L’Automne dans les bois

L’Automne dans les bois
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 552-582).
L’AUTOMNE DANS LES BOIS
IMPRESSIONS ET PAYSAGES.

5 septembre. — Je n’avais pas vu de vrais bois depuis un an, et il y en aura bientôt dix-huit que je n’ai visité ceux-ci. À la descente du chemin de fer, quand, les oreilles encore toutes résonnantes des mille bruits parisiens, je me suis trouvé en pleine solitude sylvestre, j’ai ressenti une brusque commotion, et le vieux forestier qui sommeillait en moi s’est soudain réveillé.


On redevient sauvage à l’odeur des forêts,


a dit un poète contemporain[1]. Cette maxime paraîtra peut-être contestable à ceux dont le courant tumultueux des grandes villes a bercé l’enfance et agité la jeunesse, mais elle est rigoureusement vraie pour quiconque a été élevé au milieu des forêts. Ce qui nous prend et nous charme, nous autres boisiers, ce n’est pas seulement l’originale beauté de ces nappes de verdure ondulant de colline en colline ; ce n’est pas la fière tournure des chênes centenaires, ni la limpidité des eaux ruisselantes, ni le calme des futaies profondes ; non, c’est par-dessus tout la volupté des sensations d’autrefois, ressaisies tout à coup et goûtées à nouveau. L’odeur sauvage, particulière aux bois, la trouvaille d’un bouquet d’alizés pendant encore à la branche, ou d’une fleur perdue de vue depuis des années, le son de certains bruits jadis familiers : la rumeur d’une cognée dans les coupes lointaines ou les clochettes d’un troupeau vaguant dans une clairière, — toutes ces choses agissent comme des charmes pour évoquer les esprits élémentaires qui dorment au fond de l’homme cultivé. Alors l’habit de théâtre que nous revêtons pour jouer notre rôle dans la comédie de la vie civilisée et raffinée, ce vêtement d’emprunt aux couleurs voyantes, aux étoffes précieusement brodées et artistement taillées, se déchire de lui-même et s’en va par lambeaux pendre aux buissons de la route. L’homme primitif reparaît avec la souplesse de ses mouvemens naturels, la soudaineté de ses désirs, la naïveté de ses étonnemens enfantins. Plongé dans ce bain des verdures forestières, il sent sourdre en lui une sève remontante, et dans son imagination rajeunie les féeries du temps passé se remettent à chanter leurs contes bleus… Peu à peu j’ai éprouvé cette merveilleuse transformation, tandis que la voiture descendait les rampes tournantes de la forêt. Les sonnailles du cheval tintaient glorieusement, et glorieusement, entre deux traînées de lumière, les ombres des nuages glissaient le long des pentes boisées. Partout une mer moutonnante de feuillées épaisses ; mes regards, réjouis par la variété des verts, tantôt remontaient les rapides couloirs des tranchées abruptes, tantôt plongeaient dans les entonnoirs des combes. Et quelle pacifique et endormante solitude ! À peine si de loin en loin une maison de garde ou une ferme isolée dressait ses toits gris à l’abri des hêtres. De minces flocons de brume, suspendus aux cimes des arbres, s’éparpillaient lentement, puis s’envolaient pareils à ces vaporeuses graines des chardons que les enfans nomment des voyageurs. L’exquise fraîcheur du soir rendait plus pénétrante la senteur des regains récemment coupés. Cette humidité parfumée des bois au crépuscule, les murmures de l’eau dans le creux des gorges, les grappes noires et appétissantes des mûres sauvages rampant jusque sur le chemin, tout cela me montait au cerveau et me grisait. J’étais tenté de m’élancer de la voiture, d’étreindre un des arbres de bordure dans une embrassade fraternelle, ou de grimper aux sommités feuillues d’un chêne pour jeter de plus haut mon cri de liberté à la forêt… Quand la voiture et son cheval fumant se sont arrêtés devant l’auberge d’Auberive, j’étais de la tête aux pieds redevenu un sylvain.


6 septembre. — Me voici sur la lisière de la Champagne et de la Bourgogne, dans un coin très accidenté de la Haute-Marne : — la montagne langroise. Ainsi que l’indique son nom, Auberive est situé au bord de l’Aube, qui prend sa source à deux lieues de là. Bien que sa position géographique en ait fait un chef-lieu de canton, Auberive est à peine un village : une vingtaine de maisons bourgeoises perchées sur les roches qui dominent la petite rivière, deux ou trois fermes, une chapelle, un moulin, puis les vastes dépendances d’une ancienne abbaye de bernardins, c’est tout, mais cela présente à l’œil un ensemble pittoresque et original, surtout quand on suit la chaussée qui relie l’Abbatiale au centre du village. Cette allée, plantée de vieux tilleuls touffus, se nomme Entre-deux-Eaux. Des deux côtés en effet, l’eau y court le long des talus, limpide, dorée et susurrante. À droite, des lavoirs, creusés dans la roche qui surplombe, sont à demi voilés de lierre, et sous leur ombre babillent tout-le jour battoirs et lavandières ; la roue du moulin jette bruyamment sa pluie de perles au soleil ; les coqs chantent ; les jardins en terrasse sont pleins de clématites et de dahlias. C’est comme une note joyeuse au milieu du silence des bois environnans.

Ces bois m’attiraient, j’étais venu pour eux, aussi ne me suis-je guère attardé dans le village. Trois immenses forêts l’enserrent et se prolongent à plusieurs lieues aux entours : Montavoir, Montaubert et Montgérand. Quand les moines bernardins ont jeté ici les premières pierres de leur abbaye, cette solitude a dû leur sembler faite à souhait pour le recueillement et la prière. Aucune route, et les grands massifs des bois arrêtant jusqu’au moindre des échos de la vie mondaine. Aussi pendant longtemps l’histoire de ce monastère a-t-elle été comme celle des peuples heureux : paisible et uniforme. Les moines défrichaient quelques cantons, bâtissaient des fermes dans ces enclaves, et peu à peu les revenus de l’abbaye grossissaient. Avec les gros revenus vinrent des besoins de luxe et de bien-être. On installa des forges le long des cours d’eau, on barra les ruisseaux des gorges étroites pour y creuser des étangs poissonneux. Au XVIIIe siècle, les moines, possesseurs de la forêt et de la plaine, vivaient largement et menaient grand train. On chassait à courre par monts et vallées, et dans les bois de Charbonnière il y a encore un carrefour, nommé la Belle-Étoile, au centre duquel se dressent des bancs et une large table de pierre où l’abbé, dit-on, faisait déjeuner ses hôtes entre deux haltes de chasse. Dans la paix de cette abbaye de Thélème, 89 éclata comme un coup de tonnerre ; les moines s’enfuirent, l’abbaye fut vendue aux enchères, et, par une singulière raillerie du hasard, elle passa dans les mains de Mme Caroillon-Vandeul, la fille de l’auteur de la Religieuse, Angélique Diderot[2].

Ce long règne des moines semble avoir été fort doux. Le joug des bons pères était aimable et léger, et les anciens du village m’ont toujours paru très respectueux pour la mémoire des bernardins. Nulle part on n’entend conter de ces grasses histoires qui défraient joyeusement les fabliaux du XVe siècle, et constituent d’ordinaire la légende des cantons où le clergé régulier a établi ses monastères. Un dicton, qui a une vraie saveur de terroir, marque seul la trace que le régime monacal a laissée dans les rustiques imaginations de la commune. Je regardais ce matin monter vers les bois une fillette portant dans sa panetière le déjeuner de quelque bûcheron. Comme la laitière de La Fontaine,

Légère et court vêtue, elle allait à grand pas.

— Hé ! hé ! m’a dit le savetier Trinquesse en battant une semelle racornie, voilà une gâchette (fillette) troussée comme un moine qui va au cresson

Tandis que je gravissais la sente du Val-Clavin, je ruminais en mon par-dedans cette comparaison toute locale : dans cet endroit où l’eau ruisselle de toutes parts et où les cressonnières abondent, j’essayais mentalement de dessiner l’amusante silhouette d’un moine s’en allant au cresson. Peu à peu, et par un effet de mirage bien connu des rêveurs, ce moine imaginaire se glissa hors de mon cerveau, et il me sembla le voir, grimpant devant moi, avec sa capuce rabattue, sa robe retroussée jusqu’aux genoux, ses jambes velues et nerveuses. Je suivais machinalement son ombre à travers les sentiers herbeux, et je m’imaginais qu’au lieu de gravir les rampes de la forêt, nous remontions ensemble le lit verdoyant où avaient roulé pendant des siècles les flots paisibles de l’existence de ce petit pays. À chaque tournant du ravin, la silhouette d’abord assez vulgaire de mon moine prenait un tournure plus majestueuse et plus sculpturale ; le port de sa tête devenait plus fier, son geste plus solennel. Ce n’étaient plus les tiges vertes du cresson qu’il cueillait dans le courant sonore du ruisseau, mais les fleurs légendaires aux tons d’or, d’azur et de pourpre, qui ne s’épanouissent que sur les pages des missels, les herbes merveilleuses des formulaires du moyen âge, les roses mystiques qui ne s’ouvrent que dans les poèmes du Saint-Graal. Chacune de ces plantes me contait en son langage un détail ignoré de l’histoire de la vieille abbaye, et nous nous enfoncions ainsi jusque dans les brumes lointaines de l’époque mérovingienne, au temps saint Remy, selon la tradition, vint bâtir cette chapelle en ruine qui se dresse encore à la lisière de Montaubert, et où jamais de mémoire d’homme « on n’a vu une toile d’araignée. » Je parvins ainsi, sans trop savoir comment, jusqu’au milieu d’une futaie où mon moine fantastique me faussa brusquement compagnie, jugeant que j’étais sans doute maintenant suffisamment préparé, pour demeurer seul en contemplation devant le plus bizarre des sites forestiers. — Sur un espace circulaire d’un quart de lieue, le sol bossue et vallonné a l’air d’un cimetière de géans. Dans les plis sinueux de ces circonvallations, au long de ces tertres étranges, croît une mousse épaisse et spongieuse, et çà et là de vigoureuses fougères y étalent leurs feuilles en éventail. Des hêtres énormes, des chênes trapus et des frênes élancés ont enfoncé leurs racines dans le renflement des monticules et répandent sur ce lieu mystérieux une paix et une ombre profondes. Qu’y a-t-il sous ces mousses silencieuses et dans cette pénombre sépulcrale ? Un ancien village gaulois, un camp romain ou des tumulus druidiques ?.. Dans le pays, la croyance populaire s’est attachée à l’idée d’un cimetière, et ce canton s’est de temps immémorial appelé le bois des Fosses.

