la plus grande étoit notre globe ; pource qu’au bout d’un jour ou deux de voyage, les réfractions éloignées du Soleil venant à confondre la diversité des corps et des climats, il ne m’avoit plus paru que comme Une grande plaque d’or ; cela me fît imaginer que je baissois vers la Lune, et je me confirmai dans cette opinion, quand je vins à me souvenir que je n’avois commencé de choir qu’après les trois quarts du chemin. « Car, disois-je en moi-même, cette masse étant moindre que la nôtre, il faut que la sphère de son activité ait aussi moins d’étendue, et que par conséquent j’aie senti plus tard la force de son centre. »

Enfin après avoir été fort longtemps à tomber, à ce que je préjugeai, car la violence du précipice m’empêcha de le remarquer, le plus loin dont je me souviens, c’est que je me trouvai sous un arbre embarrassé avec trois ou quatre branches assez grosses que j’avois éclatées par ma chute, et le visage mouillé d’une pomme (39) qui s’étoit écachée contre.

Par bonheur, ce lieu-là étoit, comme vous le saurez bientôt, le Paradis terrestre, et l’arbre sur lequel je tombai se trouva justement l’Arbre de vie. Ainsi vous pouvez bien juger que sans ce hasard, je serois mille fois mort. J’ai souvent fait depuis réflexion sur ce que le vulgaire assure qu’en se précipitant d’un lieu fort haut, on est étouffé auparavant de toucher la terre ; et j’ai conclu de mon aventure qu’il en avoit menti, ou bien qu’il falloit que le jus énergique de ce fruit, qui m’avoit coulé dans la bouche, eût rappelé mon âme qui n’étoit pas loin de mon cadavre, encore tout tiède, et encore disposé aux fonctions de la vie. En effet sitôt que je fus à terre ma douleur s’en alla avant même de se peindre en ma mémoire ; et la faim, dont pendant mon voyage j’avois été beaucoup travaillé, ne me fit trouver en sa place qu’un léger souvenir de l’avoir perdue.

À peine quand je fus relevé, eus-je observé la plus large de quatre grandes rivières qui forment un lac en la bouchant, que l’esprit ou l’âme invisible des simples qui s’exhalent sur cette contrée, me vint réjouir l’odorat ; et je connus que les cailloux n’y étoient ni durs ni raboteux, et qu’ils avoient soin de s’amollir quand on marchoit dessus. Je rencontrai d’abord une étoile de cinq avenues, dont les arbres par leur excessive hauteur sembloient porter au Ciel un parterre de haute futaie. En promenant mes yeux de la racine au sommet, puis les précipitant du faîte jusqu’au pied, je doutois si la terre les portoit, ou si eux-mêmes ne portoient point la terre pendue à leurs racines ; leur front superbement élevé, sembloit aussi plier comme par force sous la pesanteur des globes célestes dont on diroit qu’ils ne soutiennent la charge qu’en gémissant ; leurs bras étendus vers le Ciel, témoignoient en l’embrassant demander aux Astres la bénignité toute pure de leurs influences, et les recevoir, auparavant qu’elles aient rien perdu de leur innocence, au lit des Elémens. Là de tous côtés les fleurs sans avoir eu d’autre Jardinier que la Nature respirent une haleine si douce, quoique sauvage, qu’elle réveille et satisfait l’odorat ; là l’incarnat d’une rose sur l’églantier, et l’azur éclatant d’une violette sous des ronces, ne laissant point de liberté pour le choix, font juger qu’elles sont toutes deux plus belles l’une que l’autre ; là le Printemps compose toutes les Saisons ; là ne germe point de plante vénéneuse que sa naissance ne trahisse sa conservation, là les ruisseaux par un agréable murmure racontent leurs voyages aux cailloux ; là mille petits gosiers emplumés font retentir la forêt au bruit de leurs mélodieuses chansons ; et la trémoussante assemblée de ces divins musiciens est si générale, qu’il semble que chaque feuille dans le bois ait pris la langue et la figure d’un rossignol ; et même l’Écho prend tant de plaisir à leurs airs, qu’on diroit à les lui entendre répéter, qu’elle ait envie de les apprendre. À côté de ce bois se voient deux prairies, dont le vert-gai continu fait une émeraude à perte de vue. Le mélange confus des peintures que le Printemps attache à cent petites fleurs en égare les nuances l’une dans l’autre avec une si agréable confusion, qu’on ne sait si ces fleurs agitées par un doux, zéphyr courent plutôt après elles-mêmes, qu’elles ne fuient pour échapper aux caresses de ce vent folâtre. On prendroit même cette prairie pour un Océan, à cause qu’elle est comme une mer qui n’offre point de rivage, en sorte que mon œil épouvanté d’avoir couru si loin sans découvrir le bord y envoyait vitement ma pensée ; et ma pensée doutant que ce fût l’extrémité du monde, se vouloit persuader que des lieux si charmans avoient peut-être forcé le Ciel de se joindre à la Terre. Au milieu d’un tapis si vaste et si plaisant, court à bouillons d’argent une fontaine rustique qui couronne ses bords d’un gazon émaillé de bassinets (40), de violettes, et de cent autres petites fleurs, qui semblent se presser à qui s’y mirera la première : elle est encore au berceau, car elle ne vient que de naître, et sa face jeune et polie ne montre pas seulement une ride. Les grands cercles qu’elle promène en revenant mille fois sur soi-même, montrent que c’est bien à regret qu’elle sort de son pays natal ; et comme si elle eût été honteuse de se voir caressée auprès de sa mère, elle repoussa en murmurant ma main qui la vouloit toucher. Les animaux qui s’y venoient désaltérer, plus raisonnables que ceux de notre monde, témoignoient être surpris de voir qu’il faisoit grand jour vers l’horizon, pendant qu’ils regardoient le Soleil aux Antipodes, et n’osoient se pencher sur le bord, de crainte qu’ils avoient de tomber au Firmament[8].

Il faut que je vous avoue qu’à la vue de tant de belles choses je me sentis chatouillé de ces agréables douleurs, qu’on dit que sent l’embryon à l’infusion de son âme. Le vieux poil me tomba pour faire place à d’autres cheveux plus épais et plus déliés. Je sentis ma jeunesse se rallumer, mon visage devenir vermeil, ma chaleur naturelle se remêler doucement à mon humide radical ; enfin je reculai sur mon âge environ quatorze ans.

J’avois cheminé une demi-lieue à travers une forêt de jasmins et de myrtes, quand j’aperçus couché à l’ombre je ne sais quoi qui remuoit : C’étoit un jeune adolescent, dont la majestueuse beauté me força presque à l’adoration (41). Il se leva pour m’en empêcher : « Et ce n’est pas à moi, s’écria-t-il, c’est à Dieu que tu dois ces humilités ! — Vous voyez une personne, lui répondis-je, consternée de tant de miracles, que je ne sais par lequel débuter mes admirations ; car venant d’un monde que vous prenez sans doute ici pour une Lune, je pensois être abordé dans un autre que ceux de mon pays appellent la Lune aussi ; et voilà que je me trouve en Paradis aux pieds d’un Dieu qui ne veut pas être adoré, et d’un étranger qui parle ma langue. — Hormis la qualité de Dieu, me répliqua-t-il, dont je ne suis que la créature, ce que vous dites est véritable ; cette terre-ci est la Lune que vous voyez de votre globe ; et ce lieu-ci où vous marchez est le Paradis, mais c’est le Paradis terrestre où n’ont jamais entré que six personnes : Adam, Ève, Énoc, Moi qui suis le vieil Hélie, saint Jean l’Évangéliste, et vous. Vous savez bien comment les deux premiers en furent bannis, mais vous ne savez pas comment ils arrivèrent en votre Monde. Sachez donc qu’après avoir tâté tous deux de la pomme défendue, Adam, qui craignoit que Dieu, irrité par sa présence, ne rengrégeât sa punition, considéra la Lune, votre Terre, comme le seul refuge où il se pouvoit mettre à l’abri des poursuites de son Créateur. Or en ce temps-là, l’imagination chez l’homme étoit si forte, pour n’avoir point encore été corrompue, ni par les débauches, ni par la crudité des alimens, ni par l’altération des maladies, qu’étant alors excité au violent désir d’aborder cet asile, et que sa masse étant devenue légère par le feu de cet enthousiasme, il y fut enlevé de la même sorte qu’il s’est vu des Philosophes, leur imagination fortement tendue à quelque chose, être emportés en l’air par des ravissemens que vous appelez extatiques. Ève que l’infirmité de son sexe rendoit plus foible et moins chaude, n’auroit pas eu sans doute l’imaginative assez vigoureuse pour vaincre par la contention de sa volonté le poids de la matière, mais parce qu’il y avoit très peu qu’elle avoit été tirée du corps de son mari, la sympathie dont cette moitié étoit encore liée à son tout, la porta vers lui à mesure qu’il montoit, comme l’ambre se fait suivre de la paille, comme l’aimant se tourne au septentrion d’où il a été arraché, et attira cette partie de lui-même comme la mer attire les fleuves qui sont sortis d’elle. Arrivés qu’ils furent en votre terre, ils s’habituèrent entre la Mésopotamie et l’Arabie : les Hébreux l’ont connu sous le nom d’Adam et les idolâtres sous celui de Prométhée, que les Poètes feignirent avoir dérobé le feu du Ciel, à cause de ses descendans qu’il engendra pourvus d’une âme aussi parfaite que celle dont Dieu l’avoit rempli. Ainsi pour habiter votre monde, le premier homme laissa celui-ci désert ; mais le Tout-Sage ne voulut pas qu’une demeure si heureuse restât sans habitans : il permit peu de siècles après qu’Énoc ennuyé de la compagnie des hommes, dont l’innocence se corrompoit, eut envie de les abandonner. Ce saint personnage toutefois ne jugea point de retraite assurée contre l’ambition de ses parens qui s’égorgeoient déjà pour le partage de votre monde, sinon la terre bien-heureuse, dont jadis, Adam son aïeul lui avoit tant parlé. Toutefois comment y aller ? L’échelle de Jacob n’étoit pas encore inventée ! La grâce du Très-Haut y suppléa, car elle fit qu’Énoc s’avisa que le feu du Ciel descendoit sur les holocaustes des Justes et de ceux qui étoient agréables devant la face du Seigneur, selon la parole de sa bouche ; « L’odeur des sacrifices du Juste est montée jusques à moi. » Un jour que cette flamme divine étoit acharnée à consumer une victime qu’il offroit à l’Éternel, de la vapeur qui s’exhaloit il remplit deux grands vases qu’il luta hermétiquement, et se les attacha sous les aisselles. La fumée aussitôt qui tendoit à s’élever droit à Dieu, et qui ne pouvoit que, par miracle pénétrer le métal, poussa les vases en haut, et de la sorte enlevèrent avec eux ce saint homme (42). Quand il fut monté jusques à la Lune, et qu’il eut jeté les yeux sur ce beau jardin, un épanouissement de joie presque surnaturelle lui fit connoître que c’étoit le Paradis terrestre où son grand-père avoit autrefois demeuré. Il délia promptement les vaisseaux qu’il avoit ceints comme des ailes autour de ses épaules, et le fit avec tant de bonheur, qu’à peine étoit-il en l’air quatre toises au-dessus de la Lune, qu’il prit congé de ses nageoires. L’élévation cependant étoit assez grande pour le beaucoup blesser, sans le grand tour de sa robe, où le vent s’engouffra, et l’ardeur du feu de la charité qui le soutint aussi jusqu’à ce qu’il eût mis pied à terre. Pour les deux vases ils montèrent jusqu’à ce que Dieu les enchâssât dans le Ciel où ils sont demeurés : et c’est ce qu’aujourd’hui vous appelez les Balances, qui nous montrent bien tous les jours qu’elles sont encore pleines des odeurs du sacrifice d’un Juste par les influences favorables qu’elles inspirent sur l’horoscope de Louis le Juste, qui eut les Balances pour ascendant (43).

