L’Auteur de Maria Chapdelaine - Louis Hémon

L’Auteur de Maria Chapdelaine - Louis Hémon
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 528-554).
L’AUTEUR DE MARIA CHAPDELAINE
LOUIS HÉMON

J’ai sous les yeux une photographie de Louis Hémon. Elle ne date pas des derniers mois de la vie du romancier. Il « s’était fait tirer, » je le sais, dans la ferme canadienne, parmi les héros de son livre, Samuel Chapdelaine, la mère Chapdelaine, Maria et les autres. Je n’ai de lui qu’une image plus ancienne, et qui représente un jeune homme d’environ vingt-cinq ans. Il avait le visage allongé et plein, tout rasé, les lèvres assez fortes à la courbure de l’arc et fines tout au bout, un très beau front, des sourcils presque droits, — signe de volonté, — et des yeux d’un gris bleu, où transparaissait une âme grave, songeuse, maîtresse de son enveloppe, à ce point qu’on le pouvait prendre et qu’on le prit souvent pour un Anglais flegmatique.

C’était un Breton, né à Brest, de parents d’ancienne lignée bretonne. Son grand-père maternel avait été représentant du peuple sous la république de 1848 ; son oncle paternel fut, pendant trente-quatre ans et jusqu’à l’année de la guerre, député, puis sénateur du Finistère. L’un et l’autre, hommes cultivés et d’une sincérité grande, ils ont aimé, ils ont souhaité de faire descendre, du monde des rêves en terre de France, une république où aucune sorte d’injustice ne serait jamais commise. Les songes ne sont pas toujours les mêmes, mais toute la Bretagne est songeuse : elle sera reconnaissable aussi chez Louis Hémon, la race imaginative et tendre, secrète et subtile, qui ne s’exprime que par élans, et souffre de plus de maux qu’elle n’en a en partage. Venu tout enfant à Paris, où son père, professeur de l’Université, devait un jour remplir la haute charge d’inspecteur général, on ne le vit pas s’habituer à la vie des grandes villes. Il demeura sans goût pour la carrière de l’enseignement, vers laquelle on cherchait à le diriger, dédaigneux des réceptions et même des relations mondaines, peu discipliné, ardent et toujours en projets sous de calmes dehors. Après avoir terminé ses études, au lycée Louis-le-Grand, il se trouve obligé, selon la loi commune, de choisir sa place future dans la société, et d’y tendre. Que fera-t-il ? Il n’aime que le sport, le grand air, les philosophes grecs et la poésie française. On l’a surpris, bien des fois, enfermé dans sa chambre, et déclamant des vers. Mon Dieu, il fait son droit, comme d’autres, pour contenter, je suppose, sa famille, et se donner du large. Trois ans, c’est un répit. En même temps, il suit les cours de l’Ecole des langues orientales vivantes, et obtient le brevet d’annamite. Il prépare aussi les examens d’entrée de l’Ecole coloniale, est admis, mais n’entre pas, et donne sa démission. Preuves de bonne volonté ; tentatives sans lendemain ; jeux sur la grève : il est né pour autre chose, pour voyager et pour écrire. Comme tous ceux du rivage, il appartient à l’espèce des inscrits, des hommes dont le nom figure au grand livre de la mer et des îles. Autour de lui on a pu en douter, mais lui, il sait bien déjà d’où le vent souffle. Pendant cette période, il écrit d’abord, en 1904, une nouvelle courte, la Rivière, puis une série d’articles, « Pour Gringalet, » et d’autres nouvelles, çà et là, comme la Peur. Tout cela est publié dans son journal favori, le Vélo, destiné à devenir le Journal de l’automobile et de tous les sports et, finalement, l’Auto. A plusieurs reprises, Hémon a déjà fait des séjours en Angleterre, et c’est dans la vie anglaise qu’il a pris ses premiers modèles.

J’imagine qu’il était bien accueilli chez nos voisins, ce robuste garçon qui parlait l’anglais comme le français, avait fréquenté les salles d’armes, marchait indéfiniment sans ralentir le pas, connaissait les secrets de la boxe comme un étudiant d’Oxford, et, sur la plage de Hastings, parmi des amateurs qui ne manquent pas de hardiesse, se révélait comme un nageur téméraire. Il devait plaire encore aux Anglais de son âge, et même à ses aînés, parce qu’il était bien élevé, réservé, très versé dans la littérature anglaise, capable de plaisanter gravement, et de se taire pendant longtemps, entre amis.

Je ne puis songer à Louis Hémon sans me dire qu’il était destiné, de toute manière, à mourir jeune. S’il n’avait pas trouvé la mort dans la prairie canadienne, en 1913, il l’eût rencontrée en France, presque certainement, dans les années sacrilèges qui suivirent, et qui choisirent, avec tant de sûreté, les meilleurs poètes de chez nous pour payer la rançon. Pouvons-nous supposer que celui-là eût échappé ? Il était rompu à tous les exercices du corps, audacieux, déjà chef de combat. Aux grandes manœuvres, en Beauce, on l’avait vu, simple sergent, prendre la tête d’un détachement, et montrer à ses camarades comment on marche au pas gymnastique dans les guérets. Il eût fait de même, s’il avait fallu y aller tout de bon. Volontaire pour les missions périlleuses, aviateur, officier d’infanterie, on peut être sûr qu’il eût été au grand danger, car son cœur l’y portait.

L’une des toutes premières nouvelles, dont je donnais le titre tout à l’heure, la Peur, est une histoire de sport. Sur la plage de Hastings, « qui est à peu près, de tous les endroits que je connais, celui où l’homme a le plus scientifiquement défiguré la mer, » Louis Hémon rencontre un jeune homme, d’élégante apparence. « Nous échangeâmes, un après-midi, des opinions sévères sur la localité et ses habitants, et, le lendemain, nous trouvant ensemble à l’heure du bain, nous allâmes de compagnie, à brasses tranquilles, vers le large où la mer, loin des petits enfants qui jouent sur le sable, des jeunes dames trop bien habillées, et des orchestres à brandebourgs, ressemble vraiment à la mer et reprend son indépendance. Il nageait dans la perfection ; ce n’était ni le style impeccable d’un Haggerty, ni le coup de pied formidable d’un Jarvis, mais l’allure d’un homme qui a l’habitude de l’eau et qui s’y trouve à son aise. Dès lors, nous prîmes régulièrement nos bains ensemble. Il n’était pas bavard, et j’étais encore moins curieux, de sorte que plusieurs semaines s’écoulèrent, sans qu’aucun de nous deux se souciât d’apprendre sur l’autre autre chose que ce qu’il avait bien voulu raconter. Il m’annonça, un matin, qu’il partait le soir même, et, quelque peu à ma surprise, il ajouta qu’il habitait une petite propriété du Devon, et qu’il serait heureux de me voir, si je pouvais trouver le temps d’y aller passer quelques jours avec lui. Il fit miroiter à mes yeux les délices des pipes fumées à plat ventre dans l’herbe drue, et me parla d’une pièce d’eau qui lui appartenait, auprès de laquelle la mer, à Hastings, n’était qu’un bassin malpropre et sans charme. » Ces lignes sont assez révélatrices de la manière directe, simple et aisée qui sera celle de Hémon.