C’est qu’en effet, si l’histoire ici est quasi muette pour ce qui intéresse l’ère chrétienne, en revanche le souvenir des invasions romaines s’est conservé singulièrement vivace. On raconte qu’au temps où les Romains envahissaient la Gaule, les gens du pays s’étaient retirés dans les bois et s’y étaient fortifiés. On trouve encore sur les crêtes des forêts de Montavoir et de Montgérand des murs circulaires désignés sous le nom de murgers et formés de pierres sèches superposées ; dans ces murgers envahis par la mousse, les bûcherons veulent voir l’enceinte des villages gaulois. Quand éclata le soulèvement dirigé par Vercingétorix, les Romains, dit-on, quittèrent Langres, traînant à leur suite six mille prisonniers helvètes et vinrent camper à Montaubert, près de la ferme d’Allofroy, au bord d’une combe profonde. Les vivres étaient rares dans ce pays sauvage, et les six mille prisonniers étaient autant de bouches inutiles ; on les parqua dans la combe et ils furent massacrés dans la nuit. — En ce moment même, et malgré les deux mille ans de distance, la pensée de cet épouvantable égorgement me fait froid jusqu’aux moelles. — Ce qu’il y a de pis, c’est que l’histoire est cette fois d’accord avec la légende. D’après les Commentaires (liv. VII), « Vercingétorix, ayant ramassé de grandes forces et sachant que César marchait vers le pays des Séquanes par la frontière du pays langrois, pour être plus à portée de secourir la province, forme trois camps à environ dix milles de l’armée romaine… César partage sa cavalerie en trois corps et les fait aller à l’ennemi. On se bat partout en même temps… Enfin les Germains (alliés des Romains) gagnent le sommet d’une colline qui est sur la droite, en chassent les ennemis, les poursuivent jusqu’à la rivière où Vercingétorix est en bataille avec son infanterie, et en tuent un grand nombre. Le reste prend la fuite… Ce n’est partout que carnage… Omnibus locis fit cœdes. »

La disposition des lieux répond exactement aux détails de la narration de César. Les bois d’Auberive se trouvaient aux confins du pays de Langres et du pays des Séquanes ; une voie romaine, partant de Langres, passait près de la ferme d’Allofroy, au pied des forêts de Montaubert et de Charbonnière, dont les Gaulois occupaient les hauteurs, a la droite et à la gauche de l’Aube. Tout fait donc supposer que la tradition ne s’est pas trompée et que le massacre a eu lieu dans les gorges de Montaubert. J’ai voulu voir la terrible combe. Le ciel était demi-voilé, l’air tiède, et les charmes jaunissaient déjà sous le soleil d’automne. Un pacifique nimbe de fumée surmontait les toits de la ferme. — Le vaste entonnoir de la combe est couvert d’une plantureuse végétation : les hêtres poussent drus dans ce terreau formé de six mille corps humains. À part cette vitalité puissante des arbres et cette exubérance de sève végétale, rien ne marque plus la trace de la grande bataille livrée il y a deux mille ans. Les lierres enguirlandent les chênes, les hêtres sont chargés de faines, des scabieuses fleurissent à foison dans les clairières, et des mésanges gazouillent en becquetant l’écorce des branches. Parfois seulement dans les champs voisins, le fermier avec sa charrue met à nu des pierres tombales, des armes et des ossemens.

Grandiaque effossis miratur ossa sepulcris.

Les bûcherons ignorent le nom du grand conquérant qui a passé là. De toutes les gloires, la gloire militaire est encore celle qui s’efface le plus vite. Les générations qui se succèdent oublient rapidement le nom des vainqueurs et ne gardent plus qu’une tendre et confuse pitié pour les vaincus. Ici, on ne sait plus le nom de César, mais on a conservé la mémoire des six mille prisonniers égorgés en une nuit, et la combe s’appelle encore la Combe au sang.


7 septembre. — Mon premier soin a été de me mettre en quête de mon vieil ami Tristan. La joie de revoir la forêt était doublée pour moi du plaisir de la visiter avec lui. Il y a vingt ans qu’il la parcourt dans tous les sens, et pas un braconnier ne la connaît mieux. Il sait à l’avance dans quel canton les charbonniers dresseront leurs fourneaux, il peut vous indiquer la place précise où pousse telle plante rare et les coins ignorés où sont les plus beaux paysages forestiers. Nous avions jadis voyagé ensemble à travers les bois d’Auberive, et je me faisais une fête de l’associer de nouveau à mes excursions. Il faut visiter un pays inconnu avec la femme qu’on aime, mais c’est seulement avec un ami qu’on peut goûter pleinement le charme des paysages déjà vus. Les Allemands disent qu’il ne nous est pas donné de rêver deux fois le même rêve ; c’est surtout en amour que le mot est vrai. L’amitié, moins exclusive et plus accommodante de sa nature, redoute moins les comparaisons amères, les retours mélancoliques et les désillusions inséparables de ces pèlerinages aux lieux où on a vécu heureux. Je n’avais pas prévenu Tristan de mon arrivée, je voulais lui ménager la surprise de cette réunion longtemps projetée et toujours ajournée ; mais je ne savais trop où le prendre. Mon ami ressemble fort à l’alouette, qui ne fait pas deux fois son nid dans le même sillon. C’est le marcheur le plus infatigable et le bohème le plus vagabond que je connaisse. Il n’y a pas une auberge du canton où il ait établi son gîte pour plus d’un mois. Dès qu’il est rassasié d’un paysage, il boucle son sac et s’en va à la recherche d’un site plus curieux. S’il trouve en chemin une ferme isolée ou un campement de charbonniers qui soit en harmonie avec son humeur et ses rêves du moment, il s’y installe, bourre sa pipe et s’écrie : « Écrivons ici un chef-d’œuvre ! » — car Tristan est poète à ses heures. — Il n’y écrit pas de chef-d’œuvre, mais, au bout de quelques semaines, il sait par le menu l’histoire de ses hôtes et de leur famille, il a lié connaissance avec les oiseaux et les plantes du voisinage ; il se dit alors que l’heure de l’éclosion littéraire n’est pas encore sonnée, et il va chercher son aventure ailleurs.

On m’avait assuré la veille qu’il habitait pour le moment une maison de campagne située entre Aujeures et Vaillant, et qui est connue sous le nom un peu prétentieux de la villa. D’Auberive à Aujeures, il y a trois bonnes lieues de pays, mais le chemin, qui passe à travers de beaux bois, est facile à suivre. Dès le fin matin, je me suis mis en route. Le soleil s’était levé dans un ciel clair, et les chants aigus des sauterelles annonçaient une chaude journée. Tout le temps que je marchai sous bois, les choses allèrent bien ; mais à la lisière de la forêt, je vis onduler devant moi une plaine montueuse où le soleil tombait d’aplomb sur des champs moissonnés. Seuls, au milieu des sillons brûlés, trois tilleuls poudreux entouraient un calvaire de pierre grise où je lus que « Jean Jacquemot, bourgeois d’Aujeures, et Catherine sa femme, avaient élevé en 1780 cette croix comme témoignage de leur piété. » À une portée de fusil du calvaire, un grand bâtiment carré dressait dans la plaine sa toiture de pierres plates. Un paysan m’apprit que c’était la ferme Diderot. — Diderot ! Dans ce pays langrois, on rencontre le nom du fougueux philosophe partout, excepté au-dessus de la porte de la maison de Langres où il est né. Est-ce un mesquin sentiment d’animosité religieuse qui a empêché ses compatriotes d’acquitter ce devoir envers l’écrivain le plus original et le plus artiste du XVIIIe siècle, ou bien lui gardent-ils encore rancune de ce qu’il disait d’eux à Mlle Voland ? — « La tête d’un Langrois est sur ses épaules comme un coq d’église en haut d’un clocher ; elle n’est jamais fixe dans un point, et si elle revient à celui qu’elle a quitté, ce n’est pas pour s’y arrêter. » — Après avoir déchiffré l’inscription du calvaire demi-ruiné, je me rappelai mélancoliquement un autre passage des lettres à Mlle Voland. — « Deux choses nous annoncent notre sort à venir et nous font rêver : les ruines anciennes et la courte durée de ceux qui ont commencé de vivre en même temps que nous ; nous les cherchons, et, ne les retrouvant plus, nous nous replions sur nous… » Cette pensée ramena mon esprit vers mon ami Tristan. Dix-huit ans avaient coulé entre nous depuis notre dernière entrevue ; un grand espace de temps pour la changeante espèce humaine ! Dans quel état d’âme et de corps allais-je le retrouver ?.. Le nouveau courant de ma méditation me conduisit ainsi jusqu’au village. À Aujeures, rien de particulier, si ce n’est cette inscription narquoise charbonnée sur les murs du lavoir public : café des Bavardes. Je me fis enseigner une seconde fois mon chemin, et je retombai dans la plaine aride et ensoleillée. De la fameuse villa aucune apparence. Quel site maussade, pensais-je, a choisi Tristan pour s’y nicher ! — Et je m’épongeais le front. Tout à coup voici un pli de terrain dans les chaumes, un chemin creux et rapide entre des rochers, puis une porte mauresque barrant le sentier, et une fois la porte ou- verte, quel éblouissement !

Figurez-vous une gorge étroite s’ouvrant dans la roche ombragée. À la naissance même de cette gorge s’élève la villa, copiée sur le modèle d’une des maisons de plaisance de la Corne-d’Or. Les murs, les fenêtres tréflées, les balcons, sont tapissés de fleurs exotiques ; autour de la légère coupole du toit, des hirondelles se poursuivent avec des cris joyeux ; au-dessous des balcons, une source vive sort du rocher. À gauche un taillis, à droite la roche nue et chaudement colorée, prolongent en demi-cercle leurs lignes sobres et pures, qui coupent le bleu du ciel horizontalement et font penser aux paysages de l’Attique. Au-delà des vergers, un rideau d’arbres forme une moelleuse rampe de verdure et borde des prés où courent des noyers trapus ; puis la gorge s’évase et devient une vallée. Un clocher pointu s’élance d’un fouillis d’arbres : c’est Courcelle-Val-d’Esnoms : un ruisseau miroite sous les aulnes ; plus loin, un ruban de route blanche poudroie entre deux collines boisées, pareilles à de verdoyans promontoires. D’une verdure à l’autre, la nappe dorée des champs moissonnés et déserts flambe au soleil, et deux peupliers s’en détachent seuls comme deux sveltes fuseaux. La vallée s’agrandit toujours, les plaines mamelonnées et fuyantes s’élèvent doucement jusqu’aux lignes bleuâtres de l’horizon où se profilent les montagnes de la Haute-Saône. Tout cela est splendidement éclairé, et pour rafraîchir les regards aveuglés de tant de clarté, partout, dans le voisinage de l’habitation, un luxuriant épanouissement de feuillages verts et de fleurs, un parfum d’héliotrope et d’oranger, un bruit d’eaux vives et un mélodieux bourdonnement d’abeilles. — Une royale fête des yeux !