Énoc n’étoit pas encore toutefois en ce jardin ; il n’y arriva que quelque temps après. Ce fut alors que déborda le déluge, car les eaux où votre Monde s’engloutit, montèrent à une hauteur si prodigieuse que l’Arche voguoit dans les Cieux à côté de la Lune. Les humains aperçurent ce globe par la fenêtre, mais la réflexion de ce grand corps opaque s’affaiblissant à cause de leur proximité qui partageoit sa lumière, chacun d’eux crut que c’étoit un canton de la Terre qui n’avoit pas été noyé. Il n’y eut qu’une fille de Noé, nommée Achab qui, à cause peut-être quelle avoit pris garde qu’à mesure que le navire haussoit ils approchoient de cet Astre, soutint à cor et à cri qu’assurément c’étoit la Lune. On eut beau lui représenter que la sonde jetée, on n’avoit trouvé que quinze coudées d’eau, elle répondit que le fer avoit donc rencontré le dos d’une baleine qu’ils avoient pris pour la Terre : que, quant à elle, qu’elle étoit bien assurée que c’étoit la Lune en propre personne qu’ils alloient aborder. Enfin comme chacun opine pour son semblable, toutes les autres femmes se le persuadèrent en suite. Les voilà donc malgré la défense des hommes qui jettent l’esquif en mer. Achab étoit la plus hasardeuse ; aussi voulut-elle la première essayer le péril. Elle se lance allègrement dedans, et tout son sexe l’alloit joindre, sans une vague qui sépara le bateau du navire. On eut beau crier après elle, l’appeler cent fois lunatique, protester qu’elle seroit cause qu’un jour on reprocheroit à toutes les femmes d’avoir dans la tête un quartier de la Lune, elle se moqua d’eux. La voilà qui vogue hors du Monde. Les animaux suivirent son exemple, car la plupart des oiseaux qui se sentirent l’aile assez forte pour risquer le voyage, impatiens de la première prison dont on eût encore arrêté leur liberté, donnèrent jusque-là. Des quadrupèdes mêmes, les plus courageux, se mirent à la nage. Il en étoit sorti près de mille, avant que les fils de Noé puissent fermer les étables que la foule des animaux qui s’échappoient tenoit ouvertes. La plupart abordèrent ce nouveau Monde. Pour l’esquif, il alla donner contre un coteau fort agréable où la généreuse Achab descendit, et, joyeuse d’avoir connu qu’en effet cette Terre-là étoit la Lune, ne voulut point se rembarquer pour rejoindre ses frères. Elle s’habitua quelque temps dans une grotte, et comme un jour elle se promenoit, balançant si elle seroit fâchée d’avoir perdu la compagnie des siens ou si elle en seroit bien aise, elle aperçut un homme qui abattoit du gland. La joie d’une telle rencontre la fit voler aux embrassemens ; elle en reçut de réciproques, car il y avoit encore plus longtemps que le vieillard n’avoit vu de visage humain. C’étoit Énoc le Juste. Ils vécurent ensemble, et sans que le naturel impie de ses enfans, et l’orgueil de sa femme, l’obligeât de se retirer dans les bois, ils auroient achevé ensemble de filer leurs jours avec toute la douceur dont Dieu bénit le mariage des Justes. Là, tous les jours, dans les retraites les plus sauvages de ces affreuses solitudes, ce bon vieillard offroit à Dieu d’un esprit épuré, son cœur en holocauste, quand de l’Arbre de Science que vous savez qui est en ce jardin, un jour étant tombée une pomme dans la rivière au bord de laquelle il est planté, elle fut portée à la merci des vagues hors le Paradis, en un lieu où le pauvre Énoc, pour sustenter sa vie, prenoit du poisson à la pêche. Ce beau fruit fut arrêté dans le filet, il le mangea. Aussitôt il connut où étoit le Paradis Terrestre, et par des secrets que vous ne sauriez concevoir si vous n’avez mangé comme lui de la Pomme de Science, il y vint demeurer.

« Il faut maintenant que je vous raconte la façon dont j’y suis venu : Vous n’avez pas oublié, je pense, que je me nomme Hélie, car je vous l’ai dit naguère. Vous saurez donc que j’étois en votre Monde et que j’habitois avec Élisée, un hébreu comme moi sur les bords du Jourdain, où je vivois parmi les livres d’une vie assez douce pour ne la pas regretter encore qu’elle s’écoulât. Cependant plus les lumières de mon esprit croissoient, plus croissoit aussi la connaissance de celles que je n’avois point. Jamais nos Prêtres ne me ramentevoient l’illustre Adam que le souvenir de sa Philosophie parfaite ne me fît soupirer. Je désespérois de la pouvoir acquérir, quand un jour après avoir sacrifié pour l’expiation des foiblesses de mon Être mortel, je m’endormis et l’Ange du Seigneur ni apparut en songe ; aussitôt que je fus éveillé, je ne manquai pas de travailler aux choses qu’il m’avoit prescrites, je pris de l’aimant environ deux pieds en carré, que je mis dans un fourneau ; puis lors qu’il fut bien purgé, précipité, et dissous, j’en tirai l’attractif calciné, et le réduisis à la grosseur d’environ une balle médiocre.

« En suite de ces préparations, je fis construire un chariot de fer fort léger et, de là à quelques mois, tous mes engins étant achevés, j’entrai dans mon industrieuse charrette. Vous me demandez possible à quoi bon tout cet attirail ? Sachez que l’Ange m’avoit dit en songe que si je voulois acquérir une science parfaite comme je la désirois, je montasse au monde de la Lune, où je trouverois dedans le Paradis d’Adam l’Arbre de Science, parce que aussitôt que j’aurois tâté de son fruit mon Âme seroit éclairée de toutes les vérités dont une Créature est capable. Voilà donc le voyage pour lequel j’avois bâti mon chariot. Enfin je montai dedans et lorsque je fus bien ferme et bien appuyé sur le siège, je ruai fort haut en l’air cette boule d’aimant. Or la machine de fer que j’avois forgée tout exprès plus massive au milieu qu’aux extrémités, fut enlevée aussitôt, et dans un parfait équilibre, à cause qu’elle se poussoit toujours plus vite par cet endroit. Ainsi donc à mesure que j’arrivois où l’aimant m’avoit attiré, je rejetois aussitôt ma boule en l’air au-dessus de moi. — Mais l’interrompis-je, comment lanciez-vous votre balle si droit au-dessus de votre chariot, qu’il ne se trouvât jamais à côté ? — Je ne vois point de merveille en cette aventure, me dit-il ; car l’aimant poussé, qu’il étoit en l’air, attiroit le fer droit à soi ; et par conséquent il étoit impossible que je montasse jamais à côté. Je vous dirai même que tenant ma boule en ma main, je ne laissois pas de monter, parce que le chariot couroit toujours à l’aimant que je tenois au-dessus de lui ; mais la saillie de ce fer pour s’unir à ma boule étoit si violente qu’elle me faisoit plier le corps en double, de sorte que je n’osai tenter qu’une fois cette nouvelle expérience. À la vérité c’étoit un spectacle à voir bien étonnant, car l’acier de cette maison volante, que j’avois poli avec beaucoup de soin, réfléchissoit de tous côtés la lumière du Soleil si vive et si brillante, que je croyois moi-même être tout en feu. Enfin après avoir beaucoup rué (44) et volé après mon coup, j’arrivai comme vous avez fait en un terme où je tombois vers ce monde-ci ; et pour ce qu’en cet instant je tenois ma boule bien serrée entre mes mains, ma machine dont le siège me pressoit pour approcher de son attractif ne me quitta point : tout ce qui me restoit à craindre, c’étoit de me rompre le col ; mais pour m’en garantir, je rejetois ma boule de temps en temps, afin que la violence de la machine retenue par son attractif se ralentit, et qu’ainsi ma chute fût moins rude, comme en effet il arriva ; car quand je me vis à deux ou trois cents toises près de terre, je lançai ma balle de tous côtés à fleur du chariot, tantôt deçà, tantôt delà, jusqu’à ce que mes yeux découvrissent le Paradis terrestre ; aussitôt je la jetai au-dessus de moi, et ma machine l’ayant suivie, je la quittai, et me laissai tomber d’un autre côté le plus doucement que je pus sur le sable, de sorte que ma chute ne fut pas plus violente que si je fusse tombé de ma hauteur. Je ne vous représenterai pas l’étonnement qui me saisit à la vue des merveilles qui sont céans, parce qu’il fut à peu près semblable à celui dont je vous viens de voir consterné :

« Vous saurez seulement que je rencontrai, dès le lendemain, l’Arbre de Vie par le moyen duquel je m’empêchai de vieillir. Il consuma bientôt et fit exhaler le Serpent en fumée. »

À ces mots, « Vénérable et sacré Patriarche, lui dis-je, je serois bien aise de savoir ce que vous entendez par ce Serpent qui fut consterné. — Lui, d’un visage riant, me répondit ainsi : — J’oubliois, ô mon fils, à vous découvrir un secret dont on ne peut pas vous avoir instruit. Vous saurez donc qu’après qu’Ève et son mari eurent mangé de la pomme défendue, Dieu, pour punir le Serpent qui les avoit tentés, le relégua dans le corps de l’homme. Il n’est point né depuis de créature humaine qui, en punition du crime de son premier père, ne nourrisse un serpent dans son ventre, issu de ce premier. Vous le nommez les boyaux et vous les croyez nécessaires aux fonctions de la vie, mais apprenez que ce ne sont autre chose que des serpens pliés sur eux-mêmes en plusieurs doubles. Quand vous entendez vos entrailles crier, c’est le Serpent qui siffle, et qui, suivant ce naturel glouton dont jadis il incita le premier homme à trop manger, demande à manger aussi ; car Dieu qui pour vous châtier, vouloit vous rendre mortel comme les autres animaux, vous fit obséder par cet insatiable, afin que si vous lui donniez trop à manger, vous vous étouffassiez ; ou si lors qu’avec les dents invisibles dont cet affamé mord votre estomac, vous lui refusiez sa pitance, il criât, il tempêtât, il dégorgeât ce venin que vos docteurs appellent la bile, et vous eschauffât tellement par le poison qu’il inspire à vos artères que vous en fussiez bientôt consumé. Enfin pour vous montrer que vos boyaux sont un serpent que vous avez dans le corps, souvenez-vous qu’on en trouva dans les tombeaux d’Esculape, de Scipion, d’Alexandre, de Charles-Martel et d’Édouard d’Angleterre qui se nourrissoient encore des cadavres de leurs hôtes. — En effet, lui dis-je en l’interrompant, j’ai remarqué que comme ce Serpent essaie toujours de s’échapper du corps de l’homme, on lui voit la tête et le col sortir au bas de nos ventres (45). Mais aussi Dieu n’a pas permis que l’homme seul en fût tourmenté, il a voulu qu’il se bandât contre la femme pour lui jeter son venin, et que l’enflure durât neuf mois après l’avoir piquée. Et pour vous montrer que je parle suivant la parole du Seigneur, c’est qu’il dit au Serpent pour le maudire qu’il auroit beau faire trébucher la femme en se roidissant contre elle, qu’elle lui feroit enfin baisser la tête. »

Je voulois continuer ces fariboles, mais Hélie m’en empêcha : « Songez, dit-il, que ce lieu est Saint. » Il se tut en suite quelque temps comme pour se ramentevoir de l’endroit où il étoit demeuré, puis il prit ainsi la parole : « Je ne tâte du Fruit de Vie que de cent ans en cent ans, son jus a pour le goût quelque rapport avec l’esprit de vin ; ce fut je crois cette pomme qu’Adam avoit mangée qui fut cause que nos premiers pères vécurent si longtemps, pour ce qu’il étoit coulé dans leur semence quelque chose de son énergie jusques à ce qu’elle s’éteignît dans les eaux du déluge. L’Arbre de Science est planté vis-à-vis. Son fruit est couvert d’une écorce qui produit l’ignorance dans quiconque en a goûté, et qui sous l’épaisseur de cette pelure conserve les spirituelles vertus de ce docte manger. Dieu autrefois, après avoir chassé Adam de cette terre bienheureuse, de peur qu’il n’en retrouvât le chemin, lui frotta les gencives de cette écorce. Il fut, depuis ce temps-là, plus de quinze ans à radoter et oublia tellement toutes choses que ni lui ni ses descendants jusques à Moïse ne se souvinrent seulement pas de la Création. Mais les restes de la vertu de cette pesante écorce achevèrent de se dissiper par la chaleur et la clarté du génie de ce Grand Prophète. Je m’adressai par bonheur à l’une de ces pommes que la maturité avoit dépouillée de sa peau, et ma salive à peine l’avoit mouillée que la Philosophie universelle m’absorba : Il me sembla qu’un nombre infini de petits yeux se plongèrent dans ma tête, et je sus le moyen de parler au Seigneur. Quand depuis j’ai fait réflexion sur cet enlèvement miraculeux, je me suis bien imaginé que je n’aurois pas pu vaincre par les vertus occultes d’un simple corps naturel, la vigilance du Séraphin que Dieu a ordonné pour la garde de ce Paradis. Mais parce qu’il se plaît à se servir de causes secondes, je crus qu’il m’avoit inspiré ce moyen pour y entrer, comme il voulut se servir des côtes d’Adam pour lui faire une femme, quoiqu’il pût la former de terre aussi bien que lui.