Il écrit comme il nage : mais cela suppose beaucoup d’étude et d’apprentissage. Le poète apparaît un peu plus loin. Les deux jeunes gens se baignent dans l’étang. L’Anglais avait bu trois verres de brandy. Il s’avança, à brasses prudentes, vers la partie la plus resserrée, la plus profonde aussi, une sorte de canal où il y avait une source, et se tint presque immobile, inquiet, la figure penchée vers la surface de l’eau, comme s’il cherchait à voir quelque chose d’attendu et de dangereux, parmi les herbes dont les longues lanières ondoyaient au-dessous de lui. « Je le regardais encore quand il nagea lentement vers moi,… et me demanda, dans un chuchotement effaré : « Il n’y a rien, hein ? » J’allais lui répondre, avec douceur, qu’il n’y avait rien du tout, et que nous ferions peut-être bien de nous habiller, lorsque je sentis les couches profondes de l’étang remuées par une mystérieuse poussée. Les longues herbes du fond s’ouvrirent brusquement, comme écartées par le passage d’un corps, et mon hôte se retourna, par un brusque coup de reins, et, poussant une sorte de gémissement, fila vers l’autre bout de la mare, s’allongeant dans l’eau comme une bête pourchassée. Son affolement devait être contagieux, car je le suivis aussitôt avec la même hâte ; mais j’avais conservé assez de sang-froid pour observer qu’il nageait le trudgeon… » Le lendemain, Louis Hémon quittait le nageur halluciné. Un mois plus tard, en parcourant un journal, il apprenait que M. Silver, de Sherborne (Devon), avait été trouvé mort sur la berge de l’étang. « La mort était attribuée à un accident cardiaque. Ma version à moi était légèrement différente… »

En ce temps-là, les journaux organisaient déjà des concours de nouvelles. Les prix étaient modestes. Pour sa seconde nouvelle, la Foire aux vérités, Louis Hémon obtint un prix de 500 francs et l’honneur de la publication dans le Journal. Il avait signé du pseudonyme : Wilful-Missing. Histoire anglaise, comme la Peur, mais d’un autre ton. La description, par quoi elle débute, d’une cour et des échoppes en bordure, derrière les maisons de Brick-Lane, est extrêmement poussée. Un savetier juif habite là, avec sa fille Léah, qui meurt d’une maladie de langueur, et, tout autour, logent d’autres artisans émigrés de Russie, ou de Pologne autrichienne, ou de Pologne allemande, et qui font la première étape, l’infiniment dure, vers la fortune rêvée : il n’y a pas d’air, il n’y a pas de jour, il n’y a pas de joie, il n’y a que le besoin, qui oblige les mains à continuer le travail. Le bruit de la grande ville, bruit des passants et des voitures, s’élève par-dessus les toits, et retombe en arrière, au fond des cours. Le savetier tape sans relâche sur le cuir ; à peine détourne-t-il la tête pour s’assurer que Léah est vivante, Léah aux yeux fixes, qui ne cesse de prendre dans un sac et de manger des bonbons fondants, achetés par le père, ou donnés par les voisins pauvres. L’échoppe est en sous-sol.

« Une ombre s’encadra dans la porte, descendit deux marches et s’arrêta sur la troisième, en pleine lumière, et, quand le tapotement du marteau se fut arrêté, une voix de femme, claire et douce, se fit entendre. Elle dit :

« — Je viens à vous de la part de Christ, qui est mort pour nous.

« Le père Gudelsky leva les yeux vers l’apparition, la regarda un instant, et se courba de nouveau sur son ouvrage. A chaque geste, il secouait un peu la tête, avec un sourire faible de vieil homme plein d’expérience, et les coups de marteau tombèrent plus drus et plus forts, comme pour noyer l’écho des mots enfantins.

« L’inconnue restait immobile sur le seuil, très droite, dans une attitude d’assurance paisible… Sa voix s’éleva de nouveau :

« — Je viens à vous de la part de Christ, qui est mort pour nous.

« Le cordonnier haussa les épaules d’un geste las, et dit sans colère :

« — Vous êtes sûre que vous ne vous êtes pas trompée de rue ? Nous sommes tous des hérétiques par ici.

« Elle répondit doucement :

« — Il y a place pour tous dans la paix du Seigneur.

« Il soupira sans rien dire, et mania un instant entre ses mains le soulier qu’il venait d’achever ; il le tenait tout près de son visage, pour bien voir, car sa vue n’était plus très bonne, et ses lèvres remuaient doucement… Cette silhouette, haute et mince, en pleine lumière sur le seuil, le gênait. De l’Evangéliste se dégageait un appel qui ne se laissait pas étouffer, une sorte d’alleluia de silence… »

Le dialogue continue. L’homme finit par dire : « Nous sommes tous après la vérité, mais c’est si difficile… » Et il raconte qu’à Varsovie, il a cru à une vérité ; qu’on se réunissait en cachette, paysans, ouvriers, étudiants de l’Université, professeurs même, et qu’on parlait de révolution, de liberté, de corruption vaincue, de propagande irrésistible,… et que cela a fini dans le sang, dans le feu et dans la ruine. Il raconte encore qu’à Londres il a cru au travail, mais que le « royaume de la paix » est bien long à venir. La jeune fille s’éloigne. La nuit enveloppe la ville. Le cordonnier veille, et se demande, en travaillant, si, des sept enfants auxquels il a donné la vie, ce ne sera pas Léah, la langoureuse, qui, la première, connaîtra la vérité.

On voit apparaître ici, dans cette œuvre de jeunesse, un signe qui est proprement celui de la supériorité : Louis Hémon a le sentiment de la grandeur morale. À cette époque, il n’était pas croyant ; — plus tard le devint-il ? on peut se le demander, je ne sais pas ; — mais il avait un respect profond, et certainement même un attrait pour les choses religieuses. Il n’en faut pas plus pour qu’un artiste sorte de la troupe des amuseurs, joueurs de viole ou montreurs de lanterne magique, et acquière, sans vaine recherche, par la simple bonne foi, un pouvoir d’émotion auquel ne saurait atteindre nulle habileté. Maria Chapdelaine en sera bientôt l’éclatante démonstration. Ici, dans la Foire aux vérités, il aurait pu aisément faire tourner à la caricature le portrait de la petite milicienne de l’Armée du Salut. L’ingénuité de la tentative y prêtait ; un esprit vulgaire n’aurait pas manqué l’occasion de se définir. Louis Hémon, au contraire, d’un mot sûr et discret, sans peut-être l’avoir expressément voulu, ennoblit l’inconnue, de qui émane « une sorte d’alléluia de silence, » et sauve de la profanation le grand nom qu’elle avait prononcé.

Je vois bien, dans une autre nouvelle, beaucoup plus développée, Lizzie Blakeston, publiée dans le Temps (du 3 au 8 mars 1908), cette même étude minutieuse d’un quartier populaire de Londres, cette même tendresse qui porte l’écrivain vers les pauvres gens : mais l’histoire d’une petite fille de Faith street, misérable et douée du génie de la danse, qui gagne le prix dans un concours populaire, et, le lendemain, se laisse tomber dans la Tamise, pour ne pas retourner travailler à l’atelier, n’est qu’un tableau de genre peint par un peintre de plein air encore ignorant de son génie propre, un bon travail qui fait songer, à des œuvres connues, mais qui ne révèle pas un homme nouveau[1]. Heureusement, d’autres horizons vont s’ouvrir ; Louis Hémon va suivre le rêve de toute sa jeunesse, traverser l’Océan, vivre où il lui plaira et comme il pourra, dans les pays neufs, et connaître la solitude où il y a tant à voir et à dire.

Le voyage au Canada commence en 1911, et dure environ vingt mois. Les étapes principales en sont indiquées dans les lettres que le voyageur écrivait à sa famille, des lettres brèves, mais où ce partisan des bagages légers a renfermé l’essentiel : Ne vous inquiétez pas, je me porte très bien ; je vous aime comme par le passé, tendrement ; je quitterai le village où je suis à telle date ; — puis, pour faire sourire la famille parisienne, un mot drôle, un trait de mœurs, et toujours le défi d’une jeunesse intrépide, qui accepte gaiement le froid, la neige et la cuisine de la maison dans les bois.


Québec, 18 octobre 1911.

« Bien arrivé à Québec, après une excellente et très agréable traversée. Mer à peu près aussi redoutable que la Seine au pont des Arts. Cette semaine à bord m’a fait autant de bien qu’un mois de vacances… J’ai fait connaissance, sur le bateau, avec un missionnaire qui m’a donné toute sorte de renseignements utiles. Je continuerai probablement sur Montréal demain… »


Montréal, 28 octobre 1911.

« Le temps est encore clément, sauf un peu de neige hier. Mais c’était une pauvre petite neige, genre européen, qui fondait à mesure ; la vraie ne viendra guère qu’en novembre. Aujourd’hui le soleil brille. Le climat et le régime me vont à merveille. Le pays me plaît. Je commence à parler canadien comme un indigène. Je prends « les chars » (tramways électriques) ; je parle tout naturellement de la « chambre de bains » et de la « chambre à dîner » sur le même « plancher » (étage). C’est une langue bien curieuse. »

Montréal, cependant, ne plaît qu’à demi à Louis Hémon, qui vient pour voir du pays neuf. « Elle ressemble trop à l’Europe, » et vers le printemps, il espère bien s’en aller plus loin.


