Michel Lévy frères (p. 97-115).
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ACTE QUATRIÈME




Même décor.






Scène PREMIÈRE


CASTEL, CÉSAIRE.


CASTEL entre ; Césaire lit.

Césaire ! eh bien, que fais-tu là ? tu lis tranquillement pendant qu’il se passe ici, depuis tantôt, des choses inouïes ?

CÉSAIRE.

Quelles choses ?…

CASTEL.

Le docteur Pons et monsieur Barthez, aussi crétins l’un que l’autre, ne se sont-ils pas mis en tête de faire déshériter Hélène par sa grand’mère au profit de Marcus !…

CÉSAIRE.

Eh non, mon oncle ! c’est pour éviter des discussions.

CASTEL.

Je la sais, leur rengaine ; elle est stupide ; c’est vouloir contraindre Hélène à épouser ce vandale, ce barbare !…

CÉSAIRE.

Mais, mon oncle… tenez, je lisais ça justement ! Les barbares représentent dans l’histoire un élément nouveau qui s’assimile le passé et fonde l’avenir. Les barbares… Je vous jure ; que les barbares ont du bon, même les Vandales qui…

CASTEL.

Tu m’ennuies ! tu fais comme les autres, toi ! tu prends le parti de Marcus, pour que, Hélène mariée, tu puisses épouser la belle Jeanne ; mais la belle Jeanne est…

CÉSAIRE.

Ah ! mon ami, ne me dites pas de mal de celle-là !

CASTEL.

J’en dirai si je veux !

CÉSAIRE.

Mais vous ne voudrez pas.

CASTEL.

Pourquoi ?…

CÉSAIRE.

Parce que vous me feriez un profond chagrin.

CASTEL.

Et si je veux cela ?…

CÉSAIRE.

Vous ne le voulez pas.

CASTEL.

Parce que ?…

CÉSAIRE.

Parce que vous m’aimez

CASTEL.

Ce n’est pas vrai.

CÉSAIRE.

Jurez-le !…

CASTEL.

Laissez-moi tranquille !

CÉSAIRE.

Et vous lui parlerez pour moi.

CASTEL.

À Jeanne ? Au fait, il serait temps ! si Hélène est décidée, s’il est vrai qu’elle agrée cet étourneau et que tu aimes cette folle qui le protège ! Ah ! les enfants ! il faut toujours leur céder. Vous êtes sages, ils sont absurdes ; n’importe, il faut dire comme eux, ou ça crie, ça pleure, ça vous rompt la tête !

CÉSAIRE.

Mais, mon oncle, j’ai quarante ans et je ne pleure ni ne crie… Ah ! tenez, la voilà.

CASTEL.

Ta princesse ? Alors, finissons-en ! je vais lui dire…

CÉSAIRE.

Pas encore ! c’est trop tôt.

CASTEL.

Il y a dix ans que tu dis ça, c’est trop tôt !




Scène II


Les Mêmes, JEANNE.
CASTEL.

Jeanne !…

CÉSAIRE.

Mais non ! sachons si Hélène…

CASTEL.

Flanque-moi la paix !… Jeanne, écoutez, et n’ayez pas cet air distrait. Voilà mon neveu, mon fils… adoptif, qui vous aime depuis longtemps, l’imbécile ! C’est moi qui l’ai élevé à ma manière et qui ai fait de lui, bien malgré lui, le plus beau, le plus intelligent, le plus honnête et le meilleur des êtres. Voulez-vous de lui, oui ou non ?… il faut le dire !…

JEANNE.

Merci, monsieur Castel : son choix m’honore, mais…

CASTEL.

Pas de mais !

JEANNE.

Laissez-moi seule avec lui… Je vais lui répondre.

CASTEL.

Soit, et répondez bien ! sinon (En s’en allant.), allez au diable !…




Scène III


CÉSAIRE, JEANNE.
CÉSAIRE.

Pardon, Jeanne…

JEANNE, lui donnant la main.

Vous avez de l’affection pour moi, je le sais !

CÉSAIRE.

Dites mieux. C’est un culte !

JEANNE.

Oui, vous m’estimez…

CÉSAIRE.

Je vous vénère !

JEANNE.

