L’Autographe (Tinayre)

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Le Voleur illustréannée 66, numéro 1886 (p. 5-7).

L’AUTOGRAPHE



I

Madeleine, au coin de la rue Bonaparte, s’arrêta soudain, indécise, serrant un vieux petit porte-monnaie dans sa main gauche, — celle qui relevait les plis de la robe sur de pauvres souliers éculés, craquant de toutes parts, le talon tordu, l’empeigne baillante, et, pour la dixième fois, elle se répétait qu’il fallait remplacer enfin ces chaussures de mendiante qui lui faisaient honte à l’atelier.

Ce soir-là, — un pluvieux crépuscule d’octobre, — elle était partie plus tôt que de coutume, par un grand effort de volonté ; il lui en coûtait d’affronter les sourcils froncés de la patronne et les chuchotements des petites ouvrières.

Celles-ci n’avaient point manqué de rire dans leur ouvrage et de se glisser l’une à l’autre, méchamment :

— Tiens ! la vieille qui va voir son amoureux !… en v’là un qui a de la chance !…

Madeleine ne répondait rien au caquet de ces étourdies bien qu’il soit toujours ennuyeux de s’entendre appeler « la vieille » quand on n’a pas encore trente-six ans ; il est vrai quelle en portait quarante, la pauvre fille, usée d’anémie et de misère, car les veillées, les déjeuners de mauvaise charcuterie et d’eau de Seine ont bientôt fané ces blondes de Paris, d’un éclat factice et fragile. Madeleine était donc « la vieille » de l’atelier et sa maladresse humble, sa pauvreté qu’aggravait l’absence de toute coquetterie, son incurable timidité lui enlevaient tout droit à la déférence de ses cadettes, elle s’était résignée enfin, doucement.

Non, Madeleine n’allait point voir son amoureux. Depuis longtemps, — vers la trentaine, — elle avait renoncé à l’amour dont elle ne connaissait guère que les tristesses et les brutalités. Elle s’était reprise, non par vertu, mais par lassitude, par un consentement muet à l’oubli des hommes qui, sa jeune fraîcheur flétrie, passaient près d’elle indifférents. Elle ne comptait plus et n’en était pas trop malheureuse ; trop simple et trop timide pour s’imposer, elle ne connaissait pas le remords, n’ayant fait de mal à personne, point coquette, très bonne, très honnête au fond, malgré tout.

Et ce soir-là, tout simplement, Madeleine s’en allait aux Magasins du Louvre acheter les fameuses bottines qu’elle rêvait depuis un grand mois, depuis que ses souliers d’été étaient devenus si lamentables. Les calculs lui avaient démontré l’impossibilité absolue de dépenser plus de sept francs. Il faut bien mettre sept francs pour avoir des bottines à peu près solides, pouvant durer six mois, le ressemelage compris.

Madeleine avait longuement réfléchi, car elle gagnait peu, trop gauche pour devenir « première », manquant de ce talent que les Parisiennes apportent dans les arts du chiffon. Elle vivait avec la plus stricte économie. Et puis, la morte-saison finissait à peine. Après de longs chômages, l’ouvrière n’avait pas un sou de côté.

Et comme elle hésitait, perplexe encore devant la grosse somme à dépenser, elle s’était appuyée à la boutique du bouquinistes-brocanteur où s’arrêtent les flâneurs en quête de vieilles estampes. Il y avait là deux étudiants, un collégien et un vieux monsieur vénérable à tête de savant. Ils regardaient un cadre de bois, protégé par une vitre et placé sur le mur, extérieurement.

— Certes professait le vieux monsieur, si la graphologie n’était point une science incertaine, on pourrait croire…

Et il entamait une longue dissertation qui fit retourner Madeleine, devenue curieuse à son tour : elle s’approchait, regardant les lettres jaunies couvertes de gros caractères orgueilleux ou de fines pattes de mouches exposées dans le cadre en bois.

— Tiens ! fit l’un des étudiants, une lettre de Georges Tellier… Avril 1879… Il a fait du chemin, depuis ce temps-là !

— Et l’on vend ses autographes. Le voilà sacré grand homme, paraît-il…

— Comment ce billet est-il arrivé là ?… Lis donc, Jacques… C’est assez tendre, hein ? dit le collégien.

Et, se haussant pour mieux voir, il lut :

— « Mademoiselle… »

— Mademoiselle !… exclamèrent les jeunes gens, intéressés.