« Je demeurai longtemps dans ce Jardin à me promener sans compagnie. Mais enfin, comme l’Ange Portier du lieu étoit mon principal hôte, il me prit envie de le saluer. Une heure de chemin termina mon voyage, car, au bout de ce temps, j’arrivai en une contrée où mille éclairs se confondant en un formoient un jour aveugle qui ne servoit qu’à rendre l’obscurité visible.

« Je n’étois pas encore bien remis de cette aventure que j’aperçus devant moi un bel adolescent : « Je suis, me dit-il, l’Archange que tu cherches, je viens de lire dans Dieu qu’il t’avoit suggéré les moyens de venir ici, et qu’il vouloit que tu y attendisses sa volonté. » Il m’entretint de plusieurs choses et me dit entre autres : « Que cette lumière dont j’avois paru effrayé n’étoit rien de formidable ; quelle s’allumoit presque tous les soirs quand il faisoit la ronde, parce que, pour éviter les surprises des sorciers qui entrent partout sans être vus, il étoit contraint de jouer de l’espadon avec son épée flamboyante autour du Paradis Terrestre, et que cette lueur étoit les éclairs qu’engendroit son acier. — Ceux que vous apercevez de votre Monde, ajouta-t-il, sont produits par moi. Si quelquefois vous les remarquez bien loin c’est à cause que les nuages d’un climat éloigné se trouvant disposés à recevoir cette impression, font rejaillir jusques à vous ces légères images de feu, ainsi qu’une vapeur autrement située se trouve propre à former l’arc-en-ciel. Je ne vous instruirai pas davantage, aussi bien la Pomme de Science n’est pas loin d’ici ; aussitôt que vous en aurez mangé, vous serez docte comme moi. Mais surtout gardez-vous d’une méprise ; la plupart des fruits qui pendent à ce végétant sont environnés d’une écorce de laquelle si vous tâtez, vous descendrez au-dessous de l’Homme au lieu que le dedans vous fera monter aussi haut que l’Ange. »

Hélie en étoit là des instructions que lui avoit données le Séraphin quand un petit homme nous vint joindre. « C’est ici cet Énoc dont je vous ai parlé », me dit tout bas mon conducteur. Comme il achevoit ces mots Énoc nous présenta un panier plein de je ne sais quels fruits semblables aux Pommes de Grenade qu’il venoit de découvrir, ce jour-là même, en un bocage reculé. J’en serrai quelques-unes dans mes poches par le commandement d’Hélie, lorsqu’il lui demanda qui j’étois. — « C’est une aventure qui mérite un plus long entretien, repartit mon guide ; ce soir, quand nous serons retirés, il nous contera lui-même les miraculeuses particularités de son voyage, »

Nous arrivâmes, en finissant ceci, sous une espèce d’hermitage fait de branches de palmier ingénieusement entrelacées avec des myrtes et des orangers. Là j’aperçus dans un petit réduit des monceaux d’une certaine filoselle si blanche et si déliée qu’elle pouvoit passer pour l’Ame de la neige. Je vis aussi des quenouilles répandues ça et là. Je demandai à mon conducteur à quoi elles servoient : « À filer » me répondit-il. Quand le bon Énoc veut se débander de la méditation, tantôt il habille cette filasse, tantôt il en tourne du fil, tantôt il tisse de la toile qui sert à tailler des chemises aux onze mille Vierges. Il n’est pas que vous n’ayez quelquefois rencontré en votre Monde je ne sais quoi de blanc qui voltige en automne, environ la saison des semailles ; les paysans appellent cela « Coton de Notre-Dame », c’est la bourre dont Énoc purge son lin quand il le carde. »

Nous n’arrêtâmes guère, sans prendre congé d’Énoc dont cette cabane étoit la cellule, et ce qui nous obligea de le quitter sitôt, ce fut que de six heures en six heures il fait oraison et qu’il y avoit bien cela qu’il avoit achevé la dernière.

Je suppliai en chemin Hélie de nous achever l’histoire des assomptions qu’il m’avoit entamée, et lui dis qu’il en étoit demeuré, ce me sembloit, à celle de saint Jean l’Évangéliste. « Alors puisque vous n’avez pas, me dit-il, la patience d’attendre que la Pomme de Savoir vous enseigne mieux que moi toutes ces choses, je veux bien vous les apprendre : Sachez donc que Dieu… » À ce mot, je ne sais comme le Diable s’en mêla, tant y a que je ne pus pas m’empêcher de l’interrompre pour railler : « Je m’en souviens, lui dis-je, Dieu fut un jour averti que l'Âme de cet Évangéliste étoit si détachée qu'il ne la retenoit plus qu’à force de serrer les dents, et cependant l’heure où il avoit prévu qu'il seroit enlevé céans étoit presque expirée de façon que n’ayant pas le temps de lui préparer une machine, il fut contraint de l’y faire être vitement sans avoir le loisir de l’y faire aller[9].

Hélie pendant tout ce discours me regardoit avec des yeux capables de me tuer, si j’eusse été en état de mourir d’autre chose que de faim : « Abominable, dit-il, en se reculant, tu as l’impudence de railler sur les choses saintes, au moins ne seroit-ce pas impunément si le Tout-Sage ne vouloit te laisser aux nations en exemple fameux de sa miséricorde ; va, Impie, hors d’ici, va publier dans ce petit Monde et dans l’Autre, car tu es prédestiné à y retourner, la haine irréconciliable que Dieu porte aux Athées. » À peine eut-il achevé cette imprécation qu’il m'empoigna et me conduisit rudement vers la porte. Quand nous fûmes arrivés proche un grand arbre dont les branches chargées de fruits se courboient presque à terre. « Voici l’Arbre de Savoir, me dit-il, où tu aurois puisé des lumières inconcevables sans ton irréligion. » Il n’eut pas achevé ce mot que, feignant de languir de faiblesse, je me laissoi tomber contre une branche où je dérobai adroitement une Pomme. Il s’en falloit encore plusieurs ajambées que je n’eusse le pied hors de ce parc délicieux ; cependant la faim me pressoit avec tant de violence qu’elle me fit oublier que j’étois entre les mains d’un Prophète courroucé, cela fit que je tirai une de ces pommes dont j’avois grossi ma poche, où je cochai mes dents, mais au lieu de prendre une de celles dont Énoc m’avoit fait présent, ma main tomba sur la pomme que j’avois cueillie à l’Arbre de Science et dont par malheur je n’avois pas dépouillé l’écorce.

J’en avois à peine goûté qu’une épaisse nuée tomba sur mon âme : je ne vis plus personne auprès de moi, et mes yeux ne reconnurent en tout l’hémisphère une seule trace du chemin que j’avois fait, et avec tout cela je ne laissois pas de me souvenir de tout ce qui m’étoit arrivé. Quand depuis j’ai fait réflexion sur ce miracle, je me suis figuré que l’écorce du fruit où j’avois mordu ne m’avoit pas tout à fait abruti, à cause que mes dents la traversant se sentirent un peu du jus qu’elle couvroit, dont l’énergie avoit dissipé la malignité de l’écorce. Je restai bien surpris de me voir tout seul au milieu d’un pays que je ne connoissois point. J’avois beau promener mes yeux, et les jeter par la campagne, aucune créature ne s’offroit pour les consoler. Enfin je résolus de marcher, jusques à ce que la Fortune me fît rencontrer la compagnie de quelques bêtes, ou de la mort.

Elle m’exauça, car au bout d’un demi-quart de lieue je rencontrai deux forts grands animaux dont l’un s’arrêta devant moi, l’autre s’enfuit légèrement au gîte (au moins, je le pensai ainsi) à cause qu’à quelque temps de là je le vis revenir accompagné de plus de sept ou huit cents de même espèce qui m’environnèrent. Quand je les pus discerner de près, je connus qu’ils avoient la taille et la figure comme nous. Cette aventure me fit souvenir de ce que jadis j’avois ouï conter à ma nourrice, des sirènes, des faunes, et des satyres. De temps en temps ils élevoient des huées si furieuses causées sans doute par l’admiration de me voir, que je croyois quasi être devenu monstre. Enfin une de ces bêtes-hommes m’ayant pris par le col, de même que font les loups quand ils enlèvent des brebis, me jeta sur son dos, et me mena dans leur ville, où je fus plus étonné que devant, quand je reconnus en effet que c’étoient des hommes, de n’en rencontrer pas un qui ne marchât à quatre pattes.

Lorsque ce peuple me vit si petit (car la plupart d’entre eux ont douze coudées de longueur), et mon corps soutenu de deux pieds seulement, ils ne purent croire que je fusse un homme, car ils tenoient que la Nature ayant donné aux hommes comme aux bêtes deux jambes et deux bras, ils s’en devoient servir comme eux. Et en effet, rêvant depuis là-dessus, j’ai songé que cette situation de corps n’étoit point trop extravagante, quand je me suis souvenu que les enfans, lorsqu’ils ne sont encore instruits que de Nature, marchent à quatre pieds, et qu’ils ne se lèvent sur deux que par le soin de leurs nourrices qui les dressent dans de petits chariots, et leur attachent des lanières pour les empêcher de choir sur les quatre, comme la seule assiette où la figure de notre masse incline de se reposer.