— Qu’en dis-tu ? cria derrière moi une voix joviale, en même temps qu’une large main s’abattait dans la mienne. — C’était Tristan, toujours le même, avec ses grandes jambes solides et sa physionomie originale, qui fait songer à la sérénade de Don Juan, où l’accompagnement raille, tandis que la mélodie pleure. Les yeux bleus de Tristan sont noyés de mélancolie, mais sa bouche sensuelle et ironique rit sous sa barbe blonde. Ces dix-huit années ne l’avaient pas changé ; on eût dit que l’air salubre des bois lui avait conservé une éternelle jeunesse ; pas un fil blanc dans ses cheveux, pas un pli sur son front d’enfant. — Regarde bien, reprit-il, emplis tes yeux de lumière et de couleurs ; ensuite nous irons deviser à l’ombre. Le propriétaire de la villa est allé aux eaux et m’a laissé maître chez lui. Quand tu te seras bien grisé de soleil et de parfums, je te conduirai près de la source, je te lirai mes derniers vers, et tu t’assoupiras doucement au double ronron de mes rimes riches et de l’onde jaillissante.


9 septembre. — Ce matin, Tristan a remis les clés de la villa entre les mains de la femme du jardinier, et nous avons repris le chemin de la forêt. Nous descendions vers les bois de Maigrefontaine à l’heure où le paysage a encore son charme virginal. La fraîcheur de la nuit l’a pénétré d’une vapeur argentée qui est pour les feuillées comme cet humide velouté déposé à l’aurore sur les grappes mûrissantes. Les sentiers sont noyés dans une ombre moite et les gouttes de rosée irisent l’extrémité des branches. La forêt a l’air d’une nymphe qui sort du bain et qui roule dans une gaze transparente son beau corps nu et ruisselant. — Quand nous aurons dépassé la source de l’Aube et que nous approcherons de la Thuilière, me dit Tristan, je te ferai admirer mon jardin, qui est tout autre chose que celui de la villa. Lorsque je vais le visiter, je prends en pitié les massifs où mon hôte a si grand’peine à conserver ses fleurs exotiques. Ces plantes du midi sont en définitive de pauvres dépaysées et elles me font toujours l’effet de Mignon regrettant la patrie. Vous autres, gens des villes, vous ne vous doutez pas combien est magnifique la flore de la forêt, même dans ces mois d’arrière-saison. Elle a une grâce et une couleur incomparables, elle est variée et féconde à l’infini ; elle a surtout cela pour elle que, poussant à la volonté de Dieu, elle ne peut s’acclimater dans les parterres des philistins.

Une fois sur le chapitre des fleurs sylvestres, Tristan ne tarissait pas. Il me contait leur histoire, il y mêlait quelque peu de la sienne et finissait par si bien fondre son existence avec celle des plantes qu’on eût dit qu’un fil sympathique et mystérieux allait de son âme aux moindres végétaux des bois. Nous fîmes ainsi deux lieues sans nous en douter, en suivant le berceau verdoyant de l’Aube naissante, dont nous entendions les premiers vagissemens sous les feuilles. Quand nous approchâmes de l’ancien lit de l’étang, je vis que mon ami n’avait point surfait les richesses florales de son jardin. La prairie encadrée dans le taillis étalait en plein soleil de joyeuses bordures de fleurs. Au long des buissons, les chèvrefeuilles tordaient leurs brins en compagnie des clématites ; le sol humide des prés était jonché de veilleuses ; au fil de l’eau, les reines des prés penchaient leurs panicules à odeur d’amande, et de superbes tiges d’aconit bleu s’élançaient fièrement au-dessus des touffes plus humbles des eupatoires lilas et des salicaires pourprées.

— Ne te gêne pas, s’écria Tristan d’une voix triomphante, fais ta gerbe ! Tu trouveras au bord de l’eau la parnassie avec ses cinq nectaires d’or et ses pétales blancs qui semblent découpés dans de l’ivoire. Ce que je te recommande surtout, c’est la tribu des gentianes. Nous les avons toutes ici : depuis la grande jaune, dont les indigènes distillent la racine pour fabriquer une détestable eau-de-vie, jusqu’à la petite bleue ciliée, qui ouvre à demi ses pétales frangés, comme une coquette lançant des œillades à la dérobée. Voici la petite centaurée, rougissante comme une ingénue ; la germanique violette, qui ressemble à une veuve hasardant sa première toilette de demi-deuil, et la pneumonanthe bleu indigo… Est-elle gaillarde et vigoureuse, celle-là, avec ses feuilles en glaive et ses corolles étoffées comme la robe d’une bourgeoise cossue !.. Arrête-toi un moment et salue la perle de l’écrin, rara avis !

Il me montra une plante svelte et frêle, aux petites feuilles foncées, aux fleurs en étoile, d’un violet sombre piqueté de noir. Sa physionomie avait je ne sais quoi de hautain et d’étrange. — Mon cher ami, continua Tristan en écarquillant ses yeux bleus, tu vois la swertia… On ne la trouve qu’ici. C’est l’originale de la famille ; ne jurerait-on pas une magicienne de Thessalie, une Circé ou une Médée ?.. — Il garda un moment le silence, et reprit d’un air confidentiel, en baissant la voix ; — Ne penses-tu pas que les plantes de la même famille ont des rapports sociaux comme nous autres, et qu’il existe entre elles un échange de bons et de mauvais procédés, suivant leur naturel aimable ou maussade ?.. Moi, je crois à la sociabilité des fleurs, comme du reste à celle de toute la nature. Je t’assure qu’il se passe entre les feuilles, les herbes, le vent, les insectes et les pierres, des comédies et des drames auxquels je prends un plaisir plus vif qu’à certaines pièces de Shakspeare. Tiens ! l’autre jour, je regardais passer une graine de chardon que le vent s’était chargé de voiturer jusqu’à destination… Quel conducteur capricieux, bonté divine ! Tantôt il la menait en poste, tantôt il se plaisait à la faire valser sur place ; parfois il la déposait mollement sur une feuille en ayant l’air de lui murmurer à l’oreille : « Attends-moi ici, tandis que je vais me rafraîchir à l’auberge voisine, » puis le coup de l’étrier vidé, il reprenait son voyageur et presto le faisait vire-volter jusqu’à la prochaine étape…

Ici, je l’arrêtai net. — Holà ! dis-je, ce que tu me débites là est du Cyrano de Bergerac tout pur.

— Hein ! riposta Tristan piqué, voudrais-tu insinuer que je tourne à la préciosité ?

— Je ne dis pas cela, mais je trouve que, depuis un certain temps, vous autres descriptifs, vous glissez sur cette pente dangereuse en art, qui consiste à prêter à la nature vos façons de sentir et de penser. Nous sommes à une époque de maniérisme, et en matière d’analyse sentimentale nous couperions des cheveux en quatre ; eh bien ! nous avons aussi une tendance à maniérer et à raffiner le sentiment de la nature. Après l’avoir, au XVIIe siècle, traitée avec une superbe indifférence, nous en venons à l’associer à toutes nos subtilités mystiques. Sois bien persuadé que c’est là une falsification et non une interprétation. La nature n’a rien à voir là dedans. Avec ta théorie, tu me fais l’effet de ces maris qui ont la prétention de façonner leur femme à leur image. Ils y perdent leur façon, et se retrouvent au point de départ quand ils s’imaginent avoir fait cent lieues. La nature est femme et ne se laisse point pétrir à notre gré. Le meilleur procédé pour peindre la beauté d’une rose, c’est encore de dire qu’elle est la rose. C’est l’éternelle histoire de M. Jourdain et de « Belle marquise, vos yeux me font mourir d’amour. » Nous ne décrivons jamais mieux la nature que lorsque nous nous efforçons d’exprimer sobrement et simplement l’impression que nous en avons reçue. Voici, par exemple, quatre vers d’une chanson populaire du Poitou :


Hé ! levez-vous, bergère,
Hé ! levez-vous, car il est jour ;
Les moutons sont en plaine,
Le soleil luit partout…


Il n’y a pas là grands frais de style ni grands raffinemens d’imagination, et pourtant quel mouvement dans ce couplet, et comme ce brave poète rustique inconnu nous donne en deux traits la sensation du réveil laborieux des champs, et de la plaine illuminée de soleil !

Tristan se taisait, mais je sentais bien qu’il n’était pas convaincu. — Nous avions franchi la chaussée de l’étang aux talus fleuris de saponaires et de vipérines. Nous touchions à l’endroit où la gorge de Maigrefontaine débouche dans le val de la Thuilière, et où la vieille forge dresse ses sombres bâtimens ruinés. L’industrie métallurgique, si florissante dans ce pays pendant la première moitié du siècle, a subi depuis vingt ans une crise fatale ; les grandes compagnies industrielles de l’Allier et de la Côte-d’Or ont acheté les petites usines qui les gênaient et en ont éteint les feux. C’est ainsi que la Thuilière est depuis longtemps déserte et muette. Le sol de la cour, encore noir de crasses de fer, est maintenant envahi par les hyèbles et les chardons ; les portes de la forge bâillent entr’ouvertes et laissent voir la nef obscure où dorment les énormes marteaux qui jadis remplissaient le val de leurs voix puissantes ; le vent seul s’engouffre et se lamente dans les souffleries et dans la haute cheminée. La toiture s’est effondrée par endroits, et l’aire du foyer, qui jetait dans la nuit de si rouges lueurs, sert maintenant de refuge à des ramiers sauvages. De cette forge réduite au silence et perdue au fond des bois, se dégage la mélancolie particulière aux lieux abandonnés.

— Eh bien ! s’écria Tristan, nieras-tu encore les sympathiques rapports qui existent entre les âmes des choses ? Sunt lacrymæ rerum… Regarde comme les hêtres étendent tendrement leurs branches jusque vers les murs de la forge. Ils ont l’air de vouloir la presser dans leurs grands bras verts pour la consoler. La forêt lui dit : « Les hommes t’ont délaissée, mais moi je te reste. Mes oiseaux remplaceront avec leurs chants les clameurs de tes forgerons ; mes ronces et mes clématites s’enlaceront dans l’écluse autour de tes roues immobiles, et feront ruisseler leurs chevelures fleuries à la place où l’eau répandait ses nappes bouillonnantes. Pendant la nuit, le vent et moi nous remplirons de rumeurs ta cheminée et ton aire sonores, et à travers ton long sommeil tu auras encore une confuse vision de ta vie d’autrefois ! »

— En route, incorrigible rêveur !