Le collégien lisait :


« Mademoiselle,

« J’emmènerai mon camarade, vous emmènerez votre amie, et tout serait sauvé. Si vous le permettez, j’irai, demain matin, à neuf heures, vous prendre chez vous avec votre inséparable, puisque vous ne voulez pas de moi tout seul, et nous ferons le grand voyage de Sèvres.

« Votre respectueux,

« Georges tellier.»

— Tiens ! tiens ! fit l’étudiant, le poète allait en partie fine.

L’autre répliqua :

— Voilà un billet qui vaut bien cent sous… Si je l’achetais, pour le lui revendre ?…

Et tous trois riant et plaisantant, s’en allèrent, bousculant Madeleine qui restait droite, toute pâle, à côté du vieux monsieur.

II

Quinze ans déjà !… il y avait quinze ans qu’un soir, rentrant dans sa petite chambre d’ouvrière, elle avait trouvé ce billet glissé sous la porte, en hâte, par le jeune homme amoureux…

Oh ! c’était une bien banale aventure, qui ne tenait en rien du roman.

Un jour, sur le même banc du Jardin du Luxembourg, on s’aperçoit, la conversation s’engage ; le garçon est galant, la fille est coquette, et tout d’abord on s’en tient là. Mais on se retrouve encore, à la sortie du magasin ; on fait ensemble un bout de promenade. La déclaration vient enfin, puis les lettres, un temps plus ou moins long de petits manèges, de troubles, de prières et de refus… Puis…

Madeleine en était encore aux troubles, aux prières et aux refus.

Aimait-elle Georges ?… Elle le trouvait gentil, aimable, point trop familier, exagérant par un calcul habile les formes rassurantes du respect… Enfin, il lui plaisait comme camarade, mais elle n’aurait point osé s’en aller avec lui, toute seule, ainsi qu’il l’en priait depuis longtemps. Quand il avait parlé de cette promenade, elle avait insisté pour emmener Jeanne, son amie, une grande modiste que certain camarade du jeune homme, semblait trouver fort à son goût. De cette façon, Madeleine était tranquille.

Le départ, la Seine miroitante et pailletée, la Seine d’un bleu d’argent sous le clair ciel qui s’y mire, le clapotis des vaguelettes, les quais qui filent, les premiers bouquets d’arbres verts… Ah ! pauvre Madeleine ! pensait-elle ce matin-là, aux traîtrises de l’amour, au piège des beaux jours précoces, si doucement redoutables, qui donnent l’amoureuse à l’amoureux… Entre l’eau qui coulait, le ciel qui brillait, le jeune homme qui l’aimait, elle se laissait vivre, heureuse, pendant que la grande Jeanne riait bruyamment aux plaisanteries de l’étudiant.

Et puis… comment après le déjeuner dans la guinguette, l’autre couple, bien moins timide, s’égare-t-il dans les bois ? Comment se trouvent-ils, Georges et Madeleine, assis sur l’herbe, trop près, sous les branches d’où pleuvent dans l’ombre des gouttelettes de soleil ? Comment, de la pression des mains au baiser à l’étreinte, se laissent-ils enivrer par l’arôme flottant des bois, la tiédeur des airs, par leur jeunesse ?… De ce qui précéda l’abandon, de ce qui suivit, — larmes, regrets, reproches, — Madeleine ne se rappelle rien.

Elle aimait. Son bonheur dura six mois, des lilas d’avril aux roses d’août. Puis, Georges partit en vacances, jurant d’écrire, promettant amour et fidélité. Mais elle l’attendit vainement en octobre… Quelque amourette de province lui avait pris ce cœur léger… Et jamais, jamais plus Madeleine ne revit celui qui lui avait promis de l’aimer toujours.

Elle avait pleuré longtemps. Puis, elle s’était laissé prendre aux façons d’un peintre bon enfant, rencontré chez une amie. Liaison banale où restait à peine une pointe de sentiment. Madeleine, avec sa douceur de blonde, avait paru fade au joyeux garçon. Il l’avait délaissée bientôt, chargeant un camarade de la consoler. Celui-ci s’y employa de son mieux et la jeune femme accepta presque malgré elle la compagnie de ce carabin de Toulouse qui ne lui plaisait qu’à moitié.