Ils disoient donc (à ce que je me suis fait depuis interpréter) qu’infailliblement j’étois la femelle du petit animal de la Reine. Ainsi je fus en qualité de tel ou d’autre chose mené droit à l’Hôtel de Ville, où je remarquai selon le bourdonnement et les postures que faisoient et le peuple et les Magistrats, qu’ils consultoient ensemble ce que je pouvois être. Quand ils eurent longtemps conféré, un certain bourgeois qui gardoit les bêtes rares, supplia les Échevins de me commettre à sa garde, en attendant que la Reine m’envoyât quérir pour vivre avec mon mâle. On n’en fit aucune difficulté, et ce bateleur me porta à son logis, où il m’instruisit à faire le godenot (46), à passer des culbutes, à figurer des grimaces ; et les après-dînées il faisoit pendre à la porte un certain prix de ceux qui me vouloient voir. Mais le Ciel, fléchi de mes douleurs, et fâché de voir profaner le Temple de son maître, voulut qu’un jour comme j’étois attaché au bout d’une corde, avec laquelle le charlatan me faisoit sauter pour divertir le badaud, un de ceux qui me regardaient, après m’avoir considéré fort attentivement me demanda en grec qui j’étois. Je fus bien étonné d’entendre parler en ce pays-là comme en notre Monde. Il m’interrogea quelque temps ; je lui répondis, et lui contai ensuite généralement toute l’entreprise et le succès de mon voyage. Il me consola, et je me souviens qu’il me dit : « Hé bien, mon fils, vous portez enfin la peine des foiblesses de votre monde. Il y a du vulgaire ici comme là qui ne peut souffrir la pensée des choses où il n’est point accoutumé Mais sachez qu’on ne vous traite qu’à la pareille, et que si quelqu’un de cette terre avoit monté dans la vôtre, avec la hardiesse de se dire homme, vos docteurs le feroient étouffer comme un monstre ou comme un singe possédé du diable. Il me promit ensuite qu’il avertiroit la Cour de mon désastre ; et il ajouta qu’aussitôt qu’il avoit su la nouvelle qui couroit de moi, il étoit venu pour me voir, et m’avoit reconnu pour un homme du Monde dont je me disois, que mon pays étoit la Lune et que j’étois Gaulois ; parce qu’il y avoit autrefois voyagé, et qu’il avoit demeuré en Grèce, où on l’appeloit le Démon de Socrate ; qu’il avoit depuis la mort de ce philosophe gouverné et instruit à Thèbes Épaminondas ; qu’ensuite, étant passé chez les Romains, la justice l’avoit attaché au parti du jeune Caton ; qu’après sa mort, il s’étoit donné à Brutus (47). Que tous ces grands personnages n’ayant laissé en ce monde à leurs places que le fantôme de leurs vertus, il s’étoit retiré avec ses compagnons dans les temples et dans les solitudes. « Enfin, ajouta-t-il, le peuple de votre Terre devint si stupide et si grossier, que mes compagnons et moi perdîmes tout le plaisir que nous avions autrefois pris à l’instruire. Il n’est pas que vous n’ayez entendu parler de nous, car on nous appeloit Oracles, Nymphes, Génies, Fées, Dieux Foyers, Lemures, Larves, Lamies (48), Farfadets, Naïades, Incubes, Ombres, Mânes, Spectres, et Fantômes ; et nous abandonnâmes votre monde sous le Règne d’Auguste, un peu après que je me fus apparu à Drusus, fils de Livia, qui portoit la guerre en Allemagne, et que je lui eus défendu de passer outre. Il n’y a pas longtemps que j’en suis arrivé pour la seconde fois ; depuis cent ans en çà j’ai eu commission d’y faire un voyage, j’ai rôdé beaucoup en Europe, et conversé avec des personnes que possible vous aurez connues. Un jour entre autres j’apparus à Cardan (49) comme il étudioit ; je l’instruisis de quantité de choses, et en récompense il me promit qu’il témoigneroit à la postérité de qui il tenoit les miracles qu’il s’attendoit d’écrire. J’y vis Agrippa (50), l’abbé Tritème (51), le Docteur Fauste (52), La Brosse (53), César (54), et une certaine cabale de jeunes gens que le vulgaire a connus sous le nom de « Chevaliers de la Rose-Croix (55) à qui j’ai enseigné quantité de souplesses et de secrets naturels, qui sans doute les auront fait passer chez le peuple pour de grands Magiciens. Je connus aussi Campanelle (56) ; ce fut moi qui lui conseillai, pendant qu’il étoit à l’inquisition dans Rome, de styler son visage et son corps aux postures ordinaires de ceux dont il avoit besoin de connoître l’intérieur, afin d’exciter chez soi par une même assiette les pensées que cette même situation avoit appelées dans ses adversaires, parce qu’ainsi il ménageroit mieux leur Âme quand il la connoîtroit, et il commença à ma prière un Livre que nous intitulâmes « de Sensu rerum »  (57). J’ai fréquenté pareillement en France La Mothe Le Vayer  (58) et Gassendi. Ce second est un homme qui écrit autant en Philosophe que ce premier y vit. J’y ai connu quantité d’autres gens, que votre siècle traite de divins, mais je n’ai trouvé en eux que beaucoup de babil et beaucoup d’orgueil. Enfin comme je traversois de votre pays en Angleterre pour étudier les mœurs de ses habitans, je rencontrai un homme, la honte de son pays ; car certes c’est une honte aux grands de votre État de reconnoître en lui, sans l’adorer, la vertu dont il est le trône. Pour abréger son panégyrique, il est tout esprit, il est tout cœur, et il a toutes ces qualités dont une jadis suffisoit à marquer un Héros : c’étoit Tristan L’Hermite  (59) ; je me serois bien gardé de le nommer, car je suis assuré qu’il ne me pardonnera point cette méprise ; mais comme je n’attends pas de retourner jamais en votre Monde, je veux rendre à la vérité ce témoignage de ma conscience. Véritablement, il faut que je vous avoue que quand je vis une vertu si haute, j’appréhendai qu’elle ne fût pas reconnue ; c’est pourquoi je tâchai de lui faire accepter trois fioles : la première étoit pleine d’huile de talc, l’autre de poudre de projection, et la dernière d’or potable, c’est-à-dire de ce sel végétatif dont vos chimistes promettent l’Éternité (60), mais il les refusa avec un dédain plus généreux que Diogène ne reçut les compliments d’Alexandre quand il le vint visiter à son tonneau. Enfin je ne puis rien ajouter à l’éloge de ce grand homme, sinon que c’est le seul Poète, le seul Philosophe, et le seul homme libre que vous ayez. Voilà les personnes considérables que j’ai conversées ; toutes les autres, au moins de celles que j’ai connues, sont si fort au-dessous de l’homme, que j’ai vu des bêtes un peu au-dessus.

« Au reste je ne suis point originaire de votre Terre ni de celle-ci, je suis né dans le Soleil. Mais parce que quelquefois notre monde se trouve trop peuplé, à cause de la longue vie de ses habitans, et qu’il est presque exempt de guerres et de maladies ; de temps en temps nos Magistrats envoient des colonies dans les mondes des environs (61). Quant à moi je fus commandé pour aller au vôtre, et déclaré chef de la peuplade qu’on y envoyoit avec moi. J’ai passé depuis en celui-ci, pour les raisons que je vous ai dites ; et ce qui fait que j’y demeure actuellement, c’est que les hommes y sont amateurs de la vérité, qu’on n’y voit point de Pédans, que les Philosophes ne se laissent persuader qu’à la raison, et que l’autorité d’un savant, ni le plus grand nombre, ne l’emportent point sur l’opinion d’un batteur en grange quand il raisonne aussi fortement. Bref en ce pays on ne compte pour insensés que les Sophistes et les Orateurs. » Je lui demandai combien de temps ils vivoient, il me répondit trois ou quatre mille ans, et continua de cette sorte :

« Pour me rendre visible comme je suis à présent, quand je sens le cadavre que j’informe presque usé ou que les organes n’exercent plus leurs fonctions assez parfaitement, je me souffle dans un jeune corps nouvellement mort.

« Encore que les habitans du Soleil ne soient pas en aussi grand nombre que ceux de ce monde, le Soleil en regorge bien souvent, à cause que le peuple pour être d’un tempérament fort chaud est remuant et ambitieux, et digère beaucoup.

« Ce que je vous dis ne vous doit pas sembler une chose étonnante, car quoique notre globe soit très vaste et le vôtre petit, quoique nous ne mourions qu’après quatre mille ans, et vous après un demi-siècle, apprenez que tout de même qu’il n’y a pas tant de cailloux que de terre, ni tant de plantes que de cailloux, ni tant d’animaux que de plantes, ni tant d’hommes que d’animaux ; ainsi il n’y doit pas avoir tant de Démons que d’hommes, à cause des difficultés qui se rencontrent à la génération d’un composé si parfait. »

Je lui demandai s’ils étoient des corps comme nous : il me répondit qu’oui, qu’ils étoient des corps, mais non pas comme nous, ni comme aucune chose que nous estimions telle ; parce que nous n’appelons vulgairement « corps » que ce que nous pouvons toucher ; qu’au reste il n’y avoit rien en la Nature qui ne fût matériel, et que quoiqu’ils le fussent eux-mêmes, ils étoient contraints quand ils vouloient se faire voir à nous, de prendre des corps proportionnés à ce que nos sens sont capables de connoître, et que c’étoit sans doute ce qui avoit fait penser à beaucoup de monde que les histoires qui se contoient d’eux n’étoient qu’un effet de la rêverie des foibles, à cause qu’ils n’apparoissent que de nuit ; et il ajouta, que comme ils étoient contraints de bâtir eux-mêmes à la hâte le corps dont il falloit qu’ils se servissent, ils n’avoient pas le temps bien souvent de les rendre propres qu’à choir seulement dessous un sens, tantôt l’ouïe comme les voix des Oracles ; tantôt la vue comme les ardans et les spectres ; tantôt le toucher comme les Incubes et les Cauchemars, et que cette masse n’étant qu’un air épaissi de telle ou telle façon, la lumière par sa chaleur les détruisoit, ainsi qu’on voit qu’elle dissipe un brouillard en le dilatant.

Tant de belles choses qu’il m’expliquoit me donnèrent la curiosité de l’interroger sur sa naissance et sur sa mort, si au pays du Soleil l’individu venoit au jour par les voies de génération, et s’il mouroit par le désordre de son tempérament, ou la rupture de ses organes. « Il y a trop peu de rapport, dit-il, entre vos sens et l’explication de ces mystères. Vous vous imaginez vous autres que ce que vous ne sauriez comprendre est spirituel, ou qu’il n’est point ; mais cette conséquence est très fausse, et c’est un témoignage qu’il y a dans l’univers un million peut-être de choses qui pour être connues demanderoient en vous un million d’organes tous différens. Moi, par exemple, je connois par mes sens la cause de la sympathie de l’aimant avec le pôle, celle du reflux de la mer, et ce que l’animal devient après sa mort ; vous autres ne sauriez donner jusqu’à ces hautes conceptions que par la foi, à cause que les proportions à ces miracles vous manquent, non plus qu’un aveugle ne sauroit s’imaginer ce que c’est que la beauté d’un paysage, le coloris d’un tableau, et les nuances de l’iris ; ou bien il se les figurera tantôt comme quelque chose de palpable comme le manger, comme un son, ou comme une odeur. Tout de même si je voulois vous expliquer ce que j’aperçois par les sens qui vous manquent, vous vous le représenteriez comme quelque chose qui peut être ouï, vu, touché, fleuré, ou savouré, et ce n’est rien cependant de tout cela. »

Il en était là de son discours quand mon Bateleur s’aperçut que la chambrée commençoit à s’ennuyer de mon jargon qu’ils n’entendoient point, et qu’ils prenoient pour un grognement non articulé. Il se remit de plus belle à tirer ma corde pour me faire sauter, jusques à ce que les spectateurs étant soûls de rire et d’assurer que j’avois presque autant d’esprit que les bêtes de leur pays, ils se retirèrent chacun chez soi.

J’adoucissois ainsi la dureté des mauvais traitemens de mon maître par les visites que me rendoit cet officieux Démon ; car de m’entretenir avec ceux qui me venoient voir, outre qu’ils me prenoient pour un animal des mieux enracinés dans la catégorie des Brutes, ni je ne savois leur langue, ni eux n’entendoient pas la mienne, et jugez ainsi quelle proportion ; car vous saurez que deux Idiomes seulement sont usités en ce pays, l’un qui sert aux grands, et l’autre qui est particulier pour le peuple.

Celui des grands n’est autre chose qu’une différence de tons non articulés, à peu près semblables à notre musique (62), quand on n’a pas ajouté les paroles à l’air, et certes c’est une invention tout ensemble et bien utile et bien agréable ; car quand ils sont las de parler, ou quand ils dédaignent de prostituer leur gorge à cet usage, ils prennent ou un Luth, ou un autre instrument, dont ils se servent aussi bien que de la voix à se communiquer leurs pensées ; de sorte que quelquefois ils se rencontreront jusqu’à quinze ou vingt de compagnie, qui agiteront un point de Théologie, ou les difficultés d’un procès, par un concert le plus harmonieux dont on puisse chatouiller l’oreille (63).

Le second, qui est en usage chez le peuple, s’exécute par le trémoussement des membres, mais non pas peut-être comme on se le figure, car certaines parties du corps signifient un discours tout entier. L’agitation par exemple d’un doigt, d’une main, d’une oreille, d’une lèvre, d’un bras, d’un œil, d’une joue, feront chacun en particulier une oraison ou une période avec tous ses membres. D’autres ne servent qu’à désigner des mots, comme un pli sur le front, les divers frissonnemens des muscles, les renversemens des mains, les battemens de pied, les contorsions de bras ; de sorte que quand ils parlent, avec la coutume qu’ils ont prise d’aller tout nus, leurs membres, accoutumés à gesticuler leurs conceptions, se remuent si dru, qu’il ne semble pas d’un homme qui parle, mais d’un corps qui tremble (64).

Presque tous les jours le Démon me venoit visiter, et ses merveilleux entretiens me faisoient passer sans ennui les violences de ma captivité. Enfin un matin je vis entrer dans ma logette un homme que je ne connoissois point, et qui m’ayant fort longtemps léché me gueula doucement par l’aisselle, et de l’une des pattes dont il me soutenoit de peur que je ne me blessasse, me jeta sur son dos, où je me trouvai si mollement et si à mon aise, qu’avec l’affliction que me faisoit sentir un traitement de bête, il ne me prit aucune envie de me sauver, et puis ces hommes qui marchent à quatre pieds vont bien d’une autre vitesse que nous, puisque les plus pesans attrappent les cerfs à la course.