10 septembre. — Nous étions assis, Tristan et moi, sur la crête d’une sorte de falaise qui surplombe au-dessus de Vivey. Du haut de cet observatoire, le village, entouré de trois côtés par les bois, a l’air d’être au fond d’un puits de verdure. Nos regards plongeaient droit au-dessus du vieux château, flanqué de deux tourelles en éteignoir, et environné d’une quarantaine de maisonnettes entre les- quelles serpente le ruisseau. Le bruit des battoirs, les cris des enfans, les chants des coqs, nous arrivaient en accords clairs et joyeux. — Tu vois ce hameau, dit Tristan, eh bien ! toute sa population ne vit que de la forêt : les hommes sont bûcherons, les femmes vont au bois ramasser des fraises en été, des faînes à l’automne, et des branches mortes en hiver. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que ces pauvres gens sont d’une probité proverbiale. On ne compte point parmi eux un seul délinquant forestier. À peine deux ou trois braconniers font-ils exception à la règle, et encore ce sont de si amusans vauriens, qu’on est presque tenté de leur pardonner leurs méchans tours en faveur de l’adresse qu’ils déploient. Ces gaillards-là vous prennent dans leurs engins un cerf avec la même facilité que s’il s’agissait d’un simple levraut. Ils courbent deux baliveaux à la sortie d’une coulée où doit passer le gros gibier, ils y ajustent leurs collets de laiton, et au petit jour la bête se trouve pendue haut et court sans qu’elle ait eu le temps de pousser un cri. Ils vous la démembrent sur place, et la transportent nuitamment chez les aubergistes, dont ils sont les fournisseurs attitrés ; mais je veux que tu fasses aujourd’hui connaissance avec des travailleurs dont le métier est plus honnête et plus original…

Nous avons pris le chemin du bois des Fosses, et au bout d’un quart d’heure nous nous sommes trouvés sous les grands fûts de la réserve. Quelle belle chose qu’une futaie à l’heure du soir où le soleil glisse ses rayons obliques sous le couvert ! Les hêtres et les chênes élancent droit vers le ciel leurs troncs sveltes et nus, surmontés d’une ramure opaque. Le sol éclairci et débarrassé de broussailles laisse le regard plonger dans les intimes profondeurs de la forêt ; une lumière verdissante et mystérieuse baigne la futaie où les pas et les voix deviennent plus sonores. De tous côtés, les hêtres profilent leurs blanches colonnades. C’est comme un temple aux mille piliers puissans, aux nefs spacieuses et sombres, où, tout au loin, des pluies de rayons lumineux brillent dans l’ombre comme des lueurs de cierges. Tandis que nous cheminions, silencieux et recueillis, une acre odeur de fumée se répandait sous les branches. — Les charbonniers ne sont pas loin, dit Tristan.

En effet, nous aperçûmes bientôt les fourneaux à charbon espacés entre les arbres : les uns conservant encore leur forme conique, les autres affaissés et fumans. À quelques pas de la loge, construite en ramilles et en mottes de gazon, les charbonniers assis en cercle sur des sacs préparaient le repas du soir autour d’un feu de souches où bouillait la marmite. Ils étaient six : trois gars bien découplés, aux regards intelligens sous le chapeau à larges bords, une fillette de seize ans ayant la beauté agreste d’un fruit sauvage, puis le maître charbonnier et sa femme, déjà ridés, hâlés et crevassés par l’âge et le labeur. Nous demandâmes la permission d’allumer nos pipes au brasier, et petit à petit nous liâmes connaissance. Les charbonniers sont gens peu expansifs et d’humeur défiante. Cependant, quand ils virent que nous nous intéressions sérieusement à leurs occupations, leurs langues commencèrent à se délier. L’offre d’un paquet de tabac acheva de les apprivoiser ; la petite, qu’on nommait Brunille, et qui d’abord s’était cachée dans l’embrasure de la loge, nous lança un regard moins farouche à travers les grands cheveux dénoués qui voilaient à demi ses yeux. Nous prîmes place sur les sacs, et je fis causer le vieux sur la cuisson du charbon.

— C’est une rude besogne, et capricieuse, dit-il en secouant les cendres de sa pipe ; d’abord il faut chercher un bon cuisage. abrité du vent et à proximité des routes forestières ; puis il y a le dressage du fourneau, qui est une opération délicate, exigeant de la patience et du savoir. Sur l’emplacement choisi, on compte huit enjambées ; c’est le diamètre du fourneau. Au centre, avec des perches fichées en terre, on ménage un vide qui servira de foyer. Les premiers bâtons ou attelles dont on entoure ce vide doivent être secs et fendus par quartier, le haut bout appuyé contre les perches. Tout autour, on place une rangée de rondins, puis une seconde, une troisième, et ainsi jusqu’à l’extrémité du cercle. C’est le premier lit ; il ressemble quasiment aux grandes toiles rondes des araignées d’automne. Sur ce premier lit, on en élève un second, qui se nomme l’éclisse, et on continue de la sorte, toujours rétrécissant les rangées, de façon que le fourneau tout entier prenne la forme d’un large entonnoir renversé. Le troisième lit a nom le grand haut, le quatrième et le cinquième s’appellent le petit haut. Le dressage terminé, il faut habiller le fourneau d’un épais manteau qui le mette à l’abri de l’air. On le couvre d’une garniture de ramilles sur lesquelles on applique une couche de terre fraîche, épaisse de trois doigts ; enfin on répand sur le tout le frasil, c’est-à-dire une cendre noire prise sur une ancienne place à charbon. Le sommet du fourneau étant resté à découvert, on y met le feu au moyen de broussailles et de charbons allumés ; le courant d’air s’établit, et le bois commence à brûler… Alors seulement, monsieur, viennent les vraies fatigues et les tracas du métier. Le charbon est comme un enfant gâté sur lequel il faut veiller jour et nuit. Quand la fumée, blanche d’abord, devient plus brune et plus acre, on bouche les ouvertures avec de la terre ; puis, douze heures après, on redonne un peu d’air. Le charbonnier doit toujours être maître de son feu. Si le charbon gronde, c’est que la cuisson va trop vite, et avec le râteau on applique du frasil sur les ouvertures ; si le vent s’élève, autre souci : il faut abriter le fourneau avec des claies d’osier. Enfin, après mille maux et mille soins, la cuisson s’achève. Le fourneau s’aplatit lentement, on l’éventre d’un seul côté, et le charbon paraît noir comme une mûre, lourd et sonnant clair comme argent.

— Vous arrive-t-il de manquer une cuisson ?

— De fois à autre, et alors nous reversons les rondins mal cuits dans un nouveau fourneau.

— C’est un rude métier, comme vous le disiez.

— Je le croirais ! mais on l’aime en dépit de tout. Voilà cinquante ans que je le fais ; je l’ai commencé sous défunt mon père, dans les bois de l’Argonne, et depuis ce temps-là j’en ai vu des forêts, je vous en réponds !

— Moi aussi, j’aime votre métier, dit Tristan, et si j’osais, je vous chanterais une chanson que j’ai faite sur les charbonniers.

Au mot de chanson, Brunille avait cligné de l’œil. — Osez tout de même, reprit le père, cela nous fera grand plaisir.

Alors Tristan, de sa voix de stentor, entonna ces couplets, composés sur un vieil air rustique :


Rien n’est plus fier qu’un charbonnier
Qui se chauffe à sa braise.
Il est le maître en son chantier
Où flambe sa fournaise.
Dans son palais d’or,
Avec son trésor,
Un roi n’est pas plus à l’aise.

Il a la forêt pour maison
Et le ciel pour fenêtre ;
Ses enfans poussent à foison
Sous le chêne et le hêtre ;
Ils ont pour berceaux
L’herbe et les roseaux,
Et le rossignol pour maître.

Né dans les bois, il veut mourir
Dans sa forêt aimée ;
Sur sa tombe, ou viendra couvrir
Un fourneau de ramée :
Le charbon cuira.
Et son âme ira
Au ciel, avec la fumée.


Tandis que la voix de Tristan montait sous la futaie, les charbonniers écoutaient attentivement, et la vieille mère dodelinait de la tête en mesure. Les yeux de Brunille brillaient comme deux charbons ardens, et les gars souriaient. On sentait que tous avaient bien compris les couplets, et qu’ils en étaient à la fois touchés et flattés.

— Voilà une bonne chanson ! fit le maître charbonnier quand Tristan se rassit.

— Est-elle imprimée ? demanda l’aîné des apprentis, le Grand Justin, — et sur la réponse négative de mon ami, il manifesta le désir de la posséder.

— Je vais vous l’écrire moi-même, répondit Tristan, chatouillé agréablement dans son amour-propre de poète.

Quand les paroles furent copiées, il leur répéta l’air. Brunille, à demi cachée derrière l’épaule de sa mère, le fredonnait déjà en sourdine. — Ah ! je vous assure, dit la vieille, qu’elle sera la première à savoir la chanson !

— Je la chanterai à la fête, dans huit jours ! s’écria le Grand Justin en agitant son papier.

— En ce cas, repartit Tristan, pour vous bien mettre l’air en tête, nous allons encore le répéter tous ensemble.

Et le maître, les compagnons, Brunille et la mère, redirent en chœur avec nous la chanson du charbonnier. Jamais la futaie du bois des Fosses n’avait entendu musique si triomphante.

Nous nous quittâmes avec de cordiales poignées de main. La nuit était venue ; les six fourneaux jetaient de distance en distance leur rouge lueur, sur laquelle s’enlevaient en noir les fûts élancés des hêtres et les silhouettes des charbonniers. Nous étions déjà loin, que nous entendions encore leurs voix unies entonner le dernier couplet.

— Voilà une bonne journée, murmurai-je, nous avons donné un peu de joie à ces braves gens, et nous nous en retournons nous-mêmes plus légers et plus joyeux.

— Comprends-tu maintenant pourquoi je ne veux pas vivre hors de la forêt ? s’écria Tristan, dont la voix vibrait et dont les yeux jetaient des éclairs d’enthousiasme.