Celui-là l’avait guérie, à jamais guérie des amourettes… Une grosse voix, des plaisanteries brutales, une barbe noire jusqu’aux yeux !… C’était lui qui, trouvant un jour dans le tiroir de Madeleine le petit billet de Georges Tellier — tout froissé maintenant, tout jaune, — s’en était emparé en disant :

— Tiens !… Georges Tellier !… Il a du talent, ce type-là, il se lance !… Je vais garder ça pour ma collection.

Madeleine s’était récriée. Mais l’autre avait pris un air farouche et fait ronfler les grands mots de « jalousie », de « dignité ». Garder une lettre d’amour, même anodine, quand on avait l’honneur de le posséder : offense insigne !… Et la pauvre fille, sotte, tremblait aux roulements de la voix méridionale, le Toulousain avait emporté l’autographe du poète… pour sa collection.


III

Madeleine le retrouvait là, dans cette vitrine…

Par combien de mains avait-il passé avant de s’étaler, devenu marchandise, dans le cadre en bois du brocanteur ? Entre une lettre de Lamartine et une carte de Victor Hugo, on l’avait piqué comme un insecte rare et fragile. Le nom du poète à la mode, écrit en toutes lettres au bas de cette feuille de papier, en faisait un objet de luxe, un bibelot qui valait cinq francs, dix francs peut-être.

Et de ce billet, que se passeraient l’un à l’autre les indifférents et les curieux, avaient dépendu la vertu, l’amour, le bonheur de Madeleine !

— Oh ! mon Dieu, est-il possible qu’on vende des choses pareilles ! songeait-elle, triste à pleurer.

Il pleuvait. Les souliers troués trempaient dans la boue jaune. Les passants heurtaient Madeleine, et le bouquiniste, inquiet de son allure étrange, commençait à surveiller l’étalage du coin de l’œil…


IV

— Le petit billet de Tellier… Pièce rare, excessivement rare à cause de son caractère intime… C’est dix francs.

Madeleine laissa tomber ses mains, découragée, prête à fondre en larmes… Dix francs !… Toute sa fortune.

Il lui avait fallu une grande hardiesse pour interroger le marchand… Dix francs !… Ses pauvres bottines !… Pourrait-elle faire cette folie vraiment ?… Mais comment laisser profaner ainsi l’unique souvenir du premier, du seul amour de sa jeunesse ?

La mélancolie du soir pluvieux, les années de misère, sa beauté déchue, sa jeunesse en allée, le sentiment de la définitive solitude exaspéraient l’ancien regret dans son cœur. Son bonheur avait été si court ; pauvre fille simple, elle en avait mal profité, et si peu ! Cependant, elle sentait bien — fanée, flétrie, veuve de toute illusion — qu’elle avait donné à Georges, en une seule fois, sa floraison de jeunesse. Les autres n’avaient eu que des débris. En lui, elle avait incarné le rêve de beauté, de force, de tendresse sentimentale que font une fois toutes les femmes.

Et comme les aïeuls aiment à ruminer leurs souvenirs de toute petite enfance, elle se reprenait à son naïf amour.

— Dix francs !… dix francs !… balbutia-t-elle.

— C’est à prendre ou à laisser ! fit le bonhomme qui la dévisageait d’un œil méfiant. Décidez-vous. Il pleut et je vas rentrer l’étalage.

— C’est tout décidé, monsieur, dit-elle humblement.

V

Le billet serré dans son corsage, son porte-monnaie vide à la main, Madeleine se retrouve sur le trottoir où la pluie crépite…

Il est tout à fait nuit, maintenant ; de grandes flaques d’eau miroitent sur la chaussée, reflétant les réverbères, et Madeleine sent que ses souliers percés s’amolissent, spongieux et trempés d’eau…

Elle se penche ; elle regarde ses informes chaussures.

Comme elles vont rire à l’atelier : — « Hé ? dis donc, Clara, l’amoureux de Madeleine lui a-t-y payé de beaux souliers ! »

— Bah ! ils dureront bien encore un mois ! se dit-elle.

Et bravement elle veut rire de sa détresse. Elle s’est offert le luxe d’un autographe… pour commencer une collection, dirait le Toulousain. Mais un flot de mélancolie monte, noyant tout, débordant son cœur, et serrée dans son fichu, perdue dans le noir des rues gluantes, elle va, songeant aux taillis de Sèvres où pleuvent, dans l’ombre des feuilles, des gouttelettes de soleil.

Gilbert Doré
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