Je m’affligeois cependant outre mesure de n’avoir point de nouvelles de mon courtois Démon, et le soir de la première traite, arrivé que je fus au gîte, je me promenois dans la cour de l’hôtellerie, attendant que le manger fût prêt, lorsqu’un homme fort jeune et assez beau me vint rire au nez, et jeter à mon cou ses deux pieds de devant. Après que je l’eus quelque temps considéré : « Quoi ? me dit-il en françois, vous ne connoissez plus votre ami ? » Je vous laisse à penser ce que je devins alors. Certes ma surprise fut si grande, que dès lors je m’imaginai que tout le globe de la Lune, tout ce qui m’y étoit arrivé, et tout ce que j’y voyois, n’étoit qu’enchantement ; et cet homme-bête étant le même qui m’avoit servi de monture continua de me parler ainsi : « Vous m’aviez promis que les bons offices que je vous rendrois ne vous sortiroient jamais de la mémoire, et cependant il semble que vous ne m’ayez jamais vu ! » Mais voyant que je demeurois dans mon étonnement : « Enfin, ajouta-t-il, je suis ce Démon de Socrate. » Ce discours augmenta mon étonnement ; mais pour m’en tirer il me dit : « Je suis le Démon de Socrate qui vous ai diverti pendant votre prison, et qui pour vous continuer mes services me suis revêtu du corps avec lequel je vous portai hier. — Mais l’interrompis-je, comment tout cela se peut-il faire, vu qu’hier vous étiez d’une taille extrêmement longue, et qu’aujourd’hui vous êtes très court ; qu’hier vous aviez une voix faible et cassée, et qu’aujourd’hui vous en avez une claire et vigoureuse ; qu’hier enfin vous étiez un vieillard tout chenu, et que vous n’êtes aujourd’hui qu’un jeune homme ? Quoi donc ! au lieu qu’en mon pays on chemine de la naissance à la mort, les animaux de celui-ci vont de la mort à la naissance, et rajeunissent à force de vieillir.

— Sitôt que j’eus parlé au Prince, me dit-il, après avoir reçu l’ordre de vous conduire à la Cour, je vous allai trouver où vous étiez, et vous ayant apporté ici, j’ai senti le corps que j’informois (65) si fort atténué (66) de lassitude, que tous les organes me refusoient leurs fonctions ordinaires, en sorte que je me suis enquis du chemin de l’Hôpital, où entrant j’ai trouvé le corps d’un jeune homme qui venoit d’expirer par un accident fort bizarre, et pourtant fort commun en ce pays. Je m’en suis approché feignant d’y connoître encore du mouvement, et protestant à ceux qui étoient présens qu’il n’étoit point mort, et que ce qu’on croyoit lui avoir fait perdre la vie n’étoit qu’une simple léthargie ; de sorte que sans être aperçu j’ai approché ma bouche de la sienne, où je suis entré comme par un souffle ; lors mon vieux cadavre est tombé, et comme si j’eusse été ce jeune homme, je me suis levé (67)), et m’en suis venu vous chercher, laissant là les assistants crier miracle. » On nous vint quérir là-dessus pour nous mettre à table, et je suivis mon conducteur dans une salle magnifiquement meublée, mais où je ne vis rien de préparé pour manger. Une si grande solitude de viande lorsque je périssois de faim, m’obligea de lui demander où l’on avoit mis le couvert. Je n’écoutai point ce qu’il me répondit, car trois ou quatre jeunes garçons, enfans de l’hôte, s’approchèrent de moi dans cet instant, et avec beaucoup de civilité me dépouillèrent jusques à la chemise. Cette nouvelle cérémonie m’étonna si fort que je n’en osai pas seulement demander la cause à mes beaux valets de chambre, et je ne sais comment mon guide qui me demanda par où je voulois commencer put tirer de moi ces deux mots : « Un potage » ; mais je les eus à peine proférés, que je sentis l’odeur du plus succulent mitonné qui frappa jamais le nez du mauvais riche. Je voulus me lever de ma place pour chercher à la piste la source de cette agréable fumée, mais mon porteur m’en empêcha : « Où voulez-vous aller ? me dit-il, nous irons tantôt à la promenade, mais maintenant il est saison de manger, achevez votre potage, et puis nous ferons venir autre chose. — Et où diable est ce potage ? (lui répondis-je presque en colère), avez-vous fait gageure de vous moquer de moi tout aujourd’hui ? — Je pensois, me répliqua-t-il, que vous eussiez vu à la Ville d’où nous venons votre maître, ou quelque autre, prendre ses repas ; c’est pourquoi je ne vous avois point dit de quelle façon on se nourrit ici. Puis donc que vous l’ignorez encore, sachez que l’on n’y vit que de fumée. L’art de cuisinerie est de renfermer dans de grands vaisseaux moulés exprès, l’exhalaison qui sort des viandes en les cuisant ; et quand on en a ramassé de plusieurs sortes et de différens goûts, selon l’appétit de ceux que l’on traite, on débouche le vaisseau où cette odeur est assemblée, on en découvre après cela un autre, et ainsi jusqu’à ce que la compagnie soit repue. À moins que vous n’ayez déjà vécu de cette sorte, vous ne croirez jamais que le nez, sans dents et sans gosier, fasse pour nourrir l’homme, l’office de la bouche mais je vous le veux faire voir par expérience. »

Il n’eut pas plutôt achevé, que je sentis entrer successivement dans la salle tant d’agréables vapeurs, et si nourrissantes, qu’en moins de demi-quart d’heure je me sentis tout à fait rassasié. Quand nous fûmes levés : « Ceci n’est pas, dit-il, une chose qui vous doive causer beaucoup d’admiration, puisque vous ne pouvez pas avoir tant vécu sans avoir observé qu’en votre monde les Cuisiniers, les Pâtissiers et les Rôtisseurs, qui mangent moins que les personnes d’une autre vacation, sont pourtant beaucoup plus gras (68). D’où procède leur embonpoint, à votre avis, si ce n’est de la fumée dont ils sont sans cesse environnés, et laquelle pénètre leurs corps et les nourrit ? Aussi les personnes de ce monde jouissent d’une santé bien moins interrompue et plus vigoureuse, à cause que la nourriture n’engendre presque point d’excrémens, qui sont l’origine de presque toutes les maladies. Vous avez possible été surpris lorsque avant le repas on vous a déshabillé, parce que cette coutume n’est pas usitée en votre pays ; mais c’est la mode de celui-ci, et l’on en use ainsi, afin que l’animal soit plus transpirable à la fumée. — Monsieur, lui repartis-je, il y a très grande apparence à ce que vous dites, et je viens moi-même d’en expérimenter quelque chose ; mais je vous avouerai que, ne pouvant pas me débrutaliser si promptement, je serois bien aise de sentir un morceau palpable sous mes dents. » Il me le promit, et toutefois ce fut pour le lendemain, à cause, dit-il, que de manger sitôt après le repas, cela me produiroit une indigestion. Nous discourûmes encore quelque temps, puis nous montâmes à la chambre pour nous coucher. Un homme au haut de l’escalier se présenta à nous, et nous ayant envisagés attentivement, me mena dans un cabinet, dont le plancher étoit couvert de fleurs d’orange à la hauteur de trois pieds, et mon Démon dans un autre rempli d’œillets et de jasmins ; il me dit voyant que je paroissois étonné de cette magnificence, que c’étoient les lits du pays. Enfin nous nous couchâmes chacun dans notre cellule ; et dès que je fus étendu sur mes fleurs, j’aperçus, à la lueur d’une trentaine de gros vers luisans enfermés dans un cristal (car on ne sert point d’autres chandelles) ces trois ou quatre jeunes garçons qui m’a voient déshabillé au souper, dont l’un se mit à me chatouiller les pieds, l’autre les cuisses, l’autre les flancs, l’autre les bras, et tous avec tant de mignoteries et de délicatesse, qu’en moins d’un moment je me sentis assoupir.

Je vis entrer le lendemain mon Démon avec le soleil. « Et je vous veux tenir parole, me dit-il ; vous déjeunerez plus solidement que vous ne soupâtes hier. » À ces mots je me levai, et il me conduisit, par la main derrière le jardin du logis, où l’un des enfants de l’Hôte nous attendoit avec une arme à la main, presque semblable à nos fusils. Il demanda à mon guide si je voulois une douzaine d’alouettes, parce que les magots (69) (il croyoit que j’en fusse un) se nourrissoient de cette viande. À peine eus-je répondu qu’oui, que le Chasseur déchargea un coup de feu, et vingt ou trente alouettes tombèrent à nos pieds toutes rôties. « Voilà, m’imaginai-je aussitôt, ce qu’on dit par proverbe en notre monde d’un pays où le alouettes tombent toutes rôties ! » Sans doute que quelqu’un étoit revenu d’ici. « Vous n’avez qu’à manger, me dit mon Démon ; ils ont l’industrie de mêler parmi leur poudre et leur plomb une certaine composition qui tue, plume, rôtit, et assaisonne le gibier. » J’en ramassai quelques-unes, dont je mangeai sur sa parole, et en vérité je n’ai jamais en ma vie rien goûté de si délicieux. Après ce déjeuner nous nous mîmes en état de partir, et avec mille grimaces dont ils se servent quand ils veulent témoigner de l’affection, l’hôte reçut un papier de mon Démon. Je lui demandai si c’était une obligation pour la valeur de l’écot. Il me repartit que non ; qu’il ne lui devoit plus rien, et que c’étoient des Vers. « Comment, des Vers ? lui répliquai-je, les Taverniers sont donc ici curieux de rimes ? — C’est, me dit-il, la monnoie du pays, et la dépense que nous venons de faire céans s’est trouvée monter à un sixain (70) que je lui viens de donner. Je ne craignois pas demeurer court ; car quand nous ferions ici ripaille pendant huit jours, nous ne saurions dépenser un Sonnet, et j’en ai quatre sur moi, avec deux Épigrammes, deux Odes et une Églogue. — (Ha ! vraiment, dis-je en moi-même, voilà justement la monnoie dont Sorel fait servir Hortensias dans « Francion (71) »), je m’en souviens. C’est là, sans doute, qu’il l’a dérobé : mais de qui diable peut-il l’avoir appris ? Il faut que ce soit de sa mère, car j’ai ouï-dire qu’elle étoit lunatique. » Et plût à Dieu, lui dis-je, que cela fût de même en notre monde ! J’y connois beaucoup d’honnêtes Poètes qui meurent de faim, et qui feroient bonne chère, si on payoit les Traiteurs en cette monnoie. » Je lui demandai si ces vers servoient toujours, pourvu qu’on les transcrivît : il me répondit que non, et continua ainsi : « Quand on en a composé, l’auteur les porte à la Cour des Monnoies, où les Poètes Jurés du Royaume tiennent leur séance. Là ces versificateurs Officiers mettent les pièces à l’épreuve, et si elles sont jugées de bon aloi, on les taxe non pas selon leur poids, mais selon leur pointe, c’est-à-dire qu’un Sonnet ne vaut pas toujours un Sonnet, mais selon le mérite de la pièce ; et ainsi quand quelqu’un meurt de faim, ce n’est jamais qu’un buffle, et les personnes d’esprit font toujours grand’chère. » J’admirois, tout extasié, la police judicieuse de ce pays-là, et il poursuivit de cette façon : « Il y a encore d’autres personnes qui tiennent cabaret d’une manière bien différente. Lorsqu’on sort de chez eux, ils demandent à proportion des frais un acquit pour l’autre monde ; et dès qu’on le leur a donné, ils écrivent dans un grand registre qu’ils appellent les comptes de Dieu, à peu près en ces termes : « Item, la valeur de tant de Vers délivrés un tel jour, à un tel, que Dieu doit rembourser aussitôt l’acquit reçu du premier fonds qui s’y trouvera ; » et lorsqu’ils se sentent en danger de mourir, ils font hacher ces registres en morceaux, et les avalent, parce qu’ils croient que s’ils n’étoient ainsi digérés, Dieu ne pourvoit pas les lire, et cela ne leur profiteroit de rien. »