5 décembre 1911.

« Le climat me va à merveille, et les manières un peu abruptes des indigènes me conviennent aussi fort bien.

« Dimanche dernier a été une des plus belles journées que j’aie encore vues ; température de 12 à 15 degrés au-dessous (centigrades), mais ciel d’Italie et soleil éclatant, au point qu’il paraît idiot de mettre un par-dessus. Le Saint-Laurent avait commencé à geler un peu, mais, ce soir, le thermomètre remonte… Tu pourrais peut-être m’envoyer un journal, de temps en temps… »

Déjà, lisant ces lignes, vous vous êtes dit, j’en suis sûr : « Il n’attendra pas le printemps ! Les bois l’attirent ; il rêve des paysages où l’homme est effacé ; il appartient à l’espèce des migrateurs, dont l’aile, tout à coup, s’ouvre, quand on les croit au repos ! Et, en effet, c’est en plein décembre que Louis Hémon s’est décidé à monter vers le Nord. Il a été jusqu’à Péribonka sur Péribonka, au Nord du lac Saint-Jean, puis il a descendu jusqu’au Sud du lac, et s’est établi, « pour deux ou trois mois, » à Saint-Gédéon, « deux jours plus près de la civilisation qu’à Péribonka. » Il fait froid, il faut soigneusement se cacher la figure, quand on sort. Mais « vous avez plus de chances que moi d’attraper des rhumes dans votre vilaine ville (Paris), où il pleut. C’est donc moi qui vous recommanderai de faire attention. »


Saint-Gédéon station, 9 février 1912.

« J’ai suivi dans les journaux canadiens, que j’ai entre les mains de temps en temps, l’élection présidentielle, avant d’en avoir des comptes rendus plus détaillés dans les journaux que tu m’envoies.

« Je suis également les nouvelles de la guerre ; mais les plus grands efforts d’imagination n’arrivent pas à me faire prévoir une guerre générale prochaine. Il me semble me souvenir que trois ou quatre fois, depuis que j’ai quitté Paris, lu m’as annoncé que « ton entourage » prédisait la guerre à brève échéance… Ton entourage a perdu ma confiance comme agence de prophéties.

« Si l’inattendu se produisait pourtant, — ce qui arrive, — je suis en bien belle condition pour faire campagne, après mon séjour dans les bois, et j’imagine que les rigueurs de l’hiver français, — ou allemand, — ne m’incommoderaient pas trop… »


Kenogami, 27 février 1912.

« Me voilà installé depuis quelques jours déjà à Kenogami dans le confortable et le luxe ; mais… il se pourrait que je m’en aille bientôt tout de même.

« Le temps est beau. Ton thermomètre pend dans ma chambre, car, après expérience, j’en ai fait un instrument d’intérieur : comme thermomètre d’extérieur, il était un peu insuffisant, parce qu’il se trouve que ce mois de février est le plus froid de tout l’hiver, et que le mercure du thermo se pelotonnait chastement dans la boule du bas, et refusait de monter sous aucun prétexte dans le tube gradué… »


Kenogami, 11 mars 1912.

« Le printemps approche pour vous. Ici, nous en parlerons dans deux mois. On n’est d’ailleurs pas pressé, vu que la température actuelle est assez plaisante et que la venue du printemps, paraît-il, se manifeste, à Kenogami surtout, par l’apparition d’une boue prodigieuse, dont nulle autre localité au monde n’a l’équivalent. Les indigènes en sont un peu fiers.

« Je ne suis plus au Canada français que géographiquement, étant entouré d’Anglais et de Yanks. Car j’habite à l’hôtel, hôtel somptueux d’ailleurs et infiniment confortable : chauffage central naturellement, électricité, bains partout. Aux repas, du dindon et poulet rôtis, des oranges importées directement de la Jamaïque. Cela me change de Péribonka : mais j’étais tout de même plus heureux sous la tente. »

En mars, avril, mai, Louis Hémon est à Montréal. En juin 1912, il regagne les bords du cher lac Saint-Jean, « qui donne l’illusion de la mer, » et il retrouve son village du Nord, Péribonka.


Péribonka, 13 juillet 1912.

« L’agriculture ne manque plus de bras : elle a les miens. Sur la ferme de l’excellent M. Bédard (Samuel), je contribue dans la mesure de mes faibles moyens au défrichement et à la culture de cette partie de la province de Québec, qui en a pas mal besoin.

« Je doute que vous trouviez Péribonka sur les cartes. Vous n’y trouverez peut-être même pas le lac Saint-Jean, qui a pourtant soixante ou quatre-vingts kilomètres de tour. La rivière Péribonka, que j’ai sous les yeux toute la journée, est bien une fois et demie large comme la Seine. Inutile de dire que je profite de mes rares loisirs pour m’y tremper pas mal…

« Si tu m’envoies de temps en temps des journaux, je t’en serai reconnaissant ; mais pas trop souvent, car je suis à une dizaine de kilomètres du bureau de poste, lequel est lui-même à une journée de voiture du chemin de fer, et les lettres et journaux ne m’arriveront guère que par paquets.. »


Péribonka, 8 août 1912.

« Je continue à me livrer aux travaux agricoles, (en ce moment on fait les foins), avec un zèle convenable. L’air du pays et la diète locale (soupe aux pois, crêpes au lard, etc.) me vont à merveille. Mon « patron » et sa femme me traitent avec une considération extrême. (C’est la patronne qui me coupe les cheveux). Bref, je n’ai à me plaindre de rien ; je commence même à me lever à l’heure habituelle (quatre heures et demie environ), sans effort et comme une personne naturelle…

« Depuis une quinzaine, le temps, qui était auparavant très chaud, a tourné à la pluie, et l’on commence ici à parler de l’automne ; pourtant je ne compte guère partir avant la fin de septembre. »


Péribonka, 25 août 1912.

« Je continue à couler des jours paisibles ici. La température est assez mauvaise pour août ; il a gelé plusieurs fois la nuit, et l’on commence à parler de l’automne comme si on y était. Le mauvais temps a eu au moins l’avantage de réduire un peu les moustiques, maringouins, mouches noires, etc. qui nous mangeaient vivants pendant la chaleur ; ils sont la grande plaie du pays. Il y a, à défaut d’autres fruits, abondance de « bleuets » (luces) ; les bois en sont pleins, et les bois ne manquent pas : il n’y a même que de cela. L’on ramasse donc les bleuets à pleins seaux, et l’on en fait des tartes, confitures… etc. Les canards sauvages commencent aussi à arriver ; j’ai l’espoir d’en tuer (et d’en manger) quelques-uns, et en septembre, avec un peu de chance, nous aurons aussi des outardes. Le « patron, » qui n’est pas très habile à se servir d’un fusil, me prête bien volontiers le sien, dans l’espoir que je remplirai le garde-manger ; je dis cela pour apaiser papa, dont je connais le cœur tendre ; ici on ne chasse que pour se procurer de la viande.

« Il y a aussi des ours dans les bois tout autour de nous ; mais ils sont poltrons autant qu’on peut l’être, et l’on n’en voit jamais d’assez près pour les tuer ; ce sont les petits ours noirs du pays, qui ne sont dangereux que pour les moutons… »


Péribonka, 5 septembre 1912.

« Je ne suis pas au bord de la mer, moi, mais je suis encore plus « à la campagne » que toi. C’est une campagne peu ratissée et qui ne ressemble pas du tout à un décor d’opéra-comique ; les champs ont une manière à eux de se terminer brusquement dans le bois, et une fois dans le bois, on peut s’en aller jusqu’à la baie d’Hudson sans être incommodé par les voisins ni faire de mauvaises rencontres, à part les ours et les Indiens, qui sont également inoffensifs.