11 septembre. — Au fond d’une gorge étroite, fraîche et boisée, la ferme d’Amorey élève ses bâtimens aux toits moussus. Derrière les étables règne un maigre potager bordé de pommiers trapus ; en avant s’étendent des prés marécageux où paissent quelques vaches. Les terres du fermier sont enclavées dans les bois environnans, et deux bonnes lieues séparent la ferme du plus proche village. Tristan fume, assis au-dessus d’une source, et ses grandes jambes guêtrées pendent au fil de l’eau. — À mes heures de découragement, dit-il, je rêve parfois de finir mes jours dans cette ferme, enseveli dans un profond oubli. On y est si loin des bruits du reste de la terre ! Des générations de paysans s’y sont succédé, couchant dans le même lit antique, en forme d’armoire, récoltant des fruits aux mêmes arbres, poussant la même charrue. Les saisons alternées leur ramènent le même cercle de travaux, que l’habitude et la monotonie ont rendus faciles et doux. Le berceau d’osier qui a bercé les pères endormira les enfans. Le piéton y apporte à peine une lettre en deux ans, et les journaux n’y ont jamais pénétré. Quand d’aventure on y a des nouvelles du monde extérieur, c’est par un colporteur égaré ou un garde forestier en tournée, et encore, en traversant l’épaisse ceinture de la forêt, ces nouvelles prennent une teinte si légendaire qu’elles ressemblent à des récits merveilleux. La vie doit couler ici avec la lenteur d’une eau somnolente, dont les curiosités humaines n’ont jamais troublé la sérénité… Pourquoi secoues-tu la tête d’un air ironique ?

— Parce que, précisément dans cette calme solitude, il s’est passé, voilà tantôt quarante-cinq ans, une tragique histoire, et je m’étonne que tu n’en saches rien.

— Absolument rien, reprend Tristan, furieux de voir son rêve pastoral à vau-l’eau ; conte-la-moi au lieu de m’agacer avec tes mines railleuses.

— Je voudrais te la dire avec la même simplicité qu’elle me fut racontée autrefois, dans la lande de Vivey, par le piéton qui va d’Auberive à Lamargelle. La voici :

Au temps de la restauration, deux familles vivaient dans cette ferme : d’abord le fermier Perdriset, qui l’exploitait avec sa femme et ses deux filles, puis un bûcheron, qui en occupait une dépendance avec son fils, Remy Fleuriot. La plus jeune fille du fermier, nommée Reine, était du même âge que Remy. On les avait élevés ensemble et ensemble ils avaient grandi. Remy était devenu un beau gars, brun, bien découplé et hardi, mais très concentré et sauvage ; Reine était une fillette blonde, fort douce, d’une nature calme et un peu moutonnière. Quand Remy atteignit ses seize ans, il devint coupeur aux bois comme son père ; Reine resta occupée des besognes de la ferme ; mais ils se retrouvaient en hiver, à la veillée, et les soirs d’été au bord du ruisseau, où la jeune fille étendait son linge. Leur intimité, bien qu’entravée par les travaux du jour, n’en devenait que plus étroite aux heures de réunion. Ce n’était encore qu’une amitié très vive, mais très pure. L’amour aux champs est semblable à ces plantes des bois qui restent ignorées jusqu’à ce que leurs fleurs s’épanouissent. Tout alla paisiblement jusqu’à l’époque où Remy, courant sur ses vingt et un ans, se rendit à Auberive pour le tirage. Ce jour-là. Reine s’esquiva de la ferme vers le tantôt et s’en alla sur la route forestière épier le retour de Remy ; quand elle l’aperçut au tournant du chemin, et que le garçon triomphant lui eut montré un bon numéro, épingle aux rubans rouges qui décoraient son chapeau, Reine, jusque-là si réservée, se jeta à son cou et l’embrassa en pleurant. Remy, très ému, prit les mains de la jeune fille et lui demanda si elle voulait devenir sa femme, et, comme les yeux de Reine disaient clairement oui, un nouveau baiser scella leurs fiançailles, et ils se promirent de s’aimer jusqu’à la mort.

Remy n’eut plus alors qu’une pensée : gagner assez d’argent pour se mettre en ménage avec Reine ; une fois l’automne venu, il s’embaucha parmi des bûcherons qui allaient exploiter une coupe du côté de Grancey. Malheureusement Perdriset, qui n’avait pas été mis dans la confidence, avait d’autres vues pour sa fille cadette. Le même automne, un garçon de Germaine, fils unique et ayant du bien, fréquenta assidûment la ferme ; un jour, Perdriset signifia à Reine qu’il l’avait choisi pour gendre, et que c’était affaire conclue. La jeune fille pleura, mais ne sut pas se défendre ; sa nature craintive et soumise fit taire son amour, qui se réfugia dans un recoin de son cœur, comme un oiseau effarouché ; un matin de mars, quand Remy rentra au logis, le cœur léger et la poche garnie, on lui apprit que Reine appartiendrait à un autre, et que le jour des promesses était déjà fixé.

Fleuriot reçut le coup en pleine poitrine avec une apparente résignation ; mais en dépit de son caractère renfermé, on sentait que son cœur saignait en dedans. Il était devenu morose, inquiet et ne travaillait plus. À ceux qui lui parlaient du futur mariage de Reine, il se bornait à répondre en secouant la tête : — Elle sait bien ce qu’elle m’a promis… — Quant à Reine, elle semblait éviter de se trouver seule avec lui. Pourtant il la rencontra un soir près du ruisseau, et lui demanda si sérieusement elle ne voulait plus de lui ; comme elle baissait la tête sans répliquer, il la saisit dans ses bras, lui donna un farouche baiser, et se sauva en disant : — Si je ne t’ai pas, il ne t’aura pas non plus ; il ne t’appellera jamais femme. — Le lendemain était le jour des promesses ; dès le matin, Fleuriot partit pour Langres, où il acheta un pistolet, un quarteron de poudre et quatre balles. — On en a toujours besoin quand on va aux noces, répondit-il à l’armurier qui le questionnait. — Il ne revint qu’à la nuit close, s’en fut droit à la ferme et supplia la mère Perdriset de le laisser une dernière fois seul avec Reine. La jeune fille teillait du chanvre dans la cuisine ; ils causèrent environ une demi-heure à voix basse, et de la chambre voisine les gens entendaient les sanglots de Fleuriot, mêlés aux soupirs de Reine. Tout à coup une détonation retentit, et la vieille mère, en ouvrant la porte, vit sa fille étendue sanglante sur la pierre de l’âtre. Elle avait été tuée du coup ; Fleuriot à son tour avait essayé de se faire sauter le crâne, et s’était manqué ; on le garrotta, et le lendemain soir il était enfermé dans une cellule de la prison de Langres. Devant le juge et plus tard aux assises, il avoua tout et conta son histoire d’une façon naïve et touchante. Il y avait eu préméditation, et il fut condamné à mort ; mais, les jurés ayant signé un recours en grâce, sa peine fut commuée en celle des travaux forcés à perpétuité. En ce temps-là, on n’avait encore supprimé ni l’exposition publique, ni la marque au fer rouge ; le 23 septembre 1829, Fleuriot fut extrait de la maison de justice, mis au carcan sur la place de l’Hôtel-de-Ville, flétri des lettres T, P., puis dirigé sur Toulon,

Alors commença pour lui une terrible vie d’expiation et de misère. Pourtant l’expression de son repentir était si poignante qu’elle émouvait même les argousins. Sa conduite ayant été exemplaire, sa peine, d’abord changée en détention, fut réduite à quinze ans. Il sortit de la maison de Clairvaux en 1845. Un soir de printemps, le notaire d’Auberive, qui revenait de Langres en voiture publique avec un voyageur vêtu d’une blouse de paysan, fut très surpris, quand on atteignit les bois de Montaubert, de voir son compagnon se pencher à la portière et soudain fondre en larmes. C’était Remy Fleuriot, pleurant à l’aspect des grands bois d’où sa jeunesse avait été déracinée par une si effrayante tempête.

Il s’établit avec son père à Germaine, non loin du val d’Amorey, et pendant sept ans les labeurs et les privations qu’il s’imposa comme une pénitence, son front sans cesse courbé, ses yeux rougis, ses cheveux blancs avant l’âge, firent une impression profonde sur les habitans de la commune. Son seul désir, mais un désir fiévreux qui le tourmentait jour et nuit, était d’obtenir sa réhabilitation judiciaire. Les magistrats et les gens influons du pays l’appuyaient, et on allait aboutir quand un obstacle imprévu menaça de tout entraver. Un condamné ne peut être réhabilité que lorsque les frais de sa condamnation ont été payés à l’état. Or, pour Fleuriot, les frais s’élevaient à quatre cents francs. — Quatre cents francs ! et il gagnait à peine quarante sous par jour ! — Le malheureux se désespérait, quand le juge de paix crut tout aplanir au moyen du biais suivant : tout débiteur de l’état, qui est insolvable et qui subit la contrainte par corps pendant le temps légal, se trouve par le fait de son incarcération libéré envers le trésor. Il ne restait donc plus qu’à avaler cette dernière amertume ; deux mois d’incarcération, et puis Fleuriot pourrait reprendre son nom d’honnête homme et respirer librement. Il consentit à tout, et le 11 novembre suivant fut écroué dans la prison de Langres ; mais quand il se retrouva dans cette geôle peuplée pour lui de fantômes terribles, quand il revit l’odieuse cellule où on l’avait jeté jadis, tout couvert encore du sang de sa Reine bien-aimée, il sentit que cette suprême épreuve était trop lourde pour ses pauvres épaules. Dans la nuit du 7 janvier 1855, le geôlier entendit un grand cri, suivi d’une plainte déchirante, et en ouvrant la porte de la cellule il vit que Remy Fleuriot était mort.

Mon histoire était finie ; Tristan s’est levé gravement et m’a tendu la main : — Je te remercie de m’avoir conté cela ; maintenant chaque fois que je repasserai devant la ferme, je donnerai une pensée à Fleuriot.