Cet entretien n’empêchoit pas que nous ne continuassions de marcher, c’est-à-dire mon porteur à quatre pattes sous moi, et moi à califourchon sur lui. Je ne particulariserai point davantage les aventures qui nous arrêtèrent sur le chemin, qu’enfin nous terminâmes à la Ville où le Roi fait sa résidence. Je n’y fus pas plutôt arrivé, qu’on me conduisit au Palais, où les Grands me reçurent avec des admirations plus modérées que n’avoit fait le peuple quand j’étois passé dans les rues. Mais la conclusion que j’étois sans doute la femelle du petit animal de la Reine fut celle des Grands comme [celle] du peuple. Mon guide me l’interprétoit ainsi ; et cependant lui-même n’entendoit point cette énigme, et ne savoit qui étoit ce petit animal de la Reine ; mais nous en fûmes bientôt éclaircis, car le Roi, quelque temps après m’avoir considéré, commanda qu’on l’amenât, et à une demi-heure de là je vis entrer au milieu d’une troupe de singes qui portoient la fraise et le haut de chausses, un petit homme bâti presque tout comme moi, car il marchoit à deux pieds, sitôt qu’il m’aperçut, il m’aborda par un « criado de vou estra merced (72) » ; je lui ripostai sa révérence à peu près en mêmes termes. Mais, hélas ! ils ne nous eurent pas plutôt vu parler ensemble, qu’ils crurent tous le préjugé véritable ; et cette conjecture n’avoit garde de produire un autre succès, car celui des assistans qui opinoit pour nous avec plus de faveur protestoit que notre entretien étoit un grognement que la joie d’être rejoints par un instinct naturel nous faisoit bourdonner. Ce petit homme me conta qu’il étoit Européen, natif de la Vieille Castille ; il avoit trouvé moyen avec des oiseaux de se faire porter jusques au monde de la Lune où nous étions lors ; qu’étant tombé entre les mains de la Reine elle l’avoit pris pour un singe, à cause qu’ils habillent, par hasard, en ce pays-là les singes à l’espagnole, et que l’ayant à son arrivée trouvé vêtu de cette façon, elle n’avoit point douté qu’il ne fût de l’espèce. « Il faut bien dire, lui répliquai-je, qu’après leur avoir essayé toutes sortes d’habits, ils n’en ont point rencontré de plus ridicules, et que ce n’est qu’à cause de cela qu’ils les équipent de la sorte, n’entretenant ces animaux que pour s’en donner du plaisir. — Ce n’est pas connoître, reprit-il, la dignité de notre nation en faveur de qui l’univers ne produit des hommes que pour nous donner des esclaves, et pour qui la Nature ne sauroit engendrer que des matières de rire. » Il me supplia ensuite de lui apprendre comment je m’étois osé hasarder de gravir à la Lune avec la machine dont je lui avois parlé (73) : je lui répondis que c’étoit à cause qu’il avoit emmené les oiseaux sur lesquels j’y pensois aller. Il sourit de cette raillerie, et environ un quart d’heure après le Roi commanda aux gardeurs de singes de nous ramener, avec ordre exprès de nous faire coucher ensemble l’Espagnol et moi, pour faire en son Royaume multiplier notre espèce. On exécuta de point en point la volonté du Prince, de quoi je fus très-aise pour le plaisir que je recevois d’avoir quelqu’un qui m’entretînt pendant la solitude de ma brutificacion. Un jour, mon mâle (car on me prenoit pour sa femelle) me conta que ce qui l’avoit véritablement obligé de courir toute la terre, et enfin de l’abandonner pour la Lune, étoit qu’il n’avoit pu trouver un seul pays où l’imagination même fut en liberté. « Voyez-vous, me dit-il, à moins de porter un bonnet, quoi que vous puissiez dire de beau, s’il est contre les principes des Docteurs de drap (74), vous êtes un idiot, un fou, et quelque chose de pis. On m’a voulu mettre en mon pays à l’inquisition pource qu’à la barbe des pédans j’avois soutenu qu’il y avoit du vide dans la Nature (75) et que je ne connoissois point de matière au monde plus pesante l’une que l’autre. » Je lui demandai de quelles probabilités il appuyoit une opinion si peu reçue. « Il faut, me répondit-il, pour en venir à bout, supposer qu’il n’y a qu’un élément ; car encore que nous voyions de l’eau, de la terre, de l’air et du feu séparés, on ne les trouve jamais pourtant si parfaitement purs, qu’ils ne soient encore engagés les uns avec les autres. Quand, par exemple, vous regardez du feu, ce n’est pas du feu, ce n’est que de l’air beaucoup étendu, l’air n’est que de l’eau fort dilatée (76), l’eau n’est que de la terre qui se fond, et la terre elle-même n’est autre chose que de l’eau beaucoup resserrée ; et ainsi à pénétrer sérieusement la matière, vous connoîtrez qu’elle n’est qu’une, qui comme excellente comédienne joue ici-bas toutes sortes de personnages, sous toutes sortes d’habits (77) ; autrement il faudroit admettre autant d’élémens qu’il y a de sortes de corps, et si vous me demandez pourquoi le feu brûle, et l’eau refroidit, vu que ce n’est qu’une seule matière, je vous réponds que cette matière agit par sympathie, selon la disposition où elle se trouve dans le temps qu’elle agit. Le feu qui n’est rien que de la terre encore plus répandue qu’elle ne l’est pour constituer l’air, tâche de changer en elle par sympathie ce qu’elle rencontre. Ainsi la chaleur du charbon étant le feu le plus subtil et le plus propre à pénétrer un corps, se glisse entre les pores de notre masse au commencement, parce que c’est une nouvelle matière qui nous remplit et nous fait exhaler en sueur ; cette sueur étendue par le feu se convertit en fumée et devient air ; cet air encore davantage fondu par la chaleur de l’antipéristase, ou des astres qui l’avoisinent, s’appelle feu, et la terre abandonnée par le froid et par l’humide (78) qui lioient toutes les parties tombe en terre ; l’eau d’autre part, quoiqu’elle ne diffère de la matière du feu qu’en ce qu’elle est plus serrée, ne nous brûle pas, à cause qu’étant serrée elle demande par sympathie à resserrer les corps qu’elle rencontre, et le froid que nous sentons n’est autre chose que l’effet de notre chair qui se replie sur elle-même par le voisinage de la terre ou de l’eau qui la contraint de lui ressembler. De là vient que les hydropiques remplis d’eau changent en eau toute la nourriture qu’ils prennent ; de là vient que les bilieux changent en bile tout le sang que forme leur foie. Supposé donc qu’il n’y ait qu’un seul élément, il est certissime que tous les corps chacun selon sa qualité inclinent également au centre de la terre.

« Mais vous me demanderez pourquoi donc le fer, les métaux, la terre, le bois, descendent plus vite à ce centre qu’une éponge, si ce n’est à cause qu’elle est pleine d’air qui tend naturellement en haut ? Ce n’en est point du tout là la raison, et voici comment je vous réponds : Quoiqu’une roche tombe avec plus de rapidité qu’une plume, l’une et l’autre ont même inclination pour ce voyage ; mais un boulet de canon, par exemple, s’il trouvoit la terre percée à jour se précipiteroit plus vite à son centre qu’une vessie grosse de vent ; et la raison est que cette masse de métal est beaucoup de terre recognée en un petit canton, et que ce vent est fort peu de terre en beaucoup d’espace ; car toutes les parties de la matière qui logent dans ce fer, jointes qu’elles sont les unes aux autres, augmentent leur force par l’union, à cause que s’étant resserrées elles se trouvent à la fin beaucoup à combattre contre peu, vu qu’une parcelle d’air, égale en grosseur au boulet, n’est pas égale en quantité, et qu’ainsi, pliant sous le faix de gens plus nombreux qu’elle et aussi hâlés, elle se laisse enfoncer pour leur laisser le chemin libre.

« Sans prouver ceci par une enfilure de raisons, comment, par votre foi, une pique, une épée, un poignard, nous blessent-ils ? Si ce n’est à cause que l’acier étant une matière où les parties sont plus proches et plus enfoncées les unes dans les autres, que non pas votre chair dont les pores et la mollesse montrent qu’elle contient fort peu de matière répandue en un grand lieu, et que la pointe de fer qui nous pique étant une quantité presque innombrable de matière contre fort peu de chair, il la contraint de céder au plus fort, de même qu’un escadron bien pressé entame aisément un bataillon moins serré et plus étendu ; car pourquoi une loupe d’acier embrasée est-elle plus chaude qu’un tronc de bois allumé ? si ce n’est qu’il y a plus de feu dans la loupe en peu d’espace, y en ayant d’attaché à toutes les parties du métal, que dans le bâton qui, pour être fort spongieux, enferme par conséquent beaucoup de vide, et que le vide n’étant qu’une privation de l’être ne peut être susceptible de la forme du feu. Mais m’objecterez-vous, vous supposez du vide comme si vous l’aviez prouvé, et c’est cela dont nous sommes en dispute ! Et bien, je vais vous le prouver, et quoique cette difficulté soit la sœur du nœud gordien, j’ai les bras assez forts pour en devenir l’Alexandre.

« Qu’il me réponde donc je l’en supplie, cet hébété vulgaire qui ne croit être homme, que parce qu’un Docteur le lui a dit ! Supposé qu’il n’y ait qu’une matière comme je pense l’avoir assez prouvé, d’où vient qu’elle se relâche et se restreint selon son appétit ? d’où vient qu’un morceau de terre à force de se condenser s’est fait caillou ? Est-ce que les parties de ce caillou se sont placées les unes dans les autres, en telle sorte que là où s’est fiché ce grain de sablon, là même où dans le même point loge un autre grain de sablon ? Tout cela ne se peut, et selon leur principe même puisque les corps ne se pénètrent point ; mais il faut que cette matière se soit rapprochée, et si vous voulez, se soit raccourcie en sorte qu’elle ait rempli quelque lieu qui ne l’étoit pas.

« De dire que cela n’est point compréhensible qu’il y eût du rien dans le monde, que nous fussions en partie composés de rien : hé ! pourquoi non ? Le monde entier n’est-il pas enveloppé de rien ? Puisque vous m’avouez cet article, confessez donc qu’il est aussi aisé que le monde ait du rien dedans soi qu’autour de soi.

« Je vois fort bien que vous me demanderez pourquoi donc l’eau restreinte par la gelée dans un vase le fait crever, si ce n’est pour empêcher qu’il ne se fasse du vide ? Mais je réponds que cela n’arrive qu’à cause que l’air de dessus qui tend aussi bien que la terre et l’eau au centre, rencontrant sur le droit chemin de ce pays une hôtellerie vacante, y va loger : s’il trouve les pores de ce vaisseau, c’est-à-dire les chemins qui conduisent à cette chambre de vide trop étroits, trop longs et trop tortus, il satisfait en le brisant à son impatience pour arriver plus tôt au gîte.

« Mais sans m’amuser à répondre à toutes leurs objections, j’ose bien dire que s’il n’y avoit point de vide il n’y auroit point de mouvement, ou il faut admettre la pénétration des corps, car il seroit trop ridicule de croire que quand une mouche pousse de l’aile une parcelle de l’air, cette parcelle en fait reculer devant elle une autre, cette autre encore une autre, et qu’ainsi l’agitation du petit orteil d’une puce allât faire une bosse derrière le monde (79). Quand ils n’en peuvent plus, ils ont recours à la raréfaction ; mais en bonne foi comment se peut-il faire quand un corps se raréfie, qu’une particule de la masse s’éloigne d’une autre particule, sans laisser ce milieu vide ? N’auroit-il pas fallu que ces deux corps qui se viennent de séparer eussent été en même temps au même lieu ou étoit celui-ci, et que de la sorte ils se fussent pénétrés tous trois ? Je m’attends bien que vous me demanderez pourquoi donc par un chalumeau, une seringue ou une pompe, on fait monter l’eau contre son inclination : à quoi je vous répondrai qu’elle est violentée, et que ce n’est pas la peur qu’elle a du vide qui l’oblige à se détourner de son chemin (80), mais qu’étant jointe avec l’air d’une nuance imperceptible, elle s’élève quand on élève en haut l’air qui la tient embrassée (81).

« Cela n’est pas fort épineux à comprendre quand on connoît le cercle parfait et la délicate enchaînure des élémens ; car si vous considérez attentivement ce limon qui fait le mariage de la terre et de l’eau, vous trouverez qu’il n’est plus terre, qu’il n’est plus eau, mais qu’il est l’entremetteur du contrat de ces deux ennemis ; l’eau tout de même avec l’air, s’envoient réciproquement un brouillard qui pénètre aux humeurs de l’un et de l’autre pour moyenner leur paix, et l’air se réconcilie avec le feu par le moyen d’une exhalaison médiatrice qui les unit. »

Je pense qu’il vouloit encore parler ; mais on nous apporta notre mangeaille, et parce que nous avions faim je fermai les oreilles à ses discours pour ouvrir l’estomac aux viandes qu’on nous donna.