« Cela n’empêche pas que nous sommes hautement civilisés, ici à Péribonka. Il y a un petit bateau à vapeur qui vient au village tous les deux jours, quand l’eau est navigable. Si le bateau se mettait en grève, il faudrait, pour aller au chemin de fer à Roberval, faire le tour par la route du tour du lac, c’est-à-dire quatre-vingts kilomètres.

« Ce qui me plaît ici, c’est que les manières sont simples et dépourvues de toute affectation. Quand on a quelque chose dans le fond de sa tasse, on la vide poliment par-dessus son épaule ; et quant aux mouches dans la soupe, il n’y a que les gens des villes, maniaques, un peu poseurs, qui les ôtent. On couche tout habillé, pour ne pas avoir la peine de faire sa toilette le matin, et on se lave à grande eau le dimanche. C’est tout.

« La « patronne, » m’entendant dire un jour, en mangeant ses crêpes, qu’il y avait des pays où l’on mettait des tranches de pommes dans les crêpes, a dit d’un air songeur : « Oh ! oui, je pense bien que dans les grands restaurants, à Paris, on doit vous donner des mangers pas ordinaires ! » Et un brave homme qui se trouvait là m’a raconté, avec une nuance d’orgueil, comme quoi il avait été un jour à Chicoutimi (la grande ville du comté), et était entré dans un restaurant pour y manger, au moins une fois dans sa vie, tout son saoul de saucisses. Il en avait mangé pour une piastre (5 francs), parait-il…

« Ah, nous irons bien ! Nous avons tué le cochon la semaine dernière, et nous avons eu du foie de cochon quatre fois en deux jours ; cette semaine, c’est du boudin, a raison de deux fois par jour. Ensuite, ce sera du fromage de tête, et d’autres compositions succulentes. J’arrête là, pour ne pas te donner envie… »


27 septembre 1912.

« Voilà quelque temps que je n’ai eu de nouvelles, mais, à vrai dire, les communications ne sont pas des plus faciles, et cela ne m’étonne pas.

« Depuis quinze jours je suis dans-les bois, au nord de Péribonka, avec des ingénieurs qui explorent le tracé d’une très hypothétique et en tout cas très future ligne de chemin de fer.

« L’on couche sous la tente, et l’on est toute la journée dans les bois, — sorte de forêt demi-vierge où une promenade de quatre à cinq milles prend trois heures d’acrobatie. D’ailleurs, nous sommes très bien logés, — comparativement, s’entend, — et fort bien nourris, et tant que le temps est supportable, c’est une vie idéale.

« Je n’y étais allé que pour remplacer mon « patron, » et après une semaine d’essai, je me suis promptement fait engager. Cela durera tout octobre et novembre, probablement. Comme nous serons loin des villages tout le temps, il y aura peut-être quelques difficultés pour la correspondance…

« Je suis revenu pour un jour à Roberval, pour acheter diverses choses : couverture, etc. indispensables sous la tente, maintenant que l’automne vient.

« Naturellement je serai toujours reconnaissant de ce que vous pourrez m’envoyer à lire, car les soirées sont vides et pas mal longues ; mais n’envoyez rien d’autre.

« J’espère que vous serez revenus de la mer tout « ravitaillants de santé, » pour parler canadien… »


1er novembre 1912.

« Nous nous sommes momentanément rapprochés des maisons, mais nous allons nous en éloigner de nouveau sous quelques jours pour rentrer dans le bois.

« Le bois par ici est à moitié bois et à moitié savane ; c’est-à-dire que, quand il a plu surtout, — c’est le cas, — on est jusqu’au genou dans l’eau. La terre est couverte d’une couche de mousse qui a parfois plus de trois mètres d’épaisseur, et toute imprégnée d’eau ; on marche sur une énorme éponge mouillée. De temps en temps pourtant nous coupons des collines, dans les « grands bois verts » qui sont plus plaisants.

« Aujourd’hui, jour de la Toussaint, j’ai passé la journée couché sur le dos dans la tente, à chauffer le poêle et à lire, fumer…

« Il neige depuis hier, et si cela continue, nous devrons prendre bientôt les raquettes. Nous aurons fini vers la fin du mois…

« Ici, quand il ne pleut pas, il gèle déjà pas mal dur : deux à trois centimètres de glace dans les cuvettes de tôle le matin. Mais j’ai suffisamment de bonnes bottes pour la savane, et tout va bien… »


Péribonka, 16 décembre 1912.

« Le froid n’est pas excessif ; ma santé continue à être tout ce que l’on peut désirer.

« Crois-moi, même les savanes et la vie sous la tente dans la neige conservent mieux que l’existence des pauvres citadins. Pas le plus petit rhumatisme, — pas la plus petite crampe d’estomac, — rien n’est encore venu me dire que j’atteins maintenant l’âge auquel les sous-chefs de bureau songent à se ranger pour sauver les débris de leur constitution.

« Tu me diras que voilà bien des développements sur le sujet du « moi. » Mais je sais bien que vous pensez souvent à moi, et je voudrais endormir au moins quelques-unes de vos craintes.

« Pour le reste, ne crois nullement que me voilà dans les bois pour le restant de ma vie. D’ici très peu d’années, mais après quelques pérégrinations toutefois, je repasserai rue Vauquelin. Je n’aurai peut-être pas beaucoup l’habitude des salons quand je retournerai, mais cela n’enlèvera rien à notre contentement, — au vôtre ni au mien.

« Au pis, ma petite maman, il te faut donc te résigner à recevoir encore deux ou trois lettres du jour de l’an écrites en des recoins obscurs de cette planète. Les termes différeront peut-être, les timbres aussi, mais j’espère bien que je réussirai à vous faire sentir chaque fois que mon affection pour vous ne diminue en rien, et que toutes les preuves de tendresse, et d’indulgence, et de générosité, que vous m’avez données, ne sont pas oubliées… »

Le roman est achevé, Maria Chapdelaine dont il ne parle guère. Alors, au début de 1913, Louis Hémon redescend, par étapes, vers la civilisation. Il passe les mois de printemps, — du printemps de France, — à Montréal, et, le jour de la Saint-Jean, il écrit, de cette ville, ce dernier billet :


Montréal, 24 juin 1913.

« Je pars ce soir pour l’Ouest. Mon adresse sera « Fort William (Ontario), pour les lettres partant de Paris avant le 15 juillet.

« Ensuite « Winnipeg » (Mass), pour les lettres partant de Paris pas plus tard que le 1er août.

« Je vous ai envoyé trois paquets de papiers. Mettez-les dans une malle avec mes autres papiers. »

Pendant les vingt mois qu’il a vécu au Canada, Louis Hémon a séjourné surtout au bord du lac Saint-Jean, et particulièrement à Péribonka, qui est au Nord du lac. Tout est immense dans cette région : le lac lui-même, où se déversent de vrais fleuves, les distances d’une habitation à une autre, la durée de l’hiver, les bois qui couvrent des millions d’hectares. On peut lire, dans les prospectus de colonisation, cette phrase qui ne manque pas de grandeur : « La forêt fait vivre 100 000 personnes. »

Une partie de celles-ci, les défricheurs qui vont « faire de la terre, » se mettent en route vers le mois de mai. Ils campent dans le lot qu’ils ont acheté, et, abattant les arbres, pin blanc, pin rouge qui n’a pas d’aubier, épinette blanche, épinette noire, sapin baumier qui porte sur son écorce des sachets de térébenthine, pruche, cèdre que la pourriture n’entame pas, bouleau, et le reste, ils construisent d’abord la cabane. A l’automne, quand ils ont « claire » une partie du domaine, beaucoup s’en vont, qui ne reviendront pas : ils ont vendu leur lot. D’autres le vendent après quelques années, et s’établissent plus loin, emmenant femme, enfants, bestiaux, volailles, et l’espoir d’être mieux ailleurs.