Vous croyez donc mon esprit bien droit, ma conscience bien nette ?

CÉSAIRE.

Votre conscience ? C’est le plus pur cristal !

JEANNE.

Eh bien, vous vous trompez : j’ai fait quelque chose de mal, en ma vie !

CÉSAIRE.

Vous ?

JEANNE.

Un mensonge.

CÉSAIRE.

Non ! Vous n’auriez pas su !…

JEANNE.

On peut beaucoup mentir en ne parlant pas.

CÉSAIRE.

C’était pour sauver quelqu’un !

JEANNE.

Oui. J’ai pris pour moi le repentir et la crainte.

CÉSAIRE.

Alors, ce n’est pas un mensonge. C’est une transaction entre la morale sociale et la morale… la morale…

JEANNE.

Vous ne trouverez pas à arranger ça, allez ! Un mensonge est toujours puni, et le mien est peut-être cause de l’état où la pauvre madame est tombée.

CÉSAIRE.

Je ne comprends pas…

JEANNE.

Moi, je me figure qu’elle comprend, qu’elle a découvert mon mensonge, qu’elle est accablée sous un étonnement terrible, et qu’elle, si bonne et si tendre, ne trouve plus de paroles pour repousser ce qu’elle a aimé, pour maudire ce qu’elle a béni !…

CÉSAIRE.

Vous parlez par énigmes, Jeanne ; mais, eussiez-vous commis un crime…

JEANNE.

Un crime !… C’en est un peut-être !… Oui, c’en est un, je le sens au supplice que j’endure, je veux m’en délivrer ! Mon ami, sachez tout. Non, je ne peux rien vous dire… à moins que vous ne deviniez…

CÉSAIRE.

Moi, deviner ? Non, je n’ai jamais su ! À quoi bon deviner les petites choses quand on sait les grandes ?

JEANNE.

Quoi ? que savez-vous ?

CÉSAIRE.

Je sais que l’amour accepte tout et que je vous aime !

JEANNE.

Mais elle, madame !…

CÉSAIRE.

Elle vous chérit : l’affection qui n’aurait jamais rien à pardonner, à quoi servirait-elle ?…

JEANNE.

Mais si la vérité la brise ?…

CÉSAIRE.

La vérité fait quelquefois des brèches, le mensonge fait toujours des ruines. (Hélène entre absorbée.) Hélène ! comme elle est abattue, désolée… Je n’ose plus lui parler… Attendez, attendez, Césaire ! il me reste un dernier espoir.

Elle sort.
CÉSAIRE.

Qu’y a-t-il donc ? Jeanne agitée, Hélène nerveuse… C’est peut-être une épreuve ! elles s’entendent pour ça.




Scène IV


HÉLÈNE, CÉSAIRE.
CÉSAIRE.

Eh bien, Hélène… ma chère demoiselle… est-ce que… ? peut-être que Marcus… ? Vous ne doutez pas de son dévouement au moins ?

HÉLÈNE.

Je doute de tout aujourd’hui, Césaire, et je me sens comme seule dans l’univers détruit ! Dites-moi, mon ami… Oui, dites ! Tout le monde ici m’a donné l’exemple de la moralité, vous m’en avez défini les préceptes, vous ! J’ai cru la comprendre, la sentir en moi, et voilà que toutes mes notions sont troublées ; j’ai un voile noir sur l’esprit, un rocher sur le cœur ! Dites-moi donc, répondez-moi ! Est-on coupable… bien coupable d’aimer un autre homme que son mari ?

CÉSAIRE.

Vous en doutez ?

HÉLÈNE.

Pourtant… s’il est infidèle le premier ?…

CÉSAIRE.

Mais… ce n’est pas à l’époux seulement que l’on a juré fidélité ! c’est à soi-même et à…

HÉLÈNE.

À soi-même ? Mais, si l’amour est le dévouement absolu, on peut s’abandonner, se trahir soi-même, se perdre, se damner, comme on dit !

CÉSAIRE.

Quelles idées exorbitantes vous avez là !

HÉLÈNE, exaltée.