Il me souvient qu’une autre fois comme nous philosophions, car nous n’aimions guère ni l’un ni l’autre à nous entretenir des choses basses : « Je suis bien fâché, dit-il, de voir un esprit de la trempe du vôtre infecté des erreurs du vulgaire. Il faut donc que vous sachiez malgré le pédantisme d’Aristote, dont retentissent aujourd’hui toutes les classes de votre France, que tout est en tout, c’est-à-dire que dans l’eau par exemple il y a du feu ; dedans le feu, de l’eau ; dedans l’air, de la terre, et dedans la terre, de l’air. Quoique cette opinion fasse ouvrir aux scolares (82) les yeux grands comme des salières, elle est plus aisée à prouver qu’à persuader. Car je leur demande premièrement si l’eau n’engendre pas du poisson ; quand ils me le nieront : creuser un fossé, le remplir du sirop de l’aiguière, et qu’ils passeront encore s’ils veulent à travers un bluteau pour échapper aux objections des aveugles, je veux en cas qu’ils n’y trouvent du poisson dans quelque temps, avaler toute l’eau qu’ils y auront versée ; mais s’ils y en trouvent, comme je n’en doute point, c’est une preuve convaincante qu’il y a du sel et du feu. Par conséquent de trouver ensuite de l’eau dans le feu, ce n’est pas une entreprise fort difficile. Car qu’ils choisissent le feu même le plus détaché de la matière, comme les comètes, il y en a toujours beaucoup, puisque si cette humeur onctueuse dont ils sont engendrés réduite en soufre par la chaleur de l’antipéristase qui les allume, ne trouvoit un obstacle à sa violence dans l’humide froideur qui la tempère et la combat, elle se consommeroit brusquement comme un éclair. Qu’il y ait maintenant de l’air dans la terre, ils ne le nieront pas, ou bien ils n’ont jamais entendu parler des frissons effroyables dont les montagnes de la Sicile ont été si souvent agitées : outre cela nous voyons la terre toute poreuse, jusques aux grains de sablon qui la composent. Cependant personne n’a dit encore que ces creux fussent remplis de vide : on ne trouvera donc pas mauvais que l’air y fasse son domicile. Il me reste à prouver que dans l’air il y a de la terre, mais je ne daigne quasi pas en prendre la peine, puisque vous en êtes convaincu autant de fois que vous voyez tomber sur vos têtes ces légions d’atomes si nombreuses qu’elles étouffent l’Arithmétique.

« Mais passons des corps simples aux composés : ils me fourniront de sujets beaucoup plus fréquens ; et pour montrer que toutes choses sont en toutes choses, non point qu’elles se changent les unes aux autres, comme le gazouillent vos Péripatéticiens ; car je veux soutenir à leur barbe que les principes se mêlent, se séparent et se remêlent derechef en telle sorte que ce qui a été fait eau par le sage Créateur du monde le sera toujours ; je ne suppose point à leur mode de maxime que je ne prouve.

« C’est pourquoi prenez, je vous prie, une bûche ou quelque autre matière combustible, et y mettez le feu : ils diront quand elle sera embrasée, que ce qui étoit bois est devenu feu. Mais je leur soutiens que non, et qu’il n’y a point davantage de feu quand elle est tout enflammée, qu’auparavant qu’on en eût approché l’allumette (83) ; mais celui qui étoit caché dans la bûche que le froid et l’humide empêchoient de s’étendre et d’agir, secouru par l’étranger, a rallié ses forces contre le flegme qui l’étouffoit, et s’est emparé du champ qu’occupoit son ennemi ; aussi se montre-t-il sans obstacles et triomphant de son geôlier. Ne voyez-vous pas comme l’eau s’enfuit par les deux bouts du tronçon, chaude et fumante encore du combat qu’elle a rendu ? Cette flamme que vous voyez en haut est le feu le plus subtil, le plus dégagé de la matière, et le plus tôt prêt par conséquent à retourner chez soi. Il s’unit pourtant en pyramide jusques à certaine hauteur pour enfoncer l’épaisse humidité de l’air qui lui résiste ; mais comme il vient en montant à se dégager peu à peu de la violente compagnie de ses hôtes, alors il prend le large, parce qu’il ne rencontre plus rien d’antipathique à son passage, et cette négligence est bien souvent cause d’une seconde prison ; car cheminant séparé il s’égarera quelquefois dans un nuage. S’ils s’y rencontrent, d’autres fois en assez grande quantité pour faire tête à la vapeur, ils se joignent, ils grondent, ils tonnent, ils foudroient, et la mort des innocens est bien souvent l’effet de la colère animée de ces choses mortes. Si quand il se trouve embarrassé dans ces crudités importunes de la moyenne région, il n’est pas assez fort pour se défendre, il s’abandonne à la discrétion de son ennemi qui le contraint par sa pesanteur de retomber en terre ; et ce malheureux enfermé dans une goutte d’eau, se rencontrera peut-être au pied d’un chêne, de qui le feu animal invitera ce pauvre égaré de se loger avec lui ; ainsi le voilà qui revient au même état dont il étoit sorti quelques jours auparavant.

« Mais voyons la fortune des autres élémens qui cornposoient cette bûche. L’air se retire à son quartier encore pourtant mêlé de vapeurs, à cause que le feu tout en colère les a brusquement chassés pêle-mêle. Le voilà donc qui sert de ballon aux vents, fournit aux animaux de respiration, remplit le vide que la Nature fait, et possible encore que s’étant enveloppé dans une goutte de rosée, il sera sucé et digéré par les feuilles altérées de cet arbre, où s’est retiré notre feu. L’eau que la flamme avoit chassée de ce tronc, élevée par la chaleur jusques au berceau des Météores, retombera en pluie sur notre chêne aussitôt que sur un autre ; et la terre devenue cendre, et puis guérie de sa stérilité, ou par la chaleur nourrissante d’un fumier où on l’aura jetée, ou par le sel végétatif de quelques plantes voisines, ou par l’eau féconde des rivières, se rencontrera peut-être près de ce chêne qui, par la chaleur de son germe, l’attirera, et en fera une partie de son tout.

« De cette façon voilà ces quatre élémens qui reçoivent le même sort, et rentrent en même état d’où ils étoient sortis quelques jours auparavant. Ainsi on peut dire que dans un homme il y a tout ce qui est nécessaire pour composer un arbre, et dans un arbre tout ce qui est nécessaire pour composer un homme. Enfin de cette façon toutes choses se rencontreront en toutes choses ; mais il nous manque un Prométhée qui nous tire du sein de la Nature et nous rende sensible ce que je veux bien appeler matière première. »

Voilà les choses à peu près dont nous amusions le temps ; car ce petit Espagnol avoit l’esprit joli. Notre entretien toutefois n’étoit que la nuit, à cause que depuis six heures du matin jusques au soir la grande foule du monde qui nous venoit contempler à notre logis nous eût détournés ; car quelques-uns nous jetoient des pierres, d’autres des noix, d’autres de l’herbe. Il n’étoit bruit que des bêtes du Roi. On nous servoit tous les jours à manger à nos heures, et la Reine et le Roi prenoient eux-mêmes assez souvent la peine de me tâter le ventre pour connoître si je n’emplissois point (84), car ils brûloient d’une envie extraordinaire d’avoir de la race de ces petits animaux. Je ne sais si ce fut pour avoir été plus attentif que mon mâle à leurs simagrées et à leurs tons ; mais j’appris plus tôt que lui à entendre leur langue, et à l’écorcher un peu : ce qui fit qu’on nous considéra d’une autre façon qu’on n’avoit fait, et les nouvelles coururent aussitôt par tout le royaume qu’on avoit trouvé deux hommes sauvages, plus petits que les autres, à cause des mauvaises nourritures que la solitude nous avoit fournies, et qui par un défaut de la semence de leurs pères n’avoient pas eu les jambes de devant assez fortes pour s’appuyer dessus.

Cette créance alloit prendre racine à force de cheminer, sans les Prêtres du pays qui s’y opposèrent, disant que c’étoit une impiété épouvantable de croire que non seulement des bêtes, mais des monstres, fussent de leur espèce. « Il y auroit bien plus d’apparence, ajoutoient les moins passionnés, que nos animaux domestiques participassent au privilège de l’humanité de l’immortalité (85), par conséquent à cause qu’ils sont nés dans notre pays, qu’une bête monstrueuse qui se dit née je ne sais où dans la Lune ; et puis considérez la différence qui se remarque entre nous et eux. Nous autres marchons à quatre pieds, parce que Dieu ne se voulut pas fier d’une chose si précieuse à une moins ferme assiette, et il eut peur qu’allant autrement il n’arrivât fortune de l’homme ; c’est pourquoi il prit la peine de l’asseoir sur quatre piliers, afin qu’il ne pût tomber ; mais dédaignant de se mêler de la construction de ces deux brutes, il les abandonna au caprice de la Nature, laquelle, ne craignant pas la perte de si peu de chose, ne les appuya que sur deux pattes.

« Les oiseaux mêmes, disoient-ils, n’ont pas été si maltraités qu’elles, car au moins ils ont reçu des plumes pour subvenir à la faiblesse de leurs pieds, et se jeter en l’air quand nous les éconduirons de chez nous ; au lieu que la Nature en ôtant les deux pieds à ces monstres les a mis en état de ne pouvoir échapper à notre Justice.

« Voyez un peu outre cela comment ils ont la tête tournée devers le ciel (86) ! C’est la disette où Dieu les a mis de toutes choses qui les a situés de la sorte, car cette posture suppliante témoigne qu’ils se plaignent au Ciel de Celui qui les a créés, et qu’ils lui demandent permission de s’accommoder de nos restes. Mais nous autres nous avons la tête penchée en bas pour contempler les biens dont nous sommes seigneurs, et comme n’y ayant rien au Ciel à qui notre heureuse condition puisse porter envie. »

J’entendois tous les jours, à ma loge, les Prêtres faire ces contes, ou d’autres semblables ; et enfin ils en bridèrent si bien l’esprit des peuples sur cet article, qu’il fut arrêté que je ne passerois tout au plus que pour un perroquet sans plumes, car ils confirmoient les persuadés sur ce que non plus qu’un oiseau je n’avois que deux pieds. Cela fit qu’on me mit en cage par ordre exprès du Conseil d’en haut.

Là tous les jours l’Oiseleur de la Reine prenait le soin de me venir siffler la langue comme on fait ici aux sansonnets, j’étois heureux à la vérité en ce que je ne manquois point de mangeaille. Cependant parmi les sornettes dont les regardans me rompoient les oreilles, j’appris à parler comme eux, en sorte que quand je fus assez rompu dans l’idiome pour exprimer la plupart de mes conceptions, j’en contai des plus belles. Déjà les compagnies ne s’entretenoient plus que de la gentillesse de mes bons mots, et de l’estime que l’on faisoit de mon esprit. On vint jusque-là, que le Conseil fut contraint de faire publier un Arrêt, par lequel on défendoit de croire que j’eusse de la raison, avec un commandement très exprès à toutes personnes de quelque qualité ou condition qu’elles fussent, de s’imaginer, quoi que je pusse faire de spirituel, que c’étoit l’instinct qui me le faisoit faire.


Notes

21. Aujourd’hui Clamart sous Meudon.

22. Instrument de repasseur.

23. Rabat, sorte de col en toile pendant sur la poitrine, du costume de l’époque.

24. Voir l’Histoire comique de Francion, attribuée à tort à Ch. Sorel, livre XI.

25. C’est le fameux traité de Subtilitate, dont le XVIIIe livre est consacré aux choses merveilleuses et le XIXe aux démons et génies. Jérôme Cardan, philosophe, médecin, naturaliste, astrologue et mathématicien, se piquait d’être un peu sorcier et d’avoir des intelligences avec les esprits. Il a composé une multitude d’ouvrages pleins d’érudition, de vues élevées, d’erreurs et d’extravagances. Il mourut à Rome en 1576. Cyrano a dû avoir en mains l’édition de la traduction française (1642) de Richard Le Blanc du traité de Subtilitate.

26. Allusion au miracle de Josué.

27. Le gros de la troupe.

28. La Nouvelle-France ou Canada.

29. Cette comparaison avait été déjà faite par les partisans du système de Copernic, ainsi on lit dans les lettres en vers de Claude de Chaulnes (vers 1650) : D’ailleurs nous suivons ric à ric L’opinion de Copernic. Trouveriez-vous mieux que le feu Roulast à l’entour de la broche. — Flammarion reproduit cette comparaison dans son Astronomie Populaire. — Le Bret, dans sa Préface de l’Histoire comique rappelle le système de Ptolémée et explique celui de Copernic.