C’est justement ce qu’avait fait, plusieurs fois déjà, le père Chapdelaine, l’hôte et le héros de Louis Hémon. A peine la maison bâtie, et l’étable en madriers, et la loge pour la voiture, le traîneau, les outils, quand il avait déjà des voisins à un ou deux milles, c’est-à-dire tout proches, et, dans le champ de sa vue, une clairière encore hérissée de racines, mais où la première herbe, le premier froment, le premier seigle avait poussé, il abandonnait la partie, cœur aventureux, tenté comme celui d’un soldat par l’idée d’avancer la tranchée, et peut-être, dans le secret, de s’établir, premier, sur un sol tout sauvage, et de devenir fondateur de paroisse. Sa femme, intrépide aussi, mais à la suite, déjà résignée quand elle priait son mari de demeurer là où était la maison, demandait : « Eh bien, Samuel ! c’est-y qu’on va encore mouver bientôt ? » Il ne répondait pas tout de suite. Quand il était décidé, elle acceptait sans plus rien dire, et « mouvait » avait lui.

Louis Hémon s’était « loué, » on l’a su plus tard, chez les Chapdelaine, pour sa nourriture et huit dollars par mois. Avec les hommes, il a travaillé dans les bois et dans les pauvres champs nouveaux. Il a été le témoin et le commensal. Le roman a été écrit par un adopté qui avait des lettres. Il est simple d’intrigue, familier de style, solennel dans sa marche lente. C’est un poème encore plus qu’un roman, c’est la chanson de geste de la nouvelle France. Tant de gens l’ont lu qu’on peut dire déjà : « Vous vous souvenez. » Vous vous souvenez que Maria Chapdelaine, la fille épanouie et silencieuse de Samuel, était recherchée par l’unique voisin de la ferme dans les bois, Eutrope Gagnon, qui venait aux veillées, chaque semaine, patiemment, n’osant se déclarer, lorsque descend, au printemps, le coureur de forêts, le guide qui mène chez les sauvages les marchands de pelleteries, François Paradis « aux traits nets, aux yeux téméraires. » Et François et Maria s’aiment tout de suite, sans se l’être dit. Ils se revoient à peine une ou deux fois. La dernière, le jour de la Sainte-Anne, quand ils cueillent ensemble des myrtilles, avec les petits Chapdelaine, ils ne parlent que par allusion de leur amour déjà ancien et grandi dans l’absence. L’homme dit : « Vous serez encore icitte, au printemps prochain ? » La jeune fille répond « oui. » Et ce sont leurs serments. Mais l’hiver est terrible et les bois sont immenses. François Paradis, quittant ses compagnons, essaie trop tôt de descendre vers Péribonka ; la neige nouvelle couvre les pistes ; il se perd dans les solitudes ; il s’est « écarté ; » on retrouvera un jour son corps glacé au pied d’un arbre. Alors, après du temps, Maria Chapdelaine, sentant bien qu’elle n’aimera plus personne comme François Paradis, et qu’il faut cependant qu’elle « s’établisse, » est tentée par la ville, par tout ce que raconte, des villes américaines, un de ses soupirants, Lorenzo Surprenant, qui, pour la voir, elle seule, gagne la frontière des « States, » et fait trois jours de voyage. Cette campagne du Nord de Québec est trop dure, trop cruelle aussi ! Mais avant que Maria ait donné sa réponse, des voix s’élèvent dans son cœur, et elles sont victorieuses : Maria la Canadienne demeurera dans les bois du lac Saint-Jean, à l’avant-garde des semeurs de blé, et, comme la mère Chapdelaine, elle « fera son règne » de femme, modeste et magnifique.

D’où vient cette émotion, qui saisit le lecteur aux premières pages du livre, et l’y attache comme à un être vivant, et demeure dans le souvenir, si bien qu’on ne peut plus entendre le nom de Maria Chapdelaine, sans qu’un sourire attendri, une compassion, une admiration profonde, un peu d’amour, en somme, s’éveille en nous ? De la perfection d’art et de vérité par quoi le cœur d’un homme est tout de suite gagné. L’imagination n’émeut pas, elle intéresse ; la complication d’une intrigue amuse et tombe dans l’oubli ; la dissertation fatigue ; le procédé littéraire, la pauvre habileté industrielle trompe bien peu de monde : seule, la vérité qui a touché une âme en peut toucher une autre. Voyez avec quelle sûreté un Louis Hémon a discerné, parmi les incidents de la vie rurale dans le Haut Canada, ceux qui la font nouvelle et curieuse pour nous, mais surtout les traits profonds par quoi ces paysans des forêts saguenayennes se raccordent à l’humanité, et plus particulièrement à la race française ! Comme il évite la description longue, comme il la fragmente et la mêle au récit, aux dialogues, aux lignes qui annoncent le changement des saisons ! Il a parcouru toute la contrée du lac Saint-Jean : il ne peint que Péribonka ; il ne cède pas à la tentation de raconter ses voyages en traîneau sur le lac, ou ses chasses dans la forêt, ou ses rencontres dans les auberges de Roberval ou de Chicoutimi. Le père, la mère, la jeune fille fiancée, puis malheureuse, puis résignée, ces portraits éternels demeurent l’objet principal et toujours présent. Tout y ramène.

Cette unité n’est pas même un instant voilée par un amusement que d’autres se seraient permis, où plusieurs débutants se seraient même complu, je veux dire celui du parler canadien. Nos cousins de là-bas, — ceux de la campagne surtout, — parlent encore un français importé tout vivant, au XVIIe, au XVIIIe siècle. C’est comme un merle de chez nous, mis en cage, qui aurait fait nid dans l’Amérique du Nord, mais n’aurait plus reçu de leçons de ses premiers éducateurs. Il ne manque pas de gens pour appeler patois ce qui est notre langue même. L’erreur est plaisante ! Un peu d’accent ne fait pas un patois, et quant aux mots dont l’usage s’est perdu en France et conservé au Canada, je déclare que beaucoup sont savoureux, et qu’il est fâcheux qu’on ne nous les serve plus. C’étaient, pour la plupart, des expressions plus employées en province qu’à Paris ; elles avaient trait à la vie rurale ; et Paris, que la culture intéresse médiocrement, les a laissés tomber : on les retrouve de l’autre côté de la mer. Le français du Canada, si âprement qu’il soit défendu par « l’habitant, » a dû accepter aussi un certain nombre d’anglicismes. Un romancier doit tirer parti de cet élément pittoresque, et Louis Hémon n’y a pas manqué. Mais avec quelle mesure il l’a fait ! Il a noté que les paysans du Nord canadien, au lieu de dire « ici, » prononcent « icitte. » Que de fois j’ai entendu, dans ma jeunesse, mon vieil ami Pierre Bellangerie (on lui donnait le titre de sa ferme), vieillard aux cheveux longs qui bouclaient sur le col de la veste, me répondre : « Non, monsieur René, on ne sème pas de cette graine-là, par icitte ! » Quand un enfant, même tout grand, comme Maria, s’adresse à l’un de ses parents, le romancier lui fait dire : « Oui son père ; oui sa mère. » Emploi surprenant de la troisième personne, témoignage de respect sans doute. Je n’ai jamais surpris un fils ou une fille de laboureur à s’exprimer de la sorte, même dans les pays où la famille paysanne s’est maintenue dans sa noblesse ancienne et apparaît, si nettement, comme la souche de la lignée canadienne. Je n’ai pas trouvé cette tournure dans les livres où il est parlé avec quelque vérité, — ils sont rares, — de la France rurale d’avant la Révolution. D’autres sont d’indubitable source française, et ils sont magnifiques, celui-ci par exemple : ouvrez nos histoires, et voyez ce que signifie le mot « règne ; » il s’applique à la vie des rois et des empereurs, il marque leurs années depuis le jour du couronnement. Au Canada, et dans l’ancienne et tendre France, les femmes le disaient pour exprimer le temps qui avait commencé au jour de leur mariage. Et la mère Chapdelaine, dans sa cabane de bois, au milieu des champs de neige, la fermière qui gouverne secrètement toutes les âmes sans en excepter une, le mari, les enfants, les hôtes quelquefois, prépare la nourriture, veille à la garde de toutes choses, commande aux animaux et prépare l’avenir, dira naturellement, définissant ainsi sa puissance et sa charge : « J’ai fait un règne heureux. » Les hommes aussi l’emploient, ce beau mot, et François Paradis, le coureur de bois, dans la veillée qu’il passera près de Maria, dira : « Travailler dans les chantiers, faire la chasse, gagner un peu d’argent, de temps en temps, à servir de guide ou à commercer avec les sauvages, ça, c’est mon plaisir, mais gratter toujours le même morceau de terre, d’année en année, et rester là, je n’aurais pu faire ça tout mon règne. »