N’importe, je veux savoir… Je suppose qu’une jeune fille… épouse un homme qui la délaisse et l’humilie et… qu’un autre… se trouvant là… l’aimant avec ardeur… lui fasse oublier… tous ses devoirs… et devienne… tout pour elle… qu’est-ce que… l’enfant, devenu grand, pensera de sa mère et de… l’autre ?

CÉSAIRE, s’essuyant le front.

Attendez ! vous me bouleversez ! De telles suppositions dans votre cerveau, de telles paroles dans votre bouche… (À part.) Qu’est-ce qui se passe donc aujourd’hui ? Est-ce la fin du monde ?

HÉLÈNE.

Vous ne voulez pas me répondre ? Eh bien, moi, je me réponds ! L’enfant pardonnera forcément à sa mère. Mais il ne pourra jamais absoudre l’autre. Ai-je tort ?

CÉSAIRE.

Ah ! un moment, permettez ! L’autre étant le père… il y a le cri de la nature que la voix de la société ne peut étouffer.

HÉLÈNE.

La société, la nature, la morale s’accordent pour nous dire : « Le père que je t’impose, c’est l’époux de ta mère, je ne t’en reconnais pas d’autre… » et, si le mari a tué le père, si…

CÉSAIRE.

Vous m’effrayez, Hélène ! Vous avez donc la fièvre ?

HÉLÈNE, toujours plus exaltée.

Il me faudrait pourtant choisir entre ces deux meurtriers : celui qui a tué l’honneur de ma famille, et celui qui a tué l’homme auquel je dois la vie !

CÉSAIRE.

La position serait cruelle, mais…

HÉLÈNE.

Elle est atroce, Césaire !… (Abattue.) Mais tout ceci est une supposition pure !…

CÉSAIRE.

Bien sombre, ma chère enfant ! Vous avez l’esprit frappé !

HÉLÈNE.

Et l’âme malade, très-malade ! Je réfléchirai… Je me calmerai… Bonsoir, mon ami !

CÉSAIRE. Fausse sortie.

Pourtant la nature ! c’est quelque chose, Hélène ! moi, je suis… vous le savez peut-être, l’enfant d’une personne qui n’a pu me reconnaître…

HÉLÈNE.

Je ne le savais pas !… Pardonnez-moi de vous avoir rappelé…

CÉSAIRE.

Oh ! moi, je chéris le souvenir de ma mère !…

HÉLÈNE.

Oui, mais l’autre ?…

CÉSAIRE.

Il m’a beaucoup aimé, et je l’aime… il n’y a pas à dire, je l’aime de toute mon âme !

HÉLÈNE.

De toute votre âme ?…

CÉSAIRE.

Eh oui ! il m’a recueilli, il m’a élevé.

HÉLÈNE.

Mais non, c’est votre oncle.

CÉSAIRE.

Le maestro Castel, oui ! mais il n’est pas mon oncle, il est… l’autre !

HÉLÈNE.

Ah ! mon ami, que je suis heureuse de votre confiance, et vais vous aimer bien davantage !

Il sort en mettant un doigt sur ses lèvres.




Scène V


HÉLÈNE, puis MARCUS.
HÉLÈNE.

Ce bon Césaire ! Il n’y a donc pas que moi ! Mais son père l’a aimé, lui ; qui sait si le mien ne m’eût pas repoussée ! À son dernier moment, il a dû maudire mon existence qu’il a payée si cher. Son dernier moment ! Je l’ai vu ! Si je pouvais me rappeler seulement un regard ! Non, rien ! il était glacé !… Ah ! dans quel abîme je me débats ! Quel naufrage de toutes mes illusions ! quel démenti à toutes mes croyances ! quelle humiliation étrange, mystérieuse ! Je ne suis pourtant coupable de rien, moi, et il me semble que je dois rougir d’exister !

Marcus entre et vient à Hélène.
HÉLÈNE.

Ah ! Marcus !

MARCUS.

Hélène, je sais la cause de ton découragement, je sais ton secret.

HÉLÈNE.

Ah ! c’est Jeanne qui l’a trahi !…

MARCUS.

Non.

HÉLÈNE.

Alors, c’est M. Maxwell ! Ah ! c’est mal ! Il n’avait pas le droit…

MARCUS.