12 septembre. — Ce matin, en regardant du haut de Montgérand les pentes du Val-Clavin, qui commencent à se teinter de jaune et de pourpre, je ne pouvais me lasser d’admirer la variété des essences qui croissent dans cette partie de la forêt. — Oui, s’est écrié Tristan, les gens du monde s’imaginent que les bois ne sont peuplés que de trois ou quatre grandes espèces dominantes, comme le chêne, le hêtre, le sapin ou le châtaignier ; ils ne se doutent pas qu’à côté de ces races princières il y a le menu peuple des arbres, dont les physionomies sont tout aussi originales. C’est ainsi que, dans la profonde forêt de l’histoire, on ne voit d’abord que certaines personnalités héroïques et absorbantes ; mais, si on prend la peine de plonger plus à fond et d’étudier les individualités obscures et négligées, on découvre des caractères curieux et des figures intéressantes. Celui qui écrirait une monographie des essences secondaires trouverait là matière à des observations neuves et utiles. Il y a le charme par exemple, ce cousin germain du hêtre ; ceux qui n’ont pas vu une futaie de charmes ne peuvent se faire une idée de l’élégance de cet arbre aux fûts minces et noueux, aux brins flexibles, au feuillage ombreux et léger. Et le bouleau ! que n’aurait-on pas à dire sur la grâce de cet hôte des clairières sablonneuses, avec son écorce de satin blanc, ses fines branches souples et pendantes où les feuilles frissonnent au moindre vent ? En avril, toutes les veines du bouleau sont gonflées d’une sève rafraîchissante ; nos paysans enfoncent un chalumeau à la base du tronc et y recueillent un breuvage limpide et aromatique. J’en ai goûté une fois, et, grisé par cette pétillante liqueur, je me suis couché au pied de l’arbre en proie à une délicieuse hallucination. Il me semblait que dans mes veines circulait et fermentait la sève des plantes forestières, et que moi-même j’allais verdir et bourgeonner. J’étais devenu un bouleau ; l’air jouait mélodieusement dans mes ramures couvertes de chatons en fleur, les fauvettes chantaient dans mes feuilles, et les sauges odoriférantes s’épanouissaient à ma base… C’était un enchantement, je t’assure ! — Je ne te nommerai que pour mémoire l’érable, à l’écorce rugueuse et aux feuilles tridentés, le frêne, aimé des cantharides, le sycomore, riverain des sources vives, le tremble, au feuillage argenté ; mais je ne veux pas quitter le sujet sans te dire tout le bien que je pense du tilleul, qui peuple nos taillis de son épaisse frondaison.

Le chêne est la force de la forêt, le bouleau en est la grâce ; le sapin, la musique berceuse ; le tilleul, lui, en est la poésie intime. L’arbre tout entier a je ne sais quoi de tendre et d’attirant ; sa souple écorce, grise et embaumée, saigne à la moindre blessure ; en hiver, ses pousses sveltes s’empourprent comme le visage d’une jeune fille à qui le froid fait monter le sang aux joues ; en été, ses feuilles en forme de cœur ont un susurrement doux comme une caresse. Va te reposer sous son ombre par une belle après-midi de juin, et tu seras pris comme par un charme. Tout le reste de la forêt est assoupi et silencieux ; à peine entend-on au loin un roucoulement de ramiers ; la cime arrondie du tilleul, seule, bourdonne dans la lumière. Au long des branches, les fleurs d’un jaune pâle s’ouvrent par milliers, et dans chaque fleur chante une abeille. C’est une musique aérienne, joyeuse, née en plein soleil, et qui filtre peu à peu jusque dans les dessous assombris où tout est paix et fraîcheur. En même temps chaque feuille distille une rosée mielleuse qui tombe sur le sol en pluie impalpable, et, attirés par la saveur sucrée de cette manne, tous nos grands papillons des bois, les morios bruns, lisérés de jaune, les vulcains diaprés d’un rouge feu, les mars à la robe couleur d’iris, tournoient lentement dans cette demi-obscurité comme de magnifiques fleurs ailées. C’est surtout pendant les nuits d’été que la magie du tilleul se révèle dans toute sa puissance. Au parfum des prés mûris, la forêt mêle la balsamique odeur des tilleuls. C’est une senteur moins pénétrante que celle des foins coupés, mais plus embaumée et faisant rêver à de lointaines féeries. Le promeneur anuité, qui traverse les longues avenues et à qui le vent apporte l’odeur des tilleuls, se forge, s’il est jeune, quelque idéale chimère, et s’il est vieux, repense avec attendrissement aux heures d’or de sa jeunesse. Les jeunes filles accoudées aux fenêtres des fermes sentent dans leur cœur un enivrement inexpliqué, dans leurs yeux des larmes soudaines, et les écoliers, épris de poésie, se mettent tout à coup à aligner des vers, ce qui porte le désespoir dans le sein de leurs familles… C’est comme cela que je suis devenu un rimeur.


13 septembre. — Le temps était à l’orage, et, au moment où nous quittions la petite cascade des Moulineaux, une violente ondée nous a forcés de nous réfugier dans une hutte abandonnée. La pluie remplissait d’un bruit frais toute la feuillée, et la cascade, gonflée subitement, grondait en dévalant sur les gradins naturels formés par le tuffeau. Vue à travers la porte de la hutte, la forêt avait l’air de fondre en pleurs.

— C’est bien fait pour nous, remarqua Tristan, notre hôtesse nous avait prévenus ; aujourd’hui, vendredi 13, il devait nous arriver quelque mésaventure.

Nous fûmes ainsi amenés à nous entretenir des superstitions rustiques qui se sont conservées dans toute leur intégrité parmi ces populations casanières et naïves. Il y a encore ici un sorcier et deux ou trois rebouteurs. Plus d’une bonne femme prétend avoir aperçu le folletot (une sorte de feu-follet) errant à la brune dans les fondrières voisines de la Combe au sang, et, pendant la nuit de Noël, maint bûcheron attardé et un peu allumé par les réjouissances du réveillon, a entendu les cors retentissans de la grand chasse ; agenouillé dans un fossé, il a vu tout à coup chevaucher comme un ouragan, à travers les tranchées, le grand-veneur habillé de feu, suivi de ses piqueurs fantastiques et de sa meute endiablée.

— Parbleu ! dit Tristan ; moi qui te parle, j’ai passé pour un fantôme. Je me promenais dans les environs de Lamargelle, et j’avais été surpris par un orage comme celui-ci ; j’avisai une maison isolée, et je m’y précipitai tout ruisselant, entre deux coups de tonnerre. Une brave femme, seule, filait sous l’obscur manteau de la grande cheminée et se signait à chaque éclair. Je demandai la permission de m’abriter chez elle, et je m’assis sans plus de cérémonie. La vieille, de temps à autre, me dévisageait d’un air effaré. — C’est étonnant, murmura-t-elle enfin, comme vous ressemblez à défunt mon frère, qui était dans les temps garde-vente à Grancey. — Nous nous mîmes à causer du mort, puis peu à peu la pluie cessa, et je songeai à me retirer ; mais au moment de partir une lubie me traversa le cerveau, et, sur le pas de la porte, me retournant vers la fileuse, je lui dis d’une voix profonde : «Est-il possible que tu n’aies pas reconnu ton frère ?.. Adieu ! » et je disparus comme un spectre. Deux jours après, il n’était bruit dans le pays que du fantôme apparu à Lamargelle pendant l’orage, et la vieille fileuse jurait avoir vu de ses yeux l’âme de feu son frère, environnée d’éclairs de soufre… Je t’avoue que j’en ai comme un remords.

— Et voilà comme se sont forgés beaucoup de miracles ! repris-je en riant ; mais quoi d’étonnant, si dans ce pays l’habitant, vivant sans cesse face à face avec les enchantemens de la forêt, finit par la considérer comme une puissance mystérieuse et y incarne ses craintes, ses désirs et ses plus secrètes espérances ? Quand le bûcheron passe au matin par la clairière où les mousserons ont décrit des cercles verts dans l’herbe plus drue, il y croit retrouver les traces de la ronde des fées, et la nuit, lorsqu’il aperçoit à travers un rayon de lune les blanches vapeurs de la cascade, il s’imagine voir les dangereuses et séduisantes dames des eaux descendre vers les marais.

— Sais-tu, demanda Tristan, pourquoi de tout temps ce caractère de perfidie et de séduction a été attribué aux ondines ?

— Sans doute parce que tout danger renferme en lui je ne sais quel attrait inexplicable.

— Nenni ; c’est parce que pour nous tous, paysans ou lettrés, l’ondine est encore la plus exacte personnification de la femme : violente comme les flots du torrent, capricieuse et chatoyante comme un arc-en-ciel dans une giboulée de mars, perfide comme l’eau qui dort…

— Et avec tout cela attirante et irrésistible. Rappelle-toi les figures de femmes du Vinci et de son école : ces ovales allongés et encadrés de fines chevelures crépelées, à reflets changeans ; ces flexions serpentines du cou, ces lèvres spirituelles dont le sourire est en même temps une ironie et une promesse ; ces yeux longs, voluptueux, où sous des paupières demi-fermées s’allume. une lueur mélancolique et provocante… À mon avis, les ondines devaient être faites de la sorte.

L’entretien en était là, quand un bruit de voix venant du dehors a détourné notre attention. Par les fentes de la hutte, nous avons reconnu au bord du sentier le Grand Justin et Brunille, la fille du charbonnier. La petite sauvage avait fait un brin de toilette ; ses cheveux, retenus par un peigne d’acier, ne flottaient plus en désordre ; ils laissaient voir son profil fier et le brun rosé de sa joue. — Où vas-tu par un temps pareil ? lui demanda le Grand Justin d’un ton soupçonneux.

— Tu es bien curieux ! répliqua Brunille d’une voix âpre, avec une nuance d’impatience.

— J’en ai le droit, puisque tu seras ma femme dans dix jours.

— Savoir !.. Tant que tu ne m’auras pas mis l’alliance au doigt devant le curé, je ne te permettrai pas de me commander. — Et comme Justin, mécontent, grommelait sourdement : — Pourtant, reprit-elle, je ne t’en fais pas mystère, j’allais au village acheter du ruban rouge pour natter mes cheveux le soir de la fête,

— Afin que les gens te remarquent et que les forestiers te fassent danser, n’est-ce pas ?.. Mais nenni, Brunille, tu ne danseras qu’avec moi.

— Je danserai avec qui je voudrai, s’écria-t-elle en frappant du pied avec colère, et je valserai encore, si cela me plaît.

— À ton aise ! c’est moi qui n’irai pas à la fête, en ce cas.

— Ne te gêne pas, il y en aura d’autres qui m’y conduiront.

— Grand bien leur fasse !

— Hum ! murmura Tristan, je crois que cela se gâte.

— Tais-toi !

Les deux amoureux s’étaient tourné le dos ; il y eut un moment de silence, et le Grand Justin fit mine de remonter vers les bois.

— Justin ! hasarda Brunille.

— Va quérir tes rubans rouges !

— Peut-on être aussi méchant et colère ? continua-t-elle d’une voix plus veloutée… Tu sais bien, grand jaloux, que je ne me fais belle que pour toi seul.

— Et les forestiers ? reprit l’autre en faisant un pas en arrière.

— Je me moque d’eux et n’aime que toi ! s’écria-t-elle en le tirant par sa blouse. — Elle le regardait droit dans les yeux, puis frottait sa joue contre l’épaule du jeune gars, avec toute sorte de câlineries embobelinantes. On n’est pas de bois, et Justin se laissait faire. Il y eut un nouveau silence, puis un bruit de baisers à travers la pluie.

— Si tu étais gentil, poursuivit Brunille, au lieu de bougonner, tu m’accompagnerais un bout du chemin.