Un goût à peu près sans défaut a guidé Louis Hémon en tout cela. Ce très jeune écrivain a compris qu’il faut, dans le roman, rappeler çà et là, par touches discrètes et en y revenant, que la langue des paysans, des ouvriers, des pêcheurs, ou des jockeys, n’est pas la langue classique, mais il savait que celle-ci ne doit jamais céder le pas à l’autre, ni dans le récit, ni dans le dialogue. Les mots que nous n’employons pas fatiguent comme des cailloux sur le chemin. Le caractère particulier de telle classe ou profession est beaucoup plus profondément inscrit dans la coupe de la phrase que dans la nouveauté ou l’ancienneté des mots. C’est le rythme qui diffère. Là encore Louis Hémon se révèle comme un maître observateur. Ses défricheurs canadiens ne développent jamais leur pensée, ils la font tenir en très peu de syllabes, et comme ils n’ont parlé qu’après avoir longuement réfléchi, leurs demandes, leurs réponses, ont une plénitude de sens qui émeut l’esprit et le jette, s’il est artiste, dans ces mêmes songes et raisonnements d’où elles sont nées. Des mots de Maria Chapdelaine peuvent faire ainsi longtemps rêver. Elle parle à peine, et tout son amour, toute sa crainte, toute sa peine, puis la lente reprise d’elle-même, ces quatre actes du drame sont avoués cependant.

Souvent aussi, l’écrivain raconte les âmes et résume leurs mouvements. Et c’est encore comme si on entendait la voix des personnages. Pas de dissertations, pas de complications, pas de changement dans le style : des mots ordinaires, vrais, bien en place, par où les dialogues sont prolongés. J’en veux donner deux exemples.

Vers le premier tiers du volume, il est raconté de quelle manière Eutrope Gagnon, l’unique voisin, vint veiller chez Samuel Chapdelaine, un soir de la fin de l’hiver, et comment on causa du temps qu’il faisait, et du fourrage qui allait manquer pour les animaux. Maria était demeurée silencieuse, comme de coutume. Eutrope Gagnon ne lui déplaisait pas, mais elle aimait d’amour François Paradis, qui était dans le bois, avec les sauvages, et que le printemps ramènerait.

« Quand les sujets ordinaires de conversation furent épuisés, l’on joua aux cartes : au quarante-sept et au bœuf ; puis, Eutrope regarda sa grosse montre d’argent, et vit qu’il était temps de partir. Le fanal allumé, les adieux faits, il s’arrêta un instant sur le seuil, pour sonder la nuit du regard.

« — Il mouille ! fit-il.

« Ses hôtes vinrent jusqu’à la porte et regardèrent à leur tour ; la pluie commençait, une pluie de printemps aux larges gouttes pesantes, sous laquelle la neige commençait à s’ameublir et à fondre.

. « — Le « sudet » a pris, prononça le père Chapdelaine. On peut dire que l’hiver est quasiment fini.

« Chacun exprima à sa manière son soulagement et son plaisir ; mais ce fut Maria qui resta le plus longtemps sur le seuil, écoulant le crépitement doux de la pluie, guettant la glissade indistincte du ciel sombre au-dessus de la masse plus sombre des bois, aspirant le vent tiède qui venait du Sud.

« — Le printemps n’est pas loin… Le printemps n’est pas loin.

« Elle sentait que, depuis le commencement du monde, il n’y avait jamais eu de printemps comme ce printemps-là. »

Quelle grandeur exprimée par les plus simples moyens, ou plus justement quel don d’apercevoir la grandeur des choses les plus simples, d’un geste et d’un moment ! L’homme qui a écrit ces lignes-là était marqué du signe divin. D’autres chapitres, presque tous les chapitres de ce poème du Canada, finissent ainsi, en beauté, sur des mots qu’on n’oublie plus.

Lorsque le printemps fut venu, l’été vint si vite après et dura lui-même si peu de temps, qu’on peut dire qu’il n’y eut guère de belle saison, pour la terre ni pour Maria Chapdelaine. François Paradis avait passé deux fois. Maria, silencieuse, l’aimait. Et dès qu’elle vit tomber la neige, elle eut peur pour lui, qui était au Nord, dans les bois sans fin. Elle ne songeait qu’à son retour. Aussi, la veille de Noël, comme le père n’avait pu battre la neige nouvelle, le long du chemin qui mène au village, et qu’on ne pouvait donc espérer d’aller à la messe de minuit, elle promit de dire mille ave, pour que François fût protégé. Mille ! Est-ce qu’elle peut résister à mille ave, la mère qui règne là-haut ? Tout le jour, en faisant le ménage, en habillant les petits, en lavant la vaisselle, « Maria ne cessa pas d’élever à chaque instant un peu plus haut vers le ciel le monument de ses ave. » Parfois, elle s’embarrassait dans ses comptes : bah ! on ferait bonne mesure ! Le soir, elle avait encore bien des chapelets à dire. Pendant que la mère cousait des lacets à une vieille paire de mocassins, le père Chapdelaine chanta d’abord des cantiques de Noël, — ceux qu’on tenait du pays de France, — pour amuser, bercer et édifier les enfants ; puis il chanta, sur leur demande, des complaintes de chez nous aussi : « Trois grois navires sont ancrés, — chargés d’avoine, chargés de blé… » et cette autre : « A la claire fontaine — m’en allant promener, — j’ai trouvé l’eau si belle — que je m’y suis baigné… — Il y a longtemps que je t’aime, — jamais je ne t’oublierai. » En écoutant le refrain, la diseuse de chapelet avait des distractions, et ses doigts, de longs moments, s’arrêtaient sur les grains.

« Maria regardait par la fenêtre les champs blancs que cerclait le bois solennel ; la ferveur religieuse, la montée de son amour adolescent, le son remuant des voix familières se fondaient dans son cœur en une seule émotion. En vérité, le monde était tout plein d’amour ce soir-là, d’amour profane et d’amour sacré, également simples et forts, envisagés tous deux comme des choses naturelles et nécessaires ; ils étaient tout mêlés l’un à l’autre, de sorte que les prières qui appelaient la bienveillance de la divinité sur des êtres chers n’étaient guère que des moyens de manifester l’amour humain, et que les naïves complaintes amoureuses étaient chantées avec la voix grave et solennelle et l’air d’extase des invocations surhumaines.

« .. Je voudrais que la rose
Fût encore au rosier
Et que le rosier même

A la mer fût jeté.
Il y a longtemps que je t’aime :
Jamais je ne t’oublierai…. »

« Je vous salue, Marie, pleine de grâce… »

« La chanson finie, Maria avait machinalement repris ses prières, avec une ferveur renouvelée, et de nouveau les Ave s’égrenèrent.

« La petite Alma-Rose, endormie sur les genoux de son père, fut déshabillée et portée dans son lit, Télesphore la suivit ; bientôt Tit’Bé à son tour s’étira, puis remplit le poêle de bouleau vert ; le père Chapdelaine fit un dernier voyage à l’étable, et rentra en courant, disant que le froid augmentait. Tous furent couchés bientôt, sauf Maria.

« — Tu n’oublieras pas d’éteindre la lampe ?

« — Non, « son » père.

« Elle l’éteignit de suite, préférant l’ombre, et revint s’asseoir près de la fenêtre, et récita ses derniers Ave. Quand elle eut terminé, un scrupule lui vint et une crainte de s’être peut-être trompée dans leur nombre, parce qu’elle n’avait pas toujours pu compter sur les grains de son chapelet. Par prudence, elle en dit encore cinquante et s’arrêta alors, étourdie, lasse, mais heureuse et pleine de confiance, comme si elle venait de recevoir une promesse solennelle.

« Au dehors, le monde était tout baigné de lumière, enveloppé de cette splendeur froide qui s’étend la nuit sur les pays de neige, quand le ciel est clair et que la lune brille. L’intérieur de la maison était obscur, et il semblait que ce fussent la campagne et le bois qui s’illuminaient pour la venue de l’heure sacrée.