Si ; les conseils qu’il t’a donnés sont bons. Tu ne peux affronter le scandale et le déchirement d’un tel procès. Il ne me convient pas plus qu’à toi de profiter d’une imposture de fait. Le mariage entre nous, dans de telles conditions, je ne l’admets pas ; mais il y a un moyen bien simple de nous débarrasser tous deux des scrupules qui nous séparent ; c’est de déchirer tous les écrits qui les causent, c’est de nous engager, vis-à-vis l’un de l’autre, à n’hériter de personne. Veux-tu accepter le seul bien qui me reste, le nom dont tu vas te laisser dépouiller et que je puis te rendre, ce nom que tu chériras toujours… le nom béni de ta grand’mère ?…

HÉLÈNE.

Elle n’est pas ma grand’mère, Marcus, et c’est là ma plus grande douleur. Il y a sur moi une tache ineffaçable, il y a un duel à mort, il y a du sang entre nous, sais-tu cela ?…

MARCUS.

Je sais tout. Mon oncle que je n’ai pas connu a tué ton père dont tu ne sais pas le nom. L’honneur de ma famille est satisfait, je te tiens quitte. Veux-tu, de cet outrage infligé et de ce sang versé dont nous sommes innocents tous les deux, faire un lien sacré entre nous ?

HÉLÈNE.

Oui ! Je le veux, puisque tu acceptes tout, ma misère et ma honte. Tu es loyal et bon, toi, Marcus ! Et tu avais bien raison, va ! La passion, c’est l’orage qui dévaste.

MARCUS.

Ah ! tu crois à présent que la passion… ?

HÉLÈNE.

Oui, mais l’amitié, c’est le ciel toujours pur !

MARCUS.

Ton amitié ! ton amitié, je n’en veux plus. Si ! je la veux toujours, mais l’ambition m’est venue, il me faut ton amour, ou le mien me rendra fou !

HÉLÈNE.

Toi ?… Est-ce toi qui parles ?

MARCUS.

Oui, c’est moi qui t’adore ! Voyons ! tu ne le savais pas ? tu ne le voyais pas ?…

HÉLÈNE.

Mais, le jour de nos fiançailles…

MARCUS.

Effaçons ce jour-là, veux-tu ?… J’étais abasourdi, j’étais pédant, j’étais fou ! une fierté déplacée m’empêchait de m’abandonner. Je sentais que je n’avais pas mérité mon bonheur. Je voulais être forcé par toi de l’accepter. Et puis je ne te connaissais pas, Hélène ! Dans notre vie facile et calme, je n’avais pas vu ton grand et brave cœur à l’épreuve. Depuis que le malheur nous a frappés, j’ai vu ta piété filiale, ta patience, ton courage, ta force en un mot ! Aujourd’hui surtout, cette fierté que je viens de comprendre, je l’admire, et, pourquoi ne l’avouerais-je pas, puisque c’est un hommage qui t’est dû ? l’enthousiasme a fait battre mon cœur farouche… Tiens ! je ne sais pas encore dire, mais j’apprendrai, car je sens bien que tu es ma vie et que l’homme que tu accepteras pour soutien doit devenir digne de toi ou se mépriser lui-même. Je t’abandonne tout mon être, toute ma volonté ! S’il faut être actif et intelligent, je le serai ! S’il faut vivre pauvre et laborieux, ce sera comme tu voudras : on est toujours heureux quand on s’aime ! Aime-moi beaucoup, Hélène, je t’en prie ! El si c’est impossible… ne me le dis pas, laisse-moi espérer ! Non, tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir comme je t’aime et comme cela me fait du bien de te le dire, à présent que tu n’as plus que toi à me donner ! C’est la vérité, cela, me crois-tu ?

HÉLÈNE.

Oui, oui, et me voilà heureuse, car tout ce qui manquait à notre affection, c’était ton amour !

MARCUS.

Ah ! ma chère Hélène, c’est donc que le tien… ?

HÉLÈNE, lui mettant avec tendresse la main sur la bouche.

Tais-toi, on vient !




Scène VI


Les Mêmes, MAXWELL.


MARCUS.

C’est Maxwell ! Hélène, voici ton meilleur ami après moi, et, après toi, il sera le mien. Mais c’est là tout.

HÉLÈNE.