30. Termes de philosophie cartésienne.

31. Cyrano paraît vouloir désigner les ouvrages suivants : Mercurius in Solaisius et Venus invisa, 1631 ; Epist. XX de apparente magnitudine Solis, 1641 ; Institutio astronomica, 1647, etc.

32. On évalue aujourd’hui le volume du soleil à 1.300.000 fois celui de la Terre.

33. La science confirme l’assertion de Cyrano.

34. La pluralité des mondes, dont parle Cyrano, est appuyée sur le sentiment de Démocrite qui l’a soutenue (Préface de Le Bret à l’Histoire comique, 1657).

35. La science actuelle s’accorde ici, sur quelques points, avec les théories de Cyrano.

36. C’est avec un char de cette sorte que saint Jean se promène dans le Ciel : Quatro destrier via più cha fiamma rossi (P. Toldo).

37. Cette coutume d’allumer le feu le jour de la Saint-Jean a pour origine l’hommage des anciens peuples celtiques au Soleil alors au plus haut de sa course annuelle.

38. La crédulité populaire attribue cette faculté à la Lune.

39. Voyez Arturio Graf : Il mito del paradiso terrestre, in Miti leggende et superstitioni del medio evo. Torino, 1892. Guérin le Mesquin, arrivé au Paradis terrestre, perdrait ainsi la vie à cause de l’excès des fatigues endurées, si une pomme — la même que celle de Cyrano — ne lui redonnait son ancienne vigueur (P. Toldo).

40. Bassinets ou boutons d’or.

41. Ce personnage céleste qui vient le consoler et l’instruire, joue le rôle de l’Evangéliste vis-à-vis d’Astolphe (P. Toldo).

42. Les idées de Cyrano sur la pesanteur de l’air ont été assez exactes pour lui permettre de pressentir la possibilité du ballon à gaz et de la Montgolfière.

43. Cette allusion à Louis XIII a fait croire à M. de Monmerqué que l’utopie de Cyrano avait été écrite avant 1643. Cette déduction nous paraît inexacte ; il eut été difficile à son auteur de placer l’Histoire comique de la Lune presque à l’époque de sa composition, soit de 1646 à 1649, c’est-à-dire sous la régence d’Anne d’Autriche.

44. Rué : jeté, lancé la boule d’aimant ; ruer dérive du latin ruere.

45. Le serpent qui tenta Ève, dit Rabelais, était andouillique. Encore maintient-on en certaines Académies que ce Tentateur était l’andouille, nommée Rhyphallo, en laquelle fut jadis transformé le bon messer Priapus, grand Tentateur des femmes par les Paradis en grec, ce sont jardins en français. Cela paraît manifestement tiré d’Agrippa, dont voici le texte, p. 556 du deuxième tome de la dernière édition :
  Hunc serpentem non allium arbitramur quam sensibilem, carnalenque affectum, uno quem recte discerimus ipsum carnalis concupiscentiœ genitale viri membrum, membrum reptile, membrum serpens, membrum lubricum variisque anfractibus tortuosum, quod Evam tentavit, et decepit, cui recte serpentis nomen similitudoque congenit.

46. Faire le Godenot : faire le bouffon, à qui l’on dit : Amuse-nous, gaude nabis (godento) ; car l’étymologie de ce mot semble analogue à celle de godemiché (gaude mihi}.

47. Allusion au fantôme qui apparut, dit-on, à Brutus, un peu avant la bataille de Philippes. Mais ici le Démon de Socrate est un personnage pris par Cyrano dans le Page disgracié de Tristan L’Hermite (Chap. xvii, xviii et xix). Le Bret, dans sa Préface à l’Histoire comique, justifie l’existence de ce Démon en citant Thales et Héraclite, etc.

48. Lamiers ou plutôt lamies, goules, vampires, du latin lamia.

49. Jérôme Cardan prétendait avoir écrit la plupart de ses livres sous la dictée d’un démon familier, qui lui venait de la planète Vénus.

50. Corneille Agrippa de Nettesheim, médecin, philosophe, que Gabriel Naudé a défendu dans son Apologie pour les grands hommes accusés de magie et que Cyrano a mis en scène comme magicien dans la XIIIe de ses Lettres diverses.

51. Jean Trithème ou Tritheim, né à Cologne en 1486, passa aussi pour sorcier, quoique abbé de Spanheim ; il mourut en 1535, à Grenoble.

52. Jean Faust, alchimiste, né en Souabe, à la fin du xvie siècle. Son Histoire prodigieuse et lamentable était un des livres populaires les plus répandus, à l’époque de Cyrano.

53. La Brosse figura dans un procès de sorcellerie et magie, sous le règne de Louis XIII, et fut condamné à être pendu.

54. César, aventurier, avait, disait-il, un esprit familier, du nom de Sophocle ; vers 1608, il avait été incarcéré sous l’inculpation d’avoir fait mourir un gentilhomme par l’envoûtement ; en 1615, emprisonné à nouveau, puis remis en liberté. En 1617, il est en Lorraine. On ignore la date de sa mort.

55. La secte des Rose-Croix, formée en Allemagne vers 1604, n’avait pas tardé à se répandre par affiliation dans toute l’Europe, sous les noms d’Illuminés, d’Invisibles. Le Parlement s’émut plus d’une fois de leurs assemblées à Paris : voir l’Instruction sur la vérité de l’histoire des Frères de la Rose-Croix, par Gabr. Naudé (Paris, 1623).

56. Thomas Campanella, né en Calabre en 1568 et mort à Paris en 1639, où il s’était réfugié après avoir passé vingt-sept ans dans les cachots de l’inquisition. Quoique moine dominicain, il avait émis dans ses ouvrages les opinions les plus hardies, sans trop se soucier d’être accusé d’athéisme, mais son plus grand crime, aux yeux de ses ennemis, fut d’avoir combattu les idées d’Aristote unanimement acceptées alors.

57. Le traité Sensu rerum de Campanella est un des plus hardis qu’il ait publiés. (Francforti, Emmetius, 1620, in-4.)

58. Le philosophe Pierre La Mothe Le Vayer, qui avait été précepteur de Gaston d’Orléans et du Dauphin, fils de Louis XIII, était disciple de Gassendi. Il mourut à Lyon, en 1672, à quatre-vingt-cinq ans. Son fils, qui mourut jeune, était l’ami de Cyrano, de Molière, de Chapelle, etc.

59. Tristan L’Hermite, gentilhomme ordinaire de Gaston d’Orléans, mort en 1655, la même année que Cyrano. Sur leurs relations, consulter la notice biographique, p. xix. Ces relations ont été celles de deux joueurs passionnés, accablés par une persistante malchance. — Au point de vue littéraire Tristan est un des meilleurs poètes de second ordre du xviie siècle et un écrivain dramatique de valeur.

60. Il n’existe ici nulle incertitude sur l’emprunt fait par Cyrano au Page disgracié de Tristan L’Hermite (voir la note 144), car il a soin de préciser que c’est en passant de France en Angleterre que son interlocuteur rencontra Tristan ; les trois fioles sont les trois petites bouteilles montrées par le Philosophe à Tristan. — Le voyage de Cyrano en Angleterre est une fable à laquelle ont cru Paul Lacroix et Pierre Brun.

61. Cyrano fait ici allusion à l’utopie de Campanella : Civiias Solis seu idea republicæ qui parut en 1623 à la suite de Realis philosophiæ epilogistica. in-4o. Elle n’avait pas encore été traduite en français.

62. « L’on ne saurait croire combien est difficile leur langue (en sons inarticulés) pour deux raisons principales, la seconde pour ce qu’elle ne consiste pas tant en mots et en lettres, qu’en tons étranges que les lettres ne peuvent exprimer, car ils ont peu de mots qui ne signifient diverses choses et c’est le son seulement qui en fait la distinction, de la façon qu’ils les prononcent, comme s’ils chantaient. » (L’Homme dans la lune, de Godwin, p. 129.)

63. Le peuple qui parle par signes ou par sons et qui se nourrit du parfum des fleurs nous rappelle la célèbre dispute de Panurge et le royaume d’Entéléchie (Toldo).

64. Prescience du langage des sourds-muets.

65. C’est-à-dire dont j’avais pris la forme.

66. On dit maintenant exténué.

67. Ce mode de rajeunissement des corps est pris entièrement par Cyrano dans le Berger extravagant, de Ch. Sorel, où il est exposé au début de l’Histoire d’Anaxandre (livre X et remarques).

68. Lire sur cette grave question une plaisante et sérieuse protestation du fameux Carême, qui se prononce pour la négative, dans la préface de son Maître d’hôtel français.

69. Magot, espèce de singe.

70. Petite monnaie de billon, valant six blancs ou trente deniers.

71. Tout ce passage est emprunté par Cyrano, comme il le dit lui-même, à l’Histoire comique de Francion, 1626, livre XI.

72. C’est-à-dire : Serviteur de votre Seigneurie. Dans L’Homme dans la lune de Godwin dont la traduction française parut en mars 1648, Dominique Gonzales monte à la Lune par le moyen d’un attelage de Gansas (oies ou cygnes sauvages) : c’est cette traduction qui lui a fourni le personnage natif de la Vieille-Castille.

73. Il s’agit de la machine montée par Gonzales, mais, dans la traduction, cette machine n’est pas décrite, seul le frontispice gravé en donne une idée, … si le dessinateur a consulté l’auteur.

74. Tout licencié voulant être reçu donnait une pièce de drap au professeur devant lequel il devait passer son examen.

75. Cyrano est ici partisan du vide s’il parle par la bouche de l’Espagnol. Rappelons que la fameuse expérience du Puy-de-Dôme a eu lieu en 1647.

76. Pris dans la Science Universelle, de Ch. Sorel, 1641.

77. Cyrano se rallie ici à l’unité de la matière, idée très ancienne.

78. Cette remarque est conforme aux vues de Galilée.

79. Les ouvrages du xviie siècle sont remplis de discussions sur le vide et le plein. Le passage visé riposte aux adeptes du plein. Pour répondre aux vacuistes, Cyrano fait parler Descartes qu’il rencontre dans le Soleil.

80. Pris dans la Science Universelle, de Ch. Sorel, 1641, p. 41.

81. Cyrano reconnaît la pesanteur de l’air et la pression atmosphérique. Le Père Mersenne soupçonnait la pesanteur de l’air en 1632. Les expériences de Torricelli sont de 1644 et les expériences de Pascal au Puy-de-Dôme du 19 septembre 1648.

82. Gens d’école, infatués de la philosophie d’Aristote, qui était la seule admise dans les écoles.

83. Ce passage, dit M. Juppont, ne permet pas de doute sur la portée du mot feu qui est bien notre énergie, autrement la phrase n’aurait aucune signification. — Et cependant le mot énergie était employé par Gassendi.

84. Expression employée alors en parlant des animaux qui se reproduisent par portée ou ventrée.

85. Les arguments produits ici vont contre la doctrine de Descartes qui refusait aux animaux la raison et l’intelligence. Cyrano est gassendiste.

86. Cyrano retourne avec dérision ces deux vers d’Ovide :

Os homini sublime dedit, cœlumque tirent
Jussit, et erectos ad sidera tellere vultus.

  1. M. de Montbazon était gouverneur de Paris en 1649.
  2. Dans le Ms : M. de Montbazon.
  3. Dans le Ms : M. de Montmagnie ; Ch. de Montmagnie ou Montmagny a été gouverneur de Québec de 1636 à 1647.
  4. Ms : neuf cents lieux en demi-journée.
  5. Ms : M. de Montmagnie.
  6. Ms. : M. de Montmagnie.
  7. Ms. : M. de Montmagnie.
  8. Toute cette longue description reproduit la plus grande partie de la lettre Le Campagnard ou Description d’une maison de campagne (Voir Lettre XI des Œuvres diverses, 1654).
  9. Le texte du manuscrit de Munich est ici beaucoup plus osé (après les dents) : « Alors la sagesse éternelle bien surprise d’un accident si inopiné, « Hélas, s’écria-t-elle, il ne doit point goûter la mort. Il est prédestiné à monter en chair et en os au Paradis terrestre. Et cependant l’heure où j’avois prévu qu’il seroit enlevé est presque expirée ! Juste Dieu ! Que diront de moi les hommes s’ils savent que je me suis trompé. » Ainsi, irrésolu, l’Éternel fut contrain pour rhabiller sa faute de l’y faire être vitement sans avoir le loisir de l’y faire aller. »