« Les mille Ave sont dits, songea Maria, mais je n’ai pas encore demandé de faveur,… pas avec des mots. »

« Il lui avait semblé que ce ne serait peut-être pas nécessaire ; que la divinité comprendrait sans qu’il fût besoin d’un vœu formulé par les lèvres, surtout Marie… qui avait été femme sur cette terre. Mais, au dernier moment, son cœur simple conçut des craintes, et elle chercha à exprimer en paroles ce qu’elle voulait demander. « François Paradis… Assurément son souhait se rapportait à François Paradis. Vous l’aviez deviné, Marie pleine de grâce ? Que pouvait-elle énoncer de ses désirs sans profanation ? Qu’il n’ait pas de misère dans le bois… Qu’il tienne ses promesses et abandonne de sacrer et de boire ;… qu’il revienne au printemps…

« Qu’il revienne au printemps… Elle s’arrête là, parce qu’il lui semble que lorsqu’il sera revenu, ayant tenu ses promesses, le reste de leur bonheur qui vient sera quelque chose qu’ils pourront accomplir presque seuls… presque seuls… A moins que ce ne soit un sacrilège de penser ainsi…

« Qu’il revienne au printemps… Songeant à ce retour, à lui, à son beau visage brûlé de soleil qui se penchera vers le sien, Marie oublie tout le reste, et regarde longtemps, sans les voir, le sol couvert de neige que la lumière de la lune rend pareil à une grande plaque de quelque substance miraculeuse, un peu de nacre et presque d’ivoire, et les clôtures noires, et la lisière proche des bois redoutables. »

Toutes ces choses ont été vues, non pas dans la suite qu’elles ont dans le livre, mais séparément, et ces images quotidiennes, groupées selon l’ordre d’une histoire inventée, composent le roman. Il faut voir et il faut raconter : tout l’art tient dans ces deux verbes. La vraie merveille n’est pas ici dans l’arrangement ; elle est dans la permission qui fut donnée, à un homme des villes, de comprendre entièrement une nature si différente de la nôtre, une vie qui n’était ni la sienne, ni celle de ses proches. Sans doute, il a su découvrir le meilleur, le plus exceptionnel des postes d’observation : il a été quelqu’un de la ferme et quelqu’un de la forêt ; il a manié la hache avec Edwige Légaré, le tâcheron ; mangé la soupe aux pois de la mère Chapdelaine ; entendu la complainte, inégale selon les saisons, de la fatigue rurale ; il a lu dans les yeux qui ne se détournaient point. Mais cela explique en partie seulement la réussite d’une œuvre aussi difficile. Supposez qu’à la place de Louis Hémon un autre jeune Français ait fait le voyage ? Je le veux très bien doué aussi, prompt à s’émouvoir, assez maître de lui-même pour attendre les jours et ne pas trop interroger, capable de supporter des semaines de travail dans le bois, sous la piqûre des maringouins et des mouches noires et, ce qui est plus rude infiniment, la longue solitude intellectuelle : vous aurez, l’année suivante, un récit intéressant, vivant ; vous n’aurez pas Maria Chapdelaine. L’écrivain aura tenté une aventure dont il faudra qu’il se vante, au moins un peu ; il sera l’un des personnages de son livre, non le moindre ; en tout cas, vous saurez, à plus d’un trait, qu’il n’appartient pas au monde qu’il a dépeint, qu’il n’a pas une âme aussi primitive que celle de ces bonnes gens, qu’il est un monsieur de la littérature, en mission chez des défricheurs de forêt, qu’il honore de sa visite : nous ne serons plus chez les Chapdelaine ; ils seront chez un homme de lettres. Maria Chapdelaine est tout autre chose : un hommage tendre à nos frères canadiens et aux meilleurs d’entre eux qui sont ceux de la terre ; un livre d’où l’auteur est comme absent, où il s’est effacé devant une famille bien modeste, si l’on regarde aux habits et aux formes du langage, mais magnifique de foi, d’union, d’honneur et de courage. Il a vu cela d’abord, et toujours. Son grand cœur l’a guidé. Entre ces paysans français, chrétiens, et lui-même, tout l’accident de la fortune, de la lecture et du métier a disparu, l’étroite parenté s’est révélée. Et si l’on demande le secret profond de ce chef-d’œuvre, je dirai donc : un romancier de France a voulu vivre, de l’autre côté de la mer, chez nos cousins du Saguenay, dans les conditions mêmes où sa propre race avait jadis vécu chez nous, conditions familiales, sociales, religieuses ; il n’a écarté aucune d’elles de parti pris et par orgueil ; il ne s’est pas élevé, en lui-même, contre ce qu’il avait cherché ; il a ouvert son âme et il a tout compris.

Celui qui venait d’enrichir ainsi nos Lettres d’une œuvre qui durera, quittait Montréal le soir de la Saint-Jean d’été 1913, pour se rendre dans les provinces de l’Ouest. Il voulait maintenant étudier la « prairie, » devenue un des greniers du monde, les champs sans rivage, où travaillent des machines conduites par des hommes de tous pays. Hélas ! deux semaines après son départ, comme il suivait à pied, avec un de ses amis, la voie du chemin de fer du Pacifique, il n’entendit pas, il ne vit pas un train qui arrivait à toute vitesse. Le vent et la pluie faisaient rage. Les deux jeunes gens furent écrasés. Louis Hémon n’avait pas trente-trois ans.

Les Canadiens, chez qui le livre fut d’abord publié et tout de suite populaire, ont voulu témoigner leur gratitude à celui qui les avait si bien chantés. Dans le cimetière de Chapleau (Ontario), sur la tombe de l’écrivain, la Société de Saint-Jean a fait placer une plaque de marbre blanc. La Société des Arts, Sciences et Lettres de Québec a fait élever un monument à Péribonka, près de la ferme où le roman fut écrit. Le gouvernement canadien a choisi deux lacs, dans le nombre indéfini des belles étendues claires entourées de bois, et l’un s’appelle désormais lac Hémon, et l’autre lac Chapdelaine. Le nom du jeune Français, là-bas, a été glorieux quand il était à peine connu chez nous. Des lettrés, de Québec ou de Montréal, sont allés jusqu’au lac Saint-Jean, pour interroger le père Chapdelaine et Maria, et leur parler de Louis Hémon. Ils les ont trouvés, et avec eux la mère Chapdelaine, qui n’est morte que dans le roman. L’un de ces pèlerins, M. Léon Mercier Gouin, a très joliment noté les réponses qui lui furent faites.

« Un soir de la mi-août dernière, a-t-il écrit, nous veillions à Péribonka-sur-Péribonka. Notre hôte était « Samuel Chapdelaine » lui-même. Tout le monde là-bas a lu le livre de Hémon et s’est reconnu comme en un miroir fidèle…

« Monsieur Hémon, me dit M. Bédard (Samuel Chapdelaine), a travaillé chez nous. Il a dû nous arriver aux alentours du printemps de 1912. M. Hémon m’a déclaré qu’il était venu étudier pour faire un livre sur les gens de par ici. Je vous assure que c’était un bon garçon dépareillé. Il écrivait quasiment sans arrêter. C’était tantôt pour le journal le Temps de Paris, et tantôt pour des papiers anglais de Montréal. Comme journalier, il n’y a pas à dire, il ne forçait pas pour le gros ouvrage. Pour ça, il ne valait pas cher, comme qui dirait. Mais, pour être de service, je vous assure qu’il l’était pour tout de bon. Il était toujours paré à faire plaisir. Il avait le cœur sur la main ; il donnait tout son argent aux deux petits orphelins que j’élève. De tout le temps qu’il a resté avec nous autres, il ne s’est jamais impatienté. Quand bien même on avait de la misère noire, il était de bonne humeur, pareil comme de coutume. Ç’a été bien de valeur de le perdre. Je trouve ça une vraie pitié, moi qui vous parle, de voir du bon monde comme lui mourir jeune comme ça ! »

« Cet éloge m’a paru infiniment touchant dans la bouche du père Chapdelaine. Je voudrais vous communiquer l’émotion très douce qui s’en dégageait. J’interrogeai ensuite la « défunte » Mme Chapdelaine… Je lui dois mes meilleures notes…