Qu’y a-t-il de mieux ?…

MARCUS.

Il y a… écoute ! Il a connu tes parents, et ce que tu ignores, ce qu’il ne pouvait te dire, c’est qu’il a été lié particulièrement avec l’homme à qui M. de Mérangis n’a pu faire grâce de la vie. De cet homme-là, tu dois désirer qu’il ne nous parle jamais et qu’aucun don posthume… tu m’entends bien ? ne vienne jamais nous dédommager des sacrifices que nous faisons tous deux au respect du nom que je porte et que tu acceptes !

HÉLÈNE.

Nous dédommager !…

MAXWELL.

Hélène…

MARCUS.

N’insistez pas, monsieur !

HÉLÈNE, inquiète.

Qu’est-ce qu’il y a entre nous ?

MARCUS.

Il y a entre vous une fortune, un héritage… paternel, dont monsieur est le dépositaire et qu’il va t’offrir pour compenser ton renoncement à l’héritage de ma tante : comprends-tu ?…

HÉLÈNE.

Oui ! Je comprends ta répugnance, et je la partage.

MARCUS.

Veux-tu que je sois vraiment heureux, et qu’aucun retour sur un passé amer ne vienne jamais m’ôter la confiance que tu m’as donnée en moi-même ? C’est le jour des sacrifices, Hélène, et tu as, comme moi, le goût des situations nettes. Refuse pour toi-même cette réparation que je ne puis accepter sans rougir.

HÉLÈNE.

Une réparation !… Est-ce que l’argent peut réparer le désastre de mon cœur ? Est-ce qu’il peut rendre la vie à ma mère et l’honneur à sa tombe ? Est-ce qu’il peut effacer le mensonge qui m’a fait entrer ici ?

MAXWELL.

Ce mensonge, sachez-le, c’est l’époux de votre mère qui l’a commis, ce fut sa vengeance de vous arracher à votre père !… Mais vous avez raison, Hélène, l’argent ne rachète pas l’honneur et ne réchauffe pas la cendre des morts ! Seulement, après les années qui apportent aux vivants la douleur et le mérite de l’expiation, le fruit d’un noble et ardent labeur est le témoignage d’une incessante sollicitude. Votre père a consacré sa vie, son intelligence, toutes les forces de son être à racheter votre indépendance, et votre dignité, aujourd’hui froissées. Ce malheureux dont vous ne voulez pas même savoir le nom, n’a pas voulu connaître d’autre devoir, d’autre famille que vous. Pour vous, il a contemplé, seul et face à face, le spectre navrant du passé. Aucun nouvel amour n’est venu se placer entre lui et ce déchirant souvenir ! Aucune douce vision d’enfant n’a jamais pris, dans ses rêves, une autre forme que la vôtre ! Aura-t-il donc vécu d’une illusion et, plus sévère que Dieu même, lui défendrez-vous de réparer le mal qu’il a commis ?

HÉLÈNE.

Mon Dieu !… il a donc survécu ?…

MAXWELL.

Oui !

HÉLÈNE.

Il vit peut-être encore ?

MARCUS.

Non !

HÉLÈNE.

Tu me trompes, il vit !

MAXWELL.

Si cela était, vous le repousseriez ?

HÉLÈNE.

Ah ! vous me troublez ! vous me faites peur ! un père ! c’est un être que l’on respecte, que l’on peut vénérer. C’est presque l’objet d’un culte religieux, dans ma pensée ! Mais celui auquel on est forcé de pardonner… il y a là quelque chose qui blesse l’âme ! ce peut être un ami… mais ce n’est pas là un père !

MAXWELL.

Hélène, c’est un outrage à Dieu, ce que vous dites là ?

HÉLÈNE.

Dieu n’a pas à pardonner. Il est plus grand que cela, il efface ! Nous qui ne pouvons rien effacer, nous avons inventé le pardon qui punit, puisqu’il rabaisse.

MAXWELL.

Ainsi, vous n’avez que le châtiment à offrir ? votre pitié serait une insulte ? Prenez garde que ce ne soit un blasphème !

HÉLÈNE.

Ah ! que voulez-vous ! le blasphème éclôt fatalement sur les lèvres des enfants nés du parjure !