— Et mon fourneau ? objecta-t-il mollement.

— Michelin le surveillera… D’ailleurs nous ne ferons que l’allée et la venue… Allons, viens ! fit-elle avec un joli mouvement de tête, si mignonnement engageant que le Grand Justin ne résista plus, et qu’ils s’éloignèrent bras dessus bras dessous.

— Le lâche ! murmura Tristan indigné… La voilà, l’ondine ! Partout la même, en haut comme en bas, au village comme à la ville…

J’en jure par la forêt, je mourrai dans la peau d’un célibataire.

— Ne jure pas, ami Tristan ! qui sait si les dames des eaux ne tireraient pas de toi quelque ironique vengeance en te faisant trébucher dans la plus ensorcelante de leurs sources ?..


16 septembre. — Les sabotiers sont installés au fond de la Grand’Combe, près d’une taille où un ruisseau chante clair comme une flûte. Toute la famille est là : le maître avec son fils et son gendre, les apprentis, la vieille ménagère et les marmots qui pataugent dans les cressonnières. Sous les aulnes s’élève la loge de planches où couche la maisonnée ; non loin, les deux mulets qui ont amené l’attirail du campement sont attachés à des pieux et tirent leur longe pour donner çà et là un coup de dent à l’herbe du fossé. L’automne dernier, la troupe était campée sur les hauts plateaux de Perrogney ; où ira-t-elle à l’automne prochain ? Qui le sait ? — Le maître lui-même l’ignore. Tout dépendra de la vente des bois et des chances de l’exploitation, car le sabotier est pareil aux oiseaux de passage, il parcourt successivement tous les cantons de la forêt, s’arrêtant là où une coupe va être exploitée et où il trouve à faire un bon marché. Il a bien, là-bas, dans quelque village voisin, une maison au vieux mobilier poudreux, mais il ne l’habite guère que dans les mauvaises saisons, et ne s’y retire définitivement que pour s’y aliter et mourir.

Cette année, l’installation est à souhait. On se trouve à l’aise au fond de cette combe verte et paisible, à deux pas de la coupe, où se dressent les arbres achetés sur pied et marqués du marteau de l’adjudicataire. Ce sont de beaux hêtres aux ramures vigoureuses. Ils ont cinquante pieds de fût, un mètre de circonférence à la fourche des branches, et chacun d’eux peut donner six douzaines de paires de sabots. Il y a aussi dans le lot quelques pieds de tremble, d’aulne et de bouleau ; mais le sabotier n’en fait pas grand cas ; les sabots qu’on fabrique avec ces essences ont le bois spongieux, et l’humidité les pénètre vite. Les sabots de hêtre, à la bonne heure ! Ils sont légers, d’un grain serré, et le pied s’y tient sec et chaud en dépit de la neige et de la boue.

Toute la troupe est en mouvement. Sur le seuil de la loge, les femmes jasent en reprisant les vêtemens déchirés. Les hommes abattent les arbres au ras de terre avec la grande cognée. Chaque corps d’arbre est scié en tronces, et si les billes sont trop grosses, on les fend en quartiers avec le coutre. Un premier ouvrier ébauche le sabot à la hache, en ayant soin de donner une courbure différente pour le pied gauche ou le pied droit ; puis il passe ces ébauches à un second compagnon, qui commence à les percer à l’aide de la vrille, et qui évide peu à peu l’intérieur au moyen d’un instrument qu’on nomme la cuiller. Pendant toute cette besogne, l’atelier bavarde et chante, car le sabotier n’est point taciturne comme son voisin le charbonnier ; les muscles continuellement en action, le travail en pleine lumière après une bonne nuit de sommeil, tout cela vous met en appétit et en belle humeur. Le sabotier chante comme un loriot, en fouillant le bois tendre, d’où sortent de blancs copeaux, fins et lustrés comme des rubans, et l’ouvrage se façonne au milieu des rires et des refrains rustiques.

Les premiers sabots, les plus grands, sont fabriqués dans les larges tronces, voisines de la souche. Ceux-là chausseront les pieds robustes du travailleur, qui dès l’aube s’en va par la pluie et le vent vers son atelier. Aux premières heures du matin, ils retentiront sur le pavé de nos rues désertes, aux pieds des balayeurs et des paysans qui viennent au marché, et nous autres, paresseux, nous les entendrons à travers un demi-sommeil. — Dans les tronces moyennes sont taillées les chaussures des femmes : le sabot solide, toujours en mouvement, de la ménagère, et le sabot plus léger et plus coquet de la jeune fille. Celui-ci, on l’entend partout battre le sol avec un bruit allègre, sonore et rapide comme la jeunesse : sur les dalles du lavoir, autour du bassin de la fontaine, et la nuit dans le sentier pierreux qui mène au veilloir… — À mesure qu’on arrive au dernier tiers du fût de hêtre, les billes se raccourcissent, on y taille les sabots du petit pâtre, qui s’en va dans les longues friches nues à la suite d’un troupeau de vaches. On y façonne aussi les sabots de l’écolier ; lors de l’entrée à l’école, leur bruit lent et mélancolique a l’air de ramper sur les pavés, mais en revanche, à la sortie, quel tapage assourdissant et joyeux ! — Les dernières billes sont réservées pour les cotillons, c’est-à-dire pour les sabots des petits enfans. Ces derniers ont le meilleur lot ; ils sont choyés et fêtés, surtout au lendemain de la Noël, et puis ils ne fatiguent guère, et on les use rarement. Dès que le pied du marmot a grandi, on les garde précieusement dans un coin d’armoire, comme on garde la première dent de lait ou la robe de baptême. Longtemps après, quand le petit est devenu un homme ou quand sa place est vide dans la maison, la mère tire le mignon sabot de sa cachette et le montre pieusement, — parfois avec un sourire, trop souvent aussi avec les yeux pleins de larmes…

Tout en creusant le bois, nos sabotiers chantent toujours, et les billes se transforment rapidement entre leurs mains. Une fois le sabot évidé et dégrossi à la rouette, le perceur en ébarbe les bords, puis le passe à un troisième ouvrier chargé de lui donner la dernière façon à l’aide du paroir, qui est une sorte de couteau tranchant fixé par une boucle à un banc solide. Ce troisième compagnon est l’artiste de la bande ; il finit et polit le sabot, sur lequel il grave, lorsqu’il s’agit d’une chaussure féminine, une rose ou une primevère, selon sa fantaisie. Il pousse même parfois le raffinement jusqu’à découper à jours le bord du cou-de-pied, de façon que les dentelures du bois laissent transparaître le bas bleu ou blanc de la fille coquette qui chaussera ce sabot de luxe. — À mesure qu’ils sont achevés, les sabots sont rangés dans la loge, sous un épais lit de copeaux qui les empêche de se fendre ; puis, une ou deux fois la semaine, les apprentis les exposent à un feu de brins verts qui les enfume, durcit le bois et lui donne une chaude couleur d’un brun doré.

La besogne se poursuivra de la sorte jusqu’à ce que tous les arbres aient été employés. Alors on lèvera le camp. Adieu la combe verdoyante et le ruisseau babillard ! On chargera les mulets et on partira à la recherche d’une exploitation nouvelle. Ainsi, toute l’année, la forêt reverdie ou jaunissante, semée de fleurs ou jonchée de feuilles sèches, entendra dans un de ses coins l’atelier bourdonner comme une ruche, et les sabotiers façonner gaîment par douzaines cette primitive chaussure, — simple, salubre et naïve, comme la vie forestière elle-même.


20 septembre. — Aujourd’hui Tristan m’a conduit dans les bois de Charbonnière, du côté du Val-Clavin, en me disant : — Je t’ai montré mon jardin, il est juste que je te fasse connaître aussi mon verger. — Nous avons traversé un taillis en pente, sillonné de ruisselets d’où les merles et les grives partaient à chaque instant par volées. — Ils viennent, reprit Tristan, s’y baigner et boire frais, quand leur déjeuner d’alizés, de prunelles et autres baies astringentes leur a trop asséché le gosier. Te voilà ici dans le grand fruitier de la forêt ; de quelque côté que tu te tournes, tu verras des fruits pendre aux branches des arbres et des arbustes. En mère attentive, la forêt donne à ses enfans non-seulement un bon gîte, mais encore un bon souper, et, avec cette grâce aimable qui n’appartient qu’aux mères, elle sème au dessert ses plus belles fleurs sur la nappe verte afin de réjouir les yeux de ses convives, en même temps qu’elle apaise leur appétit. À peine juin est-il à moitié de sa course, que les fraises et les framboises parfument les fourrés ; puis viennent les merises noires, chères aux loriots ; mais c’est surtout en automne que la forêt prodigue ses largesses. A la Sainte-Madeleine, comme dit le proverbe, les noisettes sont pleines, et les coudraies feuillues tendent vers nous les amandes jumelles, encapuchonnées dans leurs cupules si curieusement déchiquetées. C’est là que les écureuils viennent faire leurs provisions d’hiver. Les prunelles bleuissent aux haies ; les pommes et les poires des bois étalent leurs fruits âpres, d’un vert pâle, au milieu du feuillage rougissant des sauvageons. Les baies des cornouillers, semblables à des olives vermeilles, achèvent de mûrir à côté des épines-vinettes cramoisies, et du haut des aliziers pendent les bouquets bruns des alizés, pareilles pour le goût et la couleur à de petites nèfles. Les chênes font pleuvoir leurs glands, et les sangliers s’en régalent. De la Saint-Michel à la mi-novembre, le fruitier est toujours abondamment rempli ; mais le plus riche produit du verger forestier est encore le fruit du hêtre : la faîne. Vers la fin de septembre, les capsules rougeâtres et rugueuses des hêtres s’entr’ouvrent, les faînes s’en échappent, deux à deux, avec un bruit sec ; le sol est jonché de leurs graines brunes et triangulaires. Alors tous les bois sont en rumeur ; femmes, vieillards, enfans, accourent des villages voisins pour récolter la faîne. On étend sous chaque arbre de grands draps blancs, on secoue les branches à coups de gaule, et les graines anguleuses tombent comme une averse. La faîne est très savoureuse. Nos paysans en font de l’huile en soumettant les amandes, enfermées dans des sacs de toile neuve, à de lentes pressions. Cette huile, extraite à froid, vaut l’huile d’olive ; elle a l’avantage de se conserver pendant dix ans sans perdre de sa qualité, et elle sert à confectionner des fritures fines, dorées, affriolantes… Essaies-en, et, comme dit Brillat-Savarin, tu verras merveille !