« Ah ! oui, dit-elle, nous l’aimions bien, ce pauvre M. Hémon. Vous ne pouvez pas vous figurer combien il était bon pour nos petits enfants adoptés. Le petit dernier « Tit’homme » était alors encore en robe. M. Hémon passait tout son temps à le faire étriver. A tout bout de champ, il lui disait : « Voyons, Tit’homme, voyons ! Tu sais bien que tu n’es qu’une petite fille. » Bébé se fâchait tout rouge. C’est effrayant comme ça le choquait. (Dans son livre, M. Hémon l’appelle « Marie-Rose »). Ça ne les empêchait pas d’être bien amis tous les deux. Tous les dimanches, en revenant de la grand’messe, M. Hémon lui faisait le même tour. En débarquant de la « planche, » il criait à « Tit’homme » : « Dis donc, la petite ! veux-tu du sucre ? » — « Bien sûr ! » Ils allaient alors ensemble à la brimbale du puits ; M. Hémon prononçait là quelques paroles magiques dans une langue que je ne connais pas. Ça rimait sur « Taquini-Taquino, le chocolat sortira ! » M. Hémon disait à Tit’homme : « Tire sur la corde,… » et le chocolat sortait de la manche de M. Hémon. Je n’ai pas besoin de vous dire que ça faisait le bonheur de Tit’homme. Tout le reste de la semaine, le petit passait son temps à tirer sur la corde du puits, mais le chocolat ne venait pas tout seul. »

« Un dimanche, j’étais toute seule à la maison avec M. Hémon. Il composait sur la table de la cuisine. Voilà-t-iî pas que je me mets la tête à la porte, et j’aperçois les animaux en train de sauter dans le grain. « M. Hémon, » que je lui dis, « les animaux vont sauter dans le grain. Ils vont tout abîmer… Est-ce que vous ne pourriez pas les envoyer ? » — Et lui de me répondre sans s’exciter : « Madame, laissez-les faire, j’écris ! » Ça y était ; ils étaient dedans. Je le fais assavoir à M. Hémon, et il me répond, toujours bien tranquille : « Oh ! madame, si ce n’était pas cela, ce serait autre chose. »

« Cette douce philosophie, ce fatalisme bonhomme et résigné, fait la joie de cette brave Mme Bédard. « Un jour, dit-elle, nous arrachions les souches sur notre terre d’Honfleur. On suait à mourir. M. Hémon, accoté sur un tronc d’arbre, nous regardait faire sans grouiller. Il avait deux pouces enfoncés dans les ouvertures de sa veste, il était bien à son aise, je vous en donne ma parole ! Je m’approche de lui. Comme il ne travaillait pas depuis une bonne secousse, je lui demande en riant :

« M. Hémon, est-ce que ça serait-il fête légale aujourd’hui ? » — « C’est bien mieux que cela ! » qu’il me répond. — « Est-ce que ça serait-il votre fête ? » que je lui redemande. — « Mais oui, madame, » qu’il me dit, « et comme personne ne me fête, eh bien ! alors, moi je me fête ! » Je vous assure que ce n’était pas un tempérament nerveux. C’était le meilleur homme de la terre. Il n’était pas fier du tout. Il faisait sa religion comme tous nous autres. Ah ! je vous assure qu’on l’aimait bien ! »

« C’est Mlle Bouchard qui a servi de modèle à M. Hémon pour son héroïne saguenayenne. Aucun doute n’est possible, c’est bien elle « notre Maria nationale. »

« On prétend, me dit-elle avec une modestie touchante, que c’est moi que M. Hémon a peinte sous les traits de Maria Chapdelaine. Cela ne doit pas être vrai : je suis si peu intéressante. »

En commençant le récit de son voyage au lac Saint-Jean, M. Mercier Gouin citait ce jugement d’un de ses compatriotes, l’abbé Groulx : « M. Hémon nous a révélé les merveilles que nous avions sous les yeux depuis trois siècles sans réussir à les voir… C’est à un Parisien que nous devons le plus canadien de tous nos romans ! » On ne saurait faire une plus belle louange, ni plus juste. Cette volonté d’écrire une œuvre nationale, d’exprimer toute l’âme du Canada français, Louis Hémon l’a eue dès le début, peut-être avant d’avoir posé le pied sur le sol canadien. Il ne l’a pas marquée tout de suite dans le livre ; l’action s’engage et se développe comme si nous ne devions prendre intérêt qu’aux amours d’une belle fille de la terre et d’un coureur des bois. Mais plus tard, à des signes, à des mots qui sont plus grands que la forêt et qui éveillent l’idée du pays même, l’intention se révèle. Elle éclate lorsque l’héroïne, ayant perdu celui qu’elle aimait, est tentée de suivre Lorenzo Surprenant, qui lui a parlé de la beauté des villes, des rues illuminées et des images des cinémas. Alors, tandis que Maria veille, des voix s’élèvent dans la nuit, pour conseiller la fille des ChapdeIaine, comme une enfant royale, comme une fille de France ayant une mission. La première voix rappelle, à celle qui n’y songe guère, « les cent douceurs méconnues du pays qu’elle voulait fuir. » La seconde voix lui montre, dans les villes des États-Unis, l’étranger, les habitudes et la langue d’un autre peuple, les lèvres qui ne chantent pas les chansons de la province de Québec. La troisième découvre à Maria le secret du Canada français, et c’est la plus belle à écouter.

«… Une troisième voix, plus grande que les autres, s’élève dans le silence : la voix du pays de Québec, qui était à moitié un chant de femme et à moitié un sermon de prêtre.

« Elle vint comme un son de cloche, comme la clameur auguste des orgues dans les églises, comme une complainte naïve et comme le cri perçant et prolongé par lequel les bûcherons s’appellent dans les bois. Car en vérité, tout ce qui fait l’âme de la province tenait dans cette voix : la solennité chère du vieux culte, la douceur de la vieille langue jalousement gardée, la splendeur et la force barbare du pays neuf où une race ancienne a retrouvé son adolescence.

« Elle disait : nous sommes venus il y a trois cents ans et nous sommes restés. Ceux qui nous ont menés ici pourraient revenir parmi nous sans amertume et sans chagrin, car s’il est vrai que nous n’ayons guère appris, nous n’avons rien oublié. Nous avions apporté d’outre-mer nos prières et nos chansons : elles sont toujours les mêmes. Nous avions apporté dans nos poitrines le cœur des hommes de notre pays, vaillant et vif, aussi prompt à la pitié qu’au rire, le cœur le plus humain de tous les cœurs humains : il n’a pas changé. Nous avons marqué un plan du continent nouveau, de Gaspé à Montréal, de Saint-Jean-d’Iberville à l’Ungava, en disant : Ici toutes les choses que nous avons apportées avec nous, notre culte, notre langue, nos vertus et jusqu’à nos faiblesses deviennent des choses sacrées, intangibles, et qui devront demeurer jusqu’à la fin.

« Autour de nous des étrangers sont venus, qu’il nous plaît d’appeler des barbares ; ils ont pris presque tout le pouvoir ; ils ont acquis presque tout l’argent ; mais au pays de Québec, rien n’a changé. Rien ne changera, parce que nous sommes un témoignage… C’est pourquoi il faut rester dans la province où nos pères sont restés, et vivre comme ils ont vécu, pour obéir au commandement inexprimé qui s’est formé dans leurs cœurs, qui a passé dans les nôtres, et que nous devons transmettre à notre tour à de nombreux enfants… »

C’est pourquoi Maria Chapdelaine, un soir qu’il viendra veiller, répondra à Eutrope Gagnon, l’homme patient de la terre :

« Oui, si vous voulez, je vous marierai comme vous m’avez demandé, le printemps d’après ce printemps-ci, quand les hommes reviendront du bois pour les semailles. » Elle aura dit ainsi tout l’avenir, et tout le passé.


RENE BAZIN.

  1. Louis Hémon a écrit, parait-il, un roman, encore inédit, dont l’action se passe dans le monde des boxeurs et des entraîneurs anglais.