MAXWELL, indigné.

Malheureuse !…

Il tombe sur un siége la tête dans ses mains. Hélène, effrayée, se réfugie dans les bras de Marcus.

MARCUS, ému.

Comme il souffre ! Hélène, c’est trop !

HÉLÈNE.

Mais, mon Dieu ! quel intérêt si grand peut-il donc prendre…?

MAXWELL, se relevant.

Quel intérêt ? l’intérêt du cœur et de la conscience ! Le parjure, avez-vous dit ?… Oui, une malheureuse femme, à qui vous devez la vie, a violé la foi jurée ; mais qui donc, après lui en avoir donné l’exemple, lui a imposé la triste fatalité de l’abandon ? Savez-vous ce que c’est que l’abandon ? C’est la flétrissure imméritée de la femme ; c’est son innocence première révoquée publiquement en doute ; c’est le soupçon autorisé ; c’est l’audace de tous encouragée ; c’est l’égarement et la défaillance de l’être faible à qui, son maître, son légitime protecteur a dit tout à coup : « Reste là, au milieu du chemin, j’appartiens à un autre amour, et tu me gênes. Garde-toi toi-même, ou ne te garde pas, peu m’importe… Il me sera même utile que tu sois coupable pour m’autoriser à l’être de plus en plus ! » Il est donc respectable, celui qui parle et agit de la sorte ? Celui qui, rencontrant cette femme brisée, exposée à toutes les insultes, livrée au premier passant que le désir ou la pitié arrêtera auprès d’elle, la relève, la prend dans ses bras, lui donne sa vie, celui-là, c’est le coupable ? rien ne l’absoudra, ni sa passion, ni sa jeunesse, ni son repentir, ni son sang versé pour elle ? Eh bien, libre à vous de le croire, mais je sens là, moi, contre les arrêts implacables une révolte brûlante, et j’en appelle à la justice de l’avenir ! Il faudra bien que la pitié entre dans les jugements humains et qu’on choisisse entre protéger ou pardonner ! Mais le monde ne comprend pas encore cela, et sa voix vous parle plus haut que la mienne ! Adieu donc, adieu, Hélène ! Je vais dire à votre père une parole qui le tuera peut-être : « Ton enfant… ton enfant te renie ! »

Il va sortir, mouvement d’Hélène et de Marcus pour le retenir. Il se hâte vers le fond. La comtesse qui est entrée avec Jeanne sur ces derniers mots, le prend par la main et le ramène vers Hélène qu’elle regarde avec émotion.



Scène VII


Les Mêmes, LA COMTESSE, JEANNE, CÉSAIRE.


HÉLÈNE.

Ah ! maman… me reconnaissez-vous, enfin ? me direz-vous… ?

JEANNE.

Elle sait tout ! J’ai tout avoué !

HÉLÈNE.

Elle sait !… elle ne m’aime plus !

JEANNE.

Parlez-lui.

MARCUS.

Oui, il le faut ! car c’est à elle de nous éclairer tous ! Elle, qui durant une longue vie n’a jamais fait que le bien, a seule le droit de condamner ou d’absoudre. Parle-lui, Hélène !

HÉLÈNE, tombant à genoux.

Ô mère ! vous qui avez été tout pour moi… pour moi à qui vous ne deviez rien… hélas ! ma providence endormie et ma lumière voilée ! ma sainte mère et mon doux enfant, vous dont j’ai volé l’amour, mais à qui je l’ai si ardemment rendu, vous si grande et si tendre, si vous pouviez, si vous vouliez me répondre, vous me traceriez mon devoir, et, en me voyant tant souffrir, vous m’aimeriez peut-être encore !

LA COMTESSE.

Je sais, je savais… Le jour où mon corps ne vivait plus (Montrant le grand fauteuil, puis Maxwell.), où mon esprit vivait encore… là ! il a mis sur mon front glacé un baiser filial, il m’a parlé ! Ce qu’il croyait dire à une morte, je l’ai entendu, je l’ai compris. J’ai pardonné !

HÉLÈNE.

Mon père !

Elle se jette dans les bras de Maxwell.
CÉSAIRE.

Qu’est-ce que je disais ? la nature…




FIN