Je m’étais penché vers les halliers pleins de fruits violets ou vermeils… — En route ! s’écria Tristan, m’interrompant dans ma cueillette de cornouilles et de mûres, maintenant que tu connais le fruitier, il faut que tu visites aussi le potager.

Nous reprîmes le chemin de la futaie des Fosses. Les pluies des jours précédens avaient détrempé le sol, et, sous les grands couverts, la population étrange des cryptogames avait poussé et grandi en une nuit. Toutes les variétés de champignons étaient là disséminées, soulevant les feuilles sèches, sertissant le pied des arbres, dominant les touffes d’herbe. Il y en avait de toute forme et de toute nuance : gros chapeaux bruns et bossues, frêles parasols gris, larges coupes blanchâtres retenant l’eau de pluie dans leur creux, mitres d’évêque d’un jaune chamois, branches fines ramifiées comme des coraux, boules neigeuses et gonflées…

— Tu vois ici, dit Tristan, le vaste garde-manger toujours libéralement ouvert aux gens de la forêt. Les agarics, les bolets, les chanterelles et les clavaires y poussent à foison ; seulement il faut ouvrir l’œil et y regarder de près : l’ivraie se trouve à côté du bon grain, et malheur à ceux qui, trompés par une fausse ressemblance, tombent sur un champignon vénéneux ! Ce qu’il y a de fatal, c’est que chaque espèce comestible a presque toujours un sosie qui végète dans le voisinage, et dont souvent les propriétés sont pernicieuses. Ainsi le cep, ce délicieux bolet qu’on nomme chez nous le charbonnier, a pour cousin germain le bolet meurtrier, dont le nom indique assez le caractère malfaisant. L’oronge, ce royal champignon jaune comme un soleil, ne croît pas dans nos bois, mais nous avons ses détestables sœurs, deux terribles empoisonneuses : l’amanite fausse-oronge et l’amanite citrine, dont tu vois d’ici les chapeaux rouges ou verdâtres couverts de taches de lèpre. Le mousseron, hôte des taillis de coudriers, a pour ménechme l’agaric nébuleux, qui ne vaut pas cher et qui est la caricature du premier. En général, on peut observer comme règle que les bons champignons ont tous la chair parfumée, blanche et cassante, l’épiderme sain et une mine d’honnêtes gens, tandis que les cryptogames vénéneux ont la physionomie équivoque, la couleur changeante, l’odeur nauséabonde et l’air sinistre des coquins. Malheureusement cette règle n’est pas sans exception, et les gens peu exercés s’y trompent.

— Je voudrais, répondis-je, que dans chaque école primaire il y eût de bonnes planches coloriées, représentant exactement les espèces comestibles ou dangereuses, et indiquant, en regard des noms scientifiques, les surnoms populaires sous lesquels les champignons sont connus dans les diverses parties de la France. Il faudrait que l’instituteur fût tenu d’apprendre aux enfans assez de botanique pour qu’ils pussent reconnaître les caractères distinctifs de chaque espèce.

— Certainement, au lieu de bourrer les cervelles enfantines d’une foule de niaiseries scolastiques, on devrait leur donner, sous la forme de ces leçons de choses introduites dans les écoles américaines, des notions claires et pratiques sur le petit monde qui les entoure ; mais la routine, mon ami, la routine !.. Nos instituteurs ignorent l’analyse et la classification de nos plantes usuelles, et même nos médecins de village, pour la plupart, ne savent pas un mot de botanique. Les gens qui connaissent encore le mieux les cryptogames sont nos bûcherons et nos charbonniers… Attention ! nous arrivons à un endroit où ne croissent guère que des espèces innocentes, avec lesquelles il n’y a pas de méprise possible. Ce champignon d’un jaune d’or, au chapeau coquettement retroussé et frisé, est la chanterelle, connue vulgairement sous le nom de chevrette ; celui-ci, tantôt gris-perle et tantôt jaune-saumon, qui ressemble à une touffe de coraux, c’est la clavaire ou menotte. Voici le lactaire doré, dont les fines lamelles laissent transsuder une liqueur ambrée, — l’agaric élevé ou colmelle, avec sa bague et son parasol, — l’helvelle, dont le chapeau a l’air d’une mitre d’évêque, et non loin la tribu des hydnes. Remarque leurs allures singulières ; ils poussent par bandes et décrivent des demi-cercles autour des arbres. L’hydne est peut-être le plus original de nos champignons d’automne. Son pied est excentrique, et son chapeau jaune-paille se jette tout d’un côté ; des centaines de fines aiguilles verticales garnissent le dessous du chapeau et lui donnent une physionomie de hérisson. Pendant longtemps on ne ramassait pas les hydnes, et on les regardait comme des champignons dangereux. Heureusement on est revenu de ce préjugé. Dans l’un de mes derniers voyages à Paris, j’en ai aperçu une pleine corbeille à l’étalage d’un fruitier ; en revoyant dans une rue sombre et populeuse ces beaux hydnes à odeur d’abricot, encore demi-vêtus de mousse des bois, j’ai été aussi ému qu’un montagnard suisse expatrié qui entendrait tout à coup le Ranz des vaches.

Tout en discourant, nous avions ramassé des ceps et des helvelles, et fait une abondante moisson d’hydnes ; après y avoir ajouté quelques-uns de ces mousserons blanc de neige à feuillets roses, qu’on rencontre dans l’herbe courte des pâtis, nous avons porté toute notre récolte à nos amis les charbonniers. Naturellement nous avons été les bienvenus. Justement la charbonnière préparait un civet d’écureuils ; Brunille procéda elle-même à la toilette de nos champignons, qu’elle versa ensuite avec du lard et des croûtons de pain dans la poêle brûlante. Elle y ajouta, en guise d’assaisonnement, les feuilles hachées de l’oxalide petite oseille, et bientôt une friande odeur de cuisine monta sous les branches des hêtres. Tristan avait avec lui une gourde de rhum qui servit à corriger la crudité de l’eau de la source, et nous fîmes au milieu de ces braves gens le plus gai des repas forestiers. Le ciel riait entre les feuilles, les rouges-gorges fredonnaient dans le voisinage, et la fumée bleue du foyer à demi éteint montait lentement vers les hêtres. Tout en dégustant l’écureuil, dont la chair a un goût de noisette, j’épiais les mines de Brunille et du Grand Justin. Rien qu’à voir les œillades qu’ils se lançaient derrière le dos de la vieille mère, je jugeai que le bal de la fête n’avait pas amassé de nouveaux nuages de jalousie, et que rien n’avait troublé la paix signée à la cascade des Moulineaux.

Au dessert, — un dessert d’alizés et de noix fraîches, — les deux amoureux, excités par Tristan, commencèrent une chanson rustique, une sorte de chant alterné comme dans les idylles de Théocrite ; je n’en ai retenu que quatre vers que Brunille modulait avec une coquetterie charmante :


Elle est aussi vermeille
Que la rose en été,
Sa taille est aussi fine
Que l’herbe dans les prés…


Puis tous deux reprenaient en chœur sur un ton plus grave :


Vous m’avez tant aimé,
Vous m’avez délaissé !..


Ô Théocrite ! ô Virgile ! J’écoutais ces deux jeunes voix, tantôt séparées, tantôt harmonieusement accouplées ; je regardais les lentes spirales de la fumée, les réseaux lumineux sous la voûte des arbres, les figures brunes et accentuées des charbonniers ; je me croyais transporté aux temps des Thalysies et du Moretum, et, en savourant cette heure délicieuse, je songeais avec mélancolie que le temps s’en allait trop vite, et que dans peu de jours tout ce monde enchanté des bois disparaîtrait à mes yeux.


23 septembre. — Il pleut à verse, de grands nuages noirs planent dans le ciel, et le vent avec de plaintives rumeurs les chasse devant lui. Les arbres de la forêt tordent convulsivement leurs branches mouillées, et l’Aube grossie bouillonne sous les tilleuls de La promenade. À l’auberge du Lion d’or d’Auberive, devant une claire flambée, il y a deux heureux compagnons qui se chauffent, assis à une table recouverte d’une nappe blanche, et ces deux heureux, c’est Tristan et moi. Le vin rosé nous sourit à travers les bouteilles, le tournebroche grince agréablement, l’hôtesse avenante va et vient autour de la table et y dépose, dans un grand plat de faïence peinte, le gigot odorant et rôti à point. En ce moment, un rayon de soleil glisse entre les nuées, un bruit de violens et de chansons retentit dans l’éloignement. Nous nous mettons à la fenêtre et, sur un long chariot lancé au galop, nous voyons déboucher du haut de la rue toute la bande des charbonniers endimanchés. C’est la noce de Brunille et du Grand Justin qui se rend à l’église. Le cheval est chamarré de rubans ; enrubannés aussi sont les noceux. Brunille me paraît d’une beauté moins originale avec son bonnet de fleurs artificielles, mais le Grand Justin est superbe sous son chapeau à larges bords. Ils nous ont aperçus et nous saluent d’un sourire et d’un hurrah ! Puis le fouet claque, les grelots tintent, les rubans flottent dans l’air humide, et la noce disparaît comme un tourbillon.

En revenant à table, Tristan remplit nos deux verres jusqu’au bord, et, levant le sien au-dessus de sa tête : — À la forêt ! s’écrie-t-il avec enthousiasme, à la forêt, poésie et parfum de la terre, et puissent longtemps ses futaies s’élever vers le ciel et ses taillis moutonner au vent comme une mer verdoyante ! Aux grands arbres : chênes, hêtres et charmes, qui conservent sous leurs ramures puissantes l’esprit et les mœurs des anciens âges, et parmi lesquels vit une population robuste, laborieuse et fière ! Là où sont les bois, là est le cœur de la patrie, et un peuple qui n’a plus de forêts est bien près de mourir. Aux fruits de la forêt, cette nourricière, et aux fleurs de la forêt, cette charmeuse, la seule maîtresse dont l’amour soit toujours fervent et jamais égoïste ! À la forêt enfin, qui a vu notre amitié naître et grandir, solide, joyeuse, vivace comme les plantes qu’elle fait croître !

Nous choquons nos verres et nous nous serrons la main. C’est le dernier toast et la dernière agape. Déjà les claquemens de fouet du courrier qui doit m’emmener résonnent à l’angle de la route ; les chevaux hennissent et piaffent tout fumans. J’embrasse Tristan, je m’élance près du conducteur, et la voiture roule à travers la forêt ruisselante. — Adieu ! et comme dit la chanson allemande :

Scheiden und alles thut weh,


se séparer, et tout fait souffrir.


André Theuriet
  1. Sully Prudhomme, Stances et Poèmes.
  2. Aujourd’hui l’ancienne abbaye est devenue une maison centrale